20

En prenant pied sur le bord de l’à-pic où s’offrait à nos yeux une vue sublime sur les derniers sommets, nous partagions tous une seule envie : prendre un peu de repos. Nous avions l’impression que la demeure des dieux était là, enfin visible, à portée de la main ou presque, mais pas un seul d’entre nous n’avait l’énergie ni la volonté de reprendre aussitôt la route ; pas même Traiben dont la fatigue semblait enfin avoir eu raison de l’insatiable curiosité. Nous nous étions dépensés sans compter, peut-être trop, pendant la traversée du territoire du Kvuz et dans l’escalade de cette terrible falaise ; il nous fallait maintenant réparer nos forces et retrouver notre volonté avant de nous remettre en route et d’affronter les prochaines épreuves.

En nous engageant sur ce plateau intérieur qui servait de soubassement aux pics les plus élevés de Kosa Saag, nous avions pénétré dans une vaste zone enclose de forêts et de torrents, de vallées et de cours d’eau. Une sorte de jardin secret tout en haut du Mur. L’air y était encore plus raréfié, mais nous savions fort bien comment adapter notre corps à cette diminution de la densité d’un air qui, par ailleurs, était doux, pur et frais. Le sol était couvert d’une épaisse herbe bleue et la gigantesque montagne couronnée de nuages, d’une beauté à couper le souffle, se dressait devant nous dans toute sa splendeur majestueuse. Nous trouvâmes un emplacement agréable, près d’un ruisseau au cours rapide, pour installer notre campement, pensant y passer un ou deux jours, peut-être trois, avant de poursuivre l’ascension. Mais nous y restâmes beaucoup plus longtemps, je ne saurais dire exactement combien de temps, car les jours se succédaient paisiblement et le temps s’écoulait sans que nous en ayons véritablement conscience. Quoi qu’il en soit, nous y passâmes un temps très long.

C’était un lieu où il faisait bon vivre, comme nous n’en avions trouvé que très peu au long de notre voyage sur les pentes du Mur. Un lieu où nous pouvions nous baigner nus et nous laver dans le ruisseau, boire son eau fraîche et cueillir les fruits succulents de plusieurs arbres dont le nom nous resterait à jamais inconnu. Et, jour après jour, nous ne nous refusions aucun de ces plaisirs. Comme si nous étions soumis à un enchantement. Et peut-être l’étions-nous. Personne ne parlait de reprendre la route, comme je l’ai déjà dit, pas même Traiben. En réalité, nous nous efforcions la plupart du temps, Traiben et moi, de ne pas croiser le regard de l’autre, car nous n’avions pas oublié le serment fait dans notre enfance de traverser l’un après l’autre tous les Royaumes jusqu’à ce que nous ayons atteint le Sommet. Et, puisque nous avions juré de le faire, pourquoi étions-nous encore au bord de ce ruisseau ? À maintes reprises, je surpris le regard inquiet de l’un ou l’autre de mes compagnons, comme s’ils redoutaient à tout instant de me voir sauter sur les gourdins et les fléaux pour rappeler tout le monde à ses devoirs de Pèlerin avec mon zèle d’antan. Mais j’avais autant besoin de repos que n’importe qui, et ils n’avaient aucune raison de craindre un retour de la discipline, du moins dans l’immédiat. J’avais relâché mon emprise sur eux ; je laissais les jours s’écouler dans l’oisiveté.

L’Irtiman était le seul à se montrer impatient de reprendre l’ascension. Un jour, il vint à moi et me dit tout de go :

— Poilar, je vous dois la vie.

J’acquiesçai de la tête avec une certaine gêne, car il était tout pâle, encore plus maigre qu’avant et j’avais l’impression qu’il ne restait plus beaucoup de vie en lui.

— Allons-nous encore demeurer longtemps dans cette vallée, à votre avis ? poursuivit-il avec une pointe d’anxiété.

— Nous resterons ici jusqu’à ce que nous ayons réparé nos forces, répondis-je en lui montrant l’ombre de la grande montagne qui s’allongeait sur une distance considérable. Nous aurons besoin pour ce qui nous attend de toute l’énergie dont nous disposons.

— Assurément, fit-il. Mais le temps passe, vous comprenez…

La voix sortant de la petite boîte métallique n’acheva pas sa phrase. L’Irtiman posa sur moi un regard attristé.

