11

Le plateau demeurait aussi peu accueillant et nous n’avions toujours aucun plaisir à le traverser. Mais j’allais d’un bon pas, tout le monde suivait et nous avancions insensiblement vers notre but dans ce paysage monotone et désolé.

J’avais l’impression que le temps était comme suspendu et n’éprouvais plus ni l’impatience ni la désespérance qu’il m’avait fallu surmonter dans les premiers temps de la traversée de cet endroit sinistre. Je n’avais plus qu’une idée en tête, reprendre l’ascension, et rien n’aurait pu m’en détourner. Quand, parfois, je sentais de nouveau l’impatience me gagner, je me mettais à scruter l’horizon pour y déceler des indications de notre progression, vérifiant par exemple si telle proéminence à l’aspect marquant, tel escarpement ou tel pli de terrain changeait de position par rapport à l’énorme et lointaine masse montagneuse qui formait le niveau suivant du Mur. Et il y avait des changements, bien entendu. Même si nous n’en avions pas l’impression, notre progression était régulière. Le plateau était encore plus étendu que nous ne l’avions imaginé, mais la traversée touchait indiscutablement à son terme. La montagne qu’il soutenait se dressait maintenant au-dessus de nous. Ce n’était plus seulement une lueur d’un rouge pâle à l’horizon.

Et il y avait de nouveaux signes, des signes de vie devant nous.

C’est Thissa qui le perçut la première.

— Cet endroit est habité, dit-elle soudain, au milieu d’un paysage aride, escarpé, où s’élevaient une quantité de mamelons rocheux surplombant les alentours.

— Où ? Par qui ?

— Je ne sais pas. Mais je sens des présences.

Elle hésita un moment, puis tendit la main vers un endroit en contrebas, assez proche, semblait-il, de la base de la montagne. Les eaux noires d’une rivière venant de l’est confluaient dans une gorge aux flancs encaissés avec les eaux blanches d’une rivière au débit rapide pour former un nouveau cours d’eau impétueux.

— Là, annonça-t-elle. Juste là, près des deux cours d’eau.

— Quel genre de présences ? demandai-je. Dangereuses ?

— Je n’en sais rien. C’est possible.

— Il vaudrait mieux contourner cet endroit, fit Jaif. Nous avons intérêt à éviter ceux qui vivent ici.

Mais il était trop tard. Notre arrivée n’était pas passée inaperçue. Nous venions de pénétrer à notre insu dans le premier des Royaumes du Mur et ses habitants savaient déjà que nous traversions leur territoire. Ils n’allaient pas tarder à nous en faire subir les conséquences.


Cette nuit-là, le ciel se peupla de démons volants, des créatures qu’aucun de nous n’avait jamais vues. Gazin le Jongleur affirma qu’il s’agissait de génies du vent, que j’avais toujours considérés comme des êtres mythiques et légendaires. Mais le Mur est un lieu où mythes et légendes deviennent réalité. Et pourtant, je sais que Gazin se trompait. Ce n’étaient pas des génies, mais des démons.

Nous avions installé notre campement dans une cuvette venteuse entourée d’horribles buissons hérissés d’épines rouges qui émettaient une sinistre lueur phosphorescente. L’endroit était lugubre et affreux, mais il y avait une source fraîche et limpide au centre de la cuvette, et nous n’avions pas d’autre solution que de bivouaquer à proximité de l’eau.

Nous vîmes pendant une partie de la soirée de grands oiseaux décrire des cercles au-dessus de notre campement, des formes noires aux contours indécis évoluant lentement sur le fond sombre du ciel. En tout cas, nous les prîmes pour des oiseaux. Mais quand des lunes commencèrent à apparaître au-dessus de l’horizon, d’abord la brillante Sentibos, suivie de près par la petite Malibos, leur clarté froide et vive nous permit de découvrir que les créatures volantes n’étaient pas des oiseaux, mais une autre sorte d’êtres ailés.

Leur corps ne différait guère du nôtre, mais il était beaucoup plus frêle et plus petit, comme celui d’un enfant, tendre et flasque, avec des bras fluets et des jambes rabougries. Ces êtres eussent paru chétifs et pitoyables s’ils avaient été obligés de vivre au niveau du sol. Mais leur petit corps triste était suspendu à d’énormes ailes velues d’une envergure considérable et d’une grande puissance qui leur permettaient de se mouvoir infatigablement en une manière de lent vol plané. C’est à ce moment-là que Gazin le Jongleur nous dit que ces êtres étaient des génies du vent et, comme la danse du génie du vent est l’apanage de la Maison des Jongleurs, nous pouvions raisonnablement supposer qu’il savait à quoi ils devaient ressembler.

