PARTIE
DÉCLARÉE NULLE ET NON AVENUE PAR L’AUTEUR

CHAPITRE

— Oui, dis-je, il est là et je vous le passe.

Je brandis le combiné à l’intention de messire Béru par-dessus le burlingue. Il l’empare en questionnant :

— C’est qui est-ce-t-il ?

— Une dame, évasivé-je ; quelqu’un de bien qui rote en parlant et ne commet que trois fautes de français par phrase.

Le Gravos se met à nettoyer l’écouteur avec les poils qui lui jaillissent de l’oreille droite. Instantanément, sa face avenante se crispe.

— Caisse y t’a permis d’m’appeler, vérole ? demande l’Affable du village. Ne t’ai-je point-il dit qu’j’vous interdisais d’m’recauser jamais, toi et ton fumier d’mec ? J’vous aye avertis qu’si qu’on s’rencontrererait par hasard, j’lu r’ferais un’ tête d’un mèt’ cube carré comme la dernière fois qu’on s’est vus ! Et qu’à tézigue, j’t’enfilrerais vingt centimètes de ma godasse dans l’oigne, manière d’t’ dégager les voies respiratoires !

Lui qui ne sait parler sans tonitruer, voilà qu’il s’exprime doucement, d’un ton feutré. Visiblement, le cher homme est en proie à un terrifiant courroux. Une rogne souterraine, grondante, pour tout dire implacable.

Cette attitude m’inquiète. Béru papelard, Béru doucereux dans sa férocité ressemble aux prémices d’un séisme de forte magnitude. Je l’ai rarement vu drapé dans cette froideur vénéneuse. Elle annonce de puissantes modifications en cours. L’homme abrite des bouleversements annonciateurs d’extrêmes calamités.

Son interlocutrice place une tirade qui, sans doute, se veut plaidoyeuse, mais qui glisse sur la rogne du Gros comme une chandelle de foutre sur la cuisse d’une péripatéticienne. Lorsque sa correspondante s’interrompt pour approvisionner ses poumons en agent de la respiration inodore, incolore et sans saveur, mon sublime ami remonte au créneau :

— Que vous fussassiez dans la merde, toive et ton pourri, j’en aye tristement rien à cirer, la mère ! Pour bien t’faire comprende : j’vous verrerais étendus su’ la route, l’bide ouvert du sesque au menton, j’m’content’rais d’faire un grand pas pour éviter d’salir mes targettes, comprends-tu-t-il bien ? J’pourrais avoir pitié d’un cancrelat, à la rigueur porter s’cours à un’vipère qui s’est faite décapiter les pattes par une faucheuse ; mais lever l’p’tit doigt pour vous arracher d’une citerne emplille d’vitriol, c’t’hors d’question. Alors fais-moi plus chier et dégage : tu souilles un’ligne téléphonique pour erien !

Il s’apprête à raccrocher mais stoppe son geste, fasciné par la survenance d’une individue en laquelle je reconnais lady Berthe, sa femme bien-aimée.

Berthe en Majesté.

Isabeau de Bavière à la Foire du Trône !

Elle porte une robe rouge sang, à manches gigot noires, agrémentée d’une broche aussi grosse qu’un projecteur, mais beaucoup plus lumineuse. Innovation sans précédent dans la saga béruréenne : la dame a sacrifié sa chevelure de jument poulinière pour suivre cette mode ridicule qu’un glandu de coiffeur a inventée à l’intention de connasses qui n’hésitent pas à pratiquer l’automutilation afin de se rendre (croient-elles) intéressantes. La nuque rasée est surmontée de tifs teints dans une couleur différente ; en l’occurrence, les cheveux rasibus du bas sont bruns alors que sont blonds ceux du haut. L’ensemble donne à la Bérurière l’aspect d’un vieux travelo obèse, probablement germanique, participant au carnaval de Francfort. Elle produit un maquillage en parfaite harmonie avec les extravagances que je viens de mentionner, à savoir que son fond de teint est d’un blafard crayeux de clown blanc, ses cils et sourcils d’un noir qu’avec ma hardiesse coutumière, je qualifierais « de jais », sa bouche d’un carmin si ardent qu’en l’apercevant, un toro de corrida en chierait dans son froc ainsi que le torero.

Ce n’est pas une entrée, c’est une apparition ! Il faut avoir essuyé un choc de cette force pour savoir si l’on est apte ou non à s’engager dans les Brigades rouges ou à épouser Madonna.

L’Opulente dégage, surtout quand elle est en mouvement, une odeur de boucherie africaine et d’œillets en décomposition avancée.

— Raccroche pas, Sandre ! fait-elle sourdement, je croive piger à qui est-ce tu causes !

L’époux demeure comme pétrifié par cette arrivée inattendue, si intense et singulière. Il est rarissime que sa bien-aimée se risque en nos locaux, auxquels elle préfère les hôtels de passe du quartier Saint-Lazare ou le salon de coiffure de leur ami Alfred, le Rital séducteur.

D’un geste délibéré, elle cueille le combiné dans la main plantureuse du Gros et le hisse jusqu’aux sièges de ses principaux sens.

— C’est toive, Grabote ? demande-t-elle. Moui ? J’en étais sûre, rien qu’à la gueule de Sandre. Tu l’as z’appelé un poil trop tôt : j’ai été r’tenue dans un hôtel d’la rue d’Provence où mon couturier m’a fait choisir l’tissu d’la robe qu’j’doive mett’ pour la communion d’Apollon-Jules. C’est l’plus grand modéliste d’Mantes-la-Jolie. Y travaille beaucoup à cause d’la promiscuité des usines Renault. J’ai choisi un modèle discret, très striste : un imprimé vert sur lequel y a des dahlias bleus et des potirons rouges ; tu croirerais un’chose esclusive pour la reine d’Angleterre qu’a tant d’goût.

« Pour t’en r’viendre à Sandre, faut qu’je vais lui parler. C’t’un homme emporté mais qu’a un excellent fond. Bon comme le saindoux ! Le cœur su’ la main. Y donn’rait son slip à un pauv’ s’il en porterait un. Impatiente-toi pas, j’vais y causer, y espliquer. C’est pas pace qu’vous avez fait des conn’ries jadis qu’y faut vous traiter toute la vie comme des pariates. Vous avez rédemptionné d’puis. L’moment est v’nu d’passer l’éponge. Hein, Sandre ? Qu’est-ce tu marmottes ? Qu’c’est dans la raie d’mes miches qu’tu vas la passer, l’éponge ? Boug d’dégueulasse ! Çui-là, la galanterie française, connaît pas. Dire qu’j’traîne ce gugus d’puis des temps immémorials alors qu’j’étais conçute pour l’grand monde.

« Fais-toi pas d’mouron, ma Grabote, j’les arrangerai, vos bidons. Puisqu’ ce gros sac à merde a sa tête de bois, qu’il aille se chier ! J’vas d’mander à m’sieur San-Antonio d’nous viendre en aide. T’as entendu causer d’lu ? Mouais : c’t’un héros dans son genre. L’plus grand flic de France, et, en tout cas du monde. Y t’va décortiquer vot’ sac de nœuds en deux coups de cuiller à apôtre, n’est-ce pas, Antoine ? Il me fait signe qu’oui av’c ses yeux charmeurs.

« Quand seriez-vous-t-il libre deux trois jours, Antoine ? Comment ? Pour aller où est-ce ? A Oléron. C’est bien dans les Alpes-Maritimes, Grabote ? Non ? Dans les Charentes : j’sus pas passée loin. Comment disez-vous, Santantonio ? Demain ? Formidable ! On arrive demain, Grabote, préviens ton homme. L’adresse c’est quoi est-ce ? La Branlée-sur-Mer, près de la plage des nudistes ? J’me réjuive d’connaît’. Et vot’établissement s’appelle comment ? La Barque su’ l’Toit ? Drôle de nom. Comment ? Ah ! y s’nomme ainsi biscotte y a une barque de pêche su’ l’toit ? Ça doive faire curieux. Allez, tchauve, ma puce, à d’main ! »

La Baleine raccroche. Des rubis scintillent dans ses prunelles : les larmes de l’émotion.

Elle considère, à travers cette gélatine, mon bureau où nous ne sommes plus que deux.

— Sac-à-merde est parti ? demande calmement la poutrone.

— Dans un silence de mort, confirmé-je. J’avoue que je ne l’ai jamais vu à ce point courroucé : il ne parvenait plus à parler !

— Alors, qu’il la ferme, ça nous r’posera les oreilles. C’qu’il a, c’est qu’il a pas d’commune mesure ! assure Berthe.

Elle remet en place son nichon gauche qui jouait à l’avalanche hors de son monte-charge.

— Que vous acceptassiez d’viendre au s’cours d’ma chère sœur, Antoine, je l’oubliererai jamais.

— Si vous me racontiez ce dont il s’agit, douce amie ? J’avoue ne pas comprendre grand-chose à cette affaire.

Elle croise si haut ses jambons que j’aperçois sa cressonnière.

— Tout d’sute, mon cher. V’là l’histoire…

CHAPITRE

— Mon cher, attaque-t-elle d’une voix vélocipédique, faite pour durer longtemps, je suis d’extradition modeste. Mon père était rétameur d’son état, et y s’rétamait lu-même deux fois par jour, sauf l’dimanche où qu’y se ramassait trois peintures plus belles qu’au musée. Ma mère, elle, f’sait rempailleuse d’chaises. Elle éclusait moins qu’mon vieux, c’est pourquoive elle a eu une cirrhose plus douce, d’au lieu que mon papa, son foie a pratiquement éclaté un jour qu’il a confondu l’flacon d’alcool à brûler d’avec sa bouteille d’calva-pays-d’Auge.

« D’famille, on s’croiliait seules, ma sœur et moive. Vous l’avez connue, ma Poupette ? Elle avait eu une polio carabinée au moment d’sa puberté et p’sait cent trente kilos. Y avait fallu mett’ des brancards à son fauteuil pour pouvoir la déplacer. Un voltaire, biscotte vu son obésance, l’était pas question d’faire rentrer son énorme cul dans un’ chaise roulante. On s’la coltinait comme si c’serait été une maharajeuse, et j’vous prille d’croire qu’on chopait des brandillons d’déménageurs d’pianos ! Ah ! la vache ! Enfin, on a fait ce qu’on a puve.

« Moi, dès qu’j’ai eu raté l’certificat d’études, j’m’ai placée bonne d’bistrot et j’ai z’eu la chance d’tomber su’ m’sieur Finfin, un bougnat estrêment cultivé qui m’a vergée d’entrée d’jeu. Un tempérament d’Cosaque, il avait. A tout bout d’champ, y me d’mandait d’descende à la cave av’c lui pour des rangements. Y avait une trappe dans l’plancher, un escalier de bois très casse-gueule. Y passait galamment l’premier, moi derrière. Quand il était arrivé en bas, y m’attendait, m’stoppait à mi-hauteur et m’ôtait ma p’tite culotte dont afin d’me brouter les herbes potagères. Ce qu’j’m’rappelle, m’sieur Finfin, c’est c’t’ langue d’caléméon qu’il avait : longue et d’une agileté estraordinaire. Y t’vous la promenait d’la porte d’devant à la port’ d’derrière qu’on eusse cru qu’il en avait vingt. Et en vrille, si vous verreriez c’que je veux dire, Antoine ? Vous voiliez ? J’en étais sûre : un homm’ tel qu’vous !

« Mais j’m’écarte, av’c m’sieur Finfin. J’vous en r’viens à chez nous. Un soir, le père rent’ d’son boulot. Contrairement à d’habitude, y n’avait rien éclusé. L’avait l’air grave. Y nous réunit autour du brancard à Poupette et y attaque : “Faut qu’j’vous cause dans l’sérieux, les morues. V’là : y a douze ans, j’m’ai tiré un’ fille qui logeait au-d’ssus d’mon atelier : la petite Borduré, une pauv’ gosse orpheline et tubarde et j’y ai collé un chiare. Elle l’a pondu à l’Hôtel-Dieu sans faire d’histoires. L’a élevé d’son mieux en travaillant courageusement à l’usine. Parfois, j’lu filais un peu d’fraîche pour qu’elle jointasse les deux bouts. A m’d’mandait rien, notez, Cosette, dans son genre. Et v’là qu’elle vient d’canner et qu’on va mett’ sa gosse à l’insistance publique. Du coup, j’dis non : haltète-là ! Pas d’ça, Louisette ! C’t’orpheline on va la recueillellir à la maison et finir d’l’élever. Au cas qu’ça déplaira à l’une d’entre vous, elle le dit et c’est elle qui débarrasse l’plancher av’c un coup de latte dans les miches pour presser l’mouvement. Si on n’aurait pas un peu d’cœur, la vie n’sererait plus qu’un tas d’merde. Y a des abjections dans l’assistance ? Non ? Adjugé ! La gosse dormirera av’c Berthe et la mère va deviendre sa s’conde maman, l’Seigneur le lu rendrera.”

« Alors, continue la narratrice, c’est comme ça que Grabote a venu s’installer parmi nous. C’est ma demi-frangine, si on voudrait bien considérer les choses, n’empêche qu’j’l’ai bien aimée. L’était gentille tout plein, Antoine, cherchant toujours à m’faire plaisir. Tenez, j’vous prends, quand elle préparait des carottes pour la soupe, la plus belle, é m’la mettait, bien épluchée, sous mon oreiller, pour ma branlette du soir. Ça part d’un bon sentiment, ne me dites pas !

« Mais j’attarde au lieu d’aller droit z’au but. Le temps a passé. Le vieux a esplosé d’son alcool à brûler, comme j’vous l’ai dit. Après lui, m’man qu’était une crème, a continué d’s’occuper de Grabote. É f’sait partille d’la maison, quoive ! Un jour j’ai rencontré c’gros sac à gadoue d’Bérurier. Il avait une queue d’enfer : j’l’aye épousé pour pas laisser échapper une bite pareille plutôt que par amour ! Y débutait dans la police : agent à la circulation, et l’avait comme collègue inséparab’ Ambroise Paray, un garçon pas mal d’sa personne qui v’nait de Bourg-Hersent, près d’Laval[1]. J’ai bien renouché illico qu’y s’en ressentait pour ma d’mi-frangine. Bien qu’é fussasse jeune, il y a fait une cour acidulée et l’a mariée l’jour d’ses dix-huit ans révolutionnaires.

« J’doive reconnaît’ qu’ça été une bonne période d’not vie. Les jeunes mariés habitaient dans not’ cuisine en attendant d’trouver un appart’ment. On f’sait des bamboulas monstres, les soirs qu’ces messieurs n’étaient pas d’service ; les autres aussi d’alieurs, mais sans eux. J’avais à cœur l’éducance d’ma p’tite frangine. J’y montrais comment t’est-ce on ch’vauche un homme tout en prenant un s’cond braque dans l’oigne. C’sont des choses qu’ont l’air d’rien, mais qu’une jeune mariée doit connaît’ si elle voudra pas avoir l’air gourdasse dans les réceptions.

« Et puis ils ont trouvé un logement, ach’té une bagnole, biscotte Ambroise v’nait d’faire un héritage conséquent. Du moins, c’est ce qu’il nous racontait. C’est l’époque qu’y offrait des montres en or à sa femme et qu’y nous invitait dans les grands restaus. En dehors du travail, il se saboulait milord à la Samaritaine d’Lusc. Fallait l’voir frimer au volant d’sa Chambord d’occase, faire chatoiner sa ch’valière, commander du champ’ à tout propos. On était gênés d’sortir av’c eux. Grabote portait des toilettes rupines et s’prenait pour une riche héritière d’feuilleton télé.

« La belle vie a duré près d’deux piges. Et puis un jour : la cata, Antoine ! V’là qu’on découvre le poteau rose… Ambroise était un voiliou et profitait d’son nuniforme pour cambrioler des appartes vides. Quand y tombait sur un os, y prétendait courser un malfrat et s’esbignait. L’a fini par s’faire coincer un’ nuit qu’il mettait à cul-de-sac la maison d’un diplomate qu’est rentré chez lui à l’improvisé et l’a nazé propre-en-ordre au moilien d’un spray soporifique qu’il portait toujours sur lui…

« J’vous raconte pas la furereur du Gros quand est-ce il a appris ça, Antoine. D’en plus, appelé comme témoin chez l’juge d’instruction, ça f’sait riche ! V’savez ce qu’il a fait, Sandre ? L’est arrivé longtemps en avance à la convocance et a attendu dans l’couloir. Quand le beauf s’est pointé, ent’ deux bourdilles, m’nottes z’aux poignets, mon homme y a sauté su’ le poil et, malgré ses collègues, lu a filé une branlée si terrib’ qu’on en cause encore au Palais d’Justice. Y a fallu hospitaler Ambroise. Alexandre-Benoît a passé en conseil d’discipline. Vu ses brillants états d’service, y s’en est tiré avec qu’un blâme. »

— Je sais, me manifesté-je après un long silence ; c’est même moi qui suis intervenu en sa faveur, car je connaissais déjà Alexandre-Benoît, lequel m’avait prêté main-forte au cours d’un hold-up contré.

On laisse filocher le silence des réminiscences, après quoi, la Belle Utérus repart en jactance.

Elle dit :

— Le beauf s’est morflé cinq piges, et ma frangine, accusée de complicité, six marcotins. Elle m’a écrite de prison pour s’escuser ; chaque fois, Sandre prenait un’ crise d’apoplexiglas et m’obligeait d’bouffer sa lettre, y comprise l’enveloppe. Vous ne pouvez pas savoir l’à quel point il a le sens d’l’honneur développé, c’gros con, Antoine. Quand Grabote a sorti du séchoir, sa peine tirée, elle a voulu appeler. Manque de pot, Béru s’trouvait chez nous à la sute d’une balle qu’il s’était effacée dans la cage toxique ; on avait deux postes à la maison et y la suiville not’ converse.

« J’m’rappelle Grabote sanglotait, j’la consolais d’mon mieux. Et v’là la voix du gros porque qui nous casse la palabre : “Je vas buter ! il annonce. Si la vermine veuille prend’ contact, j’dégaine mon arm’ d’service et j’arrose ; j’m’en branle d’passer aux assiettes !” Affolée, Grabote a raccroché sans m’avoir donné ses coordinations. D’puis, é n’s’est jamais plus manifestée avant c’matin. J’ignorassais c’qu’y z’étaient dev’nus, son homme et elle. »

Je considère avec sympathie ce visage issu du cinéma muet, germanique, sous son plâtre. Je me dis qu’après ce long préambule on va peut-être entrer à la queue leu leu dans le vif du sujet. Car tout ce que je sais du couple maudit c’est que, bravant les colères apoplectiques de Béru, il réclame son assistance. Ma conclusion est que sa motivation doit être bien grande pour qu’il coure un tel risque.

— Je suis suspendu à vos lèvres, ma Berthe, lui susurré-je.

Elle mouille, si j’en juge au doux clapotis en provenance de son hémisphère austral. Me roule des lotos prêts à me sortir le numéro gagnant. Passe sur ses labiales une menteuse charnue qu’elle préférerait promener sur mon gland. Des langueurs océanes glissent en zéphirant sur sa large face qu’on devine rubescente malgré son maquillage blafard. Elle se concentre, ce qui la fait gagner en densité.

— Ce matin, fait-elle, très tôt, et tandis qu’Alexandre-Benoît posait culotte, le téléphone a sonné. Je décroche…

— Vous avez bien fait ! la complimenté-je.

— Vous savez qui était-ce-t-il ?

— Votre demi-sœur ? hasardé-je, prenant tous les risques.

— Exaguetement, reconnaît l’Ogresse sans dissimuler son admiration pour ma perspicacité. Vous pigez tout à demi-mot, Antoine, c’t’un d’vos charmes.

Je lui propose une mimique modeste qui ne fait qu’attiser son admiration, laquelle, pour être démesurée, n’en est pas moins méritée.

Berthe passe sa main lavandière entre ses jambes cochonnouses.

— Fixez-moi pas comme ça, je vous en supplille, ça m’fait craquer de tous les bords. C’qué doivent s’régaler les dames qu’vous grimpez, Antoine.

— D’une façon générale, elles ne se plaignent pas, conviens-je.

Elle soupire à 2 kg 4 de pression.

— J’donnerais tous les Sandre et tous les Alfredo du monde pour pâmasser dans vos bras, cloaque la donzelle. Pourquoi t’est-ce on le réaliserait-il pas, c’beau rêve d’amour ?

— Parce que Béru est mon ami.

Elle hoche la tête, caresse sa moustache qui frise sous la couche de fard et déclare :

— Sans vouloir vous porter atteinte, Antoine, j’trouv’ qu’les hommes ont trop d’principes. Vous m’emplâtrereriez, ça changerait quoi-ce à vos r’lations av’c c’gros sac à merde ?

— Tout ! coupé-je sèchement. A présent, si vous voulez bien me raconter l’histoire…

Soupir du bovidé déçu qui repart dans son récit :

— Donc, le bigophone tinte et c’est ma frangine. L’émotion qu’j’aye r’ssentie en reconnaissant sa voix. Rien qu’d’en causer j’ai l’cœur qui débloque ; v’v’lez toucher ?

— Inutile, je le vois battre d’ici. Alors ?