Je savais ce qui le tourmentait. Il avait beaucoup souffert dans son errance solitaire et le peu de force qui lui restait était en train de s’amenuiser ; il sentait que sa fin était proche et souhaitait mourir au Sommet, entouré de ses amis. Notre halte prolongée devait lui être insupportable. Je comprenais ses exigences, mais nous avions nos propres nécessités. La longue marche semée d’embûches nous avait véritablement épuisés. Nous n’étions plus très jeunes, déjà dans notre troisième dizaine d’années, et même les plus résistants sentaient le poids de la fatigue. Et la partie la plus impressionnante de l’ascension restait à effectuer. Nous n’étions pas encore prêts à la tenter.

L’Irtiman le savait bien et il avait conscience de ne rien pouvoir exiger de nous. Il s’efforça donc de mettre un frein à son impatience. De mon côté, je lui promis, quoi qu’il advînt, de l’emmener jusqu’au Sommet pour rejoindre ses compagnons. Et cette promesse, je devais la tenir, mais de la manière la plus étrange qui fût.

Après cela, nous continuâmes à discuter. Je lui posai des questions sur son village et sa situation par rapport au Mur, je demandai si l’on y trouvait des Maisons comme dans le nôtre, les Musiciens, les Avocats, les Charpentiers et les autres, si les habitants étaient soumis à l’autorité du Roi. Il demeura longtemps silencieux après mes questions et rentra si profondément en lui-même que je me pris à trembler pour lui.

— Je vous ai dit, fit-il enfin, que je venais d’un endroit très lointain.

— Oui.

— Vraiment très lointain. Je suis né sur un monde par-delà le ciel.

Le sens de cette phrase m’échappait.

— Par-delà le ciel, fis-je sans dissimuler mon étonnement, répétant comme un nigaud ces mots que j’avais tant de difficulté à comprendre. Alors, vous êtes réellement un dieu ?

— Pas du tout, Poilar. Je suis mortel, ô combien !

— Mais vous venez de dire que vous venez de l’un des mondes du Ciel.

— Oui, un monde appelé la Terre.

Le rêve de l’étoile me remonta à la mémoire, le rêve de mon enfance où je dansais au Sommet, les yeux levés vers ces mondes dont je voyais le feu froid et dont je sentais la puissance de l’énergie divine se répandre sur moi.

— Ceux qui vivent dans le Ciel sont des dieux, affirmai-je. Ils ont leur demeure dans les étoiles et les étoiles sont le feu. Qui peut vivre dans le feu, sinon un dieu ?

— C’est vrai, Poilar, reprit-il patiemment, avec un sourire, de cette voix triste, infiniment lasse qui sortait de la boîte de métal. Les étoiles sont le feu. Mais un grand nombre ont près d’elles des mondes qui ressemblent beaucoup au vôtre. Votre monde qui est tout près de l’étoile Ekmelios. Et, sur ces mondes, la terre est ferme et froide, on trouve des océans, des montagnes, des plaines et les gens peuvent y vivre. Pas sur tous, mais sur un certain nombre.

— Ekmelios est un soleil, pas une étoile. Il est beaucoup plus gros que n’importe quelle étoile, plus brillant et plus chaud. Et il y a aussi Marilemma ; nous avons deux soleils, vous savez.

— Les deux sont des étoiles. Les soleils sont des étoiles. Ekmelios est tout proche, Marilemma un peu plus loin et, encore plus loin, dans toute l’immensité du ciel, il y a d’autres étoiles, des étoiles par millions, trop nombreuses pour être comptées. Chacune est un soleil qui donne lumière et chaleur. Si elles ne semblent être que de petits points lumineux, c’est parce qu’elles sont très éloignées. Mais, s’il vous était donné de vous approcher d’elles, vous verriez que ce sont des boules de feu, tout comme Ekmelios et Marilemma. Et elles ont pour la plupart des planètes qui gravitent autour d’elles, comme votre monde gravite autour d’Ekmelios et de Marilemma.

Tout cela était vraiment difficile à suivre. Il me laissa un moment pour l’assimiler et, à force de le tourner et le retourner dans ma tête, je commençai à entrevoir une signification. Mais je regrettai de ne pas avoir Traiben à mes côtés, car, lui, se serait fait une idée beaucoup plus claire de ces choses.

— Le soleil de mon monde est jaune, reprit l’Irtiman. Je pourrais essayer de vous le montrer, la nuit, mais il n’est pas très gros et il serait très difficile de le trouver dans le ciel. La distance est telle qu’il faut à la lumière du soleil de mon monde toute la durée d’une vie, et même plus, pour parvenir jusqu’ici.

