Jeanne d’Albret sortit de Paris par la porte Saint-Martin, voisine du Temple. À deux cents toises [9] de là, attendait une voiture de voyage attelée de quatre vigoureux petits chevaux tarbes que conduisaient deux postillons. La reine de Navarre marcha jusqu’à cette voiture sans prononcer une parole. Elle fit monter Alice de Lux la première, et, se tournant alors vers Pardaillan:
– Monsieur, dit-elle de cette voix grave qui devenait si harmonieuse en certaines circonstances, vous n’êtes pas de ceux qu’on remercie. Vous êtes un chevalier des temps héroïques, et la conscience que vous devez avoir de votre valeur, doit vous mettre au-dessus de toute parole de gratitude. En vous disant adieu, je veux seulement vous dire que j’emporte le souvenir d’un des derniers paladins qui soient au Monde…
En même temps, elle tendit sa main.
Avec cette grâce altière qui lui était propre, le chevalier se pencha sur cette main et la baisa respectueusement. Il était tout ému, tout étonné de ce qu’il venait d’entendre.
La voiture s’éloigna au galop de ses petits tarbes nerveux.
Longtemps, il demeura là tout rêveur.
«Un chevalier des temps héroïques, songeait-il. Un paladin! Moi!… Et pourquoi pas! Oui! Pourquoi n’entreprendrais-je pas de montrer aux hommes de mon temps que la force virile, le courage indomptable sont des vices hideux quand ils sont mis à la disposition de l’esprit de haine et d’intrigue; et qu’ils deviennent des vertus, quand…»
Sur ce mot de vertu, il s’arrêta et se mit à rire comme il riait: c’est-à-dire du bout des dents et sans bruit.
Il s’était d’abord redressé et, appuyé tout droit sur le fourreau de Giboulée, il avait haussé sa taille, et sa moustache s’était hérissée, ses yeux avaient flamboyé.
Au mot de vertu, il leva les épaules, renvoya Giboulée dans ses mollets, d’un coup de talon, et grommela:
– M. de Pardaillan, mon père, m’a pourtant fait jurer de me défier surtout de moi-même! Allons voir s’il reste quelque perdreau ou quelque carcasse de poulet chez maître Landry!
Il se mit aussitôt en route en sifflant une fanfare de chasse que le roi Charles IX, grand amateur de fanfares, venait de mettre à la mode, et rentra dans Paris au moment où on allait fermer les portes.
Une heure plus tard, dans la rôtisserie de la Devinière, il était attablé devant une magnifique volaille que Mme Landry Grégoire, désireuse de faire sa paix, découpait elle-même, ce qui lui permettait de faire valoir la rondeur d’un bras nu jusqu’au coude.
Il faut dire que ce déploiement d’amabilité fut en pure perte: le héros, le paladin, pris d’un appétit féroce, n’avait d’yeux que pour la volaille et les flacons de Saumur qui l’escortaient. Il ne mangeait pas, il dévorait…
Une fois rassasié, Pardaillan s’en fut tranquillement se coucher, tandis que maître Landry poussait un soupir de désespoir en constatant que trois flacons avaient succombé aux attaques de son hôte, et que Huguette Landry Grégoire, sa femme, en poussait un autre de désolation en constatant que le chevalier avait résisté à ses attaques à elle.
Le lendemain, fatigué de la grande bataille de la veille, Pardaillan se réveilla assez tard. Il se leva, passa son haut-de-chausses et ayant jeté sur ses épaules un vieux manteau déteint que lui avait laissé son père, il se mit en devoir de raccommoder son pourpoint, opération qui lui était des plus familières. Peut-être bien que, dans l’esprit de telle lectrice, une aussi humble occupation fera descendre le chevalier du piédestal où déjà elle le plaçait. Nous ferons simplement observer à cette lectrice que notre dessein est de représenter avec exactitude les détails de l’existence d’un aventurier sous le règne de Charles IX.
Pardaillan, donc, saisit une sorte de trousse copieusement munie d’aiguilles, de fil, d’aiguillettes, de cordons, d’agrafes et de tout ce qu’il faut pour coudre, raccommoder, rapetasser, effacer d’un doigt expert les accros, déchirures et coups d’épée.
Il s’était placé près de la fenêtre pour avoir du jour, et tournait le dos à la porte. Il venait de boucher un premier trou et attaquait un accroc situé en pleine poitrine lorsqu’on gratta légèrement à la porte.
– Entrez! cria-t-il sans se déranger.
