21

Même si notre nombre allait en diminuant, il me restait mon noyau de fidèles, ceux qui étaient les plus chers à mon cœur : Traiben et Galli, Thissa, Jaif et naturellement Hendy. Kilarion restait avec nous ainsi que Kath et Naxa ; les Guérisseurs Malti et Kreod ne nous avaient pas abandonnés, pas plus que Grycindil ni Marsiel.

Jour après jour, nous nous rapprochions du Sommet. L’air devenait de plus en plus froid et si raréfié qu’il nous fallait gonfler nos poitrines comme des baudruches, tellement il manquait de densité. Quand nous regardions derrière nous, nous pouvions contempler, beaucoup plus bas, les cimes des pics environnants. Nous avions l’impression de grimper le long d’une aiguille gigantesque qui perçait le ciel. J’avais presque le sentiment que le plafond de nuages qui dérobait le Sommet à notre vue pesait sur mes épaules, mais, en réalité, il était encore beaucoup plus haut.

Scardil nous quitta, puis Pren et Ghibbilau. Je regrettai leur disparition, mais ne fis rien pour les ramener. Puis Ijo le Scribe nous revint, quelque peu changé par rapport à celui qu’il avait été ; mais il refusa de dire où il était allé et ce qui lui était arrivé. Le jour de son retour, nous perdîmes Chaliza et Thuiman, puis, dans un Royaume où des flammes claires jaillissaient du sol, deux autres nous quittèrent : Noomai des Ferronniers et Jaif le Chanteur, ce à quoi je ne m’attendais pas. Oui, ce fut dur de perdre Jaif. Sans jamais avoir été véritablement très liés, nous étions de bons compagnons. Dans les jours qui suivirent son départ, Hendy affirma qu’elle sentait sa présence à côté de nous, flottant dans l’air : elle l’entendait chanter, disait-elle. Peut-être. Moi pas.

Puis, une nuit, du crépuscule à l’aube, le ciel fut strié de bandes palpitantes de lumière rose, comme cela arrive parfois – rarement –, quand Marilemma se lève à la tombée de la nuit et parcourt le ciel pendant toutes les heures obscures. C’est en général un présage. Et, le lendemain, nous arrivâmes en un lieu où je vécus une expérience extraordinaire qui dépassa en étrangeté tout ce qu’il m’avait été donné de connaître depuis le début de l’ascension.

C’était un petit Royaume niché sur une corniche en forme de cuvette au rebord élevé et escarpé, sur un épaulement de la montagne. Des traînées de neige durcie marquaient la limite du rebord rocheux, car, à cette altitude, la température était vraiment très basse, avec de violentes rafales de vent et de fréquentes bourrasques de neige. Je suppose que nous aurions pu longer ce Royaume sans y pénétrer, car il était légèrement à l’écart de notre route ; mais nous étions fatigués par notre marche accablante à travers ce paysage désolé et glacé, et je voyais de sombres nuées d’orage s’amonceler devant nous. Je me dis que ce serait une bonne idée de chercher un refuge pour la nuit, bien que l’après-midi fût à peine entamée.

Kath et Kilarion furent les premiers à passer par-dessus le rebord de la cuvette et j’entendis leurs sifflements de surprise. En me hissant à mon tour sur le rebord, je compris pourquoi. Le regard plongeait dans un jardin paisible et luxuriant où l’air était doux, chaud et lourd, comme si, en l’espace d’un instant, nous avions été transportés dans notre village accroché au pied du Mur. J’entendis le chant des oiseaux, je humai le parfum de mille espèces de fleurs et je distinguai au loin un bosquet de gollacundras géants, au tronc énorme, chargés de fruits pourpres au milieu du feuillage doré tombant en lourdes branches étincelantes. Quel spectacle au cœur des crêtes enneigées de Kosa Saag ! Ce jardin était peuplé d’êtres au port gracieux et élégant, la poitrine ceinte de fils d’or, un vêtement de tissu écarlate autour des reins, qui, tous sans exception, semblaient être dans la fleur de la jeunesse et de la beauté. Comment ne pas imaginer que nous venions de tomber par hasard sur le séjour des dieux ?

Je demeurai interdit, pétrifié d’admiration sur le rebord de pierre, la neige et le froid glacial dans mon dos, et cette éblouissante vision paradisiaque devant les yeux.

— Fais attention, Poilar, me glissa d’une voix douce Thissa qui se tenait à mes côtés. Tout ce que tu vois n’est qu’illusion et magie.