Et pourtant, Gazin se trompait. Il essayait simplement de se donner de l’importance, comme les Jongleurs aiment à le faire, mais il n’avait jamais vu un génie du vent, ces êtres qui n’avaient existé que dans des temps reculés. Les génies du vent des vieilles légendes étaient toujours présentés comme des êtres surnaturels, délicats comme des elfes, ce qui n’était vraiment pas le cas. Malgré la petitesse de leur corps, ils étaient poilus comme des animaux, couverts d’une épaisse et répugnante fourrure gris-bleu qui leur donnait un aspect ignoble et maléfique. Le lent mouvement de leurs grandes ailes était sinistre et menaçant. Quand ils fondaient sur nous en passant assez près pour qu’il nous soit possible de distinguer leur tête, nous voyions qu’ils étaient d’une incroyable laideur, avec un nez noir et écrasé, des narines béantes, des yeux verts et ardents, et de longues oreilles terminées par d’épaisses touffes de poils. Ils avaient quatre grandes dents jaunes, deux au-dessus et deux au-dessous, qui saillaient loin au-delà des lèvres et se croisaient comme des poignards incurvés. Les mains rachitiques se terminaient par des griffes acérées. Pouvait-il exister des êtres plus laids, évoquant aussi peu des génies ?

Ils tournèrent au-dessus de nos têtes pendant des heures, jusqu’au milieu de la nuit, sans jamais essayer de se poser. L’un d’eux passa si près de moi que j’aurais pu le toucher ; je perçus l’odeur âcre de ses ailes et l’entendis émettre un sifflement, un son grave et menaçant.

En tournoyant au-dessus de nous, ces génies du vent ou ces démons, je ne sais comment les appeler, lançaient des cris dans notre direction, des sons âpres et rauques. J’eus l’impression, au bout d’un certain temps, que le rythme de leurs cris ressemblait à une sorte de langage, qu’ils nous disaient quelque chose – ou plutôt qu’ils le criaient – en employant des mots, de vrais mots, mais dans un langage inintelligible. On eût dit un langage comme on en entend dans les rêves, mais, alors que l’on peut parfois comprendre les langages inconnus des rêves, il m’était impossible de donner un sens à la moindre syllabe de ce que ces êtres d’une laideur monstrueuse essayaient de nous dire. Mais leur voix avait des sonorités malveillantes. On eût dit des incantations. Ou, pis encore, des imprécations.

Je vis Thissa recroquevillée contre un rocher, secouée de sanglots. De temps en temps, quand un des génies passait trop près d’elle, elle faisait un signe de Sorcier. Naxa s’avança vers elle et glissa le bras autour de sa taille, comme pour la réconforter. Je l’entendis parler doucement à Thissa qui hocha la tête, puis il se redressa et cria quelque chose aux monstres ailés. Mais je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il pouvait leur dire.

Il fut impossible à la plupart d’entre nous de trouver le sommeil cette nuit-là, et nous restâmes assis autour du feu, le gourdin à la main, prêts à nous défendre, en cas de nécessité. Mais il n’en fut pas besoin et, aux premières lueurs du jour, les démons s’évanouirent comme si la lumière leur faisait peur.

Nous marchâmes toute la journée à une allure beaucoup plus rapide que d’ordinaire, comme si nous avions puisé une énergie nouvelle dans cette nuit sans sommeil. Mais je pense qu’en réalité il fallait voir dans ce rythme déraisonnable la marque de notre fatigue, à moins que nous n’ayons simplement cherché à nous éloigner autant que possible du pays des démons volants. Si c’est ce que nous espérions, notre espoir fut déçu, car ils recommencèrent à tournoyer au-dessus de nous dès la tombée de la nuit, décrivant d’interminables cercles dans le ciel et lançant leurs cris semblables à des imprécations.

J’entendis de nouveau Naxa crier quelque chose dans leur direction et il semblait parler d’une voix éraillée dans leur propre langage. Je me dirigeai vers lui pour lui poser la question.

— Comprends-tu leur langage ?