La porte s’ouvrit. Il entendit la voix grasse de maître Landry Grégoire qui disait avec un respectueux empressement:
– C’est ici, mon prince, c’est ici même…
Et ayant tourné la tête par-dessus son épaule pour voir de quel prince il s’agissait, Pardaillan aperçut en effet le plus magnifique seigneur qui eût jamais franchi le seuil de la Devinière: hautes bottes en peau fine, à éperons d’or, haut-de-chausses en velours violet, pourpoint de satin, aiguillettes d’or, rubans mauves, grand manteau de satin violet pâle, toque à plume violette agrafée à une émeraude; et, dans ce costume, un jeune homme frisé, musqué, pommadé, parfumé, moustaches relevées au fer, joues fardées, lèvres passées au rouge: un mignon [10] splendide.
Le chevalier se leva et, son aiguille à la main, dit poliment:
– Veuillez entrer, monsieur.
– Va, dit l’inconnu – prince ou mignon – va dire à ton maître que Paul de Stuer de Caussade, comte de Saint-Mégrin, désire avoir l’honneur de l’entretenir.
– Pardon, dit froidement le chevalier, quel maître?
– Mais le tien, ventre de biche! J’ai dit ton maître, par le sambleu!
Pardaillan devint de glace, et avec la superbe tranquillité qui le caractérisait, répondit:
– Mon maître, c’est moi!
Mot énorme pour une époque où tout le monde, excepté le roi, avait un maître. Et encore le roi reconnaissait-il le pape pour son maître.
Saint-Mégrin fut étonné ou ne le fut pas; il demeura impassible, craignant surtout de déranger la dentelle de sa collerette. Seulement, du haut de cette collerette, il laissa tomber ces mots:
– Seriez-vous, d’aventure, monsieur le chevalier de Pardaillan?
– J’ai cet honneur, fit le chevalier de cet air figure de raisin qui ébahissait les gens et les laissait perplexes, se demandant s’ils avaient affaire à un profond diplomate ou à un prodigieux naïf.
Saint-Mégrin, dans toutes les règles de l’art, se découvrit et exécuta sa révérence la plus exquise.
Pardaillan ramena sur ses épaules son vieux manteau déteint, et d’un geste, désigna au comte l’unique fauteuil de la chambre, tandis qu’il s’asseyait sur une chaise.
– Chevalier, dit Saint-Mégrin, quand il eut pris place avec toutes les précautions imaginables pour ne pas froisser son manteau de satin violet pâle, je vous suis dépêché par monseigneur le duc de Guise pour vous dire qu’il vous tient en grande estime et haute admiration.
– Croyez bien, monsieur, fit Pardaillan du ton le plus naturel, que je lui rends cette estime et cette admiration.
– L’affaire d’hier vous a mis en fort belle posture.
– Quelle affaire?… Ah! oui… le pont de bois…
– Eh! il n’est pas question que de cela à la cour. Et tout à l’heure, au lever de Sa Majesté, le récit en fut fait au roi par son poète favori, Jean Dorat, qui a assisté à la chose.
– Bon! Et qu’a-t-il dit, ce poète?
– Que vous méritiez la Bastille pour avoir sauvé deux criminelles. Car il paraît prouvé que les deux femmes étaient des criminelles qui se sauvaient.
– Et qu’a dit le roi?
– Si vous étiez homme de cour, monsieur, vous sauriez que Sa Majesté parle très peu… Quoi qu’il en soit, vous passez maintenant pour un Alcide ou un Achille. Tenir tête à tout un peuple pour protéger deux femmes, c’est fabuleux cela! Savez-vous que vous êtes un héros, quelque chose comme un chevalier de la Table Ronde?
– Je ne dis pas non.
– Et, surtout, ce moulinet de la rapière! Et les coups de pointe de la fin! Et cette maison qui s’écroule!…
– Ah! je n’y suis pour rien, croyez-le.
– Bref, monseigneur le duc de Guise serait charmé de vous être agréable. Et pour preuve, il m’a chargé de vous supplier d’accepter ce petit diamant comme une première marque de son amitié. Oh! ne refusez pas, vous feriez injure à ce grand capitaine…
– Mais je ne refuse pas, dit Pardaillan toujours paisible.
Et il passa à son doigt la magnifique bague que lui tendait le comte, non sans en avoir pour ainsi dire soupesé le diamant du coin de l’œil.
– Vous me voyez charmé du bon accueil que vous voulez bien me faire, reprit Saint-Mégrin.
– Tout l’honneur est pour moi, ainsi que le profit.
– Oh! ne parlons plus de cette bague… une misère.
