Deuxième partie

Chapitre 1

La rafale passa en hurlant au-dessus de ma tête, une poussière d’or, arrachée aux petites boules de mimosas, flotta un instant dans l’air, comme un rêve, et disparut. Mais on entendait toujours le vent siffler dans les amandiers maigres. Les rangées de cyprès dont les maraîchers avaient entouré leurs jardins ne parvenaient pas à arrêter sa course malgré leur feuillage serré. Ils ployaient majestueusement, comme une tragédienne à la grande scène du trois, avec des gémissements lugubres.

Eh ben, Monsieur ! le type qui avait inventé le vent il devait être né dans le pays. Quelle tornade ! Depuis huit jours que j’étais là, ça n’avait pas cessé. Au contraire, ça avait pris de l’ampleur chaque jour. On se demandait comment personne n’avait été encore assommé par la chute d’une cheminée. Il y avait trois jours, un train de marchandises avait été renversé dans l’étang de Leucate.

Heureusement qu’il y avait des Allemands à bord, sans quoi ils auraient cru à un sabotage.

Les gens du bled, ils en riaient, ils trouvaient ça normal. Il paraît que ça souffle comme ça les deux tiers de l’année. Et en été, alors, quand ça ne souffle pas, ce sont les moustiques qui contre-attaquent. Et encore ici, à Perpignan, ce n’est rien. Paraît qu’il faut voir Narbonne. Celui qui n’a pas vu ça, il n’a rien vu. Et La Nouvelle, alors ? À la gare de La Nouvelle les pins sont inclinés vers le sud à quarante-cinq degrés. Parce qu’il faut dire qu’il vient du Nord ce Bon Dieu d’ouragan. Et glacé avec ça. À telle enseigne qu’on a beau se couvrir de laine et de cuir, on a toujours l’impression de se trouver à poil au milieu de la plaine.

J’étais couché dans l’herbe rase du fossé, dans ce coin curieux de la banlieue de Perpignan qui s’appelle Les Hortes et qui ressemble à un de ces coins de campagne qu’on retrouve dans les estampes du XVIIIe siècle. Ce ne sont que de vieilles maisons moussues, des ruisselets qui serpentent à travers les jardins et des régiments d’arbres fruitiers. Je suis sûr qu’au printemps ou en été ça doit être gentil, ici.

Mais pour l’instant, dans ce déchaînement forcené des éléments, ça n’avait rien de croquignolet.

Je m’étais planqué là et je fumais tranquillement ma cigarette, relativement à l’abri parce que Monsieur Antoine Pourguès, chef local de la Milice, était venu visiter une maison qu’il possédait là. De l’endroit où j’étais, je ne pouvais pas le manquer lorsqu’il sortirait du jardin pour rentrer à Perpignan.

Oh ! je ne caressais aucun espoir. Tel qu’il était là, je ne pouvais pas l’avoir. Il n’était pas fou, le gars, il était méfiant, il ne sortait jamais qu’avec une équipe de gardes du corps. Ici, par exemple, ils étaient six autour de lui. Et serrés comme une botte de poireaux. On pouvait tirer dans le tas, bien sûr, mais on n’était pas certain d’atteindre précisément le bonhomme et d’ailleurs je ne tenais pas à recommencer à Perpignan, qui n’était pas Lyon, la corrida du quai Saint-Paul. Là-bas, il y avait des ressources, mais ici, pour se planquer, peau de balle, et le lendemain on serait reconnu en pleine rue par vingt-cinq personnes.

Je commençais à en avoir plein le dos, et comment, de cette surveillance. Depuis huit jours que j’étais là, il n’était pas une fois sorti seul, et encore il ne se baladait qu’au milieu de la foule. Je me demande si son garde du corps n’y assistait pas quand il tranchait sa femme, des fois que le Deuxième Bureau profite précisément de cet instant.

Quand j’étais arrivé, je pensais qu’il n’y en avait que pour vingt-quatre heures, deux jours au maximum, et Francis aussi, mais va te faire voir, pas moyen de le jointer. Il me faisait bouffer de l’orge ce mec-là.

Après tout, je travaillais à forfait.

En conséquence de ça, j’étais obligé de changer d’hôtel toutes les nuits, de restaurant à chaque repas et de bistrot à chaque apéritif. Je ne tenais pas, en effet, à ce que les gens s’habituent à ma tête et soient frappés par certaines circonstances. J’en étais arrivé même à éviter de passer dans certains quartiers.

Or, je l’ai dit, Perpignan, ce n’est pas Paris. On en a vite fait le tour. Si ça durait encore huit jours je serais tricard de la ville, je ne pourrais plus sortir et je serais obligé de repartir bredouille.

J’en étais là de mes réflexions par folichonnes lorsqu’une voiture noire à gazogène entra dans la propriété que je surveillais. Qu’est-ce que c’était encore que ça ? Je me levai en m’efforçant de me cacher derrière un saule qui se trouvait là par hasard. Quelques instants plus tard, la bagnole ressortait. Elle était entrée vide, elle ressortait pleine.

J’avais compris. Pas besoin d’explications supplémentaires. La trottinette était venu chercher mon fumier. Je n’avais plus rien à fiche ici.

Je me levai et je crus que le vent allait emporter tous mes tifs et me laisser l’œuf à zéro. Je jetai avec rage la troisième allumette que le souffle de l’enfer venait de m’éteindre et je repartis vers la ville en rongeant mon frein.

Ah ! j’en avais marre, marre à crier ! Il n’y avait donc de chance que pour ce salaud ? Il était inattaquable ? On ne pouvait pas le mettre en l’air comme le commun des mortels ? On avait bien descendu Darlan, que diable ! Et qu’est-ce qu’il était, lui, ce monsieur Antoine Pourguès, d’autre qu’un peu d’ordure, un tout petit tas encore.

Je me rongeais le sang ma parole.

J’allai prendre le pastis dans un bar en terrasse au-dessus de la Têt, à côté du pont du Vernet, et je m’engueulai intérieurement comme ça ne m’était pas arrivé depuis longtemps. À Lyon, le major Bodager devait commencer à croire que je me foutais de lui ou que j’avais la frousse, ce qui, de toutes manières, n’était pas reluisant. Le mieux, évidemment, ce serait de coincer mon phénomène dans un coin obscur, tout seul, et de lui mettre une valse avant de le laisser sur le carreau. Seulement ça, c’était du domaine de l’utopie. Il ne sortait jamais seul et il avait passé l’âge de fréquenter les coins obscurs.

J’avalai mon glass et fis remettre ça. Mon visage, trop longtemps martyrisé par ce vent glacé, brûlait. J’avais l’impression, pas tellement désagréable d’ailleurs, qu’on était en train de me le faire cuire à feu doux.

Je résolus de passer voir Francis et d’aller ensuite lire l’Indépendant au café de la Loge. Car maintenant j’avais compris, la nuit ne tarderait pas à tomber, Monsieur Pourguès ne sortirait plus. Encore une journée de foutue.

Je me disais aussi que l’autre pucelle, à Lyon, elle devait commencer à se faire des cheveux. Je lui avais promis de ne pas la quitter plus d’une semaine. Je comptais, dans ce laps de temps, faire le travail ici et aller cueillir à Leucate les renseignements demandés. C’était trop beau pour être vrai. La pauvre gosse devait à chaque instant attendre le télégramme lui disant de venir me rejoindre.

Surtout, je ne voulais pas écrire avant que tout, ici, soit terminé, j’avais l’impression que ça me porterait malheur et du reste je ne voulais pas donner mon adresse. J’avais un intérêt supérieur à passer inaperçu.

Francis était derrière le bar qu’il avait adjoint à son hôtel.

— Alors, dit-il en me voyant.

— Alors, peau de balle. Je me demande si j’y arriverai un jour.

Je posai mes coudes sur le comptoir. Sans attendre la commande, Francis posa un pastis devant moi. Il commençait à avoir l’habitude.

— Il ne faut pas te décourager. Il n’est pas increvable, ce type.

— Non, mais jusqu’à présent il est increvé, c’est ce qui m’embête.

Je me tus, car une femme d’un âge indistinct, vêtue de noir, venait d’entrer. Sa tenue ne m’étonna pas, car les Catalanes, dès qu’elles ont dépassé l’âge de plaire ou celui qu’elles jugent tel, font abstraction de toute élégance et s’habillent uniformément de noir.

— Oh ! tu peux y aller, dit Francis, avec elle, on ne risque rien. Tiens, je te présente la femme de Joseph, le mécanicien du train qu’ils ont fusillé à Cerbère. Lui, il faisait passer les jeunes en Espagne dans le tender de la locomotive. Arrivés sous le tunnel, les types se débinaient. De l’autre côté, c’est Port-Bou, territoire espagnol. C’est un de ceux que la Milice a balancés aux Fridolins.

— Oui, Monsieur, dit la pauvre femme, d’un air las. C’est bien triste. Et du coup, vous pensez, la Compagnie ne nous fait pas de pension. J’ai deux jeunes enfants, je suis forcée d’aller faire des ménages. Ils sont venus chez nous, les miliciens, et ils ont tout pillé, tout cassé.

Je m’aperçus alors qu’elle était beaucoup plus jeune qu’on ne l’aurait d’abord cru. Ce qui déroutait, c’était cet air désabusé, fatigué, comme si elle n’espérait plus rien et qu’elle n’ait plus le courage de vivre. Je trouvai alors que somme toute, moi, je n’avais pas à me plaindre. J’étais plus heureux que beaucoup d’autres, en définitive. Bien sûr, il y avait Hermine et Jimmy. Je ne les reverrais plus, ces deux-là.

Depuis quelques jours d’ailleurs, Hermine commençait à reprendre en moi la place qu’un instant Claudine lui avait disputée. Mais la partie n’était pas égale. On ne vit pas impunément avec quelqu’un pendant deux piges. Une femme qui n’a passé que deux nuits avec vous ne peut pas prétendre à la même exclusive. Pourtant, on ne vit pas avec les morts.

Hélas si, on vit avec les morts. J’en avais une double preuve, la mienne et celle de cette femme. Elle était plus proche de l’au-delà, cette gonzesse, que de Francis ou de moi. J’étais certain qu’elle aussi avait un fantôme à son côté, le fantôme non seulement de son homme, mais celui de son amour gâché, de son avenir piétiné, de son bonheur perdu. Elle traversa la salle et s’en fut dans la cuisine retrouver la femme de Francis.

— Et voilà ! soupira le bistrot, voilà ce qu’il a fait, ce salaud-là. Des veuves et des orphelins. Ça se comprend déjà mal de la part d’un boche, mais de la part d’un Français, les dénonciations, ça ne se comprend pas du tout.

— Mais qu’est-ce que c’est, définitivement, que cet acrobate ? Il fait ça pour le pognon ?

— Même pas ! Il fait ça par vanité, pour être le chef départemental de la Milice. Pour qu’on dise, en le voyant passer, avec déférence, voici monsieur Pourguès, le chef de la Milice, c’est un homme du Maréchal. Je te leur en foutrais, moi, des hommes du Maréchal.

Il commençait à prendre le coup de sang, Francis.

— Moi, dis-je, j’ai compris. Tant qu’on procédera ainsi, on ne l’a pas, ce mec. Il faut le faire sortir de sa niche par surprise et faire fissa encore.

— Comment veux-tu t’y prendre ?

— Tu es bien renseigné, toi, sur ce type ?

— Ma foi, assez.

— Il n’aurait pas un parent, des fois, dans les environs ? Un parent qui pourrait mourir de mort subite, ou, en tout cas, après une très courte maladie.

— Comment ? Tu veux déquiller toute la famille, alors ?

— Non, ne t’affole pas. Mais laisse-moi faire, tu verras.

— Il y a bien sa belle-mère, qui habite Brouilla.

— C’est loin d’ici, ce bled ?

— Une vingtaine de kilomètres.

— Comment y va-t-on.

— Par le train, ou par l’autobus.

— Tu ne sais pas à quelle heure partent de Perpignan le dernier train et le dernier car à destination de cette capitale ?

— Ça, mon pote, faut voir l’indicateur. Le voilà.

Il résulta de nos recherches que le dernier train appareillait vers cinq heures et demie et le dernier car à six heures moins dix. Donc, à partir de six heures, plus moyen d’aller à Brouilla ni d’en revenir.

— Il faudrait, murmurai-je rêveusement, que je trouve une voiture.

— Tu n’as qu’à demander ça à Raphaël. Il te conduira volontiers. Il travaille pour eux, il te conduira volontiers.

— Mais comment veux-tu que j’explique ça à Raphaël ?

— Bah ! c’est un garçon sérieux, il ne dira rien. D’ailleurs il est des nôtres.

— Du réseau ?

— Non, mais il partage nos opinions, quoi.

— Eh bien, mon vieux ! Ça ne m’étonne plus que la Milice ait eu vent de votre trafic. En somme, tout le monde est au courant de votre activité ? C’est de notoriété publique ? Quand on vous voit passer, avec un paquet sous le bras, les copains qui sont au bistrot disent : Tiens, regardez Francis qui va faire sauter le pont ! C’est à peu près ça ?

— Pas à ce point, dit le bistrot en riant. Mais il est de fait que chez nous on n’est pas très discret. Hé ! qu’est-ce que tu veux, on se connaît tous depuis l’enfance. On sait qu’il faut se méfier.

— La preuve, c’est que vous vous êtes tous fait croquer. Le caïd me demandait de savoir qui, dans le réseau, avait trahi. J’ai compris, personne n’a trahi, mais tout le monde a bavardé. Et surtout, naturellement, avec les filles, histoire de vous faire admirer. Ah ! vous êtes des rigolos.

Francis hocha la tête et remplit les verres.

— Revenons à nos moutons, dis-je. De toute façon, je ne vais pas, moi, m’étaler sur mon turbin. Raphaël ne saura jamais ce que je suis allé faire à Brouilla. Où est-ce que je peux le rencontrer, ton zèbre ?

— À cette heure-ci, tu le trouveras dans un bar de la rue des Cardeurs, tu n’as qu’à les faire tous, il n’y en a que deux ou trois. Ce n’est pas compliqué, il ne se plaît que là, Raphaël, parmi les maquereaux et les putes, quand il n’est pas avec les gitans. Pourtant, ce n’est pas une cloche, caraï ! Il est plein aux as. Avec le trafic qu’il a fait avec les Allemands, il est bourré de pognon, à l’heure qu’il est.