De l’autre côté, Hendy approuva de la tête et me recommanda aussi la prudence.

— D’accord, fis-je. D’accord, je vais faire attention.

Mais Kath et Kilarion étaient déjà en train de descendre le long du versant intérieur de la cuvette pour pénétrer dans ce Royaume de bien-être et d’abondance. Marsiel les imita, puis Malti, Grycindil et Thrance. Ils avaient tous une démarche de somnambule. La décision ne m’appartenait plus et je les suivis, passant sans transition de la neige aux fleurs et aux chants d’oiseaux. Tandis que nous avancions, les habitants du Royaume se tournèrent pour lever vers nous des regards graves, sans montrer ni inquiétude ni déplaisir, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde qu’une bande de voyageurs dépenaillés et frigorifiés débarque dans leur jardin enchanteur.

— Venez, nous dirent-ils. Vous devez paraître devant notre Roi.

Ils étaient tous l’image de la perfection ; beaux et minces, éclatants de force et de vitalité, aucun n’avait, semblait-il, plus de dix-huit ou vingt années. Pas le moindre défaut n’était visible dans leur apparence, pas la plus petite imperfection, pas une trace d’enlaidissement. Ils paraissaient tous sortis du même moule, car seul leur visage permettait de les différencier ; pour le reste, ils avaient tous la même perfection des formes, le même corps mince aux membres allongés. Jamais je n’avais vu des gens comme eux ; et, en les regardant, je me sentis profondément honteux de mes propres imperfections, les engelures sur ma peau, la poussière et la saleté du voyage dans mes cheveux et sur mes vêtements, les marques de la longue ascension partout sur mon corps et surtout ma jambe, ma jambe, ma jambe estropiée, tordue, cette jambe hideusement déformée pour laquelle je n’avais jusqu’alors jamais éprouvé un instant de gêne, mais qui me semblait maintenant être la marque flamboyante de l’infamie et du péché.

Ils nous conduisirent auprès de leur Roi dont la résidence était un dôme de cristal sis en plein centre de son Royaume. Il se tenait sous le portique, les bras croisés, nous attendant calmement : d’une beauté aussi parfaite que ses sujets et aussi jeune, un roi-enfant, un prince à la jeunesse triomphante, puissant et serein, revêtu d’un merveilleux costume or et écarlate, coiffé d’une haute tiare en métal brillant, ornée de chatoyantes pierres précieuses.

Tandis que nous nous avancions vers lui, j’entendis soudain Hendy étouffer un petit cri et elle planta profondément ses ongles dans la chair de mon bras, comme si la peur venait de la saisir.

— Que se passe-t-il ? demandai-je.

— Son visage, Poilar !

Je regardai. Il me sembla en effet y trouver quelque chose de familier. Mais quoi ?

— Il te ressemble comme un frère ! s’écria Hendy.

Était-ce possible ? Je regardai plus attentivement, sentant le désarroi me gagner. Oui, oui, il y avait bien quelque chose dans la forme du nez, l’écartement des yeux, la manière dont il ramenait les lèvres vers l’arrière dans son sourire de bienvenue. Oui, il y avait bien une certaine ressemblance, d’étranges et superficielles similitudes dans l’expression et même l’apparence…

Il ne pouvait s’agir que d’une coïncidence. C’est en tout cas ce que je me dis.

— Je n’ai pas de frère, fis-je en tournant la tête vers Hendy. Je n’en ai jamais eu.

J’entendis Thissa murmurer derrière moi des incantations.

Le jeune Roi de ce pays magique posa sur nous un regard calme et bienveillant.

— Bienvenue, Pèlerins, dit-il. Qui est votre chef ?

— C’est moi, répondis-je d’une voix sourde, voilée.

Et je m’avançai en boitillant, affreusement gêné par ma patte folle en ce lieu où régnait la perfection.

— Nous venons du village de Jespodar et mon nom est Poilar, fils de Gabrian, fils de Drok, du clan du Mur de la Maison du Mur.

— Ah ! fit-il en m’adressant l’un des sourires les plus bizarres que j’eusse jamais vus. Dans ce cas, vous êtes vraiment les bienvenus. Je suis Drok de Jespodar, poursuivit-il en faisant un ou deux pas vers moi, la main tendue. Du clan du Mur de la Maison du Mur.