– Malepeste! Je n’en juge pas ainsi. Mais je voulais seulement parler du profit qu’il peut y avoir pour moi à avoir reçu en ce taudis un seigneur de votre importance. J’avoue que j’avais fort envie de voir de près un homme de bel air. Et me voilà pleinement satisfait. Par Pilate! il faudrait que je fusse bien difficile! Votre manteau à lui seul est une merveille. Quant à votre pourpoint, je n’ose vraiment l’apprécier. Il n’est pas jusqu’à ce haut de chausses violet qui ne m’étonne. Et votre toque, monsieur le comte! Ah! votre toque! Jamais je n’oserai plus mettre mon chapeau!…
– De grâce! Vous m’accablez! Vous m’écrasez!
Pardaillan, qui jusque-là s’était montré assez peu loquace, devenait lyrique. Son regard détaillait toutes les splendeurs du costume de Saint-Mégrin. Et le comte avait beau demander grâce, multiplier les révérences, le chevalier continuait à laisser déborder le flot de son admiration.
Seulement, il ne disait pas un mot plus haut que l’autre. Et ce flot coulait comme un jet glacé. Il était impossible de deviner en lui une pensée de raillerie ou de scepticisme. Mais un observateur eût pu saisir au coin de son œil l’intense jubilation d’un homme qui s’amuse prodigieusement.
– Or çà, dit enfin le comte, venons-en aux choses sérieuses. Notre grand Henri de Guise remonte sa maison en vue de certains événements qui se préparent. Voulez-vous en être? La question est franche.
– J’y répondrai par la même franchise: je désire n’être que d’une seule maison.
– Laquelle?
– La mienne!
Et Pardaillan exécuta une révérence si merveilleusement copiée sur celles de Saint-Mégrin que le mignon le plus difficile n’eût pu qu’admirer.
– Est-ce la réponse que je dois rapporter au duc de Guise? fit le comte.
– Dîtes à monseigneur que je suis touché jusqu’aux larmes de sa haute bienveillance, et que j’irai moi-même lui porter ma réponse.
«Bon! pensa Saint-Mégrin, il est à nous. Mais il se réserve de discuter le prix de l’épée qu’il apporte.»
Tout plein de cette idée, charmé d’ailleurs des éloges que Pardaillan ne lui avait pas ménagés, il tendit une main qui fut serrée du bout des doigts.
Le chevalier l’accompagna jusqu’à sa porte où eurent lieu force salamalecs et salutations.
«Hum! songea Pardaillan quand il fut seul. Voilà ce que je puis appeler une proposition inespérée. Être de la suite du duc de Guise! C’est-à-dire du seigneur le plus fastueux, le plus généreux, le plus riche, le plus puissant, ah! jamais je ne trouverai assez de mots qualitatifs… Mais c’est la fortune, cela! C’est peut-être la gloire!… Hum! Ah! çà, d’où vient que je ne saute pas de joie? Quel animal capricieux, grincheux, morose et hypocondre se cache en moi?… Par Barabbas! Je dois accepter, morbleu!… Non, je n’accepterai pas!… Pourquoi?»
Pardaillan se mit à arpenter sa chambre avec agitation.
«Eh! pardieu, j’y suis! Je n’accepte point parce que monsieur mon père m’a commandé de me défier!… Voilà l’explication, ou que je sois étripé!… Quel bon fils je suis!…»
Content d’avoir trouvé ou feint de trouver cette explication, et de n’avoir pas à s’interroger davantage, opération cérébrale qui lui était parfaitement antipathique, le chevalier contempla avec admiration – sincère, cette fois – le diamant que lui avait laissé Saint-Mégrin.
– Cela vaut bien cent pistoles, murmura-t-il. Peut-être cent vingt?… Qui sait si on ne m’en donnera pas cent cinquante?
Il en était à deux cents pistoles lorsque la porte s’ouvrit de nouveau, et Pardaillan vit entrer un homme enveloppé d’un long manteau, simplement vêtu comme un marchand. Cet homme salua profondément le chevalier stupéfait et dit:
– C’est bien devant monsieur le chevalier de Pardaillan que j’ai l’honneur de m’incliner?
– En effet monsieur. Que puis-je pour votre service?
– Je vais vous le dire, monsieur, dit l’inconnu, qui dévorait le jeune homme du regard. Mais avant tout, voudriez-vous me faire le plaisir de me dire quel jour vous êtes né? Quelle heure? Quel mois? Quelle année?
Pardaillan s’assura d’un coup d’œil que Giboulée était à sa portée.
«Pourvu qu’il ne devienne pas furieux, pensa-t-il.»
L’inconnu, cependant, malgré l’étrangeté de ses questions, n’avait pas l’air d’un fou. Il est vrai que ses yeux brillaient d’un feu extraordinaire; mais rien dans son attitude ne dénonçait la démence.
– Monsieur, dit Pardaillan avec la plus grande douceur, tout ce que je puis vous dire, c’est que je suis né en 49, au mois de février. Quant au jour et à l’heure, je les ignore.