— Dans ce cas, vous devez être un dieu ! m’écriai-je, fier d’avoir perçu si rapidement le défaut de son raisonnement. S’il faut plus de la durée d’une vie pour venir de votre monde au mien, comment un mortel pourrait-il vivre assez longtemps pour effectuer le voyage ?

— Il ne le pourrait pas, répondit l’Irtiman. Ni vous, ni moi, ni personne. Mais nous avons une manière particulière de voyager, qui nous permet d’aller d’un endroit à un autre sans avoir à passer par tous les points intermédiaires. Voilà pourquoi le voyage de la Terre à votre monde ne prend qu’un ou deux ans au lieu d’une vie ou une vie et demie. Sinon, je n’aurais jamais pu espérer venir jusqu’ici.

J’étais complètement perdu. Qu’entendait-il par une manière particulière de voyager ? Sans doute une forme de magie. Un enchantement qui leur permettait de traverser les espaces célestes en un clin d’œil. Dans ce cas, que pouvaient-ils être d’autre que des dieux ? Seul un dieu pouvait pratiquer une magie aussi miraculeuse. Mais si ces voyageurs étaient des dieux, la question se posait de nouveau : était-il possible qu’un dieu meure d’épuisement, comme cet Irtiman était à l’évidence sur le point de le faire ? Il me fallait bien reconnaître que je ne comprenais absolument rien.

Il continua de me raconter une foule de choses, mais, plus il me parlait, moins je comprenais.

Nous nous assîmes sur un tapis humide d’herbe bleue, au bord du ruisseau au courant rapide, devant Kosa Saag dont les derniers pics se dressaient comme une puissante forteresse, et il me révéla que lui et ses trois compagnons n’étaient pas les premiers Irtimen à avoir parcouru l’espace de leur monde jusqu’au nôtre, que d’autres étaient venus longtemps auparavant, en nombre, dans un grand vaisseau. Qu’ils étaient venus dans le but de fonder un village, un village à eux sur notre monde, et qu’ils s’étaient établis sur les sommets de Kosa Saag, car l’air des basses terres était trop chaud et trop dense pour leurs poumons et qu’ils se seraient étouffés en le respirant.

Il m’apprit qu’ils vivaient encore au Sommet, ces voyageurs venus du monde appelé Terre, ou plutôt, pour être plus précis, que leurs descendants y vivaient. Ils y avaient fondé un village, une sorte de colonie. Cette révélation me laissa perplexe, car je ne comprenais pas bien comment les dieux pouvaient tolérer des voyageurs d’un autre monde au Sommet, le plus saint de tous les lieux… ni pourquoi nous ignorions tout de la présence prolongée de ces étrangers en haut du Mur. Rien de tout ce que j’avais entendu ne l’avait jamais laissé soupçonner.

Décidément, tout cela dépassait l’entendement.

— Et les dieux, alors ? demandai-je. Le Créateur ? Le Formateur ? Le Vengeur ? Habitent-ils encore au Sommet ? Les avez-vous vus là-haut ?

L’Irtiman demeura silencieux pendant un long moment. Il ferma les yeux et sa respiration se fit très lente, si lente même que je la percevais à peine et que je commençais de nouveau à me demander s’il n’était pas mort.

— Je n’y suis resté que peu de temps, vous comprenez, dit-il enfin.

— Vous ne les avez donc pas vus ?

— Non, je ne les ai pas vus. Ni le Créateur. Ni le Formateur. Ni le Vengeur.

— Mais ils doivent y être !

— Peut-être y sont-ils, fit l’Irtiman d’une voix très hésitante.

— Peut-être ?

Son ton dubitatif me mit hors de moi et ma colère était telle que je l’aurais facilement frappé. Mais je n’en fis rien. Cet étranger était affaibli, épuisé, si gravement malade que l’issue ne pouvait être que fatale. La fièvre lui dérangeait peut-être le cerveau. Il ne savait plus ce qu’il disait. Ce serait un péché de porter la main sur un homme en si pitoyable état.

— Mais il est certain que les dieux sont au Sommet ! affirmai-je en refrénant ma colère.

— Je l’espère pour vous, Poilar, fit-il en haussant les épaules. Tout ce que je puis vous dire, c’est que je n’ai pas vu de dieux pendant que j’y étais. S’il y a des dieux, peut-être se tiennent-ils hors de portée de notre vue.

— S’il y a des dieux ? m’écriai-je. Vous en doutez ?