— Je verrai bien.

— Demande-le par là, tout le monde le connaît. Tu lui diras que tu viens de ma part.

— O.K.

Dehors, la nuit était presque entièrement tombée. Comme à la même heure dans toutes les villes de France, l’éclairage bleu, de loin en loin, commençait à s’allumer. Mais ici, pardon, c’était moins sinistre qu’à Lyon.

Les rues étaient pleines de monde, remplies d’un grouillement de peuple bruyant, criard, affairé. J’avais parcouru la ville en plein jour, ces derniers temps. C’était un endroit étrange, plus espagnol que français, avec des artères dignes des villes neuves de Californie, bordées de palmiers, de platanes immenses et de marronniers. De véritables palais blancs et roses s’élevaient à côté de ruelles sordides, telle cette rue des Cardeurs où j’allais, derrière la cathédrale Saint-Jean. Une rue mince comme un fil, dans laquelle le soleil ne descendait jamais et qui était hantée par une société de cloches et de petits truands.

Sur des ficelles tendues d’une fenêtre à une autre séchaient des oripeaux que le vent faisait claquer comme des étendards. De temps en temps, on entendait des cris, mais ça ne troublait personne. C’était quelqu’un qui demandait à l’autre des nouvelles de sa santé, par exemple, ou quelque chose d’aussi anodin. On avait l’habitude.

Je poussai d’abord la porte d’un bar rempli à ras le bord de bicots. Un patron graisseux me déclara qu’il n’avait pas vu Raphaël depuis la veille, mais qu’il devait se trouver chez ses confrères, certainement.

Je les aurais bien trouvés tout seul les confrères, ce n’était pas dur, car ici, la défense passive, on s’en foutait, et comment ! Il y avait toujours des lames de lumière qui sortaient de quelque part. Les Allemands avaient fini par perdre tout espoir d’arriver à un résultat. On leur disait oui, oui, et on recommençait le lendemain. C’était la force d’inertie poussée à un degré insoupçonnable.

Mais le patron tint absolument à m’accompagner à la porte pour me montrer les lieux et places qu’occupaient ses voisins. Peut-être aussi pour aérer un peu sa boutique enfumée, car les Arabes qui recevaient le vent glacé dans le dos râlaient tant qu’ils pouvaient.

Naturellement, c’est toujours pareil, c’est dans le troisième bistrot que je mis enfin la main sur Raphaël. C’était un type maigre, avec des cheveux aile de corbeau dont une mèche lui descendait sur l’œil. Il avait un nez de rapace. Ça ne m’étonnait pas de le savoir fréquenter les gitans. C’en était un lui-même, certainement. En tout cas, il n’avait pas le type catalan, qui est plutôt petit et replet. Il avait plutôt les allures nobles d’un Grand d’Espagne incidemment ruiné et qui commence à se refaire.

Il me tendit la main et me désigna le comptoir en me demandant ce que je voulais prendre. Je choisis le pastis, d’abord parce que c’est ce que je préfère, ensuite parce que je me dis que l’alcool tuerait certainement les microbes que, la nuit, les punaises devaient promener dans tout l’établissement.

— Qu’est-ce que vous désireriez ? demanda-t-il. Puisque vous venez de la part de Francis, je suis à votre entière disposition. C’est un de mes meilleurs amis. Nous avons fait la guerre ensemble et nous nous sommes évadés ensemble. J’avais autre chose à faire qu’à perdre mon temps chez ces excités, vous pensez.

Le bistrot, d’instant en instant, se remplissait davantage et tout ce joli monde, misérable, mal fringué, puant le tabac synthétique et le pinard, vociférait si fort qu’on était obligé d’élever la voix pour se faire entendre.

— Je voudrai aller à Brouilla, dis-je.

Raphaël me regarda avec surprise.

— Mais, dit-il, il y a un train et un autobus.

— Oui, mais pas après six heures.

— J’ai compris, dit-il en riant, vous les avez manqués tous les deux et vous tenez absolument à rentrer ce soir. Eh bien, mais je vais vous reconduire.

— Ne vous dérangez pas, répondis-je, ce ne serait pas pour ce soir, mais pour demain.

L’étonnement de Raphaël ne connut plus de bornes.

— Vous savez déjà que vous allez rater le train demain ! s’exclama-t-il.

Je me contentai de hocher la tête.

— Je vois, dit-il, c’est une histoire de femmes.

— Si vous voulez, répliquai-je.

Je ne me souciais pas de me lancer dans les explications. Je préférais, à tout prendre, que mon conducteur s’imagine ça. Quand il s’apercevrait de quoi il s’agissait, en réalité je serais loin.

— C’est entendu, accepta Raphaël. Où voulez-vous qu’on se retrouve.

— Pourquoi pas ici ? Vers six heures moins le quart ?

— C’est entendu, dit-il, je serai là demain soir à l’heure dite.

Je goûtai le pastis avec appréhension. Comment que j’avais tort ! C’était du bon, ça, du vrai, de la véritable absinthe d’avant la guerre de quatorze.

— Il est drôlement chouette, votre pastis, dis-je.

— C’est du clandestin, vous pensez bien, mais c’est de la camelote de paysan, vous pigez ?

Je pigeais si bien qu’on s’en envoya quatre tournées et que je négligeai complètement d’aller me repaître de la prose du canard local. Je ne quittai Raphaël que pour aller dîner à l’hôtel de la Poste.

Le pastis m’avait rendu un semblant de gaieté, mais je la reperdis aussitôt. Ah ! que la vie aurait été belle sans ce vent maudit qui arrivait sur moi du bout du monde à la vitesse d’un train express.

Décidément, ce soir-là il faisait trop mauvais et je décidai de ne pas changer d’hôtel. Comme ils n’étaient pas plus chauffés les uns que les autres, ça ne changeait rien à l’affaire, et d’ailleurs je sentais que maintenant ça allait flamber comme une allumette et bientôt encore — plus tôt, de toute manière, que Pourguès ne l’espérait.

Le lendemain, je rencontrai Raphaël au rendez-vous. Il était précis comme une montre, ce gars-là. Sa voiture nous attendait au coin de la rue, on grimpa dedans et on partit en trombe.

— Alors, comme ça, vous voulez aller à Brouilla ? demanda Raphaël en appuyant à fond sur le champignon sitôt qu’on fut sorti de la ville.

— Oui, dis-je, mais je veux aussi en revenir, allez-y mollo.

— Oh ! on ne risque rien. Jusqu’à Corneilla, la route est droite comme un i. On ne rencontre d’ailleurs, à cette heure-ci, que quelques rares camions allemands, les attelages sont tous rentrés, il y a plus d’une heure qu’il fait nuit. Je l’ai assez faite, quand j’étais peillarot.

— Qu’est-ce que c’est que ça, peillarot ?

— Peillarot, peil de liapinn ! hurla-t-il à pleine voix. Chiffonnier, quoi, reprit-il plus doucement.

Je commençai à me dire que les chiffonniers, dans cette guerre, ils me faisaient l’effet de prendre un peu de pognon, tous tant qu’ils étaient.

Il y eut un silence, puis mon type reprit :

— Et tout ça, pour une femme. Si on se cassait la gueule, maintenant, ce serait pour une histoire d’amour. Vous ne trouvez pas ça magnifique, vous ?

— Non, dis-je, imaginez que je tiens à ma peau, moi, dur comme fer. C’est la seule redingote que m’ait donnée le Bon Dieu, et si je la déchire il ne me la remplacera pas. Alors, merci beaucoup.

Qu’est-ce que j’avais fait de lui laisser croire que c’était une histoire de fesses ! Voilà que maintenant il était parti sur le chapitre féminin. Il tint absolument à arrêter la traction pour me montrer les photos de trois tordues plus moches les unes que les autres. L’une était sa légitime, les autres ses deux maîtresses. On se demandait s’il gagnait au change. En plus de ce harem, il avait une sœur, plus jeune que lui, célibataire, « belle comme un astre », qu’il menaçait de me faire connaître. On aurait dit, parole, qu’il voulait me la jeter dans les bras. Il s’était pris pour moi d’une amitié frénétique et uniquement axée sur la collaboration sexuelle, si je puis dire. Je me jurai d’éviter soigneusement la rue des Cardeurs désormais.

On ne mit pas vingt minutes pour arriver à Brouilla. Je laissai mon zèbre au bistrot, devant un pastis qui sentait l’eau de Cologne, et je me ruai au bureau de poste.

J’expédiai à M. Antoine Pourguès un télégramme ainsi conçu :

« Fortement indisposée, impossible venir dimanche. Rien de grave ».

L’essentiel était évidemment que Pourguès sache sa belle-mère malade, mais qu’il ne s’affole pas au point de rappliquer à Brouilla ventre à terre. Je savais d’autre part que la voiture qui était venue le prendre aux Hortes ne lui appartenait pas. S’il recevait le télégramme après le départ du train et du bus, il n’irait pas déranger ses amis pour une peccadille.

La première partie était jouée. La comédie se terminerait tard dans la nuit. Je revins à pas moins pressés au bistrot où m’attendait Raphaël.

Le vent hurlait toujours dans les petites rues mal pavées de ce village désert. En outre, ici, le black-out était total, on n’y voyait que dalle. C’était cafardeux au possible, je me faisais l’effet d’être le dernier survivant de la planète après qu’un cataclysme y serait passé, et d’errer solitaire dans des ruines, par une nuit atroce, en attendant une mort qui ne tarderait pas à venir.

Je relevai le col de ma canadienne et frissonnai.

Le bistrot était sur la grand-route et je le retrouvai sans peine. Raphaël était appuyé au zinc, et, pardi, l’animal, il était déjà en train de faire la cour à la patronne.

Je ne voulais pas le presser, par politesse, pourtant il me tardait d’être de retour à Perpignan. Il me semblait qu’il y faisait moins froid, et puis c’était moins cafardeux qu’ici.

— Alors, dit-il, quand nous fûmes à nouveau installés dans la bagnole, vous avez été bien rapide. Ça n’a pas marché ?

— Non, répondis-je, je n’ai rien pu faire, le mari était là.

— Resang de Deu ! s’écria-t-il. Il avait l’air sincèrement désolé.

Et tout le long de la route il ne cessa de me parler de ses conquêtes ; de ses aventures et des terribles emmerdements qu’il avait eus avec les maris de ses amoureuses. L’un d’eux, une fois, l’avait poursuivi avec un couteau. Mais il s’était toujours arrangé pour avoir le dernier mot et laisser son adversaire cocu, battu et mécontent.

Nous arrivâmes à Perpignan dans le même temps record. Il faut reconnaître d’ailleurs qu’il conduisait admirablement, il avait une maîtrise de lui-même exceptionnelle.

Il me demanda ce que je faisais maintenant. Craignant par-dessus tout qu’il ne tente de m’embarquer dans une aventure sentimentale avec une guenon dans le genre de celles dont il m’avait montré les photos ou qu’il ne tienne à m’amener derechef chez sa sœur, je lui dis que j’étais fatigué, que la mésaventure de ce soir m’avait profondément déçu et que le vent, c’était d’ailleurs vrai, me rendait l’existence invivable. Dans ces conditions, j’allais manger au trot et j’fonçais dans mon pieu.

— Allons boire le dernier pastis quelque part, dit-il.

Je proposai le bar de la rue des Cardeurs. J’avais gardé de leur absinthe un souvenir impérissable. Mais il tint à tout prix à me mener ailleurs.

Il connaissait, assura-t-il, un autre endroit où l’anisette était fameuse, ça nous changerait du pastis et il me ferait connaître quelques-uns de ses copains.

Marche pour les copains. Mais je lui fis d’abord promettre de me ramener à proximité de l’hôtel de la Poste. Il n’y vit pas d’inconvénient et me dit qu’au demeurant, c’était à deux pas de là, au marché de gros.

Chapitre 2

Nous laissâmes la voiture au bord de la Pépinière, devant une grande baraque en bois qui se dressait, seule, sous un platane immense, à la limite du marché de gros.

De l’autre côté, il y avait sa sœur jumelle qui servait de gare routière et de base aux autocars qui grimpaient jusqu’à Saint-Paul-de-Fenouillet.

La nuit était bousculée de vent et ce souffle effrayant était ici à son apogée parce que c’était le royaume de l’obscurité et du silence. Le quartier était absolument désert et ne s’éveillerait que dans quelques heures, un peu avant l’aube, lorsque s’ouvrirait le marché.

Pour l’instant, il n’y avait pas un chat et on n’entendait que le sifflement de la tempête dans les grands arbres voisins.

Au front de la baraque, toute peinte en vert comme une guinguette, on lisait buvette. Et il fallait bien ça, parce qu’autrement personne n’aurait supposé qu’un bistrot se tenait là-dedans.

Raphaël poussa la porte et entra le premier.

Tout de suite, la rue fut envahie par le vacarme. Il y avait bien là cinquante ou soixante gitans qui parlaient fort, agitaient les bras et avaient toujours l’air de s’engueuler. D’autres, dans un coin, assis devant des demis ou des verres de rouge, poursuivaient silencieusement un rêve inconnaissable. Certains portaient de longues moustaches cirées, mais la plupart étaient rasés de près et leur visage bistre respirait la prospérité. Rares étaient les mal vêtus. On sentait que même ceux qui portaient la blouse bleue du maquignon et promenaient un énorme gourdin ou un manche de fouet avaient le portefeuille beaucoup plus garni que la plupart des zazous. Ces mecs ne vivaient que pour l’argent, que pour gagner de l’argent, que pour dépenser de l’argent. Car s’ils étaient intéressés, ils n’étaient pas avares. Ils savaient faire valser les gros billets comme tout le monde.

Je me sentais quand même un peu gêné au milieu de cette foule bigarrée, braillarde, qui gesticulait et parlait fort dans une langue incompréhensible pour moi, qui était certainement de l’espagnol ou, en tout cas, du catalan d’Espagne. Personne ne fit attention à nous.

Quelques chauds regards noirs se posèrent sur moi, mais se détournèrent tout de suite. C’était visible que je n’intéressais pas ces types. Ils continuaient leurs palabres avec la même ardeur que si je n’avais pas existé.