Il va sans dire que, dans un premier temps, je refusai de le croire. C’était trop difficile à accepter, cette rencontre avec le père de mon père, à l’ombre du Sommet de Kosa Saag, sous cette apparence juvénile. Thissa l’avait dit avec raison : tout n’était en ce Royaume qu’illusion et magie, et il s’agissait à l’évidence d’une supercherie ; le Roi avait perfidement emprunté mes traits pour me faire croire que nous étions parents et se moquer de moi.

Mais il nous entraîna dans ses appartements royaux, au sol recouvert d’épais tapis moelleux, aux murs de cristal tendus de draperies cramoisies, où l’air était chargé de parfums suaves, et ses sujets nous baignèrent et nous firent boire du vin nouveau et piquant. Si tout cela n’était qu’illusion et magie, eh bien, la magie était habile et l’illusion agréable. D’ailleurs, illusion ou non, nous éprouvâmes après ces soins un sentiment de détente et de bien-être. Un bien-être que nous n’avions plus connu depuis notre départ du village. Il y avait presque de quoi en pleurer.

Puis le Roi vint me voir, s’assit à côté de moi et parla avec moi de Jespodar cependant que je le dévisageais avec insistance et que je retrouvais indiscutablement mes traits dans les siens. Il cita de nombreux noms dont je ne connaissais que quelques-uns ; mais, quand il prononça ceux de Thispar et de Gamilalar, je lui révélai qu’ils étaient encore vivants, que les dieux leur avaient accordé une double vie. Il sembla sincèrement étonné et ravi de l’apprendre et me dit qu’il les avait bien connus quand il était jeune. Quelle phrase curieuse dans sa bouche – quand il était jeune – car il semblait beaucoup plus jeune que moi à cet instant, un jouvenceau, tout juste sorti de l’adolescence. Mais, derrière le visage sans rides, je percevais quand même son grand âge. Je lui confiai que, dans notre groupe, se trouvait le fils du fils du fils de Thispar Double-Vie, un certain Traiben ; il hocha la tête et son regard se perdit dans le vague, comme pour contempler le passage de toutes ces années.

Il parla ensuite de notre clan, de la famille, et il connaissait les noms. Il demanda des nouvelles de son frère Ragin et je lui dis qu’il était mort, mais que Meribail, son fils, était le chef de notre Maison. Cela sembla lui faire plaisir.

— Meribail, oui. Je me souviens de lui. Un bon garçon, ce Meribail. Il donnait déjà de grandes espérances.

Puis il m’interrogea sur sa sœur, sur les enfants de sa sœur, sur ses deux propres filles et leurs enfants ; comme il connaissait tous leurs noms, j’avais de plus en plus la conviction d’être en présence du père de mon père. Je me rendais bien compte qu’il y avait toujours la possibilité que tout cela ne fût qu’un enchantement et lui un démon, qu’il eût le pouvoir de puiser tous ces noms dans mon propre esprit et de me les renvoyer dans le dessein d’établir entre nous de fallacieux liens de parenté. Mais si l’on commence à croire ce genre de chose, il n’y a plus de limites au doute ; il m’était plus facile de penser que j’étais bien en présence du père de mon père, vivant toujours sur les hauteurs de Kosa Saag après de si longues années, pourvu de ce corps juvénile par la vertu des transformations qu’il avait subies.

Pendant tout le temps de notre conversation, il n’avait pas dit un mot sur mon père Gabrian ; je finis donc par me décider à mentionner son nom.

— Je ne peux pas dire que je l’ai vraiment connu, fis-je, car il est parti à la conquête du Mur quand j’étais tout petit.

Il garda le silence, ce qui me laissa le temps de réfléchir.

— Mais je suppose que vous ne l’avez pas bien connu non plus, ajoutai-je. Vous avez, vous aussi, entrepris votre Pèlerinage quand il était tout petit.

Il continua de garder le silence, mais son visage à l’aspect si bizarrement juvénile se creusa de rides, comme si la pensée de ces trois générations tronquées, de ces pères qui partaient à l’assaut du Mur en laissant derrière eux des garçons en bas âge, l’attristait infiniment. Mais, non, ce n’était pas cela. Car il reprit la parole au bout d’un moment, d’une voix morne que je ne lui connaissais pas.

— Gabrian, oui. Un beau petit garçon. Et il est devenu bel homme. Nous nous sommes rencontrés une fois, ici, sur le Mur.

— Comment ? m’écriai-je en me penchant vers lui, terriblement contracté, comme un animal s’apprêtant à bondir, le cœur me martelant la poitrine. Vous vous êtes rencontrés, mon père et vous, sur Kosa Saag ?