Un voile rouge passa derechef devant mes yeux. Il me fallut de nouveau réprimer la colère qui montait en moi. C’était une colère terrible, sous l’empire de laquelle j’aurais été capable de tuer. Mais cet Irtiman était déjà condamné. Je n’avais pas le droit de lui faire du mal, quelles que soient les circonstances.

— Mon intention n’était pas de commettre un sacrilège, reprit-il d’un ton conciliant en me voyant lutter contre moi-même. Tout ce que je puis vous dire c’est que, pour ce qui est des dieux du Ciel, je n’ai, pas plus que vous, la moindre idée de l’endroit où ils se trouvent. Sur mon monde comme sur le vôtre, les hommes les cherchent depuis le commencement des temps et quelques-uns, du moins je le pense, les ont trouvés. Mais pas la grande majorité.

La voix sortant de la machine me paraissait maintenant venir d’une distance considérable.

— Je vous souhaite de réussir dans votre entreprise, Poilar. J’espère que vous trouverez ce que vous cherchez.

Il ajouta qu’il était trop fatigué pour continuer à parler de tout cela avec moi. Je vis qu’il ne mentait pas. Le simple fait de respirer lui était pénible. Ses lèvres tremblaient de fatigue et ses yeux étaient vitreux, ternis par l’approche de la mort.

Après cette conversation, j’allai voir Traiben pour lui raconter tout ce que l’Irtiman avait dit, m’efforçant d’être aussi fidèle que possible et priant pour ne rien déformer. Traiben écouta en silence, hochant la tête de loin en loin sans rien dire, puis il dessina un petit diagramme sur la terre meuble. De temps en temps, il me demandait de lui répéter quelque chose, mais il ne paraissait ni particulièrement surpris, ni troublé, ni bouleversé. Son esprit si bizarre, cet esprit qui ressemblait tant à une éponge, semblait tout absorber avec aisance et sans déplaisir.

— Très intéressant, dit-il seulement quand j’eus terminé. Vraiment très, très intéressant.

— Mais qu’est-ce que tout cela veut dire ? lui demandai-je.

— Cela veut dire ce que cela veut dire, répondit-il en me gratifiant d’un de ses sourires malicieux.

— Qu’une colonie d’Irtimen vit au milieu de nos dieux ?

— Ou bien que les dieux sont des Irtimen. Qu’en savons-nous ?

Interdit, abasourdi, je ne pus que secouer la tête.

— Comment peux-tu dire de telles choses, Traiben. Rien que le fait d’envisager cette possibilité est un blasphème !

— Il est allé jusqu’au Sommet, pas nous. Il n’a pas vu de dieux, rien que des Irtimen.

— Mais cela ne signifie pas…

— Ce qu’il faut, c’est que nous montions là-haut pour aller voir par nous-mêmes. N’est-ce pas, Poilar ? N’est-ce pas ?


Tout ce que l’Irtiman m’avait raconté avait réveillé mon désir d’atteindre le Sommet afin de lui montrer ces dieux qu’il n’avait pas su voir. À cela s’ajoutait l’empressement de Traiben, dont la curiosité dévorante s’était ravivée, à achever l’ascension. Je donnai donc l’ordre de lever le camp et de reprendre la route dans l’heure.

Pendant que nous faisions nos provisions d’eau, Malti des Guérisseurs vint me voir.

— Poilar, me dit-elle, ton Irtiman est très faible.

— Je le sais.

— Il est impossible de l’emmener avec nous. Il n’aura pas la force de marcher. Il a des difficultés à s’alimenter. Il saute aux yeux qu’il n’en a plus pour longtemps.

— Que veux-tu dire exactement, Malti ? Qu’il va mourir aujourd’hui même ?

— Non, pas aujourd’hui, mais bientôt. Dans quelques jours, une semaine au plus. Nous ne pouvons rien faire pour lui. Il est trop faible et, de toute façon, nous ne comprenons pas la manière dont son organisme fonctionne. Si tu tiens vraiment à commencer dès aujourd’hui l’escalade de la montagne, il va falloir lui laisser de la nourriture et partir sans lui. Sinon, nous restons ici en attendant sa fin et nous lui donnons une sépulture décente avant de nous mettre en route.

— Non, nous sommes déjà restés trop longtemps ici. Nous partons aujourd’hui. Et je lui ai promis de l’emmener jusqu’au Sommet où il doit retrouver ses compagnons. S’il faut le porter pendant toute l’ascension, nous le porterons.

