IV HOSTILE TAVEOVER 11 juillet au 30 décembre

En Suède, 92 % des femmes ayant subi des violences sexuelles à l'occasion d'une agression n'ont pas porté plainte.

24 VENDREDI 11 JUILLET — SAMEDI 12 JUILLET

MARTIN VANGER SE PENCHA en avant pour fouiller les poches de Mikael et en sortit le trousseau de clés.

— C'était malin de changer la serrure. Je vais m'occuper de ta copine quand elle rentrera.

Mikael ne répondit pas. Il se rappela que Martin Vanger était un négociateur expérimenté fort de nombreux combats singuliers industriels. Il savait reconnaître un bluff quand on lui en servait un.

— Pourquoi ?

— Pourquoi quoi ?

— Pourquoi tout ça ? Mikael essaya d'indiquer la pièce d'un mouvement de tête.

Martin Vanger se pencha, glissa une main sous le menton de Mikael et lui souleva la tête pour que leurs regards se croisent.

— Parce que c'est si facile, dit-il. Des femmes disparaissent sans arrêt. Elles ne manquent à personne. Des immigrées. Des putes de Russie. Des milliers de personnes passent en Suède chaque année.

Il lâcha la tête de Mikael et se leva, presque fier de pouvoir guider la visite. Les paroles de Martin Vanger frappèrent Mikael comme un coup de poing.

Mon Dieu. Il ne s'agit pas d'une énigme historique. Martin Vanger assassine des femmes aujourd'hui. Et comme un con je me suis jeté droit dans...

— Je n'ai pas d'invitée en ce moment. Mais ça t'amusera peut-être d'apprendre que l'hiver dernier et au printemps, pendant que toi et Henrik vous vous montiez la tête avec vos histoires, j'avais une fille ici. Elle s'appelait Irina, elle venait de Biélorussie. Pendant que tu dînais là-haut, elle était enfermée ici dans la cage. Une soirée très agréable, je t'assure.

Martin Vanger s'assit sur la table en laissant pendouiller ses jambes. Mikael ferma les yeux. Il sentit des renvois acides dans sa gorge et déglutit à plusieurs reprises.

— Qu'est-ce que tu fais des corps ?

— Mon bateau est amarré au ponton juste en bas. Je les emmène au large, loin. Contrairement à mon père, je ne laisse aucune trace. Mais il était malin aussi. Lui, il éparpillait ses victimes dans toute la Suède.

Les morceaux de puzzle commençaient à prendre leur place dans la tête de Mikael.

Gottfried Vanger. De 1949 en 1965. Ensuite Martin Vanger a pris le relais, en 1966 à Uppsala.

— Tu admirais ton papa.

— C'est lui qui m'a appris. Il m'a initié quand j'avais quatorze ans.

— Uddevalla. Lea Persson.

— C'est ça. J'y étais. Je n'étais que spectateur, mais j'y étais.

— 1964, Sara Witt à Ronneby.

— J'avais seize ans. C'était la première fois que j'avais une femme pour moi. Gottfried m'a appris. C'est moi qui l'ai étranglée.

Il se vante. Seigneur Dieu, c'est quoi cette famille de psychopathes !

— Tu réalises que c'est pathologique ?

Martin Vanger haussa légèrement les épaules.

— Je ne pense pas que tu puisses comprendre la sensation divine d'avoir le contrôle absolu sur la vie et la mort de quelqu'un.

— Tu prends plaisir à torturer et à tuer des femmes, Martin.

Le capitaine d'industrie réfléchit un instant, le regard fixé sur un point vide du mur derrière Mikael. Puis il afficha son sourire charmeur étincelant.

— Je ne pense pas. Si je procède à une analyse intellectuelle de mon état, je serais plus un violeur en série qu'un tueur en série. En fait, je suis un kidnappeur en série.

Tuer arrive pour ainsi dire comme une conclusion naturelle parce que je dois dissimuler mon crime. Tu comprends ?

Mikael ne savait pas comment il devait répondre et il se contenta de hocher la tête.

— Mes actes ne sont évidemment pas acceptables par la société mais mon crime est en premier lieu un crime contre les conventions de la société. La mort n'intervient qu'à la fin du séjour de mes hôtes ici, quand je m'en suis lassé. C'est toujours si fascinant de voir leur déception.

— Déception ? demanda Mikael stupéfait.

— Exactement. Déception. Elles s'imaginent que parce qu'elles me contentent, elles vont survivre. Elles s'adaptent à mes règles. Elles commencent à avoir confiance en moi et développent une camaraderie avec moi, et jusqu'à la fin elles espèrent que cette camaraderie signifie quelque chose. Leur déception vient du fait qu'elles découvrent soudain qu'elles ont été bernées.

Martin Vanger fit le tour de la table et s'appuya contre la cage en acier.

— Toi, avec tes conventions de petit-bourgeois, tu ne pourras jamais comprendre, mais c'est la planification du kidnapping qui procure l'excitation. Il ne faut pas agir sur une impulsion — les kidnappeurs de ce genre se font toujours coincer. C'est une véritable science avec mille détails à prendre en compte. Je dois identifier une proie et cataloguer sa vie. Qui est-elle ? D'où vient-elle ? Où pourrai-je la coincer ? Comment vais-je faire pour me retrouver seul avec ma proie, sans que mon nom ni quoi que ce soit apparaissent dans une future enquête de police ?

Arrête, pensa Mikael. Martin Vanger discutait les kidnappings et les meurtres sur un ton presque universitaire, un peu comme s'il exposait un avis contraire dans une question de théologie ésotérique.

— Est-ce que tout ceci t'intéresse vraiment, Mikael ?

Il se pencha en avant et caressa la joue de Mikael. Son contact était doux, presque tendre.

— Tu réalises sans doute que cette affaire ne peut se terminer que d'une seule manière. Ça te dérange si je fume ?

Mikael secoua la tête.

— N'hésite pas à m'offrir une cigarette, répondit-il.

Martin Vanger accéda à sa demande. Il alluma deux cigarettes et en glissa doucement une entre les lèvres de Mikael, le laissa tirer dessus en la tenant.

— Merci, dit Mikael automatiquement.

Martin Vanger rit de nouveau.

— Tu vois. Tu as déjà commencé à t'adapter au principe de la soumission. Je tiens ta vie entre mes mains, Mikael. Tu sais que je peux te tuer d'une seconde à l'autre. Tu m'as supplié d'améliorer ta qualité de vie et tu l'as fait en utilisant un argument rationnel et une touche de flatterie. Tu as obtenu ta récompense.

Mikael hocha la tête. Son cœur battait à tout rompre, c'était quasiment insupportable.


A 23 H 15, Lisbeth Salander but une gorgée d'eau de sa bouteille, tout en tournant les pages. Contrairement à Mikael plus tôt dans la journée, elle n'avala pas de travers. Par contre, elle écarquilla les yeux quand elle fit le lien.

Clic !

Pendant deux heures elle avait parcouru des bulletins du personnel provenant de tous les azimuts du groupe Vanger. Le bulletin principal s'intitulait simplement Les Informations du groupe Vanger, et portait le logo du groupe — un drapeau suédois flottant au vent et dont la pointe formait une flèche. Le magazine était manifestement conçu par le département communication au QG du groupe pour qu'ils se sentent membres d'une grande famille.

Pour les vacances d'hiver en février 1967, Henrik Vanger avait eu un geste grandiose et invité cinquante des employés du siège avec leurs familles à une semaine de ski dans le Härjedalen. Motif de cette invitation : le groupe avait affiché des résultats records l'année précédente — un remerciement pour de nombreuses heures de travail. Le département communication, invité lui aussi, avait réalisé un reportage photo sur la station louée pour l'occasion.

Un tas de photos des pistes de ski avec des légendes amusantes. Certaines avaient été prises au bar, avec des gars hilares, le visage marqué par le froid, et qui levaient leurs chopes de bière. Deux photos d'une petite cérémonie matinale où Henrik Vanger désignait « meilleure employée de bureau de l'année » une secrétaire nommée Ulla-Britt Mogren, quarante et un ans. Elle recevait une prime de 500 couronnes et un saladier en verre.

La distribution du prix avait eu lieu sur la terrasse de l'hôtel, apparemment juste avant que les gens se lancent de nouveau sur les pistes. Sur la photo, on voyait une vingtaine de personnes. A droite, juste derrière Henrik Vanger, se tenait un homme aux longs cheveux blonds. Il portait une doudoune sombre avec une partie distincte sur les épaules. Comme le bulletin était en noir et blanc, la couleur n'apparaissait pas, mais Lisbeth Salander était prête à parier sa tête que c'était rouge.

La légende expliquait le contexte : A l'extrême droite, Martin Vanger, dix-neuf ans, étudiant à Uppsala. Que l'on dit quelqu'un de très prometteur dans la direction du groupe.

— Cette fois, je t'ai, mon petit gars, dit Lisbeth Salander à voix basse.

Elle éteignit la lampe de bureau et laissa les bulletins du personnel en désordre sur le bureau — cette pouffe de Bodil Lindgren n'aura qu'à ranger tout ça demain.

Elle sortit sur le parking par une porte latérale. Arrivée à mi-chemin de sa moto, elle se souvint qu'elle avait promis d'annoncer son départ au gardien. Elle s'arrêta et regarda le parking. Le gardien se trouvait de l'autre côté du bâtiment. Cela signifiait qu'elle serait obligée de retourner sur ses pas et de faire le tour de la maison. Va te faire foutre ! décida-t-elle.

Arrivée à sa moto, elle alluma son portable et fit le numéro de Mikael. Une voix annonça que son correspondant n'était pas disponible. Par contre, elle découvrit que Mikael avait essayé de l'appeler pas moins de treize fois entre 15 h 30 et 21 heures. Il n'avait pas appelé au cours des deux dernières heures.

Lisbeth composa le numéro du téléphone fixe dans la maison des invités, mais sans réponse. Elle fronça les sourcils, attacha la sacoche de son ordinateur, mit son casque et démarra la moto. Il lui fallut dix minutes pour aller du siège Vanger dans la zone industrielle de Hedestad jusqu'à l'île. C'était allumé dans la cuisine, mais la maison était vide.

Lisbeth Salander sortit jeter un coup d'œil dehors. Sa première pensée fut que Mikael était allé chez Dirch Frode, mais dès le pont elle put constater que les lumières dans la villa de Frode sur l'autre rive étaient éteintes. Elle regarda sa montre, qui indiquait 23 h 40.

Elle retourna à la maison, ouvrit le placard et sortit les bécanes qui stockaient les images de surveillance des caméras. Il lui fallut un moment pour établir le déroulement des événements.

A 15 h 32, Mikael était arrivé à la maison.

A 16 h 03, il était sorti boire un café dans le jardin. Il avait avec lui un dossier qu'il avait examiné. Il avait passé trois coups de fil brefs pendant l'heure qu'il avait passée dans le jardin. Les trois appels correspondaient à la minute près aux appels auxquels elle n'avait pas répondu.

A 17 h 21 Mikael était sorti. Il était de retour moins de quinze minutes plus tard. A 18 h 20, il était sorti jusqu'à la grille et avait regardé du côté du pont.

A 21 h 03, il était sorti. Il n'était pas revenu.

Lisbeth visionna en avance rapide les images du deuxième ordinateur, qui montraient la grille et la route. Elle pouvait voir les allées et venues des uns et des autres au cours de la journée.

A 19 h 12, Gunnar Nilsson était rentré.

A 19 h 42, quelqu'un dans la Saab de la ferme d'Östergården était parti en direction de Hedestad.

A 20 h 02 la voiture était revenue — un tour à la boutique de la station-service ?

Ensuite, rien avant 21 heures pile, lorsque la voiture de Martin Vanger passait. Trois minutes plus tard, Mikael avait quitté la maison.

A peine une heure plus tard, à 21 h 50, Martin Vanger apparaissait soudain dans le champ de l'objectif. Il restait devant la grille une bonne minute, contemplait la maison et regardait par la fenêtre de la cuisine. Puis il montait sur le perron et essayait d'ouvrir la porte, puis sortait une clé. Ensuite, il devait se rendre compte que la serrure avait été changée et il restait immobile un court instant avant de tourner les talons et de quitter la maison.

Lisbeth Salander sentit soudain un froid glacial se répandre dans son ventre.


MARTIN VANGER L'AVAIT DE NOUVEAU LAISSÉ seul un long moment. Mikael était allongé immobile dans sa position inconfortable, les mains menottées dans le dos et le cou attaché par une fine chaîne à l'anneau dans le sol. Il tripota les menottes tout en sachant qu'il n'allait pas pouvoir les ouvrir. Elles étaient tellement serrées qu'il avait perdu toute sensation dans les mains.

Il n'avait aucune chance. Il ferma les yeux.

Il n'aurait su dire combien de temps s'était écoulé quand il entendit de nouveau les pas de Martin Vanger. Le chef d'entreprise arriva dans son champ de vision. Il avait l'air soucieux.

— Inconfortable ? demanda-t-il.

— Oui, répondit Mikael.

— Tu n'as qu'à t'en prendre à toi-même. Tu aurais dû rentrer chez toi.

— Pourquoi est-ce que tu tues ?

— C'est un choix que j'ai fait. Je pourrais discuter des aspects moraux et de la valeur intellectuelle de mes agissements avec toi toute la nuit, mais cela ne change en rien les faits. Essaie de voir les choses ainsi : un être humain est une enveloppe de peau qui maintient en place des cellules, du sang et des composants chimiques. Quelques individus, ils sont rares, se retrouvent dans les livres d'histoire. La plus grande partie succombent et disparaissent sans laisser de traces.

— Tu tues des femmes.

— Nous qui tuons pour être en accord avec notre jouissance — car je ne suis pas le seul à avoir ce passe-temps —, nous menons une vie d'intensité maximum.

— Mais pourquoi Harriet ? Ta propre sœur ?

Le visage de Martin Vanger changea soudain. D'un bond il fut près de Mikael et l'agrippa par les cheveux.

— Qu'est-ce qu'il lui est arrivé ?

— Qu'est-ce que tu veux dire ? haleta Mikael.

Il essaya de tourner la tête pour diminuer la douleur du cuir chevelu. La chaîne se tendit immédiatement autour de son cou.

— Toi et Salander. Qu'est-ce que vous avez trouvé ?

— Lâche-moi. Qu'on arrive à parler.

Martin Vanger lui lâcha les cheveux et s'assit devant Mikael les jambes croisées. Soudain il sortit un couteau. Il posa la pointe du couteau sur la peau juste sous l'œil de Mikael. Mikael se força à rencontrer le regard de Martin Vanger.

— Qu'est-ce qu'il lui est arrivé, bordel de merde ?

— Je ne comprends pas. Je croyais que tu l'avais tuée.

Martin Vanger fixa Mikael un long moment. Puis il se détendit. Il se leva et arpenta la pièce tout en réfléchissant. Il lâcha le couteau par terre et rit, puis il se tourna vers Mikael.

— Harriet, Harriet, toujours cette foutue Harriet. Nous avons essayé... de la convaincre. Gottfried a essayé de lui apprendre. Nous avons cru qu'elle était l'une d'entre nous et qu'elle accepterait son devoir, mais elle n'était qu'une... pétasse ordinaire. J'ai cru que je l'avais sous contrôle, mais elle avait l'intention d'avertir Henrik et j'ai compris que je ne pouvais pas avoir confiance en elle. Tôt ou tard elle allait parler de moi.

— Tu l'as tuée.

— J'ai voulu la tuer. J'avais l'intention de le faire mais je suis arrivé trop tard. Je n'arrivais pas à rejoindre l'île.

Le cerveau de Mikael essaya d'assimiler l'information, mais ça faisait comme si une fenêtre s'affichait, annonçant mémoire saturée. Martin Vanger ne savait pas ce qui était arrivé à sa sœur !

Tout à coup, Martin Vanger sortit son téléphone portable de sa veste, vérifia l'écran menu et le posa sur la chaise à côté du pistolet.

— L'heure est venue de mettre un terme à tout ceci. Il faut que j'aie le temps de m'occuper aussi de ta garce anorexique cette nuit.

Il ouvrit un placard, en sortit une courroie en cuir qu'il passa avec un nœud coulant autour du cou de Mikael. Il défit la chaîne qui maintenait Mikael au sol, le remit sur pied et le poussa contre le mur. Il passa la courroie par un anneau au-dessus de la tête de Mikael et la tendit jusqu'à ce que ce dernier soit obligé de se tenir sur la pointe des pieds.

— C'est trop serré ? Tu n'arrives pas à respirer ? Il relâcha un centimètre ou deux et bloqua le bout de la courroie plus bas sur le mur. Je ne tiens pas à ce que tu sois étranglé tout de suite.

Le lacet serrait si fort le cou de Mikael qu'il était incapable de parler. Martin Vanger l'observa attentivement.

D'un geste brusque, il défit le pantalon de Mikael et le baissa en même temps que son slip. Quand il arracha le pantalon, Mikael perdit l'équilibre et pendouilla une seconde dans le nœud coulant avant que ses orteils retrouvent le contact avec le sol. Martin Vanger alla chercher des ciseaux dans un meuble. Il découpa le tee-shirt de Mikael et jeta les restes en un tas par terre. Puis il se posta à quelque distance de Mikael et contempla sa victime.

— Je n'ai jamais eu de garçon ici, dit Martin Vanger d'une voix grave. Je n'ai jamais touché un autre homme... à part mon père. C'était mon devoir.

Les tempes de Mikael battaient. Il ne pouvait pas placer le poids de son corps sur ses pieds sans s'étrangler. Il essaya de trouver une prise sur le mur en béton derrière lui, mais il n'y avait aucune prise à trouver.

— L'heure est venue, dit Martin Vanger.

Il posa sa main sur la courroie et appuya dessus. Mikael sentit le lacet s'enfoncer encore davantage dans son cou.

— Je me suis toujours demandé quel goût ça a, un homme.

Il augmenta le poids sur la lanière, se pencha soudain en avant et embrassa Mikael sur la bouche juste au moment où une voix glaciale fusait à travers la pièce.

— Toi, espèce de salopard, tu devrais savoir que dans ce bled je suis la seule à avoir droit à ça.


MIKAEL ENTENDIT LA voix de Lisbeth à travers un brouillard rouge. Il réussit à focaliser son regard et la vit debout à la porte. Elle fixait Martin Vanger d'un regard inexpressif.

— Non... cours ! croassa Mikael.

Mikael ne vit pas l'expression de Martin Vanger, mais il ressentit physiquement le choc qui parcourait celui-ci quand il pivota. Une seconde il resta immobile. Puis Martin Vanger tendit la main vers le pistolet qu'il avait laissé sur le tabouret.

En un éclair, Lisbeth Salander fit trois enjambées et balança un club de golf qu'elle avait tenu dissimulé. Le fer décrivit un large cercle et frappa Martin Vanger à la clavicule. Le coup était d'une force terrible et Mikael put entendre quelque chose se briser. Martin Vanger hurla.

— Ça te plaît, la douleur ? demanda Lisbeth Salander.

Sa voix était rêche comme du papier de verre. Tant que Mikael vivrait, il n'oublierait jamais son visage quand elle passa à l'attaque. Elle montra les dents comme un fauve. Ses yeux étaient noirs et brillants. Elle se déplaçait aussi vite qu'une araignée et semblait entièrement concentrée sur sa proie quand elle balança le club de golf et toucha Martin Vanger droit dans les côtes.

Il trébucha sur la chaise et s'étala. Le pistolet tomba par terre devant les pieds de Lisbeth. Du pied, elle le poussa hors d'atteinte.

Puis elle frappa une troisième fois, juste quand Martin Vanger essayait de se relever. Un claquement indiqua qu'elle l'avait touché à la hanche. Un son épouvantable monta de la gorge de Martin Vanger. Le quatrième coup le toucha par-derrière, sur l'omoplate.

— Lis... errth..., croassa Mikael. Il était en train de perdre connaissance et la douleur dans ses tempes était quasi insupportable.

Elle se tourna vers lui et vit que son visage était rouge tomate, que ses yeux étaient écarquillés d'épouvante et que sa langue était en train de sortir de sa bouche.

Elle jeta un rapide coup d'œil autour d'elle dans la pièce et vit le couteau par terre. Ensuite elle regarda brièvement Martin Vanger qui s'était mis à genoux et qui essayait de s'éloigner d'elle, un bras pendant mollement. Il ne constituerait pas un très gros problème pendant les secondes à venir. Elle lâcha le club de golf et ramassa le couteau. Si le bout était acéré, le tranchant était émoussé. Elle se mit sur la pointe des pieds et essaya fébrilement de couper la courroie. Il fallut plusieurs secondes avant que Mikael puisse enfin s'affaisser par terre. Mais le nœud coulant était bloqué autour de son cou.


LISBETH SALANDER JETA encore un regard sur Martin Vanger. Il avait réussi à se mettre debout, mais se tenait plié en deux. Elle l'ignora et chercha à introduire ses doigts entre le lacet et le cou de Mikael. Au début elle n'osa pas utiliser le couteau mais se décida quand même à glisser la pointe et égratigna la peau en essayant de défaire le nœud coulant. Celui-ci finit par céder et dans un râle Mikael aspira quelques goulées d'air.

Un bref instant, Mikael éprouva la merveilleuse sensation de l'union du corps et de l'esprit. Sa vision devint parfaite et il put distinguer le moindre grain de poussière dans la pièce. Son ouïe devint parfaite et il nota chaque respiration et chaque froissement de vêtements comme s'ils sortaient de haut-parleurs directement dans ses oreilles, et il sentit l'odeur de la transpiration de Lisbeth Salander et l'odeur du cuir de son blouson. Puis ce fut un éclair lumineux lorsque le sang afflua de nouveau vers sa tête et que son visage retrouva sa teinte normale.

Lisbeth Salander tourna la tête au moment où Martin Vanger s'enfuyait par la porte. Elle se leva d'un bond et ramassa le pistolet — vérifia le magasin et enleva le cran de sûreté. Mikael nota qu'elle semblait familiarisée avec les armes. Elle regarda autour d'elle et ses yeux s'arrêtèrent une demi-seconde sur les clés des menottes bien en vue sur la table.

— Je m'en charge, dit-elle en se ruant vers la porte. Elle saisit les clés au vol et les lança d'un revers par terre à côté de Mikael.

Mikael essaya de lui dire d'attendre mais il ne réussit à proférer qu'un son éraillé alors qu'elle avait déjà disparu par la porte.


LISBETH N'AVAIT PAS OUBLIÉ que Martin Vanger possédait un fusil quelque part et elle s'arrêta, prête à faire feu avec le pistolet braqué devant elle, en arrivant dans le passage entre le garage et la cuisine. Elle tendit l'oreille, mais aucun bruit ne révélait où se trouvait sa proie. Instinctivement elle se dirigea vers la cuisine et elle y était presque lorsqu'elle entendit la voiture démarrer.

Elle fit demi-tour et sortit par la petite porte du garage. Depuis l'allée d'accès, elle vit les feux arrière d'une voiture qui passa devant la maison de Henrik Vanger et tourna en direction du pont, et elle se précipita à sa poursuite aussi vite que ses jambes le pouvaient. Elle glissa le pistolet dans la poche de son blouson et ne s'encombra pas du casque quand elle démarra sa moto. Quelques secondes plus tard elle franchissait le pont.

Il avait peut-être quatre-vingt-dix secondes d'avance quand elle arriva à l'échangeur d'accès à l'E4. Elle ne le voyait pas. Elle freina et coupa le moteur.

Le ciel était lourd de nuages. A l'horizon pointait un soupçon d'aurore. Puis elle entendit le bruit d'un moteur et aperçut la voiture de Martin Vanger sur l'E4 en direction du sud. Lisbeth redémarra, enclencha la première et passa sous le viaduc. Elle roulait à 80 kilomètres à l'heure quand elle surgit après le virage de la bretelle d'accès. Devant elle, une ligne droite. Elle ne vit aucune circulation, mit les gaz à fond et s'envola. Lorsque la voie décrivit une courbe le long d'une crête, elle était à 170 kilomètres à l'heure, ce qui était environ le maximum que sa petite cylindrée débridée par ses soins pouvait atteindre en descente. Deux minutes plus tard, elle vit la voiture de Martin Vanger à environ quatre cents mètres devant elle.

Analyse des paramètres. Qu'est-ce que je fais maintenant ?

Elle ralentit aux plus raisonnables 120 kilomètres à l'heure et roula à la même vitesse que lui. Elle le perdit de vue quelques secondes quand ils passèrent quelques virages. Puis ils arrivèrent dans une longue ligne droite. Elle était à environ deux cents mètres derrière lui.

Il avait dû voir le phare de sa moto et accéléra après un long virage. Elle poussa sa bécane à fond mais perdit du terrain dans les courbes.

De loin, elle vit les lumières du poids lourd. Martin Vanger les avait vues aussi. Soudain il accéléra encore davantage et passa sur la file de gauche cent cinquante mètres avant la rencontre. Lisbeth vit le poids lourd freiner et lancer des appels de phares frénétiques, mais en quelques secondes il avait avalé les mètres et la collision frontale fut inévitable. Martin Vanger lança sa voiture droit sur le camion dans un fracas épouvantable.

Lisbeth Salander freina instinctivement. Puis elle vit le semi-remorque se coucher sur sa voie. A la vitesse qu'elle tenait, il lui fallut deux secondes pour rejoindre les lieux de l'accident. Elle accéléra, roula sur le bas-côté et évita l'arrière du semi-remorque d'un mètre quand elle passa. Du coin de l'œil, elle vit des flammes surgir à l'avant du camion.

Elle continua sur encore cent cinquante mètres avant de s'arrêter et de se retourner. Elle vit le conducteur du poids lourd sauter à terre du côté passager. Alors elle remit les gaz. A Åkerby, deux kilomètres plus au sud, elle prit à gauche et suivit la vieille nationale vers le nord, parallèle à l'E4. Elle passa le lieu de l'accident en hauteur et vit que deux voitures s'étaient arrêtées. L'épave était totalement aplatie et coincée sous le poids lourd, entourée d'énormes flammes. Un homme tentait d'éteindre le feu avec un petit extincteur.

Elle accéléra et fut bientôt de retour à Hedeby. Elle passa le pont à bas régime, se gara devant la maison des invités et retourna à pied chez Martin Vanger.


MIKAEL ÉTAIT TOUJOURS en train de se bagarrer avec les menottes. Ses mains étaient si engourdies qu'il n'arrivait pas à saisir la clé. Lisbeth ouvrit les menottes et le tint serré contre elle tandis que le sang se remettait à circuler dans ses mains.

— Martin ? demanda Mikael d'une voix rauque.

— Mort. Il est rentré de plein fouet à 150 kilomètres à l'heure dans un poids lourd à quelques kilomètres d'ici sur l'E4.

Mikael la fixa bêtement. Elle n'était partie que depuis quelques minutes.

— Il faut qu'on... appelle la police, croassa Mikael avant d'être saisi d'une violente quinte de toux.

— Pour quoi faire ? demanda Lisbeth Salander.


PENDANT DIX MINUTES ENCORE, Mikael fut incapable de se lever. Il resta assis par terre, nu et adossé au mur. Il se massa le cou et souleva la bouteille d'eau avec des doigts maladroits. Lisbeth attendit patiemment que sa sensibilité revienne. Elle en profita pour réfléchir.

— Habille-toi.

Elle utilisa le tee-shirt découpé de Mikael pour essuyer les empreintes digitales sur les menottes, le couteau et le club de golf. Elle prit la bouteille d'eau avec elle.

— Qu'est-ce que tu fais ?

— Habille-toi. Le jour est en train de se lever. Dépêche-toi.

Mikael se redressa sur des jambes flageolantes et réussit à enfiler son slip et son jean. Il glissa ses pieds dans les baskets. Lisbeth fourra ses chaussettes dans la poche de son blouson et l'arrêta.

— Tu as touché à quoi exactement ici dans la cave ?

Mikael regarda autour de lui. Il essaya de se rappeler. Finalement il dit qu'il n'avait rien touché à part la porte et les clés. Lisbeth trouva les clés dans la veste de Martin Vanger, qu'il avait étalée sur le dossier de la chaise. Elle essuya méticuleusement la poignée de la porte et l'interrupteur et éteignit. Elle guida Mikael en haut de l'escalier de la cave et lui demanda d'attendre dans le passage pendant qu'elle rangeait le club de golf à sa place. En revenant, elle lui tendit un tee-shirt sombre ayant appartenu à Martin Vanger.