C’était la première fois que nous étions face à face depuis que je l’avais autorisé à nous rejoindre. Il me lança un regard craintif, comme s’il redoutait un coup de gourdin. Puis il tourna nerveusement la tête vers Thissa, peut-être pour s’assurer qu’il pourrait l’appeler à la rescousse si je faisais mine de foncer sur lui. Mais Thissa regardait dans le vague, plongée dans quelque monde mystérieux, et murmurait entre ses dents.

— Le comprends-tu ? insistai-je.

Il s’humecta les lèvres avant de répondre.

— Un peu, fit-il en fixant les yeux sur le sol, l’air terrifié.

— Alors, quel langage parlent-ils ?

— Le Gotarza. C’est un langage très ancien, qui était parlé dans notre région, il y a très, très longtemps. Je l’ai étudié dans ma jeunesse. Nous autres, Scribes, ne laissons pas ce genre de choses tomber dans l’oubli. Si j’ai bien compris, reprit Naxa après un moment d’hésitation, ils disent : Venez vous fondre, venez vous fondre. Ou peut-être : Vous allez vous fondre. Je ne sais pas très bien. Mes connaissances en Gotarza sont très imprécises.

— Nous fondre ?

— C’est le seul mot dont le sens ne fasse aucun doute. Comme une figurine de cire. C’est un mot qui a trait à la transformation. Pense à la manière dont une figurine de cire s’amollit, coule et change de forme quand une Sorcière la chauffe pour envoûter quelqu’un.

— Et ils voudraient que nous nous fondions ?

Naxa acquiesça de la tête.

— Pour moi, cela n’a aucun sens.

— Pour moi non plus. Je leur ai dit de partir, que nous ne ferions jamais ce qu’ils demandent. Mais peut-être ne m’ont-ils pas compris. Je te répète, Poilar, que je maîtrise très mal leur langage. Mais Thissa est d’accord avec moi pour dire qu’ils nous invitaient à aller vers eux pour accomplir quelque chose d’étrange.

— Les Sorcières étudient donc aussi les langages du passé ?

— Non, répondit Naxa. Mais Thissa parle le langage de l’esprit. Elle a lu dans la pensée des démons sans avoir besoin de paroles. C’est pour cela qu’elle a si peur. Thissa comprend tous les langages – le langage des rochers, celui des arbres, celui des démons aériens. Thissa est une santha-nilla, Poilar. Elle possède de puissants pouvoirs magiques. Tu ne le savais pas ?

Je le regardai, interloqué. Non, je ne le savais pas, même si j’avais toujours senti que Thissa était dotée de grands pouvoirs. Mais pas à ce point-là. Chaque génération ne voit naître qu’une poignée de santha-nillas. J’avais maintes fois dormi dans les bras de Thissa et accompli les Changements avec elle sans jamais me rendre compte qu’elle était une Sorcière de l’espèce la plus puissante. L’idée me vint que les picotements incommodants que j’éprouvais à son contact pendant les Changements, cette bizarre et troublante émanation, étaient peut-être le signe de ses pouvoirs particuliers, ce que j’avais été trop stupide pour comprendre. Mais, à l’évidence, Naxa avait été plus perspicace que moi.

— Le village a laissé une santha-nilla partir pour le Pèlerinage ? demandai-je. C’est difficile à croire, Naxa. Il y en a si peu. Il me semble qu’ils auraient dû l’empêcher de partir, la retenir pour les besoins du village.

— Ils ne le savaient pas, répondit Naxa. Personne n’était au courant. Elle l’a caché à tout le monde, parce qu’elle estimait, du moins je le suppose, pouvoir être plus utile au village en entreprenant le Pèlerinage. Mais j’étais sûr que, toi, tu l’avais découvert. Étant donné que Thissa et toi…

Il n’acheva pas sa phrase et secoua la tête.

— Tu dois lui donner beaucoup d’affection, Poilar, reprit-il. Et la protéger.

— Oui.

— Les démons volants lui font très peur. Toutes ces histoires de fusion…

— Il ne lui arrivera rien, dis-je. Il n’arrivera rien à aucun d’entre nous, je te le promets. Et personne ne se fondra. Je ne le permettrai pas.

Je n’avais pourtant pas la moindre idée de ce que je m’engageais à empêcher. Se fondre ? Se fondre ? Cela ne signifiait absolument rien pour moi. Mais le temps allait m’apporter la réponse.