Nous nous approchâmes du bar et Raphaël commanda deux anisettes qui, lorsqu’on y mit de l’eau, se troublèrent et devinrent blanches comme du raki. Ce n’était pas l’absinthe qu’on avait bue rue des Cardeurs, cela n’avait d’ailleurs qu’un rapport lointain avec le pastis, mais ça valait le coup, et comment !

C’était fameux.

Raphaël m’apprit que c’était de l’anisette espagnole qu’on avait passée en contrebande.

— Ça marche encore, la contrebande, malgré la guerre ? dis-je.

— Plus que jamais ! Ici, en France, il n’y a rien, alors on va la chercher dans les ventas du Perthus.

— Mais je croyais que c’était zone interdite ?

— Naturellement, c’est zone interdite, mais il y a tout de même des gens qui y habitent. Et ils en descendent souvent. D’ailleurs, la plupart des gitans que vous voyez ici, ils ont élu domicile là-haut. Un domicile fictif bien entendu. Mais on a des amis ou des parents. Or, au Perthus, il n’y a qu’à traverser la route : d’un côté c’est français, de l’autre c’est espagnol.

— Mais alors, pour se barrer chez Franco, ça doit être l’enfance de l’art ?

— Pas tant que ça, répondit le gitan en hochant la tête. Pour que les Allemands vous accordent un laissez-passer, si vous n’êtes pas du coin, c’est un vrai bordel. Ils sont chinois, vous ne pouvez pas savoir. Vous comprenez qu’ils ne sont pas si bêtes que ça. Il y a longtemps qu’ils ont compris.

— Mais il y a quand même des gens qui passent ?

— Il y a toujours des gens qui passent. Vous avez des types, ils sortiraient d’une ratière rien qu’en la rongeant avec leurs dents. Il ne faut pas hésiter à risquer sa peau, voilà tout. Tenez, votre ami Francis, je peux bien vous le dire, puisqu’aussi bien vous finirez par le savoir… Il s’occupe précisément des passages. Il en a expédié quelques-uns, je vous prie de le croire ! Des Juifs, des parachutistes, des types emmerdés par les Frizés… De tout, quoi.

Il paraissait drôlement bien rencardé, Raphaël, sur les activités du petit copain ! Ce n’était pas étonnant si, il y a quelque temps, il y avait eu des salades… Ça ne faisait que confirmer mon opinion première.

Je priai le patron, le seul, avec moi, qui ne soit pas gitan de toute l’assemblée, de nous remettre ça.

— C’est comme les contrebandiers, continuait cependant Raphaël. Ici, on est contrebandier de père en fils, comme d’autres sont coiffeurs. Tout le monde le sait, même les douaniers. Mais les mecs ne sont pas fous. Faut pas croire qu’ils prennent le chargement devant leur porte, qu’ils traversent le village et s’en vont tranquillement. On ne voit ça qu’au cinéma. Ils vont, moyennant une caution, près de la frontière, louer deux ou trois mulets à des fermiers, qui ne vivent que de ça. Maintenant, au Perthus, bien sûr, si vous avez besoin d’un litre d’anis, d’une tablette de chocolat ou d’un paquet de cigarettes, vous allez le chercher en face. Aussi la population civile, même française, elle ne veut pas de notre pognon. Allez leur proposer seulement dix balles, vous verrez comment vous serez reçu !

Alors, depuis la guerre — déjà qu’on passait de la dentelle, de l’alcool, des allumettes ou du tabac — , on transporte aussi des pneus, des rouleaux de films vierges et même des hommes. Le fuyard c’est devenu une marchandise comme les autres.

— Et il n’y a jamais eu d’histoires ? Aucun passeur ne s’est jamais permis de balancer son client ?

— Jamais ! répondit Raphaël avec indignation. Maintenant, évidemment, je ne vous garantis pas que tous les passagers soient arrivés à bon port, surtout lorsqu’ils avaient du pognon.

— Et vous dites que ces gitans ?

— Sont des passeurs, comme tout le monde.

À ce moment, une fille entra dans la salle, si belle qu’elle coupa le fil de mes pensées. Ma parole, tout s’effaça et je ne vis plus qu’elle. Nous étions seuls dans le bistrot et elle marchait à ma rencontre. Elle se dirigeait vers moi.

Elle avait posé ses grands yeux noirs sur les miens et elle me souriait. Qu’est-ce que c’était encore que cette poupée ? J’étais bien sûr de ne l’avoir jamais rencontrée. Si j’avais eu une pareille veine, vous pensez si je m’en souviendrais ! Ce sont des mômes qui ne se laissent pas oublier.

Elle marchait toujours à ma rencontre, en portant son sourire comme un ostensoir devant elle. Ce n’est que lorsqu’elle fut à un mètre de nous que je m’aperçus que ce n’était pas moi qu’elle regardait, mais Raphaël. Ses yeux ne m’effleurèrent même pas. C’était pour cette grande vache prétentieuse qu’elle souriait, la pépée. Ça m’en fit mal au ventre. Une si belle fille pour un tordu de cette catégorie ? C’était intolérable.

C’est marrant, du coup je me mis à le détester, mon guide. Il me devint antipathique, subitement.

— Tiens ! s’écria Raphaël, voilà Consuelo ! Tu as bien fait de venir, chica, je vais te présenter à un de mes amis.

Moi, l’ami de cette cloche ?

— Voici ma petite sœur, dont je vous avais parlé et que j’avais promis de vous faire connaître, ça tombe bien, comme vous voyez.

Il se tourna vers la fille qui maintenant m’adressait son rouge sourire à moi personnellement.

— Je te présente monsieur… monsieur…

Je tendis la main à la môme et m’inclinai légèrement.

— Maurice Labouye, dis-je.

Qu’est-ce qui lui avait pris, à Bodager, de me donner un nom si moche ? J’aurais aimé m’appeler Serge Grave, par exemple, ou Alain Cuny[7]. Mais Maurice Labouye, je vous demande un peu !

La mignonne parut ne pas faire attention à la déplorable esthétique de mon nouveau patronyme et s’en contenter fort bien. C’est vrai que le nom ne sert pas à grand-chose. Ça sert à cataloguer les gens, pour pas qu’on se goure, un point c’est tout.

Je m’écartai un peu de manière que Consuelo puisse s’approcher du bar, entre nous deux et je lui demandai ce qu’elle comptait prendre.

Elle ne crachait pas sur le pastis, figurez-vous. Elle en commanda un avec une grâce pleine d’insolence comme si elle faisait l’aumône au loufiat en lui adressant la parole, puis elle tira de sa poche un petit cigare noir tout tordu et l’alluma tranquillement, comme-si ça avait été une Lucky Strike.

Personne ne fit attention à cette singularité. Mais, par contre, les autres mecs s’étaient bien aperçus de la présence de cette jument de luxe et la regardaient avec envie. Je me sentais tout fier d’être en compagnie d’une aussi belle poule. La fierté que l’on éprouve à arborer un beau châssis à côté de soi est la première des multiples satisfactions que nous donne la femme. Et celle-ci, ce n’était pas du chiqué. Ce n’était pas seulement son maquillage qui l’embellissait.

Elle ne portait pas cet accoutrement barbare des gitanes, elle était habillée comme tout le monde d’un manteau rouge et d’un tailleur noir. Elle ouvrit d’ailleurs son manteau et, dans le geste qu’elle fit pour arranger la ceinture de sa jupe, elle se cambra et sa poitrine s’offrit, pointue, provocante, frémissante.

C’était facile de voir qu’elle ne portait pas de soutien-gorge. Visiblement, elle n’en avait pas besoin. Elle avait des seins en poire, hauts, gonflés et qui semblaient devoir percer la soie blanche du chemisier. Vingt Dieux ! quelle gonzesse !

Je me mis à trembler de désir, si fort que je faillis renverser mon verre de pastis.

Si j’avais su que c’était à cette fille qu’il voulait me présenter, Raphaël, lorsqu’il parlait de sa sœur, comment que j’aurais accepté tout de suite. Mais allez donc supposer qu’un mec qui a une tête de bandit d’opérette, qui dispose de deux maîtresses et d’une femme dont le seul regard ferait cailler le lait, peut avoir une frangine qui est une des merveilles de ce monde pourri ? Ça devait être un drôle d’artiste, le père de Raphaël. Il avait dû s’y prendre à plusieurs nuits pour fignoler un pareil chef-d’œuvre. Il n’avait pas dû faire ça d’un seul coup.

De plus elle était jeune, cette fille, exactement comme je les aime. Une femme, pour moi, il faut que ce soit une poupée, une gosse qu’on berce dans ses bras et qu’on gâte. Au-dessus de vingt-cinq ans, la femme ce n’est plus ça, elle a une expérience de la vie trop grande, elle calcule trop, et si elle essaie de jouer les petites filles c’est fini, elle tombe dans le ridicule.

Consuelo choqua son verre contre le mien et me regarda à nouveau en souriant. Elle devait bien savoir, la garce, l’effet qu’elle faisait sur les hommes, ça se devinait à ses yeux brûlants et doux comme un baiser, et qui contenaient de telles promesses que saint Antoine, devant une pareille tentation, n’aurait pas fait un pli.

— Vous êtes de Perpignan même ? demanda-t-elle avec un accent chantant.

Cette manie qu’ont les Catalans d’ajouter toujours même au nom du lieu où ils habitent ne lui manquait pas. À telle enseigne qu’ils arrivent à dire Pia mattei alors que Pia ne comporte pas de banlieue pour l’excellente raison que s’il y a dans ce bled huit cents ou mille habitants, c’est le bout du monde.

— Non, répondis-je, d’une voix que je ne me connaissais pas, je suis Parisien. Je viens de Paris.

Il y eut un éclair dans ses yeux et elle me regarda avec un intérêt accru.

— Je ne suis jamais allée à Paris, j’aimerais tant ! Tu m’y amèneras, Raphaël ?

— Que veux-tu que je fasse de toi à Paris ? s’exclama l’autre qui tenait sans doute à se réserver dans la capitale des nuits au cours desquelles il lui était difficile d’accompagner sa sœur. Tu es une gamine.

— J’ai dix-neuf ans ! s’écria-t-elle.

— Et après ? Qu’est-ce que c’est que ça, dix-neuf ans ? Si on te serrait le nez il en sortirait du lait. Paris n’est pas fait pour les enfants.

Je pensai qu’à l’heure actuelle il n’était pas non plus fait pour les grandes personnes.

La môme tapa du pied avec impatience.

— Tu n’es pas gentil, dit-elle, furieuse.

— Vous viendrez avec moi, dis-je en souriant.

Elle se tourna vers moi et me rendit mon sourire.

— J’aimerais bien, dit-elle.

— C’est ça, grommela Raphaël, emmenez-la et qu’elle nous foute la paix avec son Paname. Mais je vous promets que vous auriez un sacré boulot. Vous ne savez pas que cette gosse-là s’est mis dans la tête de faire du cinéma depuis qu’elle a vu un film à Collioure ?

Il leva les yeux au ciel et s’envoya son verre cul sec. Après quoi il s’excusa et fila vers les lavabos.

— C’est vrai ? Vous aimeriez tant que ça voir Paris ? demandai-je.

— Oui, dit la fille, j’aimerais beaucoup.

— On verra si je peux trouver un arrangement, dis-je, quand j’aurai terminé mes affaires ici. Est-ce que je vous reverrai ?

— Bien sûr, répondit-elle. Voulez-vous qu’on se retrouve demain à la même heure au café du Castillet ?

Si je le voulais !

— Ne le dites pas à mon frère, chuchota-t-elle en mettant sa main sur mon bras.

Celui-ci, déjà, revenait des waters.

— Vous pensez ! répondis-je, je ne suis pas dingue.

Je savais pourtant que le temps passait, mais je ne pouvais pas me résoudre à quitter le coin. J’essayais de me persuader que c’était l’ambiance qui me plaisait, cette tiédeur et ce remugle de bête que les maquignons portent sur eux malgré leurs cosmétiques et leurs parfums violents, tandis que le vent, au-dehors, hurlait et secouait la baraque. Je m’efforçais de trouver un intérêt à ces visages mats, dont la lumière chiche accusait les traits. Je me faisais l’effet de n’être plus en France, mais très loin, dans un pays barbare, dans un bar ouvert sur un port de commerce fréquenté seulement par des rafiots. Mais Consuelo était l’âme de ce bar, c’était elle qui en était la vie, l’essence, et non ces fantoches qui discutaient trop fort de choses sans importance. La preuve, c’est que lorsqu’elle fut partie avec son frère et que j’eus entendu la voiture démarrer, je me demandai, devant le dernier verre d’anisette, ce que je foutais là et je m’engueulai moi-même en me disant que je n’avais pas de temps à perdre et que ce n’était pas le moment de jouer au petit soldat.

Je payai donc la dernière tournée, penchai mon galure sur mes yeux et fonçai dans la nuit. Le coin était encore plus désert que tout à l’heure, si c’est possible. Il n’y avait pas un chat au sens le plus strict du terme. Je pensais que c’est là que j’aurais aimé trouver mon milicien. On aurait rigolé un tantinet, tous les deux. Malheureusement, ce salaud habitait le centre de la ville, dans une rue qui traverse de la place Arago à la rue je ne sais plus comment, où se trouve le commissariat de police. Et ça, pour ce que j’avais à faire, ça ne m’arrangeait pas du tout.

Il commençait à se faire tard. Raphaël et moi on avait passé un temps infini au bistrot à nous raconter des histoires, et maintenant il n’était pas loin de neuf heures. J’allai casser la croûte sans trop me presser tout de même car je ne pouvais faire quelque chose d’efficace qu’à la limite du couvre-feu ou après.

Pendant tout le repas, j’essayai de penser à mon affaire, mais c’était toujours à Consuelo que je revenais. Je ne songeais qu’à ses yeux profonds, je revoyais le dessin mutin de sa bouche et je me disais qu’il fallait vraiment être vicieux pour continuer à s’occuper d’histoires comme celle sur laquelle j’étais, alors que ç’aurait été si simple, moins fatigant et moins dangereux de courir les filles comme le faisait Raphaël. Mais baste ! J’étais dans le bouillon, il fallait que je m’en sorte, d’une manière ou d’une autre. Maintenant, plus moyen de revenir en arrière. J’étais engagé à fond. Ça n’aurait servi à rien d’autre qu’à me faire descendre moi-même, soit par les Allemands soit par les Américains, car je supposais que Bodager n’était pas un type à se laisser doubler. Il devait intervenir, dans ce cas-là, discrètement mais efficacement.