— Enfile-le. Je ne veux pas que quelqu'un te voie en train de te balader torse nu cette nuit.

Mikael comprit qu'il était en état de choc. Lisbeth avait pris le commandement et il obéit à ses ordres sans discuter. Elle l'éloigna de la maison de Martin Vanger. Elle le tint sans arrêt serré contre elle. Dès qu'ils eurent franchi la porte de la maison de Mikael, elle se tourna vers lui.

— Si quelqu'un nous a vus et demande ce que nous faisions dehors cette nuit, sache que toi et moi nous avons fait une promenade nocturne jusqu'au promontoire où nous avons fait l'amour.

— Lisbeth, je ne peux pas...

— Maintenant, file sous la douche !

Elle l'aida à enlever ses vêtements et l'expédia dans la salle de bains. Puis elle mit en route le café et prépara rapidement une demi-douzaine de tartines épaisses avec du fromage, du pâté de foie et des cornichons. Elle était assise à la table de cuisine, plongée dans une réflexion intense, lorsque Mikael revint en boitillant. Elle examina les plaies et les éraflures visibles sur son corps. La courroie avait frotté et laissé une marque rouge sombre autour du cou, et le couteau avait laissé une entaille dans la peau sur le côté gauche du cou.

— Viens, dit-elle. Allonge-toi sur le lit.

Elle alla chercher des pansements et couvrit la plaie avec une compresse. Puis elle lui versa du café et lui tendit une tartine.

— Je n'ai pas faim, dit Mikael.

— Mange, commanda Lisbeth Salander en avalant elle-même une grosse bouchée de tartine au fromage.

Mikael ferma les yeux pendant quelques secondes. Puis il s'assit et mordit dans la tartine. Sa gorge le faisait à tel point souffrir qu'il réussit à peine à avaler.

— Laisse le café refroidir un peu. Allonge-toi sur le ventre.

Elle passa cinq minutes à lui masser le dos et faire pénétrer le Uniment. Ensuite elle le retourna et lui administra le même traitement sur le devant du corps.

— Tu vas avoir de sérieux hématomes pendant un bon bout de temps.

— Lisbeth, il faut qu'on appelle la police.

— Non, répondit-elle avec une telle détermination dans la voix que Mikael en resta les yeux écarquillés. Si tu appelles la police, je me tire. Je ne veux rien avoir à faire avec eux. Martin Vanger est mort. Il est mort dans un accident de voiture. Il était seul dans la voiture. Il y a des témoins. Laisse la police ou quelqu'un d'autre découvrir cette foutue chambre de torture. Toi et moi, nous ne savons rien, pas plus que tous les autres habitants du hameau.

— Pourquoi ?

Elle ignora sa question et continua de masser ses cuisses endolories.

— Lisbeth, mais c'est carrément impossible...

— Si tu continues à me faire chier, je te traîne dans l'antre de Martin et je t'enchaîne de nouveau.

Elle n'avait pas fini sa phrase que Mikael s'endormit, aussi soudainement que s'il s'était évanoui.

25 SAMEDI 12 JUILLET — LUNDI 14 JUILLET

MIKAEL SE RÉVEILLA en sursaut vers 5 heures du matin et se tripota le cou pour enlever la courroie. Lisbeth vint le rejoindre, lui tint les mains et le calma. Il ouvrit les yeux et posa sur elle un regard flou.

— Je ne savais pas que tu jouais au golf, marmonna-t-il en refermant les yeux. Elle resta auprès de lui pendant quelques minutes pour être sûre qu'il replongeait dans le sommeil. Du temps que Mikael avait dormi, Lisbeth était retournée à la cave de Martin Vanger pour inspecter les lieux du crime. A part les instruments de torture, elle avait mis la main sur une grande collection de magazines de pornographie violente et quantité de photos polaroïd collées dans des albums.

Il n'y avait pas de journal intime. En revanche, elle avait découvert deux classeurs A4 avec des photos d'identité et des notes sur des femmes écrites à la main. Elle avait emporté les classeurs dans un cabas en nylon, avec l'ordinateur portable de Martin Vanger qu'elle avait trouvé sur une petite table à l'étage. Mikael rendormi, Lisbeth continua à parcourir l'ordinateur et les classeurs de Martin Vanger. Il était plus de 6 heures du matin quand elle éteignit l'ordinateur. Elle alluma une cigarette et se mordit pensivement la lèvre inférieure.

Avec Mikael Blomkvist, elle avait entamé la chasse à ce qu'ils pensaient être un tueur en série du passé. Ils étaient tombés sur une tout autre histoire. Elle avait du mal à imaginer les horreurs qui avaient dû se dérouler dans la cave de Martin Vanger, au beau milieu de ce cadre idyllique et joliment ordonné.

Elle essayait de comprendre.

Martin Vanger avait tué des femmes depuis les années 1960, les quinze dernières années au rythme d'environ une ou deux victimes par an. La tuerie avait été si discrète et bien organisée que personne ne s'était même rendu compte qu'un tueur en série était en activité. Comment était-ce possible ?

Les classeurs donnaient une partie de la réponse.

Ses victimes étaient des femmes anonymes, souvent des filles immigrées arrivées depuis peu, n'ayant ni amis ni contacts sociaux en Suède. Il y avait aussi des prostituées et des femmes socialement exposées, avec abus de drogues et d'alcool ou d'autres problèmes dans le tableau.

De ses propres études de la psychologie du sadisme sexuel, Lisbeth Salander avait appris que ce genre de tueur collectionnait volontiers des objets ayant appartenu à ses victimes. Ceux-ci servaient de souvenirs au tueur, qui pouvait les utiliser pour recréer en partie la jouissance éprouvée. Martin Vanger avait développé ce penchant en écrivant un recueil nécrologique. Il avait minutieusement catalogué ses victimes et leur avait donné des notes. Il avait commenté et décrit leurs souffrances. Il avait agrémenté ses meurtres de films vidéo et de photographies.

La violence et les meurtres étaient le but ultime, mais Lisbeth tira la conclusion qu'en réalité c'était avant tout la chasse qui intéressait Martin Vanger. Dans son ordinateur portable, il avait créé une base de données sous forme d'un registre de plusieurs centaines de femmes. Il y avait des employées du groupe Vanger, des serveuses dans des restaurants où il mangeait, des réceptionnistes dans des hôtels où il descendait, des employées à la caisse d'assurance maladie, des secrétaires chez des hommes d'affaires de sa connaissance et une foule d'autres femmes. On aurait dit que Martin Vanger enregistrait et cataloguait pratiquement toutes les femmes qu'il rencontrait.

Martin Vanger n'avait tué qu'une infime partie de celles-ci, mais toutes les femmes de son entourage étaient des victimes potentielles qu'il notait et examinait. Ce catalogue avait le caractère d'un passe-temps passionnel, auquel il avait dû consacrer de nombreuses heures.

Est-elle mariée ou célibataire ? A-t-elle des enfants et une famille ? Où travaille-t-elle ? Où habite-t-elle ? Quelle voiture conduit-elle ? Expérience professionnelle ? Couleur des cheveux ? Carnation ? Corpulence ?

Lisbeth se rendit compte que la collecte des données personnelles des victimes potentielles avait dû occuper une partie importante des fantasmes sexuels de Martin Vanger. Il était un traqueur avant d'être un tueur.

Quand Lisbeth eut fini de lire, elle découvrit une petite enveloppe dans un des classeurs. Elle en extirpa deux photos polaroïd écornées et jaunies. Sur la première photo on voyait une fille brune assise à une table. Vêtue d'un pantalon sombre, elle était torse nu avec de petits seins pointus. Elle détournait le visage de l'objectif et commençait à lever un bras pour se protéger, comme si le photographe l'avait surprise avec l'appareil photo. Sur la deuxième photo, elle était torse nu aussi. Elle était allongée à plat ventre sur un lit avec une couverture bleue. Le visage était toujours détourné de l'objectif.

Lisbeth glissa l'enveloppe avec ces photos dans la poche de son blouson. Puis elle fourra les classeurs dans le poêle et craqua une allumette. Elle attendit qu'ils se consument puis elle remua les cendres. Il pleuvait toujours à verse quand elle sortit se balader pour balancer discrètement l'ordinateur portable de Martin Vanger dans l'eau sous le pont.


LORSQUE DIRCH FRODE ouvrit d'un coup sec la porte à 7 h 30 du matin, Lisbeth était en train de fumer une cigarette avec son café à la table de cuisine. Le visage de Frode était gris cendre et il avait l'air de celui qu'on a réveillé brutalement.

— Où est Mikael ? demanda-t-il.

— Il dort.

Dirch Frode s'écroula sur une chaise et Lisbeth versa du café et poussa la tasse vers lui.

— Martin... Je viens juste d'apprendre que Martin s'est tué en voiture cette nuit.

— C'est triste, dit Lisbeth avant de siroter une gorgée de café.

Dirch Frode leva les yeux. D'abord il la regarda, perplexe. Puis ses yeux s'ouvrirent grands.

— Comment... ?


...

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...


— Que vais-je faire alors ?

— C'est toi qui décides, à condition de ne pas nous mêler à ça, Mikael et moi. Dirch Frode était blême.

— Tu n'as qu'à voir les choses ainsi : la seule chose que tu sais, c'est que Martin Vanger est décédé dans un accident de la route. Tu ignores totalement qu'il est aussi un tueur psychopathe et tu n'as jamais entendu parler de la pièce dans sa cave.

Elle posa la clé sur la table entre eux.

— Tu as encore du temps devant toi avant que quelqu'un vienne déblayer la cave de Martin et découvre la pièce. Ce n'est certainement pas pour tout de suite.

— Il faut qu'on aille voir la police.

— Pas « on ». Toi, tu peux aller voir la police si tu veux. A toi d'en décider.

— On ne pourra pas étouffer cette affaire.

— Je ne propose pas qu'on l'étouffe mais que tu ne nous y mêles pas, Mikael et moi. Quand tu auras vu la pièce, tu tireras tes propres conclusions et tu décideras toi-même à qui tu veux en parler.

— Si ce que tu me dis est vrai, ça signifie que Martin a kidnappé et tué des femmes... il y a donc des familles qui sont désespérées de ne pas savoir où sont leurs enfants. On ne peut tout simplement pas...

— C'est vrai. Mais il y a un problème. Les corps ont disparu. Tu trouveras peut-être des passeports ou des cartes d'identité dans un tiroir. A la rigueur, quelques victimes pourront être identifiées à partir des vidéos. Mais tu n'es pas obligé de prendre une décision aujourd'hui. Réfléchis.

Dirch Frode semblait paniqué.

— Oh, mon Dieu. Ça va être le coup de grâce pour le groupe. Combien de personnes vont se retrouver au chômage si l'on révèle que Martin...

Frode se balançait d'avant en arrière, coincé devant un dilemme moral.

— C'est un des aspects. J'imagine qu'Isabella Vanger va hériter de son fils. Je la vois mal être la première informée du passe-temps de Martin.

— Il faut que j'aille voir...

— A mon avis, tu devrais rester à l'écart de cette pièce aujourd'hui, dit Lisbeth avec autorité. Tu as plein de choses à faire. Tu dois aller informer Henrik et tu dois convoquer la direction pour une réunion extraordinaire et faire ce que vous auriez fait si votre PDG était décédé dans des circonstances normales.

Dirch Frode médita ses paroles. Son cœur s'emballa. C'était lui le vieil avocat qui réglait les problèmes, et dont on attendait qu'il dispose d'un plan tout prêt pour chaque obstacle, et il se sentait surtout paralysé. Il réalisa soudain qu'il était en train d'accepter des instructions venues d'une jeune femme. D'une façon ou d'une autre, elle avait pris le contrôle de la situation et traçait les lignes directrices qu'il n'arrivait pas à formuler lui-même.

— Et Harriet... ?

— Mikael et moi n'en avons pas encore terminé. Mais tu peux dire à Henrik Vanger que je crois que nous allons résoudre ça aussi.


LA DISPARITION INATTENDUE de Martin Vanger occupait la première place aux informations de 9 heures lorsque Mikael se réveilla. Rien ne fut mentionné au sujet des événements de la nuit à part que l'industriel avait quitté la voie de droite de façon inexpliquée et à très grande vitesse.

Il était seul dans la voiture. La radio locale diffusa un sujet plus long suintant d'inquiétude pour l'avenir du groupe Vanger et pour les conséquences économiques qu'aurait ce décès pour le groupe.

A midi, une dépêche en provenance de TT, rédigée à la hâte, annonçait « Une région en état de choc » et résumait les répercussions immédiates pour le groupe Vanger. Il n'échappait à personne que, rien qu'à Hedestad, plus de 3 000 des 24 000 habitants étaient employés par le groupe Vanger ou dépendaient indirectement de la bonne santé du groupe. Le PDG du groupe était mort et l'ancien PDG était un vieillard nettement diminué à la suite d'un infarctus. Il manquait un héritier naturel. Tout ceci en une période considérée comme la plus critique dans l'histoire de l'entreprise.


MIKAEL BLOMKVIST AVAIT EU LA POSSIBILITÉ de se rendre au commissariat de Hedestad pour expliquer ce qui s'était passé pendant la nuit, mais Lisbeth Salander avait mis en route un mécanisme. Dans la mesure où il n'avait pas immédiatement appelé la police, il devenait de plus en plus difficile de le faire à chaque heure qui passait. Toute la matinée, il resta plongé dans un silence maussade, allongé sur la banquette de la cuisine, d'où il contemplait la pluie et les gros nuages encombrant le ciel. Vers 10 heures, une nouvelle averse orageuse éclata, mais vers midi, la pluie cessa de tomber et le vent se calma un peu. Il sortit essuyer les meubles de jardin et s'assit avec une tasse de café. Il avait relevé le col de sa chemise.

La mort de Martin étendit évidemment une ombre sur la vie quotidienne au hameau. Des voitures vinrent se garer devant la maison d'Isabella Vanger, indiquant que le clan se rassemblait. Des gens présentaient leurs condoléances. Lisbeth contemplait le défilé sans états d'âme. Mikael restait muet.

— Comment tu te sens ? demanda-t-elle finalement.

Mikael réfléchit un moment avant de répondre.

— Je crois que je suis encore en état de choc, dit-il. Je suis resté totalement sans défense pendant plusieurs heures. J'étais persuadé que j'allais mourir. L'angoisse de mourir me bouffait les tripes et j'étais totalement impuissant.

Il tendit une main qu'il posa sur le genou de Lisbeth.

— Merci, dit-il. Si tu n'étais pas venue, il m'aurait tué.

Lisbeth le gratifia d'un sourire de guingois. Mikael poursuivit :

— Sauf que... je n'arrive pas à comprendre comment tu as pu être assez dingue pour t'attaquer à lui toute seule. Moi, j'étais là par terre en train de prier pour que tu voies la photo et que tu fasses le rapprochement et appelles la police.

— Si j'avais attendu l'arrivée de la police, tu n'aurais sans doute pas survécu. Je ne pouvais pas laisser ce salaud te trucider, quand même.

— Pourquoi tu ne veux pas voir la police ? demanda Mikael.

— Je ne parle pas avec les autorités.

— Pourquoi pas ?

— C'est mes affaires. Mais en ce qui te concerne, je ne pense pas que ce serait très astucieux pour ta carrière si on te présentait comme le journaliste que Martin Vanger, le tueur en série notoire, a foutu à poil. Toi qui n'aimes déjà pas Super Blomkvist, imagine les nouveaux surnoms.

Mikael la regarda intensément, puis abandonna le sujet.

— Nous avons un problème, dit Lisbeth.

Mikael hocha la tête, il voyait à quoi elle faisait allusion.

— Qu'est-il arrivé à Harriet ?

Lisbeth posa les deux photos polaroïd sur la table devant lui. Elle expliqua où elle les avait trouvées. Mikael étudia les photos minutieusement avant de lever les yeux.

— Ça peut être elle, finit-il par dire. Je ne peux pas le jurer, mais la corpulence et les cheveux rappellent toutes les photos d'elle que j'ai vues.


MIKAEL ET LISBETH RESTÈRENT dans le jardin une bonne heure durant, à ajuster les détails du puzzle. Ils découvrirent qu'ils avaient tous les deux, chacun de son côté, identifié Martin Vanger comme le chaînon manquant.

Lisbeth n'avait jamais vu la photo que Mikael avait laissée sur la table de cuisine. Après avoir examiné les images des caméras de surveillance, elle avait tiré la conclusion que Mikael avait entrepris quelque chose d'idiot. Elle s'était rendue à la maison de Martin Vanger par la promenade de la berge et avait regardé par toutes les fenêtres sans voir âme qui vive. Très discrètement, elle avait vérifié toutes les portes et fenêtres du rez-de-chaussée. Pour finir, elle avait grimpé jusqu'à une porte de balcon ouverte à l'étage. Il lui avait fallu du temps, et elle avait opéré avec la plus grande prudence en fouillant la maison pièce par pièce. Pour finir, elle avait trouvé l'escalier menant à la cave. Martin avait été négligent ; il avait laissé la porte de son cabinet des horreurs entrouverte et elle avait immédiatement pigé la situation.

— Et tu l'as écouté parler longtemps ?

— Pas tant que ça. Je suis arrivée quand il t'interrogeait sur ce qui était arrivé à Harriet, juste avant qu'il te suspende comme un cochon. Je vous ai laissés une minute pour monter chercher une arme. J'ai trouvé les clubs de golf dans un placard.

— Martin Vanger n'avait pas la moindre idée de ce qui était arrivé à Harriet.

— Tu le crois ?

— Oui, fit Mikael sans hésitation. Martin Vanger était plus fou qu'un putois enragé... va savoir d'où me vient cette image... mais il a reconnu tous les crimes qu'il a commis. Il parlait librement. J'ai même l'impression qu'il voulait m'impressionner. Mais en ce qui concerne Harriet, il était aussi désespérément en quête de la vérité que Henrik Vanger.

— Et alors... ça nous mène où ?

— Nous savons que Gottfried était derrière la première série de meurtres, entre 1949 et 1965.

— Oui. Et qu'il a initié Martin.

— Tu parles d'une famille tordue, dit Mikael. En fait, Martin n'avait aucune chance.

Lisbeth Salander jeta un regard étrange sur Mikael.

— Ce que Martin m'a raconté — même par bribes —, c'est que son père avait entamé son apprentissage à l'époque de sa puberté. Il a assisté au meurtre de Lea à Uddevalla en 1962. Il avait alors quatorze ans. Il a assisté au meurtre de Sara en 1964. Cette fois-là, il a participé activement. Il avait seize ans.

— Et ?

— Il m'a dit qu'il n'était pas homosexuel et qu'il n'avait jamais touché un homme — à part son père. Cela me fait dire que... eh bien, la seule conclusion qu'on peut en tirer, c'est que son père le violait. Les abus sexuels ont dû se poursuivre longtemps. Il a pour ainsi dire été initié par son père.

— Tu dis des conneries, dit Lisbeth Salander.

Sa voix était soudain dure comme du roc. Mikael la regarda, stupéfait. Le regard de Lisbeth était stable. Il n'y avait pas une once de compassion.

— Martin était en mesure de résister autant que n'importe qui. Il faisait ses choix. Il tuait et violait parce qu'il aimait ça.

— D'accord, je ne te contredis pas. Mais Martin était un garçon brimé, influencé par son père, tout comme Gottfried avait été brimé par son père, le nazi.

— Ah ouais, c'est ça, tu pars du principe que Martin n'avait aucune volonté propre et que les gens deviennent ce pour quoi ils ont été éduqués.

Mikael sourit prudemment.

— Est-ce un point sensible ?

Les yeux de Lisbeth Salander flamboyèrent soudain de colère contenue. Mikael se dépêcha de poursuivre.

— Je ne prétends pas que les gens sont uniquement influencés par leur éducation, mais je crois qu'elle joue un grand rôle. Le père de Gottfried l'a tabassé, et sérieusement, pendant des années. Ça laisse des traces.

— Tu dis des conneries, répéta Lisbeth. Gottfried n'est pas le seul môme au monde à avoir été battu. Cela ne lui donne pas carte blanche pour assassiner des femmes. C'est un choix qu'il a fait lui-même. Et c'est valable pour Martin aussi.

Mikael leva une main.

— Je ne veux pas qu'on se dispute.

— Je ne me dispute pas. Je trouve simplement pathétique qu'on attribue toujours des circonstances atténuantes aux salopards.

— D'accord. Ils ont une responsabilité personnelle. On tirera tout ça au clair plus tard. Toujours est-il que Gottfried est mort quand Martin avait dix-sept ans, et qu'il n'avait plus personne pour le guider. Il a essayé de marcher sur les traces de son père. En février 1966 à Uppsala.

Mikael se pencha en avant pour attraper une des cigarettes de Lisbeth.

— Je ne vais même pas commencer à spéculer sur les pulsions que Gottfried essayait de satisfaire, ni comment il interprétait lui-même ses agissements. Il se basait sur un baragouin biblique qu'un psychiatre saurait peut-être tirer au clair, qui parle de châtiments et de purification dans un sens ou un autre. On s'en fout. C'était un tueur en série.

Il réfléchit une seconde avant de continuer.

— Gottfried voulait tuer des femmes et il habillait les meurtres d'une sorte de raisonnement pseudo-religieux. Mais Martin n'a même pas fait semblant d'avoir une excuse. Il était organisé et il tuait de façon systématique. En outre, il avait de l'argent à consacrer à son hobby. Et il était plus malin que son papa. Chaque fois que Gottfried laissait un cadavre derrière lui, ça signifiait une enquête de police et un risque que quelqu'un remonte jusqu'à lui, ou au moins fasse le lien entre les différents meurtres.

— Martin Vanger a fait construire sa maison dans les années 1970, dit Lisbeth pensivement.

— Il me semble que Henrik a parlé de 1978. Il a probablement commandé une cave sécurisée pour des archives importantes ou quelque chose de ce genre. Il a obtenu une pièce insonorisée, sans fenêtres et avec une porte blindée.

— Il a disposé de cette pièce pendant vingt-cinq ans.

Ils se turent un moment et Mikael pensa aux atrocités qui avaient dû se dérouler dans le cadre idyllique de l'île de Hedeby pendant un quart de siècle. Lisbeth n'avait pas besoin d'imaginer, elle avait vu la collection de vidéos. Elle nota que Mikael touchait involontairement son cou.

— Gottfried haïssait les femmes et il apprenait à son fils à haïr les femmes, tout en le violant. Mais il y avait quelque chose de plus... je crois que Gottfried imaginait que ses enfants devaient partager sa vision du monde pour le moins pervertie. Quand j'ai posé la question à Martin au sujet de Harriet, sa propre sœur, il a dit : Nous avons essayé de la convaincre. Mais elle n'était qu'une pétasse ordinaire. Elle avait l'intention d'avertir Henrik.

Lisbeth hocha la tête.

— Je l'ai entendu. C'est à peu près au moment où je suis arrivée dans la cave. Et cela signifie que nous connaissons le motif du mystérieux entretien qu'elle voulait avoir avec Henrik.

Mikael plissa le front.

— Pas vraiment. Il réfléchit. Pense à la chronologie. Nous ne savons pas quand Gottfried a violé son fils la première fois, mais il a emmené Martin pour tuer Lea Persson à Uddevalla en 1962. Il s'est noyé en 1965. Avant cela, lui et Martin avaient essayé de convaincre Harriet. Qu'est-ce qu'on peut en déduire ?

— Gottfried ne s'en est pas seulement pris à Martin. Il s'est attaqué aussi à Harriet.

Mikael hocha la tête.

— Gottfried était le professeur. Martin était l'élève. Harriet était leur... eh bien, quoi, leur jouet ?

— Gottfried a appris à Martin à baiser sa sœur. Lisbeth montra les photos polaroïd. Difficile de déterminer son attitude à partir de ces deux photos puisqu'on ne voit pas son visage, sauf qu'elle essaie de se cacher de l'objectif.

— Disons que ça a commencé quand elle avait quatorze ans, en 1964. Elle s'est défendue — n'arrivait pas à accepter, disait Martin. C'était ça qu'elle menaçait de raconter. Martin n'avait sans doute pas grande latitude dans ce contexte, il s'en remettait à son père, mais Gottfried et lui avaient conclu une sorte de pacte, auquel ils essayaient d'initier Harriet.

Lisbeth acquiesça d'un hochement de tête.

— Dans tes notes, tu as écrit que Henrik Vanger avait incité Harriet à venir habiter chez lui pendant l'hiver 1964.

— Henrik avait perçu que quelque chose clochait dans sa famille. Il en attribuait la cause aux disputes et aux tiraillements entre Gottfried et Isabella, et il l'a recueillie chez lui pour qu'elle soit tranquille et qu'elle puisse se consacrer à ses études.

— Un contretemps pour Gottfried et Martin. Ils ne pouvaient plus mettre la main sur elle aussi facilement, ni contrôler sa vie. Mais de temps en temps... ça se passait où, ces abus ?

— Probablement dans la cabane de Gottfried. Je suis pratiquement certain que les photos ont été prises là-bas — ça va être facile à vérifier. La maison est parfaitement située, isolée et loin du hameau. Ensuite Gottfried a bu une fois de trop et est allé se noyer comme un con.

Lisbeth hocha pensivement la tête.

— Le père de Harriet avait ou essayait d'avoir des relations sexuelles avec elle, mais je parie qu'il ne l'a pas initiée aux meurtres.

C'était un point faible, Mikael le comprit. Harriet avait noté les noms des victimes de Gottfried et les avait associés à des citations bibliques, mais son intérêt pour la Bible ne s'était manifesté que la dernière année, alors que Gottfried était déjà mort. Il réfléchit un moment en essayant de trouver une explication logique.

— Et puis, un jour, Harriet a découvert que Gottfried n'était pas seulement un père incestueux mais aussi un tueur en série fou furieux, dit-il.

— Nous ne savons pas quand elle a découvert les meurtres. Peut-être juste avant la noyade de Gottfried, mais peut-être aussi après, s'il tenait un journal intime ou s'il avait conservé des coupures de journaux sur les meurtres. Quelque chose qui l'a mise sur la piste.

— Mais ce n'était pas ça qu'elle menaçait de raconter à Henrik, renchérit Mikael.

— C'était Martin, dit Lisbeth. Son père était mort, mais Martin continuait à la harceler.

— Exactement. Mikael hocha la tête.

— Mais elle a mis un an avant de dégainer.

— Qu'est-ce que tu ferais si tu découvrais tout à coup que ton papa était un tueur en série qui baisait ton frangin ?

— Je massacrerais cette ordure, dit Lisbeth d'une voix si glaciale que Mikael comprit qu'elle ne plaisantait pas. Il se remémora soudain son visage quand elle avait sauté sur Martin Vanger. Il afficha un sourire dépourvu de joie.

— D'accord, mais Harriet n'était pas toi. Gottfried est mort en 1965, avant qu'elle ait eu le temps de faire quoi que ce soit. C'est logique. A la mort de Gottfried, Isabella a envoyé Martin à Uppsala. Il rentrait peut-être à la maison pour Noël et certaines vacances, mais au cours de l'année qui a suivi il n'a pas croisé Harriet très souvent. Elle a pu prendre un certain recul.

— Et elle s'est mise à étudier la Bible.

— Et à la lumière de ce que nous savons aujourd'hui, ça n'a pas forcément été pour des raisons religieuses. Elle voulait peut-être tout simplement comprendre ce qu'avait fabriqué son père. Elle a réfléchi jusqu'à la fête des Enfants en 1966. Et là, brusquement, elle voit son frère débouler dans la rue de la Gare et elle comprend que cela va recommencer. Nous ne savons pas s'ils ont parlé et s'il a dit quelque chose. Quoi qu'il en soit, Harriet a estimé urgent de rentrer vite à la maison pour parler à Henrik.

— Et ensuite elle a disparu.


UNE FOIS REPASSÉ AINSI LE DÉROULEMENT des événements, le puzzle fonctionnait. Mikael et Lisbeth firent leurs bagages. Avant de partir, Mikael appela Dirch Frode et expliqua que Lisbeth et lui devaient quitter Hedeby un certain temps, mais qu'il voulait absolument saluer Henrik Vanger avant de partir.