Il n’y eut pas longtemps à attendre. Nous avions presque atteint l’extrémité du plateau et le Mur se dressait devant nous, gigantesque masse s’élevant vers les cieux. Nous étions maintenant tout près de la cuvette où les eaux noires et les eaux blanches des deux rivières se rencontraient. En débouchant d’un groupe de petites collines aux sommets arrondis comme des seins pour descendre vers le confluent des deux cours d’eau, nous découvrîmes un rassemblement d’êtres à l’allure grotesque qui nous y attendaient – des centaines, des milliers d’individus, une foule grouillante qui s’était massée là. Certains se trouvaient sur notre rive, d’autres se tenaient au milieu de l’eau et le reste, la majorité, s’était déployé sur la rive opposée s’élevant en pente douce, une multitude confuse dont les derniers rangs se perdaient dans les lointains brumeux.

Ils étaient contrefaits au-delà de toute expression. Il n’y avait pas deux de ces silhouettes cauchemardesques qui fussent semblables. Tout ce que l’esprit pouvait imaginer, je le vis sur ces rives. Certains étaient petits et trapus comme des gnomes, d’autres, à la taille de géant, étaient si filiformes qu’un seul regard hostile les eût brisés en deux. Il y en avait un avec un œil unique et démesuré qui occupait la majeure partie de son visage, alors que son voisin avait une rangée de petits yeux noirs étincelants, disposés autour de sa tête comme un collier de perles, et qu’un autre, dépourvu d’yeux mais aussi de narines, ne montrait qu’un demi-dôme luisant allant de la bouche au front.

Je vis des oreilles longues comme des bras, des lèvres comme des plats et des mains pendant jusqu’au sol. L’un d’eux n’avait pas de jambes, mais quatre bras sur lesquels il tournait comme une roue. Sur les joues d’un autre poussaient deux ailes charnues qui pendaient le long de son corps comme des rideaux. J’en vis un avec des mains comme des pelles gigantesques tendues devant lui ; un autre au membre viril de la taille d’un rondin, dressé comme s’il était en Changement perpétuel ; et encore un autre dont les deux queues, l’une devant, l’autre derrière, claquaient furieusement comme des fouets. L’un était tordu comme un vieil arbre noueux de dix milliers d’années ; un autre, dépourvu de traits, présentait une face parfaitement lisse et vide ; un autre, qui semblait ne pas avoir d’os, se déplaçait en se tortillant comme un rouleau de corde.

J’en vis d’autres, beaucoup d’autres. Des petits qui avançaient en traînant les pieds, des maigres à la démarche disloquée, des grands au corps sphérique. Certains hérissés de piquants, d’autres couverts d’une écorce rugueuse, ou encore d’écailles luisantes comme celles d’un poisson. Je vis des peaux herbues, des peaux velues, d’autres si transparentes que l’on voyait leurs organes battre et palpiter, et leur colonne vertébrale traversant leur torse comme un mât blanc.

Un flot de questions m’assaillaient. Pourquoi toutes ces créatures étaient-elles rassemblées là, en ce lieu sinistre et désolé ? D’où venaient-elles ? Pourquoi présentaient-elles une si grande variété de formes, toutes différentes les unes des autres, toutes plus hideuses les unes que les autres ?

— Les dieux ont dû manger du poisson pourri le jour où ils ont créé ces monstres, dis-je d’un ton horrifié à Traiben qui se tenait à mes côtés. Existe-t-il au monde quelque chose de plus abominable ? Quelle raison peut-il y avoir pour donner naissance à de tels monstres ?

— La même raison, répondit-il, que celle pour laquelle toi et moi avons été créés.

— Je ne te suis pas.

— Ce sont des êtres humains, dit-il. Des gens qui nous ressemblent beaucoup malgré leurs difformités.

— Non ! m’écriai-je, consterné par cette idée. Impossible ! Comment ces êtres pourraient-ils être nos semblables ?

— Regarde-les attentivement, insista-t-il. Essaie de voir la forme sous-jacente à la forme.

Je m’efforçai de faire ce qu’il me disait : oublier les manifestations superficielles d’étrangeté, regarder sous la disparité de l’apparence pour rechercher non ce qui faisait d’eux des êtres si bizarres, mais les aspects de la structure corporelle qu’ils pouvaient avoir en commun les uns avec les autres et avec nous. Et je constatai, tandis que mes yeux ébahis parcouraient leurs rangs hétéroclites, que la structure fondamentale de leur corps ne différait guère de celle du nôtre ; qu’ils avaient, dans leur grande majorité, deux bras, deux jambes et une tête fixés sur un torse. Ceux qui étaient pourvus de mains avaient dans l’ensemble six doigts à chacune, exactement comme nous. Quand ils avaient des yeux, ils étaient en général au nombre de deux. Et ainsi de suite. Partout où se portait mon regard, je voyais des aberrations par rapport à la norme, mais il y avait à l’évidence une norme, un type très proche du nôtre.