Il hocha lentement la tête. Il semblait plongé dans de sombres rêveries.

— Où ? insistai-je. Quand ? Est-il encore de ce monde ? Par tous les dieux, répondez-moi ! Mon père est-il en ce moment dans votre Royaume ?

— Non, il n’est pas là. Non, plus maintenant.

Il ferma les yeux et commença à se balancer doucement, mais j’avais l’impression qu’il me voyait aussi bien à travers ses paupières closes.

— C’était il y a bien longtemps, reprit-il d’une voix qui semblait me parvenir à travers une brume épaisse. Je n’étais ici que depuis quelques années, cinq ou six peut-être. Il est arrivé avec ses Quarante, comme toi avec les tiens, tout crottés, dépenaillés, épuisés, car ils avaient passé beaucoup de temps sur le Mur. Sur les Quarante, il n’en restait plus que sept. Sept, précisément, pas un de plus. Les autres avaient péri en route ou bien ils avaient choisi de vivre chez les Transformés, comme je suppose que l’ont fait un certain nombre des membres de ton groupe. Sais-tu qu’on n’a jamais vu de Quarante arriver au complet à cette altitude, ni même presque au complet, et pourtant, j’ai entendu dire que certains Pèlerinages…

— Mon père ! le coupai-je. Je veux savoir ce que mon père est devenu.

Je commençai à perdre patience. J’avais maintenant la certitude que, sous cette façade juvénile, il devait y avoir un vieillard, à en juger par la manière décousue dont il conduisait son récit.

— Ton père, oui. J’y viens. Lui et ses Quarante, réduits à sept Pèlerins, sont arrivés un jour, tout comme vous, et nous les avons accueillis, nous les avons baignés et leur avons donné à manger, car ils étaient dans un bien triste état. J’ai tout de suite su qui il était ; en voyant son visage, je me suis dit avec une grande stupeur : « Voici mon propre fils qui est venu à moi, voici Gabrian, c’est vraiment Gabrian. » Quand je l’avais vu pour la dernière fois, il n’avait que trois ans, bien sûr, mais il y a certaines choses que l’on sait au fond de soi et, avec lui, j’ai su tout de suite. Comme je l’ai su avec toi. Mais, contrairement à toi, Gabrian ne m’a pas dit son nom en arrivant. Il n’a pas non plus semblé remarquer que nous avions un air de famille. J’ai donc choisi, moi aussi, de ne pas lui dire mon nom. Nous étions enfin réunis, le père et le fils, et il ne le savait pas. Je lui ai posé des questions sur le village, il m’a répondu et puis il m’a parlé de son Pèlerinage, des lieux où il était passé et de ce qui lui était arrivé en chemin – un Pèlerinage très éprouvant, bien plus dur que le mien, de fausses pistes qui leur ont fait perdre des années pendant l’ascension, d’interminables souffrances, des morts et même quelques meurtres… Terrible, terrible, vraiment terrible. Mais ils étaient enfin parvenus aux abords du Sommet. Après avoir subi toutes les épreuves possibles et imaginables, ton père me dit que maintenant, enfin, il allait voir les dieux. Son visage exprimait une résolution farouche. Il me paraissait évident que rien ne pourrait l’arrêter. Absolument rien.

— A-t-il réussi à atteindre le Sommet ? demandai-je, les yeux écarquillés.

— Je ne sais pas. Je crois que oui. Mais qui pourrait le dire ?

— Il a dû réussir. S’il avait juré que rien ne l’arrêterait et comme le Sommet est tout près d’ici…

— Pas si près que ça. Assez près, du moins en comparaison de tout ce qui est derrière nous sur Kosa Saag. Mais pas tout près. Et il reste encore de grandes difficultés à surmonter. Je crois quand même qu’il a réussi. Et puis, au retour…

Il s’interrompit, le front plissé, et son regard me traversa, comme si je n’existais pas.

— Raconte-moi !

— Oui. Oui, je vais te raconter, puisque tel est ton désir. Ton père est reparti avec ses six compagnons sans avoir appris qui j’étais et il a repris la route du Sommet. Il a traversé le Royaume voisin, puis le suivant et encore un autre ; de cela, je suis sûr, car je me suis renseigné par la suite, et, partout, on m’a dit qu’on l’avait vu passer. Il a poursuivi l’ascension et a disparu dans le pays des brumes ; plus personne ne l’a jamais revu, ni lui ni aucun de ceux qui l’accompagnaient. Il était en route pour le Sommet et j’ai la conviction qu’il l’a atteint et qu’il a vu ce qu’il y avait à voir avant de redescendre.