Mikael voulut savoir ce que Frode avait raconté à Henrik. La voix de l'avocat semblait si stressée que Mikael se fit du souci pour lui. Il fallut un moment à Frode pour avouer qu'il avait seulement raconté que Martin était mort dans un accident de voiture.

Mikael se garait devant l'hôpital de Hedestad quand le tonnerre gronda de nouveau dans un ciel rempli de lourds nuages de pluie. Il sentit les premières gouttes sur le parking et il hâta le pas.

Henrik Vanger était en robe de chambre, assis à une table devant la fenêtre de sa chambre. La maladie l'avait sans aucun doute marqué, mais le vieil homme avait retrouvé des couleurs et il semblait être en voie de rétablissement. Ils se serrèrent la main. Mikael demanda à l'infirmière particulière de les laisser quelques minutes.

— Tu n'es pas venu me voir, dit Henrik Vanger.

Mikael hocha la tête.

— C'était exprès. Ta famille refuse de me voir ici, mais aujourd'hui tout le monde est auprès d'Isabella.

— Pauvre Martin, dit Henrik.

— Henrik. Tu m'as demandé de trouver la vérité sur ce qui est arrivé à Harriet. T'attendais-tu à ce que la vérité soit indolore ?

Le vieil homme le regarda. Puis ses yeux s'élargirent.

— Martin ?

— Il fait partie de l'histoire.

Henrik Vanger ferma les yeux.

— Maintenant il faut que je te pose une question.

— Laquelle ?

— Tu tiens toujours à savoir ce qui s'est passé ? Même si ça va faire mal et même si la vérité est pire que ce que tu as pu imaginer ?

Henrik Vanger regarda Mikael longuement. Puis il hocha la tête.

— Je veux savoir. C'est le but de ta mission.

— D'accord. Je crois savoir ce qui est arrivé à Harriet. Mais il me manque un dernier morceau du puzzle avant que j'aie fini.

— Raconte.

— Non. Pas aujourd'hui. Ce que je veux que tu fasses maintenant, c'est continuer à te reposer. Le docteur dit que l'alerte est passée et que tu es en voie de guérison.

— Ne me traite pas comme un enfant.

— Je n'ai pas encore fini mon enquête. En ce moment je n'en suis qu'à des suppositions. Je vais me lancer à la poursuite du dernier morceau du puzzle. La prochaine fois que tu me verras, je te raconterai toute l'histoire. Cela peut prendre un peu de temps. Mais je veux que tu saches que je reviendrai et que tu sauras la vérité.


LISBETH COUVRIT LA MOTO d'une bâche, la laissa du côté ombragé de la maison et s'installa avec Mikael dans sa voiture d'emprunt. L'orage avait redoublé de vigueur et, au sud de Gävle, ils essuyèrent une averse si forte que Mikael distinguait à peine la route devant lui. Il préféra jouer la prudence et s'arrêta à une station-service. Ils prirent un café en attendant que la pluie se calme, et ils n'arrivèrent à Stockholm que vers 19 heures. Mikael donna à Lisbeth le code de son immeuble et la déposa à une station de métro. Son appartement lui parut étranger quand il y entra.

Il joua de l'aspirateur et du chiffon pendant que Lisbeth passait voir Plague à Sundbyberg. Elle frappa chez Mikael vers minuit et consacra dix minutes à examiner le moindre recoin de l'appartement. Puis elle resta un long moment devant les fenêtres à regarder la vue sur Slussen.

Des placards et des étagères de chez Ikea servaient de séparation au côté chambre du loft. Ils se déshabillèrent et dormirent quelques heures.


QUAND ILS ATTERRIRENT A GATWICK vers midi le lendemain, ils furent accueillis par la pluie. Mikael avait réservé une chambre à l'hôtel James près de Hyde Park, un excellent hôtel comparé à tous les taudis de Bayswater où il s'était toujours retrouvé lors de ses autres visites à Londres. La facture passa sur le compte frais fixes de Dirch Frode.

A 17 heures, un homme d'une trentaine d'années les retrouva au bar de l'hôtel. Il était presque chauve, avait une barbe blonde et il était vêtu d'une veste trop large, d'un jean et de chaussures de pont.

— Wasp ? demanda-t-il.

— Trinity ? fit-elle. Ils se saluèrent d'un hochement de tête. Il ne demanda pas comment Mikael s'appelait.

Le partenaire de Trinity fut présenté comme Bob the Dog. Il attendait dans un vieux Combi Volkswagen au coin de la rue. Ils montèrent par la porte latérale et s'assirent sur des strapontins. Tandis que Bob louvoyait dans la circulation londonienne, Wasp et Trinity discutèrent.

— Plague m'a dit qu'il s'agit d'un crash-bangjob.

— Ecoute téléphonique et contrôle des e-mails dans un ordinateur. Cela peut être très rapide ou bien prendre quelques jours, ça dépend de la pression qu'il mettra. Lisbeth agita le pouce en direction de Mikael. Vous y arriverez ?

— Les chiens ont-ils des puces ? répondit Trinity.


ANITA VANGER HABITAIT une petite maison dans une rangée proprette de St. Albans au nord de Londres, un trajet en voiture d'un peu plus d'une heure. Du Combi, ils la virent arriver et ouvrir sa porte à 19 heures. Ils attendirent qu'elle se soit douchée, qu'elle ait mangé un morceau et se soit installée devant la télé, avant que Mikael sonne à la porte.

Une copie pratiquement conforme de Cécilia Vanger ouvrit, le visage formant un point d'interrogation poli.

— Bonjour Anita. Je m'appelle Mikael Blomkvist. Henrik Vanger m'a demandé de passer vous voir. Je suppose que vous avez entendu la nouvelle concernant Martin.

Son visage passa de la surprise à la vigilance. Dès qu'elle entendit le nom, elle sut exactement qui était Mikael Blomkvist. Elle était en contact avec Cécilia Vanger, qui avait vraisemblablement exprimé une certaine irritation vis-à-vis de Mikael. Mais le nom de Henrik Vanger signifiait qu'elle était obligée d'ouvrir la porte. Elle invita Mikael à s'installer dans le salon. Il regarda autour de lui. L'intérieur d'Anita Vanger était meublé avec goût par une personne qui avait de l'argent et une vie professionnelle mais qui restait assez discrète. Il remarqua une lithographie signée Anders Zorn au-dessus d'une cheminée transformée en radiateur à gaz.

— Je suis désolé de venir vous déranger sans prévenir, je me trouvais à Londres et j'ai essayé de vous appeler dans la journée.

— Je comprends. C'est à quel sujet ? La voix était sur la défensive.

— Avez-vous l'intention de vous rendre aux obsèques ?

— Non, Martin et moi n'étions pas très proches et je ne peux pas me libérer.

Mikael hocha la tête. Anita Vanger avait fait de son mieux pour rester à l'écart de Hedestad pendant trente ans. Depuis que son père était revenu sur l'île de Hedeby, elle n'y avait pratiquement pas mis les pieds.

— Je veux savoir ce qui est arrivé à Harriet Vanger. L'heure de la vérité est venue.

— Harriet ? Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

Mikael fit une moue signifiant qu'il n'était pas prêt à tout gober.

— Vous étiez l'amie la plus proche de Harriet dans la famille. C'est vers vous qu'elle s'est tournée pour raconter son épouvantable récit.

— Vous êtes complètement cinglé, dit Anita Vanger.

— Vous avez probablement raison, dit Mikael d'une voix légère. Anita, vous vous trouviez dans la chambre de Harriet ce jour-là. J'ai des photos qui le prouvent. Dans quelques jours je vais faire un rapport à Henrik et ensuite il prendra la relève. Pourquoi ne pas me raconter ce qui s'est passé ?

Anita Vanger se leva.

— Sortez immédiatement de chez moi.

Mikael se leva.

— D'accord, mais tôt ou tard, vous serez obligée de me parler.

— Je n'ai rien à vous dire.

— Martin est mort, dit Mikael fermement. Vous n'avez jamais aimé Martin. Je crois que vous êtes venue vivre à Londres non seulement pour être débarrassée de votre père mais aussi pour ne pas avoir à rencontrer Martin. Cela veut dire que vous aussi vous étiez au courant, et la seule à avoir pu raconter était Harriet. La question est de savoir ce que vous avez fait après avoir appris.

Anita Vanger claqua la porte au nez de Mikael.


LISBETH SALANDER ADRESSA un sourire satisfait à Mikael tout en le débarrassant du microphone qu'il avait sous la chemise.

— Elle a soulevé le combiné dans les trente secondes après avoir claqué la porte, dit Lisbeth.

— L'indicatif du pays est celui de l'Australie, rapporta Trinity en reposant les écouteurs sur le petit bureau dans le Combi. Il faut que je vérifie à quoi correspond l'area code.

Il pianota sur son ordinateur portable.

— Voilà, elle a appelé ce numéro, il correspond à un téléphone dans une localité nommée Tennant Creek, au nord d'Alice Springs, dans le Territoire-du-Nord. Tu veux écouter la conversation ?

Mikael fit oui de la tête.

— Quelle heure est-il en Australie en ce moment ?

— Environ 5 heures du matin. Trinity démarra le lecteur numérique et brancha un haut-parleur. Mikael put compter huit signaux d'appel avant qu'on décroche à l'autre bout. La conversation était en anglais.

— Salut. C'est moi.

— Hmm, c'est vrai que je suis matinale, mais...

— Je voulais t'appeler hier... Martin est mort. Il s'est tué en voiture avant-hier.

Silence. Puis quelque chose qui ressemblait à un toussotement mais qu'on pouvait interpréter comme « Tant mieux ».

— Mais il y a un problème. Un journaliste détestable que Henrik a embauché est passé chez moi il y a cinq minutes. Il pose des questions sur ce qui s'est passé en 1966. Il sait quelque chose.

Silence encore. Puis une voix suppliante.

— Anita. Raccroche maintenant. Il faut qu'on coupe tout contact pendant quelque temps.

— Mais...

— Ecris-moi des lettres. Tiens-moi au courant de ce qui se passe. Puis la conversation fut coupée.

— Futée, la nana ! dit Lisbeth Salander avec de l'admiration dans la voix.

Ils revinrent à l'hôtel un peu avant 23 heures. La réception se chargea de réserver des places sur le premier vol possible pour l'Australie. Dans le quart d'heure, ils obtinrent des places dans un avion qui partirait à 19 h 05 le lendemain soir à destination de Canberra, Nouvelle-Galles-du-Sud.

Une fois tous les détails réglés, ils s'écroulèrent dans le lit.


C'ÉTAIT LA PREMIÈRE VISITE de Lisbeth Salander à Londres, et ils passèrent la matinée à baguenauder de Tottenham Court Road à Soho. Ils s'arrêtèrent boire un caffè latte à Old Compton Street. Vers 15 heures, ils repassèrent à l'hôtel prendre leurs bagages. Pendant que Mikael payait la note, Lisbeth alluma son téléphone portable et vit qu'elle avait un SMS.

— Dragan Armanskij veut que je l'appelle.

Elle emprunta un téléphone à la réception et appela son chef. Mikael se tenait en retrait, et il vit soudain Lisbeth se tourner vers lui, le visage figé. Il fut immédiatement à son côté.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

— Maman est morte. Il faut que je rentre. Lisbeth avait l'air tellement désespérée que Mikael la prit dans ses bras. Elle le repoussa.

Ils burent un café au bar. Quand Mikael avança qu'il allait changer leurs réservations pour l'Australie et qu'il allait l'accompagner à Stockholm, elle secoua la tête.

— Non, fit-elle sèchement. Il ne faut pas qu'on merde le boulot maintenant. Tu iras tout seul en Australie.

Ils se séparèrent devant l'hôtel et prirent chacun leur bus pour leur avion.

26 MARDI 15 JUILLET — JEUDI 17 JUILLET

MIKAEL PRIT UN VOL DOMESTIQUE de Canberra à Alice Springs, seule possibilité qui s'offrait à lui après son arrivée tard dans l'après-midi. Ensuite, il avait le choix entre un charter privé et une voiture de location pour les quatre cents kilomètres restants. Il choisit la voiture.

Une personne inconnue qui portait le nom biblique de Joshua, et qui faisait partie du réseau Web international de Plague ou peut-être de Trinity, avait laissé une enveloppe à l'attention de Mikael au bureau d'accueil à l'aéroport de Canberra.

Le numéro de téléphone qu'Anita avait appelé correspondait à quelque chose nommé Cochran Farm. Une note brève étoffait le renseignement — littéralement parlant ; il s'agissait d'un élevage de moutons.

Un résumé pioché sur Internet fournissait des détails sur l'élevage des moutons en Australie.

Le pays compte 18 millions d'habitants, dont 53 000 éleveurs de moutons qui gèrent environ 120 millions de bêtes. A elle seule l'exportation de la laine draine plus de 3,5 milliards de dollars par an. A laquelle s'ajoute l'exportation de 700 millions de tonnes de viande de mouton, plus des peaux pour l'industrie du vêtement. La production de viande et de laine est une des branches économiques les plus importantes du pays.

Cochran Farm, fondée en 1891 par un certain Jeremy Cochran, était la cinquième plus grande exploitation agricole d'Australie avec environ 60 000 merino sheep, dont la laine était considérée comme particulièrement excellente.

A part les moutons, la ferme élevait aussi des vaches, des cochons et des poulets.

Mikael constata que Cochran Farm était une très grande entreprise avec un chiffre d'affaires annuel impressionnant, fondé sur l'exportation entre autres vers les Etats-Unis, le Japon, la Chine et l'Europe.

Les biographies fournies étaient encore plus fascinantes.

En 1972, Cochran Farm était passée en héritage d'un Raymond Cochran à un Spencer Cochran, formé à Oxford en Angleterre. Spencer était décédé en 1994, et depuis la ferme était dirigée par sa veuve. Elle figurait sur une photo floue de faible résolution qui avait été téléchargée du site de Cochran Farm sur Internet et qui montrait une femme blonde aux cheveux courts. Elle avait le visage à moitié détourné et elle était en train de caresser un agneau. Selon Joshua, le couple s'était marié en Italie en 1971.

Elle s'appelait Anita Cochran.


MIKAEL PASSA LA NUIT dans un trou perdu et desséché au nom porteur d'espoir : Wannado. Au pub du coin, il mangea de la viande de mouton rôtie et éclusa trois pints avec des talents locaux qui l'appelaient mate et qui parlaient avec un drôle d'accent. Il avait l'impression d'avoir débarqué en plein tournage de Crocodile Dundee.

Avant de s'endormir tard dans la nuit, il appela Erika Berger à New York.

— Je suis désolé, Ricky, mais j'ai été tellement pris que je n'ai pas eu le temps d'appeler.

— Mais qu'est-ce qui se passe à Hedestad, bon sang ?! explosa-t-elle. Christer m'a appelée pour dire que Martin Vanger est mort dans un accident de voiture.

— C'est une longue histoire.

— Et pourquoi tu ne réponds pas au téléphone ? Ça fait des jours et des jours que je n'arrête pas de t'appeler.

— Ça ne capte pas d'ici.

— Tu es où, là ?

— En ce moment, environ à deux cents kilomètres au nord d'Alice Springs. En Australie, par conséquent.

Mikael avait rarement réussi à surprendre Erika. Cette fois-ci elle resta muette pendant près de dix secondes.

— Et qu'est-ce que tu fais en Australie ? Si je peux me permettre.

— Je suis en train de terminer le boulot. Je serai de retour en Suède dans quelques jours. Je t'appelais simplement pour raconter que la mission pour Henrik Vanger est bientôt terminée.

— Tu veux dire que tu as trouvé ce qui est arrivé à Harriet ?

— Il semble que oui.


IL ARRIVA A COCHRAN FARM vers midi le lendemain, pour apprendre qu'Anita Cochran se trouvait dans un district de production à un endroit nommé Makawaka et situé cent vingt kilomètres plus à l'ouest.

Il était 16 heures quand Mikael trouva la localité après avoir sillonné un grand nombre de backroads. Il s'arrêta devant une grille où une bande de fermiers s'étaient rassemblés autour du capot d'une jeep pour manger un morceau. Mikael descendit, se présenta et expliqua qu'il cherchait Anita Cochran. Les gars se tournèrent vers un homme musclé d'une trentaine d'années, apparemment celui de la bande qui prenait les décisions. Il était torse nu et bronzé sauf là où son tee-shirt avait laissé des marques blanches. Il portait un chapeau de cow-boy.

— Well, mate, le boss se trouve à une dizaine de bornes par là, dit-il en faisant un geste du pouce.

Il regarda la voiture de Mikael avec scepticisme et ajouta que ce n'était pas forcément une bonne idée de poursuivre la route avec ce joujou japonais. Pour finir, l'athlète bronzé dit que de toute façon il devait y aller et qu'il pouvait emmener Mikael dans sa jeep, de loin le seul véhicule adapté au genre de terrain qui les attendait. Mikael remercia et prit soin d'emporter le sac avec son ordinateur portable.


L'HOMME DIT QU'IL S'APPELAIT JEFF et raconta qu'il était le studs manager at the station. Mikael demanda une traduction. Jeff le regarda d'un air bizarre et constata que Mikael ne devait pas être du pays. Il expliqua que studs manager était à peu près l'équivalent d'un chef d'agence dans une banque, sauf qu'il traitait avec des moutons et que station était le mot australien pour « ranch ».

Ils continuèrent à bavarder pendant que Jeff manœuvrait la jeep avec bonhomie à vingt kilomètres à l'heure dans une pente impressionnante menant au fond d'un ravin. Mikael remercia sa bonne étoile de ne pas avoir essayé de poursuivre avec sa voiture de location. Il demanda ce qui se trouvait en bas du ravin et apprit qu'il y avait des pâturages pour 700 moutons.

— Si j'ai bien compris, Cochran Farm est une très grosse exploitation.

— On est une des plus grandes en Australie, répondit Jeff avec une certaine fierté dans la voix. On a environ 9 000 moutons ici dans le district de Makawaka, mais on a aussi des stations en Nouvelle-Galles-du-Sud et en Australie-Occidentale. En tout, on a plus de 63 000 moutons.

Ils sortirent du ravin sur un terrain vallonné mais plus doux. Soudain Mikael entendit des coups de feu. Il vit des cadavres de moutons, de grands brasiers et une douzaine d'ouvriers agricoles. Tous semblaient avoir des carabines dans les mains. Ces gens procédaient manifestement à l'abattage des bêtes.

Malgré lui, Mikael fit l'association avec les agneaux du sacrifice biblique.

Puis il vit une femme en jean et chemise à carreaux blanc et rouge avec des cheveux blonds et courts. Jeff se gara à quelques mètres d'elle.

— Hi boss. We got a tourist, fit-il.

Mikael descendit de la jeep et la regarda. Elle lui rendit son regard, les yeux interrogateurs.

— Bonjour Harriet. Ça fait un bail qu'on ne s'est pas vus, dit Mikael en suédois.

Aucun des hommes qui travaillaient pour Anita Cochran ne comprit ce qu'il lui disait, mais ils purent voir sa réaction. Elle fit un pas en arrière, l'air paniquée. Les hommes d'Anita Cochran eurent instantanément un réflexe de protection de leur patronne. Ils la virent blêmir, cessèrent de rigoler et se dressèrent, prêts à s'interposer entre elle et cet étranger bizarre qui manifestement lui causait du désagrément. L'amabilité de Jeff s'était totalement envolée lorsqu'il fit un pas en direction de Mikael.

Mikael se rendit compte qu'il se trouvait dans un terrain inaccessible à l'autre bout de la planète, entouré d'une bande d'éleveurs de moutons ruisselants de sueur avec des carabines dans les mains. Un mot d'Anita Cochran et ils le trufferaient de plomb.

Puis l'instant passa. Harriet Vanger leva la main dans un geste apaisant et les hommes reculèrent. Elle s'approcha de Mikael et croisa son regard. Elle était trempée de sueur et son visage était sale. Mikael remarqua que ses cheveux blonds avaient des racines plus sombres. Elle était plus âgée et son visage émacié, mais elle était devenue exactement la belle femme que sa photo de confirmation laissait présager.

— Nous nous sommes déjà rencontrés ? demanda Harriet Vanger.

— Oui. Je m'appelle Mikael Blomkvist. Tu étais ma baby-sitter un été quand j'avais trois ans. Tu en avais douze ou treize à l'époque.

Quelques secondes s'écoulèrent avant que son regard s'illumine et Mikael vit que soudain elle s'en souvenait. Elle avait l'air stupéfaite.

— Qu'est-ce que tu veux ?

— Harriet, je ne suis pas ton ennemi. Je ne suis pas ici pour te faire du mal. Mais il faut qu'on parle.

Elle se tourna vers Jeff et lui dit de la remplacer, puis elle fit signe à Mikael de la suivre. Ils marchèrent environ deux cents mètres jusqu'à un groupe de tentes de toile blanche dans un petit bosquet. Elle indiqua une chaise pliante devant une table bancale, versa de l'eau dans une bassine et se rinça le visage, s'essuya, puis entra dans la tente pour changer de chemise. Elle prit deux bières dans une glacière et s'assit en face de Mikael.

— Ça y est. Alors je t'écoute, maintenant.

— Pourquoi vous tuez les moutons ?

— Nous avons affaire à une épidémie. La plupart de ces moutons sont probablement en très bonne santé, mais nous ne pouvons pas risquer que ça se propage. Nous allons être obligés d'abattre plus de 600 moutons cette semaine. Je ne suis donc pas de très bonne humeur.

Mikael hocha la tête.

— Ton frère s'est tué en voiture il y a quelques jours.

— J'ai appris ça.

— De la bouche d'Anita Vanger quand elle t'a appelée.

Elle le scruta du regard un long moment. Puis elle hocha la tête. Elle avait compris qu'il était vain de nier des évidences.

— Comment m'as-tu trouvée ?

— Nous avons mis le téléphone d'Anita sur écoute. Mikael, lui aussi, estima qu'il n'avait aucune raison de mentir. J'ai rencontré ton frère quelques minutes avant qu'il décède.

Harriet Vanger fronça les sourcils. Il croisa son regard. Puis il retira le foulard ridicule qu'il avait mis, baissa le col et montra la trace du nœud coulant. C'était rouge vif et il garderait probablement une cicatrice en souvenir de Martin Vanger.

— Ton frère m'avait suspendu dans un nœud coulant quand ma partenaire est arrivée pour foutre la raclée de sa vie à ce salopard.

Quelque chose s'alluma dans les yeux de Harriet.

— Je crois qu'il vaut mieux que tu racontes l'histoire depuis le début.


IL FALLUT PLUS D'UNE HEURE pour tout dire. Mikael commença par raconter qui il était et résuma ses déboires professionnels. Il décrivit ensuite comment Henrik Vanger lui avait donné cette mission et pourquoi ça tombait bien pour lui d'aller s'installer à Hedeby. Il parla de l'enquête de police aboutissant à des impasses et il raconta comment Henrik avait mené son enquête personnelle durant toutes ces années, persuadé que quelqu'un de la famille avait assassiné Harriet. Il démarra son ordinateur et expliqua comment il avait trouvé les photos de la rue de la Gare et comment lui et Lisbeth avaient commencé à rechercher un tueur en série qui s'était avéré être deux individus.

Tandis qu'il parlait, le crépuscule tomba. Les hommes se préparèrent pour la soirée, des feux de camp furent allumés et des marmites se mirent à mijoter. Mikael remarqua que Jeff restait à proximité de sa patronne et qu'il gardait un œil méfiant sur Mikael. Le cuisinier servit Harriet et Mikael. Ils s'ouvrirent une autre bière chacun. Quand Mikael eut terminé son récit, Harriet garda le silence un moment.

— Mon Dieu, dit-elle.

— Tu as loupé le meurtre d'Uppsala.

— Je ne l'ai même pas cherché. J'étais tellement soulagée que mon père soit mort et que la violence soit terminée. Il ne m'est jamais venu à l'esprit que Martin... Elle se tut. Je suis contente qu'il soit mort.

— Je te comprends.

— Mais ton récit n'explique pas comment vous avez compris que j'étais en vie.

— Une fois que nous avions trouvé ce qui s'était passé, il n'était pas très difficile de déduire la suite. Pour pouvoir disparaître, tu avais forcément eu besoin d'aide. Anita Vanger était ta confidente et la seule qui pouvait te l'apporter. Vous étiez amies et elle avait passé l'été avec toi. Vous aviez habité dans la maisonnette de Gottfried. Si tu t'étais confiée à quelqu'un, c'était forcément à elle — et elle venait de passer son permis de conduire.

Harriet Vanger le regarda avec un visage neutre.

— Et maintenant que tu sais que je suis en vie, qu'est-ce que tu vas faire ?

— Je vais le raconter à Henrik. Il mérite de le savoir.

— Et ensuite ? Tu es journaliste.

— Harriet, je n'ai pas l'intention de te dénoncer aux médias. J'ai déjà commis tant de fautes professionnelles dans cette salade que l'Association des journalistes m'exclurait probablement s'ils étaient au courant. Il essaya de plaisanter. Une faute de plus ou de moins n'y change rien et je ne veux pas porter préjudice à mon ancienne baby-sitter.

Elle n'eut pas l'air de trouver ça drôle.

— Combien de personnes connaissent la vérité ?

— Que tu es en vie ? En cet instant, il n'y a que toi, moi, Anita et ma partenaire Lisbeth. Dirch Frode connaît environ deux tiers de l'histoire, mais il croit toujours que tu es décédée en 1966.

Harriet Vanger sembla réfléchir à quelque chose. Elle fixa l'obscurité au-delà du camp. Mikael eut de nouveau la désagréable sensation de se trouver dans une situation exposée et il se rappela que Harriet Vanger avait une carabine appuyée contre la toile de la tente à portée de main.

Puis il se secoua et cessa de gamberger. Il changea de sujet de conversation.

— Mais comment est-ce que tu as fait pour devenir éleveuse de moutons en Australie ? J'ai déjà compris qu'Anita Vanger t'a permis de quitter l'île, probablement dans le coffre de sa voiture quand le pont a été rouvert le lendemain de l'accident.

— En fait, j'étais simplement allongée par terre à l'arrière de la voiture avec une couverture sur moi. Mais personne n'a regardé. J'avais dit à Anita que je devais m'enfuir. Tu as bien deviné, je m'étais confiée à elle. Elle m'a aidée et elle a été une amie loyale pendant toutes ces années.

— Comment est-ce que tu t'es retrouvée en Australie ?

— D'abord j'ai habité la chambre d'étudiante d'Anita à Stockholm pendant quelques semaines avant de quitter la Suède. Anita avait de l'argent personnel qu'elle m'a généreusement prêté. Elle m'a aussi donné son passeport. Nous nous ressemblions et tout ce que j'ai eu à faire était de me décolorer les cheveux pour devenir blonde. Pendant quatre ans, j'ai habité un couvent en Italie — je n'étais pas nonne, il existe des couvents où on peut louer des cellules pour pas cher afin de rester en paix avec ses pensées. Ensuite j'ai rencontré Spencer Cochran par hasard. Il avait quelques années de plus que moi, il venait de terminer ses études en Angleterre et se baladait en Europe. Je suis tombée amoureuse. Lui aussi. Ce n'était pas plus compliqué que ça. Anita Vanger s'est mariée avec lui en 1971. Je ne l'ai jamais regretté. C'était un homme merveilleux. Malheureusement, il est décédé il y a huit ans, et je me suis soudain retrouvée propriétaire de l'exploitation.

— Mais le passeport — quelqu'un aurait dû se rendre compte qu'il y avait deux Anita Vanger ?

— Non, pourquoi ? Une Suédoise qui s'appelle Anita Vanger et qui est mariée avec Spencer Cochran. Qu'elle habite à Londres ou en Australie n'a aucune importance. A Londres, elle est l'épouse séparée de Spencer Cochran. En Australie, elle est son épouse tout à fait normale. Les registres entre Canberra et Londres ne sont pas harmonisés. Sans oublier que j'ai obtenu un passeport australien au nom de Cochran. C'est un arrangement qui fonctionne à merveille. Le plan ne pouvait capoter que si Anita avait voulu se marier. Mon mariage est inscrit dans l'état civil suédois.

— Mais elle ne l'a jamais fait.