Au demeurant, je n’avais aucune envie de tout lâcher. Pour me rendre ma volonté et mon courage, il me suffisait de penser à Jimmy, mort, couché sur le trottoir lyonnais. Il y avait aussi un nouvel élément de haine qui intervenait, maintenant, c’était cette pauvre femme que j’avais rencontrée chez Francis, cette malheureuse veuve dont Antoine Pourguès avait fait fusiller le mari.

Je mangeai relativement bien et je lus tranquillement le journal jusqu’à dix heures et demie. Mais quant à savoir ce dont il parlait, c’était macache. J’avais trop de pensées diverses pour m’intéresser aux événements internationaux et aux salades des journalistes. Leurs histoires ne m’intéressaient pas du tout.

Lorsque je jugeai que le moment était venu, je m’en fus à petits pas vers la place Arago.

Les rues étaient désertes. L’approche du couvre-feu avait chassé les passants. On ne rencontrait que de rares spécimens d’humanité, frileusement enveloppés dans leurs manteaux et qui se hâtaient vers leurs domiciles. Il n’y avait de vivants que les drapeaux allemands qui, le long de la Basse, claquaient au fronton de la Kommandantur, les arbres secs qui ployaient en gémissant et la poussière qui tourbillonnait en rondes blêmes, comme des sylphides égarées au centre d’une ville. C’était pire que moche, c’était désespéré.

Tout était si calme que je sortis mon revolver en pleine rue et l’examinai. Il était paré, prêt à gicler. Il me suffit de faire glisser une balle dans le chargeur pour que tout soit absolument au poil. Pourguès, maintenant, était au bord de son destin. Il n’avait plus que quelques instants à vivre. Je ne sais pas ce qu’il était en train de fabriquer, à l’heure actuelle, mais s’il avait su ce qui l’attendait, il aurait passé son temps à chanter la messe des agonisants plutôt qu’à chatouiller sa femme, c’est moi qui vous le dis.

Je traversai une place Arago encore plus noire et plus déserte que le reste. Mais de l’avenue qui mène à la gare venaient deux Allemands. Je me planquai dans un renfoncement du Palmarium, une espèce de grand machin en bois et en verre construit à cheval sur la rivière, et je les laissai passer. Ils discutaient entre eux avec animation, d’ailleurs, et ne firent aucune attention à l’ombre plus noire que j’étais.

Je regardai ma montre-bracelet. Onze heures moins dix, fallait faire vite. Je ne tenais pas à me balader en ville après le couvre-feu avec un pétard dans ma poche dont je venais de me servir. Si je me faisais épingler, ma carrière d’agent secret serait tout de suite finie. Donc, fallait jouer les citoyens respectueux des lois et rentrer au dodo à l’heure. D’ailleurs, il me tardait que cette corvée soit terminée. J’en avais marre du vent, de la poussière, de la Milice, des mimosas, de tout. Je voulais me retrouver seul avec le sourire de Consuelo. En attendant mieux, bien entendu.

Je levai la tête et regardai le numéro.

Bon. C’était là. Je m’étais rencardé et je savais que cette crapule habitait seul cette belle maison, je veux dire avec sa femme et sa fille qui devait avoir dix-huit à vingt ans, mais il n’y avait pas d’autre locataire. À l’heure qu’il est, ils devaient avoir reçu mon télégramme et ils étaient fermement persuadés que la vieille était malade. Il ne se doutait pas, Antoine, qu’il allait claquer avant elle, cependant.

Je regardai autour de moi. Il n’y avait rien de suspect ni de menaçant. Ce qui m’agaçait, c’était la proximité du commissariat de police. Mais ce n’était pas le moment de me dégonfler. Fallait y aller. J’allai carrément à la porte et me mis à taper dedans comme si j’avais eu un fauve sur les talons. Puis je me reculai contre le mur d’en face et sortis mon feu.

Au premier étage, la lumière s’alluma. On la voyait filtrer à travers les jalousies. La fenêtre s’ouvrit enfin et une femme apparut. Je cachai précipitamment mon pétard que j’avais levé.

— Qu’est-ce que c’est, demanda-t-elle en se penchant.

— Monsieur Pourguès ? demandai-je.

— C’est pourquoi ?

— Il faut qu’il vienne tout de suite. Sa belle-mère est au plus mal. Je viens exprès de Brouilla pour ça.

La femme eut un cri.

— Maman ?

Ça devait être la femme à Antoine, cette poupée. Elle n’avait pas l’air si mal que ça. Comment avait-elle pu faire pour épouser un pareil fumier.

Une tête d’homme s’encadra dans la baie. Ce coup-ci, pas de doute, c’était mon type.

— Ma belle-mère est malade ? demanda-t-il en se penchant.

— Pas tant que toi, pourriture ! hurlai-je en levant mon feu.

Et je tirai. Je ne voyais rien d’autre que cette tête trop grasse. Tout le décor s’était effacé, j’avais perdu toute sensation, j’avais oublié le vent, le froid et l’amour. Même la peur. Il n’y avait que ça, pour l’instant, cette tête de salaud au bout de ma ligne de mire. Je lâchai deux coups de feu qui claquèrent comme des coups de fouet.

Le milicien porta les mains à son visage, poussa un cri et, tombant en arrière, disparut. Il y eut une demi-seconde de silence. La femme, apparemment, n’avait pas compris tout de suite. Lorsqu’elle réalisa, j’avais tourné les talons. De la fenêtre ouverte venaient des cris affolés et les hurlements de désespoir d’une femelle en transes.

Avec les faffes que j’avais, j’aurais pu balancer mon Colt dans un égout et passer tranquillement. J’aurais dit aux flics que j’avais vu un type passer en courant. Ils m’auraient cru ou ils ne m’auraient pas cru, le prix était le même. Ils ne pouvaient rien prouver contre moi. Je n’étais pas du pays, je n’avais jamais parlé à ce type et je n’avais aucun mobile apparent. Mais je tenais trop à mon soufflant et je préférai mettre les voiles à toute pompe dans la direction de la place Arago.

J’entendis courir derrière moi. Quelqu’un cria : « Halte ! »

Tu parles ! Je ne fis qu’allonger, au contraire. Ce salaud-là n’hésita pas. Il tira. Je n’entendis ni le passage ni l’arrivée de la balle. Peut-être qu’il fit feu en l’air. Mais la deuxième, elle était bien dans ma direction. Je me retournai, furieux, et bien décidé à ratatiner le type. C’était un flic français et je n’osai pas. Ça n’est pas que j’aie des préjugés, mais quelque chose me retint, quelque chose d’inexplicable, sur le moment. Je ne compris que plus tard cette répulsion à ouvrir le feu sur un uniforme français. C’est que sans doute, sans même m’en apercevoir, à ce moment-là je songeai aux deux inspecteurs à qui je devais la vie. C’est Martin qui retint mon doigt, crispé déjà sur la détente.

Oui, mais puisque je me refusais à faire feu sur ce type, qui était loin, apparemment, d’être de la race des Martin et des Simon, il fallait disparaître au plus vite de cette foire aux châtaignes car le mec, lui, n’avait pas mes scrupules et il me canardait comme si ç’avait été là le but et la justification de toute son existence.

Je bondis derrière le socle d’Arago et tirai deux cartouches, approximativement, histoire de calmer un peu les ardeurs de ce monsieur. J’entendis un bruit de vitre cassée. Ça devait être la vitrine de la pâtisserie en face qui avait dérouillé. Ça allait encore faire un bienheureux, ça. Il n’y avait plus moyen de mettre la main sur des glaces. Faudrait qu’il colle une planche sur sa boutique.

Tant que je n’avais pas réagi, ça s’était encore bien passé, il se donnait à fond, le gars. Mais lorsqu’il entendit les claquements de mon Colt, ce fut une autre paire de manches. Il ne tenait pas à y laisser sa peau non plus, le poulet. Il arrêta les frais. Sans doute qu’il dut s’abriter dans une porte quelconque, fermement persuadé qu’il l’avait échappé belle. Demain il raconterait à qui voudrait l’entendre que la balle était passée à un doigt de sa tête et que… Bon. Pas besoin de s’attarder là-dessus. Pour l’instant il fallait sortir de là.

Je fis un bond et me lançai à fond de train vers le pont d’Envestit. Quand il me vit passer comme une flèche, le flic perdit les pédales. Il y alla de son chargeur. J’avais déjà tourné le coin de la rue qu’il tirait encore.

Là, j’hésitai. Je me demandai où j’allais bien pouvoir passer. Si je prenais la rue des Augustins j’étais marron. Avant que j’arrive à l’autre coin, le flic serait sur mes talons.

Alors, tant pis, je me lançai à fond dans la venelle noire qui longe les bâtiments du Collège. Un vrai traquenard, une chaussée mal pavée, défoncée, dans laquelle le vent donnait un concert sinistre. Je me jetai là-dedans comme on se balance dans la flotte. Quand je fus au bout je me retournai pour voir si j’étais suivi. À l’extrémité de cette espèce de tunnel, je vis deux flics passer à toute pompe la cape au vent. Je restai là un instant, juste le temps de reprendre mon souffle. Derrière les flics vinrent deux fridolins qui avaient l’air de fouiller le coin. Ils avaient tous les deux la mitraillette en batterie et je me dis que ce n’était pas le moment de moisir ici car, autrement ça allait faire du vilain.

Mes coups de pétard avaient fait l’effet d’un caillou dans une mare pleine de grenouilles. Tout le monde avait sauté en même temps. Tout le quartier devait être en ébullition.

Pourtant, à travers ces barrages qui allaient être organisés, s’ils ne l’étaient déjà, il fallait que je passe et que j’arrive à mon hôtel. Ou, en tout cas, dans un coin quelconque où je puisse passer la nuit peinard. C’était la condition essentielle de mon sauvetage.

La venelle faisait un coude. Je continuai ma route. Au bout du chemin, devant moi, s’ouvrait un boulevard qui devait être le boulevard Saint-Martin. Effectivement, je suivis le long mur de briques rouges de l’ancien hôpital militaire et je tombai pile devant l’hôtel du Canigou. Ça alors, c’était un hasard !

Mais je m’arrêtai net, étreignant mon pétard nerveusement.

Une ombre était dissimulée dans la porte de l’hôtel, comme si elle attendait quelqu’un. Qui était encore ce zigoto et qu’est-ce qu’il pouvait bien foutre là à cette heure impossible ?

Chapitre 3

L’ombre était toujours immobile. D’un calme inquiétant. Je me dis qu’il ne fallait quand même pas s’affoler et que de toute façon je ne pouvais pas rester dehors jusqu’à la Saint-Glinglin.

Le vent, par instants, m’apportait des appels et le roulement des sifflets de police. La chasse à l’homme continuait.

Je résolus de me mettre en route en prenant mes précautions. On verrait bien. Je glissai le revolver armé dans la poche de ma canadienne et je me mis en marche. Lorsqu’elle me vit émerger de la venelle, l’ombre s’agita. Je me tenais sur mes gardes, le pétard braqué sur elle, prêt à la sucrer s’il le fallait.

— Maurice ! chuchota l’inconnu. Ho ! Maurice.

Je m’arrêtai et regardai mieux. Je ne pus me retenir de pousser un soupir de soulagement. C’était Francis.

— Grouille-toi, dit-il, ne reste pas au milieu de la rue, comme un cierge. Viens par ici.

En trois bonds je traversai le boulevard.

Francis ouvrit sa porte et nous entrâmes dans le bistrot. Il y faisait bigrement meilleur que dehors.

— Qu’est-ce que tu prends, dit le Catalan en passant derrière son comptoir.

— Donne-moi un cognac, répondis-je. Ça me réchauffera. Je suis gelé, moi.

Il mit deux verres devant nous et les remplit.

— Tu as des yeux de chat ! fis-je, après avoir avalé la première gorgée. Comment diable as-tu su que c’était moi ?

— Je ne dormais pas, répondit le bistrot. Quand j’ai entendu les coups de feu — ce n’est pas si loin que ça — , j’ai compris qu’il y avait du vilain. Comme je savais, puisque c’est moi qui te l’ai appris, que Pourguès perchait à deux pas, j’ai conclu que tu avais réussi à l’opérer. Lorsque j’ai vu, de ma fenêtre, sortir un camion de miliciens de la caserne, j’en ai été sûr. Seulement, comme je savais également que dans ce coin-là il n’existait aucune planque valable, je me suis dit que tu aurais sans doute l’idée de venir la chercher ici. Alors je suis descendu et j’ai ouvert la porte. Voilà.

— Je te remercie, dis-je, tu es un bon pote. Parce que naturellement je dois t’avouer que je ne savais pas où aller crécher. Il perchait à deux pas du « quart » cet ostrogoth. Sitôt que j’ai tiré, les poulets ont rappliqué. Il s’en est fallu d’un poil qu’ils me mettent en l’air.

— Et le milicien ? demanda Francis.

— Oh ! le milicien, il est enveloppé.

— Ça fera toujours un cochon de moins, conclut le bistrot avec sérénité. Si on pouvait tous les avoir comme ça, c’est ça qui serait bien.

— Malheureusement, on ne peut pas, répondis-je. Ou alors ça deviendrait une entreprise industrielle. Les salauds ont la vie dure, mon pauvre vieux, ils sont trop nombreux.

— Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ?

— Maintenant, je vais rentrer me coucher, parbleu.

J’étouffai un bâillement. J’étais crevé. Je ressentais brusquement toute la fatigue de la journée. J’étais pourtant encore sous le coup de la réaction nerveuse et de la galopade, et je tremblais. Toutefois, je n’éprouvais que du dégoût. Je n’avais envie de rien, si ce n’est de m’étendre dans des draps tièdes et de dormir, de dormir, pendant des jours, des semaines, des siècles. J’aurais voulu m’étendre et ne plus me réveiller, jamais, rejoindre dans un monde inconsistant ma petite Hermine et ne plus la quitter. Elle venait me voir, parfois, dans mon sommeil, à l’heure silencieuse où les hommes dorment, où toutes les vacheries qu’ils se font entre eux sont en suspens. Elle s’approchait de mon lit et nous nous parlions à voix basse, nous nous racontions nos misères et nos aigreurs.