— L’avait la voix chavirée, Grabote, plein’ d’sanglots, poussait des cris historiques. « Oh ! Berthe, ma Berthe ! elle gueulait. Qu’est-ce on a-t-il fait au Seigneur pour mériter une malédiction pareillement semblab’ ? »

« Moi, mallarmée tout’ pleine, j’lu conjurais d’me mett’ au courant : “Cause-moi, ma puce dis-moi tout. Qu’est-ce y est arrivé ?” “J’peux pas parler de ça au téléphone, c’est trop terrible, ma Berthe. Mais je te le demande, faut que ton homme vienne nous aider. Dis-lui qu’on s’est rachetés du passé. On était jeunes, inexpérimentés ; Broise voulait me faire la vie douce, tu comprends ? Il s’est laissé entraîner. Mais il a payé et s’est relevé comme tu peux pas savoir. Remise de peine pour bonne conduite. A sa sortie, on est allés dans les Indes, lui et moi, donner un coup de main à Mère Teresa. Dix-huit mois ! Hélas j’ai chopé des microbes, et y a fallu qu’on parte dans des régions plus saines : on a choisi le Canada. Là-bas, espère, on a travaillé dur dans le Grand Nord, à dépecer des renards argentés. On mettait l’artiche de côté ; on s’achetait rien, ne prenait pas de vacances. Quand on a eu ramassé assez de fric, dans le zef et le froid, on a rentré en France et, avec notre carbi, on a pris une gérance de pension de famille à l’île d’Oléron où Broise passait ses vacances jadis. Je te prie de croire qu’on trime dur, les deux, sans personne pour nous aider. On vit gentiment. Je vais à la première messe le dimanche et le maire nous honore de son amitié ; pour te dire…”

La Grosse torche ses yeux comme deux culs de vache.

— C’t’une rédemp’terie, vous ne prétendererez pas l’contraire, Antoine ?

— On le dirait, conviens-je pour lui faire plaisir. Alors ?

— Alors la pauv’ gosse, à travers ses sanglots longs, m’apprend qu’il leur arrive une calamité. Elle a r’fusé d’m’en causer au turlu biscotte c’tait trop grave. “Quand la chose va se découvrir, il est certain que mon jules se fera serrer, avec ses antécédents. Faut tout de suite que quelqu’un de compétent dans la Rousse vienne nous retirer du caca. On a pensé à Sandre parce qu’il est de notre famille qu’il le veuille ou non. Mon pauvre Broisy voulait se pendre après avoir découvert le… la chose. L’avait déjà une corde au cou dans le hangar ; je l’ai sauvé in extremis. Alexandre est un brave homme, il ne veut tout de même pas avoir la mort d’un beauf sur la conscience, si ?”

A l’évocation d’un pareil discours, les larmes oléagineuses de la Baleine creusent des voies navigables dans son fond de teint de preneuse de pafs.

Je perçois, à travers le bruit marécagesque de sa peine, l’exhortation ci-après :

— Antoine, même à un nègre qui s’noiererait dans un mendigot empesté d’crocodiles, vous tendereriez un’ perche, non ? Moive, au nom d’vot’ chère maman qu’est la marraine d’Apollon-Jules, j’vous enconjure d’aider ma pauv’ sœur. Si vous accep’teriez d’les sortir du trou, j’vous consacrererais l’restant d’mon éguesistence. J’repassererais vot’linge, je lavererais vot’ bagnole, j’vous léchererais les testibules, tout, Antoine ! Tout : j’deviendrererais vot’ esclave.

— Calmez-vous, ma bonne : je ne vous en demande pas tant !

CHAPITRE

Dans l’aimable avion à hélice qui nous emporte à Bordeaux (ville célèbre pour ses Girondins), je regarde l’infini en grande sérénité, me confiant au charme alambiqué d’une méditation qui passerait pour philosophique si elle était signée Bernard-Henri Lévy, de l’Académie française. J’évoque le cosmos, grouillant d’étoiles et de planètes si vertigineusement grosses que, comparée à elles, la Terre n’est qu’une orange[2]. Et ces mondes monstrueux sont atrocement vides. Des espaces infinis (pense à ce mot, essaie de lui donner une signification) où s’accomplit la valse du néant ne recèlent aucune vie. Ils sont pétrifiés et nous, blottis sur cette boule de billard qui tourne dans la ronde, sommes perdus, élus, punis de vie ! On fait pousser des fleurs et des tours Eiffel. On peint la Joconde. On chope le sida. On aime, on meurt, on rit, on boit du Château Pétrus. On s’encule, on s’atomise, se décore. On devient Gaston Dunœud ou Victor Hugo. On va vérifier que la Lune est bien déserte. On croise en Dieu, on découvre l’Amérique, le four à micro-ondes, le couteau Opinel, le théorème de Pythagore, la pénicilline. On bâtit les Pyramides, le pont de Brooklyn, des châteaux en Espagne. On fait des guerres, et puis des guerres et encore d’autres guerres, sans réfléchir qu’on est désespérément seuls et que tuer un vivant équivaut à se tuer soi-même. On oublie ce formidable, cet INCONCEVABLE environnement de cailloux au centre duquel nous dérivons, pauvres naufragés élus. Dérivons à corps complètement perdus.

Alors je cesse de perdre mon entendement dans les nues pour considérer notre monde-radeau qui verdoie, poudroie et merdoie à l’étage au-dessous.

Berthaga ronfle à mon côté, ce qui transforme momentanément notre zinc en trimoteur. Comme elle est merveilleusement terrienne ! C’est pour elle que Dieu a créé « tout ça ». Elle l’ignore, la pauvrette, mais jouit de ce formidable usufruit. Elle s’est inondée d’un parfum terrible qui réveillerait une marmotte en plein mois de janvier. Il me picote les naseaux et me conduit sur les rives de l’éternuement chronique.

Nous nous sommes retrouvés à la raie-au-porc de bonne heure. Clientèle d’hommes d’affaires. Passagers avec attachés-cases qui sentent le talc parfumé. L’hôtesse n’est guère vergif. Du carat. Ses heures de vol déconcertent. Elle est peut-être déjà grand-mère, va savoir, Charles ! Pattounes-d’oie, lèvres craquelées par l’usure, œil morose de dame que la méno chicane. Elle me demande si je reveux du caoua. Je refuse, ayant eu quelque difficulté à avaler le contenu de ma première tasse.

Je songe à Bérurier l’irascible. La Grosse m’a appris qu’il a découché cette noye, sans avertir. Elle suppose que, pour se remettre de sa fureur, il est parti en java avec quelque relation de comptoir. La chose s’est déjà produite quand il a eu à surmonter des tracas de force 5 sur l’échelle de Richter. Son épouse ne s’inquiète pas, elle propose même « qu’il aille se chier », exploit à la portée d’un scatophage tel que lui.

L’histoire de la sœur Grabote m’intéresse. Tu connais mon flair ? Tout de suite il m’a branché sur les ennuis du couple maudit. Il existe en moi un signal secret qui se manifeste lorsqu’un coup fumant croise dans mes eaux territoriales. L’affolement du couple Paray me laisse espérer du juteux. Je sens que je vais à la grosse régalade, que ça risque carrément d’être le pied d’enfer, cette histoire.


On achève de survoler des campagnes harmonieuses ; on aperçoit la Gironde lente et moelleuse, des vignobles tellement prestigieux que des larmes de reconnaissance me viennent. Je me les récite comme des poèmes. J’encule le cosmos et ses minéraux. Ils n’ont donc pas eu droit au bon Dieu, là-haut ? Quand les bonnes gens s’imaginent que le ciel est dans les nues, m’est avis qu’ils se plantent la bite dans l’œil ! Là-haut, je te ressasse, y a que des roches et pas d’air, pas d’eau. Dieu, tu Le prends pour le brave professeur Picard ? Il en a rien à secouer de la stratosphère, de la troposphère et de la mésosphère non plus ! Il règne autour de nous, je t’affirme. Parmi les plantes, les sources et les femmes ; Il est dans les prairies, sur la vague des océans, dans les branches des arbres, au bistrot du coin, dans le métro. Si tu ignores ça, c’est que tu es bel et bien le grand con que je pensais, l’aminche.


Le commandant de bord nous raconte comme quoi il faut que nous attachions nos ceintures et que la température au sol est de 24°. Il est temps d’éveiller Berthe. Elle porte un délicieux pantalon rayé rose et noir, un chemisier jaune, et elle a troqué son maquillage de clown blanc contre un fond de teint terre de Sienne qui fait ressembler sa tronche à une amphore neuve.

Elle bâille si grand que j’aperçois son slip bleu des mers du Sud.

— J’sus zémue, Antoine, balbutie l’Ogresse. Si vous sauriez à quel point, v’s’aureriez peur qu’j’fasse une infrastructure du motocarde.


La maison Avis me confie une Lancia de belle allure, noire avec des sièges gris perle. Je me jette sur l’autoroute de Paris que je quitte à Saintes pour m’engouffrer sur la départementale desservant Oléron où nous parvenons en moins de temps qu’il n’en faut à un prostatique pour accomplir sa miction.

L’interminable pont qui transforme l’île en presqu’île s’élance entre la mer et le ciel. Un soleil de fête fait rupiner la vie. Je dois produire un effort pour me convaincre que je ne viens pas en vacances, mais en sauveteur potentiel de la branche rapportée de la famille Bérurier.

La Branlée-sur-Mer est à peine un village, tout juste un hameau situé entre la mer et la forêt de Chaude-Lance. Celui-ci se compose d’une douzaine de maisons basses arc-boutées en cercle pour faire front aux vents de noroît et de suroît qui soufflent toute l’année sur l’île, excepté pour le 14 juillet et la Fête-Dieu.

Au centre de l’agglomération, une sorte de place cernée de pins. Illico, on aperçoit l’établissement géré par la parenté dévoyée de Berthy. Il est en L majuscule à l’envers. Face à la placette se trouve la partie commune : bureau, apparte des tauliers, sur la perpendiculaire s’alignent les chambres qui doivent ressembler à des cellules. Pas d’étage, mais, sur le toit de la face principale, trône une vieille barcasse de pêcheur, peinte en bleu lessive, agrémentée d’une bande blanche. Le blase de ce barlu désaffecté est peint au pochoir : Tranche-le-Vent. L’embarcation est légèrement inclinée pour présenter son côté tribord, le meilleur sans doute, à l’instar de certaines stars dont un profil est moins tarte que l’autre (j’ai des noms mais je les donnerai pas).

Je laisse ma tire de loc sur un terre-plein proche de la crèche. Berthe saisit ma dextre à l’instant où je coupe le contact, la porte à son sein qui me rappelle à m’y méprendre un sac de farine que j’ai beaucoup aimé.

— J’croive qu’j’vas défaillellir, Antoine ! L’idée d’r’trouver ma p’tite bichette chérie ! Tout not’ passé qui me gicle z’à travers la gueule, compr’nez-vous-t-il ? Nos soirées, quand est-ce on s’caressait la motte, les deux, chacune l’un’ en face de l’aut’ sur nos lits jumelles, à celle qui s’régalait la première. Ell’ gagnait presqu’ toujours : rien qu’d’m’ voir manier la carotte qu’é m’avait préparée. C’est des beaux souv’nirs, qu’on le voudra ou pas…

Je reprends ma dextre, laquelle m’est très utile dans bien des circonstances.

Nous marchons courageusement en direction de la pension de famille sans nous douter un seul instant de ce qui nous attend.

CHAPITRE

Un carillon Westminster (l’une des nombreuses choses que je hais dans ce monde d’exception) entonne dix heures sur l’air que tu sais et, mieux encore, les égrène avec une lenteur toute britannique au moment où nous pénétrons dans la pension de famille de l’ancien taulard. Personne en vue… A y regarder de plus près, je finis par découvrir dans un renfoncement du local, un grand mec chauve, à tronche de casse-noix sculpté, vêtu d’un bleu de travail, en train de se masturber avec l’énergie du désespoir. A priori, je le prends pour un singe, la manœuvre périlleuse à laquelle il se livre accentuant sa frappante ressemblance avec l’orang-outan ; mais un examen plus complet rectifie mon erreur.

J’hésite à l’importuner en cours de pâmoison, trop respectueux que je suis des choses de l’amour. Mais comme l’exercice semble engagé pour une durée indéterminée, je risque une question qui ne devrait point trop le perturber :

— Les patrons sont là ?

L’être (je n’ose encore le qualifier d’homme) interrompt sa manœuvre, laquelle, soit dit en passant par la Lorraine, n’apporte à son pénis qu’un durcissement précaire, beaucoup trop évasif pour le conduire à une libération franche et massive.

— Y font les chambres, me répond-il en n’utilisant que des consonnes, ce qui lui laisse tout de même de larges possibilités oratoires, l’alphabet en comportant dix-neuf.

Tout compte fait, il remise son membre timoré dans sa braguette (lieu peu fréquenté où, personnellement, je refuserais de passer mes vacances) et, de sa dextre rendue à la liberté, me désigne une porte donnant sur les cellules.

Berthe emprunte la direction indiquée avec autorité.

— Il n’a pas une belle queue, commente l’Ogresse : flapie et tordue, je déteste. Des machins pareils, c’est même pas des gratte-culs.

Nous débouchons sur un espace cimenté fleurant l’eau de Javel Lacroix. Des seaux emplis d’eau mousseuse dans laquelle des balais-brosses font trempette sont en stationnement devant l’une des lourdes. Nous les rejoignons.

— Y a quéqu’un ? s’inquiète la Vociférante.

Lors, surgit un petit homme aussi bizarre qu’étrange que je vais prendre un malin plaisir à te décrire avec toute la force évocatrice d’un style qui en aura fait chier plus d’un et pas des moindres !

L’individu que je te cause ne doit pas mesurer un mètre soixante-huit. Il est maigrichon, voire malingre, avec les biceps de Renaud. Il porte un pantalon corsaire à rayures rouges et blanches qui l’apparente aux sans-culottes de la Révolution, une chemise rouge et des sandales de caoutchouc. Son visage anguleux fait songer à celui d’un Indien. Ses cheveux noirs, rasés sur les côtés, descendent bas dans son cou. Il a une boucle d’oreilles, un collier de cuir agrémenté d’une breloque figurant un phallus à tête de rubis, et un poignet de force en cuir, comme certains petits crevés désireux d’impressionner leurs contemporains avec des moyens artificiels.

Ce gonzier, je le verrais plus volontiers à la tête d’un manège forain que d’un motel pour manars en vacances.

— Broisy ! hurle la Bérurière à s’en faire péter les ficelles vocales.

Le dividu sursaille et pose sur notre tandem le regard qu’aurait eu le brave maréchal Ney si, au lieu de Blücher, ç’avait été Grouchy qui se serait pointé à Waterloo.

— Berthe !

Et ils se fourrent dans les bras l’un de l’autre pour de sauvages effusions mêlées de larmes, de morve et de salive, ainsi qu’il sied à des gens que la vie a longtemps séparés.

Attirée par cette liesse farouche, la femelle du moteliste paraît à son tour. La surnommée Grabote ne ressemble pas le moins du chose à sa demi-sœur. C’est une nière petite, blafarde et rouquinante, avec un œil qui n’est jamais parvenu à se réconcilier avec l’autre. Elle a d’exquises verrues groupées en essaim au menton, un ventre qui sert d’emballage cadeau à l’un des plus splendides fibromes qu’il me fût donné d’admirer et des jambes marbrées de bleu genre lapis-lazuli. Elle pare au plus pressé en éclatant en sanglots longs comme les violons de l’automne.

Nouvelles étreintes, embrassades farouches, plaintes inarticulées, plaintes articulées, geignardises, hoquets sur plancher, sécrétions polyorificielles, début de hurlements, gémissements pré-orgasmiques, cris de pleureuses islamiques, cornes de brume, couinements évoquant ceux qui ponctuent une descente de cercueil, et puis gloussements de bonheur, clapotis d’orgasmes, et mugissements libérateurs. Un récital !

Quand ce séisme diminue d’intensité, le beauf dit :

— Ainsi tu es venue, ma Berthy ! Tu as répondu « présent » ! Le passé n’est donc pas lettre morte pour toi ?

— Tu voives ! répond noblement la Bérurière. De nouvelles embrassades courent sur leur erre et puis on me fait entrer en scène.

— Ce salaud d’Alexandre-Benoît a pas voulu viendre, déclare la rombiasse ; mais j’v’s’a amené quéqu’un de plus mieux performateur : le célèbe Santantonio en personne ; qui dise mieux ?

Respectueux murmure dans l’assistance. Grabote amorce une génuflexion qu’elle renonce à mener à terme biscotte son fibrome de gala. Le beauf à tête de nœud vacille de la prunelle et courbe la tête comme un fier Sicambre.

— Monsieur le commissaire, balbutie-t-il.

— Direqueteur ! rectifie la Jument verte avec force. Qu’est-ce tu croives : il a fait d’la route !

Re-courbette d’Ambroise Paray, touché au plus vif par l’annonce de cette promotion.

Il n’ose me tendre la main, mais magnanime à en pisser dans mes braies, c’est moi qui lui présente la mienne. Comme il a la paume moite. Beurgh !

— Monsieur le directeur, commence-t-il, votre présence ici redonne quelque énergie à un homme accablé par un sort funeste.

La vache ! Il esprime bien, dirait le Gravos. Tu te croirais franc avec un grand esprit style Jean d’Ormesson !

Il poursuit :

— Sans vouloir te désobliger, Berthe, je pense qu’il serait préférable que M. le directeur et moi ayons un entretien privé.

La Renaudière fait mine de bois.

— Charmant ! dit-elle. La confiance règne ! J’ai mis tout’ c’t’espédition en branlée pour qu’on m’renvoye au vestiaire !

— Ne te formalise pas, ma bonne, murmure l’ancien taulard. Simplement, je pense que les faits sont si graves que M. le directeur doit en avoir la primeur, comprends-tu ?

— Donnes-lu l’imprimeur et tout c’qu’ tu voudreras, bougonne Berthaga, j’m’en torche ! Mais dis donc, Grabote, comment t’est-ce y cause, ton bonhomme, à présent : on croirerait un notaire !

— Il a poursuivi des études pendant sa détention, annonce fièrement l’épouse, et il a une licence de droit !

— Chapeau ! fait la Baleine, vaincue.

C’est également ce que je me dis.

CHAPITRE

Dans le soleil il est tout mignard, Ambroise. Fait dompteur de puces, l’érudit ; voire montreur de souris savantes. Il a un aspect pauvre mec chahuté par l’existence. Tiens, j’avais pas vu qu’il portait des rouflaquettes à la con. Le côté de sa tronche est rasibus mais, un peu au-dessous des étagères à crayons poussent des projets de favoris frisottés qui tentent, en vain, de rejoindre ses charmeuses à la Craque Câble dans la débine. Il réunit rigoureusement toutes les conditions pour obtenir une tête de nœud. Tu remarqueras : souvent, chez les paumés, tu constates cet acharnement à en rajouter, comme si ça ne se repérait pas au premier regard qu’ils sont minus à aller se chier dans un fossé.

Il m’entraîne en direction d’un hangar riche en saloperies dont la plupart sont inutilisables et décroche une petite échelle accrochée à l’un des murs.

— Je pense, dit-il en la chargeant sur son épaule pour se déguiser en ramoneur savoyard, je pense qu’avant tout je dois vous montrer le… la chose…

Nous contournons le hangar pour gagner le corps de bâtiment principal. Ambroise dresse l’échelle contre la maison.

— Si vous voulez bien monter sur le toit, monsieur le directeur, et jeter un regard dans le canot…

N’écoutant que lui et ma curiosité, j’escalade avec une agilité d’écureuil les échelons branlants et me retrouve sur la construction en moins de temps qu’il n’en faut à un piqueur de bagages pour tirer l’une de tes valdingues pendant que tu les enregistres à l’aéroport. Je m’approche de la barque-enseigne ; mais pas besoin de me perdre en supputations : la pestilence m’informe. Mon mouchoir plaqué sur le museau, je vais couler une œillerie peu friponne à l’intérieur du rafiot. J’aperçois une vieille bâche décolorée que l’on a arrosée d’essence de térébenthine avec l’espoir fallacieux qu’une senteur puissante en masquerait une autre, ce qui est archifaux. Je connais moult femelles harassées qui s’inondent de 5 de Chanel et continuent de puer la vieillasserie car les odeurs s’ajoutent mais ne se neutralisent pas.

Je saisis un coin de la toile pour la retrousser. L’abomination me saute au visage. Il y a, au fond du canot délabré, le cadavre d’un paroissien en état avancé de décomposition. Des marbrures verdâtres marquent son visage émacié. Deux traits blancs filtrent sous ses paupières mal jointes. Il porte un complet sport et un polo dans les tons bleus. Il se tient sur le côté, les jambes légèrement repliées. A première vue on ne lui voit aucune blessure. Il conviendrait de le fouiller, mais pour cela il faudrait entrer dans le canot et, franchement, je ne m’en sens pas le courage.

La gerbe au bord des dents, je descends rejoindre l’ancien gardien de la paix et, néanmoins, ancien taulard. Il m’attend au pied de l’échelle avec l’air con du renard invité chez la cigogne.

— Qu’en dites-vous ? balbutie le beauf.

— Raconte ? laconisé-je, car, quand tu es un grand flic de réputation cosmique, tu es tenu à te montrer avare de tes paroles.

Il murmure :

— Je suis perdu, non ?

— C’est plutôt le mec du barlu qui l’est.

— Oui mais, balbutie le crevard sans s’arrêter à l’humour contenu dans mes paroles, ce qui fout tout en l’air, c’est que je connais l’homme. Nous étions en taule ensemble.

— Tu m’en diras tant (peut s’écrire également : « tu mendieras tant ») !

Sa contrition lui donne l’air à ce point efféminé, Ambroise Paray, qu’à côté de lui Michael Jackson ressemblerait à Depardieu. Il s’est biché une gueule à remplacer la paille de son gin-fizz par un thermomètre ; aurait-il chopé du rond, en cabane ?