— Elle dit qu'elle n'a jamais trouvé quelqu'un. Mais je sais qu'elle s'en est abstenue pour moi. Elle a été une véritable amie.

— Qu'est-ce qu'elle faisait dans ta chambre ?

— Je n'étais pas très rationnelle ce jour-là. J'avais peur de Martin, mais tant qu'il se trouvait à Uppsala, je pouvais mettre le problème de côté. Puis je l'ai vu là, tout à coup, dans la rue à Hedestad et j'ai compris que je ne serais jamais en sécurité pendant toute ma vie. J'ai hésité entre raconter à Henrik et m'enfuir. Henrik n'a pas eu le temps de me parler, et j'ai erré sans but dans le hameau. Je comprends évidemment que pour tout le monde l'accident du pont occultait tout le reste, mais ce n'était pas mon cas. J'avais mes propres problèmes et j'avais à peine conscience de l'accident. Tout semblait irréel. Puis j'ai croisé Anita, qui logeait dans une annexe chez Gerda et Alexander. C'est alors que je me suis décidée et lui ai demandé de m'aider. Je suis restée chez elle tout le temps, je n'osais même pas sortir. Mais il y avait une chose que je devais emporter — j'avais écrit tout ce qui s'était passé dans un journal intime, et j'avais besoin de vêtements. Anita est allée me les chercher.

— Et je suppose qu'elle n'a pas résisté à la tentation d'ouvrir la fenêtre pour regarder l'accident. Mikael réfléchit un moment. Ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi tu n'es pas allée voir Henrik comme tu en avais l'intention.

— Qu'est-ce que tu crois ?

— En fait, je n'en sais rien. Je suis persuadé que Henrik t'aurait aidée. Martin aurait immédiatement été mis hors d'état de nuire et Henrik ne t'aurait évidemment pas trahie. Il aurait mené l'affaire avec discrétion, en le dirigeant vers une sorte de thérapie ou de traitement.

— Tu n'as pas compris ce qui se passait.

Jusque-là, Mikael avait seulement parlé de l'abus sexuel de Gottfried sur Martin, en laissant le rôle de Harriet en suspens.

— Gottfried s'en est pris à Martin, dit Mikael prudemment. Je soupçonne qu'il s'en est aussi pris à toi.


HARRIET VANGER NE REMUA PAS le moindre muscle. Puis elle respira profondément et se cacha le visage dans les mains. En moins de trois secondes, Jeff était à côté d'elle pour demander si tout était all right. Harriet Vanger le regarda et lui adressa un tout petit sourire. Puis elle surprit Mikael en se levant et en allant serrer son studs manager dans les bras et en lui faisant une bise sur la joue. Elle se tourna vers Mikael, le bras autour de l'épaule de Jeff.

— Jeff, je te présente Mikael, un vieil... ami d'autrefois. Il m'apporte des problèmes et des mauvaises nouvelles, mais il ne faut jamais tuer le messager. Mikael, je te présente Jeff Cochran. Mon fils aîné. J'ai un autre fils aussi et une fille.

Mikael hocha la tête. Jeff avait une trentaine d'années. Harriet Vanger avait dû tomber enceinte assez vite après son mariage avec Spencer Cochran. Il se leva, tendit la main à Jeff et dit qu'il était désolé d'avoir ébranlé sa mère, mais que malheureusement c'était nécessaire. Harriet échangea quelques mots avec Jeff, puis elle le renvoya. Elle se rassit avec Mikael et sembla prendre une décision.

— Finis les mensonges. Je suppose que c'est terminé. J'attends en quelque sorte ce jour depuis 1966. Pendant de nombreuses années, mon angoisse était que quelqu'un s'adresse à moi avec mon vrai nom. Et tu sais quoi — tout à coup ça m'est égal. Mon crime est prescrit. Et je m'en fous de ce que les gens peuvent penser.

— Quel crime ? demanda Mikael.

Elle le fixa droit dans les yeux, mais il ne comprenait toujours pas de quoi elle parlait.

— J'avais seize ans. J'avais peur. J'avais honte. J'étais désespérée. J'étais seule. Il n'y avait qu'Anita et Martin qui connaissaient la vérité. A Anita, j'avais raconté les abus sexuels, mais je n'avais pas pu me résoudre à raconter que mon père était aussi un psychopathe tueur de femmes. Anita ne l'a jamais su. En revanche, je lui avais avoué le crime que j'avais moi-même commis et qui était suffisamment horrible pour qu'en fin de compte je n'aie pas osé le raconter à Henrik. J'ai demandé à Dieu qu'il me pardonne. Et je me suis cachée dans un couvent pendant plusieurs années.

— Harriet, ton père était un violeur et un assassin. Tu n'étais coupable de rien là-dedans.

— Je le sais. Mon père a abusé de moi pendant un an. Je faisais tout pour éviter qu'il... mais il était mon père et je ne pouvais pas brusquement refuser d'avoir quoi que ce soit à faire avec lui sans expliquer pourquoi. Alors j'ai souri et j'ai joué la comédie, j'ai essayé de faire comme si tout était normal et j'ai veillé à ce qu'il y ait d'autres personnes quand je le rencontrais. Ma mère savait ce qu'il faisait, mais elle s'en fichait.

— Isabella savait ? s'exclama Mikael consterné.

La voix de Harriet Vanger se durcit.

— Bien sûr qu'elle savait. Il ne se passait rien dans notre famille sans qu'Isabella soit au courant. Mais elle ne prêtait jamais attention aux choses désagréables ou qui pouvaient la discréditer. Mon père aurait pu me violer dans le salon devant ses yeux sans qu'elle le voie. Elle était incapable de reconnaître que quelque chose n'allait pas dans ma vie ou dans la sienne.

— Je l'ai rencontrée. C'est une vipère.

— Elle l'a été toute sa vie. J'ai souvent réfléchi à leur relation, entre elle et mon père. J'ai compris que depuis ma naissance ils n'avaient que rarement ou plus du tout de relations sexuelles. Mon père avait des femmes, mais bizarrement il avait peur d'Isabella. Il s'éloignait d'elle mais il ne pouvait pas divorcer.

— On ne divorce pas dans la famille Vanger.

Elle rit pour la première fois.

— Non, en effet. Toujours est-il que je n'arrivais pas à me résoudre à raconter. Le monde entier aurait été au courant. Mes camarades de classe, tout le monde dans la famille...

Mikael posa sa main sur celle de Harriet.

— Harriet, je suis sincèrement désolé.

— J'avais quatorze ans quand il m'a violée pour la première fois. Régulièrement, il m'emmenait dans sa cabane. A plusieurs reprises, Martin était là aussi. Il nous forçait tous les deux à lui faire des choses. Et il me tenait par les bras pour que Martin puisse se... satisfaire sur moi. Et après la mort de mon père, Martin était prêt à reprendre son rôle. Il s'attendait à ce que je devienne sa maîtresse et il trouvait normal que je me soumette. Et à ce stade je n'avais plus le choix. J'étais obligée de faire ce que disait Martin. Je m'étais débarrassée d'un bourreau pour atterrir entre les griffes d'un autre, et tout ce que je pouvais faire était de veiller à ne jamais me trouver seule avec lui.

— Henrik aurait...

— Tu ne comprends toujours pas.

Elle avait élevé la voix. Mikael vit les hommes des tentes à côté se tourner vers eux. Elle baissa de nouveau la voix et se pencha vers lui.

— Tu as toutes les cartes, maintenant. A toi de tirer les conclusions.

Elle se leva et alla chercher deux autres bières. Quand elle revint, Mikael lui dit un seul mot.

— Gottfried ?

Elle fit oui de la tête.

— Le 7 août 1965, mon père m'avait obligée à le rejoindre dans sa cabane. Henrik était en voyage. Mon père avait bu et il a essayé de me forcer. Il n'a même pas réussi à bander et il s'est mis à délirer complètement. Il était toujours... grossier et violent avec moi quand nous étions seuls, mais cette fois-ci il a dépassé les bornes. Il a uriné sur moi. Ensuite il m'a raconté ce qu'il aimerait me faire. Au cours de la soirée il a parlé des femmes qu'il avait tuées. Il s'en vantait. Il citait la Bible. Ça a duré des heures. Je n'ai même pas compris la moitié de ce qu'il disait, mais j'ai compris qu'il était complètement malade.

Elle prit une gorgée de bière.

— A un moment, vers minuit, il a eu une crise. Il est devenu fou furieux. Nous étions sur la mezzanine. Il a mis un tee-shirt autour de mon cou et il a serré de toutes ses forces. Tout est devenu noir. Je ne doute pas une seconde qu'il a réellement essayé de me tuer, et pour la première fois cette nuit-là, il a réussi à accomplir son viol.

Harriet Vanger regarda Mikael. Ses yeux étaient suppliants.

— Mais il était tellement soûl que j'ai réussi à me dégager, je ne sais pas comment. J'ai sauté de la mezzanine dans la pièce en bas et je me suis enfuie, totalement paniquée. J'étais nue et j'ai couru sans réfléchir, et je me suis retrouvée sur l'appontement. Il est arrivé en titubant derrière moi.

Soudain, Mikael aurait voulu qu'elle cesse de raconter.

— J'étais suffisamment forte pour pouvoir faire basculer un ivrogne dans l'eau. J'ai utilisé une rame pour le maintenir sous l'eau jusqu'à ce qu'il arrête de remuer. Il a suffi de quelques secondes.

Le silence fut tonitruant lorsqu'elle fit une pause.

— Et quand j'ai levé les yeux, Martin se tenait là. Il avait l'air terrorisé et en même temps il rigolait. Je ne sais pas depuis combien de temps il nous avait espionnés de devant la maison. Dès lors, j'étais livrée à son bon vouloir. Il s'est approché de moi et m'a prise par les cheveux, il m'a ramenée dans la maison et jetée sur le lit de Gottfried. Il m'a attachée et m'a violée pendant que notre père flottait toujours dans l'eau devant le ponton, et je n'ai même pas pu me défendre.

Mikael ferma les yeux. Il eut honte soudain et il aurait voulu avoir laissé Harriet Vanger en paix. Mais sa voix avait pris une force nouvelle.

— A partir de ce jour-là, j'ai été en son pouvoir. Je faisais ce qu'il me disait, j'étais comme paralysée. Si j'ai échappé à la folie, c'est qu'Isabella s'est soudain mis en tête que Martin avait besoin d'un changement d'air après la disparition tragique de son père, et elle l'a envoyé à Uppsala. C'était évidemment parce qu'elle savait ce qu'il me faisait subir, et c'était sa façon de résoudre le problème. Tu imagines la déception de Martin.

Mikael hocha la tête.

— Pendant l'année qui suivit, il n'est rentré que pour les vacances de Noël et j'ai réussi à me tenir à l'écart. J'ai accompagné Henrik pour un voyage à Copenhague entre Noël et le Nouvel An. Et quand sont venues les grandes vacances, Anita était là. Je me suis confiée à elle et elle est restée tout le temps avec moi, et elle a fait en sorte qu'il ne puisse pas s'approcher de moi.

— Tu l'as croisé dans la rue de la Gare.

Elle fit oui de la tête.

— J'avais appris qu'il ne viendrait pas à la réunion de famille et qu'il resterait à Uppsala. Puis il avait apparemment changé d'avis et tout à coup je l'ai vu là, de l'autre côté de la rue, en train de me fixer. Il m'a souri. C'était comme un cauchemar. J'avais assassiné mon père et j'ai compris que je ne serais jamais libérée de mon frère. Jusque-là, j'avais envisagé de me suicider. J'ai finalement préféré m'enfuir.

Elle regarda Mikael avec des yeux presque amusés.

— Ça fait vraiment du bien de raconter la vérité. Maintenant tu sais. Comment penses-tu utiliser ce que tu sais ?

27 SAMEDI 26 JUILLET — LUNDI 28 JUILLET

MIKAEL VINT CHERCHER Lisbeth Salander devant son immeuble dans Lundagatan à 10 heures du matin et la conduisit au crématorium du cimetière nord. Il lui tint compagnie pendant la cérémonie. Un long moment, Lisbeth et Mikael furent les seuls présents avec le pasteur, mais quand le rituel funéraire commença, Dragan Armanskij se glissa soudain par la porte. Il hocha brièvement la tête à l'adresse de Mikael, se plaça derrière Lisbeth et posa doucement une main sur son épaule. Elle inclina la tête sans le regarder, comme si elle savait qui était venu derrière elle. Ensuite elle l'ignora, tout comme elle ignora Mikael.

Lisbeth n'avait rien raconté sur sa mère, mais le pasteur avait apparemment parlé avec quelqu'un dans la maison de santé où elle était décédée, et Mikael comprit qu'elle était morte d'une hémorragie cérébrale. Lisbeth ne proféra pas un seul mot durant toute la cérémonie. Le pasteur perdit le fil par deux fois lorsqu'il s'adressa directement à Lisbeth, qui le regardait droit dans les yeux sans répondre. Quand ce fut fini, elle tourna les talons et partit sans dire ni merci, ni au revoir. Mikael et Dragan respirèrent à fond et se regardèrent en coin. Ils ignoraient totalement ce qui se passait dans sa tête.

— Elle ne va pas bien du tout, dit Dragan.

— Je crois l'avoir compris, répondit Mikael. C'est bien que tu sois venu.

— Je n'en suis pas si sûr.

Armanskij fixa Mikael du regard.

— Vous remontez vers le Nord ? Veille sur elle.

Mikael promit. Ils se séparèrent devant la porte de l'église. Lisbeth attendait déjà dans la voiture.

Elle était obligée de retourner à Hedestad pour chercher sa moto et l'équipement qu'elle avait emprunté à Milton Security. Elle ne rompit le silence que lorsqu'ils eurent dépassé Uppsala, pour demander comment s'était passé le voyage en Australie. Mikael avait atterri à Arlanda la veille au soir et il n'avait dormi que quelques heures. Tout en conduisant, il lui livra le récit de Harriet Vanger. Lisbeth Salander garda le silence pendant une demi-heure avant d'ouvrir la bouche.

— Salope, fit-elle.

— Qui ça ?

— Harriet Salope Vanger. Si elle avait fait quelque chose en 1966, Martin Vanger n'aurait pas pu continuer à tuer et à violer pendant trente-sept ans.

— Harriet était au courant des meurtres de son père, mais elle ignorait que Martin avait participé. Elle a fui un frère qui la violait et qui menaçait de révéler qu'elle avait noyé son père, si elle n'obéissait pas à ses volontés.

— Baratin.

Le reste du voyage jusqu'à Hedestad se passa en silence. Lisbeth était d'une humeur particulièrement sombre. Mikael était en retard pour son rendez-vous et il la fit descendre au carrefour avant le pont en lui demandant si elle serait toujours là à son retour.

— Tu penses rester ici cette nuit ? demanda-t-elle.

— Je suppose que oui.

— Est-ce que tu veux que je sois là quand tu reviendras ?

Il descendit de la voiture, en fit le tour et vint la prendre dans ses bras. Elle le repoussa, presque violemment. Mikael recula.

— Lisbeth, tu es mon amie.

Elle le regarda sans expression.

— Est-ce que tu veux que je reste pour que tu aies quelqu'un à baiser ce soir ?

Mikael la regarda longuement. Puis il se retourna, monta dans la voiture et démarra. Il baissa la vitre. L'hostilité de Lisbeth était palpable.

— Je veux être ton ami, dit-il. Si tu t'imagines autre chose, ce n'est pas la peine d'être là quand je rentrerai.


HENRIK VANGER ÉTAIT HABILLÉ et assis dans un fauteuil lorsque Dirch Frode fit entrer Mikael dans sa chambre de convalescence. Il commença par demander au vieil homme comment il allait.

— Ils ont l'intention de me lâcher pour l'enterrement de Martin, demain.

— Quelle part de l'histoire Dirch t'a-t-il racontée ?

Henrik Vanger baissa le regard.

— Il m'a raconté ce qu'ont fait Martin et Gottfried. J'ai compris que cela va bien au-delà de ce que j'ai pu imaginer dans mes pires cauchemars.

— Je sais ce qui est arrivé à Harriet.

— Comment est-elle morte ?

— Harriet n'est pas morte. Elle vit toujours. Si tu es d'accord, elle a très envie de te revoir.

Dans un parfait ensemble, Henrik Vanger et Dirch Frode regardèrent Mikael comme si leur monde venait de basculer sens dessus dessous.

— Il m'a fallu un moment pour la persuader de venir jusqu'ici, mais elle vit, elle se porte bien et elle se trouve ici à Hedestad. Elle est arrivée ce matin, et elle peut être ici dans une heure. Si tu veux la rencontrer, s'entend.


DE NOUVEAU, MIKAEL dut raconter l'histoire du début à la fin. Henrik Vanger écouta avec autant de concentration que s'il écoutait un Sermon sur la montagne moderne. A quelques rares occasions il glissa une question ou demanda à Mikael de répéter. Dirch Frode ne pipa pas.

Le récit achevé, le vieil homme demeura coi. Bien que les médecins l'aient assuré que Henrik Vanger était rétabli de son infarctus, Mikael avait craint l'instant où il raconterait l'histoire — il craignait que c'en soit trop pour le vieil homme. Mais Henrik ne révéla aucun signe d'émotion, à part que sa voix était peut-être un peu pâteuse quand il rompit le silence.

— Pauvre Harriet. Si seulement elle était venue me parler.

Mikael regarda l'heure. Il était 15 h 55.

— Est-ce que tu veux la rencontrer ? Elle a toujours peur que tu la repousses maintenant que tu as appris ce qu'elle a fait.

— Et les fleurs ? demanda Henrik.

— Je lui ai posé la question dans l'avion. Il y avait une seule personne dans la famille qu'elle aimait et c'était toi. C'est évidemment elle qui a envoyé les fleurs. Elle m'a dit qu'elle espérait que tu comprendrais qu'elle était en vie et qu'elle allait bien, sans qu'elle soit obligée de se manifester. Mais comme sa seule source d'information était Anita qui ne venait jamais à Hedestad et qui s'était installée à l'étranger une fois ses études terminées, Harriet n'avait qu'une connaissance limitée de ce qui se passait ici. Elle n'a jamais su à quel point tu souffrais ni que tu te croyais harcelé par son assassin.

— J'imagine que c'était Anita qui postait les fleurs.

— Elle travaillait pour une compagnie d'aviation et elle les postait de là où elle se trouvait.

— Mais comment as-tu su que c'était Anita justement qui l'avait aidée ?

— La photographie où on la voit à la fenêtre de la chambre de Harriet.

— Mais elle aurait pu être mêlée à... elle aurait pu être le meurtrier. Comment as-tu compris que Harriet était en vie ?

Mikael regarda longuement Henrik Vanger. Puis il sourit pour la première fois depuis qu'il était revenu à Hedestad.

— Anita était mêlée à la disparition de Harriet mais elle n'aurait pas pu la tuer.

— Comment pouvais-tu en être si sûr ?

— Parce qu'on n'est pas dans un polar. Si Anita avait tué Harriet, tu aurais trouvé le corps depuis longtemps. Donc, le plus logique était qu'elle avait aidé Harriet à fuir et à rester à l'écart. Tu veux la rencontrer ?

— Evidemment que je veux rencontrer Harriet.


MIKAEL ALLA CHERCHER Harriet devant les ascenseurs dans le hall d'entrée. Tout d'abord, il ne la reconnut pas ; depuis qu'ils s'étaient séparés à Arlanda la veille, elle avait retrouvé sa couleur de cheveux sombre. Elle portait un pantalon noir, une chemise blanche et une veste grise élégante. Elle était magnifique et Mikael se pencha pour lui faire une bise d'encouragement sur la joue.

Henrik se leva de sa chaise quand Mikael ouvrit la porte pour laisser passer Harriet Vanger. Elle respira à fond.

— Bonjour Henrik, dit-elle.

Le vieil homme l'examina de la tête aux pieds. Puis Harriet s'avança et l'embrassa sur la joue. Mikael fit un signe du menton à l'adresse de Dirch Frode, ferma la porte et les laissa seuls.


LISBETH SALANDER N'ÉTAIT PLUS dans la maison quand Mikael revint sur l'île. L'équipement vidéo et sa moto avaient disparu, tout comme le sac avec ses vêtements et ses affaires de toilette dans la salle de bains. Ça faisait vide.

Mikael fit le tour des lieux, une tournée sinistre. La maison paraissait soudain étrangère et irréelle. Il regarda les piles de papiers dans la pièce de travail, qu'il devait mettre dans des cartons et rapporter à Henrik Vanger, mais il ne put se résoudre à commencer le nettoyage. Il monta à Konsum acheter du pain, du lait, du fromage et quelque chose à grignoter pour la soirée. En revenant, il mit le café à chauffer, s'installa dans le jardin et lut les journaux du soir, la tête vide de pensées.

Vers 17 h 30, un taxi passa sur le pont. Il revint trois minutes plus tard. Mikael aperçut Isabella Vanger sur le siège arrière.

Vers 19 heures, il s'était assoupi dans la chaise de jardin lorsque Dirch Frode passa et le réveilla.

— Comment ça se passe avec Henrik et Harriet ? demanda Mikael.

— Cette triste histoire a aussi ses côtés savoureux, répondit Dirch Frode avec un sourire contenu. Isabella a brusquement fait irruption dans la chambre de Henrik. Elle avait appris que tu étais revenu ici et elle était folle furieuse. Elle a hurlé qu'il fallait arrêter de lui rebattre les oreilles avec ces conneries au sujet de Harriet, et que tu n'étais qu'un fouille-merde qui avait poussé son fils à la mort.

— En un sens, elle a raison.

— Elle a donné l'ordre à Henrik de te virer et de veiller à ce que tu disparaisses et qu'il arrête de chercher des fantômes.

— Hou là !

— Elle n'a même pas jeté un regard sur la femme qui était là en train de parler avec Henrik. Elle devait sans doute la prendre pour quelqu'un du personnel. Je n'oublierai jamais l'instant où Harriet s'est levée, a regardé Isabella et a dit Bonjour, maman.

— Qu'est-ce qui s'est passé ?

— Il a fallu appeler un médecin pour ranimer Isabella. En ce moment elle est en train de nier que c'est réellement Harriet, et elle affirme que c'est une usurpatrice que tu as ramenée avec toi.

Dirch Frode devait aller annoncer à Cécilia et à Alexander que Harriet était ressuscitée d'entre les morts. Il continua son chemin et laissa Mikael seul.


LISBETH SALANDER S'ARRÊTA faire le plein à une station-service un peu avant Uppsala. Elle avait conduit les dents serrées et le regard fixé droit devant elle. Elle paya sans s'attarder et s'installa de nouveau en selle. Elle démarra et avança jusqu'à la sortie, où elle s'arrêta de nouveau, irrésolue.

Elle se sentait encore mal. Elle avait été furieuse en quittant Hedeby, mais la colère s'était lentement atténuée au cours du trajet. Elle ne savait pas très bien pourquoi elle se sentait si furieuse contre Mikael Blomkvist, ni même si c'était à lui qu'elle en voulait.

Elle n'avait en tête que Martin Vanger et cette foutue Harriet Vanger et ce foutu Dirch Frode et toute cette maudite famille Vanger bien à l'abri à Hedestad, qui dirigeaient leur petit empire perso en intriguant les uns contre les autres. Ils avaient eu besoin de son aide. Normalement, ils ne l'auraient même pas saluée, et encore moins lui auraient confié des secrets.

Foutue racaille de merde !

Elle inspira profondément et pensa à sa mère qu'elle avait enterrée le matin même. Ça ne s'arrangerait donc jamais. La mort de sa mère signifiait que la plaie ne guérirait jamais, puisque Lisbeth n'aurait jamais la réponse aux questions qu'elle aurait voulu poser.

Elle pensa à Dragan Armanskij derrière elle durant l'enterrement. Elle aurait dû lui dire quelque chose. Au moins lui donner une confirmation qu'elle savait qu'il était là. Mais si elle l'avait fait, il aurait pris ça comme prétexte pour commencer à organiser sa vie. Qu'elle lui donne le moindre bout de doigt, il lui boufferait le bras entier. Et il ne comprendrait jamais.

Elle pensa à maître Nils Salopard Bjurman, son tuteur qui au moins pour le moment était neutralisé et qui faisait ce qu'on lui disait de faire.

Elle ressentit une haine implacable et elle serra les dents.

Et elle pensa à Mikael Blomkvist et se demanda quelle serait sa réaction en apprenant qu'elle était sous tutelle et que toute sa vie n'était qu'un putain de trou à rats.

Elle réalisa qu'en fait elle ne lui en voulait pas. Il avait seulement été la personne dont elle disposait pour laisser libre cours à sa colère quand elle avait surtout eu envie de tuer quelqu'un. S'en prendre à lui ne servait à rien.

Elle se sentait bizarrement ambivalente vis-à-vis de lui.

Il fourrait son nez partout et fouinait dans sa vie privée et... Mais elle avait aussi aimé travailler avec lui. Putain, rien que ça était une sensation étrange — travailler avec quelqu'un. Elle n'en avait pas l'habitude, mais cela s'était passé étonnamment sans douleur. Il ne lui faisait pas la morale en permanence. Il n'essayait pas de lui dire comment elle devait vivre sa vie.

C'était elle qui l'avait séduit, pas l'inverse.

Sans compter que ç'avait été plaisant.

Alors pourquoi cette envie de lui latter la gueule ?

Elle soupira et leva un regard malheureux pour contempler un poids lourd qui passait en trombe sur l'E4.


MIKAEL ÉTAIT TOUJOURS dans le jardin vers 20 heures quand il entendit le crépitement de la moto et vit Lisbeth Salander passer le pont. Elle se gara et retira son casque. Elle s'approcha de la table de jardin et tâta la cafetière qui était aussi vide que froide. Mikael la regarda, surpris. Elle prit la cafetière et entra dans la maison. En ressortant, elle avait enlevé la combinaison de cuir et mis un jean et un tee-shirt portant l'inscription I can be a regular bitch. Just try me.

— Je croyais que tu avais tracé, dit Mikael.

— J'ai fait demi-tour à Uppsala.

— Un bon bout de chemin.

— J'ai mal aux fesses.

— Pourquoi tu as fait demi-tour ?

Elle ne répondit pas. Mikael n'insista pas et attendit qu'elle y vienne pendant qu'ils prenaient le café. Au bout de dix minutes, elle rompit le silence.

— J'aime ta compagnie, reconnut-elle à contrecœur.

Des mots qu'elle n'avait jamais auparavant mis dans sa bouche.

— C'était... intéressant de bosser avec toi sur ce cas.

— Moi aussi, j'ai aimé travailler avec toi, dit Mikael.

— Hmm.

— Le fait est que je n'ai jamais bossé avec un enquêteur aussi compétent. D'accord, je sais que tu es une foutue hacker et que tu évolues dans des cercles suspects où apparemment tu peux simplement prendre le téléphone et organiser une écoute téléphonique illégale à Londres en vingt-quatre heures, mais tu obtiens effectivement des résultats.

Elle le regarda pour la première fois depuis qu'elle s'était assise là. Il connaissait tant de ses secrets. Comment était-ce possible ?

— C'est comme ça, tout simplement. Je connais les ordinateurs. Ça ne m'a jamais posé de problème de lire un texte et de comprendre exactement ce qu'il y a d'écrit.

— Ta mémoire photographique, dit-il paisiblement.

— Je suppose que oui. Je ne sais vraiment pas comment ça fonctionne. Ce n'est pas seulement les ordinateurs et les réseaux téléphoniques, mais aussi le moteur de ma bécane et les postes de télévision et les aspirateurs et des processus chimiques et des formules astrophysiques. Je suis ouf. Une vraie freak.

Mikael fronça les sourcils. Il resta sans rien dire un long moment.

Le syndrome d'Asperger, pensa-t-il. Ou quelque chose comme ça. Un talent pour voir les schémas et comprendre des raisonnements abstraits là où les autres ne voient que le plus complet désordre.

Lisbeth fixa la table.

— La plupart des gens payeraient cher pour avoir un tel don.

— Je ne veux pas en parler.

— D'accord, on laisse tomber. Pourquoi es-tu revenue ?

— Je ne sais pas. C'était peut-être une erreur.

Il la scruta du regard.

— Lisbeth, peux-tu me donner une définition du mot « amitié » ?

— Quand on aime bien quelqu'un.