C’est là que je trouvais le bonheur, mais un bonheur surhumain, éthéré, dépouillé de toutes les scories et de toutes les nécessités de cette putain d’existence. Parfois, elle me prenait par la main et nous partions ensemble à travers le jardin bleu, sans effort, parmi les parfums d’un autre monde et la tiédeur éternelle. Quand je me réveillais de ces rêves-là, je retombais en plein cauchemar. Mais pendant un temps infinitésimal j’avais oublié la guerre, les bruits de bottes et toutes les contingences que nous imposait l’occupant. J’avais même oublié le poids de mon Colt sous mon aisselle, j’étais devenu quelque chose comme un petit ange du bon Dieu.

Une rafale de vent secoua la porte et s’éloigna en sifflant. Je frissonnai.

— Quel sale temps ! dis-je.

— M’en parle pas ! répondit Francis. Ça fait huit jours que ça dure. Et ici, quand ça commence, on ne peut pas savoir quand ça finira. Mais dis donc, je pense à un truc. Où est-ce que tu perches ?

— Je ne te dirai pas ça, dis-je, parce que je ne le sais pas. Je suis capable d’y aller les yeux fermés, mais question de donner une adresse, c’est presque impossible. Ce que je sais c’est que c’est sur un boulevard, du côté du Nouveau Théâtre.

— Et tu vas rentrer chez toi comme ça ? Mais mon pauvre vieux, tu vas te faire ramasser illico ! Rends-toi compte que le chef de la Milice descendu, ce n’est pas rien. Ils doivent être en plein boum, les officiels. Ça doit patrouiller à tour de bras dans les rues de la ville et ils ne doivent pas être tendres, je te prie de le croire. Surtout qu’il est plus de onze heures. Onze heures huit très exactement, alors pour être chez toi avant le couvre-feu, ce n’est pas la peine d’y compter. Il vaudrait mieux que tu restes ici.

— Ce n’est pas prudent, répondis-je. S’ils viennent me prendre, tu seras compromis. Ce n’est pas la peine, pour un seul bonhomme, de faire épingler le peu qui reste du réseau.

— Naturellement, si ça devait se produire, ce qui paraît bien extraordinaire, on n’irait pas leur raconter l’histoire dans le détail. C’est un hôtel ici, non ? J’ai bien le droit d’avoir des clients. Je ne suis pas obligé de les connaître.

— Ils ne sont pas si fous que ça. Ils feraient une enquête.

— Ah ! parle pas de malheur. Faut pas être pessimiste à ce point. Si on en parle, on va les faire venir. Je te dis de rester là. Comment veux-tu qu’ils apprennent que tu t’es planqué ici ? Ils ne savent même pas qui c’est qui l’a refroidi, le Pourguès. Ils doivent être en plein cirage, je les vois d’ici. C’est le crime parfait. Tu ne connaissais pas la victime et elle ne te connaissait pas. Tu n’es pas de la ville. Comment veux-tu qu’ils s’y retrouvent ? Il n’y a même pas de mobile. Ou du moins il est si relatif que n’importe quel inconnu peut avoir fait le coup.

— De toute façon, répondis-je, tu as raison, faut que je dorme quelque part. Et ce serait imprudent, à cette heure-ci, d’aller faire du footing. Je vais pieuter ici.

On but le dernier verre et Francis me montra ma chambre, au premier étage. Vingt minutes plus tard, je dormais à poings fermés.

Le vent, quand il est trop violent, dissout sans doute les fantômes, car Hermine, cette nuit-là, ne s’approcha pas de mon chevet. Ni personne. Je sombrai dans un sommeil de brute, bercé par la symphonie hurlante du vent, qui sifflait dans les fils téléphoniques et faisait grincer les volets.

*

On a toujours tort d’être confiant. La confiance, c’est un truc qui devrait s’extirper de la poitrine avec les ongles, on ne soupçonne pas le nombre de gens que ça a fait perdre. J’avais dormi avec la porte ouverte. Je veux dire qu’elle n’était pas fermée à clef, naturellement.

Je me réveillai en sursaut et bondis. La lourde venait de claquer contre le mur et deux types étaient entrés. Maintenant, ils se tenaient debout au pied de mon lit. Moi j’étais assis, encore à moitié endormi et je ne réalisais pas très bien ce qui m’arrivait.

Naturellement, j’avais eu un geste vers mon traversin, sous lequel j’avais posé mon Colt, mais le plus âgé des deux inconnus avait brusquement tiré son feu et me braquait.

— Bouge pas, dit-il. On sait s’en servir aussi. Question de tir, on n’est peut-être pas des champions, mais pour la vivacité on ne craint personne.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demandai-je. En voilà des manières d’entrer chez les gens !

— Oh ! dit le plus jeune, on savait qu’on pouvait y aller. Pour qui te prends-tu ? Pour un attaché d’ambassade ?

— Je ne vois pas très bien, dis-je, ce que ça veut dire, cette intrusion. Qui êtes-vous d’abord ?

Je m’en doutais bien un peu de ce qu’ils étaient. Des flics, parbleu. Il n’y a qu’eux pour entrer chez le monde avec ce sans-gêne. Eh bien, je me gourais !

— Milice, répondit brièvement le gars en montrant son revers où resplendissait en effet l’insigne de cette association de crapules.

— Tout cela est bel et bon, ripostai-je, mais ça ne me dit pas ce que vous me voulez.

— Tu sais bien de quoi il s’agit, ne fais pas l’innocent.

S’ils s’imaginaient que j’allais sauter du lit, enfiler mon froc et leur raconter toute l’histoire ! Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Il me fallait à tout prix gagner du temps. Il se passe tellement de choses, parfois, en quelques secondes ! Des choses qui retournent la situation comme une crêpe.

— C’est toi qui as démoli le Chef.

— Quel chef ?

— Le Chef de la Milice, tiens !

— Parce qu’on vous l’a démoli ? Et quand est-ce que ça s’est passé, ça ?

— Hier soir, vers onze heures. Ne fais pas l’idiot.

— Hier soir, vers onze heures j’étais déjà au pieu.

— Tu as le sommeil long, alors, ricana l’un d’eux.

— J’étais crevé. Moi, votre vent de malheur, ça me met sur le flanc.

— Oh ! la course à pied doit te fatiguer bien davantage.

Il voulait faire de l’esprit, cette pauvre tronche. Il était mal tombé.

— D’ailleurs, répondis-je, y a quelqu’un qui pourra vous le dire, c’est le patron.

— Précisément, un de nos copains est en train de le baratiner, en bas.

Que ce soit Francis qui m’ait balancé, ça ne m’étonnerait pas outre mesure, dans ce genre d’histoires je commençais à en avoir vu de toutes les couleurs et un mouton de plus ou de moins ce n’était pas, pour moi, un cas extraordinaire. Pourtant, quelque chose me gênait. Il avait l’air d’être vraiment des nôtres, ce mec-là.

Mais baste ! Les miliciens allaient me dire qui les avait rencardés. Il ne me faudrait pas beaucoup d’efforts pour les faire parler. C’étaient des jeunots et je ne sais pas s’ils étaient forts pour la bagarre, mais ce n’était pas l’intelligence qui les étouffait. Ils avaient plutôt des allures de catcheurs que d’intellectuels.

— Vous n’allez pas me faire croire que c’est lui qui vous a raconté que c’était moi qui avais descendu votre chef, sans blague ? m’écriai-je. Je ne le connais pas, ce mec-là. C’est la première fois que je couche chez lui.

— Non, avoua l’un d’eux, ce n’est pas lui. C’est une bonne femme qui, de sa fenêtre, où elle s’était mise en entendant des coups de feu, t’a vu entrer dans le café. Il paraît même que le patron t’attendait devant la porte.

Ah ! la salope ! Qu’est-ce qu’elle avait eu besoin, cette tordue, de respirer l’air du soir et d’aller, le lendemain, raconter ça à la Milice ?

— Vous voulez rire ? dis-je. C’est du chiqué !

Mais je n’étais pas rassuré du tout. Francis était dans le même bouillon que moi, ça ne faisait pas l’ombre d’un doute. Pourvu qu’il tienne le coup et qu’il n’aille pas cracher le morceau ! Notre seule chance, à lui et à moi, résidait dans notre discrétion. Et encore, elle était mince.

J’avais entendu parler des procédés employés par ces mecs-là, il paraît que les passages à tabac de la Tour Pointue c’est du gâteau, c’est du nanan à côté de leurs méthodes. Je me demandais moi-même si je tiendrais le coup sous la torture. Il y a des types qui sont gonflés, courageux et tout, et qui ne peuvent pas résister à certaines caresses brutales. Alors, déjà que je doutais de moi, comment aurais-je pu avoir confiance en Francis ?

— Est-ce qu’on a vraiment l’air de rigoler ? dit le plus costaud, en avançant vers moi un mufle bovin.

Je n’osai pas lui dire qu’en effet il n’avait pas la gueule à ça, parce que ce n’était vraiment pas le moment de les exciter. Il avait à la main un pétard gros comme une mitraillette et il ne devait pas plus hésiter à s’en servir que s’il s’était agi d’une brosse à reluire.

— On est drôlement rencardés, je te l’ai dit. Nous savions que tu étais là. D’ailleurs, tu es le seul client de l’hôtel, on ne pouvait pas se tromper. Aurait fallu y mettre de la bonne volonté. Alors, comme la bonne femme habite en face, de l’autre côté de la caserne de la Milice, et qu’elle me connaît bien, elle est venue m’avertir. On a préféré faire notre coup nous-mêmes, tous les trois, parce qu’il y a une prime à toucher. Ce qui fait que personne n’est encore au courant. Ils vont faire une drôle de tête, les flics, quand ils vont voir qu’on les a doublés. On est capables, tous les trois, de passer chefs de centaine.

— À la vôtre, dis-je. Je vous souhaite de retrouver votre type, seulement, pour moi, c’est peau de balle et variété. Je n’ai rien à voir dans le coup. Si vous m’emballez, les flics, en effet, feront une drôle de tête : c’est bien simple, ils n’auront jamais tant rigolé de leur vie.

— Ne fais pas le malin, grinça l’anthropoïde. On a les moyens de te faire cracher, va.

Je le savais fichtre bien, et c’est précisément ce qui me gênait.

À ce moment, on entendit des pas dans l’escalier et Francis apparut, suivi d’une armoire à glace à l’étroit dans un uniforme de drap noir. Celui-là était en tenue. Il arborait fièrement le large béret piqué de l’insigne de la Milice. Francis était blême et un filet de sang coulait des commissures de ses lèvres.

— Y a pas moyen de lui faire dire quoi que ce soit, dit le milicien qui l’accompagnait. Il est têtu comme un mulet.

— Ne t’en fais pas, répondit son pote. Tout à l’heure, on va rigoler. Il te racontera même sa nuit de noces, si tu y tiens.

— Il y a longtemps qu’on te cherchait, dit le troisième à Francis. Personne ne m’enlèvera de l’idée que tu as fait partie du réseau d’évasion de Cerbère. On n’a jamais eu de preuves contre toi. Personne ne t’a balancé. Du reste, à mon avis, tes copains, on les a fusillés trop vite, on aurait dû les garder encore quelques jours. Mais ce pauvre Pourguès était un sentimental. Pour ce que ça lui a rapporté !

Il écrasa sa cigarette sur le marbre de la cheminée.

— Allez, dit-il, habille-toi, vous allez nous suivre tous les deux à la grande maison, en face. On sera mieux pour causer.

Francis, jusqu’à présent, n’avait pas dit un mot. Il ne me perdait pas des yeux. Il pensait lui aussi, que le temps gagné c’était de la vie, car il essaya d’atermoyer.

— Attendez au moins que ma femme vienne, dit-il. Elle est partie au marché. Je ne peux pas laisser la boutique vide.

Les trois miliciens hésitèrent.

À ce moment-là, on entendit un pas dans l’escalier. Un léger pas de femme. Je pensai d’abord que c’était Maria qui revenait, en effet. Mais lorsque je vis déboucher sur le palier un ample manteau rouge mon cœur se mit à battre. C’était Consuelo.

Heureusement que j’avais passé mon froc et que j’étais un peu plus présentable qu’à poil sur mon lit, comme lorsque ces fumiers étaient entrés.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle avec son accent chantant. C’est une réunion de famille ?

Elle nous regardait avec surprise. Mais nous, on était encore beaucoup plus épatés qu’elle. Qu’est-ce qu’elle venait faire dans ce plat de sauce, cette poupée ?

Elle entra dans la pièce et s’aperçut enfin que le gros fasciste tenait un revolver.

— Mon Dieu ! dit-elle, mais c’est effrayant !

Personne ne lui répondit. Il y eut un silence embarrassé qui dura une éternité.

— Qu’est-ce que c’est que cette souris ? demanda un de nos gardiens.

— Vous, je vous prie d’être poli, riposta la môme, qui semblait ne pas avoir froid aux yeux. Je ne vous connais pas et je ne veux pas vous connaître.

— Oh ! ça va ! dit le mec, pas tant de chichis. Tu es la poule d’un de ces messieurs ?

Consuelo haussa les épaules et ne répondit pas. Elle ne semblait pas très bien comprendre que cette visite inopportune la mettait dans le même jus que nous.

Ils allaient l’embarquer comme complice, ça ne faisait pas de doute.

— C’est comme ça, dit-elle, que vous venez aux rendez-vous ? Il est près d’une heure. Comme mon frère m’a dit qu’il vous avait connu par l’intermédiaire de Francis, j’en ai conclu que vous étiez descendu chez lui. Mais je ne vous en veux pas. Vous êtes aux prises avec ces gens-là et…

Ces gens-là sont la Milice française, madame, tonna le plus gros des trois, outré.

— … et Dieu sait s’ils sont ennuyeux. Qu’est-ce que vous avez encore fait ?

Elle s’assit sur le lit, croisa ses jambes et tira de sa poche le même cigarillo que la veille.

— Il paraît, dis-je, que j’ai tué un type. Du moins ces messieurs le prétendent. Le plus marrant, c’est que je ne m’en souviens pas. Ce sont pourtant des trucs dont on se rappelle, en général.