Mon silence constituant le plus formide des points d’interrogation, il finit par soupirer de nouveau :

— Je suis perdu, hein ?

— C’est toi qui l’as refroidi ?

— Grands dieux non ! Mais tout le monde le pensera.

Il a le masque du désespoir. Je te parie ma spermathèque contre ta chaîne hi-fi qu’il va se mettre à chialer. Regarde les perles qui scintillent dans son œil glauque ! C’est pas de la larmiche salée à point, ça ?

Il espère ma compassion, mais ce locdu m’écœure et j’ai autant envie de le rassurer que de lui lécher les bourses pour voir si elles ont un goût de citron.

Je me dirige vers un banc de ciment cerné par un massif de roses étiolées : le seul coinceteau romantique dans cette crèche pour congés-mal-payés. M’assieds. Croise les jambes. Entoure mon genou droit de mes deux mains gauches. Le fixe entre les lotos, ce qui illico met un gusman mal à l’aise.

Comme il comprend que j’en casserai pas une broque tant qu’il n’aura pas vidé sa hotte à vendanges (ou à vidange), il se décide :

— Je vis un cauchemar, monsieur le directeur.

O.K. : il vit un cauchemar, et après ? On s’offre un lavement ou on se prépare une choucroute alsaco ?

Je bâille, lui prouver que je suis prêt à me faire chier s’il me laisse en carafe de récit. Alors il s’éperonne la bavasse.

— Le mort du canot s’appelle Marcel Proute, il a un pedigree chargé comme un baudet. Quand il est arrivé dans ma cellule, il venait de se faire serrer en craquant le coffiot d’un laboratoire pharmaceutique après avoir endormi le veilleur de nuit avec une clé anglaise. Le pauvre type s’est fait quinze jours d’hosto. Proute était un type plutôt sympa malgré ses malfaisances. Il avait de la conversation et un certain sens de l’humour. J’ai terminé ma peine bien avant lui la sienne. Il m’avait chargé d’aller voir son frère à l’hosto où il mourait d’un gentil cancer du foie, ce que j’ai fait. Le pauvre gars est décédé le surlendemain de ma visite.

« Quelques mois après mon élargissement, nous sommes allés nous mettre au service de sœur Teresa. En prison, j’avais opéré un retour sur moi-même et, croyez-le ou non, j’éprouvais un besoin de rédemption. Là-bas, j’ai appris ce que c’est que de se vouer aux déshérités. »

Il s’arrête pour promener sa menteuse sur ses bagougnasses, essaie de lire de l’intérêt dans mon regard abrasif, mais un colin pêché d’une semaine a des yeux plus pétillants que ma pomme.

Vaguement écœuré par ma désertification faciale, il poursuit :

— Hélas, ma chère femme a contracté une méchante maladie hépatique qui nous a obligés à quitter l’Inde. Nous sommes allés au Canada, le véritable, celui du Grand Nord où la vie est saine, certes, mais rude. Nous avons travaillé dans le traitement des animaux à fourrure. Boulot peu attractif, monsieur le directeur, mais qui nous permettait de gagner un peu d’argent. Une fois rassemblée une somme qui m’a paru suffisante, nous sommes rentrés en France. L’air du pays nous manquait. Après pas mal d’hésitations, on s’est décidés pour Oléron où, enfant, je venais passer mes vacances. J’aime l’océan, le ciel gris, les parcs à huîtres, les gens d’ici surtout avec qui les rapports sont agréables. Une vieille veuve mettait cette petite affaire en gérance, assortie d’une promesse de vente, ça nous a décidés. Nous gagnons peu, mais nous n’avons pas de gros besoins car la vie nous a rendus sages. En saison, nous travaillons dur ; hors saison, je trouve des petits boulots à droite et à gauche car je suis un bricoleur qui sait à peu près tout faire dans le domaine de la vie courante. Nous n’avons pas d’enfants, Grabote ayant dû subir très tôt l’ablation des trompes ; curieusement, cette stérilité, jointe à nos misères, nous a soudés.

Un pleur de bonne venue fait briller son regard.

— Si on reparlait de ton pote de la barcasse ? proposé-je sans éprouver le moindre amadouage.

Y a des mecs qui me laissent et me laisseront toujours incommensurablement froid, n’importe leurs avaries de machine. La compassion, ça se mérite.

— Je n’avais jamais plus eu de ses nouvelles, ni ne lui avais donné des miennes. Pour tout vous dire, il était non seulement sorti de ma vie, mais aussi de mes souvenirs.

Il se tait, rabougri à l’extrême, pantelant de l’âme et de la bistoune. Une loque.

— Et alors ? l’incité-je sèchement, en homme qui n’a pas de temps à perdre avec les états d’âme d’un ci-devant pourri, quand bien même celui-ci aurait servi de porte-coton à Mère Teresa.

— Eh bien, la vie coulait doucettement. J’allais parfois poser des casiers à homards avec l’Intello.

— Qui est-ce ?

— Le grand demeuré qui nous aide pour les gros travaux. Il a conservé la barque et les casiers à homards de son père mort l’année dernière. De temps en temps on ramenait quelques « cardinaux des mers » et on les mangeait tous les trois ; ma femme est un fin cordon-bleu.

— Je vois, fais-je : une âme saine dans un corps sain. La vie qui va l’amble, quoi. Et puis ?

— Et puis ça s’est mis à cocoter autour de la maison, d’autant que le mahomet cognait fort ces derniers temps. On a pensé à quelque charogne et on s’est mis à chercher, mais sans succès. C’est l’Intello, avant-hier après-midi, qui m’a montré le toit en me disant que l’odeur arrivait de là-haut. J’ai sorti l’échelle et suis monté voir ; effectivement, la puanteur venait du canot. Vous savez, monsieur le directeur, j’ai cru mourir en découvrant le mort et surtout en reconnaissant Marcel Proute ! J’ai pensé que mon caberlot se mettait à fondre au soleil. Je suis demeuré plus d’une heure appuyé à la barque, sans parvenir à détacher mes yeux de cette abomination.

« Inquiète, Grabote m’a appelé ; paraît qu’en redescendant je ressemblais à un vieillard. Plus les minutes passaient, plus je mesurais l’horreur de ma position. Moi, ex-taulard, j’avais au-dessus de ma tête le cadavre d’un ancien compagnon de cellule ! Il était inévitable qu’on m’accuse de sa mort. Comment faire croire aux gendarmes que je n’étais pour rien dans ce meurtre ? Cette affaire allait sentir le règlement de comptes. Je serais emporté dans ce tourbillon. Finie la petite vie rédemptrice. Le cauchemar allait recommencer : enquête, reconstitution, instruction, procès, condamnation. Plutôt mourir ! Mon premier réflexe… »

— Je sais, coupé-je sèchement : tu as voulu le supprimer.

Il reste coi, puis soupire :

— C’est Grabote qui a pensé à son beau-frère. Après l’avoinée qu’il m’avait mise lors de ma connerie, je n’aurais jamais osé lui demander secours ; mais les femmes n’ont pas nos scrupules…

Je quitte le banc dont la pierre finit par me geler les meules. Fais quelques pas circulaires devant le pauvre motel. Un gazier, en short découpé dans un vieux futal de toile, revient de la pêche, bredouille mais avec un coup de soleil qui lui a transformé le tarbouif en lampe de chevet. Il coltine un matériel qui doit faire marrer les mérous à la peau fragile[3].

On répond à son salut feutré très prudemment car il aimerait nous raconter le barracuda qu’il a loupé d’un rien ; seulement on les encule, lui et son poissecaille, il le sent à notre regard.

— Que pensez-vous de ce que je viens de vous raconter, monsieur le directeur ? demande Ambroise avec une humilité de rosière surprise en train de pomper le bedeau.

Et comme je ne réponds rien, il balance dans un sanglot sec :

— Vous ne me croyez pas ?

Je pose sur son épaule de héron une main sans compassion :

— Peut-être te croirai-je lorsque tu m’auras tout dit !

CHAPITRE

— Tout dit ! Mais je vous ai tout dit, rebiffe l’avorton déguisé en mauviette crevarde, avec ce que les grands écrivains appellent « l’énergie du désespoir ».

— En es-tu bien sûr ?

— Complètement.

— Parce que, vois-tu, bonhomme, je ne me suis pas farci ce voyage au côté de ta rombiasse de belle-sœur qui n’arrêtait pas de me tirlipoter le chinetoque ou de ronfler, pour me faire jouer du pipeau. Que je constate le moindre galoup dans tes déclarations et on t’évacue sur une civière ; nous sommes bien d’accord ?

Il met les deux glaves de phtisique qui lui tiennent lieu de regard dans le mien et déclare avec une telle solennité qu’un colonel en retraite déféquerait dans ses culottes de cheval :

— Tout à fait d’accord, monsieur le directeur. Je ne demande qu’à vous aider à découvrir la vérité.

— Eh bien, c’est parfait, mon mec. Allons nous poser dans un coin tranquille car ça risque de durer.

Le cher garçon m’entraîne jusqu’à un minuscule réduit vitré pompeusement baptisé « Réception ». Il est clair qu’aucune tête couronnée n’y a jamais débarqué. J’ai droit à la chaise capitonnée pivotante, lui se contente d’un bref marchepied qu’on utilise pour changer les ampoules grillées et les rouleaux de papier tue-mouches punaisés au plaftard.

— Je suis à votre disposition.

Je tire mon calepin et me voici déguisé en greffier d’occase.

— Pedigree de Marcel Proute, je te prie. Du moins ce que tu en sais.

— A l’origine, il était horloger, attaque Ambroise.

— A la recherche du temps perdu, ironisé-je pour moi seul, mais j’ai la surprise de le voir sourire.

Il dit :

— Il s’appelait Proute, pas Proust.

Au temps pour moi ! Ce macaque vient de gravir un échelon dans mon estime. Cela dit, il est encore loin du sommet.

— Donc, horloger au départ.

— Son défaut : il était flambeur. Le jeu l’a mis sur la paille, sa femme l’a quitté et il a eu de mauvaises fréquentations.

— D’un grand classicisme, murmuré-je-t-il.

— Il s’est laissé entraîner, j’en sais quelque chose. La pente fatale, j’ai vécu ça !

— Laisse ton cas de côté, gars, on défriche celui de ton pote.

— Il a glissé jusqu’au mitan et s’est spécialisé dans le coffiot. Il avait, paraît-il, la plus grosse documentation de France sur la question. Et puis l’inévitable s’est produit : on l’a serré après qu’il eut craqué la chambre forte d’un labo.

— Que venait-il y chercher ?

— Des documents enfermés dans une enveloppe cachetée à la cire, m’a-t-il raconté.

— Il a eu le temps de l’engourdir ?

Le muscadin d’Oléron fait une moue chargée d’exprimer l’évasiveté.

— Alors là, je suis incapable de vous le préciser. Sans doute me l’a-t-il dit, mais ça a dû me passer au-dessus de la tête. Tout ce dont je me souviens c’est qu’il s’est fait sauter le jour même de son exploit.

— Il avait des complices ?

— Non : un commanditaire, selon lui, une femme ultra-classe venue le rambiner au troquet où il avait son siège social ! Elle aurait prétendu contacter Marcel sur le conseil d’un de ses potes dont elle n’a pas voulu allonger le blase.

M’est avis que le licencié s’écarte un tantisoit du beau langage pour revenir au vocabulaire truand. Chassez l’Académie et le naturel se radine coudes au corps.

— Dis donc, Ambroise, il était pas un peu mytho, ton pote ? La vamp mystérieuse qui vient le relancer au Bar des Aminches, ça vous a un petit parfum de « Série Noire » mal assimilée, tu ne trouves pas ?

Il hausse les épaules.

— Je ne fais que vous répéter ce qu’il m’a raconté, monsieur le directeur, je n’en garantis pas l’authenticité.

— Ensuite ?

— Comme il avait vilainement chahuté le veilleur de nuit, il a morflé dur. Je crois qu’il a séché six piges, vu ses antécédents qui n’avaient pas l’éclat du neuf.

— Bon, toi tu es sorti du trou. Tu es allé dire un petit adieu à son frelot bouffé par le crabe et tu ne l’as jamais revu, accaparé que tu fus par Mère Teresa et les mammifères du Grand Nord canadien.

— Jamais ! lance le crevard avec une force qui se veut convaincante. J’ai rompu tout contact avec le Milieu et nous vivons très simplement, loin des villes pernicieuses.

Je me prends à rêvasser et il n’ose troubler ma méditation. Je pense à cette soi-disant belle dame qui survint un soir au café des voyous pour engager un perceur de coffres. Dur dur à encaisser sans aspirine, ce genre de fable.

— Très bien, reprends-je. Tu dois probablement t’être formé une opinion sur la présence de ce cadavre dans la barcasse qui te sert d’enseigne ?

— Je m’en suis formé dix, je m’en suis formé mille ! rétorque le minus de chez Habens.

— Quelle est celle qui t’a paru la plus performante ?

Il hoche la tête :

— Elle reste pleine de lacunes.

— Vas-y toujours, on laissera des blancs.

Il prend l’air concentré du petit garçon qui commence à réciter à son instit une fable de ce glandu de La Fontaine.

— Je suppose qu’une fois sorti du trou, il aura repris ses activités illicites. Partant de là, nous sommes amenés à imaginer deux choses : qu’il avait des méchants à ses trousses à la suite de quelque coup fourré et que, connaissant mon adresse d’une façon que je ne m’explique pas pour l’instant, il a pensé venir se planquer ici ; mais ses ennemis le filaient et l’ont flingué avant qu’il me contacte. Ils ont ensuite placé sa carcasse dans la vieille barque pour s’en débarrasser et me faire porter le chapeau.

Son regard de rat effrayé bat la campagne. Il est clair que ce cadavre sur le toit de son motel a gravement chancetiqué leur quiétude bourgeoise.

— Pourquoi dis-tu que ses ennemis l’ont « flingué », mon ami ? Tu as examiné sa dépouille ?

— Pas vous, monsieur le directeur ?

— J’avoue que sa puanteur ne m’a pas incité à beaucoup l’ausculter, admets-je, honteux comme un renard qu’une poule du Sébasto aurait pris.

Je questionne :

— Il a morflé des bastos ?

— Une au moins : en plein guignol ! J’ai découvert ça en écartant sa veste.

— Tu as poussé plus loin tes investigations ?

— Tout de même pas : il fouette trop ! Même avec des pincettes on n’a guère envie de le tripoter !

— Bien ! réagis-je, il est temps d’alerter les perdreaux d’ici.

Sa figure se met à dégouliner pire que celle de son ex-compagnon de cellote.

— Vous croyez que c’est nécessaire ?

Le sourire que je lui vote est plus radieux que le soleil d’Austerlitz.

— Tu t’imaginais que j’allais l’enterrer dans mon jardin afin de faire du compost pour mes rosiers ? T’es nubile du cerveau, gars !

CHAPITRE

— Me serais-je imaginé conduire un jour une enquête sous votre direction, monsieur le directeur ! bée l’adjudant Narguilé Francis en me virgulant un sourire pareil à deux tranches de noix de coco superposées.

Pas du tout le juteux qu’on pourrait croire. Trente-huit ans, beau gosse, un regard langoureux comme un disque de Tino Rossi, le menton à fossette réglementaire ; il dégage une suave odeur de lotion after-shave et doit verger d’importance les gerces de la contrée, pour peu qu’elles n’aient pas les miches accrochées à la place des roberts.

Un enthousiaste. Sportif, tu peux le croire ! Énergique. Ami de ses hommes, mais poigne de fer dans la culotte de ma sœur, si tu vois le genre ?

Je rectifie doucement :

— Mon bon ami, il n’est pas question que je m’immisce dans votre travail. Je vous ai expliqué la situation : Ambroise Paray est le beau-frère de mon plus proche collaborateur et il a fait ses débuts dans la Police parisienne. Un temps dévoyé, il a purgé sa peine et s’est, je crois, quelque peu réhabilité. Se voyant embringué dans une sordide affaire de meurtre, il a pris peur et a fait appel à moi. Comprenez bien, mon adjudant : mon aide ne lui est acquise que dans la mesure où il est blanc comme neige. Si je m’apercevais de la moindre embrouille de sa part, loin de le secourir, je lui enfoncerais la tête dans la gadoue.

Rire de Francis Narguilé (son grand-père était tunisien).

— Le médecin légiste vient de La Rochelle et sera ici dans une bonne heure, de même que les gens de l’Identité judiciaire, annonce-t-il.

Nous sommes assis devant le motel, à une table de fer pliante piquetée de rouille. Un gendarme descend du toit, en bras de chemise, portant un masque en gaze devant le nez et la bouche. Il a passé des gants à vaisselle dont le caoutchouc rouge se macule de taches impardonnables ; il tient un sac en plastique.

— Les objets qui se trouvaient en possession de la victime ! annonce-t-il en brandissant la poche transparente, pareil à un môme venant de cueillir des champignons.

— Mettez ça là ! enjoint son chef. Vous disposez d’une autre paire de gants ?

— Non, mon adjudant. Voulez-vous les miens ?

Le gradé file un regard terrifié à ceux de son bordonné.

— Sans façon, Contrute. Allez demander à la taulière si elle n’aurait pas d’autres gants à vaisselle.


L’atmosphère est étrange. Les clients du motel, alertés par l’arrivée maréchaussaire, prennent des attitudes faussement détachées pour nous guignocher à distance.

Une grand-mère sourdingue, qu’on a transplantée dans un fauteuil roulant, exige de ses enfants qu’ils lui expliquent ce qui se passe et pourquoi des gendarmes s’affairent sur le toit du motel, même qu’en a un qui dégueule, tu as remarqué, Michel ?

Ambroise s’est réfugié dans son minuscule burlingue pour esquiver les questions emblématiques[4] de ses clilles.

Un petit garçon, dont le père est veilleur de jour dans un asile de nuit, a des mots avec sa maman, qu’il traite de « pute pourrie » parce qu’elle lui interdit d’escalader l’échelle pour aller rejoindre les maré-chausseurs. Un vent de suroît nous apporte d’ardentes senteurs marines qui essaient d’entrer en compétition avec la pestilence tombant du toit, mais en vain.

— Tout ce que j’ai pu dénicher, mon adjudant ! fait le gendarme Contrute, en ramenant des moufles de cuisine initialement conçues pour retirer du four des soufflés arrivés à terme.

Narguilé lui coule un regard qu’un auteur ringardos qualifierait de « dépourvu d’aménité ».

— J’eusse préféré des gants de boxe, fait-il en vidant la pochette sur la table.

Il inventorie son contenu, à savoir : une brème d’identité en haillons au nom de Marcel Proute ; une petite trousse d’horloger ; un pistolet extra-plat en acier verdure, tirant des balles de gaz soporifique ; une boîte de pilules contre la diarrhée ; une autre de cachous Lajaunisse ; une pince à ongles dont le manche fait lime ; une boîte de préservatifs anglais Mac Heusdress ; une montre Mathey-Tissot très élégante ; plus une petite « cousette », du genre de celles que les hôtels mettent à la disposition de leurs clients afin de les dépanner quand ils craquent un bouton au cours d’une pipe de voyage.

— Le vade-mecum de l’homme moderne, plaisanté-je.

— Voulez-vous conserver ce butin, monsieur le directeur ?

— Du tout. Je vous répète que je suis ici en qualité d’auditeur libre, comme on dit dans les facultés.

Il replace la petite panoplie du défunt dans son plastique et va demander à Ambroise où il peut se laver les mains. Pendant son absence, je chourave la cousette, because quelque chose que je te causerai plus loin.

Que dis-tu, Bazu ? Tu voudrais qu’on en parle tout de suite ?

Et mon cul, c’est du chapon ? Qui est-ce qui pilote ce book ? Toi ou l’homme le plus intelligent qu’il m’ait été donné de rencontrer depuis que le singe a marché sur la Terre ?

Je glisse l’objet in my pocket et prends l’air innocent de M. le baron quand, en société, il respire ses doigts qu’il a engagés très avant dans le frifri de la femme de chambre pendant qu’elle frottait le parquet.

Retour du pandore-chef.

— C’est la première fois que nous avons à traiter d’un cas pareil à Oléron, déclare le brillant gradé.

Sur ces entrefesses, Berthe et sa frangine font retour, la carriole chargée de provises. La Gravosse tombe en arrêt (et presque en pâmoison) devant le gendarme si bioutifoule et fringant de partout. D’entrée d’œillade, elle prend un ticket d’appel pour une éventuelle casserolée géante. Le beau pandore de charme ne se doute pas qu’il a déjà son braque virtuellement engagé dans la soute à pafs de la Bérurière.

Pour l’instant, « l’irrésistible » donne des instructions à ses péones. Ils vont se laver les pattounes au savon de Marseille et, ensuite, tirer un portrait du défunt pour le produire aux autochtones, essayer de déterminer si quelqu’un l’aurait vu naguère dans la contrée. Et puis communiquer la photo au journal local et à la téloche régionale.

Il m’annonce qu’il va se mettre en rapport avec Pantruche afin qu’une enquête soit ouverte dans la capitale relativement à ce Marcel Proute. Il veut tout connaître de lui : sa vie, son œuvre, ses relations d’affaires et d’amour. Bref, il mène bien sa barque, si je puis dire, le regard fixé sur celle du toit.

Enfin ! Le docteur Paranaud, le légiste, arrive au volant d’une superbe Broot-Machaglath décapotable de la fin des années 20, conduite à droite, chromes à chier partout, peinture vert olive, capot sanglé, frein à main extérieur, pot d’échappement intérieur, porte-bagages plaqué or, avertisseur à seize trompes jouant le God Save the King (un roi régnait à la sortie du véhicule). Le praticien profite de ce que sa tire est à deux places pour déposer une moitié de son énorme cul sur le siège passager. Il est survêtu d’une blouse grise, coiffé d’un casque de tomobiliste en cuir dont les brides lui font des oreilles de basset-hound et porte des lunettes de soudeur à l’arc, façon Blériot.

Il stoppe devant le motel et, avisant Narguilé, le hèle :

— Vous me donnez un coup de main, Francis ?

Il a déponé sa portière, sorti sa jambe gauche du véhicule et tend les bras de l’espoir au chef pandore, lequel s’empresse d’arracher l’arrivant à son sarcophage d’acier et de cuir.

Le doc mesure un mètre soixante avec talonnettes et doit être plus large que long, au moins dans sa région culière. Tu dirais un cachalot gonflé à haute pression. Il marche en faisant glisser ses pinceaux sur le sol. Son énorme bide sert de balancier à son énorme cul : la nature fait bien les choses !

— Merci, mon cher, dit-il de sa voix d’asthmatique en phase terminale. Alors, il paraît que vous avez de la viande froide pour moi ?

— Elle est en tout cas pas fraîche, Doc, répond le gendarme. Et j’ai une autre mauvaise nouvelle pour vous : elle se trouve sur ce toit, à l’intérieur de la barque !

L’homme de l’art évalue les efforts qu’il va devoir fournir.

— Les barreaux sont solides ?

— Je l’espère ; de toute façon, mes hommes vont vous aider. Vous devriez mettre un masque car ce que je vous propose, c’est pas de l’arrivage du jour.

L’obèse a une moue insouciante :

— Pas de panique, mon petit : j’en ai vu d’autres !

Puis, à moi, d’un air finaud :

— Vous pensez bien que par ici, je travaille surtout dans le noyé : entre mes pêcheurs d’Islande et les vacanciers hydrocutés, je me paie des séances homériques.

Il entreprend courageusement de gravir l’échelle, comme s’il s’agissait de la face nord des Grandes Jorasses. Un gendarme le pousse au cul pendant qu’un autre le hale, arc-bouté contre le rebord du toit plat. Après moult ahanements, le légiste se trouve sur la terrasse, inoubliable statue d’un sumo japonais vainqueur.

Le gendarme Béanzinc ruisselle du kébour à corps perdu et halète comme une machine à vapeur tractant un convoi de cent vingt-cinq wagons emplis de pavés.

— Si je ne me suis pas fait une hernie, j’aurai de la chance, déclare-t-il. Combien diable pesez-vous, docteur ?

— Cent quarante-deux et je t’emmerde, répond l’homme de (et à tête de) l’art (lard).

Il tangue jusqu’à la barque et retapisse le passager clandestin.

— Ah ! voilà notre ami ! dit-il, jovial comme s’il rencontrait un être en pleine vie.

On s’attend à ce qu’il lui serre la louche.

Ce bavard enchaîne :

— Eh bien, tu n’es pas très clean, garçon ! Montre un peu tes yeux !

Il soulève les paupières de la victime, puis retrousse ses lèvres, tire sur ses cheveux… Tout cela sans gants ni masque, en homme que ce genre de désagrément olfactif n’affecte pas et qui tripote la sanie sans que sa quiétude bourgeoise en soit affectée.

Il continue de vaquer à ses investigations dans la bonne humeur, s’adressant au cadavre de son ton affable, voire guilleret, et un phénomène hallucinatoire se produit, qui donne peu à peu aux assistants l’impression que le mort ne l’est plus et qu’il apprécie la familiarité presque affectueuse du gros sac à merde.

De remuer feu Proute accroît sa puanteur. Je vais demander une bière (de circonstance) à la demi-frelotte de Berthe. Maintenant, tout le coinceteau est à pied d’œuvre : les autochtones, les estivants, les pêcheurs revenus du large, ceux qui s’apprêtent à le gagner, le postier de Saint-Trou-Lahitou, la centenaire du Syndicat d’initiative en coiffe de dentelle amidonnée, l’écailler de l’Hôtel des Flots Ravageurs, Mme Sidonie Sidoine et sa brigade de putes qu’elle a amenées de Paris pour les congés payés (elles ne sont pas laubées mais le vacancier océanique n’a pas les moyens de l’estivant méditerranéen) ; toute une populace bigornesque moutonne, se presse, gronde comme une vague déferlante à l’assaut des rochers.

Berthe décide qu’en sa qualité de frangine et d’épouse d’inspecteur principal, elle se doit de monter voir « l’horreur ». L’adjudant Narguilé cherche à l’en dissuader, mais comme elle lui caresse les couilles pendant qu’il cause, il finit par laisser quimper. Fâcheuse faiblesse ! C’est permettre à un drame de s’accomplir : l’un des barreaux de l’échelle, durement éprouvée par le poids du légiste, cède sous la masse baleinière et la chère dévoreuse de braques se retrouve en tas et hurlante sur le sol non capitonné.

A la position de sa guitare droite, il est péremptoire qu’elle est brisée : sale temps pour le clan béruréen ! Le brave adjudange, dont la bandaison court sur son erre, appelle le médecin, lequel dit qu’on ne le fasse pas chier vu qu’il procède au scalpel et qu’il ne peut pas lâcher son camarade Mortibus. Ce qu’entendant, Narguilé mande l’ambulancier de l’ancienne île devenue presqu’île par la grâce des ponts déchaussés.

La demi-sœur bieurle plus fort qu’une trépanée qu’on a oublié d’endormir, comme quoi ils sont maudits, que la fatalité les poursuit, qu’une telle accumulation de malheurs sur de braves gens est inhumaine, et que ceci cela, le reste…

Lorsque les brancardiers se pointent, elle s’est changée pour partir avec sa « pauvre Berthe ».

La foule continue de grossir. Les derniers arrivants sont faussement informés par les précédents qui ne savent rien, c’est ainsi qu’ils apprennent qu’un fou échappé de l’asile de La Gaudriole-Saint-Trouhduc a tiré sur des vacanciers et que les gendarmes l’ont abattu sur le toit où il s’était réfugié. Ces gens, nouvellement initiés, transmettent leurs tuyaux aux survenants qui les passent à d’autres en transformant le déséquilibré en groupe de terroristes islamiques.

Je laisse s’enfler la rumeur avec un certain amusement. Ce genre de propagation me rend perplexe car je finis par me demander si c’est bien Jeanne d’Arc qui fut brûlée vive, et non l’évêque Cauchon, et si ce ne serait pas Bernard Tapie qui a inventé la pénicilline au lieu de Fleming.

Heureusement, des renforts appelés par le jeune adjudant débandé viennent assainir le climat en dispersant la foule.

Peu après, un elevator Mac Heusdress[5] requis à la conserverie du « Sardinier Loïc » permet de ramener parmi nous le gros légiste déséchellé par Berthe.

Il en a de chouettes à nous apprendre !

CHAPITRE

Il est impressionnant, sur le plateau de l’engin, le doc mammouthien. Son casque de cuir transforme sa boîte à idées en ballon de rugby géant. Sa blouse grise d’instit campagnard flotte au vent du large (celui qui convient à un gusman de son embonpoint).

Quand l’appareil arrive à destination, les pandores le secourent de leurs bras d’airain. Il pue comme un cimetière bombardé et contourne la maison pour aller compisser sa face est. S’il existe une Mme Paranaud suceuse, elle risque de trouver un drôle de goût à la bistougne de son époux, ce soir.

Il nous revient en rajustant à grand mal sa braguette, because la montgolfière qui encombre son bénoche.

— Je pourrais disposer d’une bouteille de vin blanc ? s’enquiert l’homme-tête-de-l’art. Du muscadet de préférence, mon copain de la barque m’a flanqué la pépie.

Ambroise Paray fait droit à sa requête. Le cher toubib installe son cul à deux portes sur le banc bordant le motel.

— Alors, docteur ? l’attaqué-je, impatient.

Il se fait songeur, se penche de côté pour libérer son fondement.

— Bougez pas ! J’en attends un chouette, annonce-t-il d’un ton quasi anxieux.

Quelques instants s’écoulent et il laisse filer un vent long et modulé qui fait penser à l’appel du caribou en gésine dans le Grand Nord canadien. Il écoute cette émission intestine en agrandissant de la main le pavillon de son oreille après avoir remonté la patte droite de son couvre-chef.

— Pas mal, hein ? demande-t-il en exagérant sa modestie.

— Superbe, le flatté-je.

— Un soir de haricot de mouton j’ai battu tous les records avec une note coulée qui a duré trente secondes. C’était à un congrès médical, à Londres : les participants se sont levés pour m’ovationner et le prince d’Edimbourg qui présidait le repas a tenu à me féliciter, m’assurant que même son épouse, très portée sur les flatuosités, en privé, ne m’arrivait pas à la cheville.

— Vous devriez écrire vos souvenirs, conseillé-je.

— J’y songe. J’ai déjà le titre : « Contre vents et marées » ; qu’en pensez-vous ?

— Je l’affûterais, conseillé-je. Que diriez-vous par exemple de « Contre vents et diarrhées » ? Ce serait plus porteur.

— Magnifique ! exulte le légiste. Ne sentez-vous pas la nécessité d’un sous-titre ?

— Peut-être.

— Vous avez une idée à me souffler ?

— « La voix d’en bas » ?

— Mais vous êtes tout bonnement génial, mon cher ami. Vous pensez écrire un jour ?

— Qui sait ? imperturbé-je.

Il sort de sa vague un paquet d’ordonnances vierges mais froissées, et note mes suggestions.

— Et maintenant, contre-attaqué-je, vous nous faites part de vos découvertes, Doc ?

Il range ses griffonneries à gros gestes lourds d’obèse.

— J’ai prolongé mon séjour sur le toit car je m’y suis livré à un travail que, généralement, je réserve à la table de dissection. Que voulez-vous, je suis un enthousiaste.

— Comme beaucoup de gens efficaces.

On lui apporte la quille de blanco et trois verres. Il en emplit un, le boit cul sec et se sert à nouveau en oubliant de nous en proposer.

— Il bibine un peu sur les bords, dit-il, montrant la bouteille.

— La modestie de cet établissement ne pouvait vous laisser de grands espoirs quant à la qualité des denrées qu’on y sert.

— Bien, attaque soudain le pachyderme déguisé en cétacé, parlons de mon petit copain de là-haut. Vous savez que c’est un client pas ordinaire ?

— Disez ! Disez vite !

— Balle en plein cœur !

Son regard gélatinesque s’avive.

— Mais tirée dans un muscle mort, complète-t-il. J’écarquille mes écrins à lotos :

— Pardon ?

— Le camarade était clamsé quand il s’est pris la bastos ; et clamsé depuis un bout de temps car il n’a absolument pas saigné.

— En ce cas, de quoi est-il mort ?

— Je vous donnerai une réponse complète après l’autopsie, mais à première vue il semble qu’il ait été victime d’un poison à effet rapide, du genre cyanure.

— Plus que bizarre, commenté-je, n’étant jamais à court de vocabulaire.

Et d’ajouter :

— Son décès remonterait à quand, Doc ?

— Attendez…

Il réfléchit tout en se remettant en position de lance-missiles.

— Très difficile à préciser, mon cher. Avec les chaleurs que nous venons d’essuyer, et compte tenu du fait qu’il se trouvait exposé en plein soleil, il a dû se corrompre à toute allure, le pauvre biquet. A vue de nez, je parlerais de quinze jours à trois semaines !

— Tant que cela ?

— Au moins. Mais encore une fois…

Là il s’interrompt ; sa loufe étant parvenue à maturation, il s’en débarrasse d’un puissant effort d’entrailles. Le pet démarre en langueur, paraît un instant courir sur sa lancée, puis prend vigueur et s’achève en bourrasque impétueuse soulignée par un roulement de caisse à percussion.

— Alors ? demande-t-il, soucieux de nos impressions.

— Très beau ! conviens-je. Et j’ajouterais : rare ! Il y a dans l’expression une modulation dramatique puissante. Certains passages du Vaisseau fantôme ont ces accents de masse, ces insufflations périphériques. Quel dommage que vous n’enregistriez pas des vents de cette haute teneur esthétique ! Wagnérien, vous répété-je. Vous devriez fonder un conservatoire du pet qui finirait par être reconnu comme mode d’expression artistique et du coup vaincrait le stupide préjugé qui, dans notre civilisation, le rend condamnable, ou pour le moins, impoli.

« Le vent est l’ami de l’homme puisqu’il le libère d’un ballonnement intempestif. D’autre part, toute source de sonorités doit être prise en compte par les mélomaniaques. Ne voit-on pas, de nos jours, des garçons musclés, pas plus inintelligents que d’autres, donner des récitals de barils vides en frappant ceux-ci avec des gourdins ou des marteaux ? En cette époque où le bidon devient instrument, pourquoi refuserait-on au pet une promotion obtenue par de la ferraille rouillée ? Il possède des nuances que jamais n’offrira une poubelle, ou encore une lessiveuse ou un chaudron. »

Le doc opine véhémentement de ses douze mentons étagés.

— C’est formidable, ce que vous dites, monsieur le directeur ! finit-il par assurer, le regard enrichi de larmes. Dites-moi, si d’hasard je fondais l’Académie du pet, en accepteriez-vous la présidence ?

Il me prend de court.

— C’est trop d’honneur, docteur ; le vent n’est, chez moi, qu’occasionnel et consécutif à l’ingestion de féculents ; par contre j’en ferais partie des deux fesses en qualité de membre honoraire, si vous me permettez cette image hardie.

On tope.

Il en jette un de plus, un fortuit, surgi au détour des entrailles. Pet badin, négligent, négligé, pet de soudard du bistouri au repos, pet de soutien, superflu, qui serait farceur s’il ne s’était produit en toute indifférence, pet d’inadvertance, donc, pet de routine empreint de modestie, pet effacé puisque inodore.

Il n’en attend aucun compliment, trop conscient qu’il est de ses immenses possibilités. Il n’en est pas à bâtir sa gloire sur des fonds d’intestins. Comme beaucoup d’obèses, c’est un être généreux, qui prodigue d’abondance ; certes le moindre croquis esquissé sur un coin de nappe, de Cézanne ou d’Arman, détient une valeur marchande, mais lui, docteur Paranaud, n’en est pas à comptabiliser ses vesses et autres vents légers. C’est cadeau ! Je sème à tout vent ! Je pète à tout-va. La prodigalité est la coquetterie des nobles !

— Vous disiez donc, Doc, que le trépas de cet homme pourrait remonter à trois semaines ?

— Tout à fait.

— Quand allez-vous procéder à l’autopsie ?

Le praticien se tourne vers l’adjudant qui a suivi la scène précédente silencieusement, en essayant de conserver son sérieux.

— Où allez-vous m’embarquer mon petit pote afin que je le trifouille, Francis ?

— Le local des pompiers, ça vous irait ?

— Vous savez, Narguilé, c’est pas pour baiser : deux tréteaux sur une planche et de la lumière, je n’en demande pas davantage.

Il achève son mauvais muscadet.

— Je vais descendre chez la mère Denys à Saint-Troude ; elle a une spécialité d’omelette aux oursins qui vous met les papilles en trompette ! Vous en êtes, mon cher directeur ?

— Hélas ! décliné-je-t-il en réprimant mon effroi, je suis pris.

Tu vas voir combien ma réponse est prophétique !

CHAPITRE

Je m’engage sur le pont de 3 km qui relie Oléron au continent.

La nuit tombe. Loin, en bas, des bateaux rentrent à leur mouillage, traînant des triangles de remous argentés. Le ciel immense est boursouflé. Il malaxe des cumulus gris. Çà et là, se produisent des déchirures à travers lesquelles on voit du rose. La lune dessinée en blanc, sans luminosité, attend son heure. Je lui adresse un signe de ma main posée sur le volant : elle feint de ne pas le voir et imperturbe. Salope ! Si proche de nous et déserte, avec juste un drapeau américain à la con sur son sol caillasseux. Toute cette hantise qui m’assaille depuis quelque temps, qui tourne au leitmotiv : nous autres seuls sur un ballon lancé dans la gravitation universelle, seuls, à nous entre-faire chier.

Le jour où Le Grand va lâcher la ficelle et qu’on ira valdinguer dans les cosmos gigognes, on aura bonne mine. Note qu’on y est déjà au fond de tout puisque ce TOUT n’a pas de fin, pas de fond.

On se mêle à la valse des astres morts, d’une monstrueuse inconcevabilité. Et le petit monde bleu avec ses cinq continents, happé par la gravitation générale. « Beau Danubleu », toujours… La pauvre Terre mignarde dans ses atmosphères ; uniquement minérale, au départ, mais riche de son oxygène. Balle-peau, pour décarrer, c’est le désert comme ailleurs. Et puis ce miracle : la vie (en anglais, the life). De la grosse boule minérale comme les copines, sourd ce miracle extravagant : papa, maman, le diplodocus, la Ferrari 456 GT, la canne à pêche en bambou refendu, le cancrelat, le chien d’aveugle, le coq de combat, le mouton de pré-salé, Pasteur, moi, la mère Brazier, Gengis Khan, la capote anglaise, le coup du père François, la fellation, la fusée Ariane, le Centre Pompidou, la main de ma sœur, la Joconde, les Pyramides, Bison futé, la tête de veau vinaigrette, les poils de ton cul, la guerre des Boers, le cuirassé Potemkine, les Petites filles modèles, le château d’Yquem, le chat de ma voisine, sa chatte, les moustaches de Staline, celles de Salvador Dali, la terre de Feu, le feu follet, Jacques Attali, l’Empire State Building, le morpion savant, le café Grand-Mère, la clé du champ de tir, le Tampax à musique, le Dernier des Mohicans, la douane, Vivaldi, Al Capone, la rose baptisée « Madame Edouard Herriot », ma bite, la tienne, la pierre philosophale, le flan caramel, le Carmel, le point de mire, la saignée du bras, la « Chance aux Chansons », le Petit Chose, les parcs à huîtres, la Faute de l’abbé Mouret, la valse à deux temps, le mouvement perpétuel, Venise, le Grand Prix de Monaco, le nœud et le trombone à coulisse, les coulisses de théâtre, Libé, les étrons de Sa Majesté Elisabeth number two, la Chaussée d’Antin, celle des Géants, le pot aux roses, la Cour de la Grande Catherine, la mort dans l’âme, l’impôt sur le revenu, le fluide glacial, les loups dans la bergerie, la conscience pour soi, le ticket modérateur, le jeton de présence, le cahier d’absence, la culotte mouillée, le prix du veau, la fortune du pot, Ravaillac (qui sans Henri IV serait demeuré totalement inconnu), le gratin de cardons, le volubilis, le Chant des Partisans, le…

Attends, faut que j’aille répondre au téléphone, je te terminerai la liste dès que j’aurai raccroché[6].


Alors bon, je philosophe à prix coûtant lorsque mon pied droit enfonce la pédale du frein avec une telle violence que mon anus préféré se sépare momentanément de la banquette.

Un obstacle, là, devant moi sur le pont ! La voiture qui me précède vient d’embarder pour l’éviter et il m’échoit brutalement. Je pile à moins de deux centimètres d’un enchevêtrage de jeune fille et de vélo. Mon réflexe de professionnel du danger est d’allumer mes feux de détresse. Des coups de klaxon saluent cette initiative. Un mecton avec une automobile merdouillarde achève son propre ralentissement dans le fion de ma chignole de loc. Rien de grave : du pare-chocs meurtri. Je me précipote sur l’accidentée.

Secousse de mon être : une vision sismique ! Mon âme se met à couler comme une blenno parvenue à maturité.

Une superberie à l’état pur. Elle porte un jean noir, un sweater blanc, une veste en ciré, des baskets blanches. Elle est blonde à profusion, cheveux mi-longs coupés un peu avant les épaules. Regard d’un bleu qui, tout de suite, te congestionne les glandes. Large bouche non fardée parce que naturellement très rouge. Une plaie (et bosse) met une étoile moscovite sur sa pommette gauche. Elle a le dessus de la main droite sérieusement contusionné. Les deux roues de sa bécane forment des débuts de « 8 » et le cadre est cassé.

— Le sagouin ! grommelle-t-elle. Il a failli me tuer et ne s’est même pas arrêté !

— Je vais faire demander des secours, dis-je, ne bougez pas.

— Non ! proteste-t-elle, je n’ai pas grand-chose. Si vous voulez m’aider à me mettre debout…

Tu parles que je veux ! Je passe derrière elle, la ceinture au niveau de la poitrine ce qui me permet (en tout bien tout honneur) de constater deux seins exquis qui tiennent admirablement dans mes mains. Je la hisse. La voici verticale, légèrement fléchissante de la cheville droite.

— Vous pouvez tenir seule ? je murmure.

— Si vous voulez bien me prêter votre bras, le temps que je me dénoue.

Elle s’appuie, cloche-patte sur place, finit par me lâcher.

Elle me trouble, moi, le queutard dont la bistoune bâtie à chaux et à sable défie les intempéries. Sa joliesse, sa meurtrissance, son parfum naturel la transcendent. Elle sent la jeunesse en bonne santé.

Des tomobilistes nous contournent avec un regard mécontent parce qu’on les dévie de quelques centimètres.

— Vous croyez vraiment ne pas avoir besoin d’une ambulance ?

— Mais oui, soyez tranquille.

Elle considère l’épave de sa bécane et fait la moue. D’un mouvement déterminé, elle se baisse, la saisit, s’approche du parapet en clopinant et la balancetique dans l’océan après s’être assurée qu’aucun bateau ne passe sous le pont.

— Il n’était plus récupérable, dit-elle, sans marquer d’émotion particulière.

— Vous avez l’esprit de décision ! fais-je, admiratif.

Sur ces entrefesses, un gonzier à mobylette vient à nous. Il a coupé son moteur et fait de la marche arrière en s’aidant des paturons. C’est un zig du genre mareyeur, si tu vois ce que je cause ? Pantalon de coutil, mi-bottes de caoutchouc, gros pull de laine bleue, casquette à visière dure. Il pourrait se nommer Frédéric car il a la barbe rousse, de même que les poils du cul, aux dires de sa belle-sœur. Bonne trogne vultueuse, piquetée de bubons en éclosion. Sur son gros tarbouif tu as la carte des voies navigables d’Amsterdam.

— Notez ! Notez vite ! fait-il d’un ton étrange venu d’ailleurs.

Et de réciter, comme un hypnotisé te raconte l’assassinat de Raspoutine reconstitué à l’aide d’une boule de cristal, une série de chiffres ponctués de lettres.

Avec l’intelligence fougueuse qui me caractérise, j’ai illico pigé que le digne homme a mémorisé le numéro minéralogique du chauffard ayant causé l’accident et que, redoutant la fragilité d’une cervelle fortement imprégnée de calva, il s’en libère dans les meilleurs délais.

— C’est enregistré, le délivré-je-t-il, merci.

— La marque de la bagnole, je saurais pas vous la donner, regrette ce zélé ; mon réflesque, ça a été de lire la plaque.

— Là était l’essentiel, le rassuré-je.

— La petite demoiselle n’a pas trop de mal ?

— J’espère que non : je vais la conduire chez un médecin.

— Pas la peine ! assure l’accidentée.

— Un détail que je peux aussi vous faire part, ajoute le mollusqueur : y avait un énorme saint-bernard à l’arrière de la voiture, avec une grosse tête de veau, vous voiliez ce que je veux dire ?

— Parfaitement.

— Nourrir des bestiaux de ce gabarit, faut en avoir les moyens ; quand vous songez qu’en Afrique, y a des gosses qui meurent de faim !

Il nous lâche sur cette considération non dénudée de fondations, comme dit volontiers Béru.

J’aide la gosseline à prendre place dans ma tire. Elle ne peut réprimer une plainte en s’y asseyant.

— Ecoutez, petite, dis-je avec péremptoirité, on va aller dans un dispensaire, ne serait-ce que pour prévenir les risques d’infection !

Cette fois, elle ne proteste pas ; pose sa tête sur le dossier du siège, ferme les yeux. Elle souffre, c’est évident. Mais stoïquement, sans en faire un frometon.


Une moitié d’heure plus tard, nous arrivons à Rochefort, patrie de Pierre Loti, mais ce n’est pas grave, où un agent de police nous indique ce que je cherche. La pauvre vélocipédiste devenue piétonne à part entière par l’inconséquence d’un chauffard s’est assoupie si profondément que j’ai quelques difficultés à la réveiller.

Elle pénètre dans l’infirmerie en boquillant, appuyée sur mon bras. Le choc semble l’avoir déstabilisée après coup, ce qui est fréquent dans ce genre de traumatisme.

Un infirmier maussade s’occupe de la chérie et commence par l’essentiel, c’est-à-dire par lui faire décliner son identité. J’apprends ainsi qu’elle se nomme Eve Romandie, qu’elle habite Clermont-Ferrand et qu’elle séjourne à Oléron en attendant la réouverture de la faculté de lettres où elle mènera des études évasives qui ne l’empêcheront pas de se marier un jour et d’avoir de beaux enfants.

Lorsqu’elle a reçu sa piqûre antitétanique et que ses plaies ont été dûment désinfectées et pansées, je règle les prestations dont elle vient de bénéficier et la rembarque pour une destination que j’ignore encore.

— Je vous remercie de vous être occupé de moi, me dit-elle. Laissez-moi votre adresse, je vous enverrai un mandat pour vous rembourser, car je suis partie sans argent.

Protestations d’usage de l’éminent Santantonneau.

— Où allez-vous ? questionné-je.

Et sais-tu ce qu’elle me répond ? Tu donnes ta langue ? Montre-la un peu ! Pouah ! Elle est dégueulasse !

Elle me dit, tout tranquillos :

— Je rentre à Clermont-Ferrand.

Alors là, mon testicule gauche manque se décrocher, ce qui serait dommage car c’est le plus gros.

— A pied ? effaré-je-t-il.

— Il le faut bien puisque je n’ai plus de vélo.

Elle est tranquille, relaxe, Max ! A croire qu’elle profère une chose extrêmement normale.

Dès lors je me dis que de deux choses l’une : ou bien l’accident lui a décoiffé la pensarde, ou bien cette gosseline ne ressemble pas aux autres êtres vivants homologués sur cette putain de planète !

Mentalement, je trace sur une brème routière imaginaire l’itinéraire Oléron/Clermont-Ferrand ; y a de quoi user ses pompes, franchement.

— Si je résume votre situation, dis-je-t-il, vous allez traverser horizontalement la moitié de la France à pied et sans argent.

— A pied PARCE QUE sans argent, rectifie mon Ophélie de la grand-route.

— Si vous me racontiez votre histoire, mon chou ? Je suis persuadé que j’y prendrais, tout comme à Peau d’âne, un plaisir extrême.

Elle hoche la tête.

— Sûrement pas, car c’est une aventure stupide. Où m’emmenez-vous ?

Bonne question à laquelle je ne réponds pas. Je roulais, avec elle à mon côté, la gamberge accaparée par mon enquête et aussi par ma rencontre avec la jeune blessée. Certains débuts d’affaires me plongent dans un flou artistique qui constitue une période préparatoire. Zone indécise où mes capacités professionnelles prennent leurs marques. J’opère un effort pour me reconcentrer. Au moment de l’accident, je me rendais dans la ville de Pierre Loti afin de m’y chercher un hôtel, ceux d’Oléron étant complets du fait de la saison.

L’adjudant Narguilé m’a recommandé La Corderie Royale sur les rives de la Charente. Le hasard me jouant gagnant, pile je perpendicule devant un panneau qui annonce l’établissement. Architecture intéressante que celle de cette ancienne corderie fondée par Colbert.

L’hôtel en pierre blonde qui la jouxte, comme on dit puis, a belle apparence. Une piscine creusée sur le terre-plein de l’arrivée propose son eau bleue à une clientèle bedonnante et variqueuse aux bourrelets pareils à de la lave en fusion sur le flanc d’un volcan, mais y a aussi quelques gerces potables.

— Merci pour votre altruisme, me fait ma compagne en descendant de voiture avec lenteur. Vous voulez bien me laisser votre adresse pour que je puisse vous rembourser l’argent du dispensaire ? me demande-t-elle à nouveau.

En père turbable, je lui montre ma brème. Elle haut-le-corpse.

— Directeur de la Police ! brumisse l’adolescente à défaut de pouvoir faire mieux.

Yes, Miss ; maintenant cessez de déconner et suivez-moi !

— Mais où ?

— On va voir si ce ravissant hôtel a des chambres à nous louer. Vous n’allez pas prétendre partir à pincebroque pour Clermont-Ferrand, à la nuit tombante, blessée et sans carbure !

J’ai parlé un brin secco, comme on s’adresse à une petite fille qui commence à te tartiner le dessous des aumônières avec ses espiègleries à la mords-moi le paf (mais pas trop fort !)…

Vaincue, un chouïe vexée mais impressionnée, elle me filoche le train d’atterrissage jusqu’à la réception où une aimable Vendéenne au regard doux et loyal m’avertit qu’il ne lui reste qu’une seule grande chambre, qui vient de se libérer ; mais, assure-t-elle, on pourra y dresser un lit d’appoint « pour ma jeune fille ».

Là, espère, j’en morfle un coup dans la gueule : « MA jeune fille ! ».

Y aurait des déprédations sur la façade san-antoniaise, ou quoi ?

Je m’accorde un coup de périscope dans une grande glace opportune qui dissipe mon inquiétude.

On est indulgent avec soi-même.

CHAPITRE

Ayant jeté ma valoche sur le couvre-lit, je propose à Eve de nous rendre à la clape tout de suite : je déballerai mes effets mas tarde, comme disent les Espagnols.

La salle à manger vitrée donne sur la Charente, aimable fleuve côtier qui subit le mouvement des marées encore assez loin de son embouchure. De gros bateaux le remontent aux heures propices. Vision surprenante que celle de ces barlus ventrus semblant déambuler à travers la campagne. Surréaliste, je trouve. Moi dont les origines sont alpines, je suis fasciné par cette ambiance océanique aux horizons plats.

Je mate les rives provisoirement nues, me demandant si l’eau continue de baisser ou si, au contraire, elle regrimpe peinardos. C’est un peu comme la lune : je ne sais jamais où elle en est de ses changements de quartier.

La gosse ne moufte pas, gagnée elle aussi par la paix qui nous entoure.

Le maître d’hôtel nous rambine avec son menu grand format qui raconte plein de bonnes choses. Je demande à ma protégée ce qu’elle aimerait manger ; elle me dit n’avoir aucune idée et me laisse décider.

J’opte pour des moules à la crème, la crêpe aux fruits de mer et des côtes d’agneau. Elle récrie que c’est trop. A quoi, en parfait produit de la société de consommation, je rétorque qu’il vaut mieux plus que moins. Une boutanche de muscadet sur lie complétera nos agapes.

Le crépuscule étend ce que le père Hugo appelait « ses voiles », image très forte, même pour un lecteur natif de Bourgoin-Jallieu où il n’est d’autres voiles que les chemises des petites Berjalliennes. Le ciel ballonné s’obscurcit langoureusement, en déclinant des lueurs allant du rose crevette à l’indigo.

— Bien, attaqué-je, avec cette brusquerie qui m’a empêché de devenir horloger ou artificier comme j’en ai caressé le dessein (des seins, j’en ai caressé d’autres depuis pour me consoler), parlons un peu de vous, ma gentille amie. Quelles tribulations vous ont amenée sous les roues d’un chauffard, dépourvue de tout viatique ?

Elle y va de son récit. Il est bref, assez banal, mais incite à la révolte :

— Mes parents sont divorcés. Mon père, qui est huissier de justice, s’est remarié avec une avocate dont il a un enfant. Ma mère travaille comme assistante chez un médecin, et tout me porte à croire qu’elle est devenue sa maîtresse, ce qui me fait mener une existence assez solitaire. Je me suis organisée dans ce demi-isolement. J’ai la passion de l’écriture et quand j’ai trop de vague à l’âme, je confie ma peine à un cahier à reliure spirale que je ne ferai jamais lire à personne. (Elle ne tient pas compte de mon amorce de geste protestataire et enchaîne :) Cet été, j’ai eu envie d’aller passer un mois dans une île. A défaut des Bermudes ou des Antilles, je suis venue à Oléron. N’étant pas fortunée, j’ai fait la route à vélo en trois étapes. Parvenue à destination, j’ai loué un bungalow d’une pièce dans un campement tenu par un affreux bonhomme qui, illico, a essayé de me sauter. Le genre de sadique-hydre, avec des tentacules répugnants qu’il promenait sur tout mon corps à la fois. Je lui ai déclaré que s’il insistait j’irais le dire à sa femme qui travaille avec lui. Il a laissé tomber ses privautés pendant quelques jours, mais sa pauvre épouse a dû se faire hospitaliser et, du coup, l’horrible personnage s’est déclenché et m’a vraiment persécutée.

« De guerre lasse, je suis allée me plaindre auprès de la gendarmerie. Le sale type s’est fait apostropher d’importance. Evidemment, mon premier réflexe a été de quitter son camping, seulement c’était complet partout. A compter de cette intervention policière il a paru se désintéresser de moi ; en fait il cachait son jeu. Aujourd’hui lorsque je suis rentrée de la plage, j’ai trouvé mon cabanon saccagé. On m’avait tout pris : mon argent, ma pauvre médaille de baptême et jusqu’à mes vêtements de rechange. Il a été le premier à porter plainte pour bris de matériel et a prétendu que je recevais des types louches, ce qui est rigoureusement faux. Ecœurée, dépouillée, j’ai décidé de rentrer à la maison. Le reste, vous le savez. »

Elle se tait. Je la contemple, le cœur serré.

Cosette, me dis-je, et le méchant Thénardier. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. »


Nous dînons de bon appétit. On parle d’un peu tout et de n’importe quoi. J’enjoue (du verbe enjouer, ler groupe). L’amuse de mon mieux avec mes traits d’esprit dont certains sont, je trouve, désopilants sur les bords et entre les jambes pour peu que tu écartes un peu les poils. On jaffe avec cet appétit féroce que te donne l’air marin joint à une journée fatigante.

La bouffe expédiée, on fait quelques pas dans la fraîchouille nocturne. Un voilier sans voiles est amarré à deux grosses bittes dans un creux du fleuve. Il geint doucettement dans la brise nocturne. Sous le ciel de velours noir, la Charente a des éclats d’argent. Je peux te faire tremper ton slip avec des descriptions encore plus poussées, mais tes abjectes sécrétions ne m’intéressent pas.

Nous marchons en nous tenant par la main, kif deux enfants sages. Ça s’est fait innocemment, d’un accord commun. On ne parle pas. Je me dis qu’elle a encore comme une odeur d’enfance, Eve. Faudrait peut-être que je la prenne contre moi pour lui rouler un caramel, non ? Tu crois qu’elle serait partante et que, une caresse en amenant une autre, je parviendrais à lui rouler la pelle du soir au bord de l’eau paisible ? Je chique à Perrette et le pote au lait, j’entrevois que, la galoche princière se prolongeant, j’arriverais à lui pratiquer une main tombée au frifri. Pas une brutale ; une qu’effleure seulement, du genre zéphyr. Qui se fait insinuante si pas de résistance trop marquée.

Pourtant, je refrène mes merveilleux bas instincts. Cette ado que j’ai tirée d’embarras, je vais pas lui présenter la note sous forme d’un beau paf à tête chercheuse, tout de même ! Pas déjà ! Pas commak, à l’engouffrage féroce ! Forniqueur, soit, mais en restant gentleman.

Tu vois jusqu’où je pousse la galantine française ? dirait Alexandre-Benoît. Tiens, au fait, que branle-t-il le gros boudeur irascible ? Faudrait le préviendre que sa grosse s’est nazé une guitare en voulant faire de l’alpinisme. Demain je tâcherai de lui passer un coup de grelot pour le mettre au parfum. Ce sera peut-être, et indirectement, le prétexte du rapprochement avec ses beaufs proscrits ?


La chambre est assez vaste et décrit un « L » majuscule d’imprimerie. La partie horizontale constitue une sorte d’alcôve fermée par un rideau. Je déclare à ma protégée que le lit à une place qui s’y trouve me conviendra parfaitement, mais elle refuse énergiquement.

Alors, bon, je la laisse prendre possession de l’endroit et repars pour Oléron où je prétends avoir un rancard nocturne avec mes collègues de la gendarmerie. Chaste bisou sur son front pur. Peau douce, odeur suave, regard lumineux. Tu crois qu’on lui a déjà dégusté le frigounet, à cette exquise ? J’ose pas trop y songer, sinon je vais marcher au pas de l’oie !

* * *

C’est écrit en arc de cercle sur une tôle rouillée : « Camping de la Maugréance ».

A l’entrée, une petite bicoque peinte en vert et jaune. Au-delà il y a un champ, cerné par la forêt maritime, sur lequel fourmillent une quantité de constructions précaires, style clapier, d’une chambre ou deux avec, à côté de chacune, un emplacement pour la bagnole sans lequel l’affaire serait inexploitable. Le vacancier ne sait pas vivre éloigné de sa tire. C’est elle qui, bien davantage que sa femme, sert de pivot à sa pauvre vie de chaussette trouée.

De-ci, voire de-là, les occupants de ces cages à nœuds profitent de l’air nocturne. On perçoit un rire de femme chatouillée, et qui sait : baisée peut-être, car il y a des pétasses que ça fait marrer ! Plus loin, des jeunâstres s’essaient à la guitare et chantent des trucs anglais avec l’accent de Belleville.

Laissant ma tire hors de ce camp de concentration, je marche vers la maisonnette bicolore qui porte en fronton un écriteau marqué « Ofice » avec un seul « f » par souci d’économie. La porte est vitrée. Elle donne sur un local incertain comprenant un bureau, des sièges d’osier, et un poste de télévision du treizième siècle. Devant l’écran plein de mon cher Patrick Sébastien, y a un kroume mal rasé (ou mal barbu, au choix), vêtu d’un chandail couleur pisse froide qui se gratte les testicules.

Je toque à la lourde.

— Mouais ? dit l’individu du ton affable d’un policier de la route dont tu viens d’embugner la moto.

Prenant ces deux brèves syllabes pour une invite, je pénètre dans « l’ofice » au moment où ça se marre dru dans le poste.

Le téléspectateur me propose l’une des plus sales gueules qu’on ait jamais vues sur l’île d’Oléron. Il a les joues creuses sous sa malrasance, un regard rouge aux cils farineux, une bouche dégueulasse dans laquelle t’oserais même pas introduire un thermomètre et qui pue encore à trois mètres pis qu’un chiotte bouché.

— Je suis complet ! fait cet être délicat.

— Vous avez déjà reloué le bungalow de la petite Romandie ? demandé-je avec amabilité.

Il embrume, puis renaude :

— Qu’est-ce vous racontez ?

— Eve Romandie est l’exquise jeune fille blonde que vous voulûtes violer, déclaré-je, et que vous finîtes par virer ce matin comme une malpropre.

Sans attendre sa réaction, je traîne une chaise face à la sienne.

— Eve est ma nièce, assuré-je, et je l’aime beaucoup. Les gens qui s’en prennent à elle deviennent automatiquement mes ennemis d’enfance et cessent d’être heureux pendant un certain temps.

Cette aimable tirade, quelque peu ampoulée (elle vous est offerte par Mazda), ne laisse pas que de le troubler. Il tarde à la décrypter. Y étant parvenu, il renaude :

— Votre nièce est une petite pute, foutez-moi la paix sinon j’appelle la police.

Ma réaction pourrait convenir à un sanguin de l’espèce béruréenne : je lui allonge une tatouille qui le fait chanceler sur son siège. Il en méduse, le vilain. Se demande s’il convient de crier au secours ou, au contraire, de laisser enfler sa joue en silence. Une lueur de haine, mêlée de trouille bleuâtre, fait ressembler son regard aux anneaux des jeux olympiques.

— Je porte plainte ! balbutie-t-il.

Je sors ma brème de ma vague et la place devant son pique-bise. Médusé, il en prend connaissance.

— Je vous écoute, fais-je, déposez votre plainte. Lorsque je l’aurai enregistrée, je vous arrêterai pour tentative de viol sur une mineure et vol d’effets personnels et d’argent. Ça ne va pas faire de la pub à votre camp de concentration, ni hâter la guérison de votre rombiasse, croyez-moi…

Son regard battu par l’océan fait de plus en plus songer à deux glaves de tubard parvenu en phase terminale.

— Je proteste contre ces accusations mensongères ! parvient-il à articuler malgré l’importante fluxion qui le défigure à toute pompe.

Il va pour se lever, mais je le saisis par son tricot et le maintiens assis d’une poigne de fer.

— Pas tout de suite, monsieur Thénardier. Vous allez entendre ce que j’ai à vous dire.

— Vous me brutalisez ! hoquette le mono-joufflu.

Il est tellement veule dans sa protestation que je ne peux résister au vif plaisir de gifler sa joue disponible où il y avait un emplacement à prendre.

— Ecoute, cancrelat, je te propose un marché inespéré pour toi : tu me rends ce que tu as engourdi à la petite et je tente de t’oublier ; sinon je te passe ces jolies menottes et t’embarque à la gendarmerie. Personne ne t’a jamais fait une offre de cette qualité ; la refuser marquerait pour toi la fin de ta quiétude scélérate.

— Je n’ai rien commis de répréhensible ! zozote le chafouin. Bien que vous soyez policier, vous ne m’en ferez pas démordre et je vais porter plainte contre vous pour coups et blessures.

Au lieu de lui répondre, je tire mes menottes de ma fouille (j’ai la même paire depuis des lustres) et lui emprisonne un poignet de ce geste auguste, sec et précis, du poulardin chevronné. Rien qui modifie plus rapidement la psychologie d’un individu que ces bracelets d’acier, à croire que leurs boucles « étouffent » celui à qui on les passe.

Je tire le bonhomme dans la pièce voisine qui est une cuisine cradoche où s’élaborent des bouffements bizarres à l’usage de ses pensionnaires.

De là, l’un halant l’autre (parce que l’un n’allant pas sans l’autre), je commence une exploration méthodique de la crèche. On visite « l’ofice » de la cave au grenier, ce qui est manière de parler car il n’en comporte pas. Guignant mon lascar à la dérobée, je constate qu’il marque un certain ragaillardissement. De là je conclus que je gèle.

Dès lors, l’incomparable San-Antonio fait la tournée de ses méninges. Il se dit : « Je suis cet affreux mec. Je veux faire croire qu’on a cambriolé le bungalow d’une fille avec qui j’ai eu des démêlés. Je ne suis pas assez con pour planquer son petit bazar chez moi. Alors ? Le plus prudent serait évidemment de m’en débarrasser en le jetant à la mer, voire de l’enterrer en forêt. Seulement je suis un sombre grigou qui ne se résout pas à détruire des effets et objets d’une certaine valeur… Conclusion : je les planque ! Mais achtung, je ne dois pas être vu. »

De guerre lasse, je reviens à « l’ofice ».