Elle haussa les épaules sans insister et s’éloigna. Quelques minutes plus tard, j’allai voir l’Irtiman. Il n’était pas bien du tout ; son état semblait avoir singulièrement empiré. Il avait la peau comme du papier et de petites gouttes de sueur perlaient au-dessus de ses sourcils. Il donnait l’impression de trembler de la tête aux pieds. Il n’arrivait pas à accommoder et ses yeux se fixaient derrière moi, comme si je me tenais un ou deux pas plus loin. Mais il me fit part de sa joie de savoir que nous allions reprendre la route et me remercia avec effusion de tout ce que j’avais fait pour lui. Il me confia aussi qu’il espérait tenir assez longtemps pour retrouver enfin ses compagnons qui l’attendaient au Sommet. Les revoir avant de mourir était son seul et unique désir.

Nous transformâmes le panier de cordes dans lequel nous l’avions hissé en haut de la falaise en une sorte de litière en forme de hamac que deux personnes robustes pouvaient aisément porter.

Thissa jeta un charme de magie céleste afin de lui permettre de conserver un peu plus longtemps son âme à l’intérieur de son corps ; Jekka et Malti, après avoir longuement consulté, lui donnèrent une potion préparée avec certaines herbes cueillies à proximité, qui pourraient peut-être lui faire du bien et, en tout état de cause, ne risquaient pas d’aggraver son état. La potion devait être amère, car il la but avec d’horribles grimaces ; mais il affirma un peu plus tard qu’il se sentait mieux et peut-être était-ce vrai.

Un sentier en pente douce qui semblait devoir nous mener sur le flanc de la montagne s’ouvrait devant nous ; nous nous y engageâmes. Cela nous rappela le tout début de notre Pèlerinage et nous eûmes un peu l’impression de quitter une seconde fois le village. Très vite, la vallée agréablement boisée où nous avions bivouaqué avec plaisir pendant des jours ou des semaines et qui commençait à nous paraître presque aussi familière que notre pays natal disparut derrière nous et le chemin de montagne en lacet que nous suivions nous amena dans une contrée froide et rocailleuse qui nous était totalement inconnue. Comme pendant les premiers jours de notre ascension, une masse rocheuse colossale se dressait devant nous et emplissait la quasi-totalité du ciel. À l’époque, dans notre ignorance, nous ne pouvions pas savoir que ce que nous appelions le Mur n’était en réalité que le premier des contreforts de Kosa Saag. Mais, cette fois, nous avions la certitude que le pic gigantesque dont nous gravissions les premières pentes était en vérité le dernier obstacle à vaincre et le but de tous nos efforts.

Ce que nous n’allions pas tarder à découvrir, c’est que les flancs de cette montagne étaient extrêmement peuplés. Dans la nouvelle contrée où nous venions de pénétrer, il allait rapidement nous apparaître que les Royaumes se pressaient dans un extraordinaire foisonnement ; j’aurais bien de la peine à tous les nommer, tellement ils étaient nombreux et divers. C’est sur les versants du pic le plus élevé, au cœur de la montagne, que tous les Pèlerins que leur longue marche avait conduits à cette altitude s’étaient arrêtés et établis pour croître et se multiplier. Nous découvrîmes bientôt leurs Royaumes qui s’étendaient de tous côtés, juste au-dessous de la demeure de ceux que nous tenions pour nos dieux. J’avais le sentiment que chacun des nombreux Royaumes du Mur symbolisait une leçon pour les Pèlerins qui le traversent. Il en allait assurément ainsi pour ceux du Kavnalla, du Sembitol et du Kvuz, mais, à l’approche du Sommet, les Royaumes sont en si grand nombre que l’on pourrait consacrer la durée de dix vies à chercher quelles leçons ils représentent, sans avoir compris plus d’une petite partie de l’ensemble.

Des destins étranges nous attendaient dans ces Royaumes avant que la poignée d’entre nous qui devait survivre n’atteigne péniblement le Sommet.

Notre Irtiman ne fut pas de ceux-là.

La fin arriva pour lui juste au moment où nous venions de pénétrer dans l’un de ces territoires très peuplés. J’ouvrais la marche de notre colonne et étais en train d’étudier la fumée de plusieurs groupes d’habitations, juste devant nous, en bordure du chemin, quand Kath l’Avocat se porta en courant à ma hauteur.

— Tu ferais bien de venir, me dit-il.