— Oh ! oh ! Mais vous êtes un individu dangereux, sourit-elle. Et pourquoi l’avez-vous tué ?

— C’est encore une chose que je voudrais bien qu’on m’explique, parce qu’enfin je ne le connaissais pas, moi, ce mec, je ne l’avais jamais vu et même c’est la première fois que j’en entends parler. On m’a arraché à mon sommeil pour m’apprendre que j’étais un assassin.

— C’est comique, dit Consuelo.

— Vous trouvez que c’est comique, vous ? explosa le gros type qui déjà, tout à l’heure, n’avait pu retenir son indignation. Il laisse une veuve et deux orphelins !

— Oh ! dit la poupée, n’exagérons rien, si c’est du chef de la Milice qu’il s’agit, sa fille a vingt-trois ans et son fils vingt-huit. Quant à lui, à soixante ans, il fait un beau mort.

— C’est honteux d’entendre ça ! clama le milicien. Et d’abord qui êtes-vous et que faites-vous ici ? Vous êtes la complice de ces crapules, n’est-ce pas ?

C’est alors que le jeune commit une maladresse.

— Nous allons l’amener avec nous, dit-il avec un sourire gourmand. On lui fera passer un moment agréable.

— Rien du tout, répondit la môme, on ne m’arrête pas comme ça. Je suis citoyenne espagnole, et s’il m’arrive le moindre avatar, mon consul se chargera de l’affaire.

— Citoyenne espagnole ! ricana cet imbécile en haussant les épaules. Tu vas voir ce que j’en fais.

D’un geste brusque il prit Consuelo par la taille et posa sa main sur le sein droit de la jeune fille en essayant de l’embrasser. Mais elle se dégagea et glissa dans ses bras comme une couleuvre. Elle fit une brusque pirouette et le milicien reçut la plus belle giroflée de sa vie.

Surpris par cet incident, celui qui tenait le pétard se détourna une seconde.

Ça me suffisait. Je ne suis pas manchot et si lui tirait vite, moi j’étais aussi plutôt rapide. Mon pied partit tout seul et l’atteignit à la pointe du menton. J’entendis claquer ses dents et il partit dans le décor en renversant une chaise. Son feu avait voltigé en l’air et reposait sur le tapis à deux mètres du type.

Ce tas d’andouilles n’avait oublié qu’une chose, c’était de me fouiller. Ils avaient pourtant vu mon geste vers le traversin, mais ils avaient une telle confiance en eux qu’ils avaient omis de me l’enlever. Le deuxième bonhomme avait mis sa main sur sa fesse et il n’avait pas fini de sortir son revolver que le mien était déjà dans mes pattes, en batterie. Je fis feu. Le Milicien me regarda avec haine et trébucha en avant. Je remis ça. La deuxième balle lui fit éclater la tête et il ne fut plus question que de le rayer des registres de l’état-civil.

Celui qui avait essayé d’embrasser la gosse se frottait l’œil et essayait de comprendre sans y parvenir. Mais c’était surtout celui qui était au sol qui me gênait. Il rampait vers son pétard, l’arsouille. Il me fallut trois balles pour le clouer au sol.

Ce que voyant, le jeune voyou leva les mains vers le plafond, le plus haut qu’il put, comme s’il avait craint que le ciel lui tombât sur la tête. Il tremblait comme un voleur qu’il était, cette petite salope.

Consuelo s’était mise à mon côté, et, à chaque pas que nous faisions vers lui, le mec reculait vers le mur. C’est vrai que je ne devais pas avoir la bille d’un mec qui va à la noce et moi, quand je suis en colère, mon visage devient tout de suite brutal. J’ai intérêt, si je veux rester en beauté, à arborer le sourire.

Chapitre 4

Comme, décidément, il ne pouvait pas aller plus loin, il s’arrêta contre le mur, les mains toujours en l’air et vert à ne pas croire. Il manquait vraiment de dignité. La vie, c’est un jeu, on gagne ou on perd, mais ce type-là, il manquait un peu trop de sens humain. Faut être fair-play. C’est une marque d’élégance.

— Tu vois, dis-je, comme on se trompe facilement. Vous êtes entrés ici en casseurs. Il était question de tout mettre en l’air. Vous alliez nous emballer, Francis et moi, et c’est probable que personne n’aurait plus jamais entendu parler de nous. Seulement, il y a une chose avec laquelle vous n’avez pas compté. C’est la chance. Moi, je suis cocu, mon petit vieux. Et cocu à un point que tu ne peux pas soupçonner. Alors, pour ce qui est de me doubler, vous repasserez, toi et tes copains.

Bien sûr, j’avais le triomphe facile.

— Qu’est-ce que vous allez faire ? gémit-il. Vous n’allez pas me tuer, tout de même ?

— Tiens ! dis-je, tu me dis vous, maintenant ? C’est marrant, ça. Il y a seulement cinq minutes, tu me tutoyais. C’est fou ce que ça change rapidement les situations. On se croirait au théâtre.

— Ne tirez pas ! hurla-t-il, voyant que je levais mon pétard.

Il commençait à m’écœurer sérieusement, ce type. Il était plus lâche qu’il n’est permis de l’être.

— Tu n’as rien d’un homme, répliquai-je. Tu es un sale petit morveux, suant de frousse et prêt à lécher le parquet ou les bottes des autres pour sauver ta pauvre petite paillasse. Si je veux, je te fais traverser Perpignan à quatre pattes, le derrière en l’air.

— Je suis jeune, ne me tuez pas ! je démissionnerai.

— Et les autres, répliquai-je aussi sec, ils n’étaient pas jeunes ? Tant que tu avais la loi, tu n’y pensais pas, non ?

— Mais je ne vous ai rien fait !

— Ce n’est pas ta faute. Si les événements n’avaient pas tourné, on était bons, Francis et moi. Et la gosse par-dessus le marché. Je te l’ai dit, c’est vu ça. C’est comme au baccara. On ne peut pas retourner neuf à chaque coup, ce serait trop beau. Tu vas crever, mon petit gars, t’entends ? crever comme une sale petite bête pourrie que tu es.

— Vous n’oserez pas, dit-il. En face, c’est l’ancien hôpital militaire, c’est-à-dire la caserne de la Milice. Tous mes copains sont là. Si vous tirez, ça fera un tel bruit qu’ils arriveront.

— Ne me raconte pas de boniments, répondis-je. Ce que tu peux me dire et rien, c’est du kif. Regarde tes copains. Ils sont déjà allés voir ce qui se passait derrière la porte de Satan. Et personne n’est venu. Tout est fermé ici, mon vieux, du dehors on n’entend rien. D’ailleurs, même si ça faisait du boucan, le vent disperserait les bruits et tes amis, qui ne savent d’ailleurs pas que vous êtes là, ne se douteraient de rien.

Il reprenait, malgré tout, du poil de la bête. C’était peut-être le regard de Consuelo qui le dopait. C’était un garçon très jeune et ça l’embêtait quand même de passer pour un lâche devant les beaux yeux de l’Espagnole.

— Finissons-en, fit-il sèchement, j’en ai assez, moi, de vos justifications et de vos insultes.

Ce qui me perdra, moi, c’est ma sentimentalité. Sur un coup brutal, je suis toujours capable de liquider n’importe qui. C’est pas dur, je lessiverais le chef de l’État français ou n’importe lequel de ses acolytes sans l’ombre d’un remords. Je crois, d’ailleurs, que je l’ai prouvé déjà à plusieurs reprises et non des moindres. Mais de sang-froid, ça me gêne. Je lis une telle détresse dans certains regards que je ne peux vraiment pas.

Pourtant, allons au fond des choses. Ce gars-là, lui, il avait certainement vu déjà la même lueur de désespoir et de regret dans d’autres yeux. Il avait déjà été à ma place, en somme. Avait-il hésité ? Je ne sais pas. En tout cas, son hésitation n’avait pas pesé lourd dans la balance. Il avait rempli sa mission, ce qu’on lui avait donné comme mission.

Si encore il y avait eu un idéal à la base ! Mais sortis du casse et de l’assassinat, ces types-là n’avaient pas d’autres justifications.

— J’ai rencontré un type, une fois, qui m’a dit qu’on n’avait pas le droit de ne pas laisser à un homme le temps de se repentir. Aussi je veux t’accorder cette chance pour l’au-delà. Fais ta prière, je compte jusqu’à vingt.

Consuelo avait pris mon bras. Je la sentais trembler.

Le milicien, lui, il en était déjà au stade de l’agonie. Il râlait. Il essayait vainement de refouler ses larmes et ses sanglots.

Le plus calme, c’était encore Francis. Ou alors, c’était une attitude. Il allumait tranquillement une cigarette, sans un mot, sans un frémissement.

J’avais levé à nouveau mon revolver. Je visais le milicien entre les deux yeux, histoire d’en finir au plus vite. L’autre, le gros type, je l’avais mal mouché et c’est à peine s’il venait de cesser de gigoter. Je ne tenais pas à recommencer avec celui-là, c’était trop moche. Il y avait de quoi vous couper l’appétit pour le petit-déjeuner.

Je comptai donc jusqu’à vingt, en prolongeant les espaces. Faut croire que je n’ai pas le tempérament d’un vrai tueur. Je suis encore trop sentimental. Mais au vingtième top mon doigt se crispa sur la gâchette et le coup partit.

Le milicien s’était retourné brusquement. Ce qui fait que je ne voyais plus ses yeux. C’est dans la nuque que je l’atteignis. Il glissa le long du mur et resta par terre, un cadavre de plus.

Sur le moment, je fus saisi de nausées. Mais ça se passa très vite. Je me demandai pourquoi ces questions physiques intervenaient lorsque je m’aperçus que c’était la fade odeur du sang qui me troublait.

Consuelo avait crispé ses doigts sur mon bras et si fort que ses ongles entraient dans ma chair nue. Je me tournai vers Francis. Il s’était adossé au montant du lit et me regardait avec tranquillité, laissant filtrer son regard marron entre ses paupières mi-closes.

— Qu’est-ce qu’on en fait ? dit-il enfin, comme s’il s’était agi de se débarrasser de colis encombrants. Les salauds ! grommela-t-il ils l’ont arrangé, mon tapis, avec leur sang de cochons. Ça va être un boulot du diable pour nettoyer tout ça.

Consuelo me regardait, mais je ne savais que lire dans ses yeux. Je ne pouvais pas distinguer la peur de l’admiration ou de l’amour. Peut-être qu’elle éprouvait à la fois ces trois sentiments.

La question aussi se posait, pour elle. Elle avait assisté, par hasard, à l’exécution de trois types. Elle n’était pas dans la course et rien ne prouvait qu’elle n’irait pas trouver les flics, en sortant d’ici, et leur raconter le drame.

Après tout, qu’est-ce que je savais de cette fille ? Rien. C’était la sœur d’un personnage falot, copain de Francis. Mais quelles pouvaient bien être ses réactions à elle ?

Francis cependant, semblait avoir confiance en elle. Et d’ailleurs c’était un risque à courir, je ne pouvais pas la fusiller, elle aussi. Elle ne m’avait rien fait, cette gosse.

— Bon, continuait cependant mon pote, on ne va pas rester là toute l’éternité, sans blague ?

— Tu as raison, répondis-je. On va aller prendre l’apéro.

Consuelo, c’était certainement la première fois qu’elle assistait à une telle opération, elle en était toute bouleversée et ne pouvait plus parler.

— Ne restez pas là, lui dis-je. Vous n’allez pas les veiller, non ?

Elle nous suivit les yeux grands ouverts, avec une allure d’automate.

Comme on arrivait dans le bistrot, Maria entrait. Notre attitude ne la surprit point, ce qui prouve qu’on avait encore pas mal de sang-froid.

Elle s’approcha de nous et nous serra la main.

— Bonjour, dit-elle. Comment ça va ?

— Mal, répondit Francis, à notre place. Il y a trois macchabées au trois.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Trois macchabées au trois.

Elle nous regarda avec incrédulité. Son mari paraissait si paisible qu’il lui était difficile de s’imaginer qu’il venait de participer — ou, en tout cas, d’assister — à un assassinat. Et puis, elle ne le connaissait pas sous cet angle-là. C’était une femme amoureuse.

Le bistrot nous servit généreusement de pastis.

— Et maintenant, dit-il, je voudrais bien savoir ce qu’on va en faire, moi, de ces trois types. Je ne peux quand même pas les fourrer dans ma glacière.

— Ce qu’il y a de bien, dis-je, c’est que, de leur propre aveu, personne ne sait qu’ils sont ici. Ils ont voulu jouir de l’effet de surprise, ça s’est tourné contre eux. Maintenant, de ce coup, personne ne viendra nous empoisonner. Ils n’iront jamais imaginer, leurs petits copains, qu’ils sont en train de se pourrir ici, juste en face de chez eux.

— De se pourrir ici ! s’exclama Francis. Tu n’as pas l’intention, par hasard, de fermer la porte à clef et de les laisser là, en guise de tombeau, jusqu’à ce qu’ils soient ratatinés comme des raisins de Corinthe, des fois ?

— Bien sûr que non, je ne sais pas encore comment on va les sortir de là. Tout ce que je sais c’est qu’il faut attendre la nuit. On ne peut pas les balader comme des rouleaux de linoléum.

— Évidemment. D’autant plus que devant cette foutue caserne il y a un salopard qui monte la garde en permanence. Heureusement qu’ils ne sont pas si vaillants que ça, du reste, et malgré la trouille qui les mange de recevoir un raid de terroristes sur le dos, la nuit il n’y a personne devant la porte, ils vont tous se coucher.

— Alors c’est le moment qu’il faudra attendre. Évidemment, à l’instant du couvre-feu, c’est encore délicat.

— Ne vous en faites pas, intervint Consuelo, mon frère ne vous refusera pas ce service. Il a une voiture, lui.

— Mais bien sûr, dit Francis.

— Votre frère ? m’étonnai-je. Mais comment va-t-il prendre ça, Raphaël ? C’est terriblement dangereux, vous savez, cette aventure.

Passe encore de se promener sur la route de Brouilla, la nuit, et d’aller en voiture à un pseudo-rendez-vous d’amour, mais se trimballer, après l’heure du couvre-feu, avec trois cadavres entassés dans le fond de la trottinette, c’était une tout autre paire de manches.