– Peccato! murmura le bizarre visiteur. Enfin! je tâcherai de reconstituer l’horoscope du mieux que je pourrai. Monsieur, continua-t-il à haute voix, êtes-vous libre?
«Ménageons-le se dit le chevalier.» Libre, monsieur? Eh! qui peut se vanter de l’être? Le roi l’est-il, alors qu’il ne peut faire un pas hors de son Louvre? La reine Catherine, qu’on dit plus reine que le roi n’est roi, l’est-elle? M. de Guise l’est-il? Libre! comme vous y allez, mon cher monsieur! C’est comme si vous me demandiez si je suis riche. Tout est relatif. Les jours où j’ai un écu, je me crois aussi riche q’un prince. Les jours où je puis m’attabler devant une bonne bouteille de Saumur, je me crois aussi noble qu’un Montmorency. Libre! Par Pilate! Si par là vous entendez que je puis me lever à midi et me coucher à l’aube, que je puis, sans crainte, sans remords, sans regarder qui me suit, entrer au cabaret ou à l’église, manger si j’ai faim, boire si j’ai soif… (la paix. Pipeau! Qu’as-tu à grogner, imbécile!), embrasser les deux joues de la belle madame Huguette, ou pincer les servantes de la Corne d’Or, battre Paris le jour ou la nuit à ma guise (n’ayez pas peur il ne mord pas!), me moquer des truands et du guet, n’avoir de guide que ma fantaisie et de maître que l’heure du moment, oui, monsieur, je suis libre! Et vous?
L’inconnu avait écouté le chevalier avec une attention remarquable, tressaillant à certaines intonations sceptiques, levant un rapide regard à certaines autres où perçait une involontaire colère… ou peut-être une émotion.
Sans dire un mot, il se dirigea vers la table et y déposa un sac qu’il sortit de dessous son manteau.
– Monsieur, dit-il alors, il y a là deux cents écus.
– Deux cents écus? Diable!
– De six livres.
– Oh! oh! De six livres? Vous dites: de six livres?
– Parisis, monsieur!
– Parisis! Eh bien, monsieur, voilà un honnête sac.
– Il est à vous, fit brusquement l’homme.
– En ce cas, dit Pardaillan avec cette froide tranquillité qu’il prenait tout à coup, parfois, en ce cas, permettez que je le mette en lieu sûr.
Et il saisit le sac rebondit, l’enferma dans un coffre sur lequel il s’assit, et demanda:
– Maintenant, dites-moi pourquoi ces deux cents écus de six livres parisis sont à moi.
L’inconnu croyait avoir écrasé un homme. Ce fut lui qui le fut. Il s’attendait à des remerciements enthousiastes, il reçut la question de Pardaillan en pleine poitrine. Toutefois, il se remit promptement, et reconnaissant au fond de lui-même qu’il avait affaire à un rude jouteur, il résolut d’assommer d’un mot son adversaire.
– Ces deux cents écus sont à vous, dit-il, parce que je suis venu vous acheter votre liberté.
Pardaillan ne sourcilla pas, ne fit pas un mouvement.
– En ce cas, monsieur, prononça-t-il du bout des dents, c’est neuf cent quatre-vingt-dix-neuf mille huit cents écus de six livres parisis que vous me redevez.
– Briccone! murmura l’homme dont les épaules ployèrent. Ouf, monsieur! C’est donc à un million d’écus que vous estimez votre liberté?
– Pour la première année, dit Pardaillan sans broncher.
Cette fois, René Ruggieri – que l’on a sûrement deviné – s’avoua vaincu.
– Monsieur, dit-il après avoir jeté un regard d’admiration sur le chevalier, modeste et paisible sur son coffre, je vois que vous maniez la parole comme l’épée et que vous connaissez toutes les escrimes. Je vous demande pardon d’avoir essayé de vous étonner. Et je viens au fait de mon affaire. Gardez votre liberté, monsieur. Vous êtes homme de cœur et d’esprit…
«Diable, pensa le chevalier; tenons-nous bien, le fou devient enragé.»
– Vous venez de me prouver que vous avez de l’esprit, comme vous avez prouvé hier que vous avez du cœur. Per bacco, monsieur! Vous avez une épée qui tranche et des mots qui assomment! Que diriez-vous si je vous proposais de mettre l’un et l’autre au service d’une cause noble et juste entre toutes, d’une sainte cause pour mieux dire! Et d’une princesse puissante, bonne, généreuse…
– Laissons la cause et voyons la princesse. Serait-ce Mme de Montpensier?
– Peuh! monsieur!…
– Oh! oh! Serait-ce Mme de Nemours?