— Oui, mais qu'est-ce qui fait qu'on aime bien quel qu'un ?

Elle haussa les épaules.

— L'amitié — ma définition — est basée sur deux choses, dit-il soudain. Le respect et la confiance. Ces deux facteurs doivent obligatoirement s'y trouver. Et ça doit être réciproque. On peut avoir du respect pour quelqu'un, mais si on n'a pas la confiance, l'amitié s'effrite.

Elle garda toujours le silence.

— J'ai compris que tu ne voulais pas parler de toi-même avec moi, mais à un moment ou un autre, il faudra bien que tu décides si tu me fais confiance ou pas. Je veux qu'on soit amis, mais je ne peux pas être ami tout seul.

— J'aime baiser avec toi.

— Le sexe n'a rien à voir avec l'amitié. Bien sûr que des amis peuvent faire l'amour, mais, Lisbeth, si je dois choisir entre sexe et amitié en ce qui te concerne, je sais très bien ce que je choisirai.

— Je ne comprends pas. Tu veux faire l'amour avec moi ou pas ?

Mikael se mordit la lèvre. Pour finir il soupira.

— Ce n'est pas bien que les gens qui travaillent ensemble fassent l'amour ensemble, marmonna-t-il. Ça finit par donner des embrouilles.

— Dis-moi si j'ai loupé quelque chose, mais il me semble que toi et Erika Berger, vous baisez dès que l'occasion se présente ? Et en plus elle est mariée.

Mikael observa un moment de silence.

— Moi et Erika... avons une histoire qui a commencé bien avant qu'on travaille ensemble. Qu'elle soit mariée ne te regarde pas.

— Tiens donc, tout à coup c'est toi qui ne veux pas parler de tes affaires. Ce n'était pas une question de confiance, l'amitié ?

— Si, mais ce que je veux dire, c'est que je ne discute pas d'une amie dans son dos. Alors je trahirais sa confiance. Je ne discuterais pas non plus de toi avec Erika dans ton dos.

Lisbeth Salander considéra ses paroles. C'était devenu une conversation compliquée. Elle n'aimait pas les conversations compliquées.

— J'aime baiser avec toi, répéta-t-elle.

— Et moi de même... mais je suis toujours suffisamment vieux pour être ton père.

— Je m'en fous de ton âge.

— Tu ne peux pas te foutre de notre différence d'âge. Elle n'est pas un bon point de départ pour une relation durable.

— Qui a parlé de quelque chose de durable ? dit Lisbeth. On vient juste de boucler une affaire où des hommes avec une putain de sexualité déviante ont joué un rôle prépondérant. Si on me laissait faire, de tels hommes seraient exterminés, tous.

— En tout cas, tu ne fais pas de compromis.

— Non, dit-elle en souriant de son sourire de travers qui n'en était pas un. Mais il se trouve que toi, tu n'es pas un compromis.

Elle se leva.

— Je vais aller prendre une douche et ensuite j'ai l'intention de me coucher nue dans ton lit. Si tu te trouves trop vieux, tu n'as qu'à aller te coucher sur le lit de camp.

Mikael la regarda. Quels que soient les problèmes de Lisbeth Salander, la timidité n'en faisait en tout cas pas partie. Il réussissait toujours à perdre toutes les discussions qu'il avait avec elle. Un moment plus tard, il débarrassa les tasses de café et entra dans la chambre.


ILS SE LEVÈRENT vers 10 heures, prirent une douche ensemble et s'installèrent dans le jardin pour le petit-déjeuner. Vers 11 heures, Dirch Frode appela et dit que l'enterrement aurait lieu à 14 heures et demanda s'ils avaient l'intention d'y assister.

— Je ne pense pas, dit Mikael.

Dirch Frode demanda à pouvoir passer vers 18 heures pour un entretien. Mikael dit qu'il n'y avait pas de problèmes.

Il consacra quelques heures à mettre des papiers dans les cartons de déménagement puis à les porter au cabinet de travail de Henrik. Pour finir, il ne restait que ses propres carnets de notes et les deux classeurs sur l'affaire Hans-Erik Wennerström, qu'il n'avait pas ouverts depuis six mois. Il soupira et les glissa dans son sac.


DIRCH FRODE ÉTAIT EN RETARD et n'arriva que vers 20 heures. Il portait toujours son costume d'enterrement et il avait l'air ravagé quand il s'installa sur la banquette de la cuisine. Il accepta avec plaisir une tasse de café servie par Lisbeth. Elle s'assit à l'autre table et se concentra sur son ordinateur pendant que Mikael demandait comment la résurrection de Harriet avait été prise par la famille.

— On peut dire que ça a éclipsé le décès de Martin. Maintenant, les médias ont reniflé l'affaire aussi.

— Et comment expliquez-vous la situation ?

— Harriet a parlé avec un journaliste de Kuriren. Sa version est qu'elle s'était enfuie de chez elle parce qu'elle ne s'entendait pas avec sa famille, mais que de toute évidence elle s'en est bien sortie puisqu'elle dirige une société avec un chiffre d'affaires aussi important que celui du groupe Vanger.

Mikael siffla.

— J'avais compris qu'il y a de l'argent dans les moutons australiens, mais je ne savais pas que la ferme marchait à ce point.

— Son élevage marche très, très bien, mais ce n'est pas la seule source de revenus. Les sociétés Cochran possèdent aussi des mines, elles traitent des opales, des entreprises de manufacture, de transport, d'électronique et tout un tas d'autres choses.

— Ça alors ! Et la suite des événements ?

— Pour tout dire, je n'en sais rien. Des gens sont arrivés tout au long de la journée et la famille se retrouve réunie pour la première fois depuis des années. Ils viennent aussi bien du côté de Fredrik Vanger que de Johan Vanger et il y en a beaucoup de la jeune génération — ceux qui ont entre vingt et trente. Il doit y avoir une quarantaine de Vanger à Hedestad ce soir ; la moitié est à l'hôpital en train d'épuiser Henrik et l'autre moitié est au Grand Hôtel en train de parler avec Harriet.

— Harriet est la grande sensation. Combien sont-ils à connaître la vérité sur Martin ?

— Pour l'instant il n'y a que moi, Henrik et Harriet. Nous avons eu une longue conversation privée. Cette histoire de Martin et de... ses perversions est notre première préoccupation aujourd'hui. La mort de Martin a créé une crise colossale au sein du groupe.

— Je le comprends.

— Il n'y a pas d'héritier naturel, mais Harriet va rester à Hedestad pendant quelque temps. Nous devons entre autres tirer au clair qui possède quoi et comment les héritages seront répartis et des choses comme ça. Harriet a une part d'héritage qui aurait été assez conséquente si elle était restée ici tout le temps. C'est un véritable casse-tête.

Mikael rit. Dirch Frode ne rit pas.

— Isabella s'est effondrée. Elle est hospitalisée. Harriet refuse d'aller la voir.

— Je la comprends.

— Par contre, Anita va arriver de Londres. Nous convoquons un conseil de famille pour la semaine prochaine. Ça sera la première fois en vingt-cinq ans qu'elle participe.

— Qui sera le nouveau PDG ?

— Birger brigue le poste, mais il n'est pas question que ce soit lui. Ce qui va se passer, c'est que Henrik entrera comme PDG temporaire depuis son lit de malade jusqu'à ce qu'on embauche soit quelqu'un d'extérieur, soit quelqu'un de la famille...

Il ne termina pas sa phrase. Mikael leva soudain les sourcils.

— Harriet ? Tu n'es pas sérieux.

— Pourquoi pas ? Nous parlons d'une femme d'affaires particulièrement compétente et respectée.

— Elle a une entreprise à diriger en Australie.

— Oui, mais son fils, Jeff Cochran, fait tourner la boutique en son absence.

— Il est studs manager dans un élevage de moutons. Si j'ai tout bien compris, il veille à ce que les moutons s'accouplent selon les bons principes.

— Il a aussi un diplôme en économie d'Oxford et un diplôme de droit de Melbourne.

Mikael pensa à l'homme musclé torse nu et transpirant qui l'avait conduit jusqu'au fond du ravin et il essaya de se le représenter en costume-cravate. Pourquoi pas ?

— Ceci ne va pas être résolu en un tournemain, dit Dirch Frode. Mais elle serait une PDG parfaite. Avec un soutien approprié, elle pourrait orienter le groupe dans une nouvelle direction.

— Elle manque de connaissances...

— C'est vrai. Harriet ne peut évidemment pas surgir de nulle part après plusieurs décennies et commencer à tout gérer dans le détail. Mais le groupe Vanger est international et nous pourrions faire venir ici un PDG américain ne parlant pas un mot de suédois... c'est ça, le business.

— Tôt ou tard, il vous faudra vous attaquer au problème de ce qu'il y a dans la cave de Martin.

— Je sais. Mais nous ne pouvons rien dire sans totalement anéantir Harriet... Je me réjouis de ne pas être celui qui doit prendre une décision à ce sujet.

— Merde, Dirch, vous ne pouvez pas passer sous silence que Martin était un tueur en série.

Dirch Frode se tortilla en silence. Mikael eut soudain un mauvais goût dans la bouche.

— Mikael, je me trouve dans une... situation très inconfortable.

— Raconte.

— J'ai un message de Henrik. Il est très simple. Il te remercie du boulot que tu as fait et il dit qu'il considère le contrat comme rempli. Cela signifie qu'il te libère des autres obligations et que tu n'es plus obligé de vivre et travailler ici à Hedestad, etc. Cela veut dire que tu peux immédiatement repartir pour Stockholm et te consacrer à tes autres engagements.

— Est-ce qu'il veut que je disparaisse de la scène ?

— Absolument pas. Il veut que tu viennes le voir pour un entretien à propos de l'avenir. Il dit qu'il espère que ses engagements dans la direction de Millenium pourront continuer sans restrictions. Mais ...

Dirch Frode parut encore plus mal à l'aise.

— Mais il ne veut plus que j'écrive une chronique sur la famille Vanger.

Dirch Frode hocha la tête. Il sortit un carnet qu'il ouvrit et poussa vers Mikael.

— Il t'a écrit cette lettre.

Cher Mikael !

J'ai le respect le plus total pour ton intégrité et je ne vais pas t'offenser en essayant de te dicter ce que tu dois écrire. Tu peux écrire et publier exactement ce que tu veux et je n'ai pas l'intention d'exercer la moindre pression sur toi.

Notre contrat reste en vigueur, si tu veux le revendiquer. Tu as suffisamment d'éléments pour terminer la chronique sur la famille Vanger. Mikael, je n'ai jamais supplié personne de toute ma vie. J'ai toujours estimé qu'un homme doit suivre sa morale et sa conviction. A présent, je n'ai pas le choix.

Je te demande, aussi bien en tant qu'ami qu'en tant que copropriétaire de Millenium, de t'abstenir de révéler la vérité sur Gottfried et sur Martin. Je sais que ce n'est pas bien, mais je ne vois aucune issue dans cette obscurité. Je dois choisir entre deux maux et il n'y a que des perdants.

Je te demande de ne rien écrire de plus qui pourrait nuire à Harriet. Tu as personnellement vécu ce que ça signifie d'être l'objet d'une campagne de presse. La campagne dirigée contre toi en est restée à des proportions relativement modestes, tu imagines sans peine comment Harriet la vivrait si la vérité venait à être connue. Elle a vécu un calvaire pendant quarante ans, et elle ne doit pas avoir à souffrir encore pour les actes que son frère et son père ont commis. Alors je te demande de réfléchir aux conséquences que cette histoire pourrait avoir pour des milliers d'employés du groupe. Cela briserait Harriet et cela nous anéantirait.

HENRIK

— Henrik dit aussi que si tu exiges d'être dédommagé pour le manque à gagner occasionné si tu t'abstenais de publier l'histoire, il est totalement ouvert aux discussions. Tu peux poser les conditions financières que tu veux.

— Henrik Vanger essaie de m'acheter. Dis-lui que j'aurais préféré qu'il ne me fasse pas cette offre.

— Cette situation est tout aussi pénible pour Henrik que pour toi. Il t'aime énormément et il te considère comme son ami.

— Henrik Vanger est un malin, dit Mikael. La moutarde lui montait soudain au nez. Il veut étouffer l'histoire. Il joue sur mes sentiments et il sait que moi aussi je l'aime bien. Et ce qu'il dit signifie dans la pratique que j'ai les mains libres pour publier, mais que si je le fais, il sera obligé de revoir son attitude vis-à-vis de Millenium.

— Tout a changé à partir du moment où Harriet a fait son apparition.

— Et à présent Henrik cherche à savoir quel est mon prix. Je ne vais pas livrer Harriet en pâture, mais quelqu'un doit bien aborder le sujet des femmes qui se sont retrouvées dans la cave de Martin. Enfin, Dirch, nous ne savons pas combien de femmes il a massacrées. Qui va parler en leur nom ?

Lisbeth Salander leva soudain les yeux de son ordinateur. Sa voix avait une douceur désagréable quand elle se tourna vers Dirch Frode.

— Et dans votre groupe, il n'y a personne qui ait l'intention de m'acheter, moi ?

Frode eut l'air surpris. Une fois encore, il en était arrivé à ignorer son existence.

— Si Martin Vanger avait été vivant en cet instant, je l'aurais livré en pâture, poursuivit-elle. Quel que soit votre arrangement avec Mikael, j'aurais envoyé jusqu'au moindre détail sur lui au journal le plus proche. Et si j'avais pu, je l'aurais traîné dans sa propre salle de torture, je l'aurais attaché sur l'espèce de table et je lui aurais planté des aiguilles dans les couilles. Mais il est mort.

Elle se tourna vers Mikael avant de continuer :

— Leur arrangement pourri me convient. Rien de ce que nous ferons ne pourra réparer le mal que Martin Vanger a fait à ses victimes. En revanche, une situation intéressante a surgi. Tu te trouves dans la position où tu peux continuer à nuire à des femmes innocentes — surtout cette Harriet que tu as si chaleureusement défendue dans la voiture en venant ici. La question que je te pose est la suivante : qu'est-ce qui est le pire — que Martin Vanger l'ait violée là-bas dans la cabane ou que tu le fasses dans les gros titres ? Te voilà devant un joli dilemme. Le comité d'éthique de l'Association des journalistes pourrait peut-être t'indiquer une voie à suivre.

Elle fit une pause. Soudain Mikael n'arriva plus à soutenir le regard de Lisbeth Salander. Il baissa les yeux sur la table.

— Sauf que moi je ne suis pas journaliste, dit-elle finalement.

— Qu'est-ce que tu demandes ? soupira Dirch Frode.

— Martin a filmé ses victimes. Je veux que vous essayiez d'identifier le plus grand nombre possible de ces femmes et que vous veilliez à ce que leurs familles reçoivent une compensation appropriée. Et ensuite je veux que le groupe Vanger fasse une donation annuelle et permanente de 2 millions de couronnes à SOS-Femmes en détresse.

Une minute, Dirch Frode médita le prix à payer. Puis il hocha la tête.

— Est-ce que tu pourras vivre avec ça, Mikael ? demanda Lisbeth.

Mikael se sentit soudain désespéré. Il avait passé toute sa vie professionnelle à dénoncer ce que d'autres essayaient de cacher et sa morale lui interdisait de prendre part à une occultation des crimes épouvantables qui avaient été commis dans la cave de Martin Vanger. La fonction de son boulot était justement de divulguer ce qu'il savait. Il n'hésitait pas à critiquer ses collègues s'ils ne racontaient pas toute la vérité. Pourtant, il était là en train de discuter le plus macabre étouffement d'affaire dont il ait jamais entendu parler.

Il se tut un long moment. Puis il hocha la tête aussi.

— Tant mieux. Dirch Frode se tourna vers Mikael. Et pour ce qui concerne l'offre de Henrik d'une compensation financière...

— Tu peux te la fourrer où je pense, dit Mikael. Dirch, je veux que tu t'en ailles maintenant. Je comprends ta situation, mais en ce moment je suis tellement en colère contre toi, contre Henrik et contre Harriet que si tu restes encore, on va se fâcher.


DIRCH FRODE RESTA assis à la table sans faire mine de se lever.

— Je ne peux pas partir encore, dit Dirch Frode. Je n'ai pas terminé. J'ai encore un message à livrer que tu ne vas pas aimer. Henrik insiste pour que je le dise ce soir. Tu pourras aller à l'hôpital l'écorcher demain si tu veux.

Mikael leva lentement la tête et fixa Dirch droit dans les yeux.

— Ceci est probablement la chose la plus difficile que j'aie eu à faire dans ma vie, dit Dirch Frode. Mais je crois qu'à présent seule une sincérité totale et toutes les cartes sur la table peuvent sauver la situation.

— Comment ça ?

— Quand Henrik t'a persuadé d'accepter ce boulot l'autre Noël, ni lui ni moi n'avons pensé que ça mènerait quelque part. C'était exactement comme il le disait — il voulait faire une dernière tentative. Il avait minutieusement examiné ta situation, en se basant beaucoup sur le rapport que Mlle Salander avait réalisé. Il a joué sur ton isolement, il t'a proposé une bonne rémunération et il a utilisé le bon appât.

— Wennerström, dit Mikael.

Frode hocha la tête.

— Vous avez bluffé ?

— Non.

Lisbeth Salander leva un sourcil intéressé.

— Henrik va remplir toutes ses promesses, dit Dirch Frode. Il va se prêter à une interview et il lancera publiquement une attaque frontale contre Wennerström. Tu auras tous les détails plus tard, mais en gros il se trouve que lorsque Hans-Erik Wennerström était associé au département financier du groupe Vanger, il a utilisé plusieurs millions de couronnes pour spéculer sur les devises. Ceci date de bien avant que les gains sur les devises soient devenus aussi phénoménaux. Il l'a fait sans y avoir droit et sans demander l'autorisation de la direction. Les affaires marchaient très mal et il s'est brusquement retrouvé avec un déficit de 7 millions de couronnes qu'il a tenté de couvrir en trafiquant la comptabilité d'une part, et d'autre part en spéculant encore davantage. Il a été démasqué et viré.

— Est-ce qu'il a réalisé des plus-values personnelles ?

— Oui, il a détourné environ un demi-million de couronnes, et le plus comique de l'histoire, si on peut dire, c'est que cette somme a servi à fonder le Wennerstroem Group. Nous avons des preuves de tout ceci. Tu peux utiliser cette information à ta guise et Henrik étayera publiquement tes affirmations. Mais...

— Mais cette information n'a pas la moindre valeur, dit Mikael en abattant sa main sur la table.

Dirch Frode hocha la tête.

— Ça s'est passé il y a trente ans et le chapitre est clos, dit Mikael.

— Tu auras la confirmation que Wennerström est un malfrat.

— Wennerström va pester que ce soit rendu public, mais ça ne lui fera pas plus de mal qu'un petit pois soufflé d'une sarbacane. Il haussera les épaules et brouillera les cartes en sortant un communiqué de presse disant que Henrik Vanger est un vieux croûton qui essaie de lui chercher des poux, puis il affirmera qu'en réalité il avait agi sur ordre de Henrik. Même s'il ne peut pas prouver son innocence, il saura balancer suffisamment de brouillard pour que l'histoire soit expédiée d'un haussement d'épaules.

Dirch Frode avait l'air sincèrement malheureux.

— Vous m'avez blousé, finit par dire Mikael.

— Mikael... ce n'était pas notre intention.

— Ma propre faute. Je cherchais des fétus de paille et j'aurais dû comprendre que c'en était un. Il éclata brusquement de rire, un rire sec. Henrik est un vieux requin. Il avait un produit à vendre et il m'a dit ce que j'avais envie d'entendre.

Mikael se leva et alla se mettre devant l'évier. Il se retourna vers Frode et résuma ses sentiments en peu de mots.

— Va-t'en.

— Mikael... je regrette que...

— Dirch. Fous le camp.


LISBETH SALANDER NE SAVAIT PAS si elle devait s'approcher de Mikael ou le laisser tranquille. Il résolut le problème pour elle en prenant soudain sa veste sans dire un mot et en claquant la porte derrière lui.

Pendant plus d'une heure, elle arpenta la cuisine dans un sens puis dans l'autre. Elle se sentait tellement mal à l'aise qu'elle débarrassa la table et fit la vaisselle — une tâche qu'autrement elle abandonnait à Mikael. Plusieurs fois elle alla guetter à la fenêtre. Pour finir, elle s'inquiéta tant qu'elle mit son blouson de cuir et sortit le chercher.

Elle se dirigea tout d'abord vers le port de plaisance, où des fenêtres étaient encore allumées, mais elle ne vit pas trace de Mikael. Elle suivit le sentier qui longeait l'eau, où ils avaient fait leurs promenades du soir. La maison de Martin Vanger était sombre et on sentait déjà qu'elle n'était plus habitée. Elle alla jusqu'au rocher du promontoire où Mikael et elle avaient l'habitude de s'asseoir, puis elle rentra à la maison. Il n'était toujours pas de retour.

Lisbeth alla voir du côté de l'église. Toujours pas de Mikael. Elle hésita un moment en se demandant ce qu'elle devait faire. Puis elle retourna à sa moto, prit une lampe de poche dans le casier sous la selle et repartit le long de l'eau. Il lui fallut un moment pour se faufiler sur le chemin à moitié envahi par la végétation, et encore plus de temps pour trouver le sentier qui menait à la cabane de Gottfried. Celle-ci surgit tout d'un coup de l'obscurité derrière quelques arbres alors qu'elle pouvait presque la toucher. Mikael n'était pas en vue sur la véranda et la porte était fermée à clé.

Elle allait reprendre le chemin du village quand elle s'arrêta, revint sur ses pas jusqu'au promontoire. Et soudain elle aperçut la silhouette de Mikael dans le noir, sur l'appontement où Harriet Vanger avait noyé son père. Elle poussa un soupir de soulagement.

Il l'entendit s'avancer sur les planches et il se retourna. Elle s'assit à côté de lui sans rien dire. Il finit par rompre le silence.

— Pardonne-moi. Il fallait absolument que je reste seul un moment.

— Je sais.

Elle alluma deux cigarettes et lui en tendit une. Mikael la regarda. Lisbeth Salander était la personne la plus asociale qu'il ait jamais rencontrée, celle qui ignorait chaque tentative de sa part de parler de choses personnelles et qui n'avait jamais accepté le moindre témoignage de sympathie. Elle lui avait sauvé la vie et maintenant elle était sortie en pleine nuit le chercher au milieu de nulle part. Il l'entoura de son bras.

— Je sais maintenant à combien on m'estime. Nous avons abandonné toutes ces femmes, dit-il. Ils vont étouffer toute l'histoire. Tout ce qu'il y a dans la cave de Martin va disparaître.

Lisbeth ne répondit pas.

— Erika avait raison, dit-il. J'aurais été plus utile si j'étais allé en Espagne coucher avec des Espagnoles pendant un mois pour revenir ensuite m'occuper de Wennerström. Maintenant j'ai perdu des mois pour rien.

— Si tu étais allé en Espagne, Martin Vanger aurait toujours officié dans sa cave.

Silence. Ils restèrent assis ensemble un long moment avant que Mikael se lève et propose qu'ils rentrent.

Mikael s'endormit avant Lisbeth. Elle resta éveillée à écouter sa respiration. Elle attendit un moment puis alla dans la cuisine faire du café, s'assit dans le noir sur la banquette de cuisine et fuma plusieurs cigarettes tout en réfléchissant intensément. Pour elle, il avait été évident que Vanger et Frode allaient rouler Mikael dans la farine. Ces gens étaient comme ça de nature. Mais c'était le problème de Mikael et pas le sien. A moins que ?

Elle finit par prendre une décision. Elle écrasa la cigarette et alla rejoindre Mikael, alluma la lampe de chevet et le secoua jusqu'à ce qu'il se réveille. Il était 2 h 30 du matin.

— Quoi ?

— J'ai une question à te poser. Assieds-toi.

Mikael s'assit et la regarda, mal réveillé.

— Quand tu as été inculpé, pourquoi tu ne t'es pas défendu ?

Mikael secoua la tête et croisa son regard. Il lorgna le réveil.

— C'est une longue histoire, Lisbeth.

— Raconte. J'ai tout mon temps.

Il resta silencieux un long moment et réfléchit à ce qu'il devrait dire. Il finit par se décider pour la vérité.

— Je n'avais pas de quoi me défendre. Le contenu de l'article était erroné.

— Quand j'ai piraté ton ordinateur et lu les mails que tu as échangés avec Erika Berger, il y avait pas mal de références à l'affaire Wennerström, mais c'était tout le temps pour discuter des détails pratiques par rapport au procès et rien sur ce qui s'était réellement passé. Raconte ce qui a dérapé.

— Lisbeth, je ne peux pas lâcher la véritable histoire. Je me suis fait avoir en beauté. Erika et moi, nous sommes totalement d'accord que ça nuirait encore plus à notre crédibilité si nous essayions de raconter ce qui s'est réellement passé.

— Dis donc, Super Blomkvist, hier après-midi tu me sortais tout un sermon sur l'amitié et la confiance et je ne sais quoi. Tu ne crois pas que j'ai l'intention de répandre ton histoire sur le Net, quand même ?


MIKAEL PROTESTA une ou deux fois. Il rappela à Lisbeth qu'on était en pleine nuit et prétendit qu'il n'avait pas le courage d'y penser. Elle resta obstinément assise là jusqu'à ce qu'il cède. Il alla se passer le visage sous le robinet et réchauffa le café. Ensuite il revint au lit et raconta comment son vieux copain de classe Robert Lindberg avait éveillé sa curiosité un soir, dans le carré d'un Mâlar-30 jaune amarré au quai des visiteurs à Arholma deux ans plus tôt.

— Tu veux dire que ton copain t'a menti ?

— Non, pas du tout. Il a raconté exactement ce qu'il savait et j'ai pu vérifier chaque mot dans des documents comptables au CSI. Je suis même allé en Pologne photographier le hangar en tôle où la grande entreprise Minos avait été installée. Et j'ai interviewé plusieurs personnes qui avaient été employées par la société. Toutes ont dit exactement la même chose.

— Je ne comprends pas.

Mikael soupira. Il tarda un peu à reprendre la parole.

— Je tenais là une putain d'histoire. Je n'avais pas encore coincé Wennerström lui-même, mais l'histoire était en béton et si je l'avais publiée sur-le-champ, j'aurais vraiment déstabilisé le bonhomme. Ça ne serait peut-être pas allé jusqu'à une inculpation pour escroquerie — l'affaire avait déjà l'aval des commissaires aux comptes — mais j'aurais bousillé sa réputation.

— Qu'est-ce qui a foiré ?

— Quelque part en route, quelqu'un avait pigé dans quoi je fouillais et Wennerström a pris conscience de mon existence. Et soudain tout un tas de choses bizarres ont commencé à se produire. D'abord j'ai reçu des menaces. Des appels anonymes à partir de téléphones à cartes impossibles à retrouver. Erika aussi a reçu des menaces. Les conneries habituelles, style laisse tomber sinon on va clouer tes seins sur une porte de grange et ainsi de suite. Elle a évidemment été vachement irritée.

Il prit une des cigarettes de Lisbeth.

— Ensuite, il s'est passé un truc vachement désagréable. Tard une nuit, en quittant la rédaction, j'ai été attaqué par deux types qui me sont tombés dessus et qui m'ont foutu une raclée. Je ne m'y attendais absolument pas, ils m'ont sérieusement tabassé et j'ai perdu connaissance. Je n'ai pas pu les identifier, mais l'un des gars ressemblait à un vieux biker.

— D'accord.

— Bon, toutes ces manifestations de sympathie ont évidemment eu pour seul effet qu'Erika s'est mise en rogne et que je me suis entêté. Nous avons renforcé la sécurité à Millenium. Le seul problème était que les tracasseries étaient disproportionnées par rapport au contenu de notre histoire. On n'a pas compris pourquoi tout ceci avait lieu.

— Mais l'histoire que tu as publiée était tout à fait différente.

— Exactement. Tout à coup, nous avons découvert une brèche. Nous avons eu le contact avec une source, une Gorge profonde dans l'entourage de Wennerström. Cette source était littéralement morte de trouille et nous n'avons pu rencontrer l'homme que dans des chambres d'hôtel anonymes. Il a raconté que l'argent de l'affaire Minos avait été utilisé pour des achats d'armes destinées à la guerre en Yougoslavie. Wennerström avait fait du business avec l'Oustacha. Non seulement ça, mais le gars nous a aussi transmis des copies de documents écrits pour confirmer ses dires.