La tête posée sur la poitrine de Galli, l’Irtiman était agité de frissons convulsifs. Jekka et Malti étaient accroupis près de lui et Thissa murmurait des paroles magiques, tandis que Traiben, l’air lugubre, observait la scène à une certaine distance. Mais il était manifeste que ni la présence réconfortante de Galli, ni les potions des Guérisseurs, ni la magie de Thissa ne serviraient plus à rien. La vie était en train de se retirer de l’Irtiman, si rapidement que l’on avait presque l’impression de voir son âme s’échapper de son corps et monter comme une vapeur. Quand je m’approchai de lui, ses yeux roulèrent dans leurs orbites et il poussa un petit gémissement.

Je me penchai sur lui.

— Irtiman ? Irtiman, m’entendez-vous ?

Je voulais lui demander à l’instant de sa dernière heure, au moment où il se tenait au seuil de l’éternité, s’il m’avait dit la vérité au sujet des habitants du Sommet où il prétendait n’avoir vu que des Irtimen et ne pas avoir trouvé trace des dieux. Mais je n’eus pas la possibilité de le faire. La petite boîte par l’intermédiaire de laquelle il communiquait avec nous avait roulé de sa main et gisait dans l’herbe. Même s’il avait eu toute sa connaissance, il n’aurait pu me comprendre, et moi non plus.

— Irtiman !

Il rejeta la tête en arrière dans un dernier spasme et demeura inerte, un bras levé, les doigts écartés vers le ciel, vers le Sommet, là où se trouvaient ses compagnons. Je regardai cette main levée, ces doigts tendus. Il y en avait cinq, comme je l’avais pensé ; un pouce d’un côté, mais pas de l’autre et rien n’indiquait qu’il en eût jamais eu un second, et quatre autres doigts disposés comme ils le sont habituellement. Je pris dans la mienne cette main bizarre, différente des nôtres, et la gardai quelques instants, puis je la posai sur sa poitrine, repliai l’autre par-dessus et lui fermai les paupières.

— J’ai essayé de lui parler tout à l’heure, dit Traiben, tandis que je m’éloignais du corps, de lui parler des dieux et des Irtimen, pour en savoir un peu plus long sur ce qu’il avait vu. Je me suis dit que c’était notre seule chance. Mais il était déjà tout près de la fin, incapable de parler.

Je ne pus m’empêcher de sourire. Traiben était toujours mon autre moi, en plus intelligent, pensant les mêmes choses que moi, mais toujours plus tôt. Et pourtant, cette fois, Traiben lui-même n’avait pas été assez rapide.

Kilarion s’avança vers moi.

— Je vais creuser une tombe pour lui, dit-il. Ici, le sol ne devrait pas être trop dur. Et il y a toutes les pierres qu’il faut pour construire un tumulus.

— Non, fis-je. Pas de tombe, pas de tumulus.

Une idée venait de me traverser l’esprit, une idée folle, peut-être provoquée par l’air raréfié de la haute montagne.

— Où est Talbol ? poursuivis-je en regardant autour de moi. Va me chercher le Corroyeur. Et Narril le Boucher. Grycindil aussi… une Tisserande, oui.

Quand ils furent tous réunis autour de moi, je leur expliquai ce que je voulais. Ils me regardèrent avec des yeux ronds, comme si j’avais perdu la raison et peut-être en était-il ainsi ; mais je leur dis que j’avais promis de remettre l’Irtiman à ses compagnons qui vivaient au Sommet et que j’étais résolu à tenir coûte que coûte ma promesse.

Ils placèrent donc le corps de l’Irtiman à l’écart et se mirent au travail. Narril le vida de ses organes – je vis Traiben suivre tous ses gestes avec fascination – et Talbol fit ce que font les Corroyeurs pour apprêter une peau, utilisant les herbes qu’il avait trouvées au bord du chemin, puis, pour finir, Grycindil bourra l’enveloppe vide du corps d’herbes aromatiques que Talbol lui apporta, de bandes d’étoffe et autres matières légères servant à rembourrer avant de recoudre les incisions faites par le Boucher. L’ensemble de l’opération prit trois à quatre jours pendant lesquels nous restâmes au bivouac, prenant soin de ne pas nous montrer aux habitants du Royaume qui commençait juste au-dessus de nous. Quand tout fut terminé, l’Irtiman donnait l’impression de dormir dans le hamac que nous lui avions confectionné ; mais, quand il fallut le soulever pour reprendre la route, nous nous rendîmes compte qu’il ne pesait presque rien et nous le transportâmes sans aucune difficulté. Comme il s’agissait d’un Irtiman et qu’il était évident, même pour l’esprit le plus borné, qu’un Irtiman était un être fondamentalement différent de nous, aucune critique ne me fut adressée pour ce que j’avais fait ; qui, en effet, pouvait connaître la nature des rites funéraires des Irtimen ? Rien ne nous obligeait assurément à l’inhumer comme nous l’aurions fait pour l’un des nôtres, avec un tumulus et le reste de nos usages. C’est ainsi que nous emmenâmes sa dépouille dans notre marche vers le Sommet et, à la longue, nous nous habituâmes à cette présence, même si c’était celle d’un mort.