Il y eut un silence douloureux, qui se prolongea interminablement, comme un cri d’angoisse.

— Que s’est-il passé ensuite ? demandai-je enfin.

Le père de mon père me regarda comme s’il me voyait pour la première fois, puis il s’humecta les lèvres.

— C’est en redescendant, dit-il doucement, du moins je le pense, qu’il s’est arrêté au Puits de Vie, qu’il y a subi une transformation et qu’il a péri pendant l’opération.

Je retenais mon souffle.

— Il est mort ?

— Oh ! oui ! Oui.

— Tu en es absolument certain ?

— J’ai vu son corps au bord du Puits. Je l’ai enseveli de mes propres mains.

Pendant un petit moment, je fus incapable de parler. Le présent que l’on m’avait offert venait de m’être arraché presque dans l’instant où on me le tendait.

— Parle-moi de ce Puits de Vie, dis-je en rompant le silence, qui, semble-t-il, devrait plutôt s’appeler Puits de Mort.

— C’est l’endroit où l’on retrouve sa jeunesse, répondit le père de mon père. Nous nous y rendons tous les cinq ans, plus souvent pour ceux qui le souhaitent, nous y entrons et en ressortons tels que tu nous vois. Mais il faut entrer et sortir très rapidement. Celui qui y reste plus d’un instant ou deux court à son trépas. As-tu compris ?

— Et mon père ? Il y est resté trop longtemps ?

— Nous ne pouvons que faire des suppositions sur ce qui s’est passé et les raisons qui l’ont poussé à le faire. Nous ne savons même pas si c’est arrivé à l’aller ou au retour du Sommet. Mais j’ai une idée. Le Puits se trouve juste avant la cime de la montagne, un endroit où les orages, le vent, la pluie et la brume sont incessants. Qui veut atteindre le Sommet doit passer par-là. Mon idée est qu’il est passé devant le Puits, qu’il a rapidement poursuivi sa route jusqu’à la cime de la montagne, qu’il a vu les dieux en leur demeure, puis qu’en redescendant avec ses compagnons, il s’est de nouveau trouvé à proximité du Puits et que cette fois… cette fois…

Pendant qu’il parlait, je me représentai tout ce qui s’était passé : les brumes et les brouillards, les tourbillons de neige poussés par le vent, les pics noirs et dentelés, le sentier étroit, si difficile à suivre, qui longeait les ténèbres de l’abîme. La descente des sept Pèlerins épuisés, arc-boutés contre les éléments déchaînés, encore exaltés par ce qu’ils ont contemplé au Sommet, mais ayant atteint les limites de leur résistance. Devant eux, enveloppé dans un linceul obscur, s’ouvre le Puits de Vie, une mystérieuse menace, un creuset écumeux où s’opèrent les transformations. L’un après l’autre, ils trébuchent et tombent dedans sans savoir à quoi ils s’exposent, aveuglés par la neige et le vent qui leur cinglent le visage avec une force diabolique. Un instant d’immersion suffit à provoquer des changements considérables ; au-delà, le Puits n’a plus que la mort à offrir, pas la vie. Des cris dans la brume ; des hurlements de terreur ; des silhouettes qui se débattent dans l’obscurité, qui glissent, tombent, se relèvent et retombent aussitôt. Mon père tâtonnant à la recherche des mains de ses compagnons, les trouvant, les perdant de nouveau, réussissant à en saisir une, s’efforçant désespérément d’arracher quelqu’un au Puits dans lequel il est à son tour entraîné… Mais peut-être était-ce mon père qui y était entré le premier à l’aveuglette, peut-être les autres avaient-ils essayé de le sauver et y avaient-ils perdu la vie avec lui…

C’est ainsi que j’imaginai la fin, d’après ce que le père de mon père m’avait dit et d’après ce que j’aurais voulu entendre. Mais la vérité était quelque peu différente.