— Vous l'avez cru ?

— Il était habile. Il nous a aussi fourni suffisamment d'informations pour nous mener à une autre source qui pouvait confirmer l'histoire. Nous avons même eu une photo qui montrait un des plus proches collaborateurs de Wennerström en train de serrer la main de l'acheteur. Devant des caisses étiquetées « Explosif » et tout semblait possible à étayer. Nous avons publié.

— Et c'était pipeau.


— C'ÉTAIT PIPEAU DU DÉBUT A LA FIN, confirma Mikael. Les documents étaient des faux très habiles. L'avocat de Wennerström a même prouvé que la photo du subalterne de Wennerström et du chef de l'Oustacha était un montage — un collage de deux photos différentes sous Photoshop.

— Fascinant, dit Lisbeth Salander avec lucidité en hochant la tête, pensive.

— N'est-ce pas ? Après coup, il a été facile de voir comment nous avions été manipulés. Notre histoire d'origine aurait nui à Wennerström. Maintenant elle s'était noyée dans une falsification — un chef-d'œuvre de traquenard. Nous avons publié une histoire permettant à Wennerström de ramasser les points à la pelle et de prouver son innocence. Et c'était réalisé d'une putain de main de maître.

— Vous ne pouviez pas battre en retraite et raconter la vérité. Vous n'aviez aucune preuve que c'était falsifié.

— Pire que ça. Si nous avions essayé de raconter la vérité et que nous avions fait la connerie d'accuser Wennerström d'être derrière tout ça, personne ne nous aurait crus. Cela aurait ressemblé à une tentative désespérée de repousser la faute sur un grand patron innocent. On nous aurait pris pour des obsédés du complot et des fêlés complets.

— Je comprends.

— Wennerström était doublement protégé. Si le trucage avait été révélé, il aurait pu dire qu'un de ses ennemis voulait le traîner dans la boue. Et nous, à Millenium, nous aurions de nouveau perdu toute crédibilité, puisque nous avions avalé des infos qui s'étaient révélées fausses.

— Alors tu as choisi de ne pas te défendre et d'assumer une peine de prison.

— J'ai mérité la peine, dit Mikael d'une voix amère. Je m'étais rendu coupable de diffamation. Voilà, maintenant tu sais. Je peux dormir ?


MIKAEL ÉTEIGNIT LA LAMPE et ferma les yeux. Lisbeth s'allongea à côté de lui. Elle ne dit rien pendant un moment.

— Wennerström est un gangster.

— Je le sais.

— Non, je veux dire, je sais qu'il est un gangster. Il traite avec tout, depuis la mafia russe jusqu'au cartel de la drogue en Colombie.

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

— Quand j'ai donné mon rapport à Frode, il m'a confié une mission supplémentaire. Il m'a demandé d'essayer de trouver ce qui s'était réellement passé dans le procès. Je venais juste de m'y mettre quand il a appelé Armanskij pour décommander le travail.

— Ah oui.

— Je suppose qu'ils n'avaient plus besoin d'enquête à partir du moment où tu acceptais la mission de Henrik Vanger. Ça n'avait plus d'intérêt.

— Et ?

— Eh bien, je n'aime pas laisser les choses en plan. J'avais quelques semaines... disons de libres ce printemps, à un moment où Armanskij n'avait pas de boulot pour moi. Alors, pour le fun, j'ai commencé à creuser l'affaire Wennerström.

Mikael se redressa, alluma la lampe et regarda Lisbeth Salander. Son regard croisa celui de ses grands yeux. Elle avait l'air fautif, vraiment.

— Tu as trouvé quelque chose ?

— J'ai tout son disque dur dans mon ordinateur. Si ça te dit, je peux te fournir autant de preuves que tu veux qu'il est un vrai gangster.

28 MARDI 29 JUILLET — VENDREDI 24 OCTOBRE

DEPUIS TROIS JOURS, Mikael Blomkvist était penché sur les copies des fichiers de Lisbeth Salander — des chemises bourrées de documents. Le problème était que les éléments partaient dans tous les sens. Une affaire d'options à Londres. Une affaire de devises à Paris via un agent. Une société bidon à Gibraltar. Le solde d'un compte à la Chase Manhattan Bank à New York soudainement multiplié par deux.

Puis les points d'interrogation confondants : une société commerciale avec 200 000 couronnes sur un compte intact ouvert cinq ans auparavant à Santiago, Chili — une parmi près de trente sociétés semblables dans douze pays différents — et pas la moindre indication sur l'activité pratiquée. Des sociétés en dormance ? En attendant quoi ? Des sociétés écrans d'une autre activité ? L'ordinateur ne donnait pas de réponse à ce que Wennerström gardait dans sa tête et qui était sans doute évident pour lui et donc jamais formulé dans un document électronique.

Salander était persuadée que la plus grande partie de ces questions n'aurait jamais de réponse. Ils pouvaient voir le message, mais sans le code ils ne pourraient jamais en interpréter le sens. L'empire de Wennerström était comme un oignon qu'on pouvait éplucher pelure après pelure ; un agrégat de sociétés propriétaires les unes des autres. Des compagnies, des comptes, des fonds, des valeurs. Ils constataient que personne — même pas Wennerström lui-même — ne pouvait avoir une vue globale. L'empire de Wennerström était doué d'une vie propre.

Il existait une structure, ou au moins une ébauche de structure. Un labyrinthe de sociétés interdépendantes. L'empire de Wennerström était estimé à une fourchette insensée entre 100 et 400 milliards de couronnes. Selon la personne responsable de l'estimation et la manière de calculer. Mais quand les sociétés se possèdent les unes les autres, quelle est alors la valeur desdites sociétés ?

Quand Lisbeth posa la question, Mikael Blomkvist la regarda d'un air tourmenté.

— Tout ça, c'est de l'ésotérisme, répondit-il avant de se remettre à trier des avoirs bancaires.


ILS AVAIENT QUITTÉ l'île de Hedeby en hâte tôt le matin après que Lisbeth Salander avait lâché la bombe qui engloutissait à présent tout le temps éveillé de Mikael Blomkvist. Ils s'étaient rendus directement chez Lisbeth et avaient passé deux jours et deux nuits devant son ordinateur pendant qu'elle le guidait dans l'univers de Wennerström. Il avait beaucoup de questions à poser. Dont une par pure curiosité.

— Lisbeth, comment peux-tu quasiment piloter son ordinateur ?

— C'est une petite invention que mon collège Plague a fabriquée. Wennerström travaille sur un IBM portable aussi bien chez lui qu'à son bureau. Cela veut dire que toute l'information se trouve sur un seul disque dur. Il a le câble chez lui. Plague a inventé une sorte de manchon qu'on connecte au câble proprement dit et que je teste actuellement pour lui ; tout ce que Wennerström voit est enregistré par le manchon qui envoie l'information à un serveur quelque part.

— Il n'a pas de pare-feu ?

Lisbeth sourit.

— Si si, il a un pare-feu. Mais l'idée générale est que le manchon fonctionne aussi comme une sorte de pare-feu. Ça prend un petit moment de pirater de cette façon. Disons que Wennerström reçoit un e-mail ; celui-ci arrive d'abord dans le manchon de Plague et nous on peut le lire avant même qu'il ait franchi son pare-feu. L'astuce, alors, c'est que le mail est réécrit, et qu'on a injecté quelques octets d'un code source. L'opération se répète chaque fois qu'il télécharge quelque chose sur son ordinateur. Ça marche encore mieux avec des images. Il surfe énormément sur le Net. Chaque fois qu'il importe une photo porno ou qu'il ouvre un nouveau site, nous rajoutons quelques lignes de ce code. Au bout d'un certain temps, quelques heures ou jours selon l'utilisation qu'il fait de l'ordinateur, Wennerström a téléchargé un programme entier d'environ trois mégaoctets où les bits s'ajoutent les uns aux autres.

— Et ?

— Quand les derniers bits sont en place, le programme est intégré à son navigateur Internet. Il a l'impression que son ordinateur bogue et il est obligé de redémarrer. Au cours du redémarrage, c'est un tout nouveau programme qui se charge. Il utilise Microsoft Internet Explorer. La prochaine fois qu'il démarre Explorer, il démarre en fait un tout autre programme, qui est invisible dans son portable et qui ressemble à Explorer et fonctionne comme Explorer, mais qui fait aussi un tas d'autres choses. D'abord il s'empare de son pare-feu et veille à ce que tout ait l'air de fonctionner. Ensuite, il commence à scanner l'ordinateur et envoie des bits d'information chaque fois que Wennerström clique sur sa souris en surfant. Au bout d'un moment, encore une fois selon le temps qu'il passe à surfer, nous avons accumulé un miroir complet du contenu de son disque dur sur un serveur quelque part. C'est maintenant qu'intervient le HT.

— Le HT ?

— Désolée. Plague l'appelle HT. Hostile Takeover.

— Ah bon.

— Toute l'astuce, c'est ce qui se passe ensuite. Quand la structure est prête, Wennerström a deux disques durs complets, un dans sa propre bécane et un sur notre serveur. La fois d'après, quand il démarre son ordinateur, il démarre en réalité l'ordinateur miroir. Il ne travaille plus sur son propre ordinateur mais sur notre serveur. Son ordinateur est un chouïa plus lent, mais c'est à peine perceptible. Et quand je suis connectée au serveur, je peux ponctionner son ordinateur en temps réel. Chaque fois que Wennerström appuie sur une touche de son clavier, je le vois sur mon écran.

— Je suppose que ton copain est aussi du genre pirate informatique.

— C'est lui qui a organisé l'écoute téléphonique à Londres. Il est limite incompétent socialement parlant et il ne voit jamais personne, mais sur le Net il est légendaire.

— D'accord, dit Mikael en lui accordant un sourire résigné. Question numéro deux : pourquoi n'as-tu pas parlé de Wennerström plus tôt ?

— Tu ne m'as jamais demandé.

— Et si je ne t'avais jamais demandé — supposons que je ne t'aie jamais rencontrée —, alors tu aurais gardé tes connaissances sur les activités coupables de Wennerström pendant que Millenium aurait déposé le bilan.

— Personne ne m'avait demandé de dénoncer Wennerström, répondit Lisbeth d'une voix sentencieuse.

— Mais si on t'avait demandé ?

— Ça va, ça va, j'ai raconté ! répondit-elle sur la défensive.

Mikael laissa tomber le sujet.


MIKAEL ÉTAIT TOTALEMENT ABSORBÉ par ce qu'il découvrait dans l'ordinateur de Wennerström. Lisbeth avait gravé le contenu du disque dur de Wennerström — un peu plus de cinq gigaoctets — sur une dizaine de CD, et elle avait plus ou moins l'impression d'avoir établi ses pénates chez Mikael. Elle attendait patiemment et répondait aux questions qu'il n'arrêtait pas de poser.

— Je ne comprends pas comment il peut être con au point de garder toutes les données concernant ses affaires véreuses sur un disque dur, dit Mikael. Si jamais ça devait se retrouver chez les flics...

— Les gens ne sont pas rationnels. Je dirais qu'il n'imagine même pas que la police pourrait avoir l'idée de saisir son ordinateur.

— Au-dessus de tout soupçon. Je suis d'accord que c'est un fumier arrogant, mais il doit bien être entouré de consultants en sécurité qui lui disent comment s'y prendre avec son ordinateur. J'ai vu des dossiers qui datent de 1993.

— L'ordinateur est assez récent. Il a été fabriqué il y a un an, mais Wennerström semble avoir transféré toute sa vieille correspondance et des choses comme ça sur le disque dur plutôt que de sauvegarder sur des CD-ROM. Cela dit, il utilise quand même des programmes de cryptage.

— Précaution parfaitement inutile puisque tu te trouves à l'intérieur de son ordinateur et lis les mots de passe chaque fois qu'il les tape.


ILS ÉTAIENT DE RETOUR à Stockholm depuis quatre jours quand Christer Malm appela sur le portable de Mikael et le réveilla vers 3 heures du matin.

— Henry Cortez était sorti faire la fête avec une amie ce soir.

— Ah oui, répondit Mikael encore tout endormi.

— Avant de rentrer, ils ont atterri au bar de la Gare centrale.

— Ce n'est pas le meilleur endroit pour draguer.

— Ecoute. Janne Dahlman est en vacances. Henry le voit soudain à une table en compagnie d'un homme.

— Et ?

— Henry a reconnu l'homme à sa signature. Krister Söder.

— Le nom me dit quelque chose, mais...

— Il travaille à Finansmagasinet Monopol dont le propriétaire est le groupe Wennerström, poursuivit Malm.

Mikael se redressa dans le lit.

— Tu es encore là ?

— Je suis là. Cela ne signifie pas forcément quelque chose. Söder n'est qu'un simple journaliste, ça peut être un vieux copain de Dahlman.

— OK, je suis parano. Il y a trois mois, Millenium a acheté le reportage d'un free-lance. La semaine avant qu'on publie, Söder a publié une révélation presque identique. C'était le même sujet sur un fabricant de téléphones portables. Il avait étouffé un rapport révélant qu'ils utilisent un composant foireux qui peut provoquer des courts-circuits.

— J'entends ce que tu dis. Mais ce sont des choses qui arrivent. Tu en as parlé avec Erika ?

— Non, elle est toujours en voyage, elle ne rentre que la semaine prochaine.

— Ça ne fait rien. Je te rappelle, dit Mikael, et il coupa le portable.

— Des problèmes ? demanda Lisbeth Salander.

— Millenium, dit Mikael. Je dois aller y faire un tour. Tu as envie de venir ?


LA RÉDACTION ÉTAIT DÉSERTE à 4 heures du matin. Il fallut environ trois minutes à Lisbeth Salander pour venir à bout du code d'accès de l'ordinateur de Janne Dahlman et deux minutes de plus pour en transférer le contenu sur l'iBook de Mikael.

La plupart des mails se trouvaient cependant dans l'ordinateur portable personnel de Janne Dahlman, auquel ils n'avaient pas accès. Mais son ordinateur de Millenium permit à Lisbeth Salander de trouver qu'à part son adresse Internet millenium.se, Dahlman avait une adresse hotmail personnelle. Il lui fallut six minutes pour entrer sur son compte et télécharger sa correspondance de l'année passée. Cinq minutes plus tard, Mikael avait des preuves que Janne Dahlman avait laissé filtrer des informations sur la situation de Millenium et qu'il avait tenu le rédacteur de Finansmagasinet Monopol au courant des reportages qu'Erika Berger projetait de publier dans les différents numéros. L'espionnage durait depuis au moins l'automne dernier.

Ils arrêtèrent les ordinateurs et retournèrent à l'appartement de Mikael pour dormir quelques heures. Il appela Christer Malm vers 10 heures.

— J'ai des preuves que Dahlman travaille pour Wennerström.

— J'en étais sûr. OK, je vire ce salopard aujourd'hui même.

— Ne fais pas ça. Ne fais absolument rien.

— Rien ?

— Christer, fais-moi confiance. Il est en vacances jusqu'à quand, Dahlman ?

— Il reprend lundi matin.

— Il y a combien de personnes à la rédaction aujourd'hui ?

— Ben, c'est à moitié vide.

— Est-ce que tu peux annoncer une réunion pour 14 heures ? Ne dis pas à quel sujet. J'arrive.


SIX PERSONNES ÉTAIENT ASSISES autour de la table de conférence devant Mikael. Christer Malm avait l'air fatigué. Henry Cortez affichait l'air béat de l'amoureux que seuls les jeunes de vingt-quatre ans peuvent avoir. Monika Nilsson semblait s'attendre à Dieu sait quelles révélations extraordinaires ; Christer Malm n'avait pas dit un mot sur le sujet de la réunion, mais elle était là depuis suffisamment longtemps pour savoir que quelque chose d'inhabituel se tramait, et elle était énervée d'avoir été tenue à l'écart du scoop. La seule à garder une attitude normale était Ingela Oskarsson, employée à temps partiel chargée de l'administration, de l'enregistrement des abonnements et autres tâches de ce genre deux jours par semaine, et qui n'avait pas eu l'air vraiment détendue depuis qu'elle était devenue maman deux ans auparavant. L'autre employée à temps partiel était la journaliste free-lance Lotta Karim, sous un contrat similaire à celui de Henry Cortez et qui venait de reprendre le travail après ses congés. Christer avait aussi réussi à rameuter Sonny Magnusson qui se trouvait pourtant en vacances.

Mikael commença par saluer tout le monde et s'excusa d'avoir été à tel point absent au cours de l'année.

— Ni Christer ni moi n'avons eu le temps d'informer Erika de ce qui nous préoccupe aujourd'hui, mais je peux vous assurer que dans cette affaire je parle en son nom. Aujourd'hui nous allons décider de l'avenir de Millenium.

Il fit une pause et laissa les mots produire leur effet. Personne ne posa de questions.

— Cette année a été lourde. Je suis surpris qu'aucun de vous n'ait choisi d'aller chercher du boulot ailleurs. Je dois en conclure que vous êtes soit complètement fous, soit exceptionnellement loyaux et que vous aimez travailler dans ce journal. C'est pourquoi je vais mettre quelques cartes sur la table et vous demander une dernière contribution.

— Une dernière contribution, s'étonna Monika Nilsson. On dirait que tu as l'intention de démanteler Millenium.

— Exactement, répondit Mikael. Après les vacances, Erika va nous réunir tous pour une bien triste réunion de rédaction au cours de laquelle elle nous annoncera que Millenium cessera de paraître à Noël et que vous êtes tous licenciés.

Cette fois, une certaine inquiétude se répandit dans l'assemblée. Même Christer Malm crut pendant une seconde que Mikael était sérieux. Puis il remarqua son sourire satisfait.

— Au cours de cet automne, vous allez jouer un double jeu. Je dois vous dire que notre cher secrétaire de rédaction Janne Dahlman se fait des extras comme informateur pour Hans-Erik Wennerström. Ce qui veut dire que l'ennemi est informé en continu et très exactement de ce qui se passe ici, ce qui explique pas mal des revers que nous avons subis cette année. Surtout toi, Sonny, puisque certains annonceurs qui semblaient positifs se sont subitement retirés.

— Merde alors, ça ne m'étonne pas, dit Monika Nilsson.

Janne Dahlman n'avait jamais été très populaire à la rédaction et la révélation ne fut apparemment un choc pour personne. Mikael interrompit le murmure ambiant.

— La raison pour laquelle je vous raconte ceci, c'est que j'ai une entière confiance en vous. Voilà plusieurs années qu'on bosse ensemble et je sais que vous avez le cerveau bien en place, raison pour laquelle je sais aussi que vous jouerez le jeu quoi qu'il arrive cet automne. Il est d'une importance capitale que Wennerström soit amené à croire que Millenium est en train de s'effondrer. Et votre boulot sera de le lui faire croire.

— Quelle est notre véritable situation ? demanda Henry Cortez.

— Résumons-nous. Je sais que ça a été une période pénible pour vous tous et nous ne sommes pas encore au bout de nos peines. Raisonnablement, Millenium aurait dû être au bord de la tombe. Je vous donne ma parole que cela ne se produira pas. Millenium est aujourd'hui plus puissant qu'il y a un an. A la fin de cette réunion, je vais disparaître de nouveau pendant deux mois. Vers fin octobre, je serai de retour. Alors nous couperons les ailes à Hans-Erik Wennerström.

— De quelle manière ? voulut savoir Cortez.

— Désolé. Je n'ai pas l'intention de vous mettre au parfum. Je vais écrire une nouvelle histoire sur Wennerström. Cette fois-ci nous le ferons dans les règles. Ensuite nous commencerons à préparer le réveillon de Noël ici au journal. Je compte mettre au menu du Wennerström grillé comme plat principal et divers critiques en dessert.

Soudain l'ambiance fut très détendue. Mikael se demanda comment il se serait senti s'il s'était écouté lui-même, assis à cette table de conférence. Sceptique ? Oui, probablement. Mais apparemment il disposait encore d'un capital de confiance au sein des collaborateurs de Millenium. Il leva la main de nouveau.

— Pour que ceci réussisse, il est important que Wennerström croie que Millenium est en train de sombrer. Je ne veux pas qu'il mette sur pied une campagne défensive ou qu'il élimine des preuves à la dernière minute. C'est pourquoi nous allons commencer à rédiger un scénario que vous allez suivre cet automne. Premièrement, il est primordial que rien de ce que nous discutons aujourd'hui ne soit porté par écrit, ni discuté dans des e-mails, ni communiqué à quelqu'un en dehors de cette pièce. Nous ne savons pas dans quelle mesure Dahlman fouille dans nos ordinateurs et j'ai pu me rendre compte qu'il est apparemment assez simple de lire les mails privés des collaborateurs. Donc, nous ferons tout oralement. Si au cours des semaines à venir vous devez ventiler quelque chose, vous en référerez à Christer et vous le verrez chez lui. Avec une extrême discrétion.

Mikael écrivit aucun courrier électronique sur un tableau blanc.

— Deuxièmement, vous allez vous fâcher entre vous. Je veux que vous commenciez par me dénigrer chaque fois que Janne Dahlman est dans les parages. N'exagérez rien. Donnez simplement libre cours à vos ego naturellement vachards. Christer, je voudrais que toi et Erika vous ayez un différend sérieux. Faites fonctionner vos méninges et restez mystérieux sur les raisons, mais donnez l'impression que le journal est en train de se fissurer et que tout le monde est fâché avec tout le monde.

Il écrivit soyez vaches sur le tableau.

— Troisièmement : quand Erika rentrera, toi, Christer, tu l'informeras de ce qui se trame. A elle ensuite de s'arranger pour que Janne Dahlman croie que notre accord avec le groupe Vanger — qui nous maintient à flot en ce moment est tombé à l'eau parce que Henrik Vanger est gravement malade et que Martin Vanger s'est tué en voiture.

Il écrivit le mot désinformation.

— Ce qui veut dire que l'accord est solide, alors ? demanda Monika Nilsson.

— Crois-moi, fit Mikael d'un air sévère. Le groupe Vanger ira très loin pour la survie de Millenium. Dans quelques semaines, disons fin août, Erika convoquera une réunion où elle donnera des préavis de licenciement. Il est important que vous compreniez tous que c'est du pipeau et que le seul qui disparaîtra d'ici est Janne Dahlman. Mais vous devez continuellement jouer le jeu. Commencez à dire que vous cherchez un autre boulot et parlez de la référence minable que représente Millenium dans un cv.

— Et tu crois que cette comédie va sauver Millenium ? demanda Sonny Magnusson.

— J'en suis certain. Sonny, je veux que tu nous ficelles un rapport mensuel fictif qui montre que la tendance côté annonceurs s'est renversée ces derniers mois et que le nombre d'abonnés est à nouveau sérieusement en baisse.

— On va s'amuser, dit Monika. On va garder tout ça en interne à la rédaction ou on va laisser filtrer vers d'autres médias ?

— Vous le garderez en interne à la rédaction. Si l'histoire surgit ailleurs, nous saurons qui l'aura placée. Si dans quelques mois quelqu'un nous demande des explications, nous pourrons simplement répondre à l'interlocuteur en question : Mais non, mon vieux, tu as écouté des rumeurs sans fondement, et pas du tout, il n'a jamais été question d'arrêter Millenium. Le top serait que Dahlman refile le tuyau à d'autres médias. Alors c'est lui qui fera figure d'imbécile. Si vous pouvez tuyauter Dahlman sur une histoire crédible mais complètement idiote, vous avez carte blanche.

Ils passèrent deux heures à concocter un scénario et à distribuer le rôle de chacun.


APRÈS LA RÉUNION, Mikael alla prendre un café avec Christer Malm au Java, dans le centre-ville.

— Christer, c'est très important que tu cueilles Erika dès l'aéroport pour la mettre au courant de la situation. Il faut que tu la persuades de jouer le jeu. Telle que je la connais, elle va vouloir s'attaquer à Dahlman tout de suite — il n'en est pas question. Je ne veux pas que Wennerstròm ait vent de l'affaire et qu'il ait le temps de faire disparaître des preuves.

— D'accord.

— Et veille à ce qu'Erika se tienne à distance du courrier électronique jusqu'à ce qu'elle ait installé le cryptage PGP et qu'elle ait appris à l'utiliser. Par l'intermédiaire de Dahlman, Wennerström peut probablement lire tous nos mails internes. Je veux que vous installiez le PGP, toi et tous les autres de la rédaction. Fais comme si c'était tout naturel. Je te donnerai le nom d'un consultant en informatique que tu contacteras et qui viendra vérifier le réseau interne et les ordinateurs de tout le monde à la rédaction. Laisse-le installer le progiciel comme si c'était un service tout à fait normal.

— Je ferai de mon mieux. Mais, Mikael, c'est quoi au juste que tu mijotes ?

— Wennerström. Je vais le clouer sur la porte d'une grange.

— Comment ?

— Désolé. Pour l'instant c'est mon secret. Tout ce que je peux dire, c'est que j'ai des infos sur lui qui feront passer notre révélation précédente pour du pipi de chat.

Christer Malm sembla mal à l'aise.

— Je t'ai toujours fait confiance, Mikael. Est-ce que ceci signifie que toi, tu n'as pas confiance en moi ?

Mikael rit.

— Non. Mais en ce moment, je mène une activité criminelle d'envergure, qui peut me valoir deux ans de taule. Ce sont pour ainsi dire les formes de ma recherche qui sont un peu douteuses... Je joue avec des méthodes à peu près aussi réglo que Wennerström. Je ne veux pas que toi ou Erika ou qui que ce soit à Millenium y soyez mêlés.

— Tu as le don de m'inquiéter.

— T'affole pas. Et tu peux dire à Erika que cette histoire va faire du bruit. Beaucoup de bruit.

— Erika va vouloir savoir ce que tu mijotes...

Mikael réfléchit une seconde. Puis il sourit.

— Dis-lui qu'elle m'a très clairement fait savoir au printemps dernier, quand elle a signé le contrat avec Henrik Vanger dans mon dos, que désormais je ne suis qu'un freelance ordinaire et mortel, qui ne siège plus au CA et qui n'a plus d'influence dans la ligne suivie par Millenium. Cela doit bien signifier que je ne suis pas non plus tenu de l'informer. Mais je promets que si elle se comporte bien, elle sera prems pour l'histoire.

Christer Malm partit d'un grand éclat de rire.

— Elle va être furieuse, constata-t-il joyeusement.


MIKAEL SAVAIT TRÈS BIEN qu'il n'avait pas joué franc jeu avec Christer Malm. Il faisait exprès d'éviter Erika. Le plus normal aurait été de la contacter immédiatement pour la mettre au courant de l'information qu'il détenait. Mais il ne voulait pas parler avec elle. Il avait composé son numéro de téléphone sur son portable une bonne douzaine de fois. Chaque fois, il avait changé d'avis.

Il savait où était le problème. Il ne pouvait pas la regarder dans les yeux.

Sa participation à l'étouffement de l'affaire à Hedestad était journalistiquement impardonnable. Il voyait mal comment il pourrait le lui expliquer sans mentir, et s'il y avait une chose qu'il tenait à ne jamais faire, c'était bien mentir à Erika Berger.

Et, surtout, il n'avait pas le courage d'affronter ce problème-là en même temps qu'il s'attaquerait à Wennerström. Il repoussa donc la rencontre, coupa son téléphone portable et s'abstint de lui parler. Il savait que le répit n'était que de courte durée.


IMMÉDIATEMENT APRÈS LA RÉUNION de la rédaction, Mikael partit s'installer dans sa cabane à Sandhamn, où il n'avait pas mis les pieds depuis plus d'un an. Dans ses bagages, il avait deux cartons de fichiers imprimés et les CD-RO M que Lisbeth lui avait donnés. Il fit des provisions de nourriture, s'enferma, ouvrit son iBook et se mit à écrire. Chaque jour, il sortait prendre l'air et en profitait pour acheter les journaux et faire des courses. Il y avait encore beaucoup de voiliers dans le port, et nombre de ces jeunes qui avaient emprunté le bateau de papa étaient comme d'habitude occupés à se soûler à mort au bar du Plongeur. Mikael ne s'en souciait pas outre mesure, ses journées, il les passait devant son ordinateur depuis le moment où il ouvrait les yeux jusqu'à ce qu'il s'écroule d'épuisement le soir.

Courrier électronique crypté de la directrice de la publication erika.berger@millenium.se au gérant en congé mikael.blomkvist@millenium.se :

[Mikael. Il faut que je sache ce qui se passe — tu te rends compte, je rentre de vacances pour tomber en plein chaos. J'apprends d'abord ce que mijote Janne Dahlman puis ce double jeu que tu as imaginé. Martin Vanger est mort. Harriet Vanger est vivante. Que se passe-t-il à Hedeby ? Où es-tu ? Y a-t-il une histoire à publier ? Pourquoi ne réponds-tu pas sur ton portable ? E.

PS. J'ai bien saisi la pique que Christer s'est fait une joie de me transmettre. Je te le paierai. Es-tu fâché contre moi pour de vrai ?]

De mikael.blomkvist@millenium.se

A erika.berger@millenium.se :

[Salut Ricky. Non, rassure-toi, je ne suis pas fâché. Pardonne-moi de ne pas avoir eu le temps de te faire des mises au point, mais ces derniers mois, ma vie ressemble aux montagnes russes. Je te raconterai tout ça quand on se verra, mais pas par mail. En ce moment je suis à Sandhamn. Il y a une histoire à publier, mais il ne s'agit pas de Harriet Vanger. Je vais rester scotché ici quelque temps. Ensuite, fini. Fais-moi confiance. Bises & bisous. M.]

De erika.berger@millenium.se

A mikael.blomkvist@millenium.se :

[Sandhamn ? Je passe te voir toutes affaires cessantes.]

De mikael.blomkvist@millenium.se

A erika.berger@millenium.se :

[Pas tout de suite. Attends quelques semaines, au moins jusqu'à ce que j'aie un texte qui se tienne. D'ailleurs, j'attends une autre visite.]

De erika.berger@millenium.se

A mikael.blomkvist@millenium.se :

[D'accord, je ne vais pas m'imposer, évidemment. Mais j'ai le droit de savoir ce qui se passe. Henrik Vanger est redevenu PDG et il ne répond pas quand j'appelle. Si l'accord avec Vanger est parti en quenouille, faut me le dire. Là, moi, je ne sais pas quoi faire. Je dois savoir si le journal va survivre ou pas. Ricky.

PS. Comment elle s'appelle ?]

De mikael.blomkvist@millenium.se

A erika.berger@millenium.se :

[Primo : sois rassurée, Henrik ne va pas se retirer. Mais il a fait un infarctus sérieux et il ne travaille qu'un petit moment chaque jour et je suppose que le bouleversement qui a suivi la mort de Martin et la résurrection de Harriet accaparent toutes ses forces.

Deuxièmement : Millenium va survivre. Je travaille sur le reportage le plus important de notre vie et quand on va le sortir, on va couler Wennerström une bonne fois pour toutes.

Troisièmement : ma vie est sens dessus dessous en ce moment, mais toi et moi et Millenium : rien n'a changé. Fais-moi confiance. Bises. Mikael.

PS. Je te la présenterai à la première occasion. Elle va te surprendre.]


QUAND LISBETH SALANDER arriva à Sandhamn, ce fut un Mikael aux yeux creux et pas rasé depuis un moment qui l'accueillit. Il la serra brièvement dans ses bras et lui dit de se faire un café le temps qu'il finisse un passage de son texte.

Lisbeth examina la cabane du regard et découvrit presque immédiatement qu'elle s'y sentait bien. L'espèce de petit chalet était construit directement sur un appontement, avec l'eau à deux mètres de la porte. Il ne mesurait que six mètres sur cinq, mais la construction était suffisamment haute de plafond pour qu'une mezzanine ait pu être installée, accessible par un escalier en colimaçon. Lisbeth pouvait s'y tenir debout — Mikael, lui, était obligé de baisser la tête de quelques centimètres. Elle inspecta le lit et constata qu'il était suffisamment large pour eux deux.

La cabane avait une grande fenêtre donnant sur l'eau, juste à côté de la porte d'entrée. La table de cuisine de Mikael était placée là, et servait aussi de table de travail. Sur le mur à côté de la table se trouvait une petite étagère avec un lecteur de CD et un tas d'albums d'Elvis Presley et quelques-uns de hard rock, deux genres qu'elle n'aurait pas mis au top des priorités.

Dans un coin se trouvait un poêle à bois. Le reste des meubles se résumait à une grande armoire fixe, mi-penderie, mi-rangement du linge de maison, ainsi qu'une paillasse qui faisait aussi office de salle d'eau, derrière un rideau de douche. Au-dessus de la paillasse s'ouvrait une petite fenêtre. Sous l'escalier en colimaçon, Mikael avait aménagé des toilettes sèches fermées. Toute la cabane faisait penser au carré d'un bateau, avec des rangements et des compartiments astucieux.

Dans son enquête sur la personne concernant Mikael Blomkvist, elle avait établi qu'il avait rénové la cabane et fait tout l'aménagement lui-même — une déduction piochée dans le mail qu'un de ses amis, très impressionné par sa dextérité, lui avait envoyé après une visite à Sandhamn. Tout était propre, modeste et simple, quasiment Spartiate. Elle comprit pourquoi il aimait tant cette cabane.

Au bout de deux heures, elle réussit à distraire Mikael dans son travail au point qu'il arrêta l'ordinateur d'un air frustré, se rasa et l'emmena pour une visite guidée de Sandhamn. Le temps était à la pluie et au vent, et ils atterrirent bien vite à l'auberge. Mikael raconta ce qu'il avait écrit et Lisbeth lui donna un CD-ROM avec des mises à jour du PC de Wennerström.

Ensuite, elle le traîna à la cabane et sur la mezzanine où elle réussit à le déshabiller et à le distraire encore davantage. Elle se réveilla tard dans la nuit, seule dans le lit et, jetant un coup d'œil en bas, elle le vit penché sur son clavier. Elle resta un long moment, la tête appuyée sur la main, à le regarder. Il paraissait heureux, et pour sa part elle se sentit soudain étrangement satisfaite de la vie.


LISBETH NE RESTA que cinq jours avant de rentrer à Stockholm pour un boulot que Dragan Armanskij réclamait désespérément au téléphone. Elle y consacra onze jours de travail, fit son rapport et retourna à Sandhamn. La pile de fichiers imprimés à côté de l'iBook de Mikael avait grandi.

Cette fois-ci elle resta quatre semaines. Ils finirent par suivre une sorte de routine. Ils se levaient à 8 heures et prenaient le petit-déjeuner ensemble pendant une petite heure. Ensuite Mikael travaillait intensément jusque tard dans l'après-midi, où ils faisaient une promenade et discutaient. Lisbeth passait la plus grande partie de la journée au lit, où soit elle lisait des livres, soit elle surfait sur le Net via le modem ADSL de Mikael. Elle évitait de le déranger dans la journée. Ils dînaient assez tard et ensuite seulement Lisbeth prenait l'initiative et le forçait à grimper sur la mezzanine, où elle veillait à ce qu'il lui consacre toute sorte d'attentions.

Lisbeth avait l'impression de vivre les premières vacances de sa vie.

Courrier électronique crypté de erika.berger@millenium.se

A mikael.blomkvist@millenium.se :

[Salut M. C'est officiel maintenant. Janne Dahlman a donné sa démission et il commence à Finansmagasinet Monopol dans trois semaines. J'ai suivi tes consignes, je n'ai rien dit et tout le monde est en train de jouer la comédie. E.

PS. Tout le monde semble en tout cas bien s'amuser. Henry et Lotta se sont engueulés l'autre jour au point de se balancer des trucs à la figure. Ils ont poussé le bouchon tellement loin avec Dahlman que ça m'étonne qu'il n'ait pas compris que c'était du bluff.]

De mikael.blomkvist@millenium.se

A erika.berger@millenium.se :

[Souhaite-lui bonne chance et laisse-le partir. Mais range l'argenterie dans un placard fermé à clé. Bises & bisous. M.]

De erika.berger@millenium.se

A mikael.blomkvist@millenium.se :

[Je me retrouve sans secrétaire de rédaction à deux semaines de la mise sous presse, et mon investigateur de choc se la coule douce à Sandhamn et refuse de me parler. Micke, je me mets à genoux. Est-ce que tu peux nous aider ? Erika.]

De mikael.blomkvist@millenium.se

A erika.berger@millenium.se :

[Tiens bon encore quelques semaines, ensuite on sera arrivés à bon port. Et commence à t'organiser pour le numéro de décembre qui sera différent de tout ce que nous avons déjà publié. Mon texte occupera environ quarante pages du journal. M.]

De erika.berger@millenium.se

A mikael.blomkvist@millenium.se :

[Quarante PAGES !!! Tu es complètement fou !]

De mikael.blomkvist@millenium.se

A erika.berger@millenium.se :

[Ce sera un numéro thématique. J'ai besoin de trois semaines de plus. Est-ce que tu peux : (1) créer une structure d'édition au nom de Millenium, (2) te faire attribuer un numéro ISBN, (3) demander à Christer de pondre un joli logo pour notre nouvelle maison d'édition et (4) trouver une bonne imprimerie qui pourrait sortir un format poche rapidos et pas cher. Et, au fait, on aura besoin de capital pour le coût de la fab de notre premier livre. Bisous. Mikael.]

De erika.berger@millenium.se

A mikael.blomkvist@millenium.se :

[Numéro thématique. Maison d'édition. Coût de la fab. A vos ordres, mon commandant. Autre chose que tu voudrais que je fasse ? Danser nue à Slussplan ? E.

PS. Je suppose que tu sais où tu vas. Mais qu'est-ce que je fais avec Dahlman ?]

De mikael.blomkvist@millenium.se

A erika.berger@millenium.se :

[Ne fais rien avec Dahlman. Laisse-le partir. Monopol ne survivra pas longtemps. Engage des intérimaires pour ce numéro. Et embauche un nouveau secrétaire de rédaction, nom d'une pipe ! M.

PS. J'ai très envie de te voir danser nue à Slussplan.]

De erika.berger@millenium.se

A mikael.blomkvist@millenium.se :

[Pour le strip-tease en public, n'y compte pas trop. Mais nous avons toujours fait les embauches ensemble. Ricky.]

De mikael.blomkvist@millenium.se

A erika.berger@millenium.se :

[Et nous avons toujours été d'accord sur la personne à embaucher. Nous le serons cette fois-ci aussi, qui que tu choisisses. Nous allons coincer Wennerström. C'est ça, toute l'histoire. Mais laisse-moi la terminer tranquille. M.]


DÉBUT OCTOBRE, LISBETH SALANDER lut un entrefilet qu'elle avait trouvé sur le site de Hedestads-Kuriren. Elle en informa Mikael. Isabella Vanger était décédée après une courte maladie. Elle était regrettée par sa fille Harriet Vanger, récemment ressuscitée.

Courrier électronique crypté de erika.berger@millenium.se

A mikael.blomkvist@millenium.se.

[Salut Mikael.

Harriet Vanger est passée me voir à la rédaction aujourd'hui. Elle a téléphoné cinq minutes avant son arrivée et j'ai été totalement prise au dépourvu. Une belle femme très élégante au regard froid.

Elle était venue pour annoncer qu'elle siégera au CA à la place de Martin Vanger qui remplaçait Henrik. Elle était polie et aimable et m'a assuré que le groupe Vanger n'avait aucune intention de revenir sur notre convention, au contraire, la famille est d'accord pour tenir les engagements de Henrik vis-à-vis du journal. Elle m'a demandé de lui faire visiter la rédaction et elle voulait savoir comment je vivais la situation.

J'ai dit ce qu'il en était. Que j'ai l'impression d'avancer sur des sables mouvants, que tu m'as interdit de venir te voir à Sandhamn et que je ne sais pas sur quoi tu travailles, à part que tu penses pouvoir coincer Wennerström. (J'ai supposé que je pouvais le lui dire. Après tout, elle siège au CA.) Elle a haussé un sourcil, souri et demandé si j'avais des doutes sur ta réussite. Qu'est-ce qu'on répond à ça ? J'ai dit que je serais considérablement plus calme si je savais ce qui se tramait. Mais crénom de nom, évidemment que j'ai confiance en toi. Cela dit, tu me rends folle.

J'ai demandé si elle savait ce que tu fabriques. Elle a répondu par la négative, mais m'a dit qu'elle te trouvait remarquablement perspicace, avec une façon de réfléchir innovante (je la cite).

J'ai dit aussi que j'avais compris qu'il s'était passé quelque chose de dramatique là-haut à Hedestad et que j'étais plus que curieuse d'en savoir plus sur ce qui lui était arrivé. Elle a dit qu'elle avait compris que toi et moi avions une relation particulière et que tu me raconterais sûrement dès que tu aurais un peu de temps. Ensuite, elle m'a demandé si elle pouvait avoir confiance en moi. Qu'est-ce que je pouvais répondre ? Elle siège au CA de Millenium et tu m'as laissée sans aucune info me permettant de régler ma conduite.

Ensuite, elle a dit une chose bizarre. Elle m'a demandé de ne pas vous juger trop sévèrement, elle et toi. Elle dit avoir une dette de reconnaissance envers toi et qu'elle voudrait vraiment qu'elle et moi puissions devenir amies. Ensuite, elle m'a promis de me raconter l'histoire à l'occasion, si toi, tu n'y arrivais pas. Je crois que je l'aime bien, mais je ne sais pas trop si je peux lui faire confiance. Erika.

PS. Tu me manques. J'ai l'impression qu'il s'est passé quelque chose d'affreux à Hedestad. Christer dit que tu as une trace étrange — marque d'étranglement ? — sur le cou.]

De mikael.blomkvist@millenium.se

A erika.berger@millenium.se :

[Salut Ricky. L'histoire de Harriet est si triste, si pitoyable que tu auras du mal à la croire. Il vaudrait mieux qu'elle te la raconte elle-même. Pour ma part, je l'ai un peu mise de côté dans ma tête.

En attendant, et je m'en porte garant, tu peux avoir confiance en Harriet Vanger. Elle est sincère quand elle dit qu'elle a une dette de reconnaissance envers moi et crois-moi, elle ne fera jamais quoi que ce soit qui pourrait nuire à Millenium. Deviens son amie si tu l'aimes bien. Abstiens-toi si tu ne l'aimes pas. Mais elle mérite le respect. C'est une femme qui se trimballe de sacrées enclumes, et je ressens une grande sympathie pour elle. M.]

Le lendemain, Mikael reçut encore un mail.

De harriet.vanger@vangerindustries.com

A mikael.blomkvist@millenium.se :

[Salut Mikael. J'essaie depuis des semaines de trouver un moment pour donner de mes nouvelles, mais le temps file à toute vitesse. Tu as disparu tellement vite de Hedeby que je n'ai pas pu te dire au revoir.

Depuis mon retour en Suède, je suis assommée par une multitude d'impressions et par le boulot. Les entreprises Vanger sont en plein chaos et j'ai travaillé dur avec Henrik pour mettre de l'ordre dans les affaires. Hier j'ai fait une visite à Millenium ; je représenterai dorénavant Henrik au CA. Il m'a décrit en détail la situation du journal et la tienne.

J'espère que tu acceptes de me voir débarquer ainsi. Si tu ne veux pas de moi (ou de quelqu'un d'autre de la famille) au CA, je le comprendrai, mais je t'assure que je ferai tout pour servir Millenium. J'ai une énorme dette envers toi et je t'assure que mes intentions dans ce contexte seront toujours les meilleures. J'ai rencontré ton amie Erika Berger. Je ne sais pas très bien quelle opinion elle a eue de moi et j'ai été surprise que tu ne lui aies pas raconté ce qui s'est passé.

J'ai très envie de devenir ton amie. Si tu as la force, s'entend, de fréquenter des membres de la famille Vanger. Toutes mes amitiés. Harriet.

PS. Erika m'a laissé entendre que tu as l'intention de t'en prendre une nouvelle fois à Wennerström. Dirch Frode m'a raconté comment Henrik t'a mené en bateau. Que puis-je dire ? Sinon que je suis désolée. S'il y a quoi que ce soit que je peux faire, il faut que tu me le dises.]

De mikael.blomkvist@millenium.se

A harriet.vanger@vangerindustries.com.

[Salut Harriet. J'ai disparu précipitamment de Hedeby et en ce moment je travaille sur ce que j'aurais dû faire cette année. Tu seras informée à temps avant que le texte passe à l'impression, mais je crois que je peux me permettre d'affirmer que les problèmes de cette dernière année seront bientôt finis.

J'espère que toi et Erika apprendrez à vous connaître et ça ne me pose évidemment pas de problèmes que tu « débarques » au CA de Millenium. Je vais raconter ce qui s'est passé à Erika. Mais en ce moment, je n'ai ni la force ni le temps et avant cela je voudrais prendre un peu de distance. Restons en contact. Amitiés. Mikael.]


LISBETH NE MANIFESTAIT PAS un grand intérêt pour ce qu'écrivait Mikael. Elle leva la tête de son livre, Mikael venait de dire quelque chose qu'elle n'avait pas entendu, elle le fit répéter.

— Excuse-moi. Je pensais tout haut. Je disais que ça, c'est le comble.

— Qu'est-ce qui est le comble ?

— Wennerström a eu une relation avec une serveuse de vingt-deux ans qu'il a mise enceinte. Tu n'as pas lu sa correspondance avec l'avocat ?

— Tu es mignon, Mikael — on a là dix ans de correspondance, d'e-mails, de conventions, de rapports de voyages et je ne sais quoi sur le disque dur. Ton Wennerström ne me fascine pas au point que je me tape six gigas d'inepties. J'en ai lu une infime partie, surtout pour satisfaire ma curiosité, et ça m'a suffi pour comprendre que ce type est un gangster.

— J'admets. Mais écoute ça : il l'a mise enceinte en 1997. Quand elle a réclamé une compensation, les avocats de Wennerström ont dépêché quelqu'un pour la convaincre de se faire avorter. Je suppose que l'intention était de lui offrir une somme d'argent, mais elle n'a pas voulu en entendre parler. Alors la persuasion a pris une autre tournure : le sbire lui a maintenu la tête dans une baignoire jusqu'à ce qu'elle accepte de laisser Wennerström tranquille. Et cet idiot d'avocat de Wennerström écrit ça dans un mail — crypté, d'accord, mais quand même... Je ne donne pas cher du niveau d'intelligence chez ces gens-là.

— Qu'est-ce qui est arrivé à la fille ?

— Elle a avorté. Wennerström a été satisfait.

Lisbeth Salander ne dit rien pendant dix minutes. Ses yeux étaient soudain devenus tout noirs.

— Encore un homme qui hait les femmes, murmurat-elle finalement.

Mikael ne l'entendit pas.

Elle emprunta les CD-ROM et passa les jours suivants à éplucher en détail le courrier électronique de Wennerström ainsi que d'autres documents. Pendant que Mikael continuait son travail, Lisbeth était sur la mezzanine avec son PowerBook sur les genoux, à réfléchir sur l'étrange empire de Wennerström.

Il lui était venu une drôle de pensée que soudain elle n'arrivait pas à lâcher. Avant tout, elle se demanda pourquoi elle n'avait pas eu cette idée-là plus tôt.


UN MATIN, FIN OCTOBRE, Mikael imprima une dernière page et arrêta son ordinateur juste avant 11 heures. Sans un mot, il grimpa sur la mezzanine et tendit à Lisbeth une liasse de papiers conséquente. Puis il s'endormit. Elle le réveilla dans la soirée et lui fit part de ses commentaires.

Peu après 2 heures du matin, Mikael fit une dernière correction de son texte.

Le lendemain il ferma les volets de la cabane et verrouilla la porte. Les vacances de Lisbeth étaient terminées. Ils retournèrent à Stockholm ensemble.


AVANT D'ARRIVER A STOCKHOLM, Mikael devait aborder avec Lisbeth une question sensible. Il entama le sujet devant un gobelet de café sur le ferry de Vaxholm.

— Ce qu'il faut mettre au point, c'est ce que je dois raconter à Erika. Elle va refuser de publier tout ça, si je ne peux pas expliquer comment j'ai obtenu les données.

Erika Berger ! La maîtresse de Mikael depuis tant d'années et sa patronne. Lisbeth ne l'avait jamais rencontrée et elle n'était pas très sûre de le vouloir non plus. Elle vivait Erika Berger comme une vague gêne dans l'existence.

— Qu'est-ce qu'elle sait sur moi ?

— Rien. Il soupira. J'avoue avoir évité Erika depuis cet été. Je n'ai pas pu lui parler de ce qui s'est passé à Hedestad, parce que j'ai terriblement honte. Elle est très frustrée du peu d'information que j'ai fourni. Elle sait évidemment que je me suis retiré à Sandhamn pour écrire ce texte, mais elle n'en connaît pas le contenu.

— Hmm.

— Dans quelques heures, elle aura le manuscrit. Alors elle va me harceler de questions. La seule qui se pose est ce que je vais lui dire.

— Qu'est-ce que tu as envie de dire ?

— Je veux raconter la vérité.

Un pli apparut entre les sourcils de Lisbeth.

— Ecoute, Lisbeth, nous nous disputons très régulièrement, Erika et moi. Ça fait en quelque sorte partie de notre jargon. Mais nous avons une confiance illimitée l'un dans l'autre. Elle est absolument fiable. Tu es une source. Elle mourrait plutôt que de te trahir.

— Et à qui d'autre tu vas avoir besoin de raconter ?

— A absolument personne. On emportera ça dans la tombe tous les deux. Mais je ne lui révélerai pas ton secret si tu t'y opposes. En revanche, je n'ai pas l'intention de mentir à Erika et d'inventer une source qui n'existe pas.

Lisbeth réfléchit jusqu'à ce que le ferry accoste au pied du Grand Hôtel. Analyse des conséquences. Du bout des lèvres, elle finit par permettre à Mikael de la présenter à Erika. Il alluma son téléphone portable et appela.


ERIKA BERGER REÇUT le coup de fil de Mikael au milieu d'un déjeuner professionnel avec Malou Eriksson, qu'elle envisageait d'embaucher comme secrétaire de rédaction. Malou avait vingt-neuf ans et avait travaillé comme remplaçante pendant cinq ans. Elle n'avait jamais eu d'emploi fixe et elle commençait à désespérer de jamais en trouver. Aucune annonce n'avait été mise pour ce poste ; Erika avait été tuyautée sur Malou Eriksson par un vieux copain d'un hebdomadaire. Elle l'avait appelée le jour même où Malou terminait un remplacement, pour savoir si ça l'intéressait de postuler pour un boulot à Millenium.

— Il s'agira d'un remplacement de trois mois, dit Erika. Mais si ça fonctionne bien, ça peut se transformer en CDI.

— J'ai entendu des rumeurs qui disent que Millenium cessera bientôt son activité. Erika Berger sourit.

— Il ne faut pas croire les rumeurs.

— Ce Dahlman que je dois remplacer... Malou Eriksson hésita. Il rejoint un journal qui appartient à Hans-Erik Wennerström...

Erika hocha la tête.

— C'est un secret pour personne dans ce milieu que nous sommes en conflit avec Wennerström. Il n'aime pas les gens qui sont employés à Millenium.

— Ça veut dire que si j'accepte le poste à Millenium, moi aussi je vais me retrouver dans cette catégorie-là.

— C'est assez vraisemblable, oui.

— Mais Dahlman a trouvé du travail à Finansmagasinet ?

— On pourrait dire que c'est la manière de Wennerström de payer divers services que Dahlman a rendus. Tu es toujours intéressée ?

Malou Eriksson réfléchit un instant. Puis elle hocha la tête.

— Tu veux que je commence quand ?

C'est à ce moment précis que Mikael Blomkvist appela, interrompant l'interview d'embauché.


ERIKA UTILISA SES PROPRES CLÉS pour ouvrir la porte de l'appartement de Mikael. C'était la première fois depuis sa brève apparition à la rédaction fin juin qu'elle se trouvait face à face avec lui. Elle entra dans le salon et y découvrit une fille d'une maigreur anorexique assise dans le canapé, vêtue d'un blouson de cuir élimé et les pieds reposant sur la table basse. Tout d'abord, elle donna une quinzaine d'années à la fille, jusqu'à ce qu'elle voie ses yeux. Elle était toujours en train de contempler cette apparition lorsque Mikael arriva avec du café et des gâteaux.

Mikael et Erika s'examinèrent.

— Pardon de m'être comporté comme un mufle, dit Mikael.

Erika pencha la tête sur le côté. Quelque chose avait changé en Mikael. Il paraissait éprouvé, plus maigre. Ses yeux étaient honteux et une brève seconde il évita son regard. Elle regarda son cou. Un trait jaunâtre, pâle mais très distinct, s'y voyait.

— Je t'ai évitée. C'est une très longue histoire et je ne suis pas fier du rôle que j'y ai joué. Mais on en parlera plus tard... Là, maintenant je voudrais te présenter à cette jeune femme. Erika, voici Lisbeth Salander. Lisbeth, Erika Berger est la directrice de la publication de Millenium et ma meilleure amie.

Lisbeth observa les habits élégants et l'air assuré de la femme, et décida en moins de dix secondes qu'Erika Berger ne deviendrait pas sa meilleure amie.


LA RÉUNION DURA cinq heures. Erika appela deux fois pour décommander d'autres réunions. Elle consacra une heure à la lecture de certaines parties du manuscrit que Mikael lui avait mis entre les mains. Elle avait mille questions à poser mais réalisa qu'il faudrait des semaines avant d'obtenir une réponse. L'important était le manuscrit qu'elle finit par poser à côté d'elle. Si une infime partie de ces affirmations étaient correctes, ils étaient face à une situation totalement nouvelle.

Erika regarda Mikael. Elle n'avait jamais mis en doute son honnêteté, mais l'espace d'une seconde elle eut le vertige et se demanda si l'affaire Wennerström ne l'avait pas brisé — ne l'avait pas poussé aux élucubrations. Au même moment, Mikael lui présenta deux cartons pleins de toutes les données imprimées. Erika pâlit. Elle voulut naturellement savoir comment il avait obtenu ce matériau.

Il fallut un long moment pour la persuader que l'étrange fille, qui n'avait pas encore prononcé un seul mot, avait un accès illimité à l'ordinateur de Hans-Erik Wennerström. Et pas seulement à celui de Wennerström — elle avait aussi piraté plusieurs des ordinateurs de ses avocats et de ses proches collaborateurs.

La réaction spontanée d'Erika fut qu'ils ne pouvaient pas utiliser ce matériau puisqu'ils l'avaient obtenu par des moyens illégaux.

Mais ça ne tenait pas la route. Mikael fit la remarque qu'ils n'étaient pas tenus de déclarer comment ils avaient obtenu les données. Ils pouvaient tout aussi bien avoir une source qui avait accès à l'ordinateur de Wennerström et qui avait copié son disque dur sur quelques CD-ROM.

Bientôt, Erika prit conscience de l'arme qu'elle avait entre les mains. Elle se sentait épuisée et aurait aimé poser encore quelques questions, mais elle ne savait pas par où commencer.

Finalement, elle se laissa aller dans le canapé et secoua la tête.

— Mikael, que s'est-il passé à Hedestad ?

Lisbeth Salander leva vivement la tête. Mikael garda le silence un long moment. Il répondit par une autre question.

— Tu t'entends comment avec Harriet Vanger ?

— Bien. Je crois. Je l'ai rencontrée deux fois. Christer et moi sommes montés à Hedestad la semaine dernière pour une réunion du CA. On a forcé un peu sur le rouge, on était bien cassés.

— Et comment s'est passée la réunion ?

— Harriet tient ses promesses.

— Ricky, je sais que tu es frustrée de me voir m'esquiver et trouver des excuses pour ne pas avoir à raconter. Nous n'avons jamais eu de secrets l'un pour l'autre, et tout à coup j'ai six mois de ma vie que je... n'arrive pas à te raconter.

Erika croisa le regard de Mikael. Elle le connaissait par cœur, mais ce qu'elle lut dans ses yeux était tout nouveau. Il avait l'air suppliant. Il l'implorait de ne pas demander. Elle ouvrit la bouche et le regarda, totalement désemparée. Lisbeth Salander observait leur conversation muette d'un œil neutre. Elle ne se mêla pas de leur échange.

— C'était aussi catastrophique que ça ?

— C'était pire. J'ai craint cet entretien. Je promets de te raconter, mais j'ai passé plusieurs mois à réprimer mes sentiments pendant que Wennerström monopolisait mon intérêt... je ne suis pas tout à fait prêt encore. J'aimerais mieux que Harriet raconte à ma place.

— C'est quoi ces marques sur ton cou ?

— Lisbeth m'a sauvé la vie, là-haut. Si elle n'avait pas été là, je serais mort maintenant.

Les yeux d'Erika s'élargirent. Elle regarda la fille en blouson de cuir.

— Et maintenant, il faut que tu conclues un accord avec elle. C'est elle, notre source.

Erika Berger ne bougea pas pendant un long moment et réfléchit. Puis elle fit quelque chose qui décontenança Mikael et choqua Lisbeth, et qui la surprit elle-même aussi. Tout le temps qu'elle avait passé devant la table du salon de Mikael, elle avait senti le regard de Lisbeth Salander. Une fille taciturne aux vibrations hostiles.

Erika se leva, contourna la table et prit Lisbeth Salander dans ses bras. Lisbeth se défendit comme un ver de terre sur le point d'être enfilé sur un hameçon.

29 SAMEDI 1er NOVEMBRE — MARDI 25 NOVEMBRE

LISBETH SALANDER SURFAIT dans le cyber-empire de Hans-Erik Wennerström. Elle était restée scotchée devant l'écran de son ordinateur pendant plus de onze heures. L'idée floue qui s'était matérialisée dans un recoin inexploré de son cerveau la dernière semaine à Sandhamn s'était muée en une occupation maniaque. Pendant quatre semaines, elle s'était isolée dans son appartement et avait ignoré tous les appels de Dragan Armanskij. Elle avait passé entre douze et quinze heures chaque jour devant l'écran, et tout le reste de son temps éveillé, elle avait réfléchi à ce même problème.

Au cours du mois, elle avait eu des contacts sporadiques avec Mikael Blomkvist ; il était aussi obsédé et occupé qu'elle par son travail à la rédaction de Millenium. Ils avaient débattu au téléphone deux, trois fois par semaine et elle l'avait continuellement tenu au courant de la correspondance de Wennerström et de ses autres affaires.

Pour la centième fois, elle parcourut chaque détail. Elle ne craignait pas d'avoir omis quelque chose, mais elle n'était pas sûre d'avoir compris ce qui réunissait tous ces liens complexes.


L'EMPIRE DE WENNERSTRÖM tant décrit dans les médias était comme un organisme vivant et informe au cœur battant, qui changeait sans cesse d'apparence. Il consistait en options, obligations, actions, partenariats, intérêts d'emprunts, intérêts sur recette, hypothèques, comptes, transferts et mille autres principes. Une partie fabuleuse des actifs était placée dans des sociétés bidon imbriquées les unes dans les autres.

Les analyses les plus fantastiques des économistes, estimaient la valeur du Wennerstroem Group à plus de 900 milliards de couronnes. C'était du bluff, ou au moins un chiffre plus qu'exagéré. Mais Wennerström n'était pas à plaindre. Lisbeth Salander estimait les véritables ressources à 90, voire 100 milliards de couronnes, ce qui n'était pas à dédaigner non plus. Une vérification sérieuse de tout le groupe prendrait des années. En tout, Salander avait identifié près de trois mille comptes et actifs bancaires différents dans le monde entier. Wennerström se consacrait à l'escroquerie sur une échelle tellement vaste qu'il ne s'agissait plus de crime — il s'agissait d'affaires.

Quelque part dans l'organisme wennerströmien, il y avait aussi de la substance. Trois ressources revenaient continuellement dans la hiérarchie. Les actifs suédois nets étaient inattaquables et authentiques, exposés au vu et au su de tous, avec bilans et contrôles. L'activité américaine était solide et une banque à New York servait de base pour tout argent en mouvement. L'intéressant dans l'histoire était les activités de sociétés bidon dans des coins comme Gibraltar, Chypre et Macao. Wennerström était comme un bazar où l'on traitait du trafic d'armes, du blanchiment d'argent de sociétés louches en Colombie et des affaires particulièrement peu orthodoxes en Russie.

Un compte anonyme aux îles Caïmans avait une particularité : il était contrôlé par Wennerström personnellement, et il était en dehors de toutes les affaires. Quelques fractions de millième de chaque affaire que Wennerström concluait tombaient tout le temps sur le compte des îles Caïmans via des sociétés bidon.

Salander travaillait comme hypnotisée. Comptes – clic — e-mails — clic — balances — clic. Elle nota les derniers transferts. Elle suivit la trace d'une petite transaction au Japon vers Singapour puis aux îles Caïmans via le Luxembourg. Elle comprit le fonctionnement. Elle était comme une partie des impulsions du cyberespace. De tout petits changements. Le dernier e-mail. Un seul mail maigrichon traitant d'un point accessoire avait été envoyé à 22 heures. Le programme de cryptage PGP, crrcrr, crrcrr, une plaisanterie pour celle qui parasitait l'ordinateur et qui pouvait lire le message en clair :

[Berger a cessé de faire du foin pour les annonces. A-t-elle abandonné ou a-t-elle autre chose en poche ? Ta source à la rédaction a confirmé qu'ils sont en chute libre, mais il semblerait qu'ils viennent d'embaucher quelqu'un. Renseigne-toi sur ce qui se passe. Blomkvist a écrit comme un fou à Sandhamn ces dernières semaines mais personne ne sait ce qu'il écrit. Il a fait une apparition à la rédaction ces jours-ci. Tu pourrais m'obtenir des épreuves du prochain numéro ? HEW.]

Rien de dramatique. Qu'il rumine. T'es déjà foutu, mon pote.

A 5 h 30 elle se déconnecta, arrêta l'ordinateur et chercha un autre paquet de cigarettes. Elle avait bu quatre, non cinq Coca au cours de la nuit et alla en chercher un sixième et s'installa dans le canapé. Elle ne portait qu'un slip et un tee-shirt de camouflage délavé vantant Soldier of Fortune Magazine, avec le texte Kill them all and let God sort them out. Elle se rendit compte qu'elle avait froid et attrapa un petit plaid dont elle se couvrit.

Elle se sentait défoncée, comme si elle avait avalé une substance douteuse et probablement illégale. Elle fixa le regard sur un lampadaire devant la fenêtre et resta sans bouger pendant que son cerveau travaillait sous pression. Maman — clic — sœurette — clic — Mimmi — clic — Holger Palmgren. Evil Fingers. Et Armanskij. Le boulot. Harriet Vanger. Clic. Martin Vanger. Clic. Le club de golf. Clic. Maître Nils Bjurman. Clic. Tous ces putains de détails qu'elle n'arrivait pas à oublier même si elle essayait.

Elle se demanda si Bjurman allait jamais pouvoir se déshabiller de nouveau devant une femme, et dans ce cas comment il expliquerait le tatouage sur son ventre. Et comment il éviterait d'enlever ses vêtements la prochaine fois qu'il irait voir un médecin.

Et puis Mikael Blomkvist. Clic.

Elle considérait qu'il était un homme bon, à la rigueur avec un complexe premier de la classe un peu trop prononcé par moments. Et malheureusement d'une naïveté insupportable dans certaines questions élémentaires de morale. Il était d'une nature indulgente et prompte à pardonner, qui cherchait des explications et des excuses psychologiques aux actions d'autrui, et qui ne comprendrait jamais que les fauves de ce monde ne connaissent qu'un langage. Elle ressentait presque un instinct de protection inconfortable quand elle pensait à lui.

Elle ne se rappelait pas à quel moment elle s'était endormie, mais elle se réveilla à 9 heures le lendemain matin avec un torticolis, la tête de travers contre le mur derrière le canapé. Elle tituba dans la chambre et se rendormit.


C'ÉTAIT SANS AUCUN DOUTE le reportage de leur vie. Erika Berger était pour la première fois en un an et demi heureuse comme seul peut l'être un patron de presse avec un scoop d'enfer dans le four. Avec Mikael, elle peaufinait le texte une dernière fois lorsque Lisbeth Salander appela sur le portable de Mikael.

— J'ai oublié de dire que Wennerström commence à s'agiter après tout ce temps que tu as passé à écrire et il a commandé des épreuves du prochain numéro.

— Comment tu peux savoir... oups, je n'ai rien dit. Tu as des infos sur comment il compte s'y prendre ?

— Niet. Seulement une supposition logique.

Mikael réfléchit quelques secondes.

— L'imprimerie, s'écria-t-il.

Erika leva les sourcils.

— Si vous tenez votre langue à la rédaction, il n'y a pas beaucoup d'autres possibilités. A moins qu'un de ses sbires ne compte faire une visite nocturne chez vous.

Mikael se tourna vers Erika.

— Prends rendez-vous avec une autre imprimerie pour ce numéro. Maintenant. Et appelle Dragan Armanskij — je veux des vigiles de nuit pour la semaine à venir.

Il reprit Lisbeth au téléphone.

— Merci, Sally.

— Ça vaut combien ?

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

— Le tuyau, combien il vaut ?

— Combien tu veux ?

— Je voudrais qu'on en discute en prenant un café. Maintenant.


ILS SE RETROUVÈRENT au Bar-Café dans Hornsgatan. Salander avait l'air si sérieux quand Mikael s'assit sur le tabouret à côté d'elle qu'il ressentit un coup au cœur d'inquiétude. Comme d'habitude, elle alla droit au but.

— J'ai besoin d'emprunter de l'argent.

Mikael sourit d'un de ses sourires les plus crétins et tâta son portefeuille.

— Bien sûr. Combien tu veux ?

— 120 000 couronnes.

— Waouh ! Il remit le portefeuille dans sa poche. Je n'en ai pas autant sur moi.

— Je ne plaisante pas. J'ai besoin d'emprunter 120 000 couronnes pendant... disons six semaines. J'ai l'occasion de faire un investissement mais je n'ai personne vers qui me tourner. Tu as environ 140 000 couronnes sur ton compte en ce moment. Je te rendrai l'argent.

Mikael ne fit aucun commentaire sur le fait que Lisbeth Salander avait percé le secret bancaire et trouvé combien d'argent il avait sur son compte. Il se servait d'une banque sur Internet et la réponse était évidente.

— Tu n'as pas besoin de m'emprunter de l'argent, répondit-il. Nous n'avons pas encore discuté de ta part, mais elle couvre largement ce que tu essaies d'emprunter.

— Quelle part ?

— Sally, j'ai des honoraires insensés à encaisser de Henrik Vanger et nous allons régler ça à la fin de l'année. Sans toi je serais mort et Millenium aurait sombré. J'ai l'intention de partager les honoraires avec toi. Fifty-fifty.

Lisbeth Salander le scruta du regard. Un pli avait surgi sur son front. Mikael avait commencé à s'habituer à ses pauses silencieuses. Finalement elle secoua la tête.

— Je ne veux pas de ton argent.

— Mais...

— Je ne veux pas une seule couronne. Elle sourit tout à coup de son sourire de travers. Sauf si elles arrivent sous forme de cadeau pour mon anniversaire.

— Je réalise maintenant que je ne sais pas quand c'est, ton anniversaire.

— C'est toi, le journaliste. Trouve-le.

— Sincèrement, Salander, je suis sérieux quand je dis que je veux partager l'argent.

— Moi aussi je suis sérieuse. Je ne veux pas de ton argent. Je veux emprunter 120 000 couronnes et j'en ai besoin pour demain.

Mikael Blomkvist se tut. Elle ne demande même pas à combien se monte sa part.

— Sally, je veux bien aller à la banque aujourd'hui avec toi et te prêter la somme que tu demandes. Mais à la fin de l'année nous aurons une autre conversation au sujet de ta part. Il leva la main. C'est quand, à propos, ton anniversaire ?

— Le 30 avril, répondit-elle. Ça tombe bien, tu ne trouves pas ? J'en profite pour une balade avec un balai entre les cuisses avec toutes les sorcières de la Sainte-Walpurgis.


ELLE ATTERRIT A ZURICH à 19 h 30 et prit un taxi jusqu'à l'hôtel touristique Matterhorn. Elle avait réservé une chambre sous le nom d'Irène Nesser et elle fournit un passeport norvégien avec ce nom. Irène Nesser avait des cheveux blonds mi-longs. Elle avait acheté la perruque à Stockholm, et elle avait utilisé 10 000 couronnes du prêt de Mikael Blomkvist à l'achat de deux passeports par l'intermédiaire des contacts obscurs du réseau international de Plague.

Elle monta tout de suite à sa chambre, ferma la porte à clé et se déshabilla. Elle s'allongea sur le lit et fixa le plafond de la chambre qui coûtait 1 600 couronnes la nuit. Elle se sentit vide. Elle avait déjà fait valser la moitié de la somme qu'elle avait empruntée à Mikael Blomkvist, et bien qu'elle ait ajouté tout ce qu'elle avait sur sa propre épargne, son budget était mince. Elle arrêta de penser et s'endormit immédiatement.

Elle se réveilla peu après 5 heures du matin. La première chose qu'elle fit fut de prendre une douche et de passer un long moment à camoufler le tatouage sur son cou avec une couche épaisse de fond de teint et de la poudre pour égaliser les bords. Le deuxième point sur sa check-list était un rendez-vous dans un salon de beauté dans le hall d'accueil d'un hôtel considérablement plus cher, à 6 h 30. Elle acheta encore une perruque blonde, avec une coupe au carré, ensuite elle se fit faire une manucure, et ajouter de faux ongles rouges par-dessus ses bouts d'ongles rongés, des faux cils, davantage de poudre, du blush et pour finir du rouge à lèvres et autres peinturlurages. Coût : un peu plus de 8 000 couronnes.

Elle paya avec une carte de crédit au nom de Verónica Sholes et présenta un passeport anglais avec ce nom pour étayer son identité.

L'arrêt suivant fut le Camille's House of Fashion, cent cinquante mètres plus loin dans la rue. Une heure plus tard elle en sortit vêtue de bottes noires, de collants noirs, d'une jupe couleur sable avec un chemisier assorti, d'une courte veste et d'un béret. Uniquement des vêtements de marque coûteux. Elle avait laissé à un vendeur le soin de sélectionner les habits. Elle avait également acheté une serviette en cuir exclusive et une petite valise Samsonite. Pour couronner le tout, des boucles d'oreilles discrètes et une simple chaîne en or autour du cou. La carte de crédit avait servi au débit de 44 000 couronnes.

Pour la première fois de sa vie, Lisbeth Salander avait en outre une poitrine qui — lorsqu'elle se vit dans le miroir de la porte — lui fit chercher sa respiration. La poitrine était aussi fausse que l'identité de Verónica Sholes. Elle était en latex et provenait d'une boutique à Copenhague où les travestis faisaient leurs achats.

Lisbeth Salander était prête pour le combat.

Peu après 9 heures, elle se rendit, deux pâtés de maisons plus loin, au respectable hôtel Zimmertal, où elle avait réservé une chambre sous le nom de Verónica Sholes. Elle laissa l'équivalent de 100 couronnes en pourboire à un garçon qui portait la valise qu'elle venait d'acheter, et qui contenait son sac de voyage. La suite était petite et ne coûtait que 22 000 couronnes la nuit. Elle avait réservé pour une nuit. Quand elle fut seule, elle regarda autour d'elle. De la fenêtre elle avait une vue splendide sur le lac de Zurich, ce qui ne l'intéressa pas le moins du monde. Par contre elle passa les cinq minutes suivantes à se regarder, les yeux écarquillés, dans une glace. Elle vit une personne totalement différente. Verónica Sholes à la poitrine plantureuse et les cheveux coupés au carré avait plus de maquillage sur le visage que ce que Lisbeth Salander utilisait en un mois. Ça faisait... différent.

A 9 h 30, elle descendit enfin au bar de l'hôtel prendre son petit-déjeuner, consistant en deux tasses de café et un bagel avec de la confiture. Coût : 210 couronnes. Mais y sont pas barges, les gens qui paient ça ?


PEU AVANT 10 HEURES, Veronica Sholes posa sa tasse de café, ouvrit son téléphone portable et composa un numéro la mettant en connexion via modem à Hawaii. Au bout de trois sonneries, elle entendit une tonalité confirmant la connexion. Le modem accrochait. Veronica Sholes répondit en tapant un code de six chiffres sur son portable et envoya un SMS donnant l'instruction de démarrer un programme que Lisbeth Salander avait écrit précisément à cette fin.

A Honolulu, le programme se réveilla sur un site anonyme d'un serveur qui formellement était domicilié à l'université. Le programme était simple. Sa seule fonction était d'envoyer des instructions démarrant un autre programme sur un autre serveur, en l'occurrence un site commercial tout à fait ordinaire proposant des services Internet en Hollande. Ce programme-là à son tour avait pour tâche de chercher le disque dur factice appartenant à Hans-Erik Wennerström, et de prendre la commande du programme qui recensait le contenu des plus de trois mille comptes en banque partout dans le monde.

Il n'y en avait qu'un qui présentait un intérêt. Lisbeth Salander avait noté que Wennerström vérifiait ce compte deux, trois fois par semaine. S'il démarrait son ordinateur et allait chercher justement ce fichier, tout aurait l'air normal. Le programme signalait de petits changements qui étaient attendus, calculés sur la façon dont le compte avait évolué au cours des six mois précédents. Si Wennerström entrait sur le compte pendant les prochaines quarante-huit heures et donnait des ordres de paiement ou de virement, le programme rapporterait servilement que c'était fait. En réalité, le changement serait intervenu uniquement sur le disque dur factice en Hollande.

Veronica Sholes ferma son téléphone portable au moment où elle entendit quatre brefs signaux qui confirmaient que le programme avait démarré.


ELLE QUITTA LE ZIMMERTAL et se rendit à la Bank Hauser General, en face de l'hôtel, où elle avait rendez-vous avec un certain Herr Wagner, directeur, à 10 heures. Elle arriva trois minutes avant l'heure convenue et utilisa le temps d'attente à poser devant la caméra de surveillance, qui prit sa photo quand elle se dirigea vers les bureaux des consultations privées discrètes.

— J'ai besoin d'aide pour un certain nombre de transactions, dit Veronica Sholes dans un anglais d'Oxford impeccable. Quand elle ouvrit son porte-documents, elle laissa tomber par mégarde un stylo publicitaire qui montrait qu'elle était descendue à l'hôtel Zimmertal, et que le directeur Wagner se fit un plaisir de lui tendre poliment. Elle lui décocha un sourire coquin et nota le numéro de compte sur le bloc-notes posé devant elle sur la table.

Le directeur Wagner jeta un coup d'œil sur elle et la catalogua comme fille gâtée d'un ceci ou cela.

— Il s'agit d'un certain nombre de comptes à la Bank of Kroenenfeld aux îles Caïmans. Transfert automatique contre des codes de clearing par séquences.

— Fräulein Sholes, vous disposez naturellement de tous les codes de clearing ? demanda-t-il.

— Aber natürlich, répondit-elle avec un accent si prononcé qu'il fut évident qu'elle n'avait qu'un piètre allemand d'école pour tout bagage.

Elle commença à réciter des séries de numéros à seize chiffres sans une seule fois se référer à un papier. Le directeur Wagner réalisa que la matinée allait être laborieuse, mais pour quatre pour cent sur les transferts il était prêt à sauter le déjeuner.


IL FALLUT PLUS DE TEMPS qu'elle ne l'avait pensé. Et à midi passé seulement, un peu en retard sur ses horaires, Veronica Sholes quitta la Bank Hauser General et retourna à l'hôtel Zimmertal. Elle s'exhiba à la réception avant de monter dans sa chambre et d'enlever les vêtements qu'elle venait d'acheter. Elle garda la poitrine en latex mais remplaça la coupe au carré par les cheveux blonds mi-longs d'Irène Nesser. Elle enfila des vêtements plus familiers : des boots avec des talons super-hauts, un pantalon noir, un simple pull et un blouson de cuir noir correct de chez Malungsboden à Stockholm. Elle s'examina dans la glace. Elle n'avait absolument pas l'air négligé, mais ce n'était pas non plus une riche héritière. Avant de quitter la chambre, Irene Nesser compta un certain nombre d'obligations, qu'elle rangea dans un mince dossier.

A 13 h 05, avec quelques minutes de retard, elle entra dans la Bank Dorffmann, située à environ soixante-dix mètres de la Bank Hauser General. Irene Nesser avait réservé un rendez-vous avec un certain Herr Hasselmann, directeur. Elle s'excusa d'être en retard. Elle parlait un allemand irréprochable avec un accent norvégien.

— Aucun problème, Fräulein, répondit le directeur Hasselmann. En quoi puis-je vous être utile ?

— Je voudrais ouvrir un compte. J'ai quelques obligations nominatives que je voudrais convertir.

Irene Nesser plaça le dossier sur la table devant lui.

Le directeur Hasselmann en parcourut le contenu, d'abord rapidement puis de plus en plus lentement. Il leva un sourcil et sourit poliment.

Elle ouvrit cinq comptes numérotés qu'elle pouvait gérer via Internet et dont le titulaire était une société bidon particulièrement anonyme à Gibraltar, qu'un médiateur local lui avait établie moyennant 50 000 des couronnes qu'elle avait empruntées à Mikael Blomkvist. Elle convertit cinquante obligations en espèces qu'elle plaça sur les comptes. Chaque obligation avait une valeur de 1 million de couronnes.


SES AFFAIRES A LA BANK DORFFMANN durèrent longtemps et elle prit encore du retard sur son emploi du temps. Elle n'aurait pas le temps de terminer ses autres opérations avant que les banques ferment pour la journée. Irène Nesser retourna donc à l'hôtel Matterhorn, où elle passa une heure à se montrer et à bien établir sa présence. Elle avait cependant mal à la tête et se retira tôt. Elle acheta des antalgiques à la réception et demanda à être réveillée à 8 heures le lendemain matin, puis elle gagna sa chambre.

Il était presque 17 heures et toutes les banques en Europe avaient fermé. Sur le continent américain, en revanche, les banques venaient d'ouvrir. Elle démarra son PowerBook et se connecta au Net via son téléphone portable. Elle passa une heure à vider les comptes numérotés qu'elle venait d'ouvrir à la Bank Dorffmann dans l'après-midi.

L'argent fut morcelé et utilisé pour régler des factures d'un grand nombre de sociétés bidon partout dans le monde. Quand elle eut fini, l'argent avait curieusement été transféré de nouveau à la Bank of Kroenenfeld aux îles Caïmans, mais cette fois-ci sur un tout autre compte que celui d'où il était parti plus tôt dans la journée.

Irène Nesser considéra que cette première étape était maintenant assurée et quasi impossible à tracer. Elle fit un seul prélèvement sur ce compte ; un peu plus de 1 million de couronnes fut placé sur un compte disposant de la carte de crédit qu'elle détenait dans son portefeuille. Le titulaire du compte était une société anonyme du nom de Wasp Enterprises, enregistrée à Gibraltar.


QUELQUES MINUTES PLUS TARD, une fille blonde avec une coupe au carré quitta le Matterhorn par une porte latérale du bar de l'hôtel. Veronica Sholes se rendit à l'hôtel Zimmertal, salua poliment d'un signe de tête le réceptionniste, monta dans l'ascenseur et rejoignit sa chambre.

Ensuite elle prit son temps pour vêtir l'uniforme de combat de Veronica Sholes, parfaire son maquillage et étaler une couche supplémentaire de fond de teint sur le tatouage, avant de descendre au restaurant de l'hôtel manger un plat de poisson divinement bon. Elle commanda une bouteille d'un vin millésimé dont elle n'avait jamais entendu parler mais qui coûtait 1 200 couronnes, en but à peine un verre et laissa négligemment le reste avant de rejoindre le bar de l'hôtel. Elle laissa 500 couronnes de pourboire, ce qui lui valut l'attention du personnel.

Elle passa trois heures à se faire draguer par un jeune Italien ivre doté d'un nom à particule qu'elle ne se donna pas la peine de mémoriser. Ils partagèrent deux bouteilles de Champagne dont elle ne consomma à peu près qu'une flûte.

Vers 23 heures, son cavalier émoustillé se pencha et lui tripota les seins sans la moindre gêne. Satisfaite, elle écarta sa main. Il ne semblait pas avoir remarqué qu'il venait de tripoter du latex souple. A plusieurs reprises, ils furent suffisamment bruyants pour susciter une certaine irritation des autres clients. Peu avant minuit, Veronica Sholes ayant remarqué que le gardien commençait à les avoir à l'œil, elle aida son ami italien à gagner sa chambre.

Tandis qu'il occupait la salle de bains, elle lui versa un dernier verre de vin rouge. Elle déplia un petit sachet en papier et pimenta le vin d'un Rohypnol écrasé. Il but et, dans la minute qui suivit, s'écroula en un tas minable sur le lit. Elle défit sa cravate, lui retira ses chaussures et le couvrit. Elle lava les verres dans la salle de bains et les essuya avant de quitter la chambre.


LE LENDEMAIN MATIN, Veronica Sholes prit le petit-déjeuner dans sa chambre à 6 heures, laissa un pourboire généreux, régla sa note et quitta le Zimmertal alors qu'il n'était pas encore 7 heures. Avant de quitter la chambre, elle avait passé cinq minutes à effacer ses empreintes digitales des poignées de porte, des placards, de la cuvette des toilettes, du combiné du téléphone et d'autres objets dans la chambre qu'elle avait touchés.

Irene Nesser régla sa note au Matterhorn vers 8 h 30, peu après son réveil. Elle prit un taxi et déposa ses valises dans une consigne à la gare ferroviaire. Elle passa les heures suivantes à se rendre dans neuf banques où elle déposa des portions des obligations nominatives des îles Caïmans. A 15 heures, elle avait converti environ dix pour cent des obligations en argent qu'elle avait déposé sur une trentaine de comptes numérotés. Elle fit un paquet du reste des obligations qu'elle mit au repos dans un coffre bancaire.

Irene Nesser serait obligée de revenir à Zurich, mais il n'y avait pas le feu.

A 16 H 30, Irene Nesser prit un taxi pour l'aéroport. Elle se rendit aux toilettes et découpa en miettes le passeport et la carte de crédit de Veronica Sholes, qu'elle fit disparaître avec la chasse d'eau. Elle jeta les ciseaux dans une poubelle. Depuis le 11 septembre 2001, il n'était pas recommandé d'attirer l'attention avec des objets pointus dans son bagage à main.

Irène Nesser prit le vol Lufthansa GD 890 pour Oslo, puis la navette jusqu'à la gare centrale de la ville, où elle alla aux toilettes faire un tri de ses vêtements. Elle mit tous les effets appartenant au personnage de Veronica Sholes — la coiffure au carré et les vêtements de marque dans trois sacs en plastique qu'elle jeta dans différentes poubelles à la gare. Elle déposa la valise Samsonite vide dans un box de consigne ouvert. La chaîne en or et les boucles d'oreilles étaient des objets de designer dont on pourrait retrouver la trace ; elle les fit disparaître dans une bouche d'égout.

Après un moment d'hésitation angoissée, Irène Nesser décida de conserver la fausse poitrine en latex.

Pressée par le temps, elle expédia son dîner en vitesse sous forme d'un hamburger au McDonald's pendant qu'elle transférait le contenu du luxueux porte-documents en cuir dans son sac de voyage. En partant, elle laissa le porte-documents vide sous la table. Elle acheta un caffè latte à emporter dans un kiosque et courut attraper le train de nuit pour Stockholm, au moment où on annonçait la fermeture des portières. Elle avait réservé un compartiment de wagon-lit.

Une fois refermée à clé la porte du compartiment, elle sentit que son adrénaline descendait à un niveau normal pour la première fois en deux jours. Elle ouvrit la fenêtre et brava l'interdiction de fumer en allumant une cigarette, qu'elle fuma tout en sirotant son café tandis que le train s'éloignait d'Oslo.

Elle vérifia mentalement sa check-list pour être sûre de n'avoir oublié aucun détail. Un moment plus tard, elle fronçait les sourcils et tâtait les poches de son blouson. Elle sortit le stylo publicitaire de l'hôtel Zimmertal, le considéra pensivement une minute ou deux avant de le balancer par la fenêtre.

Un quart d'heure après, elle se glissait dans le lit et s'endormait presque instantanément.

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