La route – et c’est bien d’une route qu’il s’agissait, aussi nettement tracée et bien entretenue que celle que nous avions suivie au sortir de notre village de Jespodar – déroulait ses larges méandres sur les flancs de la montagne, de sorte que nous traversions tous les trois ou quatre jours un Royaume différent. Les habitants de certains de ces Royaumes sortaient de chez eux pour nous regarder passer avec curiosité alors que d’autres semblaient à peine nous prêter attention ; mais pas une seule fois on ne s’opposa à notre passage. À l’approche des cimes de Kosa Saag, il était à l’évidence permis aux Pèlerins de poursuivre leur ascension comme bon leur semblait.

Il est vrai que les habitants de ces Royaumes des sommets avaient eux-mêmes été des Pèlerins en leur temps ; sinon eux, du moins leurs ancêtres. Et pourtant, à en juger par leur aspect, ce n’était pas évident. Car toute cette multitude qui s’était créé un nouveau monde infiniment plus haut que celui qui était le nôtre était composée de Pèlerins ayant renoncé en route, échoué dans leur quête sacrée, tout comme les misérables créatures de la caverne du Kavnalla ou les hommes-insectes du Sembitol, tous les membres de la légion des Transformés dont les formes étaient aussi bizarres et diverses que celles des êtres qui peuplent nos rêves.

Mais il y avait une différence chez ceux des derniers Royaumes : ils avaient repoussé les limites de notre capacité à changer de forme au-delà de tout ce que nous avions jamais imaginé. Et ils l’avaient fait volontairement, en connaissance de cause. Ce n’étaient pas des victimes du feu du changement, du moins je le pense. Ce n’étaient ni des Fondus, hideusement déformés par la chaleur provenant d’une source extérieure, ni les malheureux esclaves se tortillant dans l’antre du Kavnalla, ni les créatures ressemblant à des insectes qui parcouraient sans relâche les étroits sentiers du Sembitol, pas plus que les sujets répugnants du Kvuz, qui se déplaçaient en rampant, tous ceux qui s’étaient abandonnés au puissant rayonnement émanant des entrailles de la montagne. Non, ceux que nous voyions s’étaient transformés de l’intérieur, apparemment de leur plein gré, et, dans l’air chatoyant de la haute montagne, ils avaient puisé en eux-mêmes la force de parcourir toute la gamme des possibilités offertes par le pouvoir de changer de forme, puis en avaient repoussé les limites.

C’est ainsi qu’il nous fut donné de rencontrer des créatures éthérées, deux fois plus grandes que le plus grand d’entre nous, drapées dans des ailes d’une grande envergure dont elles ne faisaient jamais usage. Nous en vîmes d’autres qui marchaient au milieu d’un rideau de flammes blanches, d’autres qui se déplaçaient dans des globes de ténèbres, et d’autres encore qui avaient l’apparence d’une eau vive tombant en cascade. Nous croisâmes des hommes qui ressemblaient à des arbres et des femmes semblables à des épées. Nous aperçûmes de fragiles et diaphanes créatures qui chevauchaient le vent. Nous vîmes des rochers géants, avec des yeux et des bouches qui souriaient d’un air entendu à notre passage. Tout cela me remit en mémoire le Livre Secret de Maylat Gakkerel que l’on nous avait fait lire quand nous étions encore de jeunes gens se préparant pour le Pèlerinage, ce livre qui, dans mon esprit, n’était qu’un fatras de légendes et de contes à dormir debout ; mais, maintenant, je comprenais que j’avais eu tort de croire cela. L’auteur du livre, ce Maylak Gakkerel dont j’ignorais tout, avait vu les Royaumes et en était revenu en conservant assez de jugement pour faire le récit de son voyage et, aussi fébrile, hermétique et irréel que cet ouvrage difficile ait pu nous paraître, ce n’était pas le produit de son imagination, mais une chronique fidèle des hauts sommets de Kosa Saag.

C’est à partir de là que je commençai à perdre les membres de mes Quarante.

Je ne pouvais rien faire pour m’y opposer. Ils disparaissaient comme s’ils s’étaient fondus dans la brume. Même si je nous avais tous enchaînés par les poignets, ils auraient trouvé le moyen de me fausser compagnie ; car l’attrait exercé par ces Royaumes était puissant.

C’est Tull des Clowns qui fut la première à partir. Ce ne fut pas vraiment une surprise, car elle avait déjà fait défection une fois et, même si elle était revenue, elle avait gardé la marque de la souillure du Sembitol et une mélancolie persistante, elle qui autrefois était toute vivacité et tout entrain. Tull s’esquiva à la faveur de la nuit, peu après la mort de l’Irtiman, et Thissa m’avoua plus tard qu’elle la sentait en train de danser sur le vent. Pauvre Tull ; je priai pour qu’il en fût vraiment ainsi.

Ce fut ensuite au tour de Seppil le Charpentier de disparaître, puis d’Ijo le Clerc et de notre autre Clerc, la petite Bilair. Ils partirent séparément et dans des Royaumes différents. J’organisai des recherches pour chacun d’eux, mais seulement pour la forme, car je suppose que je commençais moi-même à subir une sorte de transformation et je n’étais plus aussi touché qu’avant par la perte de mes compagnons. Qu’ils s’en aillent donc, murmurait une voix en moi. Qu’ils choisissent donc leur propre destin, si la conquête du Sommet n’est pas véritablement leur but. La plupart de ceux qui se lancent dans cette quête sont condamnés à échouer. C’est ainsi que vont les choses.

Thrance s’approcha furtivement de moi, avec son sourire diabolique.

— Voilà donc ce qui se passe quand on arrive en haut du Mur ? dit-il. Tout le monde disparaît et va s’installer dans les différents Royaumes ? Si c’est bien le cas, pourquoi nous sommes-nous donné tout ce mal pour monter jusqu’ici ? Nous aurions pu nous épargner bien des efforts en restant sur les premières pentes et nous laissant transformer par le Kavnalla.

— Je regrette que tu ne l’aies pas fait.

— Ah ! c’est méchant, Poilar ! Vraiment très méchant ! Quel mal t’ai-je donc fait ? Ne vous ai-je pas servi de guide pour traverser certains endroits difficiles ?

Je fis un geste de la main pour le chasser, comme s’il n’était qu’un palibozo tournant autour de ma tête pour me piquer.

— Va-t’en, Thrance. Transforme-toi en air, en eau ou en colonne de feu, mais laisse-moi tranquille.

Il m’adressa un nouveau sourire, deux fois plus féroce que le premier.

— Ah ! non, Poilar, non, non ! Je resterai à tes côtés jusqu’au bout ! Nous sommes alliés dans cette entreprise. Nous sommes des compagnons de route. Mais quand nous atteindrons le Sommet, poursuivit-il dans un éclat de rire, il ne restera plus que nous deux. Les autres auront disparu depuis longtemps.

— Laisse-moi tranquille, Thrance, répétai-je. Sinon je jure par tous les dieux que je te précipite du haut de la montagne !

— Tu verras ce qui se passe, reprit-il. Tu vas tous les perdre, l’un après l’autre.

De fait, cette nuit-là, Ais des Musiciens et Dorn le Clown disparurent ; et, deux jours plus tard, en traversant un Royaume dont le monarque avait établi sa résidence dans un palais miroitant creusé dans la roche calcaire, un palais avec colonnades et portiques, couloirs et chambres éclairés par des flambeaux, et une immense salle du trône, digne d’un dieu, ce fut au tour de Jekka le Guérisseur de nous quitter, une perte fort douloureuse en vérité. Quand je nous comptai, le matin venu, nous n’étions plus que vingt-sept sur les Quarante, Thrance étant le vingt-huitième. Cette fois, je n’essayai même pas d’organiser des recherches. La situation me paraissait irrémédiable. Je me demandai si Thrance n’avait pas vu juste, s’ils n’allaient pas tous partir l’un après l’autre, ne nous laissant pour finir que tous les deux, Thrance et moi. Je me demandai si je ne serais pas moi-même au nombre des Transformés avant la fin de l’ascension. C’est donc en proie à une profonde perplexité que je conduisis le reste de ma petite troupe, sur un chemin de plus en plus étroit, vers les cimes enveloppées de nuages.

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