— Alors ? fit Traiben.

— Ils sont un peu comme nous à certains égards, concédai-je avec embarras. Mais c’est une coïncidence, rien d’autre. Certaines formes corporelles sont universelles, voilà tout… Il existe certaines formes pour certaines catégories d’êtres. De telles similarités ne prouvent aucunement que…

— Que dis-tu de celui-ci ? demanda Traiben en pointant le doigt. Et de celui-là ? Ou de cet autre ?

Je suivis son doigt. Ceux qu’il me montrait, noyés dans la multitude cauchemardesque, auraient presque pu passer, avec une lumière assez faible, pour certains de nos semblables. Leur forme ne différait de la nôtre que par deux ou trois détails insignifiants. C’est ce que je dis à Traiben qui approuva d’un geste de la tête.

— En effet, fit-il. Les transformations n’ont pas été aussi importantes chez eux que chez les autres.

— Serais-tu en train de me dire que toutes ces créatures ont commencé par nous ressembler et qu’elles ont ensuite été remodelées pour prendre cette nouvelle forme ?

— En effet. Les êtres que nous avons devant les yeux doivent être ces Fondus dont Naxa nous a parlé.

Bien sûr ! Comment de telles formes auraient-elles pu être créées autrement ? Ils donnaient l’impression d’avoir été jetés dans un creuset, puis chauffés jusqu’à ce qu’ils soient devenus mous, sortis pendant qu’ils étaient encore malléables et modelés au petit bonheur en une infinité de formes plus bizarres et extravagantes les unes que les autres. Je me dis que, s’il en était bien ainsi, ceux qui avaient avec nous une certaine ressemblance devaient avoir été incomplètement fondus, que le processus ne devait pas avoir été poussé chez eux jusqu’à son plus haut degré.

La transformation corporelle n’a pourtant rien d’extraordinaire. Est-il besoin de rappeler que nous-mêmes sommes capables de transformer notre corps de différentes manières assez insolites ? Mais il s’agissait là d’un changement de forme dépassant les limites du rationnel et du possible. Aucun des Changements que nous accomplissons ne provoque des transformations aussi grotesques que celles que nous avions devant les yeux, dans la foule rassemblée au confluent des deux cours d’eau, et il va sans dire que nous avons toujours soin de reprendre notre forme naturelle dès que le moment des Changements est passé. Alors que, là, c’était toute la population qui avait subi les Changements les plus radicaux que l’on pût imaginer et qui était restée dans cet état, figée à jamais dans ces formes d’une effrayante étrangeté. Mais pourquoi ? Pourquoi ? Et comment ?

Les premiers récits inquiétants ayant trait au feu du changement, cette force qui provient des entrailles de la montagne et engendre de si étranges transformations, remontaient à notre période de formation et nous n’y avions qu’à moitié ajouté foi. Nous étions maintenant convaincus de leur véracité. Les fantômes rencontrés au commencement de l’ascension avaient dû en éprouver les effets, mais ce que nous avions devant les yeux allait bien au-delà. J’étais plongé dans une profonde confusion, à la fois parce que je craignais que nous ne soyons nous-mêmes en danger, mais aussi parce que je ne pouvais imaginer quels desseins poursuivaient les dieux pour permettre la création de tels monstres. Cela dépassait l’entendement.

Je comprenais maintenant ce que Thissa redoutait.

— Courons-nous le risque d’être transformés comme le sont ces gens ? demandai-je à Traiben.

— C’est possible. Il va nous falloir agir avec beaucoup de prudence.

— Oui. C’est ce que nous allons faire.


Les trente-neuf membres de notre petit groupe étaient descendus dans la cuvette et nous étions rassemblés, bouleversés par la scène qui s’offrait à nos yeux. Les monstres les plus proches étaient alignés sur la rive, en rangs serrés, séparés de nous par une bande de terrain sablonneux, large de vingt à trente pas. Ils semblaient avoir pris position, comme la première ligne d’une armée défendant son territoire, et nous lançaient des regards ébahis en nous montrant du doigt et en criant d’une voix âpre, aux sons voilés. Même si j’avais eu quelques notions de leur langue, il eût été impossible de distinguer quoi que ce fût au milieu de ce vacarme.