– Non, certes! fit vivement Ruggieri. Mais tenez, ne cherchez pas! Qu’il vous suffise de savoir que c’est la princesse la plus puissante qu’il soit en France.
– Cependant, il faut bien que je sache à qui et à quoi j’engage ma foi?
– Juste! on ne peut plus juste! Venez donc, s’il vous plaît, demain soir, sur le coup de dix heures, au pont de bois, et frappez trois coups à la première maison qui est à droite du pont…
Pardaillan ne put s’empêcher de tressaillir en songeant à cette figure pâle qu’il avait cru entrevoir derrière le mystérieux treillis de la fenêtre grillée. En un instant, sa décision fut prise.
– On y sera! dit-il d’un ton bref.
– C’est tout ce que voulais… pour l’instant! répondit Ruggieri, qui fit une profonde salutation, où le chevalier crut démêler quelque chose d’ironique ou de menaçant.
Quelques instants plus tard, l’étrange visiteur avait disparu. Et Pardaillan se mit à songer:
«Je veux que le diable m’arrache un à un les poils de ma moustache si cette princesse, la plus puissante qui soit, ne s’appelle pas Catherine de Médicis! Quant à la cause noble et sainte entre toutes, nous verrons bien. En attendant, cet homme sait qui je suis, et moi j’ignore jusqu’à son nom!… Bon! Voyons si du moins ses écus ont un nom qui ait cours dans les tavernes!»
Il tira le sac du coffre, l’éventra, s’assit à la table et se mit à compter les écus qu’il rangea par piles des plus méthodiques, tandis qu’un large sourire hérissait plus que jamais sa moustache.
«Ils y sont, ma foi! Voilà bien les deux cents écus, tout battant neufs et à l’effigie de notre digne sire le roi! Mais c’est que je suis bien éveillé, par Pilate! Je ne rêve pas! Voici les pièces blanches, et voici le diamant… Tiens, tiens! est-ce que je serais en passe de devenir riche? Ah çà, mais je crois que je suis ému! Est-ce que j’aurais peur de la bonne fortune, moi qui n’ai jamais eu peur de la mauvaise?»
Pardaillan tout rêveur en était là de ses réflexions lorsque, pour la troisième fois, la porte s’ouvrit.
Il sursauta, tout de bon effaré, lui qui mettait son point d’honneur à ne s’effarer de rien… nil mirari [11], comme eût dit Jean Dorat, poète du roi, qui daignait citer Horace quand il ne se citait pas lui-même.
Mais presque aussitôt, son étonnement, sans diminuer d’intensité, changea de sujet. En effet, l’homme qui entrait était le vivant portrait de l’homme qui venait de sortir. C’était le même air de sombre orgueil, le même port de tête emphatique, les mêmes traits accentués, le même regard de flamme.
Seulement l’homme aux deux cents écus (René Ruggieri, on le sait) paraissait âgé de quarante-cinq ans. Il était de moyenne taille. Le feu de ses yeux se voilait d’hypocrisie. Il semblait se fier plus à la ruse qu’à la force.
Le nouveau venu, au contraire, n’accusait que vingt-cinq ans, était de haute stature; la franchise éclatait dans son regard, son orgueil était de la fierté.
Mais une lourde tristesse paraissait peser sur lui; il y avait dans cet homme on ne sait quoi de fatal. Ses gestes, comme ceux de Ruggieri, étaient emphatiques; mais sa voix avait une étrange expression de mélancolie.
Les deux hommes s’étudièrent un instant, et bien que l’un parût l’antithèse de l’autre, ils se sentirent tous deux comme rassurés par une indéfinissable sympathie.
– Êtes-vous le chevalier de Pardaillan? demanda ce troisième visiteur.
– Oui, monsieur, dit Pardaillan avec une douceur qui ne lui était pas habituelle. Me ferez-vous l’honneur de me dire qui j’ai la joie de recevoir dans mon pauvre logis?
À cette question, bien naturelle (bien que faite dans les termes amphigouriques de l’époque), l’étranger tressaillit, et pâlit légèrement. Puis, relevant la tête comme pour braver non pas le chevalier, mais la destinée, il répondit sourdement:
– C’est juste. La politesse veut que je vous dise mon nom.
– Monsieur, fit vivement Pardaillan, croyez bien que ma question m’a été inspirée par l’amitié dont je me sens porté envers vous. Si votre nom est un secret, je me croirais déshonoré à vous le demander.
– Mon nom n’est pas un secret, chevalier, dit alors l’inconnu avec une évidente amertume: je m’appelle Déodat.
Pardaillan fit un geste.
– Oui, continua le jeune homme, Déodat tout court. Déodat sans plus. C’est-à-dire un nom qui n’en est pas un. Un nom qui crie qu’on n’a ni père ni mère. Déodat, monsieur, signifie: donné à Dieu. En effet, je suis un enfant trouvé, ramassé devant le porche d’une église. Arraché à ce Dieu à qui mes parents inconnus m’avaient donné. Confié par le hasard à une femme qui a été pour moi plus qu’un Dieu. Voilà mon nom, monsieur, et l’histoire de ce nom. Cette histoire, je la dis à qui veut l’entendre, dans l’espoir qu’elle flagellera un jour ceux qui, m’ayant mis au monde, m’ont abandonné à la douleur.
L’imprévu de cette scène, la soudaineté de cette sorte de confession, le ton à la fois amer, sombre et fier de celui qui s’appelait Déodat produisirent une profonde impression sur le chevalier, qui, pour cacher son trouble, demanda machinalement:
– Et cette femme qui vous recueillit?
– C’est la reine de Navarre.
– Madame d’Albret!
– Oui, monsieur. Et ceci me rappelle à ma mission, que je vous demande pardon d’avoir oubliée pour vous entretenir de ma médiocre personne…
– Mon cher monsieur, fit Pardaillan, vous m’avez fort honoré en me traitant de prime abord en ami; votre personne, qu’il vous convient d’appeler médiocre, suscite à première vue une curiosité qui chez moi n’a rien eu de banal, croyez-le. Votre air me touche, et votre figure me revient tout à fait…
Le chevalier tendit la main.
Et sa figure à lui, rayonna d’une telle loyauté, son sourire fut empreint d’une si belle sympathie que le messager de Jeanne d’Albret parut bouleversé d’émotion et que son regard se voila.
– Monsieur! monsieur! fit-il d’une voix enrouée en saisissant et en étreignant la main de Pardaillan.
– Eh bien? sourit le chevalier.
– Vous ne me repoussez donc pas, vous! vous que je ne connais pas! vous que je vois depuis cinq minutes! vous ne méprisez donc pas celui qui n’a pas de nom!
– Vous repousser! Vous mépriser! Par Barabbas, mon cher! quand on a votre tournure, et ces épaules d’athlète, et cette bonne épée qui vous pend au côté, on ne peut être méprisé. Mais fussiez-vous faible, laid, désarmé, que je ne me croirais pas le droit de vous traiter comme vous dites pour un tel motif.
– Ah! monsieur, voilà bien longtemps que je n’ai eu un pareil moment de joie! Je sens dans votre attitude et dans vos yeux et dans votre voix une générosité de cœur qui me touche plus que je ne puis dire. Je vous devine supérieur à tant de hauts seigneurs et de princes que j’ai approchés…
Et celui que nous appelons Déodat, puisque tel était son nom, couvrit un instant ses yeux d’une de ses mains.
– Lubin! Lubin! vociféra Pardaillan.
– Qu’y a-t-il? fit Déodat.
– Il y a, mon cher, qu’une conversation commencée en ces termes ne peut dignement s’achever qu’à table. Voici midi qui sonne. Et pour tout honnête homme, midi est l’heure du dîner, quand toutefois l’honnêteté s’unit au moyen de dîner, ce qui est mon cas aujourd’hui. Lubin! Çà, moine fieffé, je te couperai les oreilles!
– Ah chevalier! vous me dilatez le cœur!
– Écoutez. Convenons d’une chose, tant que vous me ferez l’honneur d’être de mes amis: vous vous appelez Déodat. Moi, je m’appelle Jean. Eh bien, ne nous connaissons pas d’autre nom, ni l’un ni l’autre!
Cette proposition, d’une si ingénieuse délicatesse, fit tomber chez Déodat les derniers voiles de cette ombrageuse fierté et de cette pesante tristesse que nous avons signalées. Il s’épanouit, et apparut alors tel qu’il était réellement, doué d’une étrange beauté, d’une noblesse d’attitudes et d’une douceur de physionomie que Pardaillan avait démêlées d’instinct.
– Lubin! Lubin! appela de nouveau le chevalier. Lubin, ajouta-t-il, c’est le garçon de la rôtisserie. Figurez-vous que ce drôle est un ancien moine qui a quitté son couvent et s’est fait garçon de la Devinière, par amour des pâtés et des poulardes! Quand je suis riche et de bonne humeur, je m’amuse à le faire boire; et bien qu’il ait passé la cinquantaine, il me tient tête fort convenablement… Ah! le voici!
C’était Lubin, en effet, mais Lubin flanqué de Landry en personne. Landry avait monté les étages avec la majestueuse rapidité d’une outre qui s’élève dans les airs. En effet, Lubin l’avait poussé au derrière. Et Landry apparaissait avec un sourire large d’une aune, le bonnet à la main, ce qui ne lui arrivait jamais, la bouche en cœur et les deux poings sur son ventre.
– Que diable faites-vous? demanda Pardaillan étonné de cette attitude.
– Je cherche, dit Landry en soufflant, à faire rentrer ce maudit ventre… mais je n’y arrive pas… Monseigneur me pardonnera… de ne pas m’incliner.
– C’est à moi que vous parlez?
– Oui, monsieur… Monseigneur, veux-je dire! fit Landry en jetant un oblique regard éperdu sur les piles d’écus restées sur la table.
– Bon! bon! fit Pardaillan qui reprit instantanément son froid et immobile sourire figue et raisin, vous savez déjà que de simple chevalier, je deviens prince. Vous êtes bien informé, maître Landry.
L’aubergiste ouvrit des yeux énormes.
Pardaillan continua:
– Veuillez donc, s’il vous plaît, nous traiter comme des princes du sang (Déodat pâlit affreusement à ce mot) et nous monter en conséquences les éléments d’un dîner princier, ou plutôt royal (Déodat fut agité comme d’une secousse). Savoir: un bon morceau bien rissolé; deux de ces andouillettes grillées qui font la gloire de votre auberge; une de ces tartes aux prunes dont la belle madame Huguette détient le secret; sans compter quelque jambon, de ceux qui sont à gauche de la troisième poutre, dans la cuisine; sans compter quelque légère omelette bien soufflée. Avec cela, deux flacons de saumurois, de celui de l’an 1556, plus deux de ces bouteilles des côtes de Mâcon, et pour finir deux flacons de ce bordelais que vous réservez à maître Ronsard.
– Très bien, monseigneur! fit Landry.
– Amen! dit Lubin en claquant de la langue; car l’ancien moine se voyait déjà vidant les fonds des bienheureux flacons énoncés. Ô mon digne frère Thibaut, ajouta-t-il, la larme à l’œil, que n’êtes-vous là [12]?…
Un quart d’heure plus tard, Jean et Déodat, le chevalier et l’homme sans nom, s’attablaient devant les richesses gastronomiques rangées avec amour par Lubin. Celui-ci voulait servir à table. Mais au grand désespoir de l’ancien moine, Pardaillan avait fermé sa porte en disant qu’il se servirait lui-même, tout prince qu’il était subitement devenu.
– Mon cher Jean, dit alors Déodat, vous me voyez ébahi, ravi et tout ému de cette amitié que vous voulez bien me témoigner du premier coup. Mais cela ne doit pas m’empêcher d’accomplir ma mission.
– Bon! je la connais!
– Vous la connaissez?
– Oui. La reine de Navarre vous envoie me dire qu’elle me remercie encore de l’avoir tirée, hier, des mains de ces enragés: elle vous charge de me réitérer l’offre qu’elle m’a faite d’entrer à son service; et enfin, elle m’adresse par votre entremise quelque bijou précieux. Est-ce bien cela?
– Comment savez-vous?…
– C’est bien simple. J’ai reçu ce matin un ambassadeur de certain grand seigneur qui m’a donné un fort beau diamant et qui m’a demandé si je voulais servir son maître; j’ai ensuite reçu un mystérieux député qui m’a remis deux cents écus et m’a fait savoir que certaine princesse me veut compter parmi ses gentilshommes. Enfin, vous voici, vous le troisième. Et je suppose que l’ordre logique des choses va se continuer.
– Voici en effet le bijou, fit Déodat en tendant au chevalier une splendide agrafe composée de trois rubis.
– Que vous disais-je! s’écria Pardaillan qui saisit l’agrafe somptueuse et fulgurante.
– Sa Majesté, continua Déodat, m’a chargé de vous dire qu’elle avait distrait ce bijou de certain sac que vous avez dû voir. Elle ajoute que jamais elle n’oubliera ce qu’elle vous doit. Et quant à prendre rang dans son armée, vous le ferez quand cela vous conviendra.
– Mais, demanda Pardaillan, vous avez donc rencontré la reine?
– Je ne l’ai pas rencontrée: je l’attendais à Saint-Germain, d’où Sa Majesté est partie pour Saintes après m’avoir donné la commission qui me vaut le bonheur insigne d’être devenu votre ami.
– Bon. Une autre question: avez-vous rencontré, en montant ici, un homme enveloppé d’un manteau, paraissant âgé de quarante à cinquante ans?
– Je n’ai rencontré personne, fit Déodat.
– Dernière question: quand repartez-vous?
– Je ne repars pas, répondit Déodat dont la physionomie redevint sombre; la reine de Navarre m’a chargé de diverses missions qui me demanderont du temps, et puis, j’ai aussi à m’occuper un peu de… moi-même.
– Bon. En ce cas, votre logement est tout trouvé; vous vous installez ici.
– Mille grâces, chevalier. Je suis attendu chez quelqu’un qui… Mais que dis-je là?… Fi! J’aurais un secret pour un homme tel que vous! Jean, je suis attendu chez M. de Téligny, qui est secrètement à Paris.
– Le gendre de l’amiral Coligny?
– Lui-même. Et c’est à l’hôtel de l’amiral, rue de Béthisy, que vous devriez me venir demander, si ma bonne étoile voulait jamais que vous eussiez besoin de moi. L’hôtel est désert en apparence. Mais il vous suffira de frapper trois coups à la petite porte bâtarde. Et quand on aura tiré le judas, vous direz: Jarnac et Moncontour.
– À merveille, cher ami. Mais à propos de Téligny, savez-vous ce qui se dit assez couramment?
– Que Téligny est pauvre? Qu’il n’a pour tout apanage que son intrépidité et son esprit? Que l’amiral eut grand tort de donner sa fille à un gentilhomme sans fortune?
– On dit cela. Mais on dit aussi autre chose. On, c’est un certain truand, homme de sac et de corde qui a été employé à plus d’une besogne et qui a vu beaucoup. On m’a donc affirmé que, la veille du mariage de Téligny, un gentilhomme de haute envergure se serait présenté chez l’amiral pour lui dire qu’il aimait sa fille Louise.
– Ce gentilhomme, interrompit Déodat, s’appelle Henri de Guise. Vous voyez que je connais l’histoire. Oui, c’est vrai. Henri de Guise aimait Louise de Coligny. Il vint représenter à l’amiral que son père, le grand François de Guise, et lui avaient fait ensemble leurs premières armes à Cerisoles, que l’union de la maison de Guise et de la maison de Châtillon représentée par Coligny mettrait fin aux guerres religieuses; enfin, l’orgueilleux gentilhomme plia jusqu’à pleurer devant l’amiral, en le priant de rompre le mariage projeté et de lui accorder Louise.
– C’est bien cela. Et que répondit l’amiral?
– L’amiral répondit qu’il n’avait qu’une parole et que cette parole était engagée à Téligny. Il ajouta que d’ailleurs, ce mariage était voulu par sa fille qui, en somme, prétendit-il, était le premier juge en cette affaire. Henri de Guise partit désespéré. Téligny épousa Louise de Coligny. Et, de chagrin, Guise se jeta à la tête de Catherine de Clèves, qu’il vient d’épouser il y a dix mois.
– Laquelle Catherine, assure-t-on, aime partout où elle peut, excepté chez son mari!
– Elle a un amant, fit Déodat.
– Qui s’appelle?
– Saint-Mégrin.
Pardaillan éclata de rire.
– Le connaissez-vous? demanda l’envoyé de Jeanne d’Albret.
– Je le connais depuis ce matin. Mais cher ami, laissez-moi vous apprendre une nouvelle: Henri de Guise est à Paris.
– Vous êtes sûr? s’exclama Déodat, qui tressaillit et se leva.
– Je l’ai vu de mes yeux. Et je vous réponds que le bon peuple de Paris ne lui a pas ménagé les acclamations!
Déodat boucla rapidement son épée, et jeta son manteau sur ses épaules.
– Adieu, fit-il d’un ton bref, soudain redevenu sombre.
Et comme Pardaillan se levait à son tour:
– Laissez-moi vous embrasser, ajouta-t-il. Je viens de passer une heure de joie paisible comme j’en ai connu bien peu dans ma vie.
– J’allais vous proposer la fraternelle accolade, répondit le chevalier.
Les deux jeunes gens s’embrassèrent cordialement.
– N’oubliez pas, dit Déodat; l’hôtel Coligny… la petite porte…
– «Jarnac et Moncontour». Soyez tranquille, cher ami. Le jour où j’aurai besoin qu’on vienne se faire tuer près de moi, c’est à vous que je penserai d’abord.
– Merci! dit simplement Déodat.
Et il s’éloigna en toute hâte. Quant à Pardaillan, son premier soin fut de courir chez un fripier pour remplacer ses vêtements. Il choisit un costume de velours gris tout pareil à celui qu’il quittait, avec cette différence que celui-ci était entièrement neuf. Puis il fixa l’agrafe de rubis à son chapeau neuf pour y maintenir la plume de coq. Puis il alla chez le Juif Isaac Ruben pour lui vendre le beau diamant du duc de Guise, dont il eut cent soixante pistoles.