Ce n’était pas une comédie qu’avait jouée Henri en menaçant Jeanne de faire tuer la petite Loïse: bien réellement, l’enfant était aux mains d’un homme; bien réellement, cet homme guettait le signal; bien réellement, il avait accepté de plonger sa dague dans la gorge de la pauvrette, si Henri, son maître, donnait le signal.
Cet homme était-il donc un tigre, selon l’expression même d’Henri de Montmorency?
Nous allons le présenter tel qu’il était, comme un type de l’époque: le lecteur jugera.
Il s’appelait Pardaillan, ou plutôt le chevalier de Pardaillan. Il était d’une vieille famille de l’Armagnac, qui, au XIIIe siècle, acquit la seigneurie de Gondrin, près Condom. Cette famille se divisa en deux branches. La branche aînée fournit à l’histoire quelques noms connus: une de ces descendantes fut la célèbre Montespan; le duc d’Antin, qui a donné son nom à un quartier de Paris, descendait donc de cette branche dont un autre rameau se rattacha plus tard à la famille de Comminges.
La deuxième branche demeure obscure et pauvre. Nous ne pouvons rien contre sa pauvreté; mais quant à l’obscurité, nous espérons bien qu’elle se sera dissipée aux yeux de nos lecteurs, lorsque nous aurons raconté la vie étrange, fabuleuse et prestigieuse du héros extraordinaire qui bientôt, fera son apparition dans ce récit.
Le chevalier de Pardaillan, qui nous occupe pour le moment, appartenait donc à cette branche pauvre et obscure, dédaignée, oubliée de sa branche cousine. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, un reître vieilli sous le harnais de guerre, un de ces soldats d’aventure que connaissaient toutes les routes de France et des pays voisins, toujours sous la casaque, ayant chaud et soif l’été, ayant faim et froid l’hiver, battant, battu, couturé d’entailles, une immense rapière aux talons, les yeux gris plissés, la moustache grise, la face ravinée par les pluies, cuite par le soleil, l’âme d’une prodigieuse naïveté exempte de scrupules; ni bon, ni mauvais, ne connaissant que le bon gîte et la bonne hôtesse, jurant, sacrant, taillant et frappant d’estoc et de taille, toujours à la solde du plus payant et dernier enchérisseur…
Le connétable de Montmorency [3], dans sa grande croisade au pays d’Armagnac, le ramassa, pauvre, gueux, sans sou ni maille, aux environs de Lectoure, se l’attacha, reconnut en lui une épée invincible, et le donna à son fils Henri. C’était l’usage alors, de placer près des jeunes seigneurs de vieux capitaines qui gagnaient pour eux des victoires.
Lorsque le connétable partit pour sa campagne dans l’Artois et que François de Montmorency se fut élancé vers Thérouanne, le chevalier de Pardaillan demeura au manoir près d’Henri. Dans le courant de cette année, Henri, prévoyant peut-être qu’il aurait un jour besoin d’un dévouement aveugle, s’attacha à Pardaillan, s’employa à le conquérir par des dons, par sa faveur, par toutes les caresses qui pouvaient séduire un vieux soldat: Pardaillan devint sa chose, Pardaillan se fût fait pendre pour son maître, Pardaillan n’attendait qu’une occasion de mourir pour lui!
Un jour le vieux chevalier apprit la nouvelle qui venait de se répandre dans tout le manoir: Monseigneur François de Montmorency revenait!… Monseigneur arrivait!… Monseigneur serait là le surlendemain!…
Ce surlendemain, au matin, Henri, sombre, pâle, agité, l’emmena à Margency, lui montra la maison de la vieille nourrice et lui ordonna d’enlever Loïse; une heure après, Pardaillan revenait au point où l’attendait son maître: il tenait dans ses bras la pauvre toute petite créature, si faible, si merveilleusement jolie que son vieux cœur tout racorni en éprouva une vague émotion.
Alors, Henri lui donna ses instructions que Pardaillan écouta en faisant la grimace. En même temps, il lui glissa une bague ornée d’un magnifique diamant: le prix de l’horrible meurtre convenu!
Pardaillan se posta de façon à bien voir la fenêtre d’où devait venir l’abominable signal.
Henri pénétra dans la maison et attendit le retour de Jeanne. On sait la double et dramatique scène qui se produisit…
Pardaillan vit arriver François… il demeura les yeux fixés sur la fenêtre, un peu pâle seulement, la fillette endormie dans ses bras; c’était horrible…
Quand il vit sortir François, quand il vit Henri, à son tour, quitter la maison, Pardaillan eut un vaste et profond soupir de soulagement: le signal ne viendrait plus maintenant!… Et alors, qui se fût trouvé près de lui l’eût entendu grommeler:
– C’est heureux que ce signal ne m’ait pas été donné! Car j’eusse été obligé de désobéir, de me sauver, de reprendre la vie errante d’autrefois, avec une vengeance de Montmorency à mes trousses!… Et je suis bien vieux… bien las!… Allons, mademoiselle, faites la risette!… Quant au reste… ma foi, j’obéis!… Il n’y a pas de mal, je pense, à garder cette petite un mois ou deux, comme j’en ai reçu l’ordre…
Alors, très doucement, le reître enveloppa l’enfant dans un pli de son manteau et s’éloigna. Il parvint à une maison basse qui s’élevait au pied de la grande tour du manoir et entra: un petit garçon de quatre ou cinq ans courut à sa rencontre, les bras ouverts.
– Jean, mon fils, dit Pardaillan, je t’amène une petite sœur.
Et s’adressant à une paysanne qui filait au rouet:
– Eh! la Mathurine, voici une petite fille à qui il faudra donner du lait… Et puis, pas un mot, s’il vous plaît, à âme qui vive! Sans quoi… vous voyez bien cette jolie potence, là-haut sur le donjon?… Eh bien, elle sera pour vous!
Verte de peur, la servante jura d’être muette comme la tombe, prit la délicieuse petite créature dans ses bras, et s’occupa à l’instant de lui donner du lait, de l’installer…
Quant au petit garçon, il ouvrait de grands yeux pétillants d’astuce et d’intelligence. C’était un enfant admirablement bâti, dont chaque mouvement révélait la force d’un jeune loup et la souplesse d’un jeune chat.
C’était le fils du vieux routier, qui, habitant lui-même le manoir, le faisait élever dans cette chaumière où il l’allait voir tous les jours. Où Pardaillan avait-il eu ce fils? De quelle dame en mal de galanterie l’avait-il eu? C’était un mystère dont il ne parlait jamais…
Il le prit sur ses genoux, et dans son œil gris s’alluma une flamme de tendresse… Mais Jean, d’un geste volontaire, se débarrassa de l’étreinte paternelle, se laissa glisser à terre, courut à son petit lit où la Mathurine avait déposé Loïse, et saisit la frêle fillette dans ses bras nerveux.
Loïse ne pleura pas. Elle ouvrit tout grands ses doux yeux bleus. Elle eut une exquise risette… Jean trépigna, enthousiasmé:
– Oh! petit père! oh! la mignonne petite sœur!…
Pardaillan se leva brusquement, les yeux plissés, et sortit tout pensif, songeant à la mère! songeant à son désespoir, à lui, si son Jean disparaissait! Et dans ses yeux qui jamais n’avaient pleuré, quelque chose comme un brouillard humide flotta un instant…
Une heure après, Pardaillan était à Margency. Tantôt se glissant le long des haies, tantôt rampant, il s’approcha de la fenêtre, regarda, écouta.
Et ce qu’il vit lui fit dresser les cheveux sur la tête.
Et ce qu’il entendit fit poindre sur ses reins cette froide sueur d’angoisse qu’il n’avait pas connue dans les batailles!
Oh! les lamentations de l’amante à son réveil! Les accès de fureur! les crises de démence où elle se maudissait de son silence, où elle voulait courir, rejoindre François, tout lui dire!…
Et aussitôt la pensée de Loïse égorgée l’arrêtait!… Si elle faisait un pas, Loïse mourait.
Et la malheureuse râlait:
– Mais j’ai obéi, moi! Je me suis tue! Je me suis assassinée!… Il m’a promis de me rendre ma fille… n’est-ce pas qu’il a juré?… Il me la rendra, dites? Loïse! Loïse!… Où es-tu?… Mon petit chérubin, tu ne mettras donc pas ce soir tes menottes adorées dans les cheveux de ta mère!… François, n’écoute pas! Il ment! Oh! le misérable lâche! Il ose toucher à cet ange! Rends-moi ma fille, truand!… À moi!… À moi!… Loïse, ô ma Loïse, ma pauvre toute petite! Tu n’entends donc pas ta mère?…
Hélas! que sont ces lignes froides et impassibles! Où est la musique qui pourra jamais traduire le douloureux lamento de la mère qui pleure son enfant perdue!…
Pardaillan, à écouter ces accents du désespoir humain dans ce qu’il a de plus auguste; à voir cette figure ravagée, sanglante d’ecchymoses, de coups d’ongles, à saisir au passage ces regards de bête qu’on tue, tantôt furieuse à faire trembler vingt hommes, tantôt pitoyable à faire pleurer des bourreaux, Pardaillan frissonna longuement, claqua des dents, rivé à sa place, épouvanté de ce qu’il avait fait!…
Enfin, il se recula d’abord doucement, puis plus vite, puis se mit à courir comme un insensé.
Lorsqu’il arriva à la chaumière de la Mathurine, il faisait nuit: c’était le moment où François et Henri, là-bas, dans la forêt, échangeaient des paroles dont chacune était un drame.
La Mathurine montra à son maître Loïse qui dormait près de son fils. Jean, de son petit bras, soutenait la tête si naïvement confiante, d’une sublime confiance, de la fillette. Alors, doucement, pour ne pas la réveiller, il la prit, l’enveloppa soigneusement, et se dirigea vers la porte. Au moment de sortir, il se retourna et d’une voix enrouée, il dit:
– Vous réveillerez Jean. Vous l’habillerez. Vous le préparerez pour un long voyage… que tout soit prêt dans une heure… Ah! vous irez dire à mon valet qu’il amène ici mon cheval tout sellé… avec mon porte-manteau…
Et Pardaillan, laissant la servante stupéfaite, reprit le chemin de Margency, avec, dans ses bras, la fille de Jeanne endormie, souriant de son divin sourire aux étoiles du ciel, et peut-être à la pensée qui faisait palpiter le vieux reître!…
Jeanne, écrasée par l’horrible fatigue de son désespoir, la tête vide, somnolait fiévreusement sur un fauteuil, des paroles confuses aux lèvres, tandis que la vieille nourrice, en pleurant, rafraîchissait son front avec des linges mouillés.
– Allons, enfant, suppliait la vieille femme, allons, pauvre chère demoiselle, il faut vous coucher… Jésus, prenez pitié d’elle et de nous tous!… Notre demoiselle va trépasser… Allons, mon enfant!…
– Loïse! murmurait la mère. Elle vient!… elle vient!…
– Pauvre martyre! Oui, oui! Elle vient, votre Loïse… Allons… laissez-moi vous coucher… venez…
– Je vous dis qu’elle vient!… Loïse! ma fille, viens endors-toi dans mes bras…
À ce moment, Jeanne s’éveilla tout à coup, avec un cri déchirant. Elle se souleva, repoussa la nourrice et bondit à la porte en hurlant:
– Loïse! Loïse!
– Folle! Jésus! Sainte Vierge! Pitié pour elle!… Folle, hélas!…
– Loïse! Loïse! répéta Jeanne d’une voix éclatante.
Et à cet instant, une grande ombre parut; Jeanne, d’un geste frénétique, lui arrachait quelque chose que cette ombre portait dans ses bras; ce quelque chose, elle l’emportait avec un mouvement de voleuse, le déposait sur le fauteuil, et elle se jetait à genoux… et déjà, sans un mot, sans une larme, sans songer à embrasser sa fille, avec la dextérité instinctive de ses mains tremblantes, elle déshabillait rapidement l’enfant…
Seulement elle bredouillait:
– Pourvu qu’elle n’ait pas de mal, à présent! pourvu qu’on ne lui ait pas fait mal… voyons ça, voyons…
En un instant, l’enfant fut toute nue, heureuse, comme les bébés, de remuer bras et jambes dans un fouillis frais et rose.
Avidement, gloutonnement, la mère la saisit, l’examina, la palpa, la dévora du regard depuis les cheveux jusqu’aux ongles des pieds…
Alors, elle éclata en sanglots…
Alors, elle l’empoigna…
Alors, elle couvrit son corps de baisers furieux, les épaules, la bouche, les yeux, au hasard des lèvres, les fossettes des coudes, les mains, les pieds, tout, toute sa fille.
L’enfant pleurait, se débattait…
La mère sanglotante, ivre du délire de sa joie, murmurait passionnément:
– Pleure, crie, ah! crie, méchante! c’est ça! c’est bon, va! crie, adorée! C’est ici… c’est bien toi, dis! oui, c’est toi! C’est ma petite Loïse! Hou, la vilaine! est-il permis de pleurnicher ainsi! Tiens, encore ce baiser, ange de ta mère… et puis encore celui-ci!… Croyez-vous qu’elle en a une voix… Voyons, ce sont bien tes yeux, tes chers yeux de ciel, c’est bien ta bouche, dis, ce sont bien tes petits pieds… Allons, bon… tire-moi les cheveux, maintenant! A-t-on jamais vu une pareille méchante! Écoutez… regardez si on ne dirait pas un ange… C’est un ange, vous dis-je, Loïse… petite Loïse… c’est votre mère qui est là… Loïse… ma fille… Dire que c’est ma fille qui est là!
Pardaillan regardait cela.
Il en était comme hébété, voulant s’en aller, ne pouvant pas.
Brusquement, la mère, toujours à genoux, toujours sanglotante, se tourna vers lui, se traîna vers lui, sur ses genoux, saisit ses mains, les baisa…
– Madame! Madame!…
– Si! si! je veux embrasser vos mains! c’est vous qui me ramenez ma fille! Qui êtes-vous? Laissez! Je puis bien baiser vos mains qui ont porté ma fille! Votre nom? Votre nom! Que je le bénisse jusqu’à la fin de mes jours!…
Pardaillan fit un effort pour se dégager.
Elle se releva, courut à sa fille, la serra dans ses bras, toute nue, puis la tendit à Pardaillan, et plus calme:
– Allons, embrassez-la!…
Le vieux routier tressaillit, leva sa toque, et doucement, timidement, baisa l’enfant au front.
– Votre nom? répéta Jeanne.
– Un vieux soldat, madame… aujourd’hui ici… demain ailleurs… peu importe mon nom…
Et tandis qu’il parlait, le front de Jeanne se plissait… l’amertume de son désespoir lui revenait… avec un flot de haine pour le misérable qui s’était fait le complice d’Henri de Montmorency.
– Comment avez-vous ramené ma fille? fit-elle soudain.
– Mon Dieu, madame, c’est bien simple… une conversation surprise… j’ai vu un homme qui emportait une fille… je le connaissais… je l’ai interrogé… voilà tout!
Pardaillan rougissait, pâlissait, bredouillait.
– Alors, reprit-elle, vous ne voulez pas me dire votre nom, pour que je le bénisse?
– Pardonnez-moi, madame… à quoi bon?…
– Alors!… Dites-moi le nom de l’autre!…
Pardaillan sursauta.
– Le nom de celui qui a enlevé la petite?
– Oui! Vous le connaissez! Le nom du misérable qui a accepté de tuer ma fille?
– Vous voulez que je vous dise son nom… moi!…
– Oui! Son nom!… que je le maudisse à jamais!…
Pardaillan hésita une minute. Il cherchait un nom quelconque. Et subitement une pensée profonde descendit dans les obscurités de cette conscience, pensée de remords, et aussi pensée rédemptrice…
Un peu pâle, il murmura:
– Eh bien, tenez, madame, vous avez raison…
– Le nom de l’infâme!
– Il s’appelle le chevalier de Pardaillan!…
Le vieux reître jeta le nom d’une voix sourde, et s’enfuit, peut-être pour ne pas entendre la malédiction qui éclatait sur les lèvres de la mère…