— Je le lui demanderai, dit Consuelo. Il ne me refusera pas ça. D’ailleurs, vous savez, il en a vu d’autres, pendant la guerre d’Espagne.

Après tout, il ne fallait pas faire la petite bouche, ce garçon-là en valait un autre et ce n’était pas lui qui nous dénoncerait. Je reprenais confiance simplement parce que je me disais que du moment que sa sœur était dans la course, il ne pouvait pas nous balancer. Et si elle nous balançait, elle, il se trouverait toujours quelqu’un pour la zigouiller. Il était suffisamment rencardé quand même, Raphaël, sur les procédés de la clandestinité pour éprouver une frousse salutaire.

— Y a pas de raison, dis-je, pour qu’on n’accepte pas. Je verrai votre frère, quand vous lui aurez parlé, pour régler les détails. Il ne s’agit pas de nous gourer, la moindre faute serait mortelle.

— D’accord, reprit Francis. On fera ça vers les onze heures. Et toi, qu’est-ce que tu vas fabriquer, à présent ?

— Je vais faire un tour, dis-je, j’ai besoin de prendre l’air. En même temps, je veux savoir comment ça se passe en ville.

— Je vais vous accompagner, dit Consuelo.

— J’aime mieux pas, répondis-je.

Son visage se ferma et je me mis à rire. Je la pris aux épaules et la regardai dans les yeux.

— Petite fille…

Déjà, elle m’offrait presque ses lèvres. Si j’avais voulu, je la bécotais sur le champ. Mais j’ai de la pudeur, moi, je n’aime pas embrasser les filles en public.

— Ne soyez pas fâchée, dis-je. Ce n’est pas que je ne veuille pas sortir avec vous, au contraire. Mais j’ai peur que ce soit dangereux. Rien ne prouve que je ne sois pas repéré. Vous voyez bien que les trois acrobates qui font du plat-ventre là-haut m’ont bel et bien retrouvé. Il suffit de si peu de choses ! Un détail qu’on n’a pas remarqué et toc ! on se retrouve au bigne, ou sous soixante-et quinze centimètres de terre avant d’avoir compris comment que ça a bien pu se passer.

Son regard ardent ne me quittait pas.

— Ainsi, c’est vous ?

— C’est moi quoi ?

— C’est vous qui avez tué le chef de la Milice ?

— Bien sûr, répondis-je. Il fallait bien que quelqu’un s’en charge.

— Mais c’est formidable ! s’écria-t-elle. Et pourquoi aurais-je peur, avec vous ? Vous me défendriez, n’est-ce pas, comme vous l’avez fait tout à l’heure ?

Je n’aime pas que les femmes aient trop d’enthousiasme, tout de même, elles ont tendance à s’exalter et ça va tout de suite très loin.

— Tout à l’heure, répliquai-je, j’ai défendu tout le monde, moi autant que vous deux. C’était une impasse. Une question de vie ou de mort. Mais bien sûr, si on venait vous chercher des raisons j’interviendrais, et comment ! j’interviens toujours pour les jolies femmes.

Elle sourit, prit ma main et me serra tendrement les doigts.

— Eh bien, mes enfants, mais c’est parfait comme ça, dit Francis, continuez. Mais tu ne crois pas qu’il serait peut-être temps de se mettre à table ? Je commence à avoir faim. Bien entendu vous restez tous les deux à déjeuner.

— Ris moi, dis-je. Cette histoire-là m’a coupé l’appétit.

— Moi aussi, dit Consuelo. Je préfère aller me promener.

Francis ne nous retint pas plus que ça. C’était une époque où la question de boustifaille se posait avec une telle acuité que pour inviter des gens à manger, c’était un problème qu’il fallait étudier plusieurs jours à l’avance.

Dehors, naturellement, le vent n’avait pas cessé. Il parcourait furieusement les rues, levait les jupes des filles et faisait claquer le drapeau de la Milice, ce foutu drapeau que mes trois agresseurs, eux du moins, ne salueraient plus.

— Je vais prendre la température, dis-je à Consuelo, qui m’avait pris le bras d’autorité. Je veux savoir ce qu’on en dit, dans le pays, de la mort de Pourguès et quelles sont les réactions de ses copains.

— Oh ! répondit la môme, ça a fait un bruit terrible. Je ne sais pas comment ça s’est fait, mais ce matin, à la première heure, tout Perpignan était au courant. Avant même que soit sorti le journal. Mais alors là, dans le Républicain, pardon, qu’est-ce qu’ils ne racontent pas. C’est sur trois colonnes, en première page, avec un grand filet noir, comme si c’était un deuil national.

— Vous n’avez pas l’air de les aimer beaucoup, vous non plus.

— Ne m’en parlez pas, répondit-elle. Mon père a fait la guerre d’Espagne du côté républicain, et mon deuxième frère est mort en prison. Alors vous pensez que les fascistes, je ne les porte pas dans mon cœur.

— Vous avez dit tout à l’heure aux miliciens, que vous étiez citoyenne espagnole et vous avez parlé du consul. C’est du consul franquiste que vous vouliez parler ?

— Naturellement, dit-elle en riant, il n’y en a pas d’autre.

— Et il vous recevrait ?

— Je me suis débrouillée pour garder ma nationalité espagnole, évidemment, et j’ai fait acte de soumission à Franco. Ça me permettra un jour ou l’autre, quand la guerre de France sera finie, d’aller là-bas, moi aussi, régler quelques comptes.

— Je boirai bien un deuxième verre, soupirai-je. J’ai une soif du tonnerre.

Nous allâmes nous asseoir à la terrasse vitrée du Palmarium. Il y faisait une chaleur de serre. Outre que le chauffage central donnait à plein, le soleil achevait de rôtir les clients. Il faisait même trop chaud.

Dehors, la tempête courbait toujours les mimosas en fleur de la place Arago. À travers les petites boules de peluche jaune au parfum printanier, on voyait la masse énorme du Canigou, là-bas, au fond de l’horizon, aux confins de l’Espagne. Il était couronné de neige qui brillait au soleil. On voyait l’hiver à travers l’été, en quelque sorte. Ici on oubliait le froid du dehors, les courants d’air furtifs et l’odeur de misère et de désespoir des hôtels que j’étais obligé de hanter.

Mais ici, vraiment, ces jolies femmes luxueusement harnachées, cette odeur de parfums chers — de contrebande, naturellement — , le suave balancement des mimosas et la présence de Consuelo me rendaient le goût à la vie que, depuis quelque temps, j’avais malheureusement une fâcheuse tendance à perdre.

Je me dis qu’il fallait réagir à tout prix contre ces dépressions sinon, quelque jour, l’une d’elle me coûterait cher. Il était absolument indispensable, dans le genre de partie que je jouais, d’avoir tous mes moyens, ça ne représentait pas grand-chose devant les multiples dangers quotidiens.

La vue de Consuelo aussi me regonflait. Je regardais son profil, avec son petit nez autoritaire et son menton qui avait bien l’air de montrer que la môme elle savait parfaitement ce qu’elle voulait.

— Ici, dit-elle, il faut se taire. C’est bourré de flics et d’indicateurs. Aussi bien de la Gestapo que de la police française. Sans parler, bien entendu, des éléments qui font partie de la Résistance. Ce qui fait qu’on est arrivé à ce que chacun écoute les autres. On s’espionne mutuellement. À chaque table un type tend l’oreille vers la table voisine cependant que de cette même table voisine un deuxième individu s’efforce d’entendre ce que raconte le premier.

— Ça doit faire du joli ! dis-je en riant.

— Oh ! ça fait des histoires terribles parce que, naturellement, devant tant d’obstination, on finit par se tromper et ça donne lieu à des quiproquos incroyables dont certains se sont mal terminés.

Je me retournai pour appeler le garçon. L’intérieur du café était plein de monde, mais plein à craquer. Les races y étaient si diversement représentées qu’on se serait cru dans une brasserie de Montparnasse. D’abord, il y avait pas mal d’officiers allemands, plus naturellement une forte proportion d’Espagnols occupés à régler à voix basse, avec des grimaces et en jetant autour d’eux des regards de conspirateurs, quelque affaire de marché noir.

Dans un coin, un gros type lisait un journal. Celui-là, c’était un Juif, il n’y avait pas besoin de le regarder à deux fois. Un officier boche était pourtant allé s’asseoir auprès de lui, puisqu’aussi bien c’était la seule place disponible, et il n’avait pas l’air plus dégoûté pour ça, quoi qu’il ait pu en dire, sans doute, à ses camarades.

Il y avait certainement de tout, dans cette boîte chic, toutes les sortes de gens qu’on trouve aux frontières sitôt qu’un pays est en guerre. Des trafiquants, des maquereaux des contrebandiers, des espions, des marchands d’or et des marchands de drogue, de pauvres bougres traqués et des flics de toutes les couleurs. Sans parler, bien entendu, d’une forte proportion de terroristes dans mon genre.

Et tout ça vivait, grouillait et grignotait les morceaux de l’Europe en train de crever.

Chapitre 5

— Allez, dis-je au bout d’un instant, on s’en va, tant pis pour la chaleur. Mais cette ambiance me colle le cafard. On dirait qu’on a réuni là toute la misère dorée du pays avec, en plus, quelques truands qui n’offrent aucune sympathie.

Consuelo me regarda avec surprise mais m’obéit. Pour elle, ce coin-là, c’était un monde neuf. Elle ne connaissait rien de la vie et se laissait automatiquement prendre aux apparences.

Nous errâmes longtemps dans les rues de Perpignan. On poussa même jusqu’à la gare où se tenaient deux miliciens qui contrôlaient les identités, la mitraillette sous le bras. Ils avaient l’air fatigué de types qui n’espèrent rien et sont à peu près certains qu’ils ne trouveront pas tout seuls le coupable. Ça se voyait, ça. Mais ça n’empêchait pas leur insolence et leurs airs prétentieux. Rien que pour ça ils m’auraient dégoûté, ces individus. Ils se croyaient dans leur propre ville en pays conquis. Ils étaient plus empoisonnants que les Allemands qui, pourtant, sur ce terrain, n’avaient pas besoin de leçons particulières.

Nous fîmes demi-tour et nous passâmes devant l’hôtel où j’avais couché la veille du drame.

Je manifestai l’intention de retrouver ma chambre. J’inventai un prétexte, mais ce que je voulais, à vrai dire, c’était décider la fille à monter chez moi. Mais pour ça, à d’autres, rien à faire. Elle ne vit pas d’inconvénient à ce que je rentre pour avertir le taulier que je reviendrais coucher là le soir même, et pour payer ma note, mais elle ne voulut même pas me suivre dans le hall. Elle se méfiait et elle avait raison. Quoique les histoires de jeunes filles surprises, c’est surtout du chiqué.

Quand une femme va quelque part, elle sait très exactement ce qu’elle va y faire. Il ne faut pas s’imaginer qu’on viole une poupée comme ça.

Alors, évidemment, comme on n’avait rien à faire d’autre, on reprit la promenade. Des miliciens et des Allemands patrouillaient dans les rues. Toute l’aristocratie locale de l’État français était en pleine effervescence. Parmi eux, il devait y en avoir quelques-uns qui serraient les fesses. Un gars comme ça descendu, c’était la première fois que ça se produisait. Et au cœur de Perpignan encore, presque devant la porte du quart. Devant tout le monde. Comme ils avaient tous pas mal de choses à se reprocher, et pas des trucs propres, ils se demandaient s’ils ne figuraient pas personnellement sur la liste des prochains embarquements pour le grand voyage. Certains, j’en suis sûr, allaient acheter une serrure de sûreté et pour les faire lever au milieu de la nuit, c’était pas la peine d’insister. Ils préféreraient je crois, se laisser griller dans la maison, tout vivants, que de mettre le nez dehors.

Mais maintenant, moi, ma mission était terminée. Je n’avais plus rien à y faire. Il n’était pas question de mettre en l’air tous les collaborateurs du pays. Je devais m’en tenir uniquement à ce que Bodager m’avait demandé et pas plus.

— Vous savez où ça se trouve, vous, Leucate ? demandai-je.

— Oui, dit la poupée, c’est entre Narbonne et Perpignan, juste au milieu. La gare s’appelle Leucate-La Franqui.

— Qu’est-ce que c’est comme bled ?

— C’est un bled, pas plus. Il doit y avoir treize ou quatorze cents habitants. En temps normal, je veux dire, parce que maintenant ils sont bien quatre ou cinq mille. Il y a deux plages : le Barcarès et la Franqui. C’est une falaise qui s’avance dans la mer et des deux côtés il y a des stations balnéaires. Alors les Frisés sont en train d’y faire des travaux énormes, blockhaus, casemates blindées, radars et même, dit-on, une base de sous-marins. On croirait que c’est là qu’ils attendent le débarquement. Alors, naturellement, c’est rempli d’ouvriers.

— Quel genre d’ouvriers ? Des types du S.T.O. ?

— Oh ! il y a de tout : travail obligatoire, volontaires, soldats coloniaux, sénégalais, et toute la crème qu’ils ont pu ramasser dans les ports, à Marseille ou dans de grandes villes comme Lyon ou Toulouse. Il y a même des types de Perpignan qui vont y travailler. Il faut bien vivre.

— Bien sûr.

— Pourquoi me demandez-vous tout ça ? demanda-t-elle en riant. Vous avez l’intention de vous embaucher ?

— Peut-être.

Elle me regarda et ne répondit pas.

— Vous dit-elle enfin, vous avez une idée derrière la tête.

Et après tout je me dis qu’au point où on en était je pouvais bien lui raconter mon histoire.

Ou bien je devais avoir confiance en elle et c’était du tout cuit, ou alors elle me balancerait et dans ce cas elle n’avait pas à se gêner. Ce qu’elle avait déjà vu était largement suffisant pour me faire pendre. Elle n’avait qu’à aller trouver le premier flic venu et se mettre à table. Il n’y aurait bientôt pas plus de Maurice que de beurre en broche.

— Écoutez, dis-je enfin, je peux bien vous avouer ce qui se passe. Vous m’avez déjà vu à l’œuvre et si vous ne connaissez rien de mon passé, mon présent vous savez ce qu’il est. Vous devez bien penser également que ce n’est pas par hasard que je suis venu à Perpignan, mettre en l’air un bonhomme dont je n’avais jamais entendu parler il y a seulement dix jours. En outre, vous savez que je porte sous mon aisselle gauche un petit joujou bien astiqué qui ne demande qu’à fonctionner. Je ne le porte pas, vous le comprenez, pour m’aider à vendre des cravates. J’ai un boulot un peu plus compliqué.

Nous traversions la Pépinière. Elle s’arrêta et me regarda longuement.

— Je vois, dit-elle. Vous êtes un agent secret.

— Pas si secret que ça, répondis-je, puisque vous me connaissez. Et malheureusement vous n’êtes pas la seule. Je suis un personnage hors série.

— Mais pourquoi diable voulez-vous aller à Leucate ? Ce sont les plans que vous voulez ?

— Un peu, mais en outre j’ai entendu dire que c’était zone interdite, qu’il fallait un laissez-passer pour s’y rendre, enfin un tas de trucs. J’ai pensé que c’était aussi la meilleure planque. Il est rare que les Allemands cherchent autour d’eux les bonhommes qui les gênent. Ils sont tellement persuadés de leur puissance et de la crainte salutaire qu’ils inspirent qu’ils ne peuvent pas admettre qu’on aille se réfugier auprès d’eux. Et puis ce sont des maniaques du travail. Du moment qu’on usine, on est en odeur de sainteté !

— Mais vous n’allez pas faire le manœuvre, tout de même !

— Et pourquoi pas ?

Elle s’assit sur un banc. Je pris place auprès d’elle et la pris par la taille. Elle se défendit à peine.

Le parc était désert. Il faut dire qu’il commençait à descendre un froid mortel qui vous glaçait tout de suite les épaules. Le vent faisait chanter les arbres de leur grande voix. Des silhouettes voûtées traversaient vite les allées mornes, sauf de rares amoureux que la passion réchauffait et qui déambulaient à pas lents à travers les carrefours propices. Nous nous étions assis à l’abri. Dans notre dos, une rangée de troènes nous protégeait des rafales cruelles.

— Je connais… commença Consuelo.

Mais je me moquais de ce qu’elle connaissait. Je la serrai contre moi, je l’obligeai à tourner la tête et je l’embrassai sur les lèvres. Elle se débattit un peu mais elle me céda presque tout de suite et même passa son bras autour de mon cou. Je sentais contre moi la chaleur de son corps, je ne respirais que le parfum trop sucré qui était le sien et, tout près des miens, ses grands yeux noirs à demi-fermés, se révulsaient.

Quand nous nous séparâmes, je ne savais plus très bien où nous avions laissé la conversation, et elle non plus. D’ailleurs, je n’avais pas envie de parler, il me suffisait de la regarder et de laisser bercer mon désir par le bruit triste du vent dans les arbres trop hauts.

À cette heure-ci, le quartier était presque désert. Le marché de gros n’avait lieu que le matin et la plupart des expéditeurs avaient fermé leur boutique.

Ce fut la môme, pourtant, qui revint la première à la réalité.

— Je connais quelqu’un, reprit-elle, qui dirige une affaire de travaux publics. Il a précisément un chantier à Leucate. Il pourrait te prendre avec lui, dans ses bureaux.

— Mais je n’y entends rien, moi, aux travaux publics. Sorti de la terrasse, je ne serai bon à rien.

— Oh ! répondit-elle, il n’est pas nécessaire d’être ingénieur. Avec un peu de comptabilité élémentaire et une grande gueule, on devient très facilement directeur du chantier. C’est un travail administratif.

— On verra ça, dis-je. Pour l’instant, j’ai envie de prendre deux ou trois jours de congé. J’ai les nerfs à fleur de peau. Et puis il faut débarrasser Francis de ses trois compagnons. On parlera de tout ça lorsque tout se sera bien passé.

— Comme vous voudrez.

Mais ses lèvres, décidément, me plaisaient. Je ne pouvais pas oublier leur goût de violette. Alors, ma foi, je remis ça. Et ce coup-ci elle fit moins de manières et ça se passa très bien. C’est quand je voulus glisser ma main dans l’échancrure de son manteau et toucher son sein que ça tourna mal. Elle se leva vivement.

— Je rentre, dit-elle.

— Tu es fâchée ?

Elle ignora la familiarité.

— Pourquoi voulez-vous que je sois fâchée ? Il se fait tard, c’est tout. Et d’ailleurs il faut que je voie mon frère pour le mettre au courant si on veut, ce soir, sortir les cadavres de la chambre.

— Allons-y, répondis-je, résigné.

Je voyais qu’aujourd’hui, elle n’était pas décidée, qu’il n’y avait rien à faire, et d’ailleurs je comprenais parfaitement que si j’insistais je risquais de tout gâter. J’avais déjà connu une Espagnole, je connais leur mentalité, ce sont des filles extrêmement capricieuses, elles se donnent quand elles veulent ou pas du tout.

Et allumeuses avec ça. Capables de damner le pauvre mec qui leur attribuerait de l’importance. Il faut les considérer comme ce qu’elles sont. De beaux jouets pour adultes.

Je me levai et je la suivis. L’ombre descendait de plus en plus vite. Au coucher du soleil, le vent mollit et tomba, mais dix minutes après il repartait avec plus de rage encore, comme s’il avait voulu rattraper le temps perdu.

Nous franchîmes la Basse sur un vieux pont, on passa sous le Castillet pour arriver enfin au café de France qui est le plus grand bistrot de la ville et qui est le seul, d’ailleurs, à avoir une touche un peu parisienne. Il fait partie du très vieil immeuble du plus pur style ibère qui contient la Mairie. C’était un coin tiède et intime à souhait. On n’entendait que le grincement des trams et des cornes de voitures. Le bruit du vent était couvert par le vacarme de la rue. Parce que comme vacarme, précisément, ici, ce n’était pas illusoire. Toute une foule arpentait les rues en parlant fort, en riant aux éclats, sans souci des voisins ni des passants.

— Allons prendre l’apéritif, dit Consuelo, en entrant d’un pas décidé. Je sais que Raphaël se trouve maintenant rue des Cardeurs mais je ne veux pas y aller, ces cafés me dégoûtent. Vous irez le chercher tout seul et vous l’amènerez ici.

— Très bien, j’y vais tout de suite.

— Non, attendez qu’on nous ait servis. Je n’aime pas être toute seule dans un endroit public. Les hommes me regardent et ça me gêne.

Je comprenais ça, non pas que ça la gêne mais que les types la reluquent. Une fille comme ça, ça ne se trouve pas à tous les coins de rue. Et puis, j’étais un peu jaloux. J’avais bien espéré, après son attitude et ses regards au moment de l’exécution des trois miliciens, arriver dans l’après-midi à un résultat un peu plus substantiel. Or, j’avais mis la tringle, voilà ce que j’avais fait, et pire je me demandais si j’arriverais jamais à un résultat positif avec cette môme. Or, je n’ai passé qu’une fois pour un pigeon, avec Hermine précisément, et on a vu comment ça s’est terminé. Il n’était évidemment question de rien de pareil ici, mais j’étais décidé à rompre les chiens et à tout envoyer promener de mes relations avec Consuelo et Raphaël. Autrement, ça allait m’amener des complications sentimentales.

J’obéis comme un enfant. Elle prit mon bras, le serra et eut un sourire câlin.

— Je suis méchante, hein ? dit-elle. Il ne faut pas m’en vouloir, c’est plus fort que moi. Un rien m’énerve.

— Je ne vous en veux pas, dis-je, glacial. Tout cela est de ma faute. J’ai trop d’imagination.

— Mais non, dit-elle, vous n’avez pas trop d’imagination.

Elle me tendit ses lèvres. Je m’apprêtais à les prendre, mais elle retira son visage comme j’allais les effleurer et ses traits se durcirent.

— Allez chercher Raphaël, maintenant.

Je sentis que je passais par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Je serrai les poings et je me levai, sans un mot. J’étais exaspéré. Elle ne l’emporterait pas au paradis, celle-là, oh non ! Je me réservais le droit de lui montrer de quel bois je me chauffe.

Le bistrot de la rue des Cardeurs où je retrouvai Raphaël était précisément celui où il y avait de si bon pastis. Le gitan était accoudé au zinc et se nettoyait soigneusement les ongles. Il était seul.

— Tiens ! dit-il, c’est vous ? Qu’est-ce qui vous arrive ? Vous voulez retourner à Brouilla ?

— Non, répondis-je en lui serrant la main, aujourd’hui, c’est un tout autre genre de balade. Je ne sais pas si vous l’accepterez.

— Quelle mauvaise action allez-vous encore me proposer ? sourit-il.

On verra ça tout à l’heure, dis-je. Pour le moment, je me sens mal fichu et je pense qu’un peu de pastis me remettrait en forme.

— Qu’à cela ne tienne ! s’écria Raphaël. Ambrosio, porte deux anis.

Je venais d’être pris d’une idée. Puisque Consuelo voulait jouer au petit soldat, on allait rire. Elle n’avait pas fini de poireauter. Si elle croyait me faire marcher au doigt, à l’œil et à la baguette, comment qu’elle allait déchanter. J’allais la faire attendre devant son martini, dans ce café qu’elle n’aimait pas, pendant un bon moment. J’irais la voir plus tard, avec son frangin. Ça lui ferait les pieds.

Mais si j’avais su ce qui m’attendait, il aurait mieux valu que je file sur-le-champ de ce bistrot, et ventre à terre encore, sans me retourner.

Nous parlâmes de choses et d’autres, Raphaël et moi, excepté de ce qui m’amenait.

Ce ne fut qu’au bout de vingt-cinq bonnes minutes bien tassées que je me décidai à ouvrir le paquet. Mais prudemment.

— À propos, dis-je, j’ai laissé Consuelo au café de France. Je lui ai dit que je venais vous chercher et puis j’ai décidé de la faire un peu attendre.

Il me regarda avec stupéfaction.

— Et pourquoi ? demanda-t-il.

— Pour l’embêter.

Il bondit.

— Pour l’embêter, dites-vous ? Mais mon pauvre ami, vous ne vous doutez pas du drame que vous venez de déclencher. Vous ne la connaissez pas, ma petite sœur. Elle doit être dans une rogne effroyable. Elle va nous traiter de tout et vous, c’est bien simple, elle ne vous adressera plus la parole, vous verrez. C’est une fille qui a l’habitude d’être gâtée. C’est la seule fille de la famille, vous comprenez, et la plus jeune de nous tous. C’est bien simple, on l’a pourrie.

— Je m’en suis bien rendu compte, dis-je, rempli d’aise. Mais moi je ne m’appelle pas Raphaël, vous comprenez. Elle avait besoin d’une petite leçon.

Il haussa les épaules.

— Dépêchons-nous, dit-il.

Il jeta sa canadienne sur son dos et se dirigeait déjà vers la sortie lorsque la porte s’ouvrit brutalement. Quatre hommes entrèrent, revolver au point.

— Haut les mains, dit celui qui semblait le chef.

Je n’essayai même pas un geste de défense. Je me doutais bien que ces gars-là n’étaient pas venus ici pour enfiler des perles et qu’au moindre geste suspect ils m’abattraient comme un chien. Les autres clients, apparemment, avaient compris la même chose et tout le monde levait les pattes sans un mot.

Alors que l’instant d’avant la plupart des types braillaient à travers l’opaque nuage de fumée qui feutrait la pièce, un silence profond s’abattit sur l’assemblée.

Si jamais j’ai regretté d’avoir fait une blague à une fille, ce fut bien ce jour-là. Quel abruti ! Si j’étais venu simplement chercher Raphaël et qu’on ait mis les bouts ensemble, tout de suite, maintenant ces individus n’auraient arrêté que du menu fretin. Les trois Arabes qui trafiquaient du tabac dans le fond, par exemple, ou cette espèce de clochard qui dormait sur la table.

J’avais bien fait de lever les mains sans essayer de tirer mon feu que je n’aurais jamais eu le temps d’armer, car je vis que leurs manières d’agir étaient bien celles que j’avais supposées. En effet le clochard, précisément, fit un bond et essaya de franchir le barrage. Une détonation sèche, le pauvre bougre cria et tomba à terre, tout gémissant, aux pieds du gros type dont le revolver fumait encore.

Ce coup-ci j’y avais droit. J’étais bel et bien marron, enfoncé dans la mélasse par-dessus les oreilles.

Il n’y avait pas à se faire d’illusions, les pommes étaient cuites.

Chapitre 6

Je ne savais pas encore ce que ça pouvait bien être que ces gars. Je ne crois pas que la police française, même de Vichy, ait pu être aussi brutale. À mon avis, c’étaient des hommes de la Gestapo. Et alors quand ils allaient, en me fouillant, découvrir mon Colt sous mon aisselle, je me demandais ce qui allait se passer. Sûr et certain que je tâterais de la torture, de ces fameux matraquages à mort dont j’avais déjà entendu parler, sans oublier les petites fantaisies raffinées qu’on leur attribuait, à tort ou à raison.

— Allons-y, dit le chef. Sortez les uns après les autres et autant que possible sans baisser les mains, autrement ça ira mal.

Il n’avait pas besoin de le dire. Il suffisait de regarder, sur le sol à ses pieds, le clochard en train de crever pour être tout de suite fixé.

Raphaël tremblait.

— Qu’est-ce qu’on va faire ? chuchota-t-il.

— Rien, dis-je, on est marrons… et bien marrons. Ce qui m’ennuie, c’est que c’est ma faute. Si je n’avais pas voulu me venger de l’attitude un peu trop cavalière de ta sœur nous n’en serions pas là.

Voilà que je le tutoyais à présent. Il ne s’en formalisa pas et se mit lui-même au diapason. C’est vrai que dans la situation où on était, ce n’était pas la peine d’adopter les manières du faubourg Saint-Germain.

— Ce qui peut encore nous sauver c’est qu’ils ne savent rien sur moi, ni sur toi. Et encore moi, de toutes manières, si je ne réussis pas à me débarrasser de mon Colt, je suis bon.

— De ton Colt ? s’exclama Raphaël. Tu es armé ?

— Un peu, oui. Autant vaut te le dire, je ne suis pas venu ici pour piéger des moineaux.

— Oh ! là ! là ! gémit Raphaël. Mais moi, ils n’ont rien à me reprocher. Je travaille avec eux.

— Naturellement, toi tu t’en sortiras.

Je ne tenais pas à lui laisