En Suède, 13 % des femmes ont été victimes de violences sexuelles aggravées en dehors d'une relation sexuelle.
MIKAEL BLOMKVIST FUT LIBÉRÉ du centre de détention de Rullåker le vendredi 16 mai, deux mois après y avoir été incarcéré. Le jour où il s'était présenté à la maison d'arrêt, il avait déposé, sans trop y croire, une demande de réduction de peine. Il ne connut jamais les dessous techniques de sa libération, mais il imaginait un rapport avec le fait qu'il ne profitait jamais de ses permissions de weekend et que le centre de détention accueillait quarante-deux personnes alors que le nombre de places était de trente et une. Toujours est-il que le directeur de la prison — un homme d'une quarantaine d'années, ancien exilé polonais du nom de Peter Sarowsky, avec qui Mikael s'entendait très bien — signa une recommandation de réduction de peine.
La période passée à Rullåker avait été calme et agréable. L'établissement, selon la formule de Sarowsky, était une prison pour magouilleurs et conducteurs en état d'ivresse, pas pour de véritables criminels. Les routines quotidiennes rappelaient le fonctionnement d'une auberge de jeunesse. Ses quarante et un codétenus, dont la moitié étaient des immigrés de la deuxième génération, considéraient Mikael comme une sorte d'oiseau exotique — ce qu'il était effectivement. Il était le seul prisonnier dont on parlait à la télé, ce qui lui conféra une certaine importance, mais aucun de ses codétenus ne le considérait comme un criminel de poids.
Et le directeur de l'établissement pas plus que les autres. Dès le premier jour, Mikael fut convoqué pour un entretien où il se vit proposer différentes activités, une formation à Komvux ou des possibilités d'autres études, ainsi qu'une orientation professionnelle. Mikael répliqua qu'il ne ressentait pas un grand besoin d'insertion sociale, qu'il avait mené à bien ses études depuis des dizaines d'années et qu'il avait déjà un job. Par contre, il demanda l'autorisation de conserver son iBook dans sa cellule pour pouvoir continuer à travailler sur le livre qu'il était payé pour écrire. Sa requête fut tout de suite acceptée et Sarowsky fournit même une armoire à clé pour qu'il puisse laisser son ordinateur dans la cellule sans se le faire voler ou vandaliser. Le risque était cependant minime qu'un des détenus s'amuse à ce genre de choses — ils étendaient plutôt une main protectrice au-dessus de Mikael.
Ainsi Mikael passa-t-il deux mois relativement agréables à travailler environ six heures par jour sur la chronique de la famille Vanger, ne s'interrompant que pour quelques heures de ménage ou de récréation. Mikael et deux codétenus, dont un venait de Skövde et l'autre avait ses racines au Chili, avaient pour mission de nettoyer quotidiennement le gymnase du centre de détention. Récréation signifiait regarder la télé, jouer aux cartes ou faire de la muscu. Mikael découvrit qu'il ne se débrouillait pas trop mal au poker, mais il perdait régulièrement quelques pièces de 50 ôre par jour. Le règlement autorisait le jeu tant que la cagnotte ne dépassait pas 5 couronnes.
L'annonce de sa libération lui fut faite la veille, Sarowsky l'ayant convoqué dans son bureau pour lui offrir un schnaps. Le soir, Mikael rassemblait ses vêtements et ses carnets.
UNE FOIS LIBÉRÉ, Mikael se rendit directement à sa petite maison de Hedeby. En s'engageant sur le pont, il entendit un miaulement et il fit les derniers mètres accompagné par le chat roux, qui lui souhaitait la bienvenue en se frottant contre ses jambes.
— D'accord, entre, dit-il. Mais je n'ai pas eu le temps d'acheter de lait.
Il défit son bagage. Il avait l'impression de revenir de vacances et il découvrit que la compagnie de Sarowsky autant que des autres détenus lui manquait. Cela pouvait sembler bizarre, mais le séjour à Rullåker avait été agréable.
Sa libération était cependant intervenue de façon si inattendue qu'il n'avait prévenu personne.
Il était un peu plus de 18 heures. Il fila à Konsum acheter des produits de base avant la fermeture. Au retour, il appela Erika sur son portable, mais n'obtint que son répondeur annonçant que pour le moment elle n'était pas joignable. Il laissa un message proposant qu'ils se rappellent le lendemain.
Puis il passa voir son employeur. Henrik lui-même ouvrit la porte et fut sidéré de voir Mikael.
— Tu t'es évadé ? s'exclama le vieil homme.
— Libération anticipée dans la légalité la plus parfaite.
— Ça, c'est une bonne surprise !
— Pour moi aussi. Je l'ai appris hier soir.
Ils se regardèrent pendant quelques secondes. Puis le vieil homme étonna Mikael en l'enlaçant et en le serrant fort dans ses bras.
— J'allais passer à table. Est-ce que tu veux te joindre à moi ?
Anna servit de l'omelette au lard, avec des airelles. Ils restèrent dans la salle à manger pendant près de deux heures. Mikael raconta jusqu'où il en était arrivé dans la chronique familiale et rendit compte des endroits où il y avait des trous et des lacunes. Ils ne parlèrent pas de Harriet Vanger, mais s'étendirent longuement sur Millenium.
— Nous avons eu trois réunions du CA. Mlle Berger et votre partenaire Christer Malm ont eu la délicatesse de convoquer deux des réunions ici, tandis que Dirch m'a représenté à une réunion à Stockholm. J'aurais vraiment aimé avoir quelques années de moins, je l'avoue, c'est trop éprouvant pour moi de me déplacer aussi loin. J'essaierai de descendre l'été prochain.
— Il me semble qu'ils peuvent sans problème faire les réunions ici, répondit Mikael. Et qu'est-ce que ça fait d'être sociétaire du journal ?
Henrik Vanger grimaça un sourire.
— C'est une des choses les plus amusantes qui me soient arrivées depuis des années, tu sais. J'ai regardé les finances et ça ne se présente pas trop mal. Je n'aurai pas à verser autant d'argent que je croyais — le gouffre entre recettes et dépenses est en train de diminuer.
— J'ai eu Erika au téléphone la semaine dernière. J'ai cru comprendre que le volet pub s'est consolidé. Henrik Vanger hocha la tête.
— La tendance est en train de s'inverser, mais ça prendra du temps. Au début, ce sont des sociétés du groupe Vanger qui ont acheté des pages pour soutenir. Mais deux anciens clients — un opérateur de téléphone et une agence de voyages — sont déjà de retour. Il afficha un large sourire. Nous menons aussi une campagne un peu plus personnalisée parmi les vieux ennemis de Wennerström. Et crois-moi, la liste est longue.
— As-tu eu des nouvelles de Wennerström ?
— Non, pas exactement. Mais nous avons laissé filtrer que Wennerström organise le boycott de Millenium. Du coup, les gens le trouvent mesquin. Il paraît qu'un journaliste de Dagens Nyheter lui a posé la question et s'est fait rembarrer.
— Tu te régales de tout ça.
— Ce n'est pas le mot juste. J'aurais dû faire ça il y a plusieurs années.
— Mais qu'est-ce qu'il y a entre toi et Wennerström ?
— N'essaie pas. Tu le sauras à la fin de l'année.
L'AIR VÉHICULAIT une agréable sensation de printemps. Lorsque Mikael quitta Henrik vers 21 heures, la nuit était tombée. Il hésita un instant. Puis il alla frapper à la porte de Cécilia Vanger.
Il n'était pas sûr de ce qu'il allait trouver. Cécilia ouvrit de grands yeux et eut tout de suite l'air gênée, mais elle le fit entrer dans le vestibule. Ils étaient aussi embarrassés l'un que l'autre. Elle aussi demanda s'il s'était évadé et il expliqua ce qu'il en était.
— Je voulais simplement venir te faire un petit coucou. Je te dérange ?
Elle évita son regard. Mikael se rendit tout de suite compte qu'elle n'était pas particulièrement heureuse de le voir.
— Non... non, entre. Tu veux du café ?
— Avec plaisir.
Il la suivit dans la cuisine. Elle lui tourna le dos pendant qu'elle versait de l'eau dans la cafetière. Mikael s'approcha d'elle et posa une main sur son épaule. Elle se figea.
— Cécilia, on dirait que tu n'as pas vraiment envie de m'offrir un café.
— Je ne t'attendais que dans un mois, dit-elle. Tu m'as prise au dépourvu.
Il la sentait mal à l'aise, il la fit pivoter pour la regarder dans les yeux. Ils se turent un bref instant. Elle refusait toujours de croiser son regard.
— Cécilia. Laisse tomber le café. Qu'est-ce qui ne va pas ?
Elle secoua la tête et respira à fond.
— Mikael, je veux que tu t'en ailles. Ne demande rien. Va-t'en simplement.
MIKAEL RENTRA EFFECTIVEMENT chez lui, mais resta indécis devant la grille du jardin. Plutôt que d'entrer, il se rendit au bord de l'eau à côté du pont et s'assit sur un rocher. Il alluma une cigarette en se demandant ce qui avait bien pu modifier si radicalement l'attitude de Cécilia Vanger vis-à-vis de lui.
A ce moment, il entendit un bruit de moteur et aperçut un grand bateau blanc entrer dans le chenal sous le pont. Quand le bateau passa à sa hauteur, Mikael vit que c'était Martin Vanger qui était à la barre, le regard à l'affût pour éviter d'éventuels hauts-fonds. Il s'agissait d'un yacht de croisière de douze mètres — un mastodonte impressionnant. Mikael se leva et suivit le sentier qui longeait l'eau. Il vit alors que plusieurs bateaux avaient déjà été mis à l'eau, amarrés à différents pontons, aussi bien des bateaux à moteur que des voiliers, en particulier plusieurs Pettersson et un IF qui se mit à tanguer après le passage du yacht. Il y avait aussi des bateaux plus gros et plus coûteux, dont un Hallberg-Rassy. L'été était de retour et Mikael put ainsi se faire une idée des moyens financiers des plaisanciers de Hedeby — Martin Vanger possédait sans conteste le bateau le plus gros et le plus cher du coin.
Il s'arrêta en bas de la maison de Cécilia et lorgna vers les fenêtres éclairées à l'étage. Puis il rentra chez lui se préparer du café. Il jeta un coup d'œil dans sa pièce de travail en attendant que le café soit prêt.
Avant de se présenter à la prison, il avait restitué la plus grande partie des archives de Henrik Vanger sur Harriet. Il lui avait paru sage de ne pas abandonner toute la documentation dans une maison inoccupée pendant une si longue période. A présent les étagères paraissaient vides. Tout ce qu'il lui restait de l'enquête était cinq des carnets de notes de Henrik Vanger qu'il avait emportés à Rullåker et qu'à ce stade il connaissait par cœur. Et, comme il pouvait le constater, un album de photos qu'il avait oublié sur l'étagère d'en haut.
Il le prit et retourna dans la cuisine. Il se versa du café, s'assit et commença à le feuilleter.
C'étaient les photos qui avaient été prises le jour où Harriet avait disparu. D'abord la dernière photo de Harriet, au défilé de la fête des Enfants à Hedestad. Suivaient cent quatre-vingts photos d'une extrême netteté de l'accident du camion-citerne sur le pont. Photo par photo, il avait examiné l'album à la loupe plusieurs fois. Là, il le feuilleta distraitement ; il savait qu'il n'y trouverait rien qui l'avancerait. Il se sentit brusquement dégoûté de l'énigme Harriet Vanger et referma l'album d'un coup sec.
Agacé, il s'approcha de la fenêtre de la cuisine et scruta l'obscurité dehors.
Puis il tourna de nouveau son regard vers l'album de photos. Il n'arrivait pas vraiment à expliquer la sensation, mais une pensée fugace s'était soudain présentée, comme s'il réagissait à quelque chose qu'il venait de voir. On aurait dit qu'un être invisible lui avait doucement soufflé dans l'oreille, et les cheveux dans sa nuque se dressèrent légèrement.
Il se rassit et rouvrit l'album. Il le parcourut page après page, toutes les photos du pont. Il contempla un Henrik Vanger plus jeune couvert de fuel et un jeune Harald Vanger, cet homme qu'il n'avait pas encore vu. La rambarde démolie du pont, les bâtiments, les fenêtres et les véhicules qu'on voyait sur les images. Il n'avait aucun problème pour identifier Cécilia Vanger, vingt ans, au milieu des spectateurs. Elle portait une robe claire et une veste sombre, et elle apparaissait sur une vingtaine de photos.
Il ressentit une brusque excitation. Au fil des ans, Mikael avait appris à se fier à ses instincts. Il avait réagi à quelque chose dans l'album, mais il était incapable de dire exactement quoi.
VERS 23 HEURES, il était toujours assis à la table de cuisine en train d'examiner les photos, quand il entendit la porte d'entrée s'ouvrir.
— Je peux entrer ? demanda Cécilia Vanger.
Sans attendre la réponse, elle s'assit en face de lui de l'autre côté de la table. Mikael eut un étrange sentiment de déjà-vu. Elle portait une robe claire, serrée à la taille, et une veste gris-bleu, des vêtements quasiment identiques à ceux qu'elle avait sur les photos de 1966.
— Le problème, c'est toi, fit-elle.
Mikael leva les sourcils.
— Je suis désolée, mais tu m'as prise de court ce soir en venant frapper à ma porte. Maintenant je suis tellement retournée que je n'arrive pas à dormir.
— Pourquoi retournée ?
— Tu ne comprends pas ?
Il secoua la tête.
— Je peux te le dire sans que tu te fiches de moi ?
— Je promets de ne pas me moquer de toi.
— Quand je t'ai séduit cet hiver, je n'ai pas réfléchi et j'ai cédé à mes impulsions. Je voulais m'amuser. Rien de plus. Le premier soir, c'était juste un coup de tête et je n'avais aucune intention de démarrer quelque chose de durable avec toi. Puis c'est devenu autre chose. Je veux que tu saches que les semaines où tu as été mon amant occasionnel ont été les plus agréables de toute ma vie.
— Moi aussi j'ai trouvé ça vraiment sympa.
— Mikael, je t'ai menti et je me suis menti à moi-même tout le temps. Je n'ai jamais été spécialement débridée côté sexe. Si j'ai eu cinq ou six partenaires dans toute ma vie, c'est bien tout. La première fois, j'avais vingt et un ans. Puis c'a été mon mari, que j'ai rencontré quand j'en avais vingt-cinq et qui s'est révélé être un salaud. Et depuis, avec trois hommes que j'ai rencontrés à quelques années d'intervalle. Mais toi, tu as fait ressortir je ne sais pas quoi en moi. Je n'en avais jamais assez. Sans doute parce qu'avec toi, il n'y a pas la moindre exigence.
— Cécilia, tu n'es pas obligée...
— Chut — ne m'interromps pas. Sinon je n'arriverai jamais à dire ce que j'ai à dire.
Mikael garda le silence.
— Le jour où tu es parti pour la prison, j'étais effroyablement malheureuse. Tout à coup, tu n'étais plus là, comme si tu n'avais jamais existé. Plus de lumière ici, dans la maison des invités. Et mon lit brusquement froid et vide. Tout à coup, j'étais redevenue une vieille de cinquante-six ans.
Elle se tut un instant et regarda Mikael droit dans les yeux.
— Je suis tombée amoureuse de toi cet hiver. Sans le vouloir, c'est juste arrivé. Et soudain j'ai réalisé que tu n'étais ici que temporairement et qu'un jour tu seras parti pour de bon, alors que moi je serai ici pour le restant de ma vie. Ça faisait tellement mal, une douleur abominable, et j'ai décidé de ne pas te laisser entrer quand tu reviendrais de prison.
— Je suis désolé.
— Ce n'est pas ta faute.
Ils ne dirent rien pendant un moment.
— Quand tu es parti ce soir, j'ai pleuré. J'aurais voulu qu'on me donne une chance de revivre ma vie. Ensuite j'ai décidé une chose.
— Quoi donc ?
— Que je devais être totalement cinglée si j'arrêtais de te voir simplement parce qu'un jour tu partiras d'ici. Mikael, est-ce qu'on peut reprendre ? Est-ce que tu peux oublier ce qui s'est passé tout à l'heure ?
— C'est oublié, dit Mikael. Et merci de me l'avoir dit.
Elle continua à fixer la table.
— Si tu veux de moi, moi j'en ai très envie.
Elle croisa soudain son regard. Puis elle se leva et se dirigea vers la chambre. Elle laissa tomber la veste par terre et retira sa robe par la tête en marchant.
MIKAEL ET CÉCILIA FURENT RÉVEILLÉS en même temps par le bruit de la porte d'entrée qui s'ouvrait et les pas de quelqu'un dans la cuisine. Ils entendirent le bruit sourd d'un sac qu'on posait par terre à côté du poêle. Puis Erika fut à la porte de la chambre avec un sourire qui se transforma en affolement.
— Oh mon Dieu ! Elle fit un pas en arrière.
— Salut Erika, dit Mikael.
— Salut. Pardon. Je demande mille fois pardon de m'être précipitée comme ça. J'aurais dû frapper avant.
— Nous aurions dû fermer à clé. Erika, je te présente Cécilia Vanger. Cécilia, Erika Berger est la directrice de Millenium.
— Bonjour, dit Cécilia.
— Bonjour, dit Erika.
Elle avait l'air de ne pas savoir si elle devait s'approcher et serrer poliment la main de Cécilia ou bien si elle devait simplement partir.
— Eh, je... je peux sortir faire un tour...
— Et si tu allais plutôt préparer du café ? Mikael regarda le réveil sur la table de nuit. Midi passé de peu.
Erika hocha la tête et referma la porte de la chambre. Mikael et Cécilia se regardèrent. Cécilia était gênée. Ils avaient fait l'amour et parlé jusqu'à 4 heures du matin. Puis Cécilia avait dit qu'elle passait la nuit là et que désormais elle allait se foutre totalement de montrer à tout le monde qu'elle baisait avec Mikael. Elle avait dormi dos contre son ventre, le bras de Mikael serré sur sa poitrine.
— T'inquiète pas, tout va bien, dit Mikael. Erika est mariée et elle n'est pas ma petite amie. Nous nous voyons de temps en temps, mais elle se fout de savoir que toi et moi avons une liaison. Par contre, elle est probablement terriblement gênée en ce moment.
Dans la cuisine, Erika avait préparé un petit-déjeuner avec café, jus de fruits, marmelade d'oranges, fromage et pain grillé. Ça sentait bon. Cécilia se dirigea droit sur elle et tendit la main.
— C'était trop rapide tout à l'heure. Bonjour.
— Cécilia, excuse-moi d'être arrivée comme ça avec mes gros sabots d'éléphant, dit Erika vraiment malheureuse.
— Laisse, laisse, je t'en prie. Allez, café maintenant !
— Salut, dit Mikael en serrant Erika dans ses bras avant de s'asseoir. Comment tu es arrivée ici ?
— J'ai pris la voiture ce matin, qu'est-ce que tu crois ? J'ai eu ton message cette nuit vers 2 heures et j'ai essayé de te rappeler.
— J'avais coupé le portable, dit Mikael en adressant un sourire à Cécilia Vanger.
APRÈS LE PETIT-DÉJEUNER, Erika s'excusa et laissa Mikael et Cécilia, prétextant qu'elle devait aller saluer Henrik Vanger. Cécilia débarrassa la table en tournant le dos à Mikael. Il s'approcha et l'enlaça.
— Qu'est-ce qui va se passer maintenant ? dit Cécilia.
— Rien. C'est comme ça tout simplement — Erika est ma meilleure amie. On a une liaison sporadique qui dure depuis vingt ans et j'espère qu'elle durera encore vingt ans de plus. Mais nous n'avons jamais formé un couple et nous ne nous interdisons jamais nos aventures perso.
— C'est ça que nous avons ? Une aventure ?
— Je ne sais pas ce que nous avons, mais apparemment nous sommes bien l'un avec l'autre.
— Elle dormira où cette nuit ?
— On lui trouvera une chambre quelque part. Une chambre d'amis chez Henrik. Elle ne va pas dormir dans mon lit.
Cécilia réfléchit un instant.
— Je ne sais pas si j'arriverai à m'y faire. Toi et elle vous fonctionnez peut-être comme ça, mais je ne sais pas... je n'ai jamais... Elle secoua la tête. Je rentre chez moi maintenant. Il faut que j'y réfléchisse un peu.
— Cécilia, tu m'as posé des questions là-dessus et j'ai parlé de la relation qu'on a, moi et Erika. Son existence ne peut pas être une surprise pour toi.
— C'est vrai. Mais tant qu'elle se trouvait à une distance confortable là-bas à Stockholm, je pouvais l'ignorer.
Cécilia enfila sa veste.
— La situation est comique, sourit-elle. Viens dîner ce soir. Avec Erika. Je crois que je vais bien l'aimer.
ERIKA AVAIT DÉJÀ RÉGLÉ la question du logement. Les fois précédentes où elle était venue voir Henrik Vanger, elle avait dormi dans une de ses chambres d'amis, et elle demanda tout bonnement à pouvoir utiliser la chambre de nouveau. Henrik avait du mal à cacher son enthousiasme et il lui assura qu'elle était la bienvenue quand elle voulait.
Ce genre de formalités expédié, Mikael et Erika traversèrent le pont et s'installèrent sur la terrasse du café Susanne avant la fermeture.
— Je suis plus que mécontente, dit Erika. Je suis venue ici pour célébrer ton retour à la liberté et je te trouve au lit avec la femme fatale du village.
— Excuse-moi.
— Alors ça fait combien de temps que toi et Miss Gros Lolos... Erika fit bouger son index.
— A peu près depuis que Henrik s'est associé à nous.
— Ah oui.
— Quoi, ah oui ?
— Simple curiosité.
— Cécilia est une femme estimable. Je l'aime bien.
— Je ne la critique pas. Je suis simplement mécontente. Une friandise à portée de main et me voilà obligée de passer au régime. C'était comment, la prison ?
— Du genre vacances studieuses correctes. Comment va le journal ?
— Mieux. On est encore en train de zigzaguer dans le rouge, mais pour la première fois en un an le volume d'annonces augmente. On est toujours loin au-dessous de ce qu'on avait avant, mais ça remonte, c'est déjà ça. Grâce à Henrik. Mais le plus étrange, c'est que les abonnements se sont envolés.
— C'est normal, c'est toujours en dents de scie.
— Avec quelques centaines en plus ou en moins. Mais nous avons eu trois mille abonnés en plus ces derniers mois. L'augmentation est assez constante avec deux cent cinquante nouveaux par semaine. J'ai d'abord cru que c'était un hasard, mais de nouveaux abonnés continuent à affluer. C'est la plus grande augmentation de tirage jamais réalisée pour un mensuel. Ils représentent plus que les revenus des annonceurs. En même temps, nos anciens abonnés semblent globalement renouveler.
— Comment ça se fait ? demanda Mikael interloqué.
— Je ne sais pas. Aucun de nous n'arrive à comprendre. On n'a pas fait de campagne de pub. Christer a consacré une semaine à vérifier systématiquement leur profil. Premièrement, il s'agit d'abonnés entièrement nouveaux. Deuxièmement, il y a soixante-dix pour cent de femmes. Normalement, ce sont soixante-dix pour cent d'hommes qui s'abonnent. Troisièmement, on peut distinguer l'abonné type comme un salarié moyen en banlieue avec un boulot qualifié : profs, petits cadres, fonctionnaires.
— La révolte de la classe moyenne contre le capitalisme ?
— Je ne sais pas. Mais si la tendance se poursuit, on va assister à un énorme changement dans le listing des abonnés. On a eu une conférence de rédaction il y a deux semaines et on a décidé d'intégrer progressivement de nouveaux sujets dans le journal ; je veux davantage d'articles sur le monde du travail, en liaison avec des syndicats, comme celui des fonctionnaires, par exemple, et ce genre de textes, mais aussi davantage de reportages d'investigation, sur le féminisme ou des sujets d'actu comme ça.
— Fais quand même attention à ne pas tout chambouler, dit Mikael. Si nous avons de nouveaux abonnés, c'est probablement parce qu'ils aiment ce qu'il y a déjà dans le journal.
CÉCILIA VANGER avait aussi invité Henrik Vanger à dîner, peut-être pour diminuer le risque de sujets de conversation équivoques. Elle avait préparé un sauté de gibier et elle servit un vin rouge pour l'accompagner. Erika et Henrik monopolisèrent une grande partie de la conversation en parlant du développement de Millenium et des nouveaux abonnés, puis la discussion glissa doucement sur d'autres sujets. Erika se tourna soudain vers Mikael et lui demanda comment son travail avançait.
— Je compte avoir terminé un premier jet complet de la chronique familiale dans un mois à peu près, que Henrik pourra lire.
— Une chronique dans l'esprit de la famille Addams, sourit Cécilia.
— Elle comporte certains aspects historiques, admit Mikael.
Cécilia jeta un regard en coin à Henrik Vanger.
— Mikael, en réalité Henrik ne s'intéresse pas du tout à la chronique familiale. Il veut que tu résolves l'énigme de la disparition de Harriet.
Mikael ne dit rien. Depuis qu'il avait commencé sa relation avec Cécilia, il lui avait parlé relativement ouvertement de Harriet. Cécilia avait déjà compris que c'était sa véritable mission, même s'il ne l'avait jamais ouvertement avoué. Par contre, il n'avait jamais raconté à Henrik qu'il avait discuté de cela avec Cécilia. Les sourcils broussailleux de Henrik se contractèrent légèrement. Erika se tut.
— Je t'en prie, dit Cécilia à Henrik. Je ne suis pas complètement idiote. Je ne sais pas exactement quel accord vous avez conclu, toi et Mikael, mais son séjour ici à Hedeby tourne bien autour de Harriet, n'est-ce pas ?
Henrik hocha la tête et regarda Mikael.
— Je t'avais bien dit qu'elle est futée. Il se tourna vers Erika. Je suppose que Mikael t'a expliqué ce qu'il fabrique ici à Hedeby.
Elle fit oui de la tête.
— Et je suppose que tu trouves cette occupation insensée. Non, tu n'es pas obligée de répondre. C'est une occupation absurde et insensée. Mais j'ai besoin de savoir.
— Je n'ai pas d'opinions là-dessus, dit Erika, très diplomate.
— Bien sûr que tu en as. Henrik se tourna vers Mikael. La moitié de l'année sera bientôt écoulée. Raconte. Est-ce que tu as trouvé quoi que ce soit que nous n'avons pas déjà démêlé ?
Mikael évita de rencontrer le regard de Henrik. Il pensa immédiatement à la sensation étrange qu'il avait eue la veille au soir en feuilletant l'album de photos. La sensation ne l'avait pas quitté de la journée, mais il n'avait pas eu le temps de s'installer de nouveau pour ouvrir l'album. Il ne savait trop s'il gambergeait, mais il savait qu'une idée faisait son chemin. Il avait été sur le point de penser quelque chose de décisif. Finalement il leva les yeux sur Henrik et secoua la tête.
— Je n'ai pas trouvé le moindre truc.
Le vieil homme l'examina soudain avec une expression attentive. Il s'abstint de commenter la réplique de Mikael et finit par hocher la tête.
— Je ne sais pas ce que vous en pensez, vous les jeunes, mais pour moi l'heure est venue de me retirer. Merci pour le dîner, Cécilia. Bonne nuit, Erika. Passe me voir demain avant de partir.
UNE FOIS QUE HENRIK VANGER eut refermé la porte d'entrée, le silence s'installa. Ce fut Cécilia qui le rompit.
— Mikael, ça veut dire quoi, ça ?
— Ça veut dire que Henrik Vanger est aussi sensible aux réactions des gens qu'un sismographe. Hier soir quand tu es venue chez moi, j'étais en train de regarder l'album de photos.
— Oui ?
— J'ai vu quelque chose. Je ne sais pas quoi et je n'arrive pas à poser le doigt dessus. C'était quelque chose qui est presque devenu une pensée, mais je l'ai loupée.
— Mais tu pensais à quoi ?
— Je ne sais pas. Et ensuite tu es passée et je... hmm... j'ai eu des choses plus sympas en tête.
Cécilia rougit. Elle évita les yeux d'Erika et s'échappa dans la cuisine sous prétexte de faire du café.
C'ÉTAIT UN JOUR DE MAI chaud et ensoleillé. La végétation avait démarré et Mikael se prit sur le fait de fredonner Vienne le temps des fleurs.
Erika passa la nuit dans la chambre d'amis de Henrik. Après le dîner, Mikael avait demandé à Cécilia si elle voulait de la compagnie. Elle répondit qu'elle devait préparer les conseils de classe et qu'elle était fatiguée et préférait dormir. Erika déposa une bise sur la joue de Mikael et quitta l'île tôt le lundi matin.
Lorsque Mikael était allé en prison à la mi-mars, la neige couvrait encore le paysage. Maintenant, les bouleaux étaient verts et la pelouse qui entourait sa maisonnette était grasse et luisante. Pour la première fois, il avait la possibilité de se balader partout sur l'île. Vers 8 heures, il passa chez Henrik demander un thermos à Anna. Il parla brièvement avec Henrik et lui emprunta sa carte de l'île. Il voulait voir de plus près la cabane de Gottfried, qui avait surgi de façon indirecte plusieurs fois dans l'enquête de police, puisque Harriet y avait passé pas mal de temps. Henrik expliqua que la cabane appartenait à Martin Vanger mais qu'elle était restée globalement inhabitée depuis des années. Il arrivait de temps en temps qu'un parent de passage l'occupe.
Mikael eut juste le temps d'attraper Martin Vanger qui se rendait à son travail à Hedestad. Il présenta sa requête et lui demanda à pouvoir emprunter la clé. Martin le regarda avec un sourire amusé.
— Je suppose que la chronique familiale en est arrivée au chapitre sur Harriet maintenant.
— J'aimerais simplement jeter un coup d'œil...
Martin Vanger lui demanda d'attendre et revint avec la clé.
— Ça ne te pose pas de problème, alors ?
— En ce qui me concerne, tu peux t'y installer si tu veux. A part le fait qu'elle se trouve à l'autre bout de l'île, c'est un endroit plus sympa que la maison où tu loges.
Mikael prépara du café et quelques sandwiches. Il remplit une bouteille d'eau avant de partir et il fourra ses provisions dans un sac à dos qu'il jeta sur l'épaule. Il suivit un chemin étroit et à moitié envahi de broussailles qui courait le long de la baie côté nord de l'île. La maisonnette de Gottfried était située sur un promontoire à environ deux kilomètres du hameau et il ne lui fallut qu'une demi-heure pour faire le trajet sans se presser.
Martin Vanger avait raison. Au sortir d'une courbe du sentier, Mikael vit s'ouvrir un lieu verdoyant face à la mer. La vue était dégagée sur Hedestad, à la fois vers l'embouchure du fleuve, le port de transit à gauche et le port de commerce à droite.
Il trouva étonnant que personne n'ait pris possession de la cabane de Gottfried. C'était une construction rustique en rondins lasurés, avec un toit de tuiles et des encadrements de fenêtre peints en vert, et une petite véranda ensoleillée devant l'entrée. Manifestement, l'entretien de la maison et du jardin avait été négligé depuis longtemps ; la peinture des portes et des fenêtres s'était écaillée et ce qui aurait dû être un gazon était maintenant des buissons d'un mètre de haut. Une bonne journée de travail avec faux et débroussailleuse serait nécessaire pour venir à bout de tout cela.
Mikael déverrouilla la porte et ouvrit les volets de l'intérieur. L'ossature semblait être celle d'une vieille grange d'environ trente-cinq mètres carrés. L'intérieur était lambrissé et formait une grande pièce unique, avec de larges fenêtres donnant sur la mer de part et d'autre de la porte d'entrée. Au fond de la pièce, un escalier menait à une chambre-mezzanine qui couvrait la moitié de la surface de la maison. Sous l'escalier il y avait une petite niche avec un réchaud à gaz, une paillasse et un meuble-lavabo. Le mobilier était simple ; à gauche de la porte, un banc fixé au mur, un bureau en mauvais état et une étagère murale en teck. Plus loin du même côté il y avait trois placards. A droite de la porte, une table ronde avec cinq chaises en bors, et au milieu du petit côté trônait une cheminée.
Plusieurs lampes à pétrole indiquaient que l'électricité n'arrivait pas jusqu'ici. Sur le rebord d'une fenêtre était posé un vieux transistor Grundig. L'antenne était cassée. Mikael appuya sur le bouton on, mais les piles étaient à plat.
Mikael monta l'étroit escalier et jeta un coup d'œil sur la mezzanine : un lit double, un matelas sans literie, une table de nuit et une commode.
MIKAEL PASSA UN MOMENT à fouiller la maison. La commode était vide à part quelques serviettes et du linge de maison avec un faible relent de moisi. Dans les placards se trouvaient quelques vieux vêtements de travail, une salopette, une paire de bottes en caoutchouc, une paire de chaussures de sport usées et un petit poêle à pétrole. Dans les tiroirs du bureau il trouva du papier, des crayons, un carnet de croquis vide, un jeu de cartes et quelques marque-pages. L'armoire de cuisine contenait de la vaisselle, des tasses à café, des verres, des bougies et quelques paquets oubliés de sel, de sachets de thé et des choses comme ça. Dans un tiroir de la table il y avait des couverts.
Il trouva les seuls vestiges à caractère intellectuel sur l'étagère murale au-dessus du bureau. Mikael déplaça une chaise et grimpa pour mieux voir. Sur l'étagère d'en bas il y avait de vieux numéros de Se, de Rekordmagasinet, de Tidsfôrdrivet, de Lektyrde la fin des années 1950 et du début des années 1960. Des Bildjournalen de 1965 et 1966, Mitt Livs Novell et quelques magazines de bandes dessinées : 91:an, Fantomen et Romans. Mikael ouvrit un numéro de Lektyr de 1964 et constata que la pin-up avait l'air relativement innocente.
Une cinquantaine de livres aussi, dont à peu près la moitié étaient des polars en format poche de la série Manhattan de Wahlström : des Mickey Spillane aux titres évocateurs tels qu'Aucune pitié à espérer, sur les couvertures classiques de Bertil Hegland. Il trouva aussi six Kitty, quelques Club des Cinq d'Enid Blyton et un volume des Détectives jumeaux de Sivar Ahlrud — Le Mystère dans le métro. Mikael sourit avec nostalgie. Trois livres d'Astrid Lindgren : Nous, les enfants de Bullerbyn, Super Blomkvist et Rasmus et Fifi Brindacier. Sur l'étagère d'en haut il y avait une radio ondes courtes, deux livres d'astronomie, un livre sur les oiseaux, un livre intitulé L'Empire du mal qui parlait de l'Union soviétique, un livre sur la guerre d'Hiver en Finlande, le Catéchisme de Luther, le livre d'hymnes de l'Eglise suédoise ainsi qu'une Bible.
Mikael ouvrit la Bible et lut à l'intérieur de la couverture : Harriet Vanger, 12-05-1963 — La Bible de confirmation de Harriet. Découragé, il remit le livre en place.
JUSTE DERRIÈRE LA MAISON se trouvait une remise abritant le bois et les outils, avec une faux, un râteau, un marteau et une caisse contenant en vrac des clous, des rabots, une scie et d'autres outils. Le cabinet d'aisances était situé à vingt mètres dans la forêt côté est. Mikael farfouilla un peu puis retourna vers la maison. Il sortit une chaise et s'assit sur la véranda, ouvrit son thermos et se versa du café. Il alluma une cigarette et regarda la baie de Hedestad à travers le rideau de broussailles.
La cabane de Gottfried était bien plus modeste que ce qu'il avait cru. Ceci était donc l'endroit où s'était retiré le père de Harriet et de Martin lorsque le mariage avec Isabella avait commencé à prendre l'eau à la fin des années 1950. C'est ici qu'il avait habité et qu'il s'était soûlé. Et, en contrebas près du ponton, qu'il s'était noyé, avec un taux élevé d'alcoolémie dans le sang. La vie dans la cabane avait sans doute été agréable en été, mais lorsque la température commençait à flirter avec le zéro, cela avait dû être bien froid et misérable. Selon Henrik, Gottfried avait continué à travailler au sein du groupe Vanger — avec des interruptions pour ses périodes d'ivrognerie frénétique jusqu'en 1964. Le fait qu'il ait pu habiter dans cette cabane de façon plus ou moins permanente et pourtant se montrer au travail rasé, lavé et portant veste et cravate indiquait malgré tout une certaine discipline personnelle.
Mais ceci était aussi un endroit où Harriet Vanger était venue si souvent que ç'avait été l'un des premiers lieux où on l'avait cherchée. Henrik avait raconté qu'au cours de la dernière année, elle s'était souvent rendue à la cabane, apparemment pour passer en paix les week-ends ou les vacances. Le dernier été, elle avait habité ici pendant trois mois, même si elle était passée au hameau tous les jours. C'était aussi ici que son amie Anita Vanger, la sœur de Cécilia, lui avait tenu compagnie pendant six semaines.
Que faisait-elle ici dans la solitude ? Les magazines et les romans jeunesse étaient éloquents. Le carnet de croquis lui avait peut-être appartenu. Mais il y avait également sa Bible.
Voulait-elle rester à proximité de son papa noyé — et traverser ici une période de deuil ? L'explication était-elle aussi simple ? Ou devait-on associer cet isolement à ses interrogations religieuses ? La cabane était monacale ; y vivait-elle comme dans un couvent ?
MIKAEL SUIVIT LA RIVE vers le sud-est, mais le terrain, barré par autant de crevasses que de genévriers, était quasi impraticable. Il retourna vers chez lui et s'engagea un peu sur le chemin de Hedeby. D'après la carte, il devait y avoir un sentier à travers la forêt menant à ce qui s'appelait la Fortification, et il lui fallut vingt minutes pour trouver l'embranchement envahi par la végétation. La Fortification était des restes de la défense côtière datant de la Seconde Guerre mondiale : des bunkers en béton avec des abris de tir éparpillés autour d'un bâtiment de commandement. Tout était envahi par les broussailles.
Mikael continua le sentier jusqu'à une remise à bateaux dans une clairière sur la mer. A côté de la remise il trouva l'épave d'un voilier. Il retourna à la Fortification et suivit un sentier jusqu'à une clôture — il avait rejoint les terres de la ferme d'Östergården.
Il continua sur le sentier qui serpentait à travers la forêt, par endroits parallèle au champ tout près de la ferme. Le sentier était difficilement praticable et il fut obligé de contourner quelques mouillères. Finalement, il arriva à un marécage avec une grange. Apparemment, le sentier s'arrêtait là, mais il se trouvait à cent mètres seulement de la route d'Östergården.
De l'autre côté de la route s'élevait le mont Sud. Mikael grimpa une forte pente et il dut s'aider des mains sur les derniers mètres. Le mont Sud se terminait en une falaise presque verticale sur la mer. Mikael revint à Hedeby par la crête. Il s'arrêta au-dessus des cabanons et jouit de la vue sur le vieux port des pêcheurs, sur l'église et sur la petite maison où il était logé. Il s'assit sur un rocher et se versa une dernière lichette de café tiède.
Il n'avait pas la moindre idée de ce qu'il fabriquait à Hedeby, mais la vue lui plaisait.
CÉCILIA VANGER GARDAIT ses distances et Mikael ne voulait pas paraître collant. Au bout d'une semaine, il alla quand même frapper à sa porte. Elle le fit entrer et brancha la cafetière.
— Tu dois me trouver vraiment idiote, une prof respectable de cinquante-six ans qui se comporte comme une gamine.
— Cécilia, tu es une femme adulte et tu as le droit d'agir à ta guise.
— Je sais. C'est pour ça que j'ai décidé de ne plus te voir. Je n'arrive pas à gérer...
— Tu ne me dois aucune explication. J'espère que nous sommes toujours amis.
— Je veux bien qu'on reste amis. Mais une liaison avec toi est trop compliquée pour moi. Les liaisons n'ont jamais été mon fort. Je crois que j'ai besoin de rester seule un moment.
APRÈS SIX MOIS DE SPÉCULATIONS infructueuses, une brèche s'ouvrit dans le cas Harriet Vanger lorsque Mikael, en l'espace de quelques jours dans la première semaine de juin, trouva trois nouvelles pièces du puzzle. Deux tout seul, la troisième avec un peu d'aide.
Après la visite d'Erika, il avait rouvert l'album de photos et était resté plusieurs heures à regarder les clichés les uns après les autres en essayant de comprendre ce qui l'avait fait réagir. Finalement, il avait tout laissé tomber et s'était remis à travailler sur la chronique familiale.
Un des premiers jours de juin, Mikael se rendit à Hedestad. Il était en train de penser à tout autre chose quand le bus tourna dans la rue de la Gare et que soudain il comprit ce qui avait germé dans son cerveau. La lumière le frappa comme un éclair dans un ciel sans nuages. Il en fut si secoué qu'il continua jusqu'au terminus à la gare, puis retourna immédiatement à Hedeby pour vérifier si ses souvenirs étaient exacts.
Il s'agissait de la toute première photo de l'album.
La dernière photo qu'on avait de Harriet avait été prise en ce jour funeste dans la rue de la Gare à Hedestad, quand elle regardait le défilé de la fête des Enfants.
La photo faisait tache dans l'album. Elle s'y était retrouvée parce qu'elle avait été prise le même jour, mais c'était la seule des quelque cent quatre-vingts photos de l'album à ne pas être focalisée sur l'accident du pont. Chaque fois que Mikael et (supposait-il) tous les autres avaient regardé l'album, c'étaient les personnes et les détails des photos du pont qui avaient attiré leur attention. Il n'y avait rien de dramatique dans les photos d'une foule contemplant le défilé de la fête des Enfants à Hedestad, plusieurs heures avant les événements décisifs.
Henrik Vanger avait probablement vu la photo des milliers de fois et constaté avec regret qu'il ne reverrait plus jamais Harriet. Il était probablement irrité qu'elle ait été prise de si loin que Harriet Vanger n'apparaissait que comme n'importe quel personnage dans la foule.
Mais ce n'était pas cela qui avait fait réagir Mikael.
La photo était prise de l'autre côté de la rue, probablement d'une fenêtre au premier étage. Le grand-angle captait l'avant d'un des camions du défilé. Sur le plateau, vêtues de maillots de bain scintillants et de sarouals exotiques, des femmes jetaient des bonbons aux spectateurs. Certaines semblaient danser. Devant le camion sautillaient trois clowns.
Harriet était au premier rang du public sur le trottoir. A côté d'elle, trois copines de classe et autour d'elles au moins cent autres habitants de Hedestad.
C'était cela que le subconscient de Mikael avait noté et qui soudain était remonté à la surface lorsque le bus était passé exactement à l'endroit où la photo avait été prise.
Le public se comportait comme un public doit se comporter. Les yeux du public suivent toujours la balle dans un match de tennis ou le palet sur la glace lors d'un match de hockey. Ceux qui étaient les plus à gauche regardaient les clowns qui se trouvaient juste devant eux. Ceux qui étaient plus près du camion braquaient leur regard sur le plateau avec les filles peu vêtues. Leurs visages étaient souriants. Des enfants pointaient le doigt. Certains riaient. Tout le monde avait l'air heureux.
Tous sauf une personne.
Harriet Vanger regardait sur le côté. Ses trois copines et tous ceux qui l'entouraient regardaient les clowns. Le visage de Harriet était tourné trente ou trente-cinq degrés plus à droite. Son regard semblait fixé sur quelque chose de l'autre côté de la rue, mais en dehors du coin gauche inférieur de la photo.
Mikael sortit la loupe et essaya de distinguer les détails. La photo était prise de trop loin pour qu'il puisse être vraiment sûr, mais contrairement à tous les autres, le visage de Harriet n'exprimait aucune joie. La bouche était un trait mince. Les yeux grands ouverts. Ses mains reposaient mollement le long de son corps. Elle avait l'air d'avoir peur. D'avoir peur ou d'être en colère.
MIKAEL SORTIT LA PHOTO de l'album, la fourra dans une pochette plastique et prit le bus suivant pour Hedestad. Il descendit dans la rue de la Gare et se plaça à l'endroit d'où la photo avait dû être prise. C'était juste en bordure de ce qui constituait le centre-ville. Il s'agissait d'un bâtiment en bois à un étage abritant une boutique vidéo et Sundström, la Mode au Masculin, établi en 1932 selon une plaquette sur la porte d'entrée. Il entra et s'aperçut tout de suite que la boutique occupait les deux étages ; un escalier en colimaçon menait au premier.
En haut de l'escalier, deux fenêtres donnaient sur la rue. C'était là que le photographe s'était tenu.
— Je peux vous aider ? demanda un vendeur d'un certain âge lorsque Mikael sortit la pochette avec la photographie. Il y avait peu de monde dans la boutique.
— Eh bien, en fait je voudrais seulement vérifier d'où cette photo a été prise. Vous me permettez d'ouvrir la fenêtre une seconde ?
On le lui permit et il brandit la photo devant lui. Il pouvait voir l'endroit exact où s'était tenue Harriet Vanger. L'un des deux bâtiments en bois qu'on apercevait derrière elle avait disparu, remplacé par une construction carrée en brique. L'autre bâtiment, qui avait survécu, abritait une papeterie en 1966 ; aujourd'hui on y trouvait un magasin de diététique et un solarium. Mikael referma la fenêtre, remercia et s'excusa pour le dérangement.
En bas dans la rue, il alla se placer à l'endroit où s'était tenue Harriet. Il lui fut facile de se repérer entre la fenêtre au premier étage de la boutique de vêtements et la porte du solarium. Il tourna la tête et visa le long de la ligne de mire de Harriet. Pour autant que Mikael pouvait l'estimer, elle avait regardé vers le coin du bâtiment qui abritait la Mode-au-Masculin. C'était un coin de maison tout à fait ordinaire, d'où s'échappait une rue latérale. Qu'est-ce que tu as pu voir là, Harriet ?
MIKAEL FOURRA LA PHOTO dans sa sacoche et rejoignit à pied le parc de la gare, où il s'assit à une terrasse et commanda un caffè latte. Il se sentait soudain ébranlé.
Dans les polars anglais, cela s'appelait new évidence, ce qui avait plus de poids encore qu'une « nouvelle donnée ». Il venait tout à coup de voir quelque chose de nouveau, que personne d'autre n'avait remarqué dans une investigation qui piétinait depuis trente-sept ans.
Le problème était seulement qu'il ne savait pas très bien quelle valeur avait son nouvel acquis, ni même s'il en avait. Pourtant, ça semblait important.
Le jour de septembre où Harriet avait disparu avait été dramatique de plusieurs manières. C'était un jour de fête à Hedestad avec plusieurs milliers de personnes dans les rues, jeunes comme vieux. Et il y avait eu le rassemblement familial annuel sur l'île. Rien que ces deux événements constituaient des écarts collectifs de la routine ordinaire de la localité. Et, comme cerise sur le gâteau, l'accident du pont était venu jeter son ombre sur tout le reste.
L'inspecteur Morell, Henrik Vanger et tous ceux qui avaient réfléchi sur la disparition de Harriet s'étaient concentrés sur les événements advenus sur l'île. Morell avait même écrit qu'il n'arrivait pas à se dégager du soupçon que l'accident et la disparition de Harriet étaient liés. Mikael fut tout à coup convaincu que c'était entièrement faux.
La chaîne d'incidents n'avait pas débuté sur l'île mais dans la ville de Hedestad plusieurs heures auparavant ce jour-là. Harriet Vanger avait vu quelque chose ou quelqu'un qui lui avait fait peur et qui l'avait poussée à rentrer à la maison et aller tout droit voir Henrik Vanger qui malheureusement n'avait pas eu le temps de s'occuper d'elle. Ensuite avait eu lieu l'accident sur le pont. Ensuite le meurtrier avait frappé.
MIKAEL FIT UNE PAUSE. C'était la première fois qu'il avait sciemment formulé la supposition que Harriet avait été tuée. Il hésita, mais réalisa bientôt qu'il s'était rangé à la conviction de Henrik Vanger. Harriet était morte et maintenant il pourchassait un assassin.
Il retourna à l'investigation. Dans les milliers de pages, seule une minime partie parlait des heures à Hedestad.
Harriet s'était trouvée avec trois copines de classe, dont chacune avait été interrogée sur ce qu'elle avait observé. Elles s'étaient retrouvées dans le parc de la gare à 9 heures du matin. L'une des filles devait s'acheter un jean et les autres l'avaient accompagnée. Elles avaient pris un café dans le restaurant des magasins EPA et s'étaient ensuite rendues au terrain de sport où elles avaient déambulé parmi les stands des forains et les pêches aux canards et où elles avaient également croisé d'autres camarades de l'école. Midi passé, elles s'étaient rapprochées du centre-ville pour regarder le défilé de la fête des Enfants. Un peu avant 14 heures, Harriet avait soudain annoncé qu'il fallait qu'elle rentre. Elles s'étaient séparées à un arrêt de bus près de la rue de la Gare.
Aucune de ses camarades n'avait remarqué quoi que ce soit d'inhabituel. L'une, Inger Stenberg, pour décrire le changement de Harriet Vanger au cours de la dernière année, avait affirmé qu'elle était devenue « impersonnelle ». Elle disait que ce jour-là Harriet avait été taciturne comme d'habitude et qu'elle avait surtout suivi les autres.
L'inspecteur Morell avait interviewé tous ceux qui avaient rencontré Harriet au cours de la journée, même s'ils n'avaient fait que se dire bonjour à la fête foraine. Sa photo avait été publiée dans les journaux locaux quand elle avait été signalée disparue. Plusieurs habitants de Hedestad avaient contacté la police pour dire qu'ils pensaient l'avoir vue dans la journée, mais personne n'avait rien remarqué d'inhabituel.
MIKAEL PASSA LA SOIRÉE à réfléchir à la manière dont il pouvait s'y prendre pour continuer à fouiller la piste qu'il venait de formuler. Le lendemain matin, il alla trouver Henrik Vanger devant son petit-déjeuner.
— Tu me disais que la famille Vanger a toujours des intérêts dans Hedestads-Kuriren.
— Effectivement.
— J'aurais besoin de consulter les archives de photos du journal. De 1966.
Henrik Vanger posa son verre de lait et s'essuya la lèvre supérieure.
— Mikael, qu'est-ce que tu as trouvé ?
Il regarda le vieil homme droit dans les yeux.
— Rien de concret. Mais je pense que nous avons pu commettre une erreur d'interprétation en ce qui concerne le déroulement des événements.
Il montra la photo et parla de ses conclusions ; Henrik Vanger resta sans rien dire un long moment.
— Si j'ai raison, nous devons nous concentrer sur ce qui s'est passé à Hedestad ce jour-là, pas seulement sur ce qui s'est passé sur l'île, dit Mikael. Je ne sais pas comment on fait après tant d'années, mais beaucoup de photos des festivités n'ont certainement jamais été publiées. Ce sont ces photos-là que je veux voir.
Henrik Vanger utilisa le téléphone mural dans la cuisine. Il appela Martin Vanger, expliqua ce qu'il cherchait et demanda qui était le responsable de l'iconographie au Kuriren aujourd'hui. Dix minutes plus tard, la personne avait été localisée et l'autorisation obtenue.
LE RESPONSABLE DE L'ICONOGRAPHIE à Hedestads-Kuriren s'appelait Madeleine Blomberg, dite Maja, et elle avait la soixantaine. Elle était la première femme à ce poste que Mikael ait rencontrée pendant sa carrière dans un métier où l'on estimait encore que la photographie était un domaine artistique réservé aux hommes.
On était un samedi et la rédaction était vide, mais Maja Blomberg n'habitait qu'à cinq minutes à pied, et elle accueillit Mikael à la porte du journal. Elle avait travaillé à Hedestads-Kuriren la plus grande partie de sa vie. Débutant comme correctrice d'épreuves en 1964, elle avait ensuite travaillé au développement des photos et avait passé un certain nombre d'années dans la chambre noire tout en étant envoyée comme photographe supplémentaire lorsque les effectifs venaient à manquer. Elle avait fini par obtenir le titre de rédacteur, et il y avait dix ans, quand l'ancien responsable de l'iconographie avait pris sa retraite, elle était devenue chef du département photo. Le titre ne signifiait cependant pas qu'elle dirigeait un vaste empire. Le département photo avait fusionné avec le département pub dix ans plus tôt et ne comportait que six personnes, toutes chargées du même travail à tour de rôle.
Mikael demanda comment les archives étaient organisées.
— A vrai dire, il règne une assez grosse pagaille. Depuis que nous avons les ordinateurs et les photos numériques, nous archivons tout sur des CD. Un de nos stagiaires a scanné toutes les photos anciennes importantes, mais ça ne fait qu'un ou deux pour cent de toutes les photos des archives qui sont répertoriées. Les photos plus anciennes sont rangées dans des classeurs à négatifs par dates. Elles se trouvent soit ici à la rédaction, soit au grenier.
— Ce qui m'intéresse, ce serait des photos prises au défilé de la fête des Enfants en 1966, mais aussi plus généralement toutes les photos qui ont été prises cette semaine-là.
Maja Blomberg scruta Mikael du regard.
— Ce serait donc la semaine où Harriet Vanger a disparu ?
— Vous connaissez l'histoire ?
— On ne peut pas avoir travaillé à Hedestads-Kuriren toute sa vie sans la connaître, et quand Martin Vanger m'appelle tôt le matin mon jour de congé, j'en tire des conclusions. J'ai corrigé les papiers qui parlaient du cas dans les années 1960. Pourquoi est-ce que vous fouillez là-dedans ? Y aurait-il eu de nouvelles révélations ?
Maja Blomberg semblait elle aussi avoir du flair. Mikael secoua la tête avec un petit sourire et lança sa couverture.
— Non, et je doute fort que nous ayons un jour la réponse à ce qui lui est arrivé. Gardez cela pour vous, mais le fait est que j'écris l'autobiographie de Henrik Vanger. La disparition de Harriet est un sujet en marge, mais c'est aussi un chapitre qu'on ne peut pas ignorer. Je cherche des photos qui pourraient illustrer ce jour-là, de Harriet et de ses copines.
Maja Blomberg eut l'air sceptique, mais son allégation était plausible et elle n'avait aucune raison de mettre en doute ce qu'il disait.
Le photographe d'un journal utilise en moyenne entre deux et dix pellicules par jour. Lors de grands événements, le nombre peut facilement doubler. Chaque pellicule contient trente-six négatifs ; il n'est donc pas inhabituel qu'un journal accumule plus de trois cents photos chaque jour, dont seules quelques rares sont publiées. Une rédaction bien organisée sectionne les pellicules et place les négatifs dans des pochettes à négatifs contenant six fenêtres. Une pellicule devient ainsi à peu près une page dans un classeur à négatifs. Un classeur contient un peu plus de cent dix pellicules. En un an, on accumule entre vingt et trente classeurs. Au fil des ans, cela finit par devenir une quantité effarante de classeurs, qui généralement n'ont pas la moindre valeur commerciale et qui encombrent les étagères de la rédaction. Cependant, tous les photographes et les rédacteurs photo sont persuadés que les images représentent un document historique d'une valeur inestimable et ils n'en jettent jamais rien.
Fondé en 1922, Hedestads-Kuriren disposait d'une rédaction photo dès 1937. Le grenier du Kuriren abritait plus de douze cents classeurs de photos, rangés par dates. Les images de septembre 1966 représentaient quatre classeurs d'archives cartonnés bas de gamme.
— Comment on va s'y prendre ? demanda Mikael. J'aurais besoin d'un négatoscope et il me faudra sans doute copier les photos qui m'intéressent.
— Nous n'avons plus de chambre noire. On scanne tout. Tu sais te servir d'un scanner de négatifs ?
— Oui, j'ai déjà fait des photos, j'ai moi-même un Agfa à la maison. Je travaille sous Photoshop.
— Alors tu es aussi bien équipé que nous.
Maja Blomberg fit faire à Mikael un rapide tour de la petite rédaction, lui indiqua une place devant un négatoscope et alluma un ordinateur et un scanner. Elle lui montra aussi où se trouvait la cafetière dans la salle à manger. Ils s'arrangèrent pour que Mikael puisse travailler seul et librement, mais il devait appeler Maja Blomberg quand il voudrait quitter la rédaction, pour qu'elle vienne fermer à clé et brancher l'alarme. Elle le laissa en lançant un joyeux « amuse-toi bien ».
IL FALLUT PLUSIEURS HEURES à Mikael pour parcourir les classeurs. Deux photographes travaillaient à Hedestads-Kuriren à cette époque-là. Celui qui avait travaillé le jour en question était Kurt Nylund — que Mikael connaissait déjà. A l'époque des faits, Kurt Nylund avait une vingtaine d'années. Il était par la suite venu habiter à Stockholm et il était devenu un photographe professionnel reconnu, qui avait travaillé en free-lance mais aussi avec Pressens Bild à Marieberg. Leurs chemins s'étaient croisés à plusieurs reprises dans les années 1990, quand Millenium avait acheté des photographies à Pressens Bild. Mikael avait le souvenir d'un homme maigre aux cheveux fins. Kurt Nylund avait utilisé une pellicule peu sensible, pas trop granuleuse et que de nombreux photographes de presse utilisaient.
Mikael sortit les pochettes avec les photos du jeune Nylund et les posa sur le négatoscope, où il les examina l'une après l'autre à la loupe. Lire des négatifs est cependant un art qui exige une certaine habitude, que Mikael n'avait pas. Il se rendit compte que pour déterminer si les photos contenaient une information de valeur, il serait obligé de scanner chaque image pour l'observer ensuite sur un écran d'ordinateur. Cela prendrait des heures. Il commença donc par essayer d'évaluer les clichés qui pourraient éventuellement l'intéresser.
Il commença par cocher toutes les photos prises de l'accident du camion-citerne. Mikael put constater que le classeur de Henrik Vanger avec ses cent quatre-vingts photos n'était pas complet ; la personne qui avait copié la collection — peut-être Nylund lui-même — avait éliminé environ trente photos qui étaient soit floues, soit d'une qualité si médiocre qu'on ne pourrait pas les publier.
Mikael débrancha l'ordinateur de Hedestads-Kuriren et brancha le scanner sur son propre iBook. Il passa deux heures à scanner le reste des photos.
L'une d'elles capta immédiatement son intérêt. A un moment entre 15 h 10 et 15 h 15, exactement les minutes où Harriet avait disparu, quelqu'un avait essayé d'ouvrir la fenêtre de sa chambre ; Henrik Vanger avait en vain essayé de trouver qui. Tout à coup Mikael avait une photo sur son écran qui avait dû être prise exactement au moment où la fenêtre était ouverte. Il pouvait voir une silhouette et un visage, mais flous, pas mis au point. Il décida que l'analyse de cette photo pouvait attendre qu'il ait entré toutes les photos dans son ordinateur.
Les heures suivantes, Mikael examina des photos de la fête des Enfants. Kurt Nylund avait pris six pellicules, soit plus de deux cents photos. C'était un flot discontinu d'enfants avec des ballons, d'adultes, une cohue avec des vendeurs de hot-dogs, le défilé proprement dit, un artiste local sur une estrade et une distribution de prix.
Finalement, Mikael décida de scanner l'ensemble des photos. Au bout de six heures, il avait un dossier réunissant quatre-vingt-dix photos. Il serait obligé de revenir à Hedestads-Kuriren.
Vers 21 heures, il appela Maja Blomberg, la remercia puis rentra chez lui sur l'île.
Il fut de retour à 9 heures le dimanche matin. Il n'y avait toujours personne lorsque Maja Blomberg le fit entrer. Il n'avait pas réalisé que c'était le week-end de Pentecôte, et que le journal ne sortirait que le mardi. Il put utiliser la même table de travail que la veille et passa ensuite la journée à scanner. Vers 18 heures, il restait environ quarante photos de la fête des Enfants. Mikael avait examiné les négatifs et décidé que des gros plans de charmants visages d'enfants ou des photos d'un artiste sur scène n'avaient tout simplement pas d'intérêt pour lui. Ce qu'il avait scanné était l'animation des rues et des foules.
MIKAEL CONSACRA LE LUNDI de Pentecôte à examiner le nouveau matériau photographique. Il fit deux découvertes. La première le remplit de consternation. La deuxième fit battre la chamade à son cœur.
La première découverte était le visage à la fenêtre de Harriet Vanger. La photo était floue à cause du mouvement et c'est pourquoi elle avait été éliminée de la collection originelle. Le photographe s'était tenu devant l'église et avait visé le pont. Les bâtiments se trouvaient en arrière-plan. Mikael cadra l'image de façon à n'avoir que la fenêtre en question et fit ensuite divers essais en ajustant le contraste et en augmentant la précision jusqu'à obtenir ce qu'il estimait être la meilleure qualité possible.
Le résultat fut une image à gros pixels avec une échelle de gris minimale, qui montrait une fenêtre rectangulaire, un rideau, un bout de bras et un visage diffus en forme de demi-lune un peu en retrait dans la pièce.
Il pouvait constater que le visage n'appartenait pas à Harriet Vanger, qui avait les cheveux aile de corbeau, mais à une personne aux cheveux beaucoup plus clairs.
Il constata aussi qu'il pouvait distinguer des parties plus sombres où se trouvaient les yeux, le nez et la bouche, mais que c'était impossible de faire sortir des traits de visage nets. Mais il était persuadé qu'il voyait une femme ; la partie plus claire à côté du visage continuait jusqu'aux épaules et indiquait une chevelure féminine. Il constata que la personne portait des vêtements clairs.
Il fit une estimation de la taille de la personne en se référant à la fenêtre ; une femme d'environ 1,70 mètre.
En faisant défiler d'autres photos de l'accident du pont, il constata qu'une personne correspondait tout à fait au signalement qu'il distinguait — Cécilia Vanger, vingt ans.
KURT NYLUND AVAIT PRIS en tout dix-huit photos depuis la fenêtre au premier étage de Sundström, la Mode au Masculin. On voyait Harriet Vanger sur dix-sept. Harriet et ses copines étaient arrivées rue de la Gare en même temps que Kurt Nylund avait commencé à photographier. Mikael estima que les photos avaient dû être prises dans un laps de temps de cinq minutes. Sur la première photo, Harriet et ses copines descendaient la rue et entraient dans le champ. Sur les photos 2 à 7, elles étaient immobiles, elles regardaient le défilé. Ensuite elles s'étaient déplacées environ six mètres plus loin dans la rue. Sur la toute dernière photo, qui avait peut-être été prise un peu plus tard, le groupe entier avait disparu.
Mikael constitua une série d'images où il cadra Harriet à la taille et travailla pour obtenir le meilleur contraste. Il plaça les photos dans un dossier à part, ouvrit le logiciel Graphic Converter et lança la fonction diaporama. L'effet fut un film muet et saccadé où chaque image apparaissait deux secondes.
Harriet arrive, photo de profil. Harriet s'arrête et regarde la chaussée. Harriet tourne le visage vers la rue. Harriet ouvre la bouche pour dire quelque chose à sa copine. Harriet rit. Harriet touche son oreille avec la main gauche. Harriet sourit. Harriet a soudain l'air surpris, le visage dans un angle d'environ vingt degrés à gauche de l'objectif. Harriet écarquille les yeux et arrête de sourire. La bouche de Harriet devient un mince trait. Harriet fixe son regard sur quelque chose. Sur son visage on peut lire... quoi ? Du chagrin, un choc, de la colère ? Harriet baisse les yeux. Harriet n'est plus là.
Mikael repassa la séquence, en boucle.
Elle confirmait très nettement l'hypothèse qu'il avait formulée. Quelque chose s'était passé, quelque chose dans la rue de la Gare à Hedestad. La logique était évidente.
Elle voit quelque chose — quelqu'un — de l'autre côté de la rue. Elle est choquée. Plus tard elle prend contact avec Henrik Vanger pour un entretien privé qui n'a jamais lieu. Ensuite elle disparaît sans laisser de traces.
Quelque chose s'était passé ce jour-là. Mais les photos n'expliquaient pas quoi.
A 2 HEURES DU MATIN le mardi, Mikael fit du café et se prépara des sandwiches qu'il mangea sur la banquette de la cuisine. Il était en même temps découragé et excité. Contre toute attente il avait trouvé de nouveaux indices. Le seul problème était que, s'ils apportaient un éclairage nouveau sur le déroulement des événements, cela ne l'approchait pas d'un millimètre de la solution de l'énigme.
Il réfléchissait intensément au rôle que Cécilia Vanger avait joué dans le drame. Sans prendre de gants, Henrik Vanger avait rendu compte des occupations de tous les protagonistes au cours de la journée, et Cécilia n'avait pas constitué d'exception. En 1966, elle habitait à Uppsala, mais elle était arrivée à Hedeby deux jours avant ce samedi funeste. Elle était logée dans une chambre d'amis chez Isabella Vanger. Elle déclarait avoir aperçu Harriet tôt le matin, mais ne pas lui avoir parlé. Le samedi elle était allée à Hedestad faire quelques courses. Elle n'avait pas vu Harriet et elle était revenue sur l'île à 13 heures environ, au moment où Kurt Nylund prenait la suite de photos rue de la Gare. Elle s'était changée et vers 14 heures elle avait aidé à mettre le couvert pour le dîner.
En tant qu'alibi, c'était faible. Les heures étaient approximatives, surtout concernant son retour sur l'île, mais Henrik Vanger n'avait jamais pensé une seconde qu'elle pourrait avoir menti. Cécilia Vanger était une des personnes de la famille que Henrik préférait. De plus elle avait été la maîtresse de Mikael. Il avait du mal à rester objectif, et il ne pouvait absolument pas se l'imaginer dans le rôle d'une meurtrière.
Et voilà maintenant qu'une photo mise au placard venait insinuer qu'elle avait menti en disant qu'elle n'était jamais entrée dans la chambre de Harriet. Les pensées se bagarraient dur dans la tête de Mikael.
Si tu as menti à ce sujet, quels autres mensonges as-tu proférés ?
Mikael fit le bilan de ce qu'il savait sur Cécilia. Il la voyait comme une personne malgré tout plutôt réservée, apparemment marquée par son passé, avec pour résultat qu'elle vivait seule, n'avait pas de vie sexuelle et avait du mal à approcher autrui. Elle gardait ses distances vis-à-vis des autres, et quand pour une fois elle se laissait aller et se jetait sur un homme, elle choisissait Mikael, un étranger de passage. Cécilia avait dit qu'elle rompait leur relation parce qu'elle ne supportait pas l'idée qu'il allait disparaître de sa vie tout aussi soudainement. Mais c'était peut-être précisément pour la même raison qu'elle avait osé faire le pas et entamer une liaison avec lui. Puisqu'il n'était là que temporairement, elle n'avait pas à craindre qu'il transforme sa vie de façon radicale. Il soupira et écarta ces spéculations psychologiques.
IL FIT LA DEUXIÈME DÉCOUVERTE tard dans la nuit. La clé de l'énigme — il en était persuadé — était ce que Harriet avait vu rue de la Gare à Hedestad. Mikael ne saurait jamais ce que c'était s'il n'inventait pas une machine à remonter le temps et ne se plaçait pas derrière elle pour regarder pardessus son épaule.
Au moment même où cette pensée lui effleurait l'esprit, il se frappa le front avec le plat de la main et se précipita sur son iBook. Il cliqua pour faire surgir la suite d'images non cadrées de la rue de la Gare et regarda... là !
Derrière Harriet Vanger, à environ un mètre à sa droite se tenait un jeune couple, lui en tee-shirt rayé et elle en veste claire. Elle tenait un appareil photo à la main. En agrandissant la photo, Mikael avait l'impression de voir qu'il s'agissait d'un Kodak Instamatic avec flash incorporé — un appareil de vacances bon marché pour des gens qui ne connaissent rien à la photo.
La femme tenait l'appareil à hauteur de son menton. Puis elle le levait et photographiait les clowns, au moment où le visage de Harriet changeait d'expression.
Mikael compara la position de l'appareil photo avec la ligne de mire de Harriet. La femme avait photographié presque exactement ce que Harriet Vanger avait regardé.
Mikael prit soudain conscience que son cœur battait très fort. Il se laissa aller en arrière et extirpa son paquet de cigarettes de la poche de sa chemise. Quelqu'un avait pris une photo. Mais comment pourrait-il identifier cette femme ? Comment ferait-il pour obtenir sa photo ? La pellicule avait-elle même été développée et, dans ce cas, la photo existait-elle encore quelque part ?
Mikael ouvrit le dossier avec les photos que Kurt Nylund avait prises de la foule tout au long de la journée. Il passa l'heure suivante à agrandir chaque photo et à l'examiner centimètre carré par centimètre carré. Il ne retrouva le couple que sur la toute dernière. Kurt Nylund avait photographié un autre clown, avec des ballons à la main, qui posait devant son objectif, un éternel sourire aux lèvres. La photo avait été prise dans le parking à l'entrée du terrain de sport où la fête se déroulait. Ce devait être après 14 heures — ensuite, Nylund avait été averti de l'accident du camion-citerne et avait interrompu la couverture de la fête des Enfants.
La femme était presque entièrement cachée, mais on voyait nettement le profil de l'homme en tee-shirt rayé. Il tenait des clés à la main et se penchait en avant pour ouvrir une portière de voiture. L'image s'intéressait au clown au premier plan et la photo était légèrement floue. La plaque d'immatriculation était en partie cachée mais elle commençait par AC3 quelque chose.
Les plaques des voitures dans les années 1960 commençaient avec la lettre des départements, et Mikael gamin avait appris à identifier la provenance des voitures. AC désignait le Västerbotten.
Puis Mikael repéra autre chose. Sur la vitre arrière, il y avait un autocollant. Il zooma, mais le texte disparut dans un brouillard. Il détoura l'autocollant et se mit à travailler le contraste et la netteté. Il lui fallut un petit moment. Il ne pouvait toujours pas lire le texte, mais essaya de s'appuyer sur les formes floues pour déterminer de quelles lettres il pouvait s'agir. Beaucoup de lettres se ressemblaient trop. Un O pouvait être pris pour un D, un B pour un E et plusieurs autres lettres. Après avoir joué avec un papier et un crayon, et avoir éliminé certaines lettres, il se retrouva avec un texte incompréhensible.
E U SER E DE R JÔ
Il fixa l'image jusqu'à en avoir les larmes aux yeux. Puis bientôt le texte lui apparut : MENUISERIE DE NORSJÖ, suivi de signes plus petits et impossibles à lire mais qui formaient probablement un numéro de téléphone.
POUR LE TROISIÈME MORCEAU du puzzle, Mikael reçut une aide inattendue.
Après avoir travaillé sur les photos toute la nuit, il dormit lourdement jusque dans l'après-midi. Il se réveilla avec un mal de tête diffus, se doucha et se rendit au café Susanne prendre un petit-déjeuner. Il n'arrivait pas à rassembler ses idées. Il devrait aller voir Henrik Vanger et rapporter ses découvertes. Au lieu de cela, il alla frapper chez Cécilia. Il voulait lui demander ce qu'elle avait fait dans la chambre de Harriet et pourquoi elle avait menti et dit qu'elle n'y était pas allée. Personne n'ouvrit.
Il était en train de quitter les lieux quand il entendit une voix.
— Ta putain n'est pas là.
Le Gollum venait de sortir de sa caverne. Il était grand, presque deux mètres de haut, mais tellement courbé par l'âge que ses yeux étaient au niveau de ceux de Mikael. Sa peau était tavelée de lentigos sombres. Il était vêtu d'un pyjama et d'une robe de chambre marron et il s'appuyait sur une canne. Il ressemblait à la version hollywoodienne du vieillard acariâtre.
— Qu'est-ce que vous avez dit ?
— J'ai dit que ta putain n'est pas là.
Mikael s'approcha si près que son nez toucha presque Harald Vanger.
— C'est de ta propre fille que tu parles, vieux saligaud.
— Ce n'est pas moi qui viens rôder ici la nuit, répondit Harald Vanger avec un sourire édenté. Son haleine puait.
Mikael le contourna et poursuivit son chemin sans se retourner. Il monta chez Henrik Vanger et le trouva dans son cabinet de travail.
— Je viens de rencontrer ton frère, dit Mikael, et il avait du mal à contenir sa hargne.
— Harald ? Alors comme ça, il a osé une sortie. Ça lui arrive une ou deux fois par an.
— Je frappais à la porte de Cécilia quand il a surgi. Il a dit, je cite : Ta putain n'est pas là, fin de citation.
— C'est bien du Harald, répondit Henrik Vanger calmement.
— Il qualifie sa propre fille de putain.
— Ça fait des années qu'il fait ça. C'est pour ça qu'ils ne se parlent plus.
— Pourquoi ?
— Cécilia a perdu sa virginité quand elle avait vingt et un ans. Ça s'est passé ici à Hedestad, une histoire d'amour qu'elle avait eue pendant l'été, l'année après la disparition de Harriet.
— Et ?
— L'homme qu'elle aimait s'appelait Peter Samuelsson, il travaillait comme assistant de gestion dans le groupe Vanger. Un garçon futé. Il travaille pour ABB aujourd'hui. J'aurais été fier de l'avoir comme gendre si elle avait été ma fille. Mais il avait un défaut.
— Ne dis pas ce que je crois que c'est.
— Harald a mesuré sa tête ou vérifié son arbre généalogique ou je ne sais pas quoi et a découvert qu'il était un quart juif.
— Seigneur Dieu.
— Depuis, il l'a appelée putain.
— Il savait que Cécilia et moi...
— Tout le hameau le sait, j'imagine, sauf Isabella peut-être, parce qu'aucune personne raisonnable n'irait lui raconter quoi que ce soit et qu'elle a heureusement la bonté de s'endormir vers 22 heures. Harald a probablement suivi le moindre de tes pas.
Mikael s'assit, il se sentait très bête.
— Tu veux donc dire que tout le monde est au courant...
— Evidemment.
— Et tu n'as rien contre ?
— Je t'en prie, Mikael, ce n'est vraiment pas mes oignons.
— Où elle est, Cécilia ?
— L'année scolaire est finie. Elle s'est envolée pour Londres pour voir sa sœur samedi dernier et ensuite elle part en vacances à... hmm, en Floride il me semble. Elle sera de retour dans un mois.
Mikael se sentit encore plus bête.
— Nous avons pour ainsi dire tiré un trait sur notre relation.
— Je comprends, mais ce n'est toujours pas mes oignons. Comment va le boulot ?
Mikael se versa du café du thermos de Henrik. Il regarda le vieil homme.
— J'ai trouvé du nouveau et je crois qu'il faut que quelqu'un me prête une voiture.
MIKAEL PASSA UN LONG MOMENT à rendre compte de ses conclusions. Il sortit son iBook de la sacoche et fit défiler la série de photos montrant la réaction de Harriet rue de la Gare. Il montra aussi comment il avait trouvé les photographes du dimanche et leur voiture avec l'autocollant de la Menuiserie de Norsjö. Quand il eut terminé son exposé, Henrik demanda à revoir la séquence de photos. Mikael s'exécuta.
Lorsque Henrik Vanger leva les yeux de l'écran de l'ordinateur, son visage était gris. Mikael eut soudain peur et posa une main sur son épaule. Henrik lui fit signe d'arrêter. Il resta silencieux un moment.
— Merde alors, tu as fait ce que je croyais impossible. Tu as découvert quelque chose de totalement nouveau. Comment comptes-tu procéder maintenant ?
— Je dois trouver cette photo, si elle existe encore.
Mikael ne dit rien du visage à la fenêtre et de son soupçon sur Cécilia. Ce qui indiquait probablement qu'il était loin d'être un détective privé objectif.
QUAND MIKAEL SORTIT, Harald Vanger avait disparu du chemin, sans doute pour retourner dans sa caverne. En prenant le virage, il vit quelqu'un de dos sur le perron de sa maison en train de lire un journal. L'espace d'une seconde, il s'imagina que c'était Cécilia Vanger, mais il réalisa tout de suite que ce n'était pas le cas. S'approchant, il reconnut immédiatement la fille brune sur le perron.
— Salut papa, dit Pernilla Abrahamsson.
Mikael serra sa fille dans ses bras.
— Mais d'où tu sors, toi ?
— De la maison, évidemment. Je vais à Skellefteå. Je reste ici pour la nuit.
— Et comment as-tu trouvé ?
— Maman savait où tu étais. Et j'ai demandé au café là-bas où tu habitais. Elle m'a indiqué cette maison. Est-ce que je suis la bienvenue ?
— Bien entendu. Entre. Tu aurais dû me prévenir, j'aurais acheté quelque chose de bon à manger.
— Je me suis arrêtée sur un coup de tête. Je voulais te faire un coucou pour ta sortie de prison, mais tu ne m'as jamais appelée.
— Pardon.
— Pas de panique. Maman m'a dit que tu es toujours plongé dans tes cogitations.
— C'est ça qu'elle dit de moi ?
— Plus ou moins. Mais ça ne fait rien. Je t'aime quand même.
— Je t'aime aussi, mais tu sais...
— Je sais. Je crois que je suis assez mûre pour mon âge.
MIKAEL PRÉPARA DU THÉ et sortit de quoi grignoter. Il prit soudain conscience que ce qu'avait dit sa fille était vrai. Elle n'était plus une petite fille, elle avait presque dix-sept ans et elle serait bientôt une femme adulte. Il fallait qu'il apprenne à ne plus la traiter comme une enfant.
— Alors, c'était comment ?
— Quoi donc ?
— La prison.
Mikael rit.
— Tu me croirais si je disais que c'était comme des vacances payées pour ne faire que penser et écrire ?
— C'est clair. Je ne crois pas qu'il y ait grosse différence entre une prison et un couvent, et les gens sont toujours entrés au couvent pour évoluer.
— Mmouais, c'est une façon de voir les choses. J'espère que tu n'auras pas de problèmes parce que ton papa a fait de la taule.
— Pas du tout. Je suis fière de toi et je ne manque pas une occasion de souligner que tu es allé en taule pour tes convictions.
— Mes convictions ?
— J'ai vu Erika Berger à la télé.
Mikael blêmit. Il n'avait pas accordé une seule pensée à sa fille lorsque Erika avait construit la stratégie, et elle l'estimait manifestement blanc comme neige.
— Pernilla, je ne suis pas innocent. Je suis désolé de ne pas pouvoir discuter ce qui s'est passé, mais je n'ai pas été injustement condamné. Le tribunal a rendu son jugement en se basant sur ce qu'il a appris au cours du procès.
— Mais tu n'as jamais raconté ta version.
— Non, parce que je ne peux pas la prouver. J'ai fait une gaffe monumentale et c'est pourquoi j'ai été obligé d'aller en prison.
— D'accord. Mais réponds à ma question : est-ce que Wennerström est une crapule, oui ou non ?
— Il est une des plus sinistres crapules que j'aie jamais rencontrées.
— Tu vois. Ça me suffit. J'ai un cadeau pour toi.
Elle tira un paquet de son sac. Mikael ouvrit et trouva un CD des meilleurs morceaux d'Eurythmics. Elle savait que c'était un de ses vieux favoris. Il lui fit un petit café serré, transféra immédiatement le disque dans son iBook puis ils écoutèrent ensemble Sweet Dreams.
— Qu'est-ce que tu vas faire à Skellefteå ? demanda Mikael.
— Camp d'études bibliques avec une congrégation qui s'appelle la Lumière de la Vie, répondit Pernilla comme si c'était la chose la plus naturelle au monde.
Mikael sentit soudain un frisson lui parcourir le corps.
Il réalisa à quel point sa fille et Harriet Vanger se ressemblaient. Pernilla avait seize ans, tout comme Harriet quand elle avait disparu. Toutes deux avaient un père absent. Toutes deux étaient attirées par un engouement religieux vers des sectes mineures ; Harriet dans la communauté locale des pentecôtistes et Pernilla dans une succursale de quelque chose d'aussi farfelu que la Lumière de la Vie.
Mikael ne savait pas très bien comment manier l'intérêt nouveau de sa fille pour la religion. Il avait peur d'arriver avec ses gros sabots et d'empiéter sur son droit à décider elle-même du chemin qu'elle voulait suivre dans la vie. D'un autre côté, la Lumière de la Vie était exactement le type de congrégation qu'Erika et lui descendraient volontiers en flammes dans un reportage dénonciateur dans Millenium. Il décida de débattre de la question avec la mère de Pernilla à la première occasion qui se présenterait.
PERNILLA DORMIT DANS LE LIT de Mikael et lui passa la nuit sur la banquette de la cuisine. Il se réveilla avec un torticolis et les muscles endoloris. Pernilla avait hâte de poursuivre son voyage, si bien que Mikael prépara tout de suite le petit-déjeuner et l'accompagna jusqu'à la gare. Il leur restait un moment avant le départ du train et ils achetèrent des gobelets de café au point journaux et s'installèrent sur un banc au bout du quai pour bavarder. Peu avant l'arrivée du train, Pernilla changea de sujet.
— Ça ne te plaît pas que j'aille à Skellefteå, annonça-t-elle tout à coup.
Mikael ne sut pas comment tourner sa réponse. Ce fut elle qui continua :
— T'inquiète pas. Mais tu n'es pas croyant, n'est-ce pas ?
— Non, je ne suis en tout cas pas un bon croyant.
— Tu ne crois pas en Dieu ?
— Non, je ne crois pas en Dieu, mais je respecte que tu le fasses. Tout le monde doit croire en quelque chose.
Quand son train arriva en gare, ils se serrèrent longuement l'un contre l'autre, jusqu'à ce que Pernilla soit obligée de monter à bord. A la portière elle se retourna.
— Papa, ce n'est pas du prosélytisme que je fais. Pour moi, tu es libre de croire ce que tu veux et je t'aimerai toujours. Mais je crois que tu devrais persévérer dans tes études bibliques.
— Comment ça ?
— J'ai vu les citations que tu as affichées chez toi, dit-elle. Mais pourquoi tu vas chercher des passages aussi sinistres ? Allez, bisous. Ciao.
Elle agita la main et disparut. Perplexe, Mikael resta sur le quai et regarda le train filer vers le nord. Le dernier wagon disparaissait dans la courbe quand enfin la signification de son commentaire se fraya un chemin dans sa conscience et qu'une sensation glaciale lui emplit la poitrine.
MIKAEL SE PRÉCIPITA hors de la gare et consulta l'heure. Il n'y avait pas de bus pour Hedeby avant quarante minutes. Ses nerfs ne supporteraient pas une telle attente. Il courut vers la station de taxis de l'autre côté de l'esplanade de la gare et trouva Hussein et son accent du pays.
Dix minutes plus tard, Mikael réglait la course et fonçait dans sa pièce de travail. Il avait scotché le bout de papier au-dessus du bureau.
Il regarda autour de lui. Puis il se souvint où il pourrait trouver une Bible. Il prit le bout de papier, trouva les clés qu'il avait laissées dans un bol sur le rebord de la fenêtre, puis il courut jusqu'à la cabane de Gottfried. Ses mains tremblaient presque quand il prit la Bible de Harriet sur l'étagère.
Ce n'était pas des numéros de téléphone que Harriet avait notés. Les chiffres indiquaient des chapitres et des versets du Lévitique, le troisième livre du Pentateuque. Les châtiments.
(Magda), le Lévitique, chapitre XX, verset 16 :
« La femme qui s'approche d'un animal quelconque pour s'accoupler à lui : tu tueras la femme et l'animal. Ils devront mourir, leur sang retombera sur eux. »
(Sara), le Lévitique, chapitre XXI, verset 9 :
« SU la fille d'un homme qui est prêtre se profane en se prostituant, elle profane son père et doit être brûlée au feu. »
(RJ), le Lévitique, chapitre I, verset 12 :
« Puis il le dépècera par quartiers et le prêtre disposera ceux-ci, ainsi que la tête et la graisse, au-dessus du bois placé sur le feu de l'autel. »
(RL), le Lévitique, chapitre XX, verset 27 :
« L'homme ou la femme qui parmi vous serait nécromant ou devin : ils seront mis à mort, on les lapidera, leur sang retombera sur eux. »
(Mari), le Lévitique, chapitre XX, verset 18 :
« L'homme qui couche avec une femme pendant ses règles et découvre sa nudité : il a mis à nu la source de son sang, elle-même a découvert la source de son sang, aussi tous deux seront retranchés du milieu de leur peuple. »
MIKAEL SORTIT S'ASSEOIR sur le perron devant sa maison. Incontestablement, c'était à cela que Harriet se référait lorsqu'elle avait noté les chiffres dans son carnet de téléphone. Chaque citation était soigneusement soulignée dans la Bible de Harriet. Il alluma une cigarette et écouta le chant des oiseaux tout proches.
Il avait les chiffres. Mais il n'avait pas les noms. Magda, Sara, Mari, RJ et RL.
Tout à coup un gouffre s'ouvrit lorsque le cerveau de Mikael exécuta un saut intuitif. Il se souvint du sacrifice par le feu à Hedestad dont avait parlé le commissaire Gustaf Morell. Le cas Rebecka, vers la fin des années 1940, la fille qui avait été violée et assassinée. Pour la tuer, on avait posé sa tête sur des charbons ardents. « Puis il le dépècera par quartiers et le prêtre disposera ceux-ci, ainsi que la tête et la graisse, au-dessus du bois placé sur le feu de l'autel. » Rebecka. RJ. Quel était son nom de famille ?
A quelle histoire de dingues Harriet avait-elle été mêlée, nom de Dieu ?
HENRIK VANGER S'ÉTAIT SENTI MAL tout à coup et était allé se coucher dans l'après-midi, expliqua-t-on à Mikael quand il vint frapper à la porte. Anna le fit quand même entrer et il put voir le vieil homme pendant quelques minutes.
— Rhume d'été, expliqua Henrik en reniflant. Qu'est-ce qui t'amène ?
— J'ai une question.
— Oui ?
— Est-ce que tu as entendu parler d'un meurtre qui a eu lieu ici à Hedestad dans les années 1940 ? Une fille du nom de Rebecka quelque chose qui avait été tuée la tête posée dans une cheminée ?
— Rebecka Jacobsson, fit Henrik Vanger sans hésiter une seconde. C'est un nom que je n'oublierai pas de sitôt, mais que je n'ai pas entendu mentionner depuis des années.
— Mais tu es au courant du meurtre ?
— Et comment. Rebecka Jacobsson avait vingt-trois ou vingt-quatre ans quand elle a été tuée. Cela a dû se passer... je crois que c'était en 1949. Il y a eu une très vaste enquête dans laquelle j'ai personnellement joué un petit rôle.
— Toi ? s'exclama Mikael tout surpris.
— Oui. Rebecka Jacobsson était une employée de bureau dans le groupe Vanger. Une fille appréciée, qui était très jolie. Mais comment se fait-il que tu poses des questions sur elle tout à coup ?
Mikael ne savait pas très bien quoi dire. Il se leva et s'approcha de la fenêtre.
— Je ne sais pas très bien, Henrik, j'ai peut-être trouvé quelque chose, mais il faut d'abord que je réfléchisse un moment.
— Tu laisses entendre qu'il y a un lien entre Harriet et Rebecka. Il y a eu... plus de dix-sept ans entre les deux événements.
— Laisse-moi le temps d'y réfléchir. Je reviendrai demain si tu te sens mieux.
MIKAEL NE RENCONTRA PAS HENRIK VANGER le lendemain. Peu avant 1 heure du matin, il était encore assis à sa table de cuisine en train de lire dans la Bible de Harriet quand il entendit le bruit d'une voiture qui traversait le pont à grande vitesse. Il regarda par la fenêtre et aperçut le gyrophare bleu d'une ambulance.
Pris d'un mauvais pressentiment, Mikael se précipita derrière l'ambulance. Elle s'était garée devant la maison de Henrik Vanger. Il y avait de la lumière au rez-de-chaussée et Mikael comprit tout de suite que quelque chose était arrivé. Il grimpa l'escalier du perron en deux enjambées et tomba sur Anna Nygren toute bouleversée dans le vestibule.
— Le cœur, dit-elle. Il m'a réveillée il y a un moment et s'est plaint d'avoir mal à la poitrine. Puis il s'est écroulé.
Mikael serra dans ses bras la loyale gouvernante et resta jusqu'à ce que les ambulanciers descendent avec un Henrik Vanger apparemment inanimé sur la civière. Martin Vanger, manifestement très stressé, leur emboîta le pas. Il était déjà couché lorsque Anna l'avait prévenu ; il était pieds nus dans une paire de pantoufles et sa braguette était ouverte. Il salua Mikael brièvement et se tourna vers Anna.
— Je l'accompagne à l'hôpital. Appelez Birger et Cécilia, donna-t-il comme consigne. Et prévenez Dirch Frode.
— Je peux aller chez Frode, proposa Mikael. Anna hocha la tête avec reconnaissance.
Venir frapper à une porte à minuit passé signifie souvent de mauvaises nouvelles, pensa Mikael en posant le doigt sur la sonnette de Dirch Frode. Il attendit plusieurs minutes avant que Dirch Frode vienne ouvrir, de toute évidence mal réveillé.
— J'ai de mauvaises nouvelles. On vient d'emmener Henrik Vanger à l'hôpital. Il semblerait que ce soit un infarctus. Martin tenait à ce que je vienne te prévenir.
— Mon Dieu, dit Dirch Frode. Il consulta sa montre. On est vendredi 13, dit-il avec une logique incompréhensible et un air de perplexité.
MIKAEL FUT DE RETOUR chez lui à 2 h 30. Il hésita un instant puis décida de remettre au matin le coup de téléphone à Erika. Ce n'est que vers 10 heures le lendemain matin, après avoir brièvement parlé avec Dirch Frode sur son portable et s'être assuré que Henrik Vanger était toujours vivant, qu'il appela Erika pour lui annoncer que le nouvel associé de Millenium venait d'être hospitalisé pour un infarctus. Comme il s'y attendait, son annonce fut accueillie avec tristesse et inquiétude.
TARD DANS LA SOIRÉE, Dirch Frode passa chez Mikael avec des nouvelles détaillées de l'état de Henrik Vanger.
— Il est vivant, mais il ne va pas bien. Il a fait un infarctus sérieux et en plus il semble touché d'une sorte d'infection.
— Tu l'as rencontré ?
— Non. Il est en soins intensifs. Martin et Birger sont avec lui.
— Quel est le pronostic ?
Dirch Frode fit osciller sa main d'un côté et de l'autre.
— Il a survécu à l'infarctus et c'est toujours bon signe. Et Henrik est dans une très bonne condition générale. Sauf qu'il est âgé. Il ne nous reste plus qu'à attendre.
Ils se turent un moment pour méditer sur la fragilité de la vie. Mikael servit du café. Dirch Frode avait l'air découragé.
— Il faut que je te pose quelques questions sur la suite des événements, fit Mikael.
Frode le regarda.
— Rien ne change en ce qui concerne ton emploi. Les conditions sont définies dans un contrat qui court jusqu'à la fin de l'année, que Henrik Vanger soit vivant ou pas. Tu n'as pas d'inquiétudes à te faire.
— Je ne m'inquiète pas et ce n'est pas à cela que je faisais allusion. Je voudrais savoir à qui je dois faire mes rapports en son absence.
Dirch Frode soupira.
— Mikael, tu sais tout aussi bien que moi que toute cette histoire de Harriet Vanger est un passe-temps pour Henrik.
— N'en sois pas si sûr.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— J'ai trouvé de nouveaux indices, dit Mikael. J'en ai informé Henrik hier, en partie. Je crains que cela ait pu contribuer à déclencher son infarctus.
Dirch Frode jeta un regard étrange sur Mikael.
— Tu plaisantes.
Mikael secoua la tête.
— Dirch, ces derniers jours, j'ai déterré plus de matériel sur la disparition de Harriet que ne l'a fait l'enquête officielle en trente-cinq ans. Mon problème actuel est que nous n'avons jamais déterminé à qui je fais mon rapport si Henrik est absent.
— Tu peux le faire à moi.
— D'accord. Il faut que je poursuive sur cette voie. Tu as un petit moment ?
Mikael rendit compte de ses nouvelles découvertes aussi pédagogiquement que possible. Il montra la séquence de photos de la rue de la Gare et exposa sa théorie. Ensuite il expliqua comment sa propre fille l'avait amené à élucider le mystère du calepin de téléphone. Pour finir, il mentionna l'assassinat brutal de Rebecka Jacobsson en 1949.
La seule information qu'il garda pour lui était le visage de Cécilia Vanger à la fenêtre de Harriet. Il voulait se donner le temps de lui parler avant de la mettre dans une position où on pouvait la soupçonner de quelque chose.
De gros plis soucieux apparurent sur le front de Dirch Frode.
— Tu prétends que l'assassinat de Rebecka a quelque chose à voir avec la disparition de Harriet ?
— Je ne sais pas. Ça paraît invraisemblable. Mais en même temps, il reste le fait que Harriet a noté les initiales RJ dans son calepin avec le renvoi à la loi sur les holocaustes rituels. Rebecka Jacobsson a été brûlée vivante. Le lien avec la famille Vanger est manifeste — elle travaillait pour le groupe Vanger.
— Et comment tu expliques tout cela ?
— Je ne l'explique pas, pas encore. Mais je veux continuer. Je te considère comme le représentant de Henrik. Tu dois prendre les décisions à sa place.
— Nous devrions peut-être informer la police.
— Non. En tout cas, pas sans l'autorisation de Henrik. Le meurtre de Rebecka est prescrit depuis longtemps et l'affaire est classée. Ils ne vont pas rouvrir l'enquête sur un meurtre qui a eu lieu il y a cinquante-quatre ans.
— Je comprends. Qu'est-ce que tu comptes faire ?
Mikael se leva et fit le tour de la table.
— Premièrement, je voudrais suivre la piste de la photo. Si nous arrivions à voir ce que Harriet a vu... je crois que ça pourrait donner une clé pour la suite. Deuxièmement, j'ai besoin d'une voiture pour me rendre à Norsjö et suivre la piste là où elle me mène. Et, troisièmement, je voudrais remonter les citations de la Bible. Nous avons fait le lien entre une des citations et un assassinat particulièrement horrible. Il nous en reste quatre. Pour réaliser ça... en fait, j'aurais besoin d'aide.
— Quelle sorte d'aide ?
— J'aurais besoin d'un assistant de recherche qui saurait fouiller de vieilles archives de presse et trouver Magda, Sara et les autres noms. Sauf erreur de ma part, Rebecka n'est pas la seule victime.
— Tu veux dire mettre quelqu'un d'autre dans le secret...
— On se retrouve brusquement avec une quantité effarante de travail de fouille à faire. Si j'étais un flic lancé dans une enquête, je pourrais débloquer du temps et des ressources et affecter du monde pour fouiller à ma place. J'ai besoin d'un professionnel qui s'y connaît en archives et qui en même temps soit digne de confiance.
— Je vois... en fait, j'en connais une de vraiment compétente. C'est elle qui a réalisé l'enquête sur toi, dit Frode avant de se mordre la lèvre.
— QUI A FAIT QUOI ? demanda Mikael Blomkvist d'une voix cassante.
Dirch Frode comprit trop tard qu'il venait de dire quelque chose qu'il aurait sans doute dû taire. Je me fais vieux, pensa-t-il.
— J'ai pensé à voix haute. Ce n'était rien, essaya-t-il.
— Tu as fait mener une enquête sur moi ?
— Ça n'a rien de dramatique, Mikael. Nous voulions t'engager et nous avons vérifié quelle sorte d'homme tu es.
— Alors c'est pour ça que Henrik Vanger semble toujours savoir exactement quelle est ma position. Et cette enquête, elle était très approfondie ?
— Assez approfondie, oui.
— Est-ce qu'elle soulevait les problèmes deMillenium ?
Dirch Frode eut un haussement d'épaules.
— C'était d'actualité.
Mikael alluma une cigarette. La cinquième de la journée. Il réalisa que c'était en train de devenir une habitude.
— Un rapport écrit ?
— Mikael, il ne faut pas y attacher tant d'importance.
— Je veux lire ce rapport, dit-il.
— S'il te plaît, ça n'a rien d'extraordinaire. On a juste voulu en savoir un peu plus avant de t'engager.
— Je veux lire ce rapport, répéta Mikael.
— Seul Henrik peut donner son accord.
— Ah bon ? Alors je vais le dire autrement : je veux ce rapport en main propre avant une heure. Si je ne l'ai pas, je donne ma démission sur-le-champ et je prends le train du soir pour Stockholm. Il se trouve où, ce rapport ?
Dirch Frode et Mikael Blomkvist se mesurèrent des yeux pendant quelques secondes. Puis Dirch Frode soupira et baissa les yeux.
— Chez moi, dans mon bureau.
LE CAS HARRIET VANGER était sans hésitation l'histoire la plus bizarre à laquelle avait jamais été mêlé Mikael Blomkvist. De façon globale, cette dernière année, depuis l'instant où il avait publié l'histoire de Hans-Erik Wennerström, n'avait été qu'un long tour de montagnes russes — en gros en chute libre. Et ce n'était apparemment pas fini.
Dirch Frode avait encore essayé de traîner et Mikael n'eut en main le rapport de Lisbeth Salander qu'à 18 heures. Un peu plus de quatre-vingts pages d'analyse et cent pages de copies d'articles, de diplômes et d'autres détails marquants de la vie de Mikael.
Ce fut pour lui une expérience étrange de se voir décrit dans ce qu'il fallait bien considérer comme une combinaison d'autobiographie et de rapport de services secrets. Mikael fut sidéré de voir à quel point le rapport était détaillé. Lisbeth Salander avait pointé des détails qu'il croyait enterrés pour toujours dans le compost de l'histoire. Elle était allée ressortir une liaison de sa jeunesse avec une femme à l'époque syndicaliste brillante et aujourd'hui politicienne à temps plein. Avec qui avait-elle pu discuter de cette histoire ? Elle avait trouvé son groupe de rock Bootstrap, dont personne aujourd'hui ne devrait en toute justice se souvenir. Elle avait examiné ses finances au plus près.
Mais merde alors, comment avait-elle fait ?
En tant que journaliste, Mikael avait consacré de nombreuses années à chercher des infos sur différentes personnes et il était capable de juger la qualité de ce travail en professionnel. Pour lui, aucun doute, Lisbeth Salander était un as de la recherche. Il doutait fort de pouvoir lui-même produire un rapport équivalent sur une personne totalement inconnue.
Mikael se fit aussi la remarque qu'il n'y avait jamais eu de raison pour lui et Erika d'observer une distance polie en compagnie de Henrik Vanger ; il était déjà informé en détail de leur relation durable et du triangle qu'ils formaient avec Lars Beckman. Lisbeth Salander avait aussi évalué avec une effrayante exactitude l'état de Millenium ; Henrik Vanger savait à quel point ça allait mal quand il avait pris contact avec Erika et offert de s'associer. A quel jeu joue-t-il réellement ?
L'affaire Wennerström n'était traitée que superficiellement, mais Lisbeth Salander avait manifestement assisté à quelques audiences au tribunal. Elle s'interrogeait aussi sur l'étrange comportement de Mikael quand il refusait de se prononcer au cours du procès. Une nana futée, quelle qu'elle soit.
La seconde d'après, Mikael bondit, n'en croyant pas ses yeux. Lisbeth Salander avait écrit un bref passage sur sa façon de voir la suite des événements après le procès. Elle reproduisait presque mot pour mot le communiqué de presse que lui et Erika avaient envoyé quand il quittait le poste de gérant responsable de Millenium.
Bon sang, mais c'est que Lisbeth Salander avait utilisé son brouillon original ! Il vérifia de nouveau la première page du rapport. Il était daté de trois jours avant que Mikael Blomkvist ait reçu sa condamnation. Ce n'était pas possible.
Ce jour-là, le communiqué de presse n'existait que dans un seul endroit au monde. Dans l'ordinateur de Mikael. Dans son iBook personnel, pas dans son ordinateur de travail à la rédaction. Le texte n'avait jamais été imprimé.
Erika Berger elle-même n'avait pas eu de copie, même s'ils avaient discuté le sujet de façon générale.
Mikael Blomkvist posa lentement l'enquête que Lisbeth Salander avait faite sur lui. Il décida de ne pas allumer d'autres cigarettes. A la place, il enfila son blouson et sortit dans la nuit claire, une semaine avant la Saint-Jean. Il suivit la plage le long du chenal, devant le terrain de Cécilia Vanger, puis devant le yacht tape-à-l'œil amarré devant la villa de Martin Vanger. Il marcha lentement et réfléchit. Pour finir, il s'assit sur un rocher et regarda les balises qui clignotaient dans la baie de Hedestad. Il n'y avait qu'une conclusion possible.
Tu es entrée dans mon ordinateur, mademoiselle Salander, se dit-il à haute voix. Espèce de hacker de mes deux.
LISBETH SALANDER ÉMERGEA en sursaut d'un sommeil sans rêves. Elle avait une vague nausée. Elle n'avait pas besoin de tourner la tête pour savoir que Mimmi était déjà partie au boulot, mais son odeur s'attardait dans l'air confiné de la chambre. Elle avait bu trop de bière à la réunion du mardi au Moulin avec les Evil Fingers la veille au soir. Peu avant la fermeture, Mimmi avait surgi et l'avait accompagnée chez elle et dans son lit.
Contrairement à Mimmi, Lisbeth Salander ne s'était jamais considérée comme une vraie lesbienne. Elle n'avait jamais consacré du temps à déterminer si elle était hétéro-, homo- ou peut-être bisexuelle. De façon générale, elle se fichait des étiquettes et estimait que ça ne regardait personne, avec qui elle passait la nuit. S'il avait absolument fallu choisir, sa préférence sexuelle serait allée aux garçons — en tout cas, ils venaient en tête des statistiques. Le seul problème était d'en trouver un qui ne soit pas un débile et qui éventuellement valait quelque chose au lit, et Mimmi représentait un doux compromis incroyablement doué pour l'allumer. Elle avait rencontré Mimmi dans un chapiteau à bière à la Gay Pride un an auparavant et elle était la seule personne que Lisbeth ait présentée aux Evil Fingers. Leur relation s'était maintenue tant bien que mal au cours de l'année mais n'était encore qu'un passe-temps pour toutes les deux. Mimmi était un corps chaud et doux contre lequel se blottir, mais c'était aussi un être humain en compagnie duquel Lisbeth pouvait se réveiller et même prendre son petit-déjeuner.
Le réveil sur la table de nuit indiquait 9 h 30 et elle en était à se demander ce qui l'avait réveillée lorsqu'on sonna de nouveau à la porte. Stupéfaite, elle s'assit dans le lit. Personne ne venait jamais sonner chez elle à cette heure de la journée. Et d'ailleurs, quasiment personne ne venait jamais sonner. Mal réveillée, elle s'enroula dans le drap et tituba dans le vestibule pour ouvrir la porte. Elle se trouva nez à nez avec Mikael Blomkvist, sentit la panique envahir son corps et fit malgré elle un pas en arrière.
— Bonjour mademoiselle Salander, salua-t-il joyeusement. Je vois que la soirée a été mouvementée. Puis-je entrer ?
Sans attendre d'y avoir été invité, il franchit la porte et la referma derrière lui. Il contempla avec curiosité le tas de vêtements par terre dans le vestibule et la montagne de sacs de journaux, il jeta un coup d'œil par la porte de la chambre tandis que le monde de Lisbeth Salander se mettait à basculer — qui, quoi, comment ? Très amusé, Mikael Blomkvist regardait sa bouche grande ouverte.
— Je me suis dit que tu n'avais pas encore pris ton petit-déjeuner, alors j'ai apporté des bagels. Un au rôti de bœuf, un à la dinde avec moutarde de Dijon et un végétarien avec des avocats. Je ne sais pas ce que tu préfères. Le rôti de bœuf ? Il disparut dans la cuisine et trouva tout de suite la cafetière électrique. Tu le ranges où, le café ? cria-t-il. Salander resta comme paralysée dans le vestibule jusqu'à ce qu'elle entende le robinet couler. Elle fit trois enjambées rapides.
— Stop ! Elle réalisa qu'elle avait hurlé et elle baissa d'un ton. Il n'est pas question que tu entres comme ça chez les gens, merde ! Ce n'est pas chez toi ici. On ne se connaît même pas.
Mikael Blomkvist arrêta de verser l'eau dans le compartiment prévu et tourna la tête vers elle. Il répondit d'une voix grave.
— Faux ! Tu me connais mieux que la plupart des gens. N'est-ce pas ?
Il lui tourna le dos et continua à verser l'eau puis commença à ouvrir les pots sur la paillasse.
— D'ailleurs, je sais comment tu fais. Je connais tes secrets.
LISBETH SALANDER FERMA LES YEUX et elle aurait voulu que le sol s'ouvre sous ses pieds. Elle se trouvait dans un état de paralysie intellectuelle. Elle avait la gueule de bois. La situation était irréelle et son cerveau refusait de fonctionner. Jamais auparavant elle n'avait rencontré l'un de ses objets d'enquête face à face. Il sait où j'habite ! Il se trouvait dans sa cuisine. C'était impossible. Ça ne devait pas pouvoir arriver. Il sait qui je suis !
Elle se rendit compte soudain que le drap avait glissé et elle le serra davantage autour de son corps. Il dit quelque chose qu'elle commença par ne pas comprendre.
— Il faut qu'on parle toi et moi, répéta-t-il. Mais j'ai l'impression qu'il faudrait d'abord que tu passes sous la douche.
Elle essaya de parler de façon cohérente.
— Dis donc, si tu as l'intention de faire des histoires, ce n'est pas à moi qu'il faut t'en prendre. J'ai fait un boulot. Discutes-en avec mon chef.
Il se planta devant elle et leva les mains, paumes vers l'extérieur. Je ne suis pas armé. Un signe de paix universel.
— J'ai déjà parlé avec Dragan Armanskij. Il veut d'ailleurs que tu l'appelles — tu n'as pas répondu au portable hier soir.
Il s'approcha d'elle. Elle ne ressentit pas de menace mais recula quand même de quelques centimètres quand il frôla son bras et indiqua la porte de la salle de bains. Elle n'aimait pas qu'on la touche sans autorisation, même si l'intention était amicale.
— Tout va bien, fit-il d'une voix calme. Mais il faut absolument que je te parle. Dès que tu seras réveillée, j'entends. Le café sera prêt quand tu seras habillée. Allez. A la douche.
Elle lui obéit sans volonté. Lisbeth Salander n'est jamais sans volonté, pensa-t-elle.
DANS LA SALLE DE BAINS, elle s'appuya contre la porte et essaya de rassembler ses pensées. Elle était plus ébranlée que ce à quoi elle aurait pu s'attendre. Puis elle prit lentement conscience que sa vessie était en train d'exploser et qu'une douche n'était pas seulement un bon conseil mais aussi une nécessité après l'agitation de la nuit. Quand elle eut fini, elle se coula dans la chambre et enfila une culotte, un jean et un tee-shirt barré d'Armageddon was yesterday — today we have a serious problem.
Après une seconde de réflexion, elle prit son blouson de cuir qu'elle avait jeté sur une chaise. Elle en sortit la matraque électrique, contrôla la charge et la fourra dans la poche arrière du jean. Une odeur de café se répandit dans l'appartement. Elle respira à fond et retourna dans la cuisine.
— Tu ne fais jamais le ménage ? dit-il d'un ton moqueur.
Il avait mis toute la vaisselle sale dans l'évier, vidé les cendriers, jeté la vieille brique de lait et nettoyé la table de cinq semaines de journaux, il avait passé une éponge et disposé des tasses et — ce n'était donc pas une plaisanterie des bagels. Ça avait l'air appétissant et elle avait effectivement faim après la nuit avec Mimmi. D'accord, on verra bien où tout ça va nous mener. Elle s'installa en face de lui, sur ses gardes.
— Tu n'as pas répondu à ma question. Rôti de bœuf, dinde ou végétarien ?
— Rôti de bœuf.
— Alors je prends la dinde.
Ils mangèrent en silence tout en s'observant mutuellement. Quand elle eut fini son bagel, elle engloutit aussi la moitié du végétarien. Elle trouva un paquet de cigarettes fripé sur le rebord de la fenêtre et en sortit une.
— Tant mieux, comme ça je le sais, dit-il, rompant le silence. Je ne suis peut-être pas aussi doué que toi pour les enquêtes personnelles, mais maintenant je sais en tout cas que tu n'es pas végétalienne ni — comme le croyait Dirch Frode — anorexique. Je vais entrer ces données dans mon rapport sur toi.
Salander le dévisagea, mais en voyant sa mine elle comprit qu'il se fichait d'elle. Il avait l'air de tellement s'amuser qu'elle ne put s'empêcher de répondre de la même façon. Elle le gratifia d'un sourire de guingois. La situation était insensée. Elle repoussa l'assiette. Les yeux de ce type étaient amicaux. Après tout, il n'était probablement pas un méchant, décida-t-elle. Rien non plus dans l'ESP qu'elle avait faite n'insinuait qu'il était un salopard prompt à tabasser ses copines ou des choses comme ça. Elle se souvint que c'était elle qui savait tout sur lui — pas le contraire. Connaissance égale pouvoir.
— Pourquoi tu rigoles ? demanda-t-elle.
— Pardon. Je n'avais pas prévu de faire une telle entrée. Je n'avais pas l'intention de te faire peur, alors que c'est manifestement ce qui s'est passé. Mais tu aurais dû voir ta mine quand tu as ouvert la porte. C'était impayable. Je n'ai pas pu résister à la tentation de te faire marcher un peu.
Silence. A sa grande surprise, Lisbeth Salander trouva soudain sa compagnie forcée relativement acceptable — ou en tout cas pas désagréable.
— Considère que je me suis vengé d'avoir appris que tu avais farfouillé dans ma vie privée, dit-il gaiement. Tu as peur de moi ?
— Non, répondit Salander.
— Tant mieux. Je ne suis ici ni pour te faire du mal ni pour faire des histoires.
— Si tu essaies de me toucher, je te ferai très mal. Sérieux.
Mikael l'observa. Elle mesurait un peu plus de cent cinquante centimètres et n'avait pas l'air d'avoir grand-chose à opposer s'il avait été un malfaiteur qui s'était introduit dans son appartement. Mais ses yeux étaient inexpressifs et calmes.
— Ce n'est pas d'actualité, finit-il par dire. Je n'ai pas de mauvaises intentions. J'ai besoin de parler avec toi. Si tu veux que je m'en aille, tu n'as qu'à le dire. Il réfléchit une seconde. Bizarrement, j'ai l'impression de... non rien. Il s'interrompit.
— Quoi ?
— Je ne sais trop si ce que je vais dire a un sens, mais il y a quatre jours, je ne connaissais pas ton existence. Puis j'ai pu lire ton analyse de moi — il fouilla dans sa sacoche et trouva le rapport —, ce qui n'a pas été totalement une lecture amusante.
Il se tut et regarda un moment par la fenêtre.
— Est-ce que je peux te taxer une cigarette ? Elle poussa le paquet vers lui.
— Tu as dit tout à l'heure que nous ne nous connaissions pas et j'ai répondu que c'était faux. Il montra le rapport. Je ne t'ai pas encore rattrapée — je n'ai fait que quelques petites vérifs de routine pour sortir ton adresse, ton état civil et des trucs comme ça — mais toi, tu sais définitivement pas mal de choses sur moi. Une bonne part sont des trucs très personnels que seuls mes amis très proches connaissent. Et maintenant je suis ici dans ta cuisine en train de manger des bagels avec toi. Ça fait une demi-heure qu'on se connaît et j'ai comme la sensation qu'on se connaît depuis des années. Tu comprends ce que je veux dire ?
Elle hocha la tête.
— Tu as de beaux yeux, dit-il.
— Tu as des yeux gentils, répondit-elle.
Il n'arriva pas à déterminer si c'était de l'ironie. Silence.
— Pourquoi tu es ici ? demanda-t-elle soudain.
Super Blomkvist — le surnom lui vint à l'esprit et elle étouffa une impulsion de le dire à voix haute — prit soudain un air sérieux. Elle discernait une fatigue dans son regard. L'assurance qu'il avait affichée depuis qu'il s'était introduit chez elle s'était envolée, et elle en tira la conclusion que les pitreries étaient terminées ou du moins avaient été ajournées. Pour la première fois, elle sentit qu'il l'examinait, avec intensité et réflexion. Elle n'arrivait pas à déterminer ce qui se passait dans sa tête, mais elle sentit immédiatement que sa visite avait pris une tonalité plus sérieuse.
LISBETH SALANDER ÉTAIT CONSCIENTE que son calme n'était que superficiel et qu'elle ne contrôlait pas vraiment ses nerfs. La visite totalement inattendue de Blomkvist l'avait secouée d'une façon qu'elle n'avait jamais auparavant connue dans son travail. Elle gagnait sa vie à espionner des gens. En réalité, elle n'avait jamais vraiment défini ce qu'elle faisait pour Dragan Armanskij comme un vrai travail, plutôt comme un passe-temps complexe, presque un hobby.
La vérité était — depuis longtemps elle l'avait constaté qu'elle aimait fouiner dans la vie d'autrui et révéler des secrets que les gens essayaient de dissimuler. Elle avait agi ainsi — sous une forme ou une autre — depuis aussi longtemps qu'elle pouvait s'en souvenir. Et elle le faisait encore aujourd'hui, pas seulement quand Armanskij lui donnait des missions mais parfois rien que par plaisir. Cela faisait monter en elle une poussée de satisfaction — exactement comme dans un jeu vidéo compliqué, à la différence qu'il s'agissait de personnes vivantes. Et voilà que tout à coup son hobby était installé dans sa cuisine et lui offrait des bagels. Situation totalement absurde.
— J'ai un problème fascinant, dit Mikael. Dis-moi, quand tu as fait ton ESP sur moi pour Dirch Frode, est-ce que tu savais à quoi elle allait servir ?
— Non.
— Le but était d'obtenir des informations sur moi parce que Frode, ou plus exactement son commanditaire, voulait m'engager pour un boulot free-lance.
— Ah bon.
Il lui adressa un faible sourire.
— Un jour, toi et moi on aura une conversation sur les aspects éthiques du fouinage dans la vie privée d'autrui. Mais pour le moment, j'ai d'autres chats à fouetter... Le boulot qu'on m'a donné, et que pour une raison incompréhensible j'ai accepté, est sans conteste la mission la plus bizarre que j'aie jamais eue. Est-ce que je peux te faire confiance, Lisbeth ?
— Comment ça ?
— Dragan Armanskij dit que tu es entièrement fiable. Mais je te pose quand même la question. Est-ce que je peux te raconter des secrets sans que tu les divulgues, à qui que ce soit ?
— Attends. Tu as donc parlé avec Dragan ; c'est lui qui t'a envoyé ici ?
Je vais te péter la gueule, sale connard d'Arménien.
— Eh bien, pas exactement. Tu n'es pas la seule à savoir trouver une adresse et il se trouve que je me suis débrouillé tout seul. Je t'ai recherchée dans les registres de l'état civil. Il y a trois personnes qui s'appellent Lisbeth Salander, et les deux autres étaient hors de question. Mais j'ai contacté Armanskij hier et nous avons eu une longue conversation. Lui aussi au début a cru que je venais faire des histoires parce que tu as fouiné dans ma vie privée, mais il a fini par comprendre que ma requête était tout à fait légitime.
— Ce qui veut dire ?
— Le commanditaire de Dirch Frode m'a donc engagé pour un boulot. Je suis arrivé maintenant à un point où j'ai besoin de l'aide d'un enquêteur qualifié et ça de toute urgence. Frode m'a parlé de toi et de ta compétence. Ça lui a échappé, et c'est comme ça que j'ai appris que tu avais fait une ESP sur moi. Hier j'ai parlé avec Armanskij et j'ai expliqué ce que je voulais. Il a donné le feu vert et il a essayé de t'appeler mais tu ne répondais pas au téléphone, alors... me voici. Tu peux appeler Armanskij pour vérifier si tu veux.
IL FALLUT PLUSIEURS MINUTES à Lisbeth Salander pour trouver son téléphone portable sous le tas de vêtements que Mimmi l'avait aidée à enlever. Mikael Blomkvist contempla sa fouille chaotique avec beaucoup d'intérêt tout en vaquant dans l'appartement. Tous les meubles, sans exception, semblaient sortir droit de bennes à ordures. Sur une petite table de travail dans le séjour trônait une impressionnante installation informatique. Et elle avait un lecteur de CD sur une étagère. Sa collection de CD, en revanche, était tout sauf impressionnante — une malheureuse dizaine de disques avec des groupes dont Mikael n'avait jamais entendu parler et sur les pochettes desquels les artistes ressemblaient à des vampires issus des confins de l'espace. La musique, de toute évidence, n'était pas le domaine de Lisbeth.
Salander constata qu'Armanskij l'avait appelée pas moins de sept fois au cours de la soirée et deux fois dans la matinée. Elle composa son numéro tandis que Mikael s'adossait au chambranle pour écouter la conversation.
— C'est moi... Désolée, je l'avais coupé... Je sais qu'il veut m'engager... Non, il est ici chez moi... Elle leva la voix. Dragan, j'ai la gueule de bois et j'ai mal à la tête, alors arrête ton baratin ; est-ce que tu as donné le feu vert ou pas ?... Merci.
Clic.
Lisbeth Salander regarda Mikael Blomkvist par l'entrebâillement de la porte. Il contemplait ses CD et sortait des livres des étagères, et il venait de trouver un flacon de médicament marron sans étiquette qu'il brandissait vers la lumière avec curiosité. Il s'apprêtait à dévisser le bouchon quand elle tendit la main et lui prit le flacon, retourna dans la cuisine, s'assit et se massa les tempes jusqu'à ce que Mikael se soit rassis.
— Les règles sont simples, dit-elle. Rien de ce que tu discutes avec moi ou avec Dragan Armanskij n'atteindra quelqu'un d'extérieur. Nous allons signer un contrat dans lequel Milton Security s'engage à garder le silence. Je veux savoir en quoi consiste le boulot avant de décider si je veux travailler pour toi ou pas. Cela signifie que je garderai le silence sur tout ce que tu me raconteras, que j'accepte le boulot ou pas, à condition que tu ne révèles pas qu'il s'agit d'une activité criminelle d'envergure. Dans ce cas, je ferai un rapport à Dragan, qui à son tour préviendra la police.
— Bien. Il hésita. Armanskij ne sait peut-être pas exactement ce pour quoi je veux t'engager...
— Il m'a dit que tu voulais de l'aide pour une recherche historique.
— Oui, c'est exact. Mais ce que je veux que tu fasses, c'est m'aider à identifier un meurtrier.
IL FALLUT PLUS D'UNE HEURE à Mikael pour raconter tous les détails embrouillés du cas Harriet Vanger. Il n'en omit pas un. Il avait eu l'autorisation de Frode de l'engager et, pour ce faire, il était obligé de pouvoir lui accorder entièrement sa confiance.
Il parla aussi de ses relations avec Cécilia Vanger et comment il avait découvert son visage à la fenêtre de Harriet. Il donna à Lisbeth autant de précisions qu'il pouvait sur sa personnalité. Il commençait à admettre que Cécilia avait grimpé très haut sur la liste des suspects. Mais il était encore loin de comprendre comment Harriet pouvait avoir des liens avec un assassin en activité à une époque où elle était encore une petite fille.
Cela fait, il donna à Lisbeth Salander une copie de la liste du carnet de téléphone.
— Qu'est-ce que tu attends de moi ?
— J'ai identifié RJ, Rebecka Jacobsson, et j'ai fait la connexion entre elle et une citation de la Bible qui parle des sacrifices par immolation. Elle a été tuée d'une façon semblable à ce qui est décrit dans la citation — sa tête a été posée sur des braises. Si j'ai raison, nous trouverons quatre autres victimes — Magda, Sara, Mari et RL.
— Tu crois qu'elles sont mortes ? Tuées ?
— Un assassin qui opérait dans les années 1950 et peut-être 1960. Et qui d'une façon ou d'une autre a un lien avec Harriet Vanger. J'ai parcouru de vieux numéros de Hedestads-Kuriren. L'assassinat de Rebecka est le seul crime monstrueux que j'ai trouvé qui ait un lien avec Hedestad. Je veux que tu continues les recherches sur le reste de la Suède.
Lisbeth Salander resta plongée dans ses pensées et un silence inexpressif si long que Mikael commença à se tortiller d'impatience. Il se demandait s'il n'avait pas fait le mauvais choix lorsqu'elle finit par lever les yeux.
— D'accord. Je prends le boulot. Mais tu commences par signer le contrat avec Armanskij.
DRAGAN ARMANSKIJ IMPRIMA le contrat que Mikael Blomkvist allait emporter à Hedestad et transmettre à Dirch Frode pour signature. En revenant dans la pièce de travail de Lisbeth Salander, il vit de l'autre côté de la cloison vitrée qu'elle et Mikael Blomkvist étaient penchés sur son PowerBook. Mikael posait la main sur son épaule — il la touchait — et lui indiquait quelque chose. Armanskij prit son temps.
Mikael dit quelque chose qui sembla surprendre Salander. Puis elle rit bruyamment.
Jamais auparavant Armanskij ne l'avait entendue rire, bien qu'il ait essayé de gagner sa confiance pendant plusieurs années. Mikael Blomkvist la connaissait depuis cinq minutes et elle riait déjà en sa compagnie.
Brusquement il détesta Mikael Blomkvist avec une intensité qui le surprit. Il s'éclaircit la gorge sur le pas de la porte et posa la chemise en plastique avec le contrat.
MIKAEL EUT LE TEMPS de faire une rapide visite à la rédaction de Millenium dans l'après-midi. C'était la première fois depuis qu'il avait fait le ménage dans son bureau avant Noël et ça paraissait soudain étrange de grimper ces escaliers pourtant si familiers. Ils n'avaient pas changé le code d'accès, et il put se glisser par la porte de la rédaction sans se faire remarquer et rester un instant à se contenter de regarder autour de lui.
Le local de Millenium était en forme de L. L'entrée proprement dite était un grand hall occupant beaucoup de surface sans être vraiment utilisable. Ils y avaient installé un ensemble canapé et fauteuils où ils pouvaient accueillir des visiteurs. Derrière le canapé s'ouvrait une salle à manger avec kitchenette, des toilettes et deux cagibis aménagés avec des rayonnages d'archives. Il y avait aussi une table de travail pour l'intérimaire. A droite de l'entrée, une cloison vitrée donnait sur l'atelier de Christer Malm, dont la propre entreprise occupait quatre-vingts mètres carrés avec entrée séparée depuis la cage d'escalier. A gauche se trouvait la rédaction, environ cent cinquante mètres carrés avec la façade vitrée donnant sur Götgatan.
Erika avait conçu l'aménagement et avait fait installer des cloisons vitrées pour créer trois pièces individuelles et un vaste bureau commun pour les trois autres collaborateurs. Elle s'était octroyé la plus grande, au fond de la rédaction, et avait placé Mikael à l'autre bout du local. C'était le seul bureau qu'on pouvait voir depuis l'entrée. Il nota que personne ne s'y était installé.
La troisième pièce, légèrement à l'écart, était occupée par Sonny Magnusson, soixante ans, le très efficace vendeur d'espaces publicitaires de Millenium depuis quelques années. Erika avait déniché Sonny quand il s'était retrouvé au chômage après des restructurations dans la société où il avait travaillé la plus grande partie de sa vie. Sonny avait alors l'âge où on ne peut se voir offrir un emploi. Erika l'avait choisi exprès ; elle avait proposé un petit salaire fixe et un pourcentage sur les recettes de la publicité. Sonny avait mordu à l'hameçon et aucun des deux ne l'avait regretté. Mais cette dernière année il avait eu beau être un vendeur énergique, les recettes de publicité avaient plongé de manière catastrophique. Les revenus de Sonny avaient nettement diminué, mais plutôt que d'essayer de trouver autre chose, il s'était serré la ceinture pour demeurer fidèlement à son poste. Contrairement à moi, qui suis la cause de la dégringolade, pensa Mikael.
Rassemblant son courage, Mikael était finalement entré dans la rédaction pour l'heure presque vide. Il pouvait voir Erika dans son bureau, un combiné de téléphone plaqué sur l'oreille. Seuls deux collaborateurs se trouvaient à la rédaction. Monika Nilsson, trente-sept ans, reporter généraliste expérimentée, spécialisée dans la surveillance politique et probablement la personne la plus rompue au cynisme que Mikael ait jamais rencontrée. Elle travaillait à Millenium depuis neuf ans et s'y plaisait énormément. Henry Cortez avait vingt-quatre ans et c'était le plus jeune collaborateur de la rédaction ; il avait franchi les portes en tant que stagiaire à sa sortie même de l'institut pour la formation des journalistes JMK deux ans auparavant, en expliquant que c'était à Millenium et nulle part ailleurs qu'il voulait travailler. Erika n'avait pas de budget pour l'embaucher, mais elle avait proposé un bureau dans un coin et l'avait intégré comme free-lance permanent.
Tous deux poussèrent des cris de ravissement en voyant Mikael. On lui fit la bise et on lui tapa dans le dos. Leur première question fut pour s'enquérir s'il allait reprendre le travail et ils soupirèrent, déçus, quand il expliqua qu'il était encore détaché pour six mois dans le Norrland et qu'il passait juste faire coucou et parler avec Erika.
Erika aussi fut contente de le voir, elle servit du café et ferma la porte de son bureau. Elle commença par lui demander des nouvelles de Henrik Vanger. Mikael n'en savait pas plus que ce que Dirch Frode avait raconté ; son état était grave mais le vieil homme était toujours en vie.
— Qu'est-ce que tu fais en ville ?
Mikael se sentit soudain embarrassé. Il était monté à la rédaction sur un coup de tête, Milton Security ne se trouvant qu'à quelques pâtés de maisons de là. Il lui paraissait ardu d'expliquer à Erika qu'il venait d'engager un consultant privé en sécurité, ex-pirate de son ordinateur. Il se contenta de hausser les épaules et de dire qu'il avait été obligé de descendre à Stockholm pour des affaires concernant Vanger et qu'il retournait tout de suite dans le Nord. Il demanda comment allaient les choses à la rédaction.
— A côté des bonnes nouvelles concernant le volume de pub et les abonnés qui ne font qu'augmenter, on a aussi un nuage gris qui grossit dans le ciel.
— Ah oui ?
— Janne Dahlman. J'ai été obligée de le prendre entre quatre yeux en avril, juste après que nous avions lâché l'info sur Henrik Vanger entrant comme associé. Je ne sais pas si c'est seulement sa nature ou si ça touche à quelque chose de plus profond. S'il joue à une sorte de jeu.
— Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
— Je n'ai plus aucune confiance en lui. Une fois signé l'accord avec Henrik Vanger, Christer et moi avions à choisir entre informer tout de suite l'ensemble de la rédaction que nous ne risquions plus la fermeture à l'automne, ou bien...
— Ou bien informer certains collaborateurs de façon sélective.
— Exactement. Je suis peut-être paranoïaque, mais je ne voulais pas que Dahlman évente l'histoire. Alors nous avons décidé d'informer l'ensemble de la rédaction le jour où l'accord serait rendu public. Nous avons donc gardé le silence pendant un mois.
— Et ?
— Eh bien, c'était les premières bonnes nouvelles que la rédaction avait depuis un an. Tout le monde a sauté en l'air, sauf Dahlman. Je veux dire, nous ne sommes pas la plus grande rédaction au monde. Il y avait trois personnes qui jubilaient, plus l'intérimaire, et un qui s'est fâché tout rouge parce que nous n'avions pas donné cette information plus tôt.
— Il n'a pas tout à fait tort...
— Je sais. Mais il se trouve qu'il a continué à râler là-dessus tous les jours et ça a plombé l'ambiance à la rédaction. Après deux semaines de cette merde, je l'ai fait venir dans mon bureau et lui ai expliqué que si je n'avais pas informé la rédaction, c'était parce que je n'avais pas confiance en lui et que je n'étais pas certaine qu'il sache garder le silence.
— Il l'a pris comment ?
— Il a été terriblement blessé évidemment, et furieux. Je n'ai pas reculé et je lui ai donné un ultimatum — soit il faisait un effort, soit il commençait à se chercher un autre boulot.
— Et ?
— Il a fait un effort. Mais il reste à l'écart et c'est très tendu entre lui et le reste de l'équipe. Christer ne le supporte pas et il le montre assez clairement.
— Et Dahlman, tu le soupçonnes de quoi ?
Erika soupira.
— Je ne sais pas. Nous l'avons embauché il y a un an, quand nous avions déjà démarré l'embrouille avec Wennerström. Je ne peux absolument rien prouver mais j'ai le sentiment qu'il ne travaille pas pour nous.
Mikael hocha la tête.
— Fais confiance à tes instincts.
— C'est peut-être simplement un pauvre type qui répand une mauvaise ambiance parce qu'il n'est pas à sa place.
— Possible. Mais je suis d'accord avec toi que nous avons fait une erreur de jugement en l'embauchant.
Vingt minutes plus tard, sur les passerelles des voies rapides de Slussen, Mikael filait vers le Nord dans la voiture empruntée à la femme de Dirch Frode, une Volvo vieille de dix ans qu'elle n'utilisait jamais, et que Mikael avait désormais le droit d'emprunter autant qu'il voulait.
LES DÉTAILS ÉTAIENT MINIMES et subtils, et Mikael aurait pu les louper s'il n'avait pas été attentif. Une pile de papiers était un peu plus de guingois qu'avant. Un classeur n'était pas exactement à sa place sur l'étagère. Le tiroir du bureau était entièrement fermé — Mikael se souvenait très précisément qu'il était resté un peu entrouvert la veille quand il avait quitté l'île pour se rendre à Stockholm.
Il resta immobile un moment, en proie au doute. Puis une certitude s'imposa : quelqu'un était entré dans la maison.
Il sortit sur le perron et regarda autour de lui. Il avait fermé la porte à clé, mais c'était une vieille serrure ordinaire, qu'on pouvait probablement ouvrir en trifouillant avec un petit tournevis, et il était impossible de savoir combien de clés se baladaient dans la nature. Il rentra et passa systématiquement au crible sa pièce de travail pour vérifier si quelque chose avait disparu. Au bout d'un moment, il constata que tout semblait être encore là.
Le fait restait néanmoins que quelqu'un était entré, s'était installé dans sa pièce de travail et avait feuilleté ses papiers et ses classeurs. Il avait emporté l'ordinateur avec lui, si bien que la personne n'avait pas pu le toucher. Deux questions se posaient. Qui ? Et est-ce que le visiteur mystérieux avait pu déduire quoi que ce soit de son intrusion ?
Les classeurs étaient une partie de ceux de Henrik Vanger qu'il avait repris chez lui après sa sortie de prison. Il n'y avait aucun matériau nouveau. Les cahiers de notes sur le bureau étaient indéchiffrables pour un non-initié — mais la personne qui avait fouillé son bureau était-elle non initiée ?
Le plus grave était une petite chemise en plastique au milieu du bureau où il avait mis la liste de numéros de téléphone et une copie au propre des citations de la Bible auxquelles ils se référaient. Celui qui avait fouillé la pièce de travail savait maintenant qu'il avait décrypté le code de la Bible.
Qui ?
Henrik Vanger était à l'hôpital. Il ne soupçonnait pas Anna, la gouvernante. Dirch Frode ? Mais il lui avait déjà raconté tous les détails. Cécilia Vanger avait ajourné son voyage en Floride et était revenue de Londres en compagnie de sa sœur. Il ne l'avait pas vue depuis son retour, mais il l'avait aperçue la veille traversant le pont en voiture. Martin Vanger. Harald Vanger. Birger Vanger — il avait surgi pour un conseil de famille auquel Mikael n'avait pas été convié le lendemain de l'infarctus de Henrik. Alexander Vanger. Isabella Vanger — elle était tout sauf sympathique.
Avec qui Frode avait-il parlé ? Qu'avait-il laissé échapper ? Combien des plus proches avaient capté que Mikael avait réellement fait une percée dans les recherches ?
Il était 20 heures passées. Il appela SOS Serrures à Hedestad et commanda une nouvelle serrure pour la maison. Le serrurier expliqua qu'il pouvait venir le lendemain. Mikael promit de doubler le tarif s'il pouvait venir tout de suite. Ils se mirent d'accord pour qu'il passe vers 22 h 30 installer une nouvelle serrure de sécurité.
EN ATTENDANT LE SERRURIER, Mikael alla frapper chez Dirch Frode vers 20 h 30. La femme de Frode lui indiqua le jardin derrière la maison et offrit une bière fraîche, que Mikael accepta avec plaisir. Il voulait avoir des nouvelles de Henrik Vanger.
Dirch Frode secoua la tête.
— Ils l'ont opéré. Il a de l'artériosclérose dans ses coronaires. Le médecin dit que le fait même qu'il soit encore en vie incite à l'espoir, mais dans l'immédiat son état est critique.
Ils méditèrent ceci un instant en sirotant leurs bières.
— Est-ce que tu lui as parlé ?
— Non. Il n'était pas en état de discuter. Comment ça s'est passé à Stockholm ?
— Lisbeth Salander a accepté. J'ai apporté les contrats de Dragan Armanskij. Tu signes puis tu vas les poster.
Dirch Frode parcourut les documents.
— Elle n'est pas bon marché, constata-t-il.
— Henrik a les moyens.
Frode hocha la tête, alla chercher un stylo et griffonna sa signature.
— Autant que je signe pendant que Henrik est encore en vie. Tu pourras passer par la boîte aux lettres de Konsum ?
A MINUIT DÉJÀ, MIKAEL ÉTAIT AU LIT, mais il avait du mal à s'endormir. Jusque-là, tout son séjour sur l'île de Hedeby en était resté aux bizarreries historiques. Mais si quelqu'un était suffisamment intéressé par ses agissements pour s'introduire dans sa pièce de travail, l'histoire était peut-être plus proche du présent que ce qu'on pensait.
Brusquement, Mikael fut frappé par l'idée que d'autres encore pouvaient aussi s'intéresser à ses occupations. La soudaine apparition de Henrik Vanger au conseil d'administration de Millenium n'avait pas pu passer inaperçue de Hans-Erik Wennerström. Ou bien remuer ce genre de pensées indiquait-il qu'il était en train de devenir parano ?
Mikael se leva, se mit tout nu devant la fenêtre de la cuisine et regarda pensivement l'église de l'autre côté du pont. Il alluma une cigarette.
Il n'arrivait pas à cerner Lisbeth Salander. Elle avait un comportement singulier avec de longues pauses au milieu des conversations. Son appartement était un bordel proche du chaos, avec une montagne de sacs de journaux dans le vestibule et une cuisine qui n'avait pas été nettoyée depuis bien un an. Ses vêtements étaient éparpillés par terre et il l'avait manifestement trouvée après une soirée bien arrosée en boîte. Il avait remarqué des traces de suçons dans son cou, révélateurs d'activités nocturnes. Elle avait plusieurs tatouages et des piercings sur le visage, et probablement aussi à des endroits qu'il n'avait pas vus. Autrement dit, elle était spéciale.
D'un autre côté, Armanskij l'avait assuré qu'elle était sans conteste la meilleure enquêteuse de leur société, et son reportage approfondi sur lui avait indéniablement indiqué qu'elle faisait les choses à fond. Bizarre, comme nana.
LISBETH SALANDER ÉTAIT devant son PowerBook en train de réfléchir à ses réactions face à Mikael Blomkvist. Jamais auparavant dans sa vie d'adulte elle n'avait laissé franchir sa porte à quelqu'un qu'elle n'avait pas expressément invité, et ceux-là se comptaient sur les doigts d'une main. Sans la moindre gêne, Mikael avait déboulé dans sa vie et elle n'avait su opposer que quelques plates protestations.
Et ce n'était pas tout — il l'avait taquinée. S'était moqué d'elle.
D'habitude, ce genre de comportement l'aurait poussée mentalement à défaire le cran de sûreté d'un pistolet. Mais elle n'avait pas ressenti la moindre menace et aucune hostilité de la part de Mikael Blomkvist. Il avait eu toutes les raisons de l'engueuler dans les règles — même de porter plainte contre elle après avoir découvert qu'elle avait piraté son ordinateur. Mais non, il avait pris cela aussi comme une plaisanterie.
C'avait été la partie la plus délicate de leur conversation. On aurait dit que Mikael faisait exprès de ne pas entamer ce sujet et pour finir elle n'avait pas pu s'empêcher de poser la question.
— Tu as dit que tu savais ce que j'ai fait.
— Tu as joué les hackers. Tu es entrée dans mon ordinateur.
— Comment tu le sais ? Lisbeth était totalement sûre de ne pas avoir laissé de traces et que son effraction ne pourrait être découverte, sauf si une grosse pointure en sécurité était en train de scanner le disque dur en même temps qu'elle s'y introduisait.
— Tu as commis une erreur. Il expliqua qu'elle avait cité la version d'un texte qui n'existait que dans son ordinateur et nulle part ailleurs.
Lisbeth Salander garda le silence un long moment. Finalement elle le regarda avec des yeux inexpressifs.
— Comment tu t'y es prise ? demanda-t-il.
— C'est mon secret. Qu'est-ce que tu as l'intention de faire ?
Mikael haussa les épaules.
— Qu'est-ce que je peux faire ? A l'extrême je devrais avoir une discussion avec toi sur l'éthique et la morale et sur le danger de fouiller dans la vie privée des gens.
— Exactement ce que tu fais en tant que journaliste.
Il hocha la tête.
— Bien sûr. C'est justement pour ça que nous, les journalistes, avons un comité d'éthique qui surveille les aspects moraux. Quand j'écris un texte sur un fumier dans le monde bancaire, je laisse de côté par exemple sa vie sexuelle. Je n'écris pas qu'une fraudeuse de chèques est lesbienne ou qu'elle rêve de faire l'amour avec son chien ou des choses comme ça, même si ça se trouve être la vérité. Même les fumiers ont droit à une vie privée, et c'est si facile de nuire aux gens en s'attaquant à leur façon de vivre. Tu vois ce que je veux dire ?
— Oui.
— Donc, tu portes atteinte à mon intégrité. Mon employeur n'a pas besoin de savoir avec qui je fais l'amour. C'est mon problème.
Le visage de Lisbeth Salander se fendit en un sourire coincé.
— Tu trouves que je n'aurais pas dû en parler.
— Pour ce qui me concerne, cela ne change pas grand-chose. La moitié de la ville connaît ma liaison avec Erika. Je parle du principe.
— Alors, ça va peut-être t'amuser de savoir que moi aussi j'ai des principes qui correspondent à ton comité d'éthique. J'appelle ça le principe de Salander. D'après moi, un fumier est toujours un fumier et si je peux lui nuire en déterrant des saloperies sur lui, c'est qu'il l'a mérité. Je ne fais que lui rendre la monnaie de sa pièce.
— D'accord, sourit Mikael Blomkvist. Je ne raisonne pas entièrement à l'opposé de toi, mais...
— Mais il se trouve que lorsque je fais une ESP, je regarde aussi ce que m'inspire la personne. Je ne suis pas neutre. Si j'ai l'impression que c'est une personne bien, je peux mettre une sourdine à mon rapport.
— Vraiment ?
— Dans ton cas, j'ai mis une sourdine. J'aurais pu écrire un livre sur ta vie sexuelle. J'aurais pu raconter à Frode qu'Erika Berger a un passé au club Xtrême et qu'elle flirtait avec le BDSM dans les années 1980 — ce qui indéniablement aurait créé certaines associations d'idées inévitables quant à votre vie sexuelle à tous les deux.
Mikael Blomkvist rencontra le regard de Lisbeth Salander. Après un moment il regarda par la fenêtre et éclata de rire.
— Tu ne rates vraiment rien, toi. Pourquoi tu ne l'as pas inclus dans le rapport ?
— Toi et Erika Berger, vous êtes des adultes et apparemment vous vous aimez bien. Ce que vous faites au lit ne regarde personne et tout ce que j'aurais obtenu en parlant d'elle aurait été de vous nuire ou de procurer du matériel de chantage à quelqu'un. Qui sait — je ne connais pas Dirch Frode et ce matériel aurait pu se retrouver chez Wennerström.
— Et tu ne veux pas fournir du matériel à Wennerström ?
— Si je devais choisir mon côté dans le match entre toi et lui, je pense que je choisirais ton côté du ring.
— Moi et Erika, nous avons une... notre relation est...
— Je m'en fous de savoir ce qu'est votre relation. Mais tu n'as pas répondu à ma question : qu'est-ce que tu as l'intention de faire maintenant que tu sais que j'ai piraté ton ordinateur ?
La pause de Mikael fut presque aussi longue que la sienne.
— Lisbeth, je ne suis pas ici pour t'emmerder. Je ne vais pas te faire chanter. Je suis ici pour demander ton aide pour une enquête. Tu peux répondre oui ou non. Si tu dis non, je m'en vais et je trouve quelqu'un d'autre et tu n'auras plus jamais de mes nouvelles. Il réfléchit une seconde puis il lui sourit. A condition que je ne te retrouve pas dans mon ordinateur, j'entends.
Elle le fixa d'un regard vide.
MIKAEL PASSA DEUX JOURS à parcourir ses documents en attendant de savoir si Henrik Vanger allait survivre ou pas. Il restait en contact étroit avec Dirch Frode. Le jeudi soir, Frode passa le voir dans la maison des invités pour annoncer que l'alerte semblait levée pour l'instant.
— Il est faible mais j'ai pu parler avec lui un moment aujourd'hui. Il veut te rencontrer au plus tôt.
Vers 13 heures le samedi de la Saint-Jean, Mikael se rendit donc à l'hôpital de Hedestad et trouva le service où Henrik Vanger était soigné. Il tomba sur Birger Vanger, très irrité, qui lui barra le chemin en lui expliquant avec beaucoup d'autorité que Henrik Vanger était dans l'incapacité de recevoir des visites. Mikael garda son calme et contempla le conseiller municipal.
— C'est drôle. Henrik Vanger m'a fait parvenir le message très clair qu'il désirait me voir aujourd'hui.
— Tu ne fais pas partie de la famille et tu n'as rien à foutre ici.
— C'est vrai que je ne fais pas partie de la famille. Mais j'agis sur la demande expresse de Henrik Vanger et je ne reçois des ordres que de lui.
L'échange aurait pu tourner à la dispute violente si Dirch Frode n'était pas sorti de la chambre de Henrik juste à ce moment-là.
— Ah, te voilà. Henrik demandait justement où tu étais.
Frode tint la porte ouverte et Mikael entra dans la chambre en se glissant devant Birger Vanger.
Henrik Vanger paraissait avoir pris dix ans au cours de la semaine passée. Ses paupières restaient à demi baissées sur ses yeux, un tuyau d'oxygène entrait dans son nez et ses cheveux étaient plus emmêlés que jamais. Une infirmière arrêta Mikael en posant une main sur son bras.
— Deux minutes. Pas plus. Et pas d'émotions.
Mikael hocha la tête et s'assit sur une chaise de façon à pouvoir voir le visage de Henrik. Non sans surprise, il se sentit envahi de tendresse et il tendit la main pour serrer doucement celle du vieil homme, toute molle. Henrik Vanger parla par à-coups d'une voix faible.
— Du nouveau ?
Mikael fit oui de la tête.
— Je te ferai un rapport dès que tu iras mieux. Je n'ai pas encore résolu l'énigme, mais j'ai trouvé de nouvelles données et je suis en train de suivre quelques fils. Dans une semaine ou deux, je pourrai dire si ça mène quelque part.
Henrik Vanger essaya de hocher la tête. Ce fut plutôt un battement des paupières pour signifier qu'il avait compris.
— Je dois m'absenter quelques jours.
Les sourcils de Henrik Vanger se contractèrent.
— Non, je n'abandonne pas le navire. Je dois partir pour une recherche. Je me suis mis d'accord avec Dirch Frode pour lui adresser mes rapports. Est-ce que ça te va ?
— Dirch est... mon mandataire... de tout point de vue.
Mikael hocha la tête.
— Mikael... si jamais... il m'arrivait de... je veux que tu termines... le boulot quand même.
— Je promets de terminer le boulot.
— Dirch a toutes les... procurations.
— Henrik, je veux que tu te rétablisses vite. Je t'en voudrais terriblement si tu t'éteignais maintenant que j'ai autant avancé dans mon travail.
— Deux minutes, fit l'infirmière.
— Je dois partir. La prochaine fois que je passe, je compte avoir une longue conversation avec toi.
BIRGER VANGER ATTENDAIT Mikael quand il sortit dans le couloir et l'arrêta en posant une main sur son épaule.
— Je ne veux pas que tu perturbes Henrik davantage. Il est gravement malade et ne doit pas être dérangé ou troublé de quelque façon que ce soit.
— Je comprends ton inquiétude et tu as toute ma sympathie. Je ne vais pas le perturber.
— Tout le monde a compris que Henrik t'avait embauché pour fouiller dans son petit hobby... Harriet. Dirch Frode dit que Henrik avait été très troublé par une conversation que vous avez eue juste avant son infarctus. Il m'a dit que tu pensais avoir peut-être déclenché la crise.
— Je ne le pense plus. Henrik Vanger est bourré d'artériosclérose dans les coronaires. Il aurait pu avoir un infarctus rien qu'en allant aux toilettes. Je suis sûr que tu le sais aussi.
— Je veux avoir un droit de regard total sur ces bêtises. C'est dans ma famille que tu es en train de fouiner.
— Donc, comme je disais... je travaille pour Henrik. Pas pour la famille.
Birger Vanger n'était apparemment pas habitué à ce qu'on lui tape sur les doigts. Un bref instant il dévisagea Mikael avec un regard sans doute destiné à inspirer du respect, mais qui lui donnait surtout l'air d'un élan bouffi de suffisance. Puis Birger Vanger pivota sur ses talons et entra dans la chambre de Henrik.
Mikael se retint d'éclater de rire. Ce n'était pas très indiqué de rire dans le couloir si près du lit de malade de Henrik, qui pourrait aussi être son lit de mort. Mais Mikael s'était soudain remémoré une strophe d'un abécédaire rimé de Lennart Hyland, qu'on avait republié dans les années 1960 pour la quête humanitaire de la radio et que pour une raison incompréhensible il avait mémorisée quand il apprenait à lire et à écrire. C'était la lettre E : L'Elan solitaire sous la bruine contemple bêtement la forêt en ruine.
A L'ENTRÉE DE L'HÔPITAL, Mikael tomba sur Cécilia Vanger. Il avait essayé de l'appeler sur son portable une douzaine de fois depuis son retour de vacances interrompues, mais elle n'avait jamais répondu. Elle n'était pas non plus chez elle sur l'île quand il était passé par là et avait frappé à sa porte.
— Salut Cécilia, dit-il. Je suis désolé pour Henrik.
— Merci, répondit-elle en secouant la tête.
Mikael essaya de lire ses sentiments, mais ne ressentit ni chaleur ni froideur.
— Il faut qu'on parle, dit-il.
— Je suis désolée de t'avoir exclu de cette façon. Je comprends que tu sois en colère, mais j'ai du mal à me supporter moi-même en ce moment.
Mikael fronça les sourcils avant de comprendre ce qu'elle voulait dire. Il posa vivement une main sur son bras et lui sourit.
— Attends, tu ne m'as pas bien compris, Cécilia. Je ne suis absolument pas en colère contre toi. J'espère que nous resterons amis, mais si tu n'as pas envie de me voir... si telle est ta décision, je la respecterai.
— Les liaisons, ce n'est pas mon fort, dit-elle.
— A moi non plus. On va prendre un café ensemble ?
Il fit un signe de la tête vers la cafétéria de l'hôpital. Cécilia Vanger hésita.
— Non, pas aujourd'hui. Je voudrais voir Henrik maintenant.
— D'accord, mais il faut quand même que je te parle. D'un point de vue professionnel.
— Qu'est-ce que tu veux dire ? Elle dressa l'oreille tout à coup.
— Tu te souviens quand on s'est rencontrés la première fois, quand tu es venue me voir en janvier. J'ai dit que tout ce qu'on se disait était off the record, et que si j'avais de véritables questions à te poser, je le dirais. C'est au sujet de Harriet.
Le visage de Cécilia Vanger s'enflamma soudain de fureur.
— Espèce de salaud.
— Cécilia, j'ai trouvé des choses dont je dois tout simplement te parler.
Elle fit un pas en arrière.
— Tu ne comprends donc pas que toute cette foutue chasse à cette foutue Harriet est une façon pour Henrik de rester occupé. Tu ne comprends pas qu'il est peut-être en train de mourir là-haut et que la dernière chose dont il a besoin, c'est qu'on le trouble et lui donne de faux espoirs...
Elle se tut.
— C'est peut-être un hobby pour Henrik, mais là, j'ai trouvé plus de nouveaux éléments que tout le monde en trente-cinq ans. Il y a des questions dans l'enquête qui n'ont pas eu de réponse, et je travaille selon les instructions de Henrik.
— Si Henrik meurt, cette putain d'enquête va se terminer rapidos. Et tu vas te faire virer la tête la première, dit Cécilia Vanger en l'évitant pour passer la porte.
TOUT ÉTAIT FERMÉ. Hedestad était pratiquement déserte et la population semblait avoir rejoint les festivités de la Saint-Jean à la campagne. Mikael finit par trouver la terrasse du Grand Hôtel, où il put commander un café et un sandwich et s'installer avec les journaux du soir. Rien d'important ne s'était passé dans le monde.
Il posa les journaux et réfléchit à Cécilia Vanger. Il n'avait mentionné ni à Henrik ni à Dirch Frode qu'il la soupçonnait d'avoir ouvert la fenêtre de la chambre de Harriet. Il avait peur de la transformer en suspecte, et la dernière chose qu'il souhaitait était de lui nuire. Mais il faudrait poser la question, tôt ou tard.
Il s'attarda à la terrasse pendant une heure avant de décider de repousser le problème et de consacrer la Saint-Jean à autre chose qu'à la famille Vanger. Son portable restait silencieux. Erika était partie en week-end et s'amusait quelque part avec son mari, et il n'avait personne avec qui parler.
Il fut de retour sur l'île vers 16 heures et prit encore une décision — arrêter de fumer. Il faisait de l'entraînement régulier depuis son service militaire, de la gym et du jogging le long de Söder Mälarstrand, mais avait complètement arrêté quand les problèmes avec Hans-Erik Wennerström avaient commencé. A Rullåker, il s'était remis à soulever de la ferraille, surtout comme une thérapie, mais depuis sa libération il n'avait pas beaucoup progressé. L'heure était venue de s'y remettre. Avec beaucoup de détermination, il enfila un survêtement et fit un tour paresseux sur le chemin menant à la cabane de Gottfried, bifurqua vers la Fortification et enchaîna sur un tempo plus soutenu hors piste. Il n'avait pas pratiqué la course d'orientation depuis son service militaire, mais il avait toujours préféré courir dans la forêt plutôt que sur le plat des pistes d'entraînement. Il suivit la clôture d'Ostergârden pour revenir au hameau. Il se sentait complètement brisé lorsque, soufflant comme un bœuf, il fit les derniers mètres avant la maison des invités.
Vers 18 heures, il avait pris sa douche. Attaché malgré lui au traditionnel repas de la Saint-Jean, il mit à bouillir des pommes de terre, prépara son hareng mariné à la moutarde avec de la ciboulette et des œufs durs, et s'installa sur une table bancale dehors côté pont. Il se versa une rasade d'aquavit et se porta un toast. Puis il ouvrit un polar intitulé Le Chant des sirènes, de Val McDermid.
VERS 19 HEURES, Dirch Frode passa le voir et s'installa lourdement dans la chaise de jardin en face de lui. Mikael lui servit une lichette de Skåne.
— Tu as éveillé pas mal de ressentiment aujourd'hui, dit Frode.
— J'ai cru comprendre, oui.
— Birger Vanger est un bouffon.
— Je le sais.
— Mais Cécilia Vanger n'est pas un bouffon et elle est furieuse contre toi.
Mikael hocha la tête.
— Elle m'a donné instruction de veiller à ce que tu cesses de farfouiller dans les affaires de la famille.
— Je vois. Et ta réponse ?
Dirch Frode regarda son verre d'aquavit, puis il fit soudain cul sec.
— Ma réponse est que Henrik a donné des instructions très claires sur ce qu'il veut que tu fasses. Tant qu'il n'a pas modifié ses instructions, tu es employé selon le contrat que nous avons formulé. J'attends que tu fasses tout ton possible pour remplir ta part du contrat.
Mikael hocha la tête. Il regarda le ciel où des nuages de pluie s'étaient accumulés.
— Il y a de l'orage dans l'air, dit Frode. Si ça se met à souffler vraiment fort, je serai là pour t'épauler.
— Merci.
Ils observèrent un instant de silence.
— Tu m'offres un autre verre de gnôle ? demanda Dirch Frode.
QUELQUES MINUTES SEULEMENT après que Dirch Frode était rentré chez lui, Martin Vanger freina et gara sa voiture au bord de la route devant la maison des invités. Il descendit et vint saluer Mikael qui lui souhaita une bonne Saint-Jean et lui proposa un verre.
— Non, il ne vaut mieux pas. Je suis sur l'île seulement pour me changer et ensuite je retourne en ville pour passer la soirée avec Eva.
Mikael attendit.
— J'ai parlé avec Cécilia. Elle est un peu en vrac en ce moment — elle est très proche de Henrik. J'espère que tu lui pardonnes si elle dit des choses... désagréables ?
— J'aime beaucoup Cécilia, répondit Mikael.
— C'est ce que j'ai compris. Mais elle a ses humeurs. Sache seulement qu'elle est totalement contre le fait que tu remues le passé.
Mikael soupira. Tout le monde à Hedestad semblait avoir compris pourquoi Henrik l'avait embauché.
— Ton avis ?
Martin Vanger écarta les mains en un geste de perplexité.
— Cette histoire de Harriet est une obsession chez Henrik depuis des décennies. Je ne sais que dire... Harriet était ma sœur, mais en quelque sorte c'est tellement loin. Dirch Frode m'a dit que tu as un contrat en béton que seul Henrik peut rompre, et j'ai peur que dans son état actuel cela fasse plus de mal que de bien.
— Et toi, tu veux que je poursuive ?
— Tu as trouvé quelque chose ?
— Je suis désolé, Martin, mais ce serait une rupture de contrat si je t'en parlais sans l'autorisation de Henrik.
— Je comprends. Il sourit brusquement. Henrik aime bien les conspirations, il a plein de théories là-dessus. Mais je ne voudrais pas que tu lui donnes de faux espoirs.
— Je te le promets. La seule chose que je lui donne est des faits que je peux étayer par des documents.
— Bien... D'ailleurs, à ce propos, il faut qu'on réfléchisse à un autre contrat aussi. Maintenant que Henrik est malade et qu'il ne peut pas remplir ses devoirs au conseil d'administration de Millenium, je me suis engagé à prendre sa place.
Mikael attendit.
— Je pense qu'il nous faudra convoquer une réunion pour faire le point sur la situation.
— C'est une bonne idée. Mais pour autant que j'ai compris, la décision est déjà prise d'organiser la prochaine réunion en août.
— Je sais, mais nous pouvons peut-être l'avancer.
Mikael sourit poliment.
— Sans doute, mais tu t'adresses au mauvais interlocuteur. Pour l'instant, je ne siège pas au conseil d'administration de Millenium. J'ai quitté le journal en décembre et je n'ai aucun mot à dire sur les décisions que vous prenez au conseil d'administration. Je te propose de contacter Erika Berger à ce sujet.
Martin Vanger ne s'était pas attendu à cette réponse. Il réfléchit un moment avant de se lever.
— Tu as raison, bien sûr. Je vais l'appeler. Il tapota l'épaule de Mikael pour prendre congé et s'éloigna vers sa voiture.
Mikael le regarda pensivement. Rien de précis n'avait été dit, mais la menace avait très nettement flotté dans l'air. Martin Vanger avait placé Millenium dans la balance. Un instant plus tard, Mikael se versa un nouveau verre d'aquavit et reprit le Val McDermid.
Vers 21 heures, le chat tigré roux arriva et se frotta contre ses jambes. Il le souleva et le gratta derrière les oreilles.
— Alors comme ça, on est deux à s'ennuyer le soir de la Saint-Jean, fit-il.
Aux premières gouttes de pluie, il rentra se coucher. Le chat préféra rester dehors.
LISBETH SALANDER SORTIT sa Kawasaki pour la Saint-Jean et consacra la journée à lui accorder une bonne révision. Une petite cylindrée de 125 centimètres cubes n'était sans doute pas la bécane idéale pour frimer, mais c'était la sienne et elle savait la conduire. Elle l'avait rénovée toute seule, écrou par écrou, et elle l'avait débridée pour pouvoir rouler juste un peu au-dessus de la vitesse autorisée.
Dans l'après-midi, elle enfila le casque et la combinaison de cuir et se rendit à la maison de santé d'Äppelviken, où elle passa la soirée dans le parc avec sa maman. Elle en ressortit avec une pointe d'inquiétude et de mauvaise conscience. Sa maman paraissait plus absente que jamais auparavant. Pendant les trois heures où elles étaient restées ensemble, elles n'avaient échangé que quelques rares paroles, et sa mère ne semblait pas savoir avec qui elle parlait.
MIKAEL CONSACRA PLUSIEURS JOURS à essayer d'identifier la voiture immatriculée AC. Quelque peu perplexe au début, il finit par contacter un mécanicien à la retraite à Hedestad qui sut déterminer que la voiture était une Ford Anglia, modèle apparemment banal mais dont Mikael n'avait jamais entendu parler. Puis il contacta un fonctionnaire aux Mines pour voir s'il était possible d'obtenir une liste de toutes les Ford Anglia qui en 1966 avaient eu la plaque d'immatriculation AC3 quelque chose. Il avait essayé d'autres pistes quand la réponse arriva qu'un tel examen des registres était sans doute possible, mais que ça prendrait du temps et qu'on évoluait là légèrement en dehors du principe de ce qui était accessible au public.
Ce n'est que plusieurs jours après le week-end de la Saint-Jean que Mikael se mit au volant de sa Volvo d'emprunt et se dirigea vers le nord sur l'E4. Il n'avait jamais aimé conduire vite et il manœuvrait la voiture sans se presser. Juste avant le pont de Härnösand, il s'arrêta prendre un café à la pâtisserie de Vesterlund.
L'arrêt suivant fut Umeå, où il fit halte à un motel et mangea un plat du jour. Il acheta un atlas routier et poursuivit jusqu'à Skellefteå, où il bifurqua à gauche en direction de Norsjö. Vers 18 heures, il était arrivé et il prit une chambre à l'hôtel Norsjö.
Il commença ses recherches tôt le lendemain matin. La Menuiserie de Norsjö n'existait pas dans l'annuaire. La réceptionniste de l'hôtel perdu des lointains nordiques, une fille d'une vingtaine d'années, n'en avait jamais entendu parler.
— A qui pourrais-je demander ?
Elle eut l'air troublée pendant une seconde, avant de s'illuminer et de dire qu'elle allait appeler son père. Deux minutes plus tard, elle revint et expliqua que la Menuiserie de Norsjö avait fermé boutique au début des années 1980. Si Mikael avait besoin de parler avec quelqu'un qui en savait un peu plus sur l'entreprise, il devrait aller voir un certain Hartman qui y avait travaillé comme contremaître et qui habitait maintenant le quartier des Tournesols.
NORSJÖ ÉTAIT UN PETIT BOURG avec une rue principale, fort à-propos baptisée Grand-Rue, traversant la localité de bout en bout et bordée de boutiques et de rues transversales avec des maisons d'habitation. A l'entrée est du bourg s'étendait une petite zone industrielle et des écuries ; à la sortie côté ouest se dressait une très belle église en bois. Mikael nota que le village offrait également une congrégation des missionnaires et une congrégation des pentecôtistes. Une autre affiche sur un panneau à l'arrêt du bus vantait un musée de la Chasse et un musée du Ski. Une affiche défraîchie annonçait que Veronika allait chanter à la fête de la Saint-Jean. Il pouvait marcher d'un bout à l'autre du village en un peu plus de vingt minutes.
Le quartier des Tournesols était un lotissement pavillonnaire situé à environ cinq minutes de l'hôtel. Hartman n'ouvrit pas quand Mikael sonna à la porte. Il était 9 h 30, et il supposa que l'homme qu'il cherchait était soit au boulot, soit sorti faire une course s'il était à la retraite.
L'étape suivante fut la quincaillerie dans la Grand-rue. Quand on habite Norsjö, on passe forcément à la quincaillerie à un moment ou un autre, se dit Mikael. Il y avait deux vendeurs dans la boutique ; Mikael choisit celui qui semblait le plus âgé, la cinquantaine entamée.
— Bonjour, je cherche un couple qui habitait probablement ici à Norsjö dans les années 1960. L'homme travaillait peut-être à la Menuiserie de Norsjö. Je ne sais pas comment ils s'appelaient, mais j'ai ici deux photos qui datent de 1966.
Le vendeur regarda longuement les photos, puis finit par secouer la tête en expliquant qu'il ne reconnaissait ni l'homme ni la femme.
Au déjeuner, Mikael prit un hot-dog français au kiosque près de l'arrêt de bus. Abandonnant les boutiques, il était passé à la mairie, à la bibliothèque et à la pharmacie. Il n'y avait personne au commissariat et il se mit à poser carrément la question au hasard à des personnes âgées. Vers 14 heures, il aborda deux femmes plus jeunes qui, si elles ne reconnurent pas le couple sur la photo, lui donnèrent une bonne idée.
— Si la photo a été prise en 1966, ces gens doivent avoir la soixantaine aujourd'hui. Pourquoi vous n'iriez pas demander aux retraités à la maison du troisième âge à Solbacka ?
A l'accueil de la maison en question, Mikael se présenta à une femme d'une trentaine d'années et expliqua ce qui l'amenait. Elle lui lança un regard suspicieux mais finit par se laisser amadouer. Elle accompagna Mikael à la salle de séjour où il passa une demi-heure à montrer les photos à un grand nombre de pensionnaires ayant dans les soixantedix ans ou plus. Malgré leur amabilité, aucun ne sut identifier les personnes photographiées à Hedestad en 1966.
Vers 17 heures, il retourna aux Tournesols et frappa chez les Hartman. Cette fois-ci, la chance lui sourit. Les Hartman, tous deux retraités, avaient passé la journée dehors. On le fit entrer dans la cuisine, où madame mit tout de suite un café en route pendant que Mikael expliquait ce qu'il cherchait. Exactement comme pour les autres tentatives au cours de la journée, ce fut un flop. Hartman se gratta la tête, alluma une pipe et constata après un moment qu'il ne reconnaissait pas les gens sur la photo. Mari et femme parlaient entre eux le patois typique de Norsjö que par moments Mikael eut du mal à comprendre. Madame voulait sans doute dire « cheveux bouclés » quand elle constata que la femme sur la photo avait « des knövelhära ».
— Mais vous ne vous êtes pas trompé, c'est un autocollant de la menuiserie, dit le mari. C'est futé de l'avoir reconnu. Le seul problème, c'est que nous avons distribué ces autocollants à droite et à gauche. Aux chauffeurs routiers, aux clients qui achetaient ou livraient du bois, aux réparateurs et aux machinistes et à plein d'autres.
— Alors, ça va être plus compliqué de les retrouver que ce que je pensais.
— Pourquoi vous voulez les retrouver ?
Mikael avait décidé de dire la vérité quand les gens demandaient. Chaque histoire qu'il essaierait d'inventer autour du couple sur la photo serait de toute façon invraisemblable et ne ferait que créer de la confusion.
— C'est une longue histoire. Je fais des recherches sur un crime qui a eu lieu à Hedestad en 1966 et je crois qu'il y a une possibilité, même si elle est microscopique, que les personnes sur la photo aient vu ce qui s'était passé. Ils ne sont absolument pas soupçonnés de quoi que ce soit et je ne pense même pas qu'ils sachent eux-mêmes qu'ils détiennent peut-être des informations qui pourraient résoudre ce crime.
— Un crime ? Quelle sorte de crime ?
— Je suis désolé, mais je ne peux pas en dire plus. Je comprends que ça doit paraître vraiment mystérieux d'arriver près de quarante ans plus tard et d'essayer de trouver ces gens, mais le crime n'a jamais été résolu et ce n'est que récemment que de nouveaux éléments ont refait surface.
— Je vois. Oui, effectivement, c'est une drôle de recherche que vous faites là.
— Combien de personnes travaillaient à la menuiserie ?
— L'équipe au complet comptait quarante personnes. J'y ai été employé depuis mes dix-sept ans au milieu des années 1950 et jusqu'à ce que l'usine cesse son activité. Ensuite je suis devenu chauffeur routier.
Hartman réfléchit un moment.
— Mais je peux affirmer que le gars sur la photo n'a jamais travaillé à la menuiserie. A moins qu'il n'ait été chauffeur, mais je crois que je l'aurais reconnu dans ce cas. Il y a aussi une autre possibilité. Ça peut très bien être son père ou quelqu'un de sa famille qui travaillait à l'usine et qu'il ne s'agit pas de sa voiture.
Mikael hocha la tête.
— Je comprends que les possibilités sont nombreuses. Vous verriez quelqu'un avec qui je pourrais parler ?
— Oui, dit Hartman en dressant l'index. Passez demain dans la matinée, et on ira faire un tour pour discuter avec les vieux.
LISBETH SALANDER SE TROUVAIT confrontée à un problème de méthodologie de taille. Elle était experte dans l'art de sortir des informations sur n'importe qui, mais au départ elle avait toujours disposé d'un nom et du numéro personnel d'identité d'un individu encore en vie. Si la personne figurait dans une base de données, ce qui était inconditionnellement le cas de tout le monde, l'objectif se retrouvait très vite dans sa toile d'araignée. Si la personne possédait un ordinateur avec une connexion à Internet, une adresse e-mail et peut-être même avait son propre site, ce qui était le cas de presque tous ceux qui étaient sur la sellette pour son type de recherche, elle pouvait percer leurs secrets les plus intimes.
Le travail qu'elle avait accepté de faire pour Mikael Blomkvist était tout différent. En bref, la mission consistait cette fois à identifier quatre numéros personnels à partir de données extrêmement vagues. De plus, ces personnes avaient vécu il y avait plusieurs dizaines d'années. Ce qui excluait probablement la possibilité qu'elles figurent dans une base de données.
La thèse de Mikael, basée sur le cas Rebecka Jacobsson, était que ces personnes avaient été victimes d'un meurtrier. Elles devraient donc apparaître dans diverses enquêtes de police non résolues. Elle ne disposait d'aucune indication relative à la date et au lieu où ces meurtres auraient été commis, sauf qu'ils dataient forcément d'avant 1966. Du point de vue de la recherche, elle se trouvait face à une situation entièrement nouvelle.
Bon, alors, je fais ça comment, moi ?
Elle alluma l'ordinateur, lança le moteur de recherche www.google.com et entra les mots-clés Magda + meurtre. C'était la forme de recherche la plus simple qu'elle puisse faire. A sa grande surprise, une porte s'ouvrit tout de suite dans ses investigations. La première occurrence était la grille horaire de Télé-Värmland à Karlstad, qui indiquait un épisode de la série Meurtres dans le Värmland diffusée en 1999. Puis elle trouva un court article du Värmlands Folkblad.
Un nouvel épisode de la série Meurtres dans le Värmland s'attache au cas Magda Lovisa Sjöberg de Ranmotrâsk, un meurtre mystérieux et abominable qui mobilisa la police de Karlstad il y a plusieurs dizaines d'années. En avril 1960, la fermière Lovisa Sjöberg, quarante-six ans, fut retrouvée, assassinée de la manière la plus brutale, dans l'étable de sa ferme. Le reporter Claes Gunnars retrace ses dernières heures et la chasse infructueuse au meurtrier. Ce meurtre éveilla beaucoup d'émoi en son temps et de nombreuses théories sur le coupable ont été avancées. Dans l'émission, un parent plus jeune mis en cause racontera à quel point sa vie a été détruite par l'accusation. 20 heures.
Elle trouva des informations plus consistantes dans l'article « Le cas Lovisa a bouleversé toute une région », publié dans le magazine Värmlandskultur, dont le texte figurait intégralement sur le Net. Avec un ravissement manifeste et sur un ton racoleur, on racontait comment le mari de Lovisa Sjöberg, le bûcheron Holger Sjöberg, avait trouvé sa femme morte en rentrant chez lui après le travail vers 17 heures. Elle avait été victime de violence sexuelle aggravée, poignardée et finalement tuée avec une fourche. Le meurtre avait eu lieu dans l'étable de la famille, mais ce qui avait créé le plus d'émoi était que, son forfait accompli, le meurtrier l'avait attachée agenouillée dans un box de cheval.
Plus tard, on découvrit qu'une des bêtes de la ferme, une vache, avait été blessée d'un coup de couteau à l'encolure.
Au départ, le mari fut soupçonné, mais il pouvait présenter un alibi en béton. Il se trouvait avec ses collègues de travail depuis 6 heures du matin sur une coupe à quarante kilomètres de la ferme. Lovisa Sjöberg était encore en vie à 10 heures du matin, quand une voisine était passée la voir. Personne n'avait rien vu ni rien entendu ; la ferme était située à près de quatre cents mètres du voisin le plus proche.
Après avoir abandonné le mari comme suspect principal, l'enquête de police se reporta sur un neveu de la femme assassinée, un jeune homme de vingt-trois ans. L'homme avait plusieurs fois eu maille à parti! avec la justice, eu proie à de sérieux soucis financiers, il avait régulièrement emprunté de l'argent à sa tante. L'alibi du neveu était considérablement plus fragile et il fut placé en garde à vue puis relâché faute de preuves, comme on disait. Nombre d'habitants du village l'estimaient malgré cela très vraisemblablement coupable.
La police suivit aussi d'autres pistes. Une grande partie des investigations tournait autour d'un mystérieux marchand ambulant qu'on avait vu dans la région, de même qu'une rumeur circulait sur un groupe de « gitans » qui auraient accompli toute une série de vols. Rien n'était dit sur la raison qui aurait poussé ceux-ci à commettre un meurtre brutal à caractère sexuel et sans rien dérober.
Un moment, l'intérêt se porta sur un voisin dans le village, un célibataire qui dans sa jeunesse avait été soupçonné pour un crime homosexuel — ceci se passait à une époque où l'homosexualité était encore punie par la loi — et qui, selon plusieurs déclarations, avait la réputation d'être « bizarre ». Pourquoi un éventuel homosexuel commettrait un crime sexuel contre une femme ne fut pas non plus élucidé. Aucune de ces pistes ou d'autres n'aboutit jamais à une arrestation ni à une condamnation.
Lisbeth Salander estima que le lien avec la liste du carnet de téléphone de Harriet Vanger était manifeste. La citation du Lévitique xx, 16 disait : « La femme qui s'approche d'un animal quelconque pour s'accoupler à lui : tu tueras la femme et l'animal. Ils devront mourir, leur sang retombera sur eux. » Impossible d'attribuer au hasard le fait qu'une paysanne prénommée Magda, propriétaire d'une étable, avait été trouvée assassinée et son corps mis en scène attaché dans un box à cheval.
La question à se poser était cependant de savoir pourquoi Harriet Vanger avait noté comme prénom Magda au lieu de Lovisa, qui était manifestement le prénom usuel de la victime. Si son nom complet n'avait pas été indiqué dans la grille horaire de la télé, Lisbeth l'aurait loupée.
Et bien entendu demeurait la question fondamentale : y avait-il un lien entre le meurtre de Rebecka en 1949, le meurtre de Magda Lovisa en 1960 et la disparition de Harriet Vanger en 1966 ? Et si tel était le cas, comment Harriet Vanger avait-elle bien pu l'apprendre ?
LE SAMEDI, HARTMAN accompagna Mikael pour une promenade sans grand espoir à travers Norsjö. Dans la matinée, ils rendirent visite à cinq anciens employés qui habitaient suffisamment près pour pouvoir y aller à pied. Trois habitaient au centre-ville, deux à Sörbyn, en périphérie du bourg. Tous offrirent du café. Tous étudièrent les photos puis secouèrent la tête.
Après un déjeuner sans prétention chez les Hartman, ils prirent la voiture pour une autre tournée. Ils se rendirent dans quatre villages des environ de Norsjö où habitaient d'anciens employés de la menuiserie. A chaque arrêt, Hartman était chaleureusement accueilli, mais personne ne fut en mesure de les aider. Mikael commençait à désespérer et à se demander si cette histoire de voyage à Norsjö n'allait être qu'une impasse.
Vers 16 heures, Hartman se gara devant une ferme peinte en rouge typique du Västerbotten, à Norsjövallen au nord de Norsjö, et présenta Mikael à Henning Forsman, maître menuisier à la retraite.
— Mais oui, ça c'est le fiston d'Assar Brännlund, dit Henning Forsman à peine Mikael eut-il exhibé la photo. Bingo !
— Ah bon, ce serait le gars d'Assar, fit Hartman, puis il se tourna vers Mikael : Il travaillait pour les mines de Boliden.
— Et je peux le trouver où ?
— Ce gars-là ? Eh bien, il va falloir que vous creusiez. Il s'appelait Gunnar, il est mort dans une explosion au milieu des années 1970.
Merde.
— Mais sa femme est toujours en vie. Celle-là sur la photo. Elle s'appelle Mildred, elle habite à Bjursele.
— Bjursele ?
— C'est à une dizaine de kilomètres sur la route de Bastuträsk. Elle habite la bicoque rouge tout en longueur du côté droit quand vous arrivez au village. La troisième maison. Je connais la famille assez bien.
« BONJOUR, JE M'APPELLE Lisbeth Salander, je suis en train de faire une thèse de criminologie sur la violence à l'égard des femmes au XXe siècle. J'aurais aimé savoir s'il est possible de passer au district de police de Landskrona pour compulser les documents concernant un cas de 1957. Il s'agit du meurtre d'une femme de quarante-cinq ans du nom de Rakel Lunde. Vous sauriez où ces documents peuvent se trouver aujourd'hui ? »
BJURSELE RESSEMBLAIT à une publicité vivante pour la vie rurale du Västerbotten. Le village était composé d'une vingtaine de maisons, relativement serrées, formant un demi-cercle à l'extrémité d'un lac. Au milieu du village il y avait un croisement avec un panneau indiquant Hemmingen, onze kilomètres, et un autre qui pointait vers Bastuträsk, dix-sept kilomètres. A côté du croisement, un petit pont franchissait une rivière que Mikael supposa être le sele de Bjur. A cette époque, en plein été, c'était beau comme une carte postale.
Mikael s'était garé dans la cour devant une boutique Konsum définitivement fermée, de l'autre côté de la route un peu en biais par rapport à la troisième maison à droite. Quand il frappa à la porte, personne ne vint ouvrir.
Il se promena pendant une heure sur la route de Hemmingen. Il passa devant un endroit où la rivière se transformait en un torrent impétueux, rencontra deux chats et aperçut un chevreuil, mais pas un seul être humain avant de revenir sur ses pas. La porte de Mildred Brännlund restait fermée.
Sur un poteau près du pont, une affichette délavée invitait à assister au BTCC, autrement dit au Bjursele Tukting Car Championship 2002. Mikael regarda pensivement l'affichette. Tukter une voiture était apparemment la distraction hivernale qui consistait à conduire un véhicule sur le lac gelé jusqu'à ce qu'elle se transforme en épave.
Il attendit jusqu'à 22 heures avant d'abandonner et de retourner à Norsjö, où il dîna tard, puis monta se coucher pour lire la fin du polar de Val McDermid.
Une fin abominable.
VERS 22 HEURES, LISBETH SALANDER put ajouter un autre nom à la liste de Harriet Vanger. Elle le fit avec beaucoup d'hésitation après y avoir réfléchi pendant des heures.
Elle avait trouvé un raccourci. Régulièrement, on publiait des articles sur des meurtres non résolus, et dans le supplément du dimanche d'un journal du soir elle était tombée sur un article de 1999 intitulé « Tueurs de femmes en liberté ». L'article était sommaire, mais il y avait les noms et les photos de plusieurs victimes qui avaient fait couler beaucoup d'encre. Le cas Solveig à Norrtälje, le meurtre d'Anita à Norrköping, Margareta à Helsingborg et une série d'autres énigmes.
Les cas les plus anciens dataient des années 1960, et aucun des meurtres n'avait sa place dans la liste que Mikael avait donnée à Lisbeth. Pourtant, un cas attira son attention.
En juin 1962, une prostituée de trente-deux ans, Lea Persson de Göteborg, s'était rendue à Uddevalla pour voir sa mère et son fils de neuf ans dont la mère avait la garde. Quelques jours plus tard, Lea avait embrassé sa mère, dit au revoir et était partie pour la gare prendre le train du retour à Göteborg. On la retrouva deux jours plus tard derrière un conteneur abandonné dans une friche industrielle. Elle avait été violée et son corps avait fait l'objet de sévices particulièrement brutaux.
Le meurtre de Lea fit grand bruit sous forme de feuilleton de l'été dans le journal mais le coupable ne fut jamais identifié. Il n'y avait pas de Lea dans la liste de Harriet Vanger. Aucune des citations bibliques de Harriet ne correspondait non plus.
En revanche, un détail très bizarre fit se dresser les antennes de Lisbeth Salander. A environ dix mètres de l'endroit où le corps de Lea fut retrouvé, on avait découvert un pot de fleurs avec un pigeon dedans. Quelqu'un avait mis une ficelle autour du cou du pigeon puis l'avait tirée par le trou au fond du pot. Ensuite, on avait placé le pot sur un petit feu entre deux briques. Rien ne prouvait que cette cruauté à l'égard d'un animal avait le moindre rapport avec le meurtre de Lea ; il s'agissait peut-être d'enfants qui s'étaient amusés à un jeu cruel et ignoble. Dans les médias, cependant, le cas fut baptisé « Meurtre au pigeon ».
Lisbeth Salander n'était pas une lectrice de la Bible — elle n'en possédait même pas — mais au cours de la soirée elle se rendit à l'église de Högalid et, après qu'elle eut insisté un peu, on lui prêta une Bible. Elle s'installa sur un banc dans le parc devant l'église et lut le Lévitique. En arrivant au chapitre XII, verset 8, elle leva les sourcils. Le chapitre XII parlait de la purification de la femme accouchée.
« Si elle est incapable de trouver la somme nécessaire pour une tête de petit bétail, elle prendra deux tourterelles ou deux pigeons, l'un pour l'holocauste et l'autre en sacrifice pour le péché. Le prêtre fera sur elle le rite d'expiation et elle sera purifiée. »
Lea aurait très bien pu figurer dans le répertoire téléphonique de Harriet Vanger en tant que Lea 31208.
Lisbeth Salander se rendit soudain compte qu'aucune des recherches dont elle avait été jusque-là chargée n'avait eu ne fût-ce qu'une fraction des dimensions qu'avait cette mission.
MILDRED BRÄNNLUND, REMARIÉE et portant désormais le nom de Berggren, ouvrit quand Mikael Blomkvist frappa à sa porte vers 10 heures le dimanche matin. La femme avait bien quarante ans de plus et elle avait pris environ autant de kilos, mais Mikael la reconnut tout de suite.
— Bonjour, je m'appelle Mikael Blomkvist. Vous êtes Mildred Berggren, j'imagine.
— Oui, effectivement.
— Pardonnez-moi de vous déranger de la sorte, mais depuis quelque temps j'essaie de vous retrouver pour une affaire qui est assez compliquée à expliquer. Mikael lui sourit. Est-ce que je peux entrer et accaparer un peu de votre temps ?
Le mari de Mildred ainsi qu'un fils dans les trente-cinq ans étaient à la maison, et sans trop d'hésitation elle invita Mikael à s'asseoir dans la cuisine. Il serra la main de tout le monde. Mikael avait bu plus de café ces derniers jours que jamais dans sa vie, mais il avait fini par apprendre que, dans le Norrland, refuser était d'une impolitesse rare. Quand les tasses furent sur la table, Mildred s'assit et demanda, pleine de curiosité, ce qu'elle pouvait faire pour lui. Mikael comprenant mal son patois de Norsjö, elle passa au suédois de Stockholm.
Mikael respira à fond.
— C'est une longue et étrange histoire. En septembre 1966, vous vous trouviez à Hedestad avec votre mari de l'époque, Gunnar Brännlund.
Elle eut l'air stupéfaite. Il attendit jusqu'à ce qu'elle hoche la tête avant de placer la photo prise dans la rue de la Gare devant elle sur la table.
— Et alors cette photo a été prise. Vous souvenez-vous à quelle occasion ?
— Doux Seigneur, dit Mildred Berggren. Ça fait une éternité.
Son deuxième mari et son fils regardèrent la photo par-dessus son épaule.
— On était en voyage de noces. On était allés à Stockholm et Sigtuna en voiture, on était sur le chemin du retour et on s'était simplement arrêtés quelque part. Vous avez dit Hedestad ?
— Oui, c'était à Hedestad. Cette photo a été prise vers 13 heures. Ça fait quelque temps que j'essaie de vous identifier, ça n'a pas été très facile.
— Vous avez trouvé une vieille photo de moi et vous me retrouvez. Je n'arrive même pas à imaginer comment vous avez fait.
Mikael lui montra la photo du parking.
— C'est grâce à cette autre photo, qui a été prise un peu plus tard dans la journée, que j'ai pu vous pister.
Mikael expliqua comment il avait trouvé Hartman, via la Menuiserie de Norsjö, qui à son tour l'avait mené à Henning Forsman à Norsjövallen.
— Je suppose que vous avez une bonne raison pour mener cette drôle de recherche.
— En effet. La jeune fille sur la photo, devant vous, s'appelait Harriet. Elle a disparu ce jour-là et pas mal de gens se disent qu'elle a été tuée. Permettez-moi de vous montrer.
Mikael sortit son iBook et expliqua le contexte tandis que l'ordinateur démarrait. Puis il passa la séquence montrant le changement d'expression du visage de Harriet.
— C'est en examinant ces vieilles photos que je vous ai vue. Vous tenez un appareil photo à la main juste derrière Harriet et vous semblez photographier justement ce qu'elle regarde et qui a déclenché cette réaction chez elle. Je sais que c'est un pari insensé. Mais la raison qui m'a poussé à vous chercher, c'est que vous avez peut-être encore les photos de ce jour-là.
Mikael s'attendait à ce que Mildred Berggren écarte les mains en disant que ces photos-là avaient disparu depuis longtemps, que la pellicule n'avait jamais été développée ou qu'elle les avait jetées. Au lieu de cela, elle regarda Mikael de ses yeux bleu clair et annonça comme la chose la plus naturelle au monde qu'évidemment elle avait conservé toutes ses photos de vacances.
Elle passa dans une autre pièce et en revint une minute ou deux plus tard avec un carton contenant des albums dans lesquels elle avait rassemblé un grand nombre de photos. Il fallut un moment pour trouver celles du voyage en question. Elle en avait pris trois à Hedestad. Une était floue et montrait la rue principale. Une montrait son mari de l'époque. La troisième montrait les clowns dans le défilé.
Mikael se pencha dessus, tout excité. Il vit un personnage de l'autre côté de la rue. La photo ne lui dit absolument rien.
LA PREMIÈRE CHOSE que fit Mikael le matin de son retour à Hedestad fut d'aller voir Dirch Frode pour avoir des nouvelles de Henrik Vanger. Il apprit que l'état de santé du vieil homme s'était considérablement amélioré au cours de la semaine. Il était toujours faible et fragile mais il pouvait maintenant s'asseoir dans le lit. Son état n'était plus considéré comme critique.
— Dieu soit loué, fit Mikael. J'ai réalisé que je l'aime bien.
Dirch Frode hocha la tête.
— Je le sais. Et Henrik t'apprécie aussi. Alors, ce voyage dans le Grand Nord ?
— Fructueux et insatisfaisant. Je te raconterai plus tard. Pour le moment, j'ai juste une question à te poser.
— Vas-y.
— Quel sera le sort de Millenium si Henrik venait à disparaître ?
— Rien de particulier. Martin prendra son siège dans votre conseil d'administration.
— Y a-t-il un risque, même hypothétique, que Martin crée des problèmes pour Millenium si je n'arrête pas d'enquêter sur la disparition de Harriet Vanger ?
Dirch Frode jeta soudain un regard perçant sur Mikael.
— Que s'est-il passé ?
— A vrai dire, rien. Mikael rendit compte de la conversation qu'il avait eue avec Martin Vanger le soir de la Saint-Jean. Quand je suis rentré de Norsjö, Erika m'a appelé pour dire que Martin l'avait contactée pour lui demander de souligner qu'ils ont besoin de moi à la rédaction.
— Je comprends. Je suppose que Cécilia est venue le tarabuster. Mais je ne pense pas que Martin jouerait donnant, donnant. Il est beaucoup trop honnête pour ça. Et rappelle-toi que moi aussi je siège au conseil d'administration de la petite société annexe que nous avons fondée au moment d'entrer dans Millenium.
— Mais si une situation complexe devait se présenter, quelle serait sa position ?
— Les contrats sont faits pour être respectés. Je travaille pour Henrik. Lui et moi sommes amis depuis quarante-cinq ans et nous fonctionnons à peu près de la même façon dans ce genre de contexte. Si Henrik venait à disparaître, il se trouve que c'est moi — et pas Martin — qui hérite de sa part dans la société annexe. Nous avons un contrat bien ficelé stipulant que nous nous engageons à renflouer Millenium pendant quatre ans. Si Martin avait envie de nous mettre des bâtons dans les roues — ce que j'ai du mal à croire —, il pourrait à la rigueur freiner un petit nombre de nouveaux annonceurs.
— Ce qui est la base même de l'existence de Millenium.
— Oui, mais considère les choses comme ceci : s'adonner à de telles bassesses prend du temps. Martin est en train de se battre pour sa survie industrielle et il travaille quatorze heures par jour. Il n'a pas le temps de faire autre chose.
Mikael observa un silence pensif.
— Si je peux me permettre de demander — je sais que ça ne me regarde pas —, mais quel est l'état général du groupe ?
Dirch Frode prit un air préoccupé.
— Nous avons des problèmes.
— Oui, même un simple et mortel journaliste économique comme moi peut le comprendre. Je veux dire, c'est sérieux à quel point ?
— Entre nous ?
— Seulement entre nous.
— Nous avons perdu deux grandes commandes dans l'industrie électronique ces dernières semaines et nous sommes en train d'être éjectés du marché russe. En septembre, nous serons obligés de licencier 1 600 salariés à Örebro et à Trollhättan. Pas terrible comme cadeau pour des gens qui travaillent avec le groupe depuis de nombreuses années. Chaque fois que nous démantelons une usine, la confiance dans le groupe en prend un coup.
— Martin Vanger est sous pression ?
— Il tire la charge d'un bœuf tout en marchant sur des œufs.
MIKAEL RENTRA CHEZ LUI et appela Erika. Elle n'était pas à la rédaction et il discuta avec Christer Malm à la place.
— Voici ce qu'il se passe : Erika m'a appelé hier à mon retour de Norsjö. Martin Vanger l'a contactée et il l'a, comment dire, encouragée à proposer qu'on me donne plus de responsabilités à la rédaction.
— C'est aussi mon avis, dit Christer.
— Je le comprends. Mais le fait est que j'ai un contrat avec Henrik Vanger que je ne peux pas rompre et Martin agit à la demande d'une personne ici qui veut que je cesse de fouiner et disparaisse du village. Sa proposition est donc une tentative de m'éloigner d'ici.
— Je comprends.
— Tu peux dire à Erika que je retournerai à Stockholm quand j'aurai terminé ici. Pas avant.
— Je comprends. Tu es complètement fou. Je vais transmettre le message.
— Christer. Il se passe quelque chose ici et je n'ai pas l'intention de me retirer.
Christer poussa un gros soupir.
MIKAEL ALLA FRAPPER à la porte de Martin Vanger. Eva Hassel ouvrit et le salua amicalement.
— Bonjour. Martin est là ?
En réponse à la question, Martin Vanger sortit avec son porte-documents à la main. Il déposa une bise sur la joue d'Eva Hassel et salua Mikael.
— Je m'en vais au bureau. Tu voulais me parler ?
— Ça peut attendre, si tu es pressé.
— Dis toujours.
— Je n'ai pas l'intention de retourner travailler à la rédaction de Millenium avant d'avoir terminé la mission que Henrik m'a confiée. Je t'en informe dès à présent pour que tu ne me comptes pas dans le conseil d'administration avant la fin de l'année.
Martin Vanger balança sur ses talons un moment.
— Je comprends. Tu crois que je veux me débarrasser de toi. Il fit une pause. Mikael, on parlera de tout ça plus tard. Je n'ai vraiment pas de temps à consacrer à une activité de loisir dans le conseil d'administration de Millenium et j'aurais voulu ne jamais avoir accepté la proposition de Henrik. Mais crois-moi, je ferai de mon mieux pour la survie de Millenium.
— Je n'en ai jamais douté, répondit Mikael poliment.
— On se bloque un moment la semaine prochaine, pour passer les finances en revue, et je te donnerai mon opinion là-dessus. Mais je pense sincèrement que Millenium n'a pas les moyens d'avoir un de ses acteurs-clés en train de se rouler les pouces ici sur Hedebyön. J'aime le journal et je crois que nous pouvons le remonter ensemble, mais tu es indispensable pour ce travail-là. Moi, ici, je me retrouve coincé dans un conflit d'intérêts. Suivre les souhaits de Henrik ou accomplir mon boulot au conseil d'administration de Millenium.
MIKAEL ENFILA UNE TENUE de sport et se lança dans un jogging soutenu jusqu'à la Fortification puis rejoignit la cabane de Gottfried avant de revenir sur un rythme plus calme le long de l'eau. Dirch Frode était assis à la table de jardin. Il attendit patiemment que Mikael s'enfile une bouteille d'eau et s'essuie le visage.
— Tu es sûr que c'est bon pour la santé, avec la chaleur qu'il fait ?
— Euh, répondit Mikael.
— Je me suis trompé. Ce n'est pas Cécilia en premier lieu qui harcèle Martin. C'est Isabella qui est en train de mobiliser le clan Vanger pour te tremper dans du goudron et te rouler dans des plumes, et si possible aussi te brûler sur un bûcher. Elle est soutenue par Birger.
— Isabella ?
— C'est une femme méchante et mesquine qui d'une manière générale n'aime pas les autres. En ce moment on dirait que sa haine se porte sur toi en particulier. Elle répand des rumeurs selon lesquelles tu serais un escroc qui aurait persuadé Henrik de l'embaucher et qui l'a excité au point qu'il en a fait un infarctus.
— Et quelqu'un est prêt à gober ça ?
— Il y a toujours des gens qui sont prêts à croire les mauvaises langues.
— J'essaie de trouver ce qui est arrivé à sa fille — et elle me hait. S'il s'agissait de ma fille, je crois que j'aurais réagi autrement.
VERS 14 HEURES, LE TÉLÉPHONE portable de Mikael sonna.
— Bonjour, je m'appelle Conny Torsson, je travaille à Hedestads-Kuriren. Est-ce que tu aurais le temps de répondre à quelques questions ? On nous a rancardés que tu habites ici au Village.
— Dans ce cas la machine à rancarder ne fonctionne pas très vite. J'habite ici depuis le 1 janvier.
— Je l'ignorais. Qu'est-ce que tu fais à Hedeby ?
— J'écris. Et je prends une sorte d'année sabbatique.
— Tu travailles sur quoi ?
— Désolé. Tu le sauras quand ça sera publié.
— Tu viens juste d'être libéré de prison...
— Oui ?
— Quelle est ton opinion sur les journalistes qui falsifient des données ?
— Les journalistes qui falsifient des données sont des imbéciles.
— Alors tu veux dire que tu es un imbécile ?
— Pourquoi je voudrais dire ça ? Je n'ai jamais falsifié de données.
— Mais tu as été condamné pour diffamation.
— Et ?
Le reporter Conny Torsson hésita si longtemps que Mikael fut obligé de lui donner un coup de main.
— J'ai été condamné pour diffamation, pas pour avoir falsifié des données.
— Mais tu as publié ces données.
— Si tu appelles pour discuter de ma condamnation, je n'ai pas de commentaires à faire.
— J'aimerais passer t'interviewer.
— Désolé, mais je n'ai rien à dire à ce sujet.
— Alors tu ne veux pas discuter du procès ?
— Tu as parfaitement compris, répondit Mikael, mettant un point final à la conversation. Il réfléchit un long moment avant de retourner à son ordinateur.
LISBETH SALANDER SUIVIT les instructions qu'on lui avait données et engagea sa Kawasaki sur le pont. Elle s'arrêta à la première petite maison à gauche. C'était le bled ici. Mais tant que son commanditaire payait, elle était prête à aller au pôle Nord. Et puis ça avait été le pied de rouler longtemps plein pot sur l'E4. Elle gara la bécane et défit la courroie qui maintenait en place son sac de voyage.
Mikael Blomkvist ouvrit la porte et lui fit un signe de la main. Il sortit et inspecta sa moto avec une stupéfaction non dissimulée.
— Cool. Tu fais de la moto.
Lisbeth Salander ne dit rien, mais l'observa attentivement lorsqu'il toucha le guidon et tâta la poignée des gaz. Elle n'aimait pas qu'on tripote ses affaires. Puis elle vit son sourire, un sourire de gamin, ce qu'elle considéra comme une circonstance atténuante. D'habitude, les gens intéressés par les motos n'avaient que du mépris pour sa petite cylindrée.
— J'avais une bécane quand j'avais dix-neuf ans, dit-il en se tournant vers elle. Merci d'être venue. Entre, je vais te montrer la maison.
Mikael avait emprunté un lit de camp à Nilsson de l'autre côté de la route et l'avait installé dans la pièce de travail. Méfiante, Lisbeth Salander fit un tour dans la maison, mais sembla se détendre après avoir constaté qu'il n'y avait pas de piège perfide. Mikael indiqua la salle de bains.
— Si tu veux prendre une douche et te rafraîchir.
— Il faut que je me change. J'ai pas l'intention de me balader en combinaison de cuir.
— Tu te prépares, je m'occupe du dîner pendant ce temps-là.
Mikael fit des côtes d'agneau sauce au vin et mit la table dehors tandis que Lisbeth prenait une douche et se changeait. Elle sortit pieds nus, vêtue d'un débardeur noir et d'une courte jupe en jean. Le repas sentait bon et elle avala deux grosses portions. Mikael lorgna en douce son tatouage dans le dos.
— CINQ PLUS TROIS, dit Lisbeth Salander. Cinq cas de la liste de ta chère Harriet et trois cas qui selon moi auraient dû y figurer.
— Raconte.
— Ça ne fait que onze jours que je travaille dessus et je n'ai pas eu le temps de sortir toutes les enquêtes de police. Dans certains cas, elles ont été transférées aux archives nationales, et dans certains elles sont encore conservées dans le district concerné. J'ai fait trois déplacements d'une journée dans différents districts, je n'ai pas eu le temps de faire plus. Mais les cinq sont identifiées.
Lisbeth Salander plaça une pile de papiers impressionnante sur la table, un peu plus de cinq cents page A4. Elle répartit rapidement le matériel en différents tas.
— On va les faire par ordre chronologique. Elle donna une liste à Mikael.
1949 — Rebecka Jacobsson, Hedestad (30112)
1954 — Mari Holmberg, Kalmar (32018)
1957 — Rakel Lunde, Landskrona (32027)
1960 — (Magda) Lovisa Sjöberg, Karlstad (32016)
1960 — Liv Gustavsson, Stockholm (32016)
1962 — Lea Persson, Uddevalla (31208)
1964 — Sara Witt, Ronneby (32109)
1966 — Lena Andersson, Uppsala (30112)
— Le premier cas dans cette série semble être Rebecka Jacobsson, 1949, dont tu connais déjà les détails. Le cas suivant que j'ai trouvé est Mari Holmberg, une prostituée de trente-deux ans de Kalmar qui a été tuée à son domicile en octobre 1954. On ne sait pas exactement quand elle a été tuée puisqu'elle n'a été découverte qu'après un certain temps. Probablement neuf, dix jours.
— Et comment est-ce que tu fais le lien entre elle et la liste de Harriet ?
— Elle était ligotée et son corps couvert de blessures terribles mais la cause du décès était l'asphyxie. L'assassin avait enfoncé une serviette hygiénique dans sa gorge.
Mikael garda le silence avant d'ouvrir la Bible à l'endroit indiqué, le vingtième chapitre du Lévitique, verset 18.
« L'homme qui couche avec une femme pendant ses règles et découvre sa nudité : il a mis à nu la source de son sang, elle-même a découvert la source de son sang, aussi tous deux seront retranchés du milieu de leur peuple. »
Lisbeth hocha la tête.
— Harriet Vanger a fait le même lien. Bon. Le suivant.
— Mai 1957, Rakel Lunde, quarante-cinq ans. Elle était femme de ménage et elle passait pour une sorte d'originale dans la région. Elle était diseuse de bonne aventure, elle avait pour hobby de tirer les cartes, de lire dans la main et des choses comme ça. Rakel habitait à côté de Landskrona dans une maison assez isolée, où elle a été tuée au petit matin. On l'a retrouvée nue et attachée à un séchoir à linge, dehors dans sa cour, la bouche scotchée. Cause du décès : on avait projeté sur elle une lourde pierre, à plusieurs reprises. Elle avait de nombreuses contusions et fractures.
— Quelle horreur. Lisbeth, c'est vraiment monstrueux, tout ça.
— Et ce n'est que le début. Les initiales RL coïncident — tu trouves la citation ?
— C'est flagrant. « L'homme ou la femme qui parmi vous serait nécromant ou devin : ils seront mis à mort, on les lapidera, leur sang retombera sur eux. »
— Ensuite vient Lovisa Sjöberg à Ranmo près de Karlstad. C'est elle que Harriet désigne sous le nom de Magda. Son nom complet était Magda Lovisa, mais tout le monde l'appelait Lovisa.
Mikael écouta attentivement Lisbeth relater les détails bizarres du meurtre de Karlstad. Quand elle alluma une cigarette, il la questionna du regard en montrant le paquet. Elle le poussa vers lui.
— Le meurtrier s'était donc attaqué à la bête aussi ?
— La Bible dit que si une femme s'accouple avec un animal, tous deux seront mis à mort.
— Il est quand même fort peu probable que cette femme se soit accouplée avec une vache !
— La citation peut être interprétée au sens large. Il suffit qu'elle entre en contact avec un animal, ce qu'une fermière doit indéniablement faire tous les jours.
— D'accord. Continue.
— Le cas suivant sur la liste de Harriet est Sara. Je l'ai identifiée comme Sara Witt, trente-sept ans, domiciliée à Ronneby. Elle a été tuée en janvier 1964. On l'a retrouvée attachée dans son lit. Elle avait fait l'objet de graves sévices sexuels, mais la cause du décès était l'asphyxie. Elle a été étranglée. Le meurtrier a aussi allumé un incendie criminel. L'intention était que toute la maison brûle, mais, d'une part, le feu s'est éteint de lui-même, d'autre part, les pompiers sont arrivés très vite sur les lieux.
— Et le lien ?
— Ecoute un peu voir. Sara Witt était fille de pasteur et épouse de pasteur. Son mari était en déplacement justement ce week-end-là.
— « Si la fille d'un homme qui est prêtre se profane en se prostituant, elle profane son père et doit être brûlée au feu. » Bon. Ça colle avec la liste. Tu dis que tu as trouvé d'autres cas.
— J'ai trouvé trois autres femmes qui ont été tuées dans des circonstances tellement étranges qu'elles auraient dû figurer sur la liste de Harriet. Le premier cas est une jeune femme du nom de Liv Gustavsson. Elle avait vingt-deux ans et habitait à Farsta. C'était une passionnée de chevaux — elle faisait des compétitions et était assez douée. Elle avait aussi une petite animalerie avec sa sœur.
— Oui.
— On l'a trouvée dans la boutique. Elle était restée pour faire sa comptabilité et elle était seule. Elle a dû faire entrer le meurtrier de son plein gré. Elle a été violée et étranglée.
— Ça ne ressemble pas tout à fait à la liste de Harriet.
— Pas tout à fait, si ce n'était une chose. Le meurtrier a parachevé son affaire en enfonçant une perruche dans son vagin, puis en libérant tous les animaux qu'il y avait dans la boutique. Des chats, des tortues, des souris blanches, des lapins, des oiseaux. Même les poissons de l'aquarium. Tu imagines le spectacle épouvantable qu'a découvert sa sœur le lendemain matin.
Mikael hocha la tête.
— Elle a été tuée en août 1960, quatre mois après le meurtre de la fermière Magda Lovisa à Karlstad. Dans les deux cas, il s'agit de femmes que leur profession met en contact avec des animaux, et dans les deux cas, il y a eu des sacrifices d'animaux. La vache à Karlstad a survécu, certes, mais j'imagine que c'est assez difficile de tuer une vache avec un simple poinçon. Une perruche, c'est plus facile pour ainsi dire. Sans compter qu'il y a un autre sacrifice d'animal au palmarès.
— Lequel ?
Lisbeth parla de l'étrange « Meurtre au pigeon » de Lea Persson à Uddevalla. Mikael réfléchit en silence si longtemps que Lisbeth s'impatienta.
— D'accord, finit-il par dire. J'achète ta théorie. Il reste un cas.
— Un cas que j'ai trouvé. Je ne sais pas combien j'en ai loupé.
— Parle-m'en.
— Février 1966 à Uppsala. La victime la plus jeune était une lycéenne de dix-sept ans qui s'appelait Lena Andersson. Elle a disparu après une fête de sa classe et on l'a retrouvée trois jours plus tard dans un fossé dans la plaine d'Uppsala, assez loin de la ville. Elle avait été tuée ailleurs et transportée après sa mort.
Mikael hocha la tête.
— Ce meurtre a beaucoup fait jaser les médias, mais les circonstances exactes autour de sa mort n'ont jamais été rendues publiques. La fille avait été atrocement torturée. J'ai lu le rapport du légiste. On l'avait torturée avec du feu. Ses mains et ses seins étaient grièvement brûlés, et tout son corps était couvert de brûlures à différents endroits. Ils ont trouvé des taches de stéarine sur elle qui démontraient qu'on a dû utiliser une bougie, mais ses mains étaient tellement carbonisées qu'elles ont dû être maintenues dans un feu plus important. Pour finir, le meurtrier a scié sa tête et l'a lancée à côté du corps.
Mikael pâlit.
— Mon Dieu, dit-il.
— Je n'ai aucune citation biblique qui colle, mais il y a plusieurs passages qui parlent d'immolation et de sacrifice pour le péché, et à quelques endroits il est préconisé que l'animal de sacrifice — en général un taureau — soit dépecé de la sorte que la tête soit séparée de la graisse. L'utilisation de feu rappelle aussi le premier meurtre, celui de Rebecka ici à Hedestad.
QUAND LES MOUSTIQUES commencèrent leur danse du soir, Mikael et Lisbeth débarrassèrent la table de jardin et s'installèrent dans la cuisine pour continuer à parler.
— Que tu n'aies pas trouvé de citation biblique exacte ne veut pas dire grand-chose. Il ne s'agit pas de citations mais d'une parodie grotesque de ce que dit la Bible — ce sont plutôt des associations à des versets épars.
— Je sais. Ça manque même de logique, prends par exemple la citation comme quoi tous deux doivent être exterminés si un homme fait l'amour à une fille qui a ses règles. Si on interprète ça littéralement, le meurtrier aurait dû se suicider.
— Et tout ça nous mène à quoi ? demanda Mikael.
— Soit ta Harriet avait un drôle de hobby qui consistait à collectionner des citations bibliques pour les associer ensuite aux victimes de meurtres dont elle avait entendu parler... soit elle savait qu'il y avait un lien entre les meurtres.
— Entre 1949 et 1966, et peut-être aussi avant et après. Il y aurait donc eu un fou furieux de meurtrier sadique qui a rôdé avec une Bible sous le bras et tué des femmes pendant dix-sept ans sans que personne ait fait le rapprochement entre les meurtres. Ça paraît incroyable.
Lisbeth Salander repoussa sa chaise et alla chercher le café sur la cuisinière. Elle alluma une cigarette et souffla la fumée tout autour d'elle. Mikael jura intérieurement et lui vola encore une cigarette.
— Non, ce n'est pas du tout incroyable, dit-elle en dressant le pouce. Nous avons plusieurs douzaines de meurtres de femmes non résolus en Suède au XXe siècle. J'ai entendu un jour Persson, ce professeur en criminologie, dire à Recherché que les tueurs en série sont très rares en Suède, mais que nous en avons sûrement eu qui n'ont jamais été repérés.
Mikael hocha la tête. Elle leva un deuxième doigt.
— Ces meurtres ont été commis sur une très longue période et à des endroits très dispersés dans le pays. Deux ont eu lieu successivement en 1960, mais les circonstances étaient relativement différentes — une paysanne à Karlstad et une fille de vingt-deux ans dingue des chevaux à Stockholm.
Trois doigts.
— Il n'y a pas de schéma clair et net. Les meurtres ont été commis de façons différentes et il n'y a pas de véritable signature, par contre certains éléments reviennent à chaque fois. Des animaux. Du feu. Violences sexuelles aggravées. Et, comme tu l'as dit, une parodie de connaissances bibliques. Mais aucun enquêteur de la police n'a apparemment interprété les meurtres en partant de la Bible.
Mikael hocha la tête. Il l'étudia en douce. Avec son corps frêle, son débardeur noir, les tatouages et les anneaux sur la figure, Lisbeth Salander faisait vraiment désordre dans la maison des invités à Hedeby. Lorsqu'il essaya d'être sociable au cours du dîner, elle resta taciturne et répondit à peine. Mais quand elle travaillait, elle était pro jusqu'au bout des ongles. Son appartement à Stockholm avait un air de ruine après un bombardement, mais Mikael se devait de reconnaître que Lisbeth Salander était particulièrement bien ordonnée dans sa tête. Etrange !
— On a du mal à voir le rapport entre une prostituée à Uddevalla assassinée derrière un conteneur dans une friche industrielle et l'épouse du pasteur à Ronneby étranglée et victime d'un incendie criminel. A moins d'avoir la clé que Harriet nous a donnée, s'entend.
— Ce qui mène à la question suivante, dit Lisbeth.
— Comment Harriet a-t-elle bien pu être mêlée à cette merde ? Elle, une fille de seize ans qui vivait dans un milieu plutôt protégé.
— Il n'y a qu'une réponse, dit-elle.
Mikael hocha la tête de nouveau.
— Il y a forcément un lien avec la famille Vanger.
VERS 23 HEURES, ils avaient ressassé la série de meurtres et discuté des relations et des détails curieux au point que les pensées tournoyaient dans la tête de Mikael. Il se frotta les yeux et s'étira, et demanda à Lisbeth si elle avait envie de faire un tour dehors. Elle avait l'air de considérer ce genre d'exercice comme un gaspillage de temps, mais elle fit oui de la tête après avoir réfléchi un bref instant. Mikael suggéra qu'elle mette plutôt un pantalon à cause des moustiques.
Ils firent le tour par le port de plaisance, passèrent sous le pont en direction du promontoire de chez Martin Vanger. Mikael indiqua les différentes maisons et raconta qui habitait où. Il avait du mal à formuler ses pensées quand il montra la maison de Cécilia Vanger. Lisbeth le regarda en douce.
Ils passèrent devant le yacht tape-à-l'œil de Martin Vanger et arrivèrent sur le promontoire où ils s'assirent sur un rocher et partagèrent une cigarette.
— Il y a un autre lien entre les victimes, dit Mikael soudain. Tu y as peut-être déjà pensé.
— Quoi ?
— Les prénoms.
Lisbeth Salander réfléchit un moment. Puis elle secoua la tête.
— Toutes ont des prénoms bibliques.
— Ce n'est pas vrai, répondit Lisbeth vivement. Il n'y a ni Liv ni Lena dans la Bible.
Mikael secoua la tête.
— Il se trouve que si. Liv signifie « vivre », c'est-à-dire le sens biblique du prénom Eve. Et cogite un peu, Lisbeth — Lena, c'est une abréviation de quoi ?
Lisbeth Salander serra si fort les yeux qu'elle fut irritée et elle jura intérieurement. Mikael avait pensé plus vite qu'elle. Elle n'aimait pas ça.
— De Magdalena tout comme Magda. Autrement dit Madeleine, dit-elle.
— La pécheresse, la première femme, la Vierge Marie... les voilà toutes rassemblées. Cette histoire est suffisamment dingue pour faire péter les plombs à un psy. Mais en fait c'est à autre chose que je pense par rapport aux prénoms.
Lisbeth attendit patiemment.
— Ce sont également des prénoms féminins juifs traditionnels. La famille Vanger a eu plus que sa part d'antisémites cinglés, de nazis et de théoriciens de la conspiration. Harald Vanger, là-haut, a plus de quatre-vingt-dix ans et il était au meilleur de sa forme dans les années 1960. La seule fois où je l'ai rencontré, il a craché que sa fille était une putain. Il a manifestement des problèmes avec les femmes.
DE RETOUR A LA MAISON, ils se préparèrent des sandwiches et réchauffèrent le café. Mikael jeta un coup d'œil sur les quelque cinq cents pages que l'enquêteuse favorite de Dragan Armanskij avait produites.
— Tu as fait un travail de fouille fantastique en un temps record, dit-il. Merci. Et merci aussi d'avoir eu la gentillesse de venir jusqu'ici m'apporter ton rapport.
— Et ensuite, qu'est-ce qu'il se passe ? demanda Lisbeth.
— Je parlerai avec Dirch Frode demain matin pour qu'on s'arrange pour te payer.
— Ce n'est pas ce que je voulais dire.
Mikael la regarda.
— Eh bien... le travail de recherche pour lequel je t'ai engagée est terminé, dit-il avec prudence.
— Je n'en ai pas terminé avec cette histoire.
Mikael se pencha en arrière sur la banquette de la cuisine et rencontra ses yeux. Il ne put rien y détecter du tout. Pendant six mois il avait travaillé seul sur la disparition de Harriet et tout à coup il y avait quelqu'un d'autre — une enquêteuse habile — qui comprenait les implications. Il prit sa décision sur un coup de tête.
— Je sais. Cette histoire me rampe sous la peau à moi aussi. Je parlerai avec Dirch Frode demain. Nous t'embaucherons encore une semaine ou deux comme... hmm, assistante de recherche. Je ne sais pas s'il est prêt à payer le même tarif que ce qu'il paie à Armanskij, mais nous devrions bien réussir à lui faire aligner un mois de salaire correct.
Lisbeth Salander le gratifia soudain d'un sourire. Elle n'avait absolument pas envie d'être mise sur la touche et elle aurait volontiers fait le boulot pour rien.
— Je m'endors, dit-elle, puis elle gagna sa chambre sans rien dire de plus et ferma la porte.
Deux minutes plus tard elle ouvrit la porte et pointa la tête.
— Je crois que tu te trompes. Ce n'est pas un tueur en série malade qui a trop lu la Bible. C'est simplement un fumier ordinaire qui hait les femmes.
LISBETH SALANDER SE RÉVEILLA avant Mikael, vers 6 heures du matin. Elle mit de l'eau à chauffer pour le café et passa sous la douche. Quand Mikael se réveilla vers 7 h 30, il la trouva en train de lire son résumé du cas Harriet Vanger sur son iBook. Il arriva dans la cuisine, une serviette de bain autour de la taille, et se frotta les yeux pour enlever le sommeil.
— Le café est prêt, dit-elle.
Mikael regarda par-dessus son épaule.
— Ce document était protégé par un code d'accès, dit-il.
Elle tourna la tête et le regarda.
— Il faut trente secondes pour télécharger du Net un programme qui décrypte les codes de Word, dit-elle.
— On aura un entretien tous les deux sur la notion de ce qui t'appartient et ce qui m'appartient, dit Mikael, et il entra sous la douche.
Quand il revint, Lisbeth avait fermé l'ordinateur et l'avait remis en place dans la pièce de travail. Elle avait démarré son propre PowerBook. Mikael se sentit à peu près persuadé qu'elle avait déjà transféré tout le contenu de son ordinateur.
Lisbeth Salander était une droguée de l'informatique avec une conception hautement libérale de la morale et de l'éthique.
MIKAEL AVAIT JUSTE EU LE TEMPS de s'installer à la table du petit-déjeuner quand on frappa à la porte. Il alla ouvrir. Martin Vanger avait l'air tellement crispé que pendant une seconde Mikael crut qu'il venait annoncer la mort de Henrik Vanger.
— Non, Henrik va aussi bien qu'hier. Je viens pour autre chose. Est-ce que je peux entrer un moment ?
Mikael le fit entrer et le présenta à sa « collaboratrice » Lisbeth Salander. Elle jeta un demi-coup d'œil au grand patron avec un bref hochement de tête avant de retourner à son ordinateur. Martin Vanger salua automatiquement mais il avait l'air tellement distrait qu'il semblait à peine la remarquer. Mikael lui servit une tasse de café et lui dit de s'asseoir.
— De quoi il s'agit ?
— Tu n'es pas abonné à Hedestads-Kuriren ?
— Non. Je le lis de temps en temps au café Susanne.
— Alors tu n'as pas lu le journal d'aujourd'hui ?
— A t'entendre, on dirait que je devrais le faire.
Martin Vanger posa Hedestads-Kuriren sur la table devant Mikael. On lui avait consacré deux colonnes à la une comme amorce et la suite en page 4. Il fixa le titre.
LE JOURNALISTE CONDAMNÉ POUR DIFFAMATION SE CACHE A CÔTÉ DE CHEZ VOUS
Le texte était illustré d'une photo prise au téléobjectif depuis l'église de l'autre côté du pont et on voyait Mikael au moment où il sortait de sa maison.
Le reporter Conny Torsson avait fait de la belle ouvrage en concoctant son portrait dévastateur de Mikael. L'article récapitulait l'affaire Wennerström et soulignait que Mikael avait quitté Millenium la queue entre les jambes et qu'il venait de purger une peine de prison. Pour finir, le texte affirmait, selon la formule, que Mikael avait décliné l'offre de faire une déclaration à Hedestads-Kuriren. Le ton était tel que tout habitant de Hedestad ne pouvait que se dire qu'une Tête de Veau de la Capitale, un Individu Louche, rôdait dans le coin. Aucune des affirmations du texte n'était attaquable en justice, mais elles étaient tournées de manière à donner un éclairage suspect de Mikael ; la photo et le texte jouaient dans le registre description des terroristes politiques. Millenium était décrit comme un « journal d'agitation » peu crédible et le livre de Mikael sur le journalisme économique était présenté comme un ramassis d'affirmations visant à dénigrer des journalistes respectés.
— Mikael... les mots me manquent pour exprimer ce que je ressens en lisant cet article. Il est ignoble.
— Ça, c'est une commande, répondit Mikael calmement. Il scruta Martin Vanger du regard.
— J'espère que tu comprends que je n'ai rien à voir avec ça. J'ai avalé mon café de travers ce matin en lisant le journal.
— Qui ?
— J'ai passé quelques coups de fil tout à l'heure. Conny Torsson travaille comme remplaçant pour l'été. Mais il a fait ce boulot à la demande de Birger.
— Je ne savais pas que Birger avait de l'influence à la rédaction — sauf erreur, il n'est que conseiller municipal et homme politique.
— De façon formelle, il n'a aucune influence. Mais le rédacteur en chef de Kuriren est Gunnar Karlman, fils d'Ingrid Vanger de la branche Johan Vanger. Birger et Gunnar sont des amis proches depuis de nombreuses années.
— Je vois.
— Torsson sera viré immédiatement.
— Il a quel âge ?
— Je n'en sais rien. Pour tout dire, je ne l'ai jamais rencontré.
— Ne le licencie pas. Quand il m'a appelé, il paraissait assez jeune et assez peu expérimenté comme reporter.
— Mais ça ne se passera pas comme ça, sans aucune conséquence.
— Si tu veux mon avis, je trouve la situation un peu absurde lorsque le rédacteur en chef d'un journal qui est la propriété de la famille Vanger s'attaque à un autre journal auquel Henrik Vanger est associé et où toi tu sièges au CA. Le rédacteur en chef Karlman s'attaque donc à toi et à Henrik.
Martin Vanger pesa les paroles de Mikael mais secoua lentement la tête.
— Je comprends ce que tu veux dire. Je devrais mieux cerner les responsabilités. Karlman a des parts dans le groupe et il a toujours essayé de me tirer dans le dos, mais ceci ressemble plus à une vengeance de Birger parce que tu l'as pris de haut dans le couloir à l'hôpital. Pour lui, tu es un empêcheur de tourner en rond.
— Je le sais. C'est pour ça que je pense que Torsson est quand même le plus honnête dans l'affaire. Il en faut beaucoup pour qu'un jeune remplaçant dise non quand le rédacteur en chef lui ordonne d'écrire d'une certaine façon.
— Je pourrais exiger qu'on t'adresse des excuses publiques dans les pages de demain.
— Ne fais pas ça. Le seul résultat serait une lutte interminable qui rendrait la situation encore pire.
— Alors tu veux dire que je dois laisser tomber ?
— Oui, ce serait mieux. Karlman fera des histoires et au pire tu seras qualifié de salaud en ta qualité de propriétaire qui d'une façon illégale cherche à influencer la libre opinion du public.
— Excuse-moi, Mikael, mais je ne suis pas d'accord avec toi. Moi aussi j'ai le droit de formuler une opinion. Mon avis est que cet article pue — et j'ai l'intention de bien clarifier ce que j'en pense. Je suis malgré tout le suppléant de Henrik à la direction de Millenium et à ce titre je ne peux pas laisser passer ce genre d'insinuations.
— D'accord.
— Je vais donc demander un droit de réponse. Où je vais dépeindre Karlman comme un idiot. Tant pis pour lui.
— Vas-y, agis selon tes convictions.
— Pour moi il est important aussi que tu comprennes réellement que je n'ai rien à voir avec cette attaque infâme.
— Je te crois, dit Mikael.
— De plus, je n'ai pas vraiment envie de discuter de cela maintenant, mais ceci remet sur le tapis ce que nous nous sommes déjà dit. Il est important que tu te réinstalles à la rédaction de Millenium, pour que nous puissions montrer un front uni. Tant que tu seras absent, les ragots continueront bon train. Je crois en Millenium et je suis persuadé que nous pouvons gagner ce combat ensemble.
— Je comprends ton point de vue, mais maintenant c'est à mon tour de ne pas être d'accord avec toi. Je ne peux pas rompre mon contrat avec Henrik et le fait est que je n'en ai pas envie non plus. Je l'aime bien, tu sais. Et cette histoire de Harriet...
— Oui ?
— Je comprends que tu trouves ça pénible et je réalise que Henrik est obsédé par ça depuis des années.
— Entre nous, j'aime Henrik et il est mon mentor, mais en ce qui concerne Harriet, son obsession a pris des allures de manie à avoir raison envers et contre tout.
— Quand j'ai commencé ce boulot, j'avais l'impression que c'était un gaspillage de temps. Mais le fait est que contre toute attente nous avons trouvé du nouveau. Je crois que nous sommes près de faire une percée et qu'il sera peut-être possible de répondre à la question de ce qui est arrivé.
— Tu ne veux pas me dire ce que vous avez trouvé ?
— Selon les termes du contrat, je ne dois pas discuter de cela avec qui que ce soit sans l'accord personnel de Henrik.
Martin Vanger se tint le menton. Mikael lut du doute dans ses yeux. Puis Martin finit par se décider.
— D'accord, dans ce cas le mieux que nous ayons à faire, c'est de résoudre au plus vite l'énigme de Harriet. On n'a qu'à dire : Je te donne tout le soutien que je peux pour que tu termines le travail aussi vite que possible d'une façon satisfaisante et qu'ensuite tu retournes à Millenium.
— Bien. Je n'ai pas envie d'avoir à me battre contre toi aussi.
— Ça ne sera pas nécessaire. Tu as mon entier soutien. Tu peux venir me voir dès que tu veux si tu rencontres des problèmes. Je peux faire pression sur Birger pour qu'il ne mette pas des bâtons dans les roues. Et je vais essayer de calmer Cécilia.
— Merci. Il faut que je trouve un moyen de lui poser quelques questions et elle ignore mes tentatives de lui parler depuis un mois maintenant.
Martin Vanger sourit soudain.
— Vous avez peut-être d'autres choses à régler. Mais ce ne sont pas mes affaires.
Ils se serrèrent la main.
LISBETH SALANDER AVAIT ÉCOUTÉ en silence l'échange de répliques entre Mikael et Martin Vanger. Une fois Martin parti, elle saisit Hedestads-Kuriren et parcourut l'article.
Elle reposa le journal sans le moindre commentaire.
Mikael ne dit rien, il réfléchit. Gunnar Karlman était né en 1942, il avait donc vingt-quatre ans en 1966. Il faisait aussi partie des personnes présentes sur l'île lors de la disparition de Harriet.
APRÈS LE PETIT-DÉJEUNER, Mikael affecta sa collaboratrice à la lecture de l'enquête de police. Il fit un tri du matériel et lui passa les classeurs centrés sur la disparition de Harriet.
Il lui donna toutes les photos de l'accident sur le pont, ainsi que la longue synthèse qu'il avait rédigée à partir des investigations privées de Henrik.
Puis Mikael se rendit chez Dirch Frode et lui fit établir un contrat stipulant que Lisbeth était embauchée comme collaboratrice pour un mois.
En revenant à la maison des invités, il trouva Lisbeth dans le jardin, plongée dans l'enquête de police. Mikael entra réchauffer du café. Il la regarda par la fenêtre de la cuisine. On aurait dit qu'elle ne faisait que parcourir l'enquête superficiellement, elle ne consacrait que dix, tout au plus quinze secondes à chaque page. Elle feuilletait machinalement et Mikael fut surpris de voir qu'elle négligeait la lecture ; et cela ne le ravissait guère compte tenu de l'application avec laquelle il avait mené sa propre enquête. Il emporta deux tasses de café dans le jardin et se joignit à elle.
— Ce que tu as écrit sur la disparition de Harriet, tu l'as écrit avant de réaliser que nous pourchassions un tueur en série.
— C'est exact. J'ai noté ce qui m'a semblé important, des questions que je voulais poser à Henrik Vanger et ce genre de choses. Comme tu l'as sans doute remarqué, c'est assez mal structuré. Jusqu'à maintenant, en fait, j'ai tâtonné dans le noir tout en essayant d'écrire une histoire — un chapitre dans la biographie de Henrik Vanger.
— Et maintenant ?
— Auparavant, toutes les investigations ont été centrées sur Hedebyön. Maintenant je suis persuadé que cette histoire a commencé non pas sur l'île mais à Hedestad plus tôt dans la journée. Cela déplace la perspective.
Lisbeth hocha la tête. Elle réfléchit un moment.
— T'es doué, d'avoir trouvé ce truc avec les photos, dit-elle.
Mikael leva les sourcils. Lisbeth Salander ne semblait pas être du genre à prodiguer des louanges et Mikael se sentit étrangement flatté. D'un autre côté, du point de vue journalistique, c'était effectivement un exploit assez inhabituel.
— A toi maintenant de fournir les détails. Dis-moi le résultat de cette chasse à la photo que tu es allé chercher à Norsjö.
— Tu veux dire que tu n'as pas regardé cette photo-là dans mon ordinateur ?
— Je n'avais pas le temps. J'ai préféré regarder où tu en es dans tes pensées et les conclusions que tu tires.
Mikael soupira, démarra son iBook et ouvrit le dossier photos.
— C'est fascinant. La balade à Norsjö a été une avancée et une totale déception. J'ai trouvé la photo, mais elle ne dit pas grand-chose.
La dénommée Mildred Berggren a conservé toutes ses photos de vacances dans un album, où elle a soigneusement collé toute la collection. La photo à laquelle je pensais y était, prise avec une pellicule couleur bon marché. Trente-sept ans plus tard, la copie est assez pâle et jaunie, mais Mildred a aussi conservé les négatifs dans une boîte à chaussures. J'ai pu emprunter tous les négatifs de Hedestad et je les ai scannés. Voici ce que Harriet a vu.
Il cliqua sur un document titré HARRIET/bd-19.eps.
Lisbeth comprit sa déception. Elle vit une photo en plan large, assez mal cadrée, qui montrait des clowns dans le défilé de la fête des Enfants. En arrière-plan, on voyait le coin de la boutique de Sundström. Une dizaine de personnes se bousculaient sur le trottoir, entre les clowns et l'avant du camion suivant.
Mikael pointa du doigt.
— Je crois que c'est cet individu qu'elle a vu. D'une part parce que j'ai essayé de calculer ce qu'elle regardait en me basant sur son visage et l'angle dans lequel il était tourné — j'ai fait un croquis exact du carrefour — et d'autre part parce que c'est la seule personne qui semble regarder droit dans l'appareil photo. C'est-à-dire qu'il fixait Harriet.
Lisbeth vit un personnage flou un peu en retrait derrière les spectateurs, dans la rue transversale. Il portait une doudoune sombre avec une partie rouge sur les épaules et un pantalon sombre, sans doute un jean. Mikael zooma pour que le personnage remplisse tout l'écran à partir de la taille. L'image devint immédiatement encore plus floue.
— C'est un homme. Il mesure environ 1,80 mètre, corpulence normale. Cheveux cendrés mi-longs, pas de barbe. Mais il est impossible de distinguer les traits ou même d'estimer son âge. Ça peut être un adolescent comme un quinquagénaire.
— On peut bidouiller la photo...
— J'ai bidouillé la photo. J'ai même envoyé une copie à Christer Malm de Millenium, qui est un crack en traitement d'images. Mikael cliqua sur une autre photo. Ce que nous avons là est ce qu'on peut obtenir de mieux. L'appareil photo est tout simplement trop nul et la distance trop grande.
— Tu as montré cette photo à quelqu'un ? Les gens peuvent reconnaître l'attitude...
— Je l'ai montrée à Dirch Frode. Il n'a aucune idée de qui ça peut être.
— Dirch Frode n'est probablement pas le gars le plus vif à Hedestad.
— Non, mais c'est pour lui et Henrik Vanger que je travaille. Je veux montrer la photo à Henrik avant de commencer à la faire circuler.
— Il ne s'agit peut-être que d'un simple spectateur.
— C'est possible. Mais dans ce cas il a su déclencher une drôle de réaction chez Harriet.
DURANT LA SEMAINE qui suivit, Mikael et Lisbeth travaillèrent sur le cas Harriet pratiquement du réveil au coucher. Lisbeth continua à lire l'enquête et asséna toute une série de questions auxquelles Mikael essaya de répondre. Il ne pouvait y avoir qu'une seule vérité et chaque réponse peu claire, chaque donnée équivoque menèrent à des discussions approfondies. Ils consacrèrent une journée entière à vérifier les horaires des acteurs pendant l'accident sur le pont.
Lisbeth Salander laissait Mikael de plus en plus perplexe. Alors qu'elle ne faisait que parcourir superficiellement les textes de l'enquête, elle semblait continuellement s'arrêter aux détails les plus obscurs et les plus incompatibles.
Ils faisaient une pause chaque après-midi, quand la chaleur les empêchait de rester dans le jardin. A plusieurs reprises, ils allèrent se baigner dans le chenal ou boire un café à la terrasse du café Susanne. Susanne se mit à regarder Mikael avec une froideur ostensible. Il se rendit compte que Lisbeth n'avait pas vraiment l'air d'avoir l'âge requis et que malgré cela elle habitait chez lui, ce qui aux yeux de Susanne le transformait en un vieux en manque de chair fraîche. C'était désagréable.
Mikael continuait ses tours de jogging tous les soirs. Lisbeth ne faisait aucun commentaire sur ses exercices quand il revenait hors d'haleine à la maison. Courir à travers champs n'était apparemment pas l'idée qu'elle se faisait d'un loisir d'été.
— J'ai dépassé la quarantaine, lui dit Mikael. Je suis obligé de faire de l'exercice pour ne pas m'empâter complètement.
— Ah bon.
— Tu ne pratiques aucune activité physique ?
— Un peu de boxe de temps en temps.
— De la boxe ?
— Oui, tu sais, avec des gants.
Mikael alla prendre une douche et essaya d'imaginer Lisbeth sur un ring de boxe. Il n'était pas impossible qu'elle se moquât de lui. Une question indispensable s'imposait.
— Tu boxes dans quelle catégorie de poids ?
— Aucune. Je fais un peu de sparring contre les gars d'un club de boxe à Söder.
Pourquoi est-ce que je ne suis pas étonné ? pensa Mikael. Mais il constata qu'elle venait en tout cas de raconter quelque chose sur elle-même. Il n'avait toujours aucune donnée de base la concernant ; pourquoi elle avait commencé à travailler pour Armanskij, quelle était sa formation ou ce que faisaient ses parents. Dès que Mikael essayait de lui parler de sa vie privée, elle se fermait comme une huître et répondait par monosyllabes ou l'ignorait totalement.
UN APRÈS-MIDI, Lisbeth Salander posa soudain un classeur et regarda Mikael avec un pli entre les sourcils.
— Qu'est-ce que tu sais sur Otto Falk ? Le pasteur.
— Assez peu. J'ai rencontré le pasteur actuel, une femme, dans l'église quelques fois au début de l'année et elle m'a dit que Falk vit toujours mais qu'il est pensionnaire dans une maison de retraite à Hedestad. Alzheimer.
— Il est d'où ?
— D'ici, de Hedestad. Il a fait ses études à Uppsala et il avait dans les trente ans quand il est revenu.
— Il n'était pas marié. Et Harriet le voyait.
— Pourquoi tu demandes ça ?
— Je constate seulement que le flic, ce Morell, est assez indulgent avec lui lors des interrogatoires.
— Dans les années 1960, les pasteurs jouissaient encore d'un autre statut social. C'était tout naturel qu'il habite ici sur l'île, au plus près du pouvoir si je puis dire.
— Je me demande si les policiers ont vraiment passé au crible le presbytère. On voit sur les photos que c'était une grande bâtisse en bois, et il devait y avoir plein d'endroits où cacher un corps pendant quelque temps.
— C'est vrai. Mais rien dans la doc n'indique qu'il aurait un lien avec des meurtres en série ni avec la disparition de Harriet.
— Tu te trompes, dit Lisbeth Salander avec un petit sourire en coin. Premièrement il était pasteur, et les pasteurs sont bien placés pour avoir un rapport particulier avec la Bible. Deuxièmement, il est le dernier à avoir vu Harriet et parlé avec elle.
— Mais il s'est immédiatement rendu sur le lieu de l'accident et il y est resté plusieurs heures. On le voit sur plein de photos, surtout pendant le laps de temps où Harriet a dû disparaître.
— Bof, je me charge de démonter son alibi vite fait. Mais c'est à autre chose que je pensais. Nous sommes confrontés à un tueur de femmes sadique.
— Oui ?
— J'ai été... j'avais un peu de temps libre ce printemps et j'ai lu des choses sur les sadiques dans un tout autre contexte. Un des documents que j'ai lus était un manuel du FBI aux Etats-Unis, qui affirme qu'un nombre frappant de tueurs en série arrêtés viennent de foyers avec des dysfonctionnements et que dans leur enfance ils ont pris plaisir à torturer des animaux. De nombreux tueurs en série américains ont de plus été arrêtés pour incendie criminel.
— Sacrifice d'animaux et sacrifice par le feu, tu veux dire.
— Oui. Les animaux torturés et le feu interviennent dans plusieurs des cas notés par Harriet. Mais je pensais plutôt au presbytère qui a brûlé vers la fin des années 1970.
Mikael réfléchit un moment.
— C'est vague, finit-il par dire.
Lisbeth Salander hocha la tête.
— Je suis d'accord. Mais ça vaut d'être noté. Je ne trouve rien dans l'enquête sur la cause de l'incendie et j'aimerais beaucoup savoir s'il y a eu d'autres incendies mystérieux dans les années 1960. Ce serait intéressant aussi de se renseigner sur des cas éventuels de cruauté envers des animaux ou des amputations d'animaux dans la région à cette époque-là.
QUAND LISBETH ALLA SE COUCHER le septième soir à Hedeby, elle était légèrement irritée contre Mikael Blomkvist. Pendant une semaine, elle avait passé pratiquement chaque minute éveillée avec lui ; habituellement, sept minutes passées en compagnie de quelqu'un d'autre suffisaient à lui donner mal à la tête.
Elle avait constaté depuis longtemps que les relations sociales n'étaient pas son fort et elle s'était préparée à une vie de solitaire. Elle en était parfaitement satisfaite pourvu que les gens la laissent tranquille sans se mêler de ses affaires. Malheureusement, l'entourage était moins sage et avisé ; et cela l'obligeait continuellement à se bagarrer contre des autorités sociales, des autorités de protection de l'enfance et autre commission des Tutelles, contre le fisc, la police, les curateurs, des psychologues, des psychiatres, des professeurs et des videurs qui ne voulaient jamais la laisser entrer dans les boîtes de nuit bien qu'elle ait maintenant vingt-cinq ans (à part ceux du Moulin, qui la connaissaient). Il existait toute une armée de gens qui semblaient n'avoir rien de mieux à foutre que d'essayer de diriger sa vie et, si possible, de corriger la façon de vivre qu'elle avait choisie.
Très tôt, elle avait appris que ça ne servait à rien de pleurer. Elle avait aussi appris qu'à chaque occasion où elle avait cherché à alerter quelqu'un sur quelque chose dans sa vie, la situation n'avait fait qu'empirer. C'était donc à elle-même de résoudre ses problèmes avec les méthodes qu'elle jugeait nécessaires. Attitude dont maître Nils Bjurman avait fait les frais.
Mikael Blomkvist avait la même faculté irritante que tous les autres de venir fouiller dans sa vie privée et de poser des questions auxquelles elle ne voulait pas répondre. Sauf qu'il ne réagissait pas du tout comme la plupart des hommes qu'elle avait rencontrés.
Quand elle ignorait ses questions, il se contentait de hausser les épaules, lâchait le sujet et la laissait tranquille.
Stupéfiant.
La priorité de Lisbeth, quand elle avait pu s'emparer de son iBook le premier matin dans la maison, avait évidemment été de transférer toutes les données sur son propre ordinateur. De cette façon, ce serait moins grave s'il la virait ; elle aurait de toute façon accès au matériau.
Mais ensuite elle avait fait exprès de le provoquer en lisant ostensiblement les documents dans son iBook. Elle s'était attendue à un accès de rage. Il avait plutôt eu l'air résigné, avait grommelé une espèce de vanne sur elle et était allé se doucher, et il n'avait abordé le problème que plus tard. Drôle de mec. Elle en aurait presque tiré la conclusion qu'il avait confiance en elle.
Mais le fait qu'il soit au courant de ses talents de hacker était grave. Lisbeth Salander savait très bien que le terme juridique appliqué au type de piratage qu'elle pratiquait, professionnellement et pour son compte personnel, était l'intrusion informatique illégale et que celle-ci pouvait valoir jusqu'à deux ans de prison. C'était un point sensible pour elle — elle ne voulait pas être enfermée et une peine de prison signifierait très vraisemblablement qu'on lui confisquerait son ordinateur, et ainsi la seule occupation où elle excellait. Elle n'avait jamais envisagé de raconter à Dragan Armanskij ni à qui que ce soit comment elle faisait pour obtenir l'information qu'ils achetaient.
A part Plague et quelques rares personnes connectées qui comme elle s'occupaient de piratage à l'échelle professionnelle — et la plupart de ceux-ci ne la connaissaient que sous le pseudo de Wasp et ne savaient ni qui elle était ni où elle habitait —, seul Super Blomkvist était tombé sur son secret. Il l'avait démasquée parce qu'elle avait commis une erreur que même des débutants de douze ans dans la branche ne commettaient pas, ce qui prouvait que son cerveau était en train d'être rongé par les vers et qu'elle méritait le fouet. Mais il n'était pas devenu fou de rage et il n'avait pas crié à l'assassin — non, il l'avait embauchée.
Elle était donc vaguement irritée contre lui.
Ils venaient d'avaler un sandwich avant qu'elle se retire dans sa chambre, quand il lui avait soudain demandé si elle était un bon pirate. Et elle se surprit à répondre spontanément à la question.
— Je suis probablement la meilleure en Suède. Il y a peut-être deux ou trois autres personnes de mon niveau.
Elle n'avait aucune hésitation sur le degré de véracité de sa réponse. A une époque, Plague avait été meilleur qu'elle, mais elle l'avait dépassé depuis belle lurette.
En revanche, elle s'étonna elle-même de prononcer ces mots. Jamais elle ne l'avait fait auparavant. Elle n'avait même pas eu d'interlocuteur pour ce genre de conversation, et elle savoura soudain le fait qu'il semblait impressionné par ses connaissances. Ensuite, il avait gâché ce sentiment en posant la question problématique, à savoir comment elle avait appris le piratage.
Elle ne savait pas comment répondre. Je l'ai toujours su. Elle avait préféré aller se coucher sans dire bonne nuit.
Pour l'irriter encore davantage, Mikael ne parut pas réagir quand elle tourna les talons. De son lit, elle l'écouta bouger dans la cuisine, débarrasser et faire la vaisselle. Il restait toujours debout plus longtemps qu'elle, mais à présent il était manifestement aussi en train d'aller se coucher. Elle l'entendit dans la salle de bains, puis il entra dans sa chambre et ferma la porte. Un moment plus tard, elle entendit le grincement quand il se mit au lit, à cinquante centimètres d'elle, mais de l'autre côté de la cloison.
Pendant la semaine qu'elle avait passée chez lui, il n'avait pas essayé de la draguer. Il avait travaillé avec elle, avait demandé son opinion, lui avait tapé sur les doigts quand elle réfléchissait mal et avait apprécié ses objections lorsque c'était elle qui le corrigeait. Il l'avait ni plus ni moins traitée comme un être humain.
Elle réalisa soudain qu'elle aimait la compagnie de Mikael Blomkvist et peut-être même lui faisait confiance. Elle n'avait jamais fait confiance à personne, à part peut-être à Holger Palmgren. Mais pour de tout autres raisons. Palmgren avait été une bonne âme prévisible.
Elle se leva soudain, se mit devant la fenêtre et regarda nerveusement l'obscurité dehors. Ce qui la paralysait plus que tout, c'était de se montrer nue devant quelqu'un pour la première fois. Elle était persuadée que son corps rachitique était repoussant. Ses seins étaient pathétiques. Elle n'avait pas de hanches qui en vaillent le nom. A ses propres yeux, elle n'avait pas grand-chose à offrir. Mais à part cela, elle était une femme tout à fait normale, avec exactement les mêmes envies et pulsions sexuelles que les autres. Elle réfléchit pendant près de vingt minutes avant de se décider.
MIKAEL ÉTAIT COUCHÉ et avait ouvert un roman de Sara Paretsky quand il entendit la poignée de porte, puis il leva les yeux sur Lisbeth Salander. Elle s'était entortillée dans un drap et se tenait dans l'ouverture de la porte sans rien dire. Comme si elle réfléchissait.
— Quelque chose qui ne va pas ? demanda Mikael.
Elle fit non de la tête.
— Qu'est-ce que tu veux ?
Elle s'approcha de lui, prit son livre et le posa sur la table de nuit. Puis elle se pencha en avant et l'embrassa sur la bouche. Ses intentions ne pouvaient guère être plus nettement manifestées. Elle grimpa vite dans son lit et resta assise à le fixer d'un regard scrutateur. Elle mit une main sur le drap par-dessus son ventre. Comme il ne protestait pas, elle se pencha et mordilla l'un de ses tétins.
Mikael Blomkvist était totalement perplexe. Après quelques secondes, il la prit par les épaules et l'éloigna de façon à pouvoir voir son visage. Quant à lui, il n'était pas indifférent.
— Lisbeth... je ne sais pas si c'est une très bonne idée. On doit travailler ensemble.
— Je veux faire l'amour avec toi. Et ça ne me posera aucun problème pour travailler avec toi, par contre j'aurai un problème de taille avec toi si tu me fous à la porte maintenant.
— Mais on se connaît à peine.
Elle eut un rire soudain, bref, presque un toussotement.
— Quand j'ai fait mon ESP sur toi, j'ai pu constater que ce n'est pas ça qui t'a empêché avant. Au contraire, tu es de ceux qui ont du mal à rester à l'écart des femmes. Qu'est-ce qui ne va pas ? Je ne suis pas assez sexy pour toi ?
Mikael secoua la tête et essaya de trouver quelque chose d'intelligent à dire. Comme il ne répondait pas, elle repoussa le drap et s'installa à califourchon sur lui.
— Je n'ai pas de préservatifs, dit Mikael.
— On s'en fout.
QUAND MIKAEL SE RÉVEILLA, Lisbeth était déjà debout. Il l'entendit traficoter avec la cafetière dans la cuisine. Il était presque 7 heures. Il n'avait dormi que deux heures et resta les yeux fermés.
Il n'arrivait pas à cerner Lisbeth Salander. A aucun moment elle n'avait insinué, ne fût-ce que par l'intermédiaire d'un regard, qu'elle était un tant soit peu intéressée par lui.
— Bonjour, fit Lisbeth Salander à la porte. Elle sourit un peu, vraiment.
— Salut, dit Mikael.
— On n'a plus de lait. J'y vais, à la station-service. Ils ouvrent à 7 heures.
Elle pivota si vite que Mikael n'eut pas le temps de répondre. Il l'entendit se chausser, prendre son sac et son casque de moto, et disparaître par la porte d'entrée. Il ferma les yeux. Puis il entendit la porte se rouvrir et seulement quelques secondes plus tard elle se montra de nouveau à la porte. Cette fois-ci, elle ne souriait pas.
— Il faut que tu viennes voir, dit-elle d'une voix bizarre.
Mikael fut immédiatement debout et enfila son jean. Pendant la nuit, quelqu'un était venu leur faire un cadeau dont ils se seraient bien passés. Sur le perron gisait le cadavre à moitié carbonisé d'un chat dépecé. Les pattes et la tête du chat avaient été tranchées, le corps dépouillé, le ventre ouvert et les entrailles arrachées ; les restes étaient jetés à côté du cadavre, qui semblait avoir été grillé sur un feu. La tête du chat était intacte et avait été placée sur la selle de la moto de Lisbeth Salander. Mikael reconnut le pelage roux.
ILS PRIRENT LE PETIT-DÉJEUNER dans le jardin en silence et sans lait dans le café. Lisbeth avait sorti un petit appareil photo Canon digital et photographié la macabre mise en scène avant que Mikael arrive avec un sac-poubelle pour tout enlever. Il avait placé le chat dans le coffre arrière de la voiture qu'on lui prêtait, mais n'était pas très sûr de ce qu'il allait faire de ce cadavre. Logiquement, il devrait porter plainte pour cruauté envers les animaux, peut-être aussi pour menaces, mais il ne savait pas très bien comment expliquer pourquoi il y avait eu cette menace.
Vers 8 h 30, Isabella Vanger passa à pied et se dirigea vers le pont. Elle ne les vit pas ou fit semblant de ne pas les voir.
— Tu te sens comment ? demanda Mikael finalement à Lisbeth.
— Bien. Elle le regarda, interloquée. D'accord. Il aimerait que je sois sur les nerfs. Quand je trouverai le salaud qui a torturé à mort un pauvre chat innocent rien que pour nous filer un avertissement, je vais y aller à coups de batte de baseball.
— Tu penses que c'est un avertissement ?
— Tu as une meilleure explication ? Et ça veut dire quelque chose.
Mikael hocha la tête.
— Quelle que soit la vérité dans cette histoire, nous avons suffisamment inquiété quelqu'un pour que cette personne s'affole. Mais il y a un autre problème aussi, dit-il.
— Je sais. Il s'agit d'un sacrifice d'animal du même style que 1954 et 1960. Mais il semble impossible qu'un tueur qui était en activité il y a cinquante ans rôde et pose des animaux torturés devant ta porte.
— Les seuls à pouvoir figurer sur la liste dans ce cas sont Harald Vanger et Isabella Vanger. Il y a un certain nombre de parents âgés du côté de Johan Vanger, mais aucun n'habite la région.
Mikael soupira avant de poursuivre :
— Isabella est une peau de vache qui n'hésiterait sans doute pas à tuer un chat, mais je doute qu'elle ait passé son temps à tuer des femmes à la chaîne dans les années 1950. Harald Vanger... je ne sais pas, il semble tellement faible qu'il arrive à peine à marcher et j'ai du mal à croire qu'il soit sorti en douce la nuit pour trouver un chat et faire ça.
— A moins que ce ne soit deux personnes. Une vieille et une jeune.
Mikael entendit une voiture passer, leva les yeux et vit Cécilia Vanger disparaître au bout du pont. Harald et Cécilia, pensa-t-il. Mais l'idée contenait un grand point d'interrogation ; père et fille ne se voyaient pas et se parlaient à peine. Malgré la promesse de Martin Vanger de lui parler, elle n'avait toujours pas répondu à un seul des appels téléphoniques de Mikael.
— C'est forcément quelqu'un qui sait que nous fouillons et que nous avons fait des progrès, dit Lisbeth Salander en se levant et en rentrant dans la maison.
En revenant, elle était vêtue de sa combinaison de moto.
— Je pars pour Stockholm. Je serai de retour ce soir.
— Qu'est-ce que tu vas faire ?
— Chercher des trucs. Si un mec est assez dingue pour tuer un chat comme ça, il — ou elle, d'ailleurs — peut très bien nous tomber dessus la prochaine fois. Ou foutre le feu à la baraque pendant qu'on roupille. Je veux que tu ailles à Hedestad acheter deux extincteurs et deux détecteurs d'incendie aujourd'hui. L'un des extincteurs doit être au halon.
Sans rien dire de plus elle coiffa son casque, démarra la moto et disparut par le pont.
MIKAEL BALANÇA LE CADAVRE dans une poubelle à la station-service avant de se rendre à Hedestad acheter les extincteurs et les détecteurs d'incendie. Il rangea ses achats dans le coffre arrière de la voiture et rejoignit ensuite l'hôpital. Il avait appelé et fixé rendez-vous avec Dirch Frode à la cafétéria. Il raconta ce qui s'était passé le matin. Dirch Frode blêmit.
— Mikael, je n'avais jamais imaginé que cette histoire puisse devenir dangereuse.
— Pourquoi pas ? La mission était bien de démasquer un assassin.
— Mais qui pourrait... C'est de la pure folie. Si vous n'êtes pas en sécurité, toi et Mlle Salander, il faut tout arrêter. Je peux en parler à Henrik.
— Non. Surtout pas. N'allons pas provoquer un autre infarctus.
— Il demande tout le temps comment tu t'en sors.
— Dis-lui que je continue à débrouiller les fils.
— Qu'est-ce que vous comptez faire maintenant ?
— J'ai quelques questions. Le premier incident a eu lieu peu après l'infarctus de Henrik quand j'étais à Stockholm pour la journée. Quelqu'un a fouillé ma pièce de travail. C'était juste après que j'ai percé le code de la Bible et découvert les photos de la rue de la Gare. J'en avais parlé à toi et à Henrik. Martin était au courant puisque c'est lui qui m'a facilité l'accès à Hedestads-Kuriren. Qui d'autre était au courant ?
— Eh bien, je ne sais pas exactement à qui Martin avait parlé. Mais Birger et Cécilia le savaient aussi. Ils ont discuté de ta chasse aux photos entre eux. Même Alexander est au courant. Et puis aussi Gunnar et Helen Nilsson. Ils étaient venus rendre visite à Henrik et ils ont été mêlés à la conversation. Et Anita Vanger.
— Anita ? Celle de Londres ?
— La sœur de Cécilia. Elle a pris l'avion avec Cécilia quand Henrik a fait son infarctus, mais elle était descendue à l'hôtel et, pour autant que je sache, elle n'a pas mis les pieds sur l'île. Tout comme Cécilia, elle ne veut pas rencontrer son père. Mais elle est repartie il y a une semaine, quand Henrik est sorti des soins intensifs.
— Cécilia habite où ? Je l'ai vue ce matin quand elle a traversé le pont, mais sa maison est éteinte et fermée.
— Tu la soupçonnes ?
— Non, je demande seulement où elle habite.
— Elle habite chez son frère, Birger. De chez lui, on peut facilement aller à pied à l'hôpital.
— Sais-tu où elle se trouve en ce moment ?
— Non. En tout cas, elle n'est pas avec Henrik.
— Merci, dit Mikael et il se leva.
LA FAMILLE VANGER gravitait autour de l'hôpital de Hedestad. Dans le hall d'entrée, Birger Vanger se dirigeait vers les ascenseurs. Mikael n'avait pas envie de le croiser et il attendit qu'il ait disparu avant de sortir dans le hall. Mais il tomba sur Martin Vanger dans le sas d'entrée, presque exactement à l'endroit où il avait rencontré Cécilia Vanger lors de sa visite précédente. Ils se serrèrent la main.
— Tu es passé voir Henrik ?
— Non, j'ai juste vu Dirch Frode en vitesse.
Martin Vanger avait les yeux creux et un air fatigué. Mikael fut soudain frappé de voir qu'il avait considérablement vieilli depuis six mois qu'ils se connaissaient. La lutte pour sauver l'empire vangérien était coûteuse et la maladie soudaine de Henrik n'avait pas été encourageante.
— Comment ça va pour toi ? demanda Martin Vanger.
Mikael annonça d'emblée qu'il n'avait pas l'intention d'interrompre son séjour pour rentrer à Stockholm.
— Pas mal, merci. Ça devient chaque jour de plus en plus intéressant. Quand Henrik ira mieux, j'espère pouvoir satisfaire sa curiosité.
BIRGER VANGER HABITAIT un pavillon mitoyen en brique blanche de l'autre côté de la route, à cinq minutes seulement à pied de l'hôpital. Personne ne vint ouvrir quand Mikael sonna à la porte. Il appela sur le portable de Cécilia, mais n'obtint pas de réponse. Il resta un moment dans la voiture à tambouriner des doigts sur le volant. Birger Vanger était une page blanche dans la collection ; né en 1939, il n'avait que dix ans quand Rebecka Jacobsson avait été tuée. Il en avait vingt-sept, par contre, quand Harriet avait disparu.
Au dire de Henrik Vanger, Birger et Harriet ne s'étaient guère fréquentés. Birger avait grandi dans sa famille à Uppsala et il était venu à Hedestad pour travailler au sein du groupe, mais il avait laissé tomber quelques années plus tard pour s'investir dans la politique. Il se trouvait à Uppsala quand le meurtre de Lena Andersson avait été commis. Mikael n'arrivait pas à décortiquer l'histoire, mais l'incident avec le chat avait créé un sentiment de menace imminente et suggéré que le temps commençait à presser.
L'ANCIEN PASTEUR DE HEDEBY, Otto Falk, avait trente-six ans quand Harriet avait disparu. Il en avait soixante-douze aujourd'hui, plus jeune que Henrik Vanger mais dans une condition intellectuelle bien inférieure. Mikael le trouva à la maison de santé L'Hirondelle, un bâtiment de brique jaune plus haut sur les berges de la Hede à l'autre bout de la ville. Mikael se présenta à la réception et demanda à parler au pasteur Falk. Il expliqua qu'il savait que le pasteur souffrait de la maladie d'Alzheimer et se renseigna sur son degré de communicabilité. Une surveillante lui répondit que le pasteur Falk avait reçu son diagnostic trois ans auparavant et que l'évolution de sa maladie était brutale. Falk pouvait communiquer mais il avait une exécrable mémoire proche, ne reconnaissait pas certains membres de sa famille et était globalement en train d'entrer dans le brouillard. On mit aussi Mikael en garde contre des crises d'angoisse qui pouvaient frapper le vieil homme si on le harcelait avec des questions auxquelles il ne pouvait pas répondre.
Le vieux pasteur était assis sur un banc dans le jardin avec trois autres patients et un aide-soignant. Mikael passa une heure à essayer de parler avec lui.
Le pasteur Falk prétendit qu'il se souvenait très bien de Harriet Vanger. Son visage s'éclaircit et il la décrivit comme une fille charmante. Mikael se rendit vite compte cependant que le pasteur avait réussi à oublier qu'elle était disparue depuis bientôt trente-sept ans ; il parlait d'elle comme s'il venait de la voir et demanda à Mikael de lui transmettre son bonjour et de l'encourager à venir lui rendre visite. Mikael promit de le faire.
Quand Mikael aborda ce qui s'était passé le jour où Harriet avait disparu, le pasteur resta interloqué. Il ne se rappelait manifestement pas l'accident du pont. Pourtant, vers la fin de leur conversation, il mentionna quelque chose qui fit se dresser les oreilles de Mikael.
Mikael avait orienté la conversation sur l'intérêt de Harriet pour la religion, et le pasteur Falk devint soudain pensif. On aurait dit qu'un nuage était passé sur son visage. Il se mit à balancer d'avant en arrière un petit moment, puis regarda soudain Mikael et demanda qui il était. Mikael se présenta de nouveau et le vieil homme réfléchit encore un instant. Finalement, il secoua la tête et prit un air irrité.
— Elle est encore en train de chercher. Il faut qu'elle fasse attention et vous devez la mettre en garde.
— Contre quoi dois-je la mettre en garde ?
Le pasteur Falk devint soudain agité. Il secoua la tête, les sourcils froncés.
— Elle doit lire sola scriptura et comprendre sufficientia scripturae. Ce n'est que comme ça qu'elle pourra maintenir une sola fide. Joseph les exclut formellement. Ils n'ont jamais été inclus dans le canon.
Mikael ne comprit goutte mais nota assidûment. Ensuite le pasteur Falk se pencha vers lui et chuchota sur un ton confidentiel :
— Je crois qu'elle est catholique. Elle est éprise de magie et elle n'a pas encore trouvé son Dieu. Il faut la guider.
Le mot « catholique » avait apparemment une connotation négative pour le pasteur Falk.
— Je croyais qu'elle s'intéressait au pentecôtisme.
— Non, non, pas le pentecôtisme. Elle cherche la vérité interdite. Elle n'est pas une bonne chrétienne.
Là-dessus le pasteur Falk sembla oublier autant Mikael que leur conversation et se tourna pour parler avec l'un des autres patients.
MIKAEL FUT DE RETOUR sur l'île peu après 14 heures. Il passa frapper à la porte de Cécilia Vanger, mais sans succès. Il tenta son portable, mais n'obtint pas de réponse.
Il installa un détecteur d'incendie dans la cuisine et un dans le vestibule. Il plaça un des extincteurs près du poêle à côté de la porte de la chambre et l'autre près de la porte des toilettes. Puis il se prépara un déjeuner, composé de café et de sandwiches, et s'assit dans le jardin où il entra les notes de son entretien avec le pasteur Falk dans son iBook. Il réfléchit un long moment, puis il leva les yeux vers l'église.
Le nouveau presbytère de Hedeby était une villa moderne tout à fait normale, à quelques minutes de marche de l'église. Mikael frappa à la porte du pasteur Margareta Strandh vers 16 heures et expliqua qu'il venait demander conseil sur une question théologique. Margareta Strandh était une femme brune de l'âge de Mikael, vêtue d'un jean et d'une chemise de flanelle. Elle était pieds nus et avait du vernis rouge sur les ongles des orteils. Il l'avait déjà croisée au café Susanne à quelques reprises et lui avait parlé du pasteur Falk. Mikael fut très gentiment reçu et invité à venir s'asseoir dans son jardin, ainsi qu'à passer tout de suite au tutoiement.
Mikael raconta qu'il avait interrogé Otto Falk et donna ses réponses, en ajoutant qu'il n'en avait pas compris la signification. Margareta Strandh écouta et demanda ensuite à Mikael de répéter mot pour mot ce que Falk avait dit. Elle réfléchit un instant.
— Je suis entrée en fonction ici à Hedeby il y a trois ans seulement et je n'ai jamais rencontré le pasteur Falk. Il avait pris sa retraite plusieurs années auparavant, mais j'ai compris qu'il était assez traditionaliste. Ce qu'il t'a dit signifie à peu près qu'il faut s'en tenir uniquement aux écrits — sola scriptura — et qu'ils sont sufficientia scripturae. Cette dernière expression signifie pour les croyants traditionalistes la reconnaissance de l'Ecriture sainte comme seule source d'autorité. Sola fide signifie « la foi unique » ou « la foi pure ».
— Je vois.
— Tout cela reste pour ainsi dire de l'ordre des dogmes fondateurs. C'est en gros la base de l'Eglise et ça n'a rien d'extraordinaire. Il a simplement dit : Lis la Bible — elle donne suffisamment de connaissance et garantit la foi pure.
Mikael se sentit gêné.
— Maintenant permets-moi de te demander dans quel contexte cet entretien a eu lieu.
— J'ai posé des questions sur quelqu'un qu'il a connu il y a très longtemps et sur qui j'écris.
— Quelqu'un en quête religieuse ?
— Quelque chose dans ce genre.
— D'accord. Je crois que je comprends le rapport. Le pasteur Falk a dit deux autres choses — que Joseph les exclut formellement et qu'ils n'ont jamais été inclus dans le canon. Est-il possible que tu aies mal entendu et qu'il ait dit Josèphe au lieu de Joseph ? En fait ce sont les mêmes noms.
— Ce n'est pas impossible, dit Mikael. J'ai enregistré la conversation si tu veux écouter.
— Non, je ne pense pas que ce soit nécessaire. Ces deux phrases établissent de façon assez claire ce qu'il a voulu dire. Josèphe était un historien juif et la phrase ils n'ont jamais été inclus dans le canon indique probablement qu'ils n'ont jamais fait partie du canon hébraïque.
— Ce qui veut dire ?
Elle rit.
— Le pasteur Falk a affirmé que cette personne avait un engouement pour des sources ésotériques, plus précisément pour les apocryphes. Le mot apokryphos veut dire « caché » et les apocryphes sont donc les livres cachés que certains contestent fortement et que d'autres considèrent comme devant faire partie de l'Ancien Testament. Ce sont les livres de Tobie, Judith, Esther, Baruch, Sirach, les Maccabées et deux ou trois autres.
— Pardonne mon ignorance. J'ai entendu parler des apocryphes mais je ne les ai jamais lus. Qu'est-ce qu'ils ont de particulier ?
— En fait ils n'ont rien de particulier, à part qu'ils ont été écrits un peu plus tard que le reste de l'Ancien Testament. C'est pour cela que les apocryphes ont été rayés de la Bible hébraïque — non pas que les docteurs de la loi se soient méfiés de leur contenu mais simplement parce qu'ils ont été écrits après l'époque où l'œuvre de révélation de Dieu a été terminée. En revanche, les apocryphes figurent dans la vieille traduction grecque de la Bible. Du coup, par exemple, ils ne sont pas controversés dans l'Eglise catholique.
— Je vois.
— En revanche, ils sont particulièrement controversés dans l'Eglise protestante. A l'époque de la Réforme, les théologiens cherchaient à s'approcher au plus près de la vieille Bible hébraïque. Martin Luther a retiré les apocryphes de la Bible de la Réforme, et plus tard Calvin a soutenu que les apocryphes ne devaient en aucun cas servir de base pour des confessions de foi. Ils contiennent donc des affirmations qui contredisent claritas Scripturae — la clarté des Ecritures.
— Autrement dit, des livres censurés.
— Exactement. Les apocryphes soutiennent par exemple qu'on peut pratiquer la magie, que le mensonge est autorisé dans certains cas et ce genre d'affirmations, qui évidemment indignent les exégètes dogmatiques des Ecritures.
— Je vois. Si quelqu'un éprouve un engouement pour la religion, il n'est pas impossible que les apocryphes apparaissent sur sa liste de lecture, au grand dam d'un homme comme le pasteur Falk.
— Tout à fait. On est presque inévitablement confronté aux apocryphes si on s'intéresse à la Bible ou au catholicisme, et il est tout aussi probable que quelqu'un qui s'intéresse à l'ésotérisme d'une manière générale les lise.
— Est-ce que par hasard tu aurais un exemplaire des apocryphes ?
Elle rit une nouvelle fois. Un rire lumineux, amical.
— Bien entendu. Les apocryphes ont été édités par la commission biblique dans les années 1980 dans le cadre d'une étude nationale.
DRAGAN ARMANSKIJ SE DEMANDA ce qui pouvait bien se passer lorsque Lisbeth Salander demanda un entretien privé. Il ferma la porte et lui fit signe de s'asseoir dans le fauteuil des visiteurs. Elle expliqua que le travail pour Mikael Blomkvist était terminé — Dirch Frode allait payer avant la fin du mois — mais qu'elle avait décidé de poursuivre l'investigation. Mikael lui avait offert un salaire mensuel considérablement inférieur.
— En somme, je suis sur une affaire perso, dit Lisbeth Salander. Jusqu'à présent je n'ai jamais accepté de boulot qui ne provenait pas de toi, selon notre accord. Ce que je veux savoir, c'est ce qui va se passer dans notre relation si je prends des boulots de mon côté.
Dragan Armanskij écarta les mains.
— Tu es ton propre patron, tu peux prendre les boulots que tu veux et facturer comme tu veux. Je serai ravi que tu aies tes propres rentrées d'argent. Par contre, ce serait déloyal de ta part de détourner pour ton compte des clients que tu as rencontrés par notre intermédiaire.
— Ça n'entre pas dans mes projets. J'ai accompli le boulot selon le contrat que nous avons établi avec Blomkvist. Ce boulot-là est terminé maintenant. A présent, c'est moi qui tiens à rester sur le cas. Je l'aurais même fait gratuitement.
— Ne fais jamais rien gratuitement.
— Tu comprends ce que je veux dire. Je veux savoir où cette histoire va mener. J'ai persuadé Mikael Blomkvist de demander à Dirch Frode une convention complémentaire en tant que collaboratrice de recherche.
Elle tendit le contrat à Armanskij qui le parcourut.
— Avec ce salaire-là, tu peux tout aussi bien travailler pour rien. Lisbeth, tu es douée. Tu n'as pas à travailler pour de l'argent de poche. Tu sais que tu peux gagner bien plus que ça chez moi si tu acceptais un plein temps.
— Je ne veux pas travailler à plein temps. Mais, Dragan, je reste fidèle. Tu as été correct avec moi depuis que j'ai commencé ici. Je veux savoir si ce genre de contrat est OK pour toi, parce que je ne veux pas d'histoires entre nous.
— Je comprends. Il réfléchit un instant. Ton contrat est OK pour moi. Merci de m'avoir demandé. Si d'autres situations de ce type se présentaient à l'avenir, je tiens à ce que tu m'en parles pour qu'il n'y ait pas de malentendus.
Lisbeth Salander garda le silence pendant une minute ou deux, tout en soupesant s'il y avait quelque chose à ajouter. Elle épingla Dragan Armanskij du regard sans rien dire. Puis elle hocha la tête, se leva et partit, comme d'habitude sans dire au revoir. Une fois obtenue la réponse qu'elle attendait, tout l'intérêt qu'elle pouvait porter à Armanskij s'envola. Il sourit avec sérénité. Le fait qu'elle soit venue lui demander conseil signifiait un nouveau sommet dans le processus de sa sociabilisation.
Il ouvrit un dossier avec un rapport sur la sécurité dans un musée où l'on prévoyait une exposition d'impressionnistes français. Puis il posa le dossier et regarda la porte par laquelle Salander venait de sortir. Il la revoyait rire en compagnie de Mikael Blomkvist dans son bureau et se demanda si elle était en train de devenir adulte ou si c'était Blomkvist qui l'attirait. Il se sentit soudain inquiet aussi. Il n'avait jamais pu se débarrasser de l'impression que Lisbeth Salander était une victime parfaite. Et voilà maintenant qu'elle traquait un forcené dans un patelin perdu.
EN REMONTANT VERS LE NORD, Lisbeth Salander fit un crochet par la maison de santé d'Äppelviken pour voir sa maman. A part la visite du jour de la Saint-Jean, elle n'avait pas vu sa mère depuis Noël et elle culpabilisait de se donner si rarement le temps. Cette nouvelle visite quelques semaines plus tard seulement était un record.
Sa mère se trouvait dans la salle de séjour commune. Lisbeth resta un peu plus d'une heure et l'emmena faire une promenade jusqu'à la mare aux canards dans le parc devant l'établissement. Sa mère continua à confondre Lisbeth avec sa sœur. Comme d'habitude, elle n'était pas tout à fait présente mais la visite semblait l'agiter.
Quand Lisbeth dit au revoir, sa mère ne voulut pas lâcher la prise autour de sa main. Lisbeth promit de revenir bientôt, mais sa mère la regarda avec inquiétude et un air très malheureux.
On aurait dit qu'elle avait le pressentiment d'une catastrophe à venir.
MIKAEL PASSA DEUX HEURES dans le jardin derrière sa petite maison à feuilleter les apocryphes, sans arriver à d'autres conclusions que c'était un gaspillage de temps.
Par contre, une pensée le frappa. Il se demanda soudain si Harriet Vanger avait été si croyante que ça. Son intérêt pour les études bibliques datait de la dernière année avant sa disparition. Elle avait fait le lien entre un certain nombre de citations bibliques et une série de meurtres, et ensuite elle avait lu avec application non seulement la Bible mais aussi les apocryphes et s'était intéressée au catholicisme.
Avait-elle en fait mené la même enquête que celle que Mikael Blomkvist et Lisbeth Salander menaient trente-sept ans plus tard — était-ce la chasse à un tueur qui avait stimulé son intérêt plutôt qu'une foi ? Le pasteur Falk avait laissé entendre qu'à ses yeux en tout cas elle avait été quelqu'un qui cherche et pas une bonne chrétienne.
Il fut interrompu dans ses réflexions par Erika qui l'appela sur le portable.
— Je voulais seulement te dire que Lars et moi partons en vacances la semaine prochaine. Je serai absente un mois.
— Vous allez où ?
— A New York. Lars a une exposition et ensuite on pense aller aux Antilles. Un ami nous prête une maison à Antigua, on va rester deux semaines.
— Ça me paraît super. Amusez-vous bien. Et bonjour à Lars.
— Je n'ai pas pris de vraies vacances depuis trois ans. Le prochain numéro est prêt et nous avons presque terminé le numéro suivant. J'aurais voulu que tu supervises tout ça, mais Christer a promis de s'en charger.
— Il peut m'appeler s'il a besoin d'aide. Comment ça se passe avec Janne Dahlman ?
Elle hésita un instant.
— Il part en vacances la semaine prochaine. J'ai mis Henry comme secrétaire de rédaction temporaire. C'est lui et Christer qui mèneront la barque.
— D'accord.
— Je n'ai pas confiance en Dahlman. Mais il fait un effort. Je serai de retour le 7 août.
IL ÉTAIT BIENTÔT 19 HEURES et Mikael avait essayé d'appeler Cécilia Vanger cinq fois. Il lui avait envoyé un SMS lui demandant de le contacter, mais sans obtenir de réponse.
Il referma résolument les apocryphes, se mit en tenue de sport et ferma à clé la porte avant de partir pour son jogging quotidien.
Il suivit l'étroit sentier le long de la plage, puis il bifurqua dans la forêt. Il passa en force à travers fourrés et arbres déracinés aussi vite qu'il le put et il arriva épuisé à la Fortification, avec un pouls bien trop élevé. Il s'arrêta en bordure d'un coin au soleil et fit des étirements pendant quelques minutes.
Soudain il entendit une forte détonation, en même temps qu'une balle venait frapper le mur de béton à quelques centimètres de sa tête. Puis il ressentit une douleur à la racine des cheveux où des éclats avaient ouvert une plaie profonde.
Mikael resta pétrifié pendant ce qui lui sembla une éternité, incapable de comprendre ce qui venait de se passer. Puis il se jeta à plat ventre dans la tranchée et se fit un mal de chien en atterrissant sur l'épaule. Le deuxième coup de feu arriva juste au moment où il plongeait. La balle se ficha dans le mur en béton à l'endroit où il s'était tenu.
Mikael dressa la tête et regarda autour de lui. Il se trouvait à peu près au milieu de l'ouvrage de défense. A droite et à gauche, des passages étroits, profonds d'un mètre et couverts de végétation, couraient vers des abris de tir éparpillés sur une ligne de deux cent cinquante mètres de long. Courbé en deux, il se mit à courir vers le sud dans le labyrinthe.
Il entendit soudain résonner en lui la voix inimitable du capitaine Adolfsson lors d'un exercice d'hiver à l'école des chasseurs légers à Kiruna. Nom de Dieu, Blomkvist, baisse la tête si tu veux pas avoir le cul arraché par une balle !
Vingt ans plus tard, il se souvenait des exercices que le capitaine Adolfsson leur faisait faire.
Environ soixante mètres plus loin, il s'arrêta, le souffle coupé et le cœur palpitant. Il n'entendait pas d'autres bruits que sa propre respiration. L'œil humain perçoit les mouvements plus rapidement que les formes et les silhouettes. Pas d'affolement quand vous vous déplacez ! Mikael leva lentement les yeux à quelques centimètres au-dessus du bord de l'abri. Le soleil était juste en face de lui et l'empêchait de distinguer les détails, mais il ne perçut aucun mouvement.
Il baissa la tête et poursuivit jusqu'au dernier abri. Peu importe si l'ennemi a des armes très performantes. Tant qu'il ne peut pas vous voir, il ne peut pas vous toucher. A couvert, à couvert, à couvert ! On ne s'expose pas !
Mikael se trouvait maintenant à environ trois cents mètres des terres de la ferme d'Östergården. A quarante mètres devant lui s'étendait un bosquet broussailleux quasi impénétrable avec quantité de jeunes repousses. Mais pour atteindre ce bosquet en quittant la tranchée, il serait obligé de dévaler une pente où il serait totalement exposé. C'était la seule issue. Dans son dos, il y avait la mer.
Mikael s'accroupit et réfléchit. Il prit soudain conscience de la douleur à sa tempe et découvrit qu'il saignait abondamment et que son tee-shirt était trempé de sang. Des fragments de la balle ou des éclats du mur en béton avaient ouvert une plaie profonde à la racine des cheveux. Les plaies du cuir chevelu saignent toujours beaucoup et longtemps, pensa-t-il avant de se concentrer de nouveau sur sa situation. Un seul coup de feu aurait pu être un coup parti involontairement. Deux coups de feu signifiaient que quelqu'un avait essayé de le tuer. Il ne savait pas si le tireur était encore là-bas, le fusil rechargé et attendant qu'il se montre.
Il essaya de se calmer et de penser de façon rationnelle. Les choix qui s'offraient à lui étaient attendre ou essayer de quitter les lieux d'une façon ou d'une autre. Si le tireur était toujours embusqué, la deuxième possibilité ne convenait définitivement pas. Mais s'il attendait, le tireur pourrait tranquillement monter vers la Fortification, le trouver et le tuer à bout portant.
Il (ou elle ?) ne peut pas savoir si j'ai pris à droite ou à gauche. Fusil, peut-être pour la chasse à l'élan. Probablement avec lunette de visée. Ça signifiait que le tireur avait un champ de vision limité s'il guettait Mikael à travers la lentille.
Si vous vous retrouvez coincés, prenez l'initiative. C'est mieux que d'attendre. Il guetta le moment favorable et écouta les bruits pendant deux minutes, se hissa ensuite par-dessus le bord de la tranchée et dévala la pente aussi vite qu'il le put.
Un troisième coup de feu claqua quand il était à mi-chemin des broussailles, mais la balle le loupa grossièrement. L'instant après, il se jetait de tout son long dans le rideau de jeunes arbrisseaux et roulait à travers un océan d'orties. Il fut sur pied immédiatement et, plié en deux, il commença à s'éloigner du tireur. Au bout de cinquante mètres, il s'arrêta et écouta. Soudain, il entendit une branche craquer quelque part entre lui et la Fortification. Très doucement, il se glissa sur le ventre.
Sur les coudes, bordel ! Pas à quatre pattes ! avait aussi fait partie des expressions favorites du capitaine Adolfsson. Mikael parcourut les cent cinquante mètres suivants au ras du sol dans la végétation du sous-bois. Il avança sans faire de bruit, très attentif aux brindilles et aux branches. A deux reprises, il entendit des craquements soudains dans les broussailles. Le premier semblait venir de sa proximité immédiate, peut-être à vingt mètres à droite du point où il se trouvait. Il se figea et resta comme pétrifié. Au bout d'un moment il leva doucement la tête et guetta mais il ne vit personne. Il resta immobile longtemps, les nerfs en alerte, prêt à s'enfuir ou même à lancer une contre-attaque désespérée si l'ennemi venait droit sur lui. Le craquement qu'il entendit ensuite venait de beaucoup plus loin. Puis rien, silence.
Il sait que je suis ici. Mais s'est-il installé quelque part pour attendre que je commence à bouger ou bien s'est-il retiré ?
Mikael continua à avancer dans la végétation du sousbois, jusqu'à ce qu'il arrive à la clôture des pâturages d'Östergården.
Ici commençait l'autre moment critique. Un sentier longeait la clôture à l'extérieur. Il resta étendu de tout son long par terre et guetta. Il put entrevoir les bâtiments droit devant lui, à environ quatre cents mètres de distance sur un terrain en pente faible, et à droite des maisons il vit une douzaine de vaches en train de brouter. Comment se fait-il que personne n'ait entendu les coups de feu et ne soit venu voir ce qui se passe ? L'été. Ce n'est pas sûr qu'il y ait quelqu'un à la ferme en ce moment.
Pas question de s'aventurer sur le pâturage — il y serait totalement exposé —, cela dit, le sentier droit longeant la clôture était l'endroit où lui-même se serait posté pour avoir le champ libre pour tirer. Il se retira en douceur dans les fourrés jusqu'à ce qu'une forêt de pins clairsemés prenne la relève.
MIKAEL CONTOURNA LES TERRES d'Östergården et prit par le mont Sud pour rentrer. En passant la ferme, il put constater que la voiture n'y était pas. Il s'arrêta au sommet du mont Sud et contempla Hedeby. Les petits cabanons de l'ancien port des pêcheurs étaient occupés par des estivants ; quelques femmes en maillot de bain étaient en train de bavarder sur un ponton. Il sentit l'odeur d'un barbecue. Des enfants barbotaient dans l'eau autour des pontons.
Mikael consulta sa montre. 20 heures dépassées de peu. Les coups de feu avaient été tirés cinquante minutes plus tôt. Gunnar Nilsson arrosait son gazon, il était torse nu et en short. Ça fait combien de temps que tu es là, toi ? La maison de Henrik Vanger était vide à part la gouvernante Anna Nygren. La maison de Harald Vanger semblait déserte comme toujours. Il vit soudain Isabella Vanger assise dans le jardin derrière sa maison. Elle parlait avec quelqu'un. Il fallut une seconde à Mikael pour réaliser que c'était Gerda Vanger, née en 1922 et de santé fragile, qui habitait avec son fils Alexander dans une des maisons derrière celle de Henrik. Il ne l'avait jamais rencontrée, mais l'avait vue sur son terrain en quelques occasions. La maison de Cécilia Vanger semblait vide, mais soudain Mikael vit une lampe s'allumer dans sa cuisine. Elle est chez elle. Est-ce que le tireur pouvait être une femme ? Il ne doutait pas une seconde que Cécilia Vanger savait manier un fusil. Plus loin il vit la voiture de Martin Vanger sur l'esplanade devant sa maison. Ça fait combien de temps que tu es chez toi ?
Ou était-ce quelqu'un d'autre, à qui il n'avait même pas songé encore ? Frode ? Alexander ? Trop de possibilités.
Il descendit du mont Sud, suivit le chemin jusqu'au hameau et alla directement chez lui sans rencontrer personne. La première chose qu'il vit était la porte entrouverte de la maison. D'instinct, il se ramassa sur lui-même. Puis il sentit l'odeur de café et aperçut Lisbeth Salander par la fenêtre de la cuisine.
LISBETH ENTENDIT MIKAEL dans le vestibule et se tourna vers lui. Elle se figea. Le visage de Mikael était dans un état épouvantable, avec du sang étalé partout qui commençait à coaguler. Le côté gauche de son tee-shirt était trempé de sang.
— Ce n'est qu'une plaie du cuir chevelu, ça saigne vachement mais ce n'est pas grave, fit Mikael avant qu'elle ait eu le temps de dire quoi que ce soit.
Elle pivota et alla chercher la trousse de premiers secours dans le garde-manger, une trousse qui ne contenait que deux paquets de pansements, de l'antimoustique et une petite boîte de steri-strips. Il ôta ses vêtements et les laissa tomber par terre, puis il alla se regarder dans la glace de la salle de bains.
La plaie à la tempe s'étendait sur environ trois centimètres, elle était tellement profonde que Mikael put soulever un gros bout de chair. Ça saignait toujours et elle aurait probablement nécessité quelques points de suture, mais il s'en tirerait avec un simple strip, pensa-t-il. Il humecta une serviette et s'essuya le visage.
Il appuya la serviette sur la tempe pendant qu'il entrait sous la douche en fermant les yeux. Puis il cogna le carrelage si fort avec son poing qu'il se fit mal aux doigts. Salopard, pensa-t-il. Je t'aurai !
Lorsque Lisbeth toucha son bras, il sursauta comme s'il avait reçu une décharge et il la dévisagea avec une telle rage dans les yeux que, malgré elle, elle fit un pas en arrière. Elle lui donna un savon et retourna dans la cuisine sans un mot.
MIKAEL COLLA TROIS BOUTS de strip quand il eut fini de se doucher. Il entra dans sa chambre, mit un jean propre et un tee-shirt propre, et prit le dossier avec les photos qu'il avait sorties sur l'imprimante. La rage le faisait presque trembler.
— Tu restes ici, rugit-il à Lisbeth Salander.
Il se rendit chez Cécilia Vanger et posa la main sur la sonnette. Une minute et demie s'écoula avant qu'elle vienne ouvrir.
— Je ne veux pas te parler, dit-elle. Puis elle vit son visage, et le sang qui avait déjà commencé à suinter à travers les steri-strips. Qu'est-ce que tu t'es fait ?
— Laisse-moi entrer. Il faut qu'on parle.
Elle hésita.
— On n'a rien à se dire.
— A présent on a des choses à se dire et on peut les discuter soit ici sur le pas de la porte, soit dans la cuisine.
La voix de Mikael trahissait sa rage contenue et Cécilia Vanger fit un pas sur le côté et le laissa entrer. Il alla s'asseoir à la table de cuisine.
— Qu'est-ce que tu t'es fait ? demanda-t-elle de nouveau.
— Tu prétends que mes recherches de la vérité sur la disparition de Harriet Vanger sont un passe-temps thérapeutique pour Henrik. C'est possible, mais, il y a une heure, quelqu'un a essayé de me trouer le crâne et, la nuit dernière, quelqu'un a déposé un chat découpé en morceaux sur mon perron.
Cecilia Vanger ouvrit la bouche, mais Mikael l'interrompit.
— Cecilia, je m'en fous de savoir quelles sont tes idées fixes et ce qui te préoccupe et que tout à coup tu vois rouge dès que tu m'aperçois. Je ne t'approcherai plus après et tu n'auras pas à craindre que je t'importune ou que je te poursuive. Là, maintenant, j'aurais préféré ne jamais avoir entendu parler ni de toi ni de qui que ce soit de la famille Vanger. Mais je veux des réponses à mes questions. Plus tu réponds vite, plus vite tu seras débarrassée de moi.
— Que veux-tu savoir ?
— Primo : où étais-tu il y a une heure ?
Le visage de Cecilia s'assombrit.
— Il y a une heure j'étais à Hedestad. Je suis rentrée il y a une demi-heure.
— Est-ce qu'il y a des témoins pour l'attester ?
— Je n'en sais rien. Je n'ai pas à me justifier devant toi.
— Secundo : pourquoi as-tu ouvert la fenêtre de la chambre de Harriet Vanger le jour où elle a disparu ?
— Pardon ?
— Tu as entendu ma question. Pendant toutes ces années, Henrik a essayé de trouver qui avait ouvert la fenêtre de la chambre de Harriet, juste pendant les minutes critiques de sa disparition. Tout le monde a nié l'avoir fait. Quelqu'un ment.
— Et qu'est-ce qui te fait croire que c'était moi ?
— Cette photo, dit Mikael, et il lança la photographie floue sur la table.
Cecilia Vanger s'approcha de la table et regarda la photo. Mikael eut l'impression de lire de la surprise et de la peur. Elle leva les yeux sur lui. Mikael sentit soudain un petit filet de sang couler sur sa joue et tomber goutte à goutte sur son tee-shirt.
— Il y avait une soixantaine de personnes sur l'île ce jour-là, dit-il. Vingt-huit étaient des femmes. Cinq ou six avaient des cheveux mi-longs blonds. Une seule portait une robe claire.
Elle regarda intensément la photo.
— Et toi tu crois que c'est moi sur cette photo.
— Si ce n'est pas toi, j'aimerais vraiment savoir qui tu crois que c'est. Cette photo n'a pas été divulguée jusqu'à maintenant. Ça fait plusieurs semaines que je la détiens, mais je ne l'ai pas montrée à Henrik ni à personne d'autre parce que j'avais une peur bleue de faire de toi une suspecte ou de te faire du mal. Mais j'ai besoin d'avoir une réponse.
— Tu l'auras, ta réponse. Elle prit la photo et la lui tendit. Ce jour-là je ne suis pas allée dans la chambre de Harriet. Ce n'est pas moi sur cette photo. Je n'ai absolument rien à voir avec sa disparition.
Elle se dirigea vers la porte d'entrée.
— Tu as eu ta réponse. Maintenant je veux que tu t'en ailles. Je crois que tu devrais montrer cette plaie à un médecin.
LISBETH SALANDER le conduisit à l'hôpital de Hedestad. On lui fit deux points de suture et un gros pansement sur la plaie, et on lui donna une pommade à la cortisone pour les piqûres d'orties sur son cou et ses mains.
En quittant l'hôpital, pendant un long moment Mikael se demanda s'il ne devait pas aller voir la police. Il vit soudain les gros titres. « Le journaliste condamné pour diffamation cible d'un mystérieux sniper. » Il secoua la tête.
— On rentre à la maison, dit-il à Lisbeth.
Quand ils furent de retour sur l'île, il faisait nuit, ce qui allait très bien à Lisbeth Salander. Elle posa un sac de sport sur la table de cuisine.
— J'ai emprunté de l'équipement à Milton Security, et le moment est venu de s'en servir. Prépare du café en attendant.
Elle plaça les quatre détecteurs de mouvement à piles autour de la maison et expliqua que si quelqu'un s'approchait à moins de six, sept mètres, un signal radio déclencherait un bip qu'elle installa dans la chambre de Mikael. Simultanément, deux caméras vidéo ultrasensibles qu'elle avait placées dans des arbres devant et derrière la maison commenceraient à envoyer des signaux à un ordinateur portable qu'elle rangea dans le placard du vestibule. Elle dissimula les caméras avec du tissu sombre afin que seuls les objectifs apparaissent.
Elle plaça une troisième caméra dans un nichoir à oiseaux au-dessus de la porte. Pour y entrer le câble, elle perça un trou à travers le mur. L'objectif était dirigé vers la route et l'allée qui menait de la grille jusqu'à la porte d'entrée. La caméra prenait une photo à faible résolution par seconde, qu'elle stockait sur le disque dur d'un deuxième ordinateur portable dans le placard.
Ensuite, elle installa un paillasson avec capteurs de pression dans le vestibule. Si quelqu'un réussissait à déjouer les détecteurs de mouvement et entrait dans la maison, une alarme de cent quinze décibels se déclencherait. Lisbeth montra comment il fallait faire pour désactiver les détecteurs avec la clé d'un petit boîtier qu'elle avait placé dans le placard. Elle avait aussi emprunté des jumelles de vision nocturne qu'elle posa sur la table dans la pièce de travail.
— Tu ne laisses pas grand-chose au hasard, dit Mikael en lui remplissant sa tasse.
— Autre chose. Plus de jogging avant que nous ayons résolu tout ça.
— Crois-moi. J'ai perdu tout intérêt pour l'entraînement.
— Je ne plaisante pas. Cette affaire a commencé comme une énigme historique mais ce matin il y avait un chat mort sur le perron et ce soir quelqu'un a essayé de te trouer le crâne. On a débusqué quelqu'un.
Ils prirent un repas tardif avec au menu viandes froides et une salade de pommes de terre. Mikael se sentit soudain lessivé et il avait un mal de crâne terrifiant. Il n'arrivait plus à parler et alla se coucher.
Lisbeth Salander resta debout et continua à lire l'enquête jusque vers 2 heures du matin. La mission à Hedeby avait pris la tournure de quelque chose de menaçant et de compliqué à la fois.
MIKAEL SE RÉVEILLA à 6 heures parce que le soleil tombait droit sur son visage par les rideaux mal tirés. Sa tête était vaguement douloureuse et il sentit un élancement quand il tripota le pansement. Lisbeth Salander était allongée sur le ventre, un bras posé sur lui. Il regarda le dragon qui s'étendait sur son dos, depuis l'omoplate droite jusqu'à la fesse.
Il compta ses tatouages. En plus du dragon sur le dos et de la guêpe sur le cou, elle avait un cordon autour d'une cheville, un autre cordon autour du biceps gauche, un signe chinois sur la hanche et une rose sur le mollet. A part le dragon, tous les tatouages étaient petits et discrets.
Mikael descendit lentement du lit et tira le rideau. Il alla aux toilettes et revint au lit à pas feutrés, et essaya de s'y glisser sans réveiller Lisbeth.
Quelques heures plus tard, ils prirent le petit-déjeuner dans le jardin. Lisbeth Salander regarda Mikael.
— On a une énigme à résoudre. Comment on procède ?
— On va faire le bilan des données dont on dispose. On va essayer d'en trouver d'autres.
— Une des données est que quelqu'un de notre entourage cherche à t'atteindre.
— La question est de savoir pourquoi. Est-ce parce qu'on est en train de résoudre le mystère de Harriet ou parce qu'on a découvert un tueur en série inconnu jusque-là ?
— Ça doit être lié.
Mikael hocha la tête.
— Si Harriet a réussi à trouver qu'il y avait un tueur en série, c'était forcément quelqu'un de son entourage. Quand on prend la galerie de personnages des années 1960, il y avait au moins deux douzaines de candidats potentiels. Aujourd'hui il n'en reste pratiquement personne, à part Harald Vanger, et on ne va pas me faire croire que c'est lui, à bientôt quatre-vingt-quinze ans, qui court les bois avec un fusil. Il n'aurait pas la force de soulever une carabine à gros gibier. Tous sont soit trop vieux aujourd'hui pour être dangereux, soit trop jeunes pour avoir pu opérer dans les années 1950. Ce qui nous ramène à la case numéro un.
— A moins que deux personnes ne collaborent. Une vieille et une jeune.
— Harald et Cécilia. Je ne crois pas. Je pense qu'elle dit la vérité quand elle affirme que ce n'était pas elle à la fenêtre.
— Alors, qui c'est ?
Ils ouvrirent l'iBook de Mikael et passèrent l'heure suivante à examiner en détail tous ceux qu'on voyait sur les photos de l'accident du pont.
— J'imagine que tous les gens du village ont dû venir voir l'accident. C'était en septembre. La plupart portent des vestes ou des pulls. Une seule personne a des cheveux blonds longs et une robe claire.
— Cécilia Vanger apparaît sur beaucoup de photos. On a l'impression qu'elle se déplace en permanence. Entre les maisons et les gens qui regardent l'accident. Ici elle parle avec Isabella. Ici elle est avec le pasteur Falk. Ici elle est avec Greger Vanger, le frère intermédiaire.
— Attends, fit Mikael soudain. Qu'est-ce qu'il a à la main, Greger ?
— Un truc carré. On dirait une sorte de petite boîte.
— Mais c'est un Hasselblad. Lui aussi avait un appareil photo.
Ils firent défiler les photos encore une fois. On voyait Greger sur plusieurs photos, mais il était souvent caché. Sur une photo, on voyait très nettement qu'il avait une boîte carrée à la main.
— Je crois que tu as raison. C'est un appareil photo.
— Ce qui signifie qu'on peut se lancer dans une autre chasse aux photos.
— C'est bon, on laisse de côté pour l'instant, dit Lisbeth Salander. Permets-moi de formuler une hypothèse.
— Je t'en prie.
— Qu'est-ce que tu dis de ça : quelqu'un de la jeune génération sait que quelqu'un de la vieille génération était un tueur en série mais il ne veut pas que ce soit divulgué. L'honneur de la famille et tout ça. Cela voudrait dire qu'il y a deux personnes mêlées à l'histoire mais qu'elles ne bossent pas ensemble. Le tueur peut être mort depuis longtemps alors que notre persécuteur veut simplement qu'on largue toute l'affaire et qu'on se tire d'ici.
— J'y ai pensé, répondit Mikael. Mais pourquoi dans ce cas déposer un chat découpé en morceaux sur notre perron ? C'est une référence directe aux meurtres. Mikael tapota la Bible de Harriet. Encore une fois une parodie des lois sur les sacrifices par immolation.
Lisbeth Salander se pencha en arrière et regarda l'église tout en citant la Bible d'un air pensif. On aurait dit qu'elle parlait toute seule.
— « Puis il immolera le taureau devant Iahvé, et les fils d'Aaron, les prêtres, offriront le sang. Ils le feront couler sur le pourtour de l'autel qui se trouve à l'entrée de la Tente du Rendez-Vous. Il écorchera ensuite la victime, la dépècera par quartiers. »
Elle se tut et se rendit soudain compte que Mikael la regardait, le visage tendu. Il ouvrit la Bible au début du Lévitique.
— Tu connais le verset 12 aussi ?
Lisbeth se tut.
— Puis il le..., commença Mikael en hochant la tête pour l'inciter à continuer.
— « Puis il le dépècera par quartiers et le prêtre disposera ceux-ci, ainsi que la tête et la graisse, au-dessus du bois placé sur le feu de l'autel. » Sa voix était glaciale.
— Et le suivant ?
Elle se leva tout à coup.
— Lisbeth, tu as une mémoire photographique, s'exclama Mikael stupéfait. C'est pour ça que tu lis les pages de l'enquête en dix secondes.
La réaction fut quasi explosive. Son regard épingla Mikael avec une telle rage qu'il en resta interloqué. Puis les yeux de Lisbeth se remplirent de désespoir, elle se retourna soudain et partit vers la grille de jardin en courant.
— Lisbeth, appela Mikael tout surpris.
Elle disparut sur la route.
MIKAEL RENTRA SON ORDINATEUR dans la maison, activa l'alarme et ferma à clé la porte avant de partir à sa recherche. Il la trouva vingt minutes plus tard sur un ponton dans le port de plaisance, où elle trempait ses pieds dans l'eau tout en fumant une cigarette. Elle l'entendit arriver sur le ponton et il vit ses épaules se raidir un peu. Il s'arrêta à deux mètres d'elle.
— Je ne sais pas ce que j'ai fait de mal, mais je n'avais vraiment pas l'intention de te mettre dans cet état-là.
Elle ne répondit pas.
Il s'avança puis s'assit à côté d'elle et posa doucement la main sur son épaule.
— S'il te plaît, Lisbeth, parle-moi.
Elle tourna la tête et le regarda.
— Il n'y a rien à dire, dit-elle. Je suis un monstre, c'est aussi simple que ça.
— Je serais heureux si j'avais ne serait-ce que la moitié de ta mémoire.
Elle jeta le mégot dans l'eau.
Mikael resta silencieux un long moment. Que dois-je dire ? Tu es une nana tout à fait normale. Qu'est-ce que ça peut faire si tu es un peu différente ? Qu'est-ce que c'est que cette image de toi-même que tu trimballes ?
— Je t'ai sue différente des autres depuis la première seconde où je t'ai vue, dit-il. Et je vais te dire une chose. Ça fait un bail que spontanément j'ai autant aimé quelqu'un dès le premier instant.
Des enfants sortirent d'un cabanon en face dans le port et se jetèrent dans l'eau. Eugen Norman, l'artiste peintre avec qui Mikael n'avait pas encore échangé un seul mot, était assis sur une chaise devant sa maison en train de suçoter une pipe tout en contemplant Mikael et Lisbeth.
— J'ai très envie d'être ton ami, si tu veux de moi comme ami, dit Mikael. Mais c'est à toi de le décider. Je retourne à la maison. Tu n'as qu'à rentrer quand tu en auras envie.
Il se leva et la laissa tranquille. Il n'était qu'à mi-chemin dans la montée quand il entendit ses pas derrière lui. Ils rentrèrent ensemble en silence.
ELLE L'ARRÊTA AU MOMENT où ils arrivaient devant la maison.
— J'étais en train de formuler une pensée... on se disait que tout est une parodie de la Bible. D'accord, c'est un chat qu'il a dépecé, mais j'imagine que c'était pas simple de trouver un taureau. Il suit quand même la trame de base. Je me demande...
Elle leva les yeux vers l'église.
— ...les prêtres offriront le sang. Ils le feront couler sur le pourtour de l'autel qui se trouve à l'entrée de la Tente du Rendez-Vous...
Ils traversèrent le pont et montèrent vers l'église en regardant autour d'eux. Mikael vérifia la porte de l'église, qui était fermée à clé. Ils déambulèrent un petit moment à regarder au hasard les pierres tombales du cimetière et arrivèrent à la chapelle qui se trouvait près de l'eau. Mikael écarquilla les yeux. Ce n'était pas une chapelle, c'était un caveau. Au-dessus de la porte, des mots étaient gravés : Vanger puis une strophe en latin, qu'il ne savait pas déchiffrer.
— Pour reposer jusqu'à la fin des temps, dit Lisbeth Salander. Mikael la regarda. Elle haussa les épaules.
— Je l'ai déjà croisé quelque part, ce vers, dit-elle.
Mikael éclata de rire. Elle se figea et prit d'abord un air furieux, puis elle réalisa qu'il ne se moquait pas d'elle mais de ce que la situation avait de comique, et elle se détendit.
Mikael vérifia la porte. Elle était fermée à clé. Il réfléchit un instant et dit à Lisbeth de s'asseoir là pour l'attendre. Puis il alla frapper à la porte de Henrik, et Anna Nygren vint ouvrir. Il expliqua qu'il voulait regarder de plus près la chapelle mortuaire de la famille Vanger et demanda où Henrik gardait la clé. Anna eut l'air d'hésiter mais céda quand Mikael lui rappela qu'il travaillait directement pour Henrik. Elle alla chercher la clé dans son bureau.
Dès que Mikael et Lisbeth ouvrirent la porte, ils surent qu'ils avaient eu raison. La puanteur de cadavre brûlé et de restes carbonisés flottait, lourde, dans l'air. Mais le tortionnaire de chat n'avait pas fait de feu. Dans un coin, il y avait un chalumeau comme ceux qu'utilisent les skieurs pour farter leurs skis. Lisbeth sortit son appareil photo numérique d'une poche de sa jupe en jean et prit quelques photos. Elle emporta la lampe à souder.
— Ça peut devenir des preuves. Il a peut-être laissé des empreintes digitales, dit-elle.
— Bien sûr, on peut demander à tout les membres de la famille Vanger de nous fournir leurs empreintes digitales, ironisa Mikael. J'aimerais te voir essayer d'obtenir celles d'Isabella.
— Il y a des moyens, répondit Lisbeth.
Par terre, il y avait du sang en abondance, ainsi qu'une paire de cisailles qu'ils supposèrent avoir servi à couper la tête du chat.
Mikael regarda autour de lui. Une tombe principale surélevée était manifestement celle d'Alexandre Vangeersad, et quatre autres au sol abritaient les tout premiers membres de la famille. Ensuite, la famille Vanger avait apparemment opté pour l'incinération. Une trentaine de petites niches dans le mur portaient des noms de membres du clan. Mikael suivit l'histoire familiale dans l'ordre chronologique et se demanda où ils enterraient les membres qui ne trouvaient pas leur place dans la chapelle — ceux qui n'étaient peut-être pas considérés comme suffisamment importants.
— MAINTENANT ON EN EST SÛRS, dit Mikael quand ils retraversèrent le pont. C'est un fou furieux qu'on pourchasse.
— Explique.
Mikael s'arrêta au milieu du pont et s'appuya contre le parapet.
— Si c'était un cinglé ordinaire qui avait essayé de nous faire peur, il aurait tué le chat dans son garage ou dans la forêt. Lui, il est allé dans la chapelle familiale. Ça relève de l'obsession. Tu imagines le risque qu'il a pris. C'est l'été et les gens se promènent tard. Le chemin du cimetière est un raccourci fréquenté par les gens de Hedeby. Même si le type a fermé la porte, le chat n'a pas dû se laisser faire et ça devait sentir le brûlé.
— Le type ?
— Je vois mal Cécilia Vanger se balader avec un chalumeau.
Lisbeth haussa les épaules.
— Je n'ai confiance en aucun de ces barges, y compris le père Frode et ton Henrik. Ces gens sont tous capables de t'entuber. Alors, qu'est-ce qu'on fait maintenant ?
Il y eut un moment de silence. Puis Mikael posa la question.
— J'ai réussi à trouver pas mal de secrets te concernant. Combien de personnes savent que tu joues au hacker ?
— Personne.
— A part moi, tu veux dire.
— Où tu veux en venir ?
— Je veux savoir si tu es d'accord avec moi. Si tu me fais confiance.
Elle le regarda un long moment. Pour finir elle haussa de nouveau les épaules.
— Je n'y peux rien.
— Est-ce que tu me fais confiance ? insista Mikael.
— Pour l'instant, répondit-elle.
— Bien. On va faire une petite promenade jusque chez Dirch Frode.
TOUT EN SOURIANT POLIMENT, la femme de maître Frode, qui rencontrait Lisbeth Salander pour la première fois, ouvrit grands les yeux quand elle la vit, et elle leur indiqua le jardin derrière la maison. Frode s'illumina en voyant Lisbeth. Il se leva et salua avec courtoisie.
— Je suis content de te voir, dit-il. J'avais mauvaise conscience de ne pas t'avoir suffisamment exprimé ma gratitude pour le travail extraordinaire que tu as fait pour nous. Aussi bien cet hiver que maintenant.
Lisbeth le dévisagea avec méfiance.
— J'ai été payée pour, dit-elle.
— Il ne s'agit pas de ça. Je t'ai mal jugée quand je t'ai vue la première fois. Je voudrais m'en excuser.
Mikael fut surpris. Dirch Frode était capable de présenter ses excuses à une fille de vingt-cinq ans couverte de piercings et de tatouages pour quelque chose dont il n'avait même pas besoin de s'excuser. L'avocat grimpa soudain de quelques échelons dans l'estime de Mikael. Lisbeth Salander regardait droit devant elle et l'ignorait.
Frode se tourna vers Mikael.
— Qu'est-ce que tu t'es fait au front ?
Ils s'installèrent. Mikael résuma les événements des derniers jours. Quand il raconta que quelqu'un avait tiré sur lui trois coups de fusil, Frode bondit. Son indignation paraissait incontestable.
— Tout ça est de la pure folie. Il fit une pause et darda ses yeux sur Mikael. Je suis désolé, mais il faut que ça s'arrête. Je ne peux pas mettre vos vies en péril. Je dois en parler à Henrik et annuler le contrat.
— Assieds-toi, dit Mikael.
— Tu ne comprends pas...
— Ce que je comprends, c'est que Lisbeth et moi sommes arrivés si près du but que celui qui est derrière tout ça est paniqué et agit de façon irrationnelle. Lisbeth et moi, nous aimerions te poser quelques questions. Premièrement : combien y a-t-il de clés pour la chapelle funéraire de la famille Vanger et qui en possède une ?
Frode réfléchit un instant.
— A vrai dire, je n'en sais rien. Je dirais que plusieurs membres de la famille ont accès à la chapelle. Je sais que Henrik a une clé et qu'Isabella s'y rend parfois, mais je ne sais pas si elle a sa propre clé ou si elle emprunte celle de Henrik.
— Bon. Tu sièges toujours au CA du groupe Vanger. Existe-t-il des archives de l'entreprise ? Une bibliothèque ou quelque chose comme ça, où ils auraient conservé des coupures de presse et des informations sur le groupe d'année en année ?
— Oui. Au siège de la société à Hedestad.
— Nous devons y avoir accès. Existe-t-il aussi de vieux bulletins du comité d'entreprise et ce genre de matériau ?
— Je suis obligé de répondre encore une fois que je ne sais pas. Je n'ai pas mis les pieds aux archives depuis au moins trente ans. Mais je vais te mettre en contact avec une certaine Bodil Lindgren, elle est responsable de l'archivage de tous les papiers du groupe.
— Est-ce que tu peux l'appeler et t'arranger pour que Lisbeth puisse se rendre aux archives dès cet après-midi ? Elle veut lire toutes les vieilles coupures de presse qui concernent le groupe Vanger. Je dis bien tout. A elle de juger à mesure de ce qui peut avoir un intérêt.
— Ça doit pouvoir se faire. Autre chose ?
— Oui, Greger Vanger avait un Hasselblad à la main le jour de l'accident sur le pont. Cela signifie que lui aussi a pu prendre des clichés. Où se sont retrouvées ces photos après sa mort ?
— Va savoir, mais le plus naturel serait que sa veuve les ait gardées.
— Pourrais-tu...
— J'appelle Alexander et je lui pose la question.
— ET TU VEUX QUE JE CHERCHE QUOI ? demanda Lisbeth Salander quand ils quittèrent Frode et passèrent le pont pour revenir sur l'île.
— Des coupures de presse et des publications style bulletin du comité d'entreprise. Je veux que tu lises tout ce que tu peux trouver en relation avec les dates où les meurtres ont été commis dans les années 1950 et 1960. Note tout ce qui te fait réagir ou que tu trouves un tant soit peu bizarre. Je crois qu'il vaut mieux que ce soit toi qui te charges de cette manip. Tu as meilleure mémoire que moi, à ce que j'ai cru comprendre.
Elle lui flanqua un coup de poing très professionnel dans les côtes. Cinq minutes plus tard, sa petite cylindrée crépitait sur le pont.
MIKAEL SERRA LA MAIN d'Alexander Vanger. Celui-ci avait été en déplacement la plus grande partie du temps que Mikael avait passé à Hedeby et Mikael n'avait fait que le croiser rapidement. Il avait vingt ans quand Harriet a disparu.
— Dirch Frode m'a dit que vous vouliez regarder de vieilles photos.
— Votre père possédait un Hasselblad.
— C'est exact. Il existe toujours, mais personne ne s'en sert.
— Vous savez que je fais des recherches sur ce qui est arrivé à Harriet, à la demande de Henrik.
— C'est ce que j'ai cru comprendre. Il en est que cela ne réjouit pas vraiment.
— Fort possible. Vous n'êtes évidemment pas obligé de me montrer quoi que ce soit.
— Bof. Qu'est-ce que vous voulez voir ?
— Si votre père a pris des photos le jour de la disparition de Harriet.
Ils montèrent au grenier. Il fallut quelques minutes à Alexander pour localiser un carton rempli d'un tas de photos en vrac.
— Vous n'avez qu'à emporter toute la boîte, dit-il. S'il y en a, elles se trouvent forcément là-dedans.
MIKAEL PASSA UNE HEURE à trier les photos du carton que Greger Vanger avait laissé à sa mort. Pour illustrer la chronique familiale, le carton contenait quelques véritables bijoux, parmi lesquels un grand nombre de photos de Greger Vanger en compagnie du grand leader nazi suédois des années 1940, Sven Olof Lindholm. Mikael les mit de côté.
Il trouva plusieurs enveloppes contenant des photos que Greger Vanger avait manifestement prises lui-même et qui montraient différentes personnes et réunions de famille, ainsi que des photos de vacances typiques, pêche en torrent de montagne et un voyage en Italie avec la famille. Ils avaient entre autres visité la tour de Pise.
Il finit par trouver quatre photos de l'accident du camion-citerne. En dépit de son appareil d'excellente qualité, Greger était un piètre photographe. Soit les photos zoomaient sur le camion, soit elles montraient les gens de dos. Il ne trouva qu'une seule photo où l'on voyait Cécilia Vanger de trois quarts.
Mikael scanna les photos, tout en sachant qu'elles n'apporteraient rien de nouveau. Il remit tout dans le carton et mangea un sandwich en réfléchissant. Vers 15 heures, il alla voir Anna Nygren.
— Je voudrais savoir si Henrik a d'autres albums de photos que ceux qui font partie de ses recherches sur Harriet.
— Oui, Henrik s'est toujours intéressé à la photo, depuis qu'il était tout jeune, à ce que j'ai compris. Il a plein d'albums dans son cabinet de travail.
— Vous pourriez me les montrer ?
Anna Nygren hésita. C'était une chose de donner la clé de la chapelle funéraire — là, c'était Dieu qui régnait — et une autre de laisser Mikael entrer dans le cabinet de travail de Henrik Vanger. Parce que là, c'était le domaine du supérieur de Dieu. Mikael proposa à Anna d'appeler Dirch Frode si elle se sentait hésitante. Elle accepta finalement à contrecœur de laisser entrer Mikael. Un mètre linéaire de rayonnages tout en bas au ras du sol contenait uniquement des classeurs remplis de photographies. Mikael s'assit au bureau de Henrik et ouvrit le premier album.
Henrik Vanger avait conservé toutes sortes de photos de famille. Beaucoup dataient manifestement d'avant lui. Certaines des photos les plus anciennes remontaient aux années 1870 et montraient des hommes sévères et des femmes guindées. Il y avait des photos des parents de Henrik et d'autres membres de sa famille. Une photo montrait le père de Henrik fêtant la Saint-Jean avec des amis à Sandhamn en 1906. Une autre photo de Sandhamn montrait Fredrik Vanger et sa femme Ulrika en compagnie du peintre Anders Zorn et de l'écrivain Albert Engström autour d'une table avec des bouteilles débouchées. Il trouva un Henrik Vanger adolescent en costume sur une bicyclette. Il trouva le capitaine Oskar Granath qui, alors que la guerre battait son plein, avait transporté Henrik et sa bien-aimée Edith Löbach en sûreté à Karlskrona.
Anna lui monta un thermos de café. Il la remercia. Il arriva aux temps modernes et passa rapidement sur quelques photos qui montraient Henrik Vanger à la fleur de l'âge quand il inaugurait des usines ou serrait la main de Tage Erlander. Une photo du début des années 1960 montrait Henrik et le gros industriel et financier Marcus Wallenberg. Les deux capitalistes se regardaient d'un air bourru, l'entente cordiale ne régnait manifestement pas entre eux.
Il feuilleta plus loin et s'arrêta soudain sur une page que Henrik avait étiquetée Conseil de famille 1966, écrit au crayon. Deux photos couleur montraient des messieurs qui discutaient en fumant le cigare. Mikael reconnut Henrik, Harald, Greger et des gendres de Johan Vanger. Deux photos du dîner, où une quarantaine d'hommes et de femmes étaient à table et fixaient l'appareil photo. Mikael réalisa tout à coup que ces photos avaient été prises après le drame sur le pont mais avant qu'on se soit aperçu de la disparition de Harriet. Il étudia leur visage. C'était à ce dîner qu'elle aurait dû participer. L'un des hommes savait-il déjà qu'elle avait disparu ? Les photos n'apportaient bien entendu aucune réponse. Puis Mikael avala son café de travers. Il toussa et se redressa brutalement sur sa chaise.
Assise au petit côté de la table, vêtue de sa robe claire, Cécilia Vanger souriait à l'appareil photo. A côté d'elle était assise une autre femme blonde aux cheveux longs et vêtue d'une robe claire identique. Elles se ressemblaient tant qu'elles auraient pu être jumelles. Et soudain le morceau de puzzle trouva sa place. Ce n'était pas Cécilia Vanger à la fenêtre de Harriet — c'était sa sœur Anita, de deux ans sa cadette, aujourd'hui domiciliée à Londres.
Qu'est-ce qu'elle avait dit, Lisbeth ? Cécilia Vanger apparaît sur beaucoup de photos. On a l'impression qu'elle se déplace en permanence entre les groupes. Pas du tout. C'était deux personnes différentes et le hasard avait voulu qu'elles ne se retrouvent jamais sur la même photo. Sur les photos noir et blanc prises de loin, elles avaient l'air identiques. Henrik avait probablement tout le temps distingué les sœurs, mais pour Mikael et Lisbeth, elles avaient été à tel point semblables qu'ils avaient pensé à la même femme. Et personne n'avait relevé leur erreur puisqu'ils n'avaient jamais pensé à poser la question.
Mikael tourna les pages et sentit les cheveux se dresser dans sa nuque. C'était comme si un courant d'air glacial était entré balayer la pièce.
C'étaient des photos prises le lendemain, alors que les recherches de Harriet avaient commencé. Un jeune inspecteur de police, Gustaf Morell, donnait des instructions à un groupe avec deux agents de police en uniforme et une dizaine d'hommes en bottes rassemblés pour la battue. Henrik Vanger portait un imperméable qui s'arrêtait aux genoux et un chapeau anglais à larges bords.
Tout à gauche sur la photo se trouvait un jeune homme, un peu rond, avec des cheveux blonds mi-longs. Il portait une doudoune sombre avec une partie rouge sur les épaules. La photo était très nette. Mikael le reconnut immédiatement mais, pour être tout à fait sûr, il sortit la photo et descendit demander à Anna Nygren si elle le reconnaissait.
— Oui, bien sûr, c'est Martin. Il doit avoir environ dix-huit ans sur cette photo.
LISBETH SALANDER PARCOURUT dans l'ordre chronologique les différentes coupures de presse sur le groupe Vanger, année après année. Elle commença en 1949 et avança méthodiquement. Le problème était que les archives de coupures étaient gigantesques. Le groupe était mentionné dans les médias pratiquement tous les jours pendant la période en question — pas seulement dans les médias nationaux mais avant tout dans la presse locale. Se trouvaient là des analyses économiques, commentaires des syndicats, comptes rendus de négociations et menaces de grève, inaugurations d'usines et fermetures d'usines, bilans annuels, changements de directeurs, mises sur le marché de produits nouveaux... un flot d'informations. Clic. Clic. Clic. Son cerveau travaillait à plein régime quand elle mettait au point et assimilait l'information d'une vieille coupure.
Elle trimait depuis une heure, quand une idée lui vint en tête. Elle s'adressa à la responsable des archives, Bodil Lindgren, et demanda s'il existait un tableau des implantations des usines et sociétés Vanger dans les années 1950 et 1960.
Bodil Lindgren regarda Lisbeth Salander avec une méfiance et une froideur évidentes. Elle n'appréciait pas du tout qu'une personne totalement étrangère ait reçu l'autorisation de s'introduire dans les archives sacrées du groupe pour examiner ce qu'elle voulait. Et, de plus, une fille qui avait l'air d'une anarchiste de quinze ans complètement fêlée. Mais Dirch Frode lui avait donné des instructions claires et nettes. Il fallait laisser Lisbeth Salander regarder tout ce qu'elle voulait. Et c'était urgent. Bodil Lindgren alla rechercher les bilans annuels des années que Lisbeth avait demandées ; chaque bilan contenait une carte avec les tentacules du groupe partout en Suède.
Lisbeth jeta un regard sur la carte et nota que le groupe avait d'innombrables usines, bureaux et lieux de vente. Elle constata qu'à chaque endroit où un meurtre avait été commis se trouvait également un point rouge, parfois plusieurs, qui indiquaient le groupe Vanger.
Elle trouva le premier lien en 1957. Rakel Lunde, Landskrona, avait été retrouvée morte le lendemain du jour où la société V. & C. Constructions avait raflé une grosse commande de plusieurs millions de couronnes pour la construction d'un nouveau centre commercial dans la localité. V. & C. signifiait Vanger & Carlén Constructions, et faisait partie du groupe Vanger. Le journal local avait interviewé Gottfried Vanger qui était venu pour signer le contrat.
Lisbeth se souvint d'une chose qu'elle avait lue dans l'enquête de police jaunie aux archives départementales de Landskrona. Rakel Lunde, cartomancienne à ses heures, était femme de ménage. Elle avait travaillé à V. & C. Constructions.
A 19 HEURES, Mikael avait appelé Lisbeth une douzaine de fois et constaté autant de fois que son portable était coupé. Elle ne voulait pas être interrompue pendant qu'elle ratissait les archives.
Il faisait les cent pas dans la maison. Il avait sorti les notes de Henrik sur l'emploi du temps de Martin Vanger lors de la disparition de Harriet.
Martin Vanger était en dernière année de lycée à Uppsala en 1966. Uppsala. Lena Andersson, lycéenne de dix-sept ans. La tête séparée de la graisse.
Henrik l'avait mentionné à un moment donné, mais Mikael dut consulter ses notes pour trouver le passage. Martin avait été un garçon renfermé. Ils s'étaient fait du souci pour lui. Quand son père s'était noyé, sa mère Isabella avait décidé de l'envoyer à Uppsala — un changement de milieu, et il y était logé par Harald Vanger. Harald et Martin ? Ça ne collait pas.
Il n'y avait pas eu de place pour Martin Vanger dans la voiture pour la réunion de famille à Hedestad. Il avait loupé le train pour rejoindre la réunion. Il était arrivé tard dans l'après-midi et avait donc fait partie de ceux qui s'étaient trouvés coincés du mauvais côté du pont. Il n'était arrivé sur l'île que vers 18 heures, en bateau ; il avait été accueilli entre autres par Henrik Vanger lui-même. De ce fait, Henrik Vanger l'avait placé assez bas sur la liste des personnes qui auraient pu avoir un rapport avec la disparition de Harriet.
Martin Vanger affirmait qu'il n'avait pas rencontré Harriet ce jour-là. Il mentait. Il était arrivé à Hedestad plus tôt dans la journée et s'était trouvé dans la rue de la Gare, face à face avec sa sœur. Mikael pouvait réfuter son mensonge avec des photos qui étaient restées enterrées pendant près de quarante ans.
Harriet Vanger avait vu son frère et ça l'avait choquée. Elle avait rejoint l'île et avait essayé de parler avec Henrik Vanger, mais elle avait disparu avant que l'entretien ait pu avoir lieu. Qu'est-ce que tu avais l'intention de raconter ? Uppsala ? Mais Lena Andersson, Uppsala, n'était pas sur ta liste. Tu n'étais pas au courant.
L'histoire ne collait toujours pas pour Mikael. Harriet avait disparu vers 15 heures. Preuves à l'appui, Martin s'était trouvé de l'autre côté du pont à cette heure-là. On le voyait sur des photographies du parvis de l'église. Il était impossible qu'il ait pu faire du mal à Harriet Vanger sur l'île. Un morceau du puzzle manquait toujours. Un complice, alors ? Anita Vanger ?
LES ARCHIVES PERMETTAIENT à Lisbeth de constater que la position de Gottfried Vanger au sein du groupe avait changé au fil des ans. Il était né en 1927. A vingt ans, il avait rencontré Isabella et n'avait pas tardé à la mettre enceinte. Martin Vanger était né en 1948, et il n'y avait dès lors plus d'hésitation à avoir : il fallait que les deux jeunes se marient.
Gottfried en avait vingt-deux quand Henrik Vanger l'avait fait entrer au siège du groupe Vanger. Il était manifestement doué et on commençait à le considérer comme un futur dauphin. Il s'était assuré une place dans la direction vers vingt-cinq ans, en tant que directeur adjoint de la section du développement d'entreprises. Une étoile montante.
A un moment donné, vers le milieu des années 1950, sa carrière s'était arrêtée. Il buvait. Le mariage avec Isabella tournait au vinaigre. Les enfants, Harriet et Martin, en pâtissaient. Henrik a mis le holà. La carrière de Gottfried avait atteint son point culminant. En 1956, un autre poste de directeur adjoint au développement fut créé. Deux directeurs adjoints — un qui faisait le boulot pendant que Gottfried buvait et restait absent de longues périodes.
Mais Gottfried était toujours un Vanger, charmant de surcroît et beau parleur. A partir de 1957, sa tâche semblait être de parcourir le pays pour inaugurer des usines, résoudre des conflits locaux et montrer à tous que la direction du groupe se sentait concernée. Nous vous envoyons un de nos fils pour écouter vos doléances. Nous vous prenons au sérieux.
Elle trouva le deuxième lien vers 18 h 30. Gottfried Vanger avait participé à des négociations à Karlstad où le groupe Vanger avait racheté un commerce de bois. Le lendemain, on avait retrouvé la fermière Magda Lovisa Sjöberg assassinée.
Elle découvrit le troisième lien quinze minutes plus tard seulement. Uddevalla 1962. Le jour même où Lea Persson disparaissait, le journal local avait interviewé Gottfried Vanger au sujet d'une extension possible du port.
Trois heures plus tard, Lisbeth Salander avait constaté que Gottfried Vanger avait été présent sur les lieux pour au moins cinq des huit meurtres, les jours précédant ou suivant l'événement. Elle n'avait aucune information sur les meurtres de 1949 et 1954. Elle examina une photo de lui sur une coupure de presse. Un homme mince aux cheveux cendrés ; il avait quelque chose de Clark Gable dans Autant en emporte le vent.
En 1949, Gottfried avait vingt-deux ans. Le premier meurtre avait lieu en terrain connu. Hedestad. Rebecka Jacobsson, employée de bureau du groupe Vanger. Où est-ce que vous vous êtes rencontrés ? Qu'est-ce que tu lui as promis ?
Lorsque Bodil Lindgren voulut fermer et rentrer chez elle à 19 heures, Lisbeth Salander lui répondit sèchement qu'elle n'avait pas fini. Qu'elle rentre et lui laisse une clé, et elle fermerait en partant. La responsable des archives était maintenant tellement irritée qu'une jeune femme se permette de la commander qu'elle appela Dirch Frode pour demander des instructions. Frode décida au pied levé que Lisbeth pourrait rester toute la nuit si elle l'estimait nécessaire. Mme Lindgren aurait-elle la gentillesse d'avertir le gardien dans son bureau, pour qu'il puisse la faire sortir quand elle voudrait partir ?
Lisbeth Salander se mordit la lèvre inférieure. Le problème était évidemment que Gottfried Vanger s'était noyé un soir de soûlerie en 1965, alors que le dernier meurtre avait été commis à Uppsala en février 1966. Elle se demanda si elle s'était trompée en inscrivant la lycéenne de dix-sept ans, Lena Andersson, sur la liste. Non. Ce n'était pas exactement la même signature, mais c'était la même parodie biblique. Il y avait forcément un lien.
21 HEURES, LA NUIT VENAIT. L'air était plus frais et une petite bruine avait commencé à tomber. Mikael était assis à la table de la cuisine et tambourinait des doigts quand la Volvo de Martin Vanger traversa le pont et disparut en direction du promontoire. Cela poussa en quelque sorte les choses à leur extrême.
Mikael ne savait pas quoi faire. Tout son corps brûlait de poser des questions — de confronter. Une attitude certes peu raisonnable s'il soupçonnait Martin Vanger d'être un tueur fou qui avait assassiné sa sœur et une fille à Uppsala, et qui de plus avait essayé de tuer Mikael. Mais Martin Vanger fonctionnait aussi comme un aimant. Et il ne savait pas que Mikael savait, et Mikael pouvait très bien passer chez lui avec le prétexte... eh bien, de rendre la clé de la cabane de Gottfried ? Mikael verrouilla la porte et se dirigea vers le promontoire.
La maison de Harald Vanger était comme d'habitude plongée dans une obscurité totale. C'était éteint chez Henrik Vanger à part dans une chambre donnant sur la cour. Anna était allée se coucher. La maison d'Isabella était éteinte. Cécilia n'était pas chez elle. Il y avait de la lumière à l'étage de la maison d'Alexander Vanger, tandis que les deux maisons habitées par des gens qui n'étaient pas membres de la famille Vanger étaient éteintes. Il n'aperçut pas âme qui vive.
Hésitant, il s'arrêta devant la maison de Martin Vanger, sortit le portable et composa le numéro de Lisbeth Salander. Toujours pas de réponse. Il coupa son portable pour éviter qu'il ne sonne.
Des lampes étaient allumées au rez-de-chaussée. Mikael traversa la pelouse et s'arrêta à quelques mètres de la fenêtre de la cuisine, mais il ne vit aucun mouvement. Il fit le tour de la maison et s'arrêta à chaque fenêtre, mais il ne voyait pas Martin Vanger. En revanche, il découvrit que la porte pratiquée dans le portail du garage était entrouverte. Ne va pas faire l'imbécile, maintenant. Mais il ne put résister à la tentation d'y jeter un rapide coup d'œil.
La première chose qu'il vit, sur un établi de menuisier, était une boîte ouverte de munitions pour fusil de chasse. Ensuite il vit deux bidons d'essence par terre sous l'établi. Tu prépares une autre visite nocturne, Martin ?
— Entre, Mikael. Je t'ai vu venir sur la route.
Le cœur de Mikael s'arrêta. Il tourna lentement la tête et vit Martin Vanger dans la pénombre d'une porte qui menait à l'intérieur de la maison.
— C'était plus fort que toi, il fallait que tu viennes ici, c'est ça ?
La voix était calme, presque amicale.
— Salut Martin, répondit Mikael.
— Entre, répéta Martin Vanger. Par ici.
Il fit un pas en avant sur le côté et tendit la main gauche en un geste d'invitation. Il leva la main droite et Mikael vit un reflet de métal dépoli.
— Pour ton information, c'est un Glock. Ne fais pas de bêtises. A cette distance je ne risque pas de te louper.
Mikael s'approcha lentement. Quand il fut tout près de Martin Vanger, il s'arrêta et le regarda dans les yeux.
— Il fallait que je vienne. J'ai un tas de questions à te poser.
— Je comprends. Par la porte, là.
Mikael entra lentement dans la maison. Le passage menait au vestibule vers la cuisine mais, avant d'y arriver, Martin Vanger l'arrêta en posant une main légère sur son épaule.
— Non, pas dans la cuisine. Prends à droite. Ouvre la porte sur le côté.
La cave. Mikael avait descendu la moitié de l'escalier, quand Martin Vanger tourna un interrupteur et des lampes s'allumèrent. A droite se trouvait la chaufferie. D'en face, Mikael sentit une odeur de lessive. Martin Vanger le guida à gauche, dans un petit local avec de vieux meubles et des cartons. Tout au fond, il y avait encore une porte. Une porte sécurisée en acier avec une serrure multipoint.
— Tiens, dit Martin Vanger en lançant un trousseau de clés à Mikael. Ouvre.
Mikael ouvrit la porte.
— Il y a un interrupteur à gauche.
Mikael venait d'ouvrir la porte de l'enfer.
VERS 21 HEURES, Lisbeth alla se payer un café et un sandwich sous cellophane à un distributeur Selecta dans le couloir des archives. Elle continua à feuilleter de vieux papiers avec l'intention de trouver une trace de Gottfried Vanger à Kalmar en 1954. Elle fit chou blanc.
Elle envisagea d'appeler Mikael, mais décida de parcourir aussi les bulletins du personnel avant de s'en aller, ensuite ça suffirait pour ce soir.
LA PIÈCE MESURAIT environ cinq mètres sur dix. Mikael se dit que géographiquement elle était située sous le petit côté nord de la maison.
Martin Vanger avait aménagé sa chambre de torture privée avec soin. A gauche, des chaînes, des anneaux en métal au plafond et au sol, une table avec des courroies en cuir où il pouvait attacher ses victimes. Et puis un équipement vidéo. Un studio d'enregistrement. Au fond de la pièce se trouvait une cage en acier où ses hôtes pouvaient être emprisonnés de longues périodes. A droite de la porte, un lit et un coin télé. Sur une étagère, Mikael aperçut une grande quantité de films vidéo.
Dès qu'ils furent entrés dans la pièce, Martin Vanger pointa le pistolet sur Mikael et lui ordonna de se coucher à plat ventre par terre. Mikael refusa.
— Comme tu veux, dit Martin Vanger. Alors je te tire une balle dans le genou.
Il braqua son arme. Mikael capitula. Il n'avait pas le choix.
Il avait espéré que Martin relâche son attention un dixième de seconde — il savait qu'il gagnerait n'importe quelle bagarre contre Martin Vanger. Il avait eu une toute petite chance dans le passage à l'étage au-dessus lorsque Martin avait posé sa main sur son épaule, mais il avait hésité. Ensuite, Martin ne s'était pas approché. Sans rotule, il n'aurait pas la moindre chance. Il s'allongea par terre.
Martin s'approcha par-derrière et ordonna à Mikael de mettre ses mains dans le dos. Il les bloqua dans des menottes. Puis il commença à bourrer Mikael de coups de pied dans l'aine et à lui asséner de violents coups de poing.
Ce qui se passa ensuite fut comme un cauchemar. Martin Vanger oscilla entre rationalité et maladie mentale. Par moments, il semblait calme. L'instant d'après, il arpentait la cave comme un fauve en cage. Il balança plusieurs séries de coups de pied à Mikael. Tout ce que ce dernier put faire fut d'essayer de se protéger la tête et de recevoir les coups sur les parties molles du corps. Au bout de quelques minutes, une douzaine de blessures lui faisaient souffrir le martyre.
Durant la première demi-heure, Martin ne dit pas un mot et resta inaccessible à tout ce que Mikael put dire. Ensuite, il parut se calmer. Il alla chercher une chaîne qu'il passa autour du cou de Mikael et fixa par un cadenas à un anneau dans le sol. Il laissa Mikael seul pendant un bon quart d'heure. A son retour, il tenait une bouteille d'eau en plastique. Il s'assit sur une chaise et contempla Mikael en buvant.
— Puis-je avoir un peu d'eau ? demanda Mikael.
Martin Vanger se pencha sur lui et le laissa boire. Mikael avala goulûment.
— Merci.
— Toujours aussi poli, Super Blomkvist.
— Pourquoi tous ces coups de pied ? demanda Mikael.
— Parce que tu me mets dans une colère noire. Tu mérites d'être puni. Pourquoi est-ce que tu ne rentres pas tout simplement chez toi ? Ils avaient besoin de toi à Millenium. Je suis sérieux — nous aurions pu en faire un grand journal. Nous aurions pu travailler ensemble pendant de nombreuses années.
Mikael fit une grimace et essaya d'arranger son corps dans une position confortable. Il était sans défense. Tout ce qui lui restait était sa voix.
— Je suppose que tu insinues que cette occasion-là est passée, dit Mikael.
Martin Vanger rit.
— Je suis désolé, Mikael. Mais oui, tu as bien compris, tu vas mourir ici.
Mikael hocha la tête.
— Mais comment est-ce que vous avez fait pour me démasquer, bordel de merde, toi et cette zombie anorexique que tu as mêlée à tout ça ?
— Tu as menti sur ton emploi du temps le jour où Harriet a disparu. Je peux prouver que tu étais à Hedestad au défilé de la fête des Enfants. Tu as été photographié en train de regarder Harriet.
— C'est pour ça que tu es allé à Norsjö ?
— Oui, pour chercher la photo. Elle a été prise par un couple qui se trouvait à Hedestad par hasard. Ils s'étaient simplement arrêtés au passage.
Martin Vanger secoua la tête.
— C'est du baratin, dit-il.
Mikael réfléchissait intensément à ce qu'il pourrait dire pour empêcher ou au moins retarder sa mise à mort.
— Où se trouve cette photo maintenant ?
— Le négatif ? Il est dans mon coffre à la Handelsbank, ici à Hedestad... tu ignorais que j'ai un coffre à la banque ? Il mentait avec aisance. Les copies se trouvent un peu partout. Dans mon ordinateur et celui de Lisbeth, dans le serveur d'images de Millenium et dans le serveur de Milton Security où Lisbeth travaille.
Martin Vanger se tut un moment, essayant de déterminer si Mikael bluffait ou pas.
— Qu'est-ce qu'elle sait, la môme Salander ?
Mikael hésita. Lisbeth Salander était pour le moment son seul espoir de salut. Qu'allait-elle faire en rentrant à la maison et en découvrant qu'il n'y était pas ? Il avait posé la photo de Martin Vanger vêtu de sa doudoune sur la table de cuisine. Allait-elle faire le lien ? Allait-elle sonner l'alarme ? Elle n'est pas du genre à appeler la police. Le cauchemar serait qu'elle se rende chez Martin Vanger, sonne à la porte et exige de savoir où se trouvait Mikael.
— Réponds, dit Martin Vanger d'une voix glaciale.
— J'imagine que Lisbeth en sait à peu près autant que moi, peut-être plus même. Je dirais qu'elle en sait plus que moi. Elle est futée. C'est elle qui a fait le lien avec Lena Andersson.
— Lena Andersson ? Martin Vanger eut l'air perplexe.
— L'adolescente que tu as torturée à mort à Uppsala en février 1966. Ne me dis pas que tu l'as oubliée.
Le regard de Martin Vanger s'éclaircit. Pour la première fois il avait l'air ébranlé. Il ne savait pas que quelqu'un avait fait ce lien-là — Lena Andersson ne figurait pas dans le carnet de téléphone de Harriet.
— Martin, dit Mikael d'une voix aussi stable que possible. Martin, c'est fini. Tu peux peut-être me tuer, mais c'est fini. Trop de gens sont au courant et cette fois-ci tu seras coincé.
Martin Vanger fut rapidement debout et se mit de nouveau à arpenter la pièce. Il balança soudain son poing contre le mur. Je dois me rappeler qu'il est irrationnel. Le chat. Il aurait pu trucider le chat ici, mais il l'a emmené dans la chapelle familiale. Il n'agit pas de façon rationnelle. Martin Vanger s'arrêta.
— Je crois que tu mens. Il n'y a que toi et Salander qui êtes au courant. Vous n'avez parlé à personne, sinon la police aurait déjà débarqué. Un bon incendie dans la maison des invités et les preuves partiront en fumée.
— Et si tu te trompes ?
Il sourit soudain.
— Si je me trompe, c'est réellement fini. Mais je n'en crois rien. Je parie que tu bluffes. Quel choix est-ce que j'ai ? Il réfléchit. C'est cette foutue pétasse qui m'embarrasse. Il faut que je la trouve.
— Elle est partie à Stockholm ce midi.
Martin Vanger éclata de rire.
— Ah oui. Alors dans ce cas pourquoi a-t-elle passé la soirée aux archives du groupe Vanger ?
Le cœur de Mikael bondit dans sa poitrine. Il savait. Il savait depuis le début.
— C'est exact. Elle devait faire un tour aux archives et ensuite partir pour Stockholm, répondit Mikael aussi calmement qu'il le put. Je ne savais pas qu'elle était restée si longtemps.
— Arrête. La responsable des archives m'a fait savoir que Dirch Frode lui a donné l'ordre de laisser Salander rester là aussi tard qu'elle voulait. Cela signifie qu'elle rentrera à un moment ou un autre cette nuit. Le gardien m'appellera dès qu'elle quittera les bureaux.