Le gars ne me perd pas de vue. Avec mon sens divinatoire bien connu, je m’efforce de percer ses pensées. Celles-ci sont de deux sortes. D’une part il est rassuré par l’échec de mes premières investigations ; d’autre part, il redoute mes initiatives suivantes. Il s’agit d’entretenir savamment son tourment.

Je le pousse dans le fauteuil d’osier qu’il occupait naguère.

— Tu vois, bonhomme, murmuré-je-t-il, il est évident que je vais trouver. Ma première perquise n’était qu’un galop d’essai, histoire de m’assurer que tu es plus rusé que ton air con ne le laisse supposer. A présent, on passe la vitesse supérieure.

Mains aux fouilles, je me prends à arpenter le burlingue. T’as aucune idée de l’électricité que dégage mon cerveau réacteur. Une pile électronique.

Je considère la pièce en rêvassant. Patrick Sébastien poursuit son show dans une délirade endiablée. Il ouvre un coffre et en sort une clé grosse comme une arquebuse.

— « Et voici la clé des songes ! » déclare le fantaisiste (ô combien !).

« Non, me fais-je familièrement car je suis demeuré très simple avec moi-même : c’est la clé de l’énigme ! »

CHAPITRE

A vrai dire, je ne vois pas très bien pourquoi je change de chapitre pour continuer une même action avec le même personnage. Il s’agit là d’une licence passablement hardie que seul un écrivain de ma qualité, intrépide de partout, peut s’autoriser, n’ayant aucun souci du camp-du-raton.

Ce qui m’a incité à le faire ? Sans doute ce besoin inné de suspense qui est la marque des véritables auteurs de romans d’action. Mais à quoi bon disserter sur un réflexe professionnel qui, comme tout réflexe, échappe aux règles et conventions d’un métier harassant, soumis la plupart du temps à l’appréciation de sombres cons pour qui l’écriture n’est qu’un métier semblable aux autres ? Pour t’en reviendre à notre brûlant propos, au-delà de l’écran de télé se trouve le panneau des clés. Dans un motel, contrairement à ceux d’un hôtel, les locataires conservent leur carouble pendant toute la durée de leur séjour. Or, il en subsiste une au tableau, alors qu’il y a un moment, le taulier m’a affirmé que son camp de concentration était full.

Faut-il posséder le génie de la chose policière pour réagir à un tel détail !

Le motelier qui ne perd rien de mes fez et gestes a noté ma tiquerie et une lividité qui m’est de bon augure s’épand autour des tuméfiances que je lui ai infligées.

— On dirait que je brûle, non ? lui fais-je-t-il en allant décrocher l’objet.

Une plaquette de plastique est fixée après l’anneau ; elle porte le numéro 22. Je souris de cette ironie du sort en la brandissant sous le nez du mironton.

— Suis-moi ! intimé-je.

D’un coup de savate je fais basculer son siège ; il se retrouve à quatre pattes et se relève difficilement because la gracieuse chaînette qui unit ses poignets.


Le bungalow 22 est situé à l’extrémité du camp. A cause de mes menottes qui risquent de ternir son autorité directoriale, le vilain décrit un grand tour pour l’atteindre, afin d’éviter ses pensionnaires incouchés occupés à palabrer, flirter ou chanter dans la nuit mal lunée.

La crèche qui m’intéresse est en cours de réparation ; une tempête a déraciné un arbre en lisière du campinge et une branche maîtresse a défoncé le toit. L’accident est récent car les travaux de réfection n’ont pas encore commencé. Faut dire qu’en saison haute, les gonziers du bâtiment sont suroccupés.

Je dépone et pénètre dans la gentilhommière. On aperçoit le ciel obscur par une forte brèche. On a étalé une bâche pour protéger la cahute des pluies éventuelles, mais le vent qui souffle toujours dru sur l’île ne la laisse pas en place. Le pauvre mobilier a été rassemblé au centre de la pièce et recouvert également d’une toile imperméabilisée. J’arrache icelle. Une table, quatre chaises, un meuble de bois blanc qui se donne une vague allure de commode sont blottis là, attendant qu’on les rende à leur mission.

Je coule un œil gentillet sur le proprio. A la fâcheuse lumière d’un lustre de raphia, il me paraît pas très frais, le marchand de vacances au rabais.

— Je sens que je brûle, lui dis-je en tirant sur l’un des trois tiroirs.

Rien. De même que dans le second. Evidemment, c’est généralement[7] dans celui du bas qu’on range les objets lourds.

Une valdingue de cuir m’apparaît ; vieille, râpée, mais qui garde toujours son apparence confortable. A ce détail, on voit qu’Eve est d’une famille de petits-bourgeois.

— Tu comprends ce que c’est un vrai flic, Machin, je fais au vilain. Le pif, mon drôle. Tout est dans le tarin, chez les chiens truffiers.

Je dépose le bagage de la mignonne sur la table, l’ouvre pour l’inventorier. Emoi ! C’est chaste et excitant cette lingerie blanche. Deux jeans, deux robes imprimées, une jupe, un pull, un imper, des tennis et des souliers de cuir de chez Céline. Et puis quelques bouquins : Chateaubriand, Voltaire, Rousseau ; en vente dans toutes les pharmacies et chez certains droguistes spécialisés.

Croive-moi, dirait le Gravos, ce n’est pas par vice que je tripatouille ses affaires, mais pour réaliser une mise au point indispensable.

— Ne manque plus qu’un bijou de famille ainsi que les économies de la pauvrette, déclaré-je en rebouclant la valdingue. Je suppose que tu vas les restituer sans que j’aie besoin de massacrer ta sale gueule, l’ami ?

Et de lui administrer un coup de valise dans les noix pour le faire avancer.

On regagne son logis. Une rage noire me bricole le tempérament. Un zig pareil, j’aimerais lui découper les testibules avec des ciseaux de brodeuse. J’ai connu des meurtriers endurcis vachement plus sympas que lui. Mais notre univers est peuplé de criminels épargnés par la justice, de sadiques qu’on salue courtoisement, d’assassins en puissance devant lesquels on s’efface pour leur laisser la priorité.

Retour à « l’ofice », je le libère de mes menottes.

— Va chercher ce qui manque et remue-toi, tu m’as assez fait perdre de temps.

Il gagne sa chambre, se met à quatre pattes devant son pageot et, bien évidemment, passe une main sous le matelas. Ils sont vachement inventifs, ces furoncles ! Me tend une médaille avec sa chaînette ainsi qu’une enveloppe contenant mille huit cents francs. J’empoche.

— Tu dois connaître les gendarmes de par ici, non ?

Acquiescement contraint.

— L’adjudant Narguilé ?

— Oui.

— Figure-toi que nous travaillons ensemble présentement. Tu as entendu parler, naturellement, du cadavre dans la barque du motel ?

Piteux hochement de tronche.

— Demain, je lui raconterai notre odyssée nocturne. Je peux t’assurer qu’à partir de désormais, ta vie ici va se mettre à ressembler à une flaque de dégueulis, mon bonhomme !

Je biche l’anse de la valise et sort de « l’ofice ». Mais je n’ai pas parcouru dix mètres que ce con me hèle depuis la lourde demeurée ouverte :

— Hé ! Monsieur le policier !

Je me retourne.

Il me fait, comme ça, d’un ton cireux :

— J’ai peut-être quelque chose à vous dire…

CHAPITRE

Tu sais que ça lui va bien, un pain dans la gueule à ce nœud coulant ? Ça remet de la symétrie dans ses traits et lui donne des couleurs qui n’ont pas fini de changer au fil des jours à venir.

Il me gesticule avec l’énergie du machin, kif un naufragé accroché à une épave qui voit passer devant lui un transatlantique plein de lumières et de musique.

Intrigué par ses sémaphoreries, je reviens sur mes pas.

— T’as des angoisses, bonhomme ?

Il a l’air exagérément faux-cul d’un acteur amateur jouant L’Avare.

— Écoutez, directeur, cloaque-t-il avec des filaments sanguinolents aux commissures, d’accord, j’ai mal agi. Avec ma pauvre femme malade à l’hôpital, je n’ai plus toute ma tête. Si j’aidais la Police, vous croyez qu’on oublierait ma connerie ?

— Qu’entends-tu par « aider la police » ?

— Au sujet de ce qu’on a découvert sur le toit de mon confrère.

Je ne me mouille pas. Prudence et circonspection, toujours, lorsque j’ai devant moi un faisan de son espèce. Vas-y, je t’écoute.

— Ne restons pas dehors, fait-il.

Retour dans son gourbi. Tiens, ça pue l’aigre, j’avais pas remarqué, moi l’olfactif. Son regard rouge fait songer à celui d’un renard souffrant de conjonctivite et y a des traces de pisse dans sa région braguettaire. Et ce vieux sagouin prétendait s’offrir l’adorable petite Eve ! Franchement, ils sont inconscients, les hommes. Note que, parfois, leur suffisance est payante et qu’ils se tapent du fruit vert curieux de voir de près des débris de bite charançonnée. En somme, ils obtiennent de la chair fraîche au bénéfice de la documentation, ces pourris.

— Déballe ce que tu souhaites me dire, il commence à se faire tard et demain j’ai école ! le brusqué-je.

— D’après les bruits qui circulent, ce mort serait sur le toit depuis peut-être plusieurs semaines ?

— Continue, Ducon : un beau récit, faut pas le hacher menu, c’est pas du persil.

Il tente de sourire, mais avec sa fluxion l’exploit lui devient de minute en minute plus aléatoire ; c’est comme s’il avait un cul de babouin à la place de ce qui fut son visage.

— J’ai parlé avec l’homme en question, il y a un peu plus de quinze jours.

— Qu’est-ce qui te le fait supposer ?

— Tantôt, lorsque le bruit s’est répandu qu’on venait de découvrir un cadavre dans la barque du toit, je suis allé voir sur place, comme la plupart des gens du pays. Je suis arrivé au moment où les gendarmes descendaient le mort. Je me trouvais à une certaine distance, mais je l’ai reconnu.

— Où l’avais-tu rencontré ?

— Il était venu ici, un soir ; il cherchait le motel de Paray dont il ignorait la raison sociale. Je le lui ai indiqué et il est reparti.

— A pied ?

— Non : il voyageait dans une Range-Rover noire conduite par une femme.

— Elle ressemblait à quoi, cette personne ?

— Vous savez, la nuit tombait et elle se tenait à une certaine distance. Il me semble qu’elle était blonde, mais je ne suis pas sûr. Je l’ai juste distinguée quand le type l’a rejointe car, en ouvrant sa portière, il a déclenché un instant la lumière du plafonnier. Il ne m’en reste qu’une impression fugitive. Je dirais : blonde, entre deux âges. Mais je n’avais aucune raison de lui prêter attention.

— Et après ?

— Ben après, rien, directeur. Je ne les ai plus revus.

Je réfléchis un bout. L’odeur désastreuse s’accroît. Je pense comprendre la raison pour laquelle je ne l’ai pas détectée à mon arrivée. C’est que le sale glandu n’avait pas encore chié dans son bénoche !

Il balbutie :

— Vous voyez : je fais ce que je peux pour collaborer avec la police ; alors vous laissez tomber au sujet de ma connerie ?

— C’est pas une connerie, c’est un crime punissable par la loi, rectifié-je.

Et je m’en vais, l’abandonnant à sa perplexité nauséabonde.

* * *

Tant que je noctambulise, je m’offre un crocheton par le motel du beauf. Juste pour voir. Ma vie répond toujours à des impulsions irréfléchies. Je te le répète, c’est souvent « après » que je les pense, ce qui me permet de constater qu’en fait elles obéissaient à une démarche basée soit sur l’instinct, soit sur une réflexion subconsciente.

Et me voici bien vite devant La Barque sur le Toit. Un silence océanique règne, c’est dire qu’il est souligné par la grosse rumeur de la mer, à laquelle se joint le chuchotis du vent, cet auxiliaire incontournable de la marine à voile.

Je range ma tire sous les platanes gaufriers et m’approche de cette seconde usine à ronflettes.

Plus personne dehors. L’établissement des beaufs correspond à une clientèle de gens pour la plupart mûrissants ou, en tout cas, inadeptes des veillées prolongées.

On entend seulement une dame qui chope son panard parce que son époux vacancier trouve un regain de sexualité et liquide son retinton à grands coups de rapière. L’heureuse bénéficiaire de cette troussée nocturne ne fait nul mystère de sa pâmade et tient, au contraire, à en avertir le voisinage. En termes concis, elle explique qu’elle va bientôt jouir pour peu que son partenaire force l’allure. Cet homme dévoué cède à ses exhortations et s’emballe de l’hypogastre. Les promesses de la femme n’étaient pas vaines et elle ne tarde pas à prendre un pied impétueux assorti de plaintes féroces rappelant l’agonie du lion blessé à mort.

Le calme revient ensuite sur le motel, interrompu aussitôt après par les lamentos d’un bidet blasé qui aspire à une retraite méritée, ayant vu trop de cons au cours de sa carrière. C’est alors qu’une ombre massive se détache de la fenêtre de ce couple émérite. Je reconnais l’Intello qui termine sa tournée des tringlées. Stimulé par l’exemple, il se pogne en catastrophe et obtient cette fois une prompte libération, d’autant plus impressionnante qu’elle reste silencieuse malgré son abondance, comme l’écrit si joliment mon cher Jean Dutourd, de l’Académie Goncourt, dans sa biographie de Georges Marchais.

J’attends, dans l’obscuritance, que cet amant de la nature ait remisé sa pompe refoulante pour me découvrir. L’exquis demeuré semble profondément rasséréné par son offrande au monde immense et radieux.

Je viens à lui, aimable, mais m’abstiens de lui tendre ma dextre pour des raisons qui n’appartiennent qu’à moi.

— Ça va, mon ami ?

Il opine (à blanc).

— La vie est belle ? risqué-je, téméraire.

Il branle le chef (et là, je ne ferai aucun commentaire sur le verbe que je viens d’employer ; compte tenu de la situation, ce serait d’une affligeante facilité).

— Je voulais te demander : le type qui était mort dans la barque, tu l’avais déjà vu ?

Signe affirmatif du minus.

— Vivant ?

Acquiescement réitéré de l’invertébré de la pensarde.

— Tu l’avais rencontré ici, au motel ?

Négation.

— Où, alors ?

Il a un geste en direction de la forêt domaniale, toute proche.

— Dans les bois ?

— Moui !

Ça y est : il a parlé ! Dieu soit loué (pour la durée de mon enquête) !

— Et il y faisait quoi, dans les bois, mon grand ?

— Rien.

— Comment ça, rien ? Il se promenait, il chiait, il ramassait des champignons, il gravait son nom sur les arbres ?

— Rien, s’obstine l’homme aux méninges fanées.

Je mets une main fraternelle sur sa crétine épaule.

— Tu aimerais que je te donne cent francs, mon grand lapin ?

Il m’indique, par des gestes véhéments, qu’il juge cette idée excellente.

— Alors, montre-moi l’endroit où il se tenait et ce billet sera à toi.

Dare-dare, il fonce à longues enjambées en direction de la forêt. J’ai du mal à le suivre.


Voilà, ça se présente commak : il y a une échancrure dans les arbres avec, au centre, un monticule sur lequel fut érigée, dans de lointains jadis, une construction de pierre, probablement une chapelle. Il ne subsiste de la ci-devant construction qu’un tas de cailloux autour d’un trou.

Le demeuré s’arrête.

— Là ! fait-il en montrant les ruines.

— Eh bien, quoi ?

L’indigent hisse ses deux mains arrondies à la hauteur de son regard pétillant pour figurer des jumelles.

— Il observait quelque chose ? risqué-je, craignant que le verbe « observer », bien que du premier groupe, ne lui soit par trop rébarbatif.

— Oui, finit-il par répondre massivement.

Je m’écarte de lui pour escalader le tertre et la vérité me gicle à travers la gueule comme quand tu mords dans une orange trop mûre.

Ce petit promontoire, grâce à une succession de trouées dans la verdure, permet une vue imprenable sur le motel d’Ambroise Paray. Donc, le gazier guignait les faits et gestes de son ancien camarade de pension.

Je tends le laxatif à l’idiot.

— Tiens, grand primate des Gaules, tu l’as bien mérité.

Il rafle et enfouille la coupure avec la prestesse d’une prêtresse de l’amour.

— Merci.

— Ce mec, tu ne lui as rien dit ?

— Non.

— Et lui, il t’a parlé ?

— Oui.

— Pour te dire quoi ?

— Il voulait que je rende ses vues.

Ses vues ? Ah ! oui : les jumelles.

— Tu les lui avais prises ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il regardait m’sieur Broise.

— Et tu ne les lui as pas redonnées ?

— Non. Alors ?

Il semble méditer sur cet « alors » par trop évasif pour son esprit réduit aux acquêts.

— Il a voulu les prendre !

— Ben, c’étaient les siennes.

— Mais il regardait m’sieur Broise ! proteste mon compagnon.

— C’est pas défendu, mon grand.

— Je veux pas !

— Il t’a forcé à les lui rendre ?

— Non, il a pas pu.

— Pourquoi ?

— Parce que je l’ai tué, répond gentiment le décoiffé de la houppe.

CHAPITRE

Tu sais que j’en ai vu !

Beaucoup d’autres, encore plus pas racontables ! Des biscornues, des incroyables. Des qui foutaient la chair de moule. Des qui guérissaient les hoquets chroniques. Des que t’en déféquais dans ton bénoche jusqu’à la ligne de flottaison. Des qu’époustouflaient, flanquaient de l’urticaire, de l’érysipèle, des furoncles couronnés de blanc telle la cime du Fuji-Yama. Mais dans le présent cas, j’éberlue de force 5 sur l’escabeau de Richter (Benjamin de son prénom).

Je considère le branleur chronique de l’œil dont tu regardes un caillou lunaire, lequel ressemble comme un cousin issu de germain à un caillou terrien.

— Tu me racontes une blague ? risqué-je.

Merde ! voilà que je le vexe. Il me jette un regard pareil à deux cataphotes de vélocipède, émet un cri escamoté ressemblant à un début de braiment et s’éloigne.

Je lui cours aux chausses.

— Hé ! te vexe pas : tu es mon copain. La preuve c’est que voilà un autre billet de cent balles. Je te crois, fils, je te crois : c’est toi qui l’as tué. Comment ça s’est passé, tu peux me raconter ?

Je te transcris pas in extenso ses paroles : j’ai rien d’un naturaliste fin de siècle. Avec sa pomme, faut de la patience, recueillir précieusement tout ce qui lui tombe, trier au fur et mesure. Que, toujours est-il, voici le résumé de ses confidences :

Lorsque le crétin à part entière a arraché ses jumelles à Marcel Proute, celui-ci ne l’a pas entendu de cette oreille et lui a sauté sur le poil. Afin de se dégager, le débile assermenté lui a flanqué un coup de coude dans le ventre. L’autre a continué de le malmener un instant puis a tout lâché et s’est écroulé sur le sol. Constatant qu’il ne remuait plus, l’embroussaillé de la coiffe s’est penché sur lui et il a fini par comprendre que le guetteur venait de mourir. Alors l’Intello a lancé les jumelles dans les taillis et s’est sauvé à tue-tête (de la part d’un déplafonné, ça n’a rien de surprenant).

J’opère des recherches nocturnes pour essayer de retrouver l’instrument d’optique, mais sans succès. Il faudra les reprendre de jour.

— Tu as parlé de cette histoire à Ambroise ?

Négation véhémente.

— Non plus qu’à sa femme ?

Ses poux doivent se cramponner ferme car le branleur branle le chef plus énergiquement encore que son membre.

— Donc, tu t’es sauvé et tu n’as pas retouché au mort ?

Là, une très belle réaction de cet être amoindri : il se signe.

— Oh ! non ! il s’épouvante.

— Alors qui l’a porté dans la barque du toit ?

Il hausse ses épaules de primate ayant stoppé son évolution.

— N’save pas ! il répond.

Je te livre cette brève réplique dans son texte d’origine afin de te faire réaliser le travail que je dois fournir pour te rapporter notre converse de manière limpide.

— Lorsqu’il a été mort, il t’est arrivé de revenir le voir ici ?

— Non !

— Pourquoi ?

— Il me faisait peur.

— Tu es bien sûr qu’il était mort ? Tu sais, quelquefois on s’évanouit en prenant un coup un peu fort ; mais par la suite on récupère et puis on recommence à vivre, à marcher, parler, tout ça…

Mon objection ne perturbe pas sa certitude.

Curieux meurtrier qui, au lieu de sauter sur cette perche tendue, s’obstine à prendre la responsabilité d’un trépas qui risque de chancetiquer sa pauvre vie galérienne.

— Si, si : mort !

— Raconte-moi bien comment ça s’est passé, l’Intello. Montre-moi ce qu’il a fait quand tu l’as eu frappé !

Le déguenillé du bulbe a un instant de prostration, ce qui doit correspondre chez lui à l’évocation du passé. Puis il s’anime. Je comprends qu’il mime son agresseur. Il ceinture un fantôme, danse une gigue de plantigrade, puis, brusquement rompt ce combat simulacré (plus fort que simulé) et reste quelques secondes debout, immobile. Sa bouche bée, ses lèvres se retroussent, son regard s’exorbite ; il adopte une expression étrange comme celle d’un homme fusillé, filmé au ralenti, et finit par s’écrouler.

— Je te remercie, mec, murmuré-je. Tu as raison, il était bien mort !

CHAPITRE

Bien qu’en proie à d’intenses réflexions, je ne roule pas sans remarquer que le voyant rouge de la jauge d’essence est allumé comme un nez de clown. La petite barre ne bronche pas du zéro dont elle semble être tombée amoureuse.

— Casse la tienne, mon gars, fais-je familièrement à mon réservoir, tu vas pouvoir biberonner dans pas quatre kilbus.

En effet, j’ai retapissé, en me rendant à Rochefort, une station importante dont il me surprendrait qu’elle n’eût pas une colonne à cartes bancaires.

Ma chignole tient le coup jusqu’à cette oasis dont les loupiotes trouent l’obscurité.

Comme je me range auprès de l’abreuvoir, j’avise une autre bagnole, devant la mienne, en train de se carburaniser.

Son propriétaire fait le plein d’un air morose. Quand il a terminé, il pousse son véhicule à la main, de quelques mètres, afin de me laisser la place, puis gagne un appentis waterclosien pour cause de vessie saturée.

Je prends sa place et, après la cérémonie de la carte de crédit (la plus importante invention depuis la pénicilline), engage le bec serveur dans le cul de mon réservoir, laisse floconner dru la précieuse nourriture qui dispense aux hommes le bonheur terrestre (le seul qui les intéresse vraiment). Et puis, le hasard…

Je t’ai souvent dit ce que j’en pensais en ma qualité de flic plus ou moins surdoué. Je mate la tire en attente à quelques mètres devant moi. J’y décèle comme un mouvement à l’intérieur. J’ébesicle et avise un animal énorme, avec une tronche débonnaire. Tu sais quoi, Eloi ? Un saint-bernard.

Dès lors (en Angleterre s’écrit « des lords ») je sors mon calepin (hérité de papa avec cinq cents autres) et recherche le numéro minéralogique du gazier qui a renversé la petite Eve. It is the same ! Mais j’ai donc l’oigne bordé de nouilles aujourd’hui !

Le cœur léger, mais le poing monolithique, je me dirige vers les goguemuches.

Au moment où je les atteins, le maître du saint-bernard les quitte, l’air satisfait du mec qui vient de vider son réservoir à bière et qui croit, le con, que c’est pour toujours !

— Ça soulage, hein ? je lui fais d’un ton plaisantin.

Ce genre de boutade est incompatible avec son style. Il ressemble à un entrepreneur en je ne sais quoi de pas salissant. Pantalon gris, veste de daim beige, chemise à col ouvert bleue.

— J’ai pas de conseil à vous donner, lui dis-je, mais vous devriez vous mettre en garde parce que je vais vous flanquer mon poing dans la gueule.

— Non, mais ça ne va pas ! il effare.

Je lui lâche ma droite sur sa pommette gauche qui se fend.

Belle et brève rencontre.

Son ahurisserie jointe à son hématome lui donnent l’aspect d’un mur nouveau, brut de décoffrage, comme disent les maçons.

Ce qui prédomine chez lui, ce n’est pas la douleur, mais l’incompréhension. Il me voit moi, beau gosse, élégamment saboulé, connaissant la plupart des bonnes manières et certains accords du participe passé, la conjuguance des verbes du troisième groupe charognards en diable, et il ne sait plus que penser de ce pralinage totalement imprévisible.

Chose curieuse, pas un instant ne lui vient l’idée de se rebiffer ; cette passivité est assez fréquente chez les gens que tu as pris l’initiative d’estoquer le premier.

Mon intention initiale était de lui allonger une série de tatouilles : tout le documentaire au grand complet, mais son air abasourdi joue le rôle de la soupape de sécurité et je demeure immobile, avec mon manche à poing qui me pend le long de la cuisse.

— Qui êtes-vous ? finit-il par articuler comme un qui essaie de parler en tétant la paille de son gin-fizz.

— Je suis le type qui vous a vu renverser une jeune fille, ce tantôt sur le pont d’Oléron.

La stupeur s’ajoute au tatou que je viens de lui administrer pour transformer son physique en parc à huîtres pollué.

— C’est complètement fou ! articule-t-il plus mal que bien ; j’arrive à l’instant de Paris par le train du soir, ça ne peut être moi !

Tu connais la fable de La Fontaine (Wallace de son prénom) : « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère ». J’extrais de ma vague mon calepin noir et lui montre son numéro minéralogique que j’ai inscrit sur la dernière page.

— En tout cas, il s’agissait de votre véhicule ; d’ailleurs il y avait votre bestiau à l’arrière.

Dès lors, comme on dit puis à Montcarra, ma « victime » s’aggravit.

— Vous avez vu le conducteur ?

— Pas eu le temps.

— Ce n’était pas moi qui pilotais !

— En ce cas, qui se peut-ce être ?

Il baisse le ton, ce qui porte moins atteinte aux mœurs que de baisser son bénoche :

— Mon chauffeur… ou ma femme.

Puis, presque aussitôt :

— Ce ne pouvait être Henri puisqu’il se trouve à Bordeaux.

Dis, il est friqué, ce gus, pour avoir un chauffeur. C’est un emploi qui se raréfie de plus en plus dans le privé, à une époque où les signes extérieurs (voire intérieurs) de richesse te mènent au trou en moins de jouge.

Je lui adresse une mimique de déplorance accentuée :

— Navré de vous avoir frappé à tort. La petite cycliste a été durement contusionnée et le délit de fuite qui a suivi l’accident m’a paru intolérable.

Il hausse les épaules.

— Je vous comprends, mais vous cognez sec.

Nous retournons à nos voitures. Je vais examiner l’avant gauche de sa Peugeot 604. Des traces de griffures sont lisibles au-dessus du phare et un creux marque le côté de l’aile, assorti de traces de peinture noire.

— Vous constatez ? demandé-je.

Il paraît accablé brusquement.

— Croyez-vous qu’on puisse « arranger » ce fâcheux incident sans rameuter la presse ? Je suis député et mes ennemis politiques ne manqueraient pas de monter la chose en épingle à chapeau !

Il a un pauvre sourire penaud d’homme public qui, par moments, doit rêver de se retirer dans un monastère tibétain.

— Pour dédommager la jeune blessée, offrez-lui un Solex, c’est le rêve de toutes les adolescentes, du moins de celles qui roulent à vélo.

Il me mate d’un air incertain, se demandant si, mine de rien, je ne chercherais pas à profiter de la situasse pour lui griffer de l’osier.

Alors je lui produis mes fafs et, du coup, sa méfiance se change en éperduance.

— Je ne m’attendais pas, monsieur le directeur…

— A recevoir une torgnole de moi ? Je suis très soupe au lait entier, comme vous l’avez constaté.

Ces balivernes échangées, je reviens au problème :

— Si je réalise bien, en votre absence et en l’absence de votre chauffeur, seule Mme votre épouse a logiquement pu occasionner l’accident ?

— Je crains que oui, avoue l’édile.

— Vous voulez lui annoncer ma visite pour demain en fin de matinée ?

Ça lui file un traczir de deuil, au députe.

— Vous pensez poursuivre ? se liquéfie-t-il.

— Non, rassurez-vous, mais quand quelqu’un commet un délit, fût-ce une femme de député, je tiens à ce qu’elle m’en donne sa propre version. Puis-je vous demander vos nom et adresse, cela m’évitera de passer par le service des cartes grises ?

Il me tend rapidement une belle brèmouse gravée.

— Merci, dis-je en l’enfouillant sans la lire. Pour ce qui est de la mobylette, vous pourrez la faire livrer à la Corderie Royale, au nom de Mlle Eve Romandie, c’est là qu’est descendue la victime.

— Dois-je m’occuper de sa note d’hôtel ? interroge le malheureux élu du peuple, prêt à tout et au reste.

— N’allons pas jusque-là, fais-je ; cette jeune personne semble appartenir à un milieu aisé et ne demande pas l’aumône.

On s’en serre cinq sans rancune. Dommage que je déteste les décorations ; j’aurais pu obtenir une Légion d’honneur quelconque en plus du Solex ! Mais à quoi bon gâter le revers d’un costume ? C’est bien assez avec les pigeons.

CHAPITRE

Ne jamais rater les vrais spectacles. J’entends par « vrais » ceux qui vous ravissent l’âme et les sens, qui vous transportent dans d’admirables songeries scintillantes comme du strass.

Le sommeil d’Eve, crois-moi, c’est mieux qu’un coucher de soleil sur le Bosphore. Ça te fascine, t’émeut, te fais suinter de partout. Tu peux le contempler indéfiniment, à zyeux-que-veux-tu ! Tu te sens tapissé de velours à l’intérieur. Tu voudrais t’agenouiller devant cette sublimité comme devant une apparition céleste, t’ouvrir à l’enchantement qui en consécute.

Je suis là, dans l’encadrement de l’alcôve, bras ballants, lèvres entrouvertes, salivant de partout, et jusque des yeux. Mon sensoriel en prend un coup, espère. Au lieu de s’accélérer, mon palpitant ralentit. Si je m’écouterais, je me blottirais au pied de cette couche et poserais ma joue embrasée sur ses pieds de gisante.

Peut-être vais-je-t-il le faire ? Non, car ma présence, pourtant silencieuse, la réveille.

Un court instant, elle oublie où elle se trouve, qui je suis et pourquoi il y a une méchante bosse à mon bénoche. Mais le sourire lui vient. Sourire de joie, peut-être de bonheur, va-t’en savoir, Edouard.

— Quelle heure est-il ? chuchote-t-elle.

— Je ne sais pas, fais-je, nous l’apprendrons demain, inutile de réveiller le veilleur de nuit.

Je lui désigne sa valdingue pareille à un tableau de Magritte.

Elle n’en croit pas ses jolis yeux.

— Vous l’avez retrouvée ?

— Ainsi que votre argent et votre bijou, déclaré-je avec une modestie qui doit peser deux tonnes cinq.

Et de déposer ses richesses sur le drap, pile à l’emplacement de son pubis.

Elle s’est mise au lit avec son soutien-chose et aussi, probablement, son slip, n’ayant pas de vêtement de noye à dispose.

— Vous êtes fantastique ! bée-t-elle. C’était le sale type du camping qui les avait pris, bien entendu ?

— Naturellement.

— Il n’a pas fait trop d’histoires pour vous les rendre ?

— C’est moi qui en ai fait pour les lui demander, plaisanté-je.

Elle ne souhaite pas en apprendre davantage car elle est d’une grande pudicité.

Je vais jeter un coup de périscope dans le petit réfrigérateur qui fait bar.

— Une coupe de champagne nocturne pour fêter le retour de vos biens, mon cœur ?

— Une demie pour moi.

Je nous sers. Elle a récupéré un pyjama dans sa valise et troqué ses harnais de jour contre ceux de la nuit, une chaste chose de batiste blanche avec des broderies roses au col et sur les poches.

— Autre bonne nouvelle, je reprends : j’ai mis la main sur le propriétaire de la voiture qui vous a renversée. Il s’agit d’un député de l’endroit ; c’est son épouse qui la pilotait. Demain va vous être livrée, à titre de dédommagement, une superbe mobylette, ainsi vous mettrez moins de temps pour rentrer à Clermont-Ferrand.

Du coup, elle valdingue dans les azurs, Eve.

— Mais vous êtes un magicien !

— J’essaie, avec les petites filles.

— Vous me considérez comme une enfant ? éplore la jeune biche frémissante.

Je la défrime avec mon regard de salingue impénitent.

— Hélas non !

— Ah ! bon.

Elle boit une gorgée de pinsonnet, pose son verre et vient s’asseoir sur mes genoux, comme si j’étais son tonton venu la voir en vacances.

Dedieu ! C’est de l’électricité pur fruit qui me picouille le corps, depuis le haut jusqu’au bas, avec arrêt prolongé à la station Mayburnes.

Je referme des bras pieuvresques sur cet être palpitant, si doux, si chaud, baisotte sa nuque, frotte mon tarbouif contre ses oreilles, la respire à fond, trique comme la culée d’un pont, salive, m’humidifie, râle d’amour, tout ça crescendo, comme disent les Italiens. Dans la frénésie la plus complète, tu vois.

Elle en gémit de too much, roucoule blanche colombe, émet de minuscules plaintes qui m’égosillent la passion. Tu avises mon membre ? Regarde-le bien en tête à tête, tu trouves pas qu’il s’amplifie ? Se surdimensionne à outrance ? Je rêve ou bien il vient réellement de gagner cinq centimètres de tour de taille ? En moi, il y a combat entre mon cher ange gardien, toujours prêt à faire du zèle, et mon démon perditeur. Lequel va l’emporter ? Seigneur ! Faites que ce ne soit pas l’ange, mais le diablotin pousse-au-cul !

La voici sur mon page de combat ; son frais pyjama lui est ôté par des pognes soudardes. Faudrait peut-être que M. l’entreprenant accomplisse sa mue, lui aussi ?

Le dur, c’est de procéder à mon décarpillage sans laisser baisser la pression. Mais le rut rend ingénieux. Tout en m’employant de la droite, je consacre mes autres doigts et ma bouche à son service entretien.

Le temps de passer mon costume d’Adam de cérémonie et je suis à elle.

Puis EN elle.

Le Seigneur est clément : la gosse n’est plus berlinguée. Du condisciple maladroit m’a balisé la rampe de lancement. Oh ! c’est pas les Champs-Elysées, ni même la rue Royale, mais le plus ardu a été fait. Les travaux de terrassement existent, si tu veux tout savoir. Parlons pas d’avoir tes aises, mais tu peux pénétrer sans effraction, ce qui est essentiel. Maintenant, s’agit de faire découvrir à cette ado ce que c’est qu’un vrai mec. Dans la douceur ! Le suave ! Réfréneur d’exception, l’Antoine. Maîtrise absolue de ses sens. Régulé à outrance ! Dosage minutieux. Dix centimètres de bistoune dans la boîte à ouvrage et tu poses des étais avant d’aller plus avant. Germinal, mon cul ! Opération à chatte ouverte !

Il se fait un silence religieux dans son corps en état d’offrande. Elle savait, de toute éternité, qu’un jour son prince viendrait avec un guiseau commak et ses burettes d’huile pleines à ras bord. Les petites baisouillettes estudiantines sont reléguées. C’était de la lime de patronage. Du simulacre de récré. Le Kama-soutra rewrité par la comtesse de Ségur. Cette nuit, ça ne compte plus pour du beurre (au fait, il nous en faudrait un peu, ça donnerait de l’aisance aux transmissions) ; on fornique dans le professionnalisme. C’est de la baisance qualifiée.


Deux heures ! Plus : deux heures dix ! Avec des plages de concentration, œuf corse, des périodes de mignotage languissantes. On laisse souffler nos émois. On se recharge le sensoriel. Sa chattoune est exquise (si j’étais riche, je ne me nourrirais que de ça). Elle a grimpé au dernier étage de l’Empire State Building, là qu’on peut regarder les anges dans le blanc des yeux. Elle soupire des mots d’amour, les roucoule tourterelle. Moi, je dérive dans une douce songerie. J’essaie de faire bon ménage avec mes souvenirs capiteux. Ils se pressent au portillon de ma mémoire. J’ai aimé tant et tant de gentes femelles que je croyais différentes, mais c’était en vérité toujours la même : la femme ! Souveraine, mouvante, emportante. Hôtesse du septième ciel qui te chatoie la bite sous des traits différents, mais reste identique sempiternellement, qu’elle soit vioque ou jeunâbre, tartouze ou bioutifoule, salingue ou réservée, dévorante ou bêcheuse.

On se frotte, s’humecte, s’entredélire, se ramage, s’embourbe à jets sporadiques ou continus. Les paroles accompagnent, réduites à l’essentiel, des mots, des mots en copeaux : « Tiens ! Toi ! Je ! Ouiii ! » On décline le désir sur tous les modes, à tous les temps, jusqu’aux sécrétions ultimes.

Fin d’une petite fille.

Naissance d’une femme.

Bonjour, madame. Comme vous avez une belle chatte !

C’est pour mieux t’essorer, mon bonhomme. Faudrait pouvoir toutes les épouser, bordel ! afin de leur rendre hommage ; ubiquiter à l’infini.

On s’anéantit dans un pêle-mêle que t’as pas idée, toi qui bouillaves papa-maman, la chevillette dans la bobinette. Toi qui roupilles bien parallèle à ta bergère, avec l’espacement légal entre vos deux carcasses ; toi qui pètes après l’amour, unique manière de marquer ton territoire pour la nuit. Toi, petit truc confus ; toi, obscur machin, bâcleur de culs, évanescence prévisible ; toi, fils et père de con, archicon à petite bistoune. T’as des projets, pour dimanche ? Sinon, je t’invite à visiter le Père-Lachaise.

* * *

Il est huit heures de relevé lorsque je m’éveille.

Ma petite Eve dort à perdre haleine. Sans bruit, je gagne la salle de bains pour une toilette de première urgence.

Bien que muni d’un rasoir électrique dernier modèle provisoire, je me rase mécanique. J’aime que la mousse me transforme en père Noêl. Ensuite, je me saboule en policier de l’élite, style gravure d’Adam : blouson de soie bleu nuit, chemise à petits carreaux bleu clair, futal gris, godasses de daim marine. Franchement, j’en jette comme un gyrophare d’ambulance. La femme de chambre va devoir changer de culotte, tant tellement je lui époustoufle la rétine. Elle a droit à un sourire en comparaison duquel celui de Julot Iglésias sur ses pochettes de disques ressemble à de la pub de laxatif.

En partant, j’ai laissé un mot à ma jolie dormeuse, ainsi libellé :

Repose-toi, ange adoré. Je t’appellerai en fin de matinée. Je te quitte au pas de l’oie, à cause de ton fabuleux petit fessier que tu as découvert en dormant.

Tout, partout ! Moi.

Lettre d’une haute teneur morale, me semble-t-il, et qui devrait faire un max quand, dans cinquante ans, elle passera à Drouot.

CHAPITRE

Comme je drive ma caisse en direction du motel des Paray, je vois, sur ma droite, s’agiter un cachalot de forte taille, échoué à l’humble terrasse d’un estaminet.

Je reconnais le docteur Paranaud, en bras de chemise, coiffé de son fameux casque de cuir dont les pattes tombent comme les oreilles de Pluto, crois-je t’avoir déjà signalé, mais tu es tellement glandu qu’avec toi faut pas craindre de répéter.

Il savoure une assiettée de lard qui assurerait la potée auverpiote d’une famille ayant décroché le prix Cognacq.

Je stoppe à quelques encablures et rejoins l’Eminent.

Il me tend, par-dessus la table, une main tellement grasse qu’elle ferait dégobiller un charcutier en train de confectionner des rillettes.

Dominant ma répulsion d’individu dont la délicatesse va jusqu’au maniérisme, je la presse en sortant subrepticement mon tire-jus pour une réparation de fortune.

— Vous ne voulez pas une portion ? me demande-t-il en montrant sa charretée de porc mort ?

— J’ai déjà pris mon petit déje, Doc.

— Alors un coup de muscadet ?

— Trop tôt, le déçois-je.

Une expression proche du mépris passe sur son visage de porcophage insatiable.

— Il n’y a pas d’heure pour boire, il péremptoirise. En est-il une pour pisser ? Non, hein ? Alors !

— A Paris, on est du genre timoré, m’excusé-je. Par contre, un café sera le bienvenu. Où en êtes-vous avec votre client de la barque, docteur ?

Il émet un rot qui n’est pas sans évoquer le grondement d’un torrent souterrain en crue.

— Je me le suis fait aux aurores, dit l’homme de lard ; à présent, il n’a plus de secrets pour moi.

La taulière sort pour s’informer de mes désirs. C’est une matrone d’une soixantaine d’années et d’une centaine de kilogrammes qui a dû tellement pomper de nœuds dans sa vie qu’elle serait infichue de boire avec une paille désormais.

— Apporte une bouteille et un verre, la mère, et aussi une tranche de tête roulée pour monsieur, je veux qu’il goûte à ta spécialité.

Puis, à moi :

— Après son cul, c’est ce que Mathilde possède de meilleur !

La dame sourit finement sous sa moustache, flattée par un madrigal si bien tourné, puis plonge dans son antre.

— Alors, docteur ? m’impatienté-je en réprimant mon besoin incoercible d’aplatir son assiettée de hure sur la sienne.

— J’ai découvert une chose que je n’avais jamais rencontrée au cours de ma vie professionnelle, directeur. Il faut dire que je n’exerce pas sur Paris et qu’en province les crimes relèvent la plupart du temps d’un certain classicisme.

J’attends avec un fourmillement sous les aumônières.

— Vouiii ? l’encouragé-je en réprimant une envie de licabroquer consécutive à mon impatience.

— Quand j’aurai terminé mon en-cas, je vous conduirai jusqu’au client afin que vous compreniez mieux.

— Dites toujours en attendant.

— Il a une cicatrice au ventre, dans la région du foie, d’assez fraîche date ; disons qu’elle doit remonter à trois ou quatre mois car sa cicatrisation n’est pas complète. Autour de l’ancienne plaie, il y a une sorte de tuméfaction bizarre qui m’a incité à l’inciser.

Il enfourne trois cent quatre-vingts grammes de tête roulée qui assumerait le repas d’un couple de retraités. Ses joues deviennent pareilles à celles du bon Armstrong quand il jouait de la trompette. Je patiente pour lui laisser le temps de mastiquer. Après quoi, il essuie les larmes d’effort consécutives à l’ingestion, boit un verre et feule longuement comme le tigre en rut qui cherche une rombiasse à tirer dans la jungle birmane.

Puis il fouille la poche gauche de son pantalon Babar et en extrait une boîte en fer.

L’ouvre.

Me la brandit sous le pif.

— Voilà ce que ce drôle avait dans le ventre, mon très cher.

La boîte ouverte dégage une sale odeur de pourriture et de produit chimique combinés. Je la saisis avec la répulsion que tu devines (et si tu la devines pas, je m’en torche le prose avec la photo de la Cicciolina !).

Dedans, y a une petite capsule qu’on croirait en plastique très fin, si fin, même, qu’il s’est fendu. « Le liquide que recelait la minuscule ampoule s’est presque entièrement répandu dans le corps de Marcel Proute ; il n’en subsiste qu’une infime partie à l’intérieur. »

Voilà ce qu’il m’explique, le toubib, en goinfrant ses cochonnailles.

— Et c’est quoi, ce produit ? demande le très fameux San-Antonio à la réputation surfaite mais internationale.

Il reprend sa petite boîte, la renifle.

— Je ne suis pas toxicologue, mais je pencherais pour du cyanure. Pas banal, hé ?

— En effet, conviens-je. En résumé, on a opéré notre type pour lui implanter ce poison foudroyant ?

— Je ne vois pas d’autre explication.

— Le petit container devait se dissoudre dans l’organisme peu à peu et libérer un jour le poison qu’il emprisonnait ?

Le légiste hausse les épaules.

— Je ne suis pas un spécialiste des matières plastiques, directeur, je ne peux rien vous apprendre à ce sujet. Voyez ailleurs.

— O.K. ! fais-je en enfouillant l’objet.

— Hé, mollo ! proteste le gros homme, c’est la boîte de mes pilules digestives.

— Je vous la ferai renvoyer, promets-je ; je pense que vous n’en avez pas besoin tout de suite, votre transit intestinal m’a l’air de s’opérer impeccablement.

Il balance une perlouze ravageuse comme preuve de ce que j’avance.

— Je ne me plains pas, admet ce délicieux compagnon de table dont la devise est : « Pets sur la terre aux hommes de bonne volonté. »

CHAPITRE

Quand tu pénètres dans le motel des Paray, tu as l’impression d’entrer dans une crèche mise à sac par des pillards.

Meubles vidés et saccagés, matelas et coussins éventrés, moquette découpée, bref « un complet ». Homme des perquises parfois tumultueuses, j’ai l’habitude des logis dévastés ; pourtant, en présence de ce séisme, je reste un bout d’instant sans voix, bras et bite pendants, yeux et bouche béants.

La chétive Grabote, assise sur un classeur renversé, pleure à bras raccourcis. Sa trogne bouffie par les larmes ressemble à un cageot de tomates tombé d’un camion. Son époux, le malingre Ambroise, pantelle auprès d’elle. Il paraît atteint de la maladie bleue, tellement il a morflé dans sa gueule de fouine famélique. D’autres modifications ont été également apportées à son faciès : ainsi on a coupé la couette de cheveux qui faisait son orgueil sinon sa force, et déchiqueté son lobe. Je te passe une demi-douzaine de dents effeuillées par un tortionnaire poète, et te voilà en possession d’un descriptif suffisant pour te permettre d’appréhender la situation de ce couple naufragé. A le considérer, on comprend que le bonheur n’est pas réparti équitablement en ce monde et que le destin a ses tronches ; celle du gringalet en particulier.

Le tuméfié me jette un regard de bœuf prenant congé de celle qui fut sa femme (avant son opération) au moment de franchir la porte de l’abattoir.

— C’est un client récalcitrant qui est venu jouer « Verdun terre brûlée » dans ta cagna ? m’enquiers-je, une fois ma stupeur assimilée.

Il veut me répondre ; un filet de bave long et filandreux comme une éjaculation de cheval lui dégouline du portrait ; alors c’est sa future veuve qui m’explique :

— Cette nuit, on a frappé à la porte. J’étais pas là, étant absente du fait de ma pauvre Berthe dont au chevalet de laquelle je suis demeurée à l’hôpital. Broisy s’est levé et a demandé qui c’était. On lui a répondu « Police ». Il a ouvert. Y avait deux hommes sur le pas de porte.

— Ahi oho weetfffscht ! tente de commenter l’Endommagé.

— Laisse, fait sa compatissante épouse, t’as déjà eu suffisamment de mal à m’expliquer à moi, je vais raconter à M. le directeur.

Elle essuie larmes et morve d’un même revers de manche.

— Ces types, à ce qu’il paraîtrait, portaient des blouses grises et des cagoules noires, poursuit la pauvre femme dont la sœur, l’époux et la demeure sont gravement déprédés ; d’après mon mari, le plus costaud des deux lui a mis un coup de boule dans le portrait en guise de se présenter. Mon Broisy en est tombé cacao. Les deux types l’ont alors placé dans son fauteuil et ont continué de lui flanquer des coups dans sa figure. Voyez comme ils me l’ont laissé. Toutes ses dents de devant y sont passées ; sa bouche, vous croyez le derrière d’un babouin. Ils lui ont arraché la boucle d’oreilles que je lui ai offerte pour nos dix ans de mariage, et coupé sa queue de cheveux qui datait de notre séjour en Inde. Tout ça sans dire quoi que ce soit. Un massacre organisé ! A la fin, le pauvre a perdu connaissance. Quand il avait tendance à revenir à lui, boum ! Un nouveau gnon ! Lorsque je suis rentrée de l’hosto, ce matin, je l’ai trouvé dans l’état que vous voyez ; tout avait été ravagé. Il geignait sur le sol, au milieu des décombres ; la joie, hé ? Vous pouvez regarder dans notre chambre et notre salle de bains, c’est le même tabac ! Du vandalisme, monsieur le directeur ! On peut appeler ça comme ça, non ?

— On peut ! agréé-je. Je suppose que ses agresseurs cherchaient quelque chose. De l’argent ?

— On n’en a presque pas, fait la demi-sœur de la double Berthe. Un peu à la banque, pour payer les factures et, ici, la recette des derniers jours, c’est tout.

— Ils l’ont volée ?

— Vous pensez qu’ils se sont gênés, les salopards !

— Il y avait beaucoup ?

— Dans les trois mille, hein, Broisy ?

— Rgrrevv tcholuiir ! répond le tuméfié, lequel devra remettre sine die sa conférence à l’O.N.U. sur le désarmement.

— Qu’ont-ils dérobé encore ? insisté-je.

— Faut voir, répond la sister, prudente. Au milieu de ce bordel, c’est difficile à dire.

— Vous possédiez des bijoux de valeur ?

Elle hausse les épaules.

— En dehors de ma montre en or que je porte au poignet et de ma bague de fiançailles que je garde au doigt, je n’ai que des trucs fantaisie.

— Croyez-vous qu’ils aient pu chercher autre chose ?

— Quoi donc, monsieur le directeur ?

— Je vous le demande. Pensez-vous détenir des objets susceptibles de présenter un intérêt quelconque pour des coquins ?

— Seigneur ! On n’a que les dettes qui restent à courir sur le motel ! Nous sommes pauvres, archipauvres ! J’ai presque rien à me foutre sur le cul, monsieur le directeur, et pour Broisy c’est pareil !

Un instant de silence avec, en contrepoint, les geigneries du motelier dont les fluxions continuent de croître sans embellir et qui constate d’un médius timoré la branlaison de ses chailles encore en position. Son futur alimentaire se présente mal et c’est pas demain qu’il va s’attaquer à des entrecôtes.

— Je vais essayer de nous faire du café, décide la pauvre femme.

Elle se rend dans la cuisine où elle pousse des cris de putoise en dressant l’inventaire des destructions commises.

Je fais signe au Déglingué de m’accompagner dehors. Le soleil arrose à tout-va. Les zizes, indifférents, balancent leurs charmants trilles à tous les échos, y compris celui de la mode.


Le banc.

J’y installe ce que les plumitifs qui croient avoir de l’humour nomment « la partie charnue de mon individu ». Mon Dieu, si Vous me permettez, je vais Vous faire un reproche : Vous avez créé une écrasante majorité de glandeurs dont la masse inerte risque de déstabiliser la planète des singes. Un jour, l’unique coin à vivre de l’Univers basculera et nous retournerons à l’époque glaciaire.

Je tapote le siège près de moi.

— S’ils t’ont laissé l’usage du prose, assieds-toi, mauviette.

Docile, il se dépose à mon côté tel un cacatoès déplumé sur un barreau de son perchoir.

— Tu es embarqué dans une drôle de galère sans rames, Ambroise.

— Je sais, geint-il un peu plus audiblement que lors de ses précédentes prestations, à moins que mon oreille se fasse à ses suçotements ?

— A mon opinion, comme disent les Anglais, la seule façon que tu aies de t’en sortir c’est de ne rien me cacher.

— Je ne vous cache rien !

— Es-tu absolument certain de ne pas avoir eu le moindre signe de vie de ton ex-copain Marcel Proute, ni, a fortiori, de ne pas l’avoir aperçu ?

— Je vous le jure !

Je le défrime à la sceptique, comme tu regardes dans un souk un bijoutier qui essaie de te faire passer un tesson de bouteille pour une émeraude.

— Admettons, finis-je par soupirer. Comment expliques-tu le fait que ton ex-copain de détention t’ait observé avec des jumelles depuis le bois ?

Effarure du pleutrard.

— Il m’observait ?

— Tel l’amiral Kichi Duho Duma observant Pearl Harbor avant de lancer l’attaque ! Il serait arrivé au pays en compagnie d’une femme pilotant une Range-Rover.

Le connard découetté en a l’air sidéré.

— Vous me l’apprenez, zozote-t-il.

— C’était pas un gars courant, ton pote. Figure-toi qu’il a subi une petite intervention chirurgicale, il y a quelques mois. On lui a implanté dans la viandasse un petit truc marrant, tiens, regarde.

Je sors la boîte à conviction, l’ouvre et lui montre la minuscule ampoule qu’elle contient.

— Cette infime chose renfermait du cyanure, tu te rends compte ?

— C’est pas vrai ! il dit, ayant beaucoup d’à-propos et de conversation.

— Authentique. Il vivait avec ce machin dans le corps. Ça ne devait pas trop le gêner, seulement, le hasard a voulu qu’il prenne un coup phénoménal dans le baquet, lequel a crevé la capsule, et il a péri foudroyé. Peu banal, hein ?

— Vous en êtes sûr, monsieur le…

— Rapport du légiste.

Il a l’air franchement à côté de ses santiagues, l’Air-cul, se sent en grande perdition morale et physique. Dans le fond, sa vie aura été une franche tartine de gadoue. Se laisse entraîner à ses débuts dans une sombre foirade : c’est les assises, la taule. Banc de la société. Sœur Teresa et ses vérolés dans son show hindou, les renards du Canada, son motel pour paumés déstructurés, et puis le revoilà à nouveau au cœur d’une affaire criminelle, contre son gré, semble-t-il. On cloque des assassinés sur son toit, on lui met des roustes nocturnes à grand spectacle. C’est pas vraiment bandant comme destin ; j’ai connu des gogues d’Afrique Noire plus huppés que son pedigree.

— Bon ! repars-je-t-il. Il crève en t’observant à la jumelle. Logiquement, sa carcasse devrait pourrir dans la forêt jusqu’à ce qu’un mycologue en mal de cèpes la découvre. Ben non : y a un petit futé qui prend le risque de la trimbaler sur ton toit, histoire de te faire une blague. Moi, flic blasé, je ne puis m’empêcher de trouver la farce drôlette, mec. J’apprécie l’humour macabre qui sous-jacente. Et comme je suis poultock d’un bon niveau, je me dis que cette plaisanterie absolument neuve n’est pas gratuite. Je te développe mon raisonnement, file-moi le train. Ton ex-camarade de gnouf apprend que tu t’es mis motelier à Oléron. Pourquoi l’apprend-il ? Parce qu’il te recherche. Pourquoi te recherche-t-il ? Parce qu’il a besoin de toi. Pourquoi a-t-il besoin de toi ? Là, deux hypothèses : soit il est en quête d’une planque et il compte la trouver ici, soit tu es en mesure de lui apporter un élément très important. Quoi ? C’est la question que je te pose.

Il a la tremblote dans le genre Parkinson en fin d’évolution.

— Mais je ne sais rien, monsieur le directeur ! Rien de rien ! J’ai cessé d’avoir des rapports avec Proute depuis de nombreuses années. Je me bats, aidé de ma femme, pour vivre décemment. Nous sommes des gens plus que modestes qui triment pour essayer de rafistoler une vie gâchée par des bêtises de jeunesse.

Des larmes ruissellent sur ses tuméfiances ; le sel ne va pas calmer ses douleurs, espère ! Ça y est, il me fait pitié, l’artiste ! Son destin caca finit par m’émouvoir. Franchement, il a payé son dû, ce mulot hépatique ! S’il n’est pour rien dans ce bigntz — et je commence à sérieusement le penser —, je comprends sa décourageance.

Sa paumée se radine avec un plateau chargé de trois tasses.

Un pensionnaire à eux, qui pêche au leurre tracté, passe lesté de son attirail conçu pour la capture des vertébrés aquatiques.

— Qu’est-ce y v’s’est tarifé, m’sieur Paray ? demande-t-il en apercevant la frime sinistrée du beauf.

— Accident de vélomoteur, réponds-je en ses sept lieux et place de la Concorde.

— Faut se méfier du deux-roues ! avertit le destructeur de la faune marine, avec un bon sourire de vieux zob résolument dénué de pitié.

Je souffle sur ma tasse odorante. Me dis qu’une brève virée à Paris s’impose. Besoin de Mathias ; besoin de toute l’infrastructure de la Rousse ; besoin de retrouver Pinuche, de discuter avec Béru des avatars de sa famille honnie. Au fait, sait-il que sa Baleine s’est cassé une nageoire ?

— Comment va Berthe ? demandé-je à la surnommée Grabote.

Elle fait la moue :

— Pas des mieux. C’est une mauvaise fracture, le chirurgien cause de lui placer une broche.

Je me retiens de déclarer que la Gravosse adore les bijoux ; ma boutade pourrait sembler de mauvais goût.

CHAPITRE

Tu sais ce qu’on dit toujours ? Dieu propose et la sclérose en plaques dispose.

Comme je regagne la Corderie pour prendre congé de la douce Eve, au moment de traverser le hall, je sens quelque chose qui tente d’explorer mon trou du cul. Une prompte volte d’orthodoxe m’apprend que c’est un saint-bernard qui s’intéresse de cette manière appuyée à mes orifices naturels.

Une voix féminine exclame :

— Castor ! Veux-tu !

Je découvre, par-delà le chien, une femme si tellement ravissante de partout que, d’instinct, je cherche mes lunettes de soleil pour amortir les dégâts oculaires qui pourraient consécuter.

Magine une personne d’environ trente-cinq balais, brune, bronzée, avec des yeux d’or, des seins fabules accrochés à l’endroit où ils font le plus d’effet, des hanches à te couper l’envie d’aller visiter le Louvre, des jambes longues au modelé poustoufleur, le tout enveloppé dans une toilette paille et saumon qu’elle n’a pas dû acheter sur catalogue aux Dames de France.

Son rouge à lèvres ocré renforce le dessin d’une bouche qui m’inciterait à me rendre en marchant sur les genoux jusqu’à Saint-Claude pour qu’elle m’y fasse une pipe (d’écume).

La créature supra-naturelle questionne d’une voix prête à l’orgasme :

— Seriez-vous monsieur San-Antonio ?

— Oui, admets-je, mais ce n’est que provisoire car si vous me regardez encore trois minutes avec ces yeux-là, je ne serai plus qu’un primate en rut.

Elle a le sourire indulgent de quelqu’un qui est au courant de son charme opérant.

— Je suis Solange Genouillé, l’épouse du député, se présente-t-elle.

— Le délit de fuite ? complété-je.

— C’est cela, convient-elle tranquillement.

Cette fois, son clébard hume la brise suave provenant de mes génitoires.

— Serait-il envisageable que votre chihuahua me prodigue d’autres marques d’intérêt moins familières ? demandé-je.

Elle accentue son beau sourire radieux.

— Pardonnez-lui, c’est un chien de goût !

Oh ! ya yaille ! Où ça se dirige, tout ça ? C’est plus du rentre-dedans mais du viol à la tire !

— On peut parler dans un coin tranquille ? demande la députière.

Je désigne le salon meublé avec un goût exquis que je n’ai jusqu’alors rencontré que chez Levitan ou au B.H.V.

— Vous n’avez rien de plus intime à me proposer ? demande-t-elle en me filochant le dur à contrecœur.

— Ma chambre est occupée, plaidé-je.

— En ce cas…

Elle se met dans un fauteuil bas qui me livre illico une vue générale sur son slip de couleur tellement chair qu’elle n’en porte peut-être pas, après tout ?

— A ma visite, il y a trois mobiles, attaque-t-elle. Me constituer prisonnière après mon inqualifiable crime d’hier, vous apporter le vélomoteur qui devrait dédommager ma victime, et enfin faire la connaissance d’une célébrité policière dont la séduction est légendaire.

— Vous confondez séduction avec déduction, dis-je froidement ; il s’en faut d’une lettre.

Car, pour tout t’avouer, si j’apprécie le rentre-dedans d’une jolie polka, je déteste que celle-ci dépasse certaines limites.

Mais la ravageuse ne se tient pas pour battue. Je risque une deuxième œillée sur sa voie de passage grand trafic, ce qui me permet de m’assurer qu’elle porte bel et bien une culotte. Son toutou a renoncé à mes effluves corporels et s’est couché sur le tapis de basse laine pour chercher le sommeil entre ses deux pattes d’ours.

La Genouillé continue de me consommer du regard. Pas besoin d’être la chère Mme Claude pour savoir que cette personne doit représenter un coup étourdissant. Elle a tout pour elle (comme dit m’man) et le dispense largement ; j’aime la prodigalité. De toute évidence, elle est venue avec l’intention bien arrêtée de me vamper. Son Gambetta de noces et banquets a dû la tancer d’importance pour son délit aggravé. Un truc à lui chancetiquer sa carrière, au représentant du peuple souverain. Alors, soucieuse de me neutraliser bien à fond, elle cherche à me séduire, se disant qu’après avoir fêté mes vingt-quatre centimètres de chibrance longitudinale, elle sera tranquille, question conséquences.

— Vous savez, déclare la donzelle, je sens qu’on peut tout dire à un homme comme vous, aussi est-ce une confession pleine et entière que je viens vous faire.

— Je vous écoute.

— En préambule, je dirais que les mecs suroccupés, ayant leur carrière en point de mire, font des amants médiocres et des époux détestables.

Nous y sommes ! La Solange va me raconter son ramadan conjugal qui, de chatte lasse, l’a conduite à l’adultère.

— C’est une vérité connue, lui facilité-je l’affaire.

— Que fait une femme délaissée ?

— Ce que je vous soupçonne de faire, madame Genouillé.

— Exactement. Dotée d’un tempérament qu’on peut qualifier « de feu », je suis devenue amoureuse de l’amour.

— C’est effectivement une belle occupation.

— J’adore les initiatives hardies.

— Elles ont leur charme.

— Je vais vous faire un aveu : hier, lorsque cet accrochage s’est produit, il y avait un homme accroupi sous le tableau de bord de ma voiture. Il avait ôté ma jupe et mon slip et me pratiquait ce que les ouvrages médicaux nomment un cunnilingus et les gens du peuple une minette.

— Après lui s’il en reste ! laissé-je échapper dans la foulée.

Elle me virgule ce long regard que la génisse en son enclos attache au taureau désœuvré.

— Il en reste ! assure-t-elle d’une voix qui porte illico mon sang à quatre-vingt-dix degrés, ce qui est la température de l’angle droit, je te le rappelle.

Le saint-tristan-bernard bâille à gueule-que-veux-tu. Depuis que ces animaux ne font plus la contrebande d’alcool entre la France et l’Italie, je me demande un peu à quoi ils servent dans un apparte ou une bagnole.

Donc, l’accident a eu lieu parce que la conductrice se faisait brouter le green. Tu vois, pour moi ça constitue des circonstances éternuantes, comme dit le Mahousse, et m’incite à passer l’éponge ( ?).

Je ne puis me retenir d’évoquer le tableautin : Médème, en pleine dévergondance à son volant, et son cosaque accroupi pour lui grumer le mont de Vénus pendant qu’elle pilote. Pas commode, mais intéressant !

— Votre partenaire doit être jeune pour accomplir un tel exploit, ne puis-je m’empêcher de réflexionner.

— Pensez-vous : il a soixante-quatre ans !

Elle s’amuse de ma stupeur.

— C’est dans cette tranche d’âge qu’on rencontre les meilleurs bouffeurs, assure-t-elle.

— On trouve parfois des exceptions, fais-je en conaissance de cause.

C’est sur ce sous-entendu humidificateur qu’apparaît ma petite Eve. M’apercevant, elle m’accourt contre au sortir de l’ascenseur.

Je procède aux présentations :

— Voici Eve, votre victime ; voilà Solange, votre chauffarde.

Elles se regardent, intimidées.

— Mme Genouillé vous apporte un vélomoteur compensatoire, ajouté-je ; j’espère que vous lui accorderez votre pardon.

Elles finissent par se sourire, un peu gauchement, gênées vaguement d’être sympathiques l’une à l’autre. Nous sommes parfois déroutés par des antagonismes qui capotent parce qu’ils ne trouvent pas assez de rancœur pour se nourrir.

Ces deux ravissantes sortent pour aller chercher le vélomoteur que la députière a amené dans la Range de service.

Le soleil impétueux semble se saisir d’elles, sitôt la porte franchie. Le gros toutou plein de poils lèche sa truffe, puis sa bite et soupire en partant les rejoindre. C’est chiant d’être un saint-bernard de salon.

Je demeure un instant à méditer. J’aimerais volontiers m’attarder avec ces deux jolies fumelles, mais le devoir commande.

Alors je vais à la réception consulter l’horaire des trains pour Pantruche.

Загрузка...