— Quelques jours plus tard, reprit le père de mon père, deux habitants de mon Royaume, qui s’étaient récemment rendus au Puits, sont venus m’annoncer qu’ils avaient vu sur le bord quelque chose de bizarre et d’affreux. J’ai tout de suite compris et me suis mis en route sur-le-champ. Nous avons d’abord trouvé les sept tas de vêtements dont ils s’étaient débarrassés, puis leurs sacs, à moitié recouverts de neige. Ensuite, nous avons découvert les corps, au bord du Puits, la main dans la main : décharnés, rapetissés, les os souples et fragiles de sept nouveau-nés, unis en une chaîne macabre dans la boue chaude. Nous les avons sortis avec des perches avant de les inhumer juste à côté. Tu verras les sept tumulus en passant. Si jamais tu passes par-là.

— Pourquoi si j’y passe ? Tu m’as dit que c’était la seule voie pour atteindre le Sommet.

— Oublie le Sommet. Reste ici.

Je le considérai d’un air stupéfait.

— J’ai fait le serment de l’atteindre, répliquai-je avec une certaine vivacité.

— Nous en avons tous fait le serment, poursuivit-il. Ton père l’a fait, tout comme moi. Il a tenu parole, du moins je le pense, et cela lui a coûté la vie. Moi aussi, je suis monté jusqu’au Sommet. Cela ne m’a rien apporté de bon. Oublie le Sommet, mon garçon.

— Tu as vu le Sommet, c’est bien ce que tu as dit ?

— Oui. Et j’en suis revenu. Et je n’y retournerai plus jamais. C’est un lieu qui fait horreur. Oublie le Sommet.

Il se referma d’un coup, comme s’il avait décidé de ne plus rien dire sur ce sujet. Des vagues d’incertitude m’assaillaient. Le sinistre récit de la mort de mon père m’oppressait et avait laissé mon esprit engourdi. À cela s’ajoutait maintenant la répugnance avec laquelle le père de mon père parlait du Sommet. L’Irtiman aussi était resté vague et évasif lorsque nous avions abordé le sujet. Pourquoi ? Pourquoi ? Que me cachaient-ils donc ? Je sentis la colère monter et tendis les bras vers lui comme pour lui arracher les réponses de mes mains nues.

— Pourquoi horreur ? Que dis-tu ? Pourquoi est-ce un lieu qui fait horreur ? Dis-moi ce que l’on trouve au Sommet ! Dis-le-moi !

— Jamais.

Cette réponse en un seul mot, articulé d’une voix calme, se referma sur moi comme un cercle de fer.

J’insistai encore, mais en pure perte.

Sans se départir de cette sorte de patience sublime qui me paraissait exaspérante, il leva la main pour m’imposer silence.

— Je vais te dire ceci, mais rien de plus, reprit-il du même ton calme. Quoi que tu espères trouver là-haut, tu ne le trouveras point. Car il n’y a rien d’autre que l’horreur. Oublie le Sommet, mon garçon. Reste ici, avec moi.

— Comment veux-tu que je reste ? lançai-je, tremblant de fureur. Tu sais très bien que j’ai juré…

— Reste, répéta-t-il, impassible. Reste et tu vivras à jamais.

Je le regardai, interloqué, encore frémissant. Et il me répéta que lui et tous ceux de son peuple se rendaient périodiquement au Puits de Vie et s’y immergeaient pendant un instant pour redevenir lisses et jeunes, car le Puits avait le pouvoir d’inverser le temps. Il m’affirma que je pourrais faire comme eux. Et vivre, éternellement jeune, dans ce Royaume enchanté des plus hautes pentes du Mur, où l’air était toujours suave et doux, où la neige était tenue à distance par magie. Pourquoi aller plus haut ? Pourquoi chercher des mystères qui n’en valaient pas la peine ? Reste, me dit-il. Reste. Reste.

Ce fut comme s’il avait tourné une clé dans mon esprit. Je sentis, à mon profond étonnement, la fureur m’abandonner et je cédai à ses instances.

Il lui suffit de parler pour que toute ma détermination s’envole en quelques instants. Il lui suffit de parler pour que tout ce pourquoi j’avais œuvré pendant si longtemps me paraisse dépourvu de sens. Reste, me dit-il. Reste et vis éternellement. Pourquoi pas ? Oui, me dis-je, abasourdi. Pourquoi pas ? Cela paraissait si simple. Mets un terme à cet âpre Pèlerinage qui a déjà coûté la vie à ton père et à tant d’autres ; quitte cette route qui mène au sommet et laisse ton corps exténué prendre du repos. Reste ici. Reste. Oui, me dis-je, pourquoi pas ? Je sentis d’un seul coup que j’allais céder au genre de tentation qui semble être une caractéristique des cimes du Mur. Reste, me dit-il. Reste. Reste. Reste. Et, tandis qu’il parlait, j’avais l’impression qu’un charme était jeté sur moi, du moins je le crus sur le moment : à ma grande surprise, à ma stupéfaction, je perçus un changement profond qui s’opérait en moi, je sentis la rigidité de mon esprit perdre de sa force en ce lieu de bien-être et je m’entendis dire en moi-même : Oui, Poilar, pourquoi pas ? Reste. Reste.


Rester ? Comment pouvais-je rester ? Nous étions liés par un serment.

Mais mon serment ne m’avait pas empêché de traîner pendant plusieurs semaines d’affilée, voire des mois, dans la vallée à l’herbe bleue, au pied du dernier sommet, alors que je n’avais aucune raison d’y rester si longtemps. Je présume qu’il est dans la nature de la haute montagne d’amollir les caractères les mieux trempés, car l’air y est si peu dense, il manque tellement de consistance que la vulnérabilité de tout un chacun y est rendue manifeste. À l’altitude encore plus grande où nous étions, je commençai de m’écarter, pour un temps, de ce qui était ma propre nature profonde, de cette tension permanente vers le but que nous nous étions fixé, Traiben et moi, à l’âge de douze ans.

Ce soir-là, nous eûmes droit à un bain, puis à des jus de fruits glacés avant de faire un repas exquis arrosé de vins fins. Nous revêtîmes une robe d’une étoffe moelleuse pour passer la nuit sur une confortable pile de fourrures. Et je me pris à songer : Tu pourrais avoir cela jusqu’à la fin des temps. Jusqu’à la fin des temps, Poilar !

C’était comme si, d’une manière foudroyante, mon esprit venait d’être atteint d’une maladie. Pourquoi essayer de conquérir le Sommet ? Il y aurait encore quantité de dures épreuves à surmonter pendant le reste du trajet et le malheur au bout du voyage. Le Sommet ? À quoi bon aller jusque-là ? C’est un lieu qui fait horreur, m’avait dit le père de mon père. Tu n’y trouveras que l’horreur. Il y était allé ; il savait de quoi il parlait. Je ne parvenais pas à chasser de mon esprit le sinistre récit de la mort de mon père, qui ne cessait de traverser mes pensées avec l’impétuosité d’un torrent de montagne, me bouleversait et minait ma volonté. Ce qui me frappait avec le plus de force n’était pas tant l’image de ces tas d’ossements minuscules, même si elle était affreuse, mais plutôt la question de savoir ce qui avait poussé ces sept Pèlerins à choisir une mort aussi atroce. Je ne parvenais pas à me poser franchement cette question, car elle ouvrait des abîmes en moi. Je me répétais donc que toute notre quête n’était que folie. Renonce, me disais-je. Renonce. Tu t’es battu assez longtemps pour réaliser quelque chose qui n’en valait pas la peine. Installe-toi dans le royaume du père de ton père et abandonne-toi à cette vie facile. Ou bien monte un tout petit peu plus haut, si tu y tiens, fonde ton propre Royaume où tu vivras dans le bonheur éternel et laisse les dieux vaquer tranquillement à leurs affaires. Je dois le confesser : telles furent mes pensées. Nul n’est assez fort pour ne pas voir sa résolution chanceler de loin en loin sur la route qui mène au Sommet du Mur.

C’est ainsi que nous restâmes un ou deux jours dans le royaume du père de mon père, puis un troisième, un quatrième et encore un jour de plus. De temps en temps, je sortais et je levais les yeux vers le sentier qui s’élevait en serpentant, vers les escarpements enneigés et le plafond de nuages qui traçait la limite entre le Sommet et le reste de la montagne et je savais que nous aurions dû être en route. C’était notre but ; il était presque à portée de notre main. Mais je ne pouvais me résoudre à donner l’ordre de faire les préparatifs de départ.

Me condamne qui voudra. Le fait est qu’un démon intérieur m’exhortait à demeurer pour l’éternité en ce lieu douillet et il m’était difficile de résister à ses incitations. J’éprouvais une sorte de paralysie. Je n’avais pas accepté d’une manière définitive la proposition du père de mon père ; mais je restais quand même. Tous les matins, je me disais : Je vais encore me reposer quelques jours ici. J’aurai besoin de toutes mes forces pour la fin de l’ascension.

Il ne sert à rien de se précipiter, me répétais-je. Le Sommet attendra. Les dieux se passeront encore de moi un petit moment.

Et le temps passait.

— Il faut reprendre la route, me dit Hendy au bout de quelques jours d’oisiveté.

— Oui. Oui.

— Notre avons fait un serment, me dit Traiben quelques jours plus tard.

— Oui, répondis-je. Tu as raison.

Tout le monde m’observait, tout le monde me surveillait du coin de l’œil et se posait des questions. Certains étaient impatients de reprendre l’ascension, d’autres non, mais personne ne comprenait pourquoi je ne me décidais pas à donner le signal du départ. Puis ce fut le tour de Thrance, qui parcourait en clopinant les splendeurs de ce Royaume comme s’il n’y voyait que boue et cendres, de m’interroger avec un sourire moqueur.

— As-tu peur d’aller jusqu’au Sommet, Poilar ? C’est ça ? Ou bien plutôt un accès de paresse qui te retient ici ?

Pour toute réponse, je lui lançai un regard noir.

— Ou peut-être une femme, poursuivit-il. Une de ces petites filles toutes fraîches, à la peau dorée, qui se glisse la nuit dans ton lit. Et l’idée de la quitter t’est insupportable. C’est ça ?

Thrance avança sa face ravagée tout contre mon visage et éclata de rire, me soufflant dans le nez son haleine fétide.

— Elle a six dizaines d’années, Poilar ! Elle est assez vieille pour être la mère de la mère de la mère d’Hendy et, toi, tu la prends pour une jeune fille !

— Fiche le camp !

— Six dizaines d’années !

— Fiche le camp ! répétai-je. Sinon je te casse en deux !

Cela ne provoqua qu’un nouvel éclat de rire, mais il s’éloigna en traînant la patte.

Il y avait bien une parcelle de vérité dans les allégations de Thrance, mais seulement une parcelle ; de fait, il m’était arrivé, par-ci par-là, de me donner du bon temps avec les femmes du pays. Je sais que je ne fus pas le seul à le faire. Les habitants du royaume du père de mon père s’étaient jetés sur nous comme des enfants se jettent sur de nouveaux jouets et il n’était pas facile de leur résister. Il est vraisemblable que tous les membres restants de mes Quarante prirent des amants ou des maîtresses pendant notre séjour. Il y en avait une en particulier pour qui j’avais un penchant marqué. Elle se nommait Alamir ; souple et vive, avec l’éclat pétillant d’une jeune fille de la moitié de mon âge. Celui qui pouvait être le sien en réalité, je préférais ne pas y penser, même si la question me traversait l’esprit de loin en loin et me plongeait dans le désarroi. C’est elle qui m’avait fourré dans la tête l’idée de fonder mon propre Royaume dont elle eût été la Reine. Une idée que je caressai pendant quelques jours, sans jamais la prendre véritablement au sérieux.

Non, ce n’était pas Alamir qui me retenait en ce lieu enchanteur, pas plus qu’un accès de paresse. Mais Thrance avait fait mouche, sa première hypothèse était la bonne.

C’était la peur.

J’avais acquis la certitude que le père de mon père ne m’avait pas ensorcelé. Il s’était contenté de me faire une proposition séduisante qu’en d’autres temps, Poilar eût refusée tout de go, avec un haussement d’épaules définitif. Et, malgré la fatigue profonde de la longue ascension, j’étais encore capable de la décliner.

Mais c’est mon esprit qui ne parvenait pas à oublier le récit de la mort si étrange de mon père au faîte du Mur. Il emplissait mon souvenir, débordait, tombait en cascade ; et plus j’y réfléchissais, plus son empreinte était profonde en moi. Je m’étais mille fois posé la question : Qu’avait vu mon père au Sommet, qu’avait-il découvert de si horrible que le seul moyen de s’en purger avait été de se jeter dans le Puits de Vie ?

C’est la crainte de cette révélation qui me retenait, ce qui était loin d’être aussi simple que la peur de mourir. La mort ne m’inspirait pas de terreur : elle ne l’a jamais fait. Mais savoir que je risquais de découvrir dans la demeure des dieux quelque chose qui me pousse à mettre fin à mes jours, comme l’avaient fait mon père et ses six compagnons… Voilà ce que je redoutais. Une idée qui me paralysait totalement ; et je me rendis compte que j’étais incapable de partager cette terreur avec mes amis. Je refusai même longtemps de me l’avouer et me persuadai que c’était un amour tout neuf du confort qui me retenait en ce Royaume ou encore quelque sortilège exercé par le père de mon père. Mais il n’en était rien. Il n’en était absolument rien.

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