— Ils parlent le Gotarza, me dit Naxa. La même langue que celle des démons. Cela, je peux l’affirmer.

— Mais comprends-tu ce qu’ils disent ?

— Un peu. Juste un peu.

Je lui demandai de me traduire leurs paroles, mais il secoua la tête avec agacement et prêta l’oreille, le front plissé, murmurant entre ses dents. J’attendis. Des mouvements commençaient à agiter les rangs des Fondus : ils grimaçaient, nous lançaient des regards mauvais et nous montraient le poing, du moins ceux qui en étaient pourvus. Ils s’apprêtaient à l’évidence à passer à l’attaque. Kilarion, qui se tenait derrière moi, se pencha pour me parler à l’oreille.

— Il vaudrait mieux placer les plus robustes devant, Poilar. Et nous préparer à l’affrontement.

— Nous n’avons aucune chance, répondis-je. Ils sont trop nombreux.

— Poilar a raison, glissa Kath. Il faut essayer de les bluffer. Avancer résolument, comme si ce territoire nous appartenait, et les forcer à nous céder le passage.

Cette solution me semblait préférable. Il n’aurait servi à rien de battre en retraite. Le Mur se dressait devant nous ; il nous fallait donc aller de l’avant. Je me disposais à donner le signal quand Naxa se tourna vers moi.

— Je crois que j’ai réussi à comprendre en partie ce qu’ils sont en train de crier. Ils disent que les Neuf Grands nous attendent.

— Qui sont ces Neuf Grands ?

— Comment veux-tu que je le sache ? Mais ils nous disent que les Neuf Grands nous attendent quelque part sur l’autre rive. À mon avis, ce sont les souverains de ce Royaume. Ou peut-être ses dieux. Ils nous demandent d’aller à leur rencontre. Nous devons solliciter l’autorisation de traverser leur territoire… C’est du moins ce que je crois avoir compris.

— Et comment allons-nous savoir qui sont ces Neuf Grands ? À quoi ressemblent-ils ? Est-ce qu’ils donnent des indications ?

— Je n’en sais rien, répondit Naxa avec un haussement d’épaules. Ils ne sont pas très clairs et, maintenant, ils crient tous en même temps. J’ai du mal à saisir les mots et il est presque impossible de comprendre le sens général de leurs paroles.

— Très bien, déclarai-je, le regard fixé sur la foule qui s’entassait sur l’autre rive, nous allons traverser et chercher les Neuf Grands. Et essayer de découvrir ce qu’ils nous veulent.

Cette fois, je donnai le signal et nous nous mîmes en mouvement. L’agitation grandissait chez les Fondus à mesure que la distance se réduisait entre leur première ligne et notre petit groupe. Ils semblaient nous attendre de pied ferme et je crus même qu’ils allaient nous encercler. Mais quand nous fûmes assez près pour les toucher avec l’extrémité de nos gourdins, ils commencèrent à reculer, restant juste hors de portée, mais conservant leur formation serrée et nous empêchant efficacement d’ouvrir une brèche dans leurs rangs.

C’est ainsi que nous atteignîmes le bord de la rivière. Nous avancions résolument et ils continuaient de reculer de mauvaise grâce. L’eau monta en tourbillonnant jusqu’à nos cuisses, puis nos hanches, mais pas plus haut. Titubant et trébuchant sur le lit pierreux du cours d’eau, résistant à la violence du courant, nous réussîmes à gagner l’autre rive sans incident.

Ils semblèrent décontenancés de voir que nous avions traversé et cédèrent du terrain plus rapidement. Ils nous permirent ainsi de prendre pied sur la rive et nous observèrent de loin avec inquiétude, en serrant les rangs pour former une énorme phalange. J’eus le sentiment que toute tentative de notre part de nous engager plus avant dans leur domaine sans avoir reçu la bénédiction de ces Neuf Grands dont nous ignorions tout se heurterait à une farouche résistance. Mais je ne vis aucun signe de la présence des Neuf Grands : il n’y avait devant nous qu’une multitude de créatures difformes et grotesques dont aucune ne semblait détenir plus d’autorité que les autres.

Comme le crépuscule était proche, je donnai l’ordre d’installer le bivouac. Nous pouvions attendre le lendemain matin pour décider de la conduite à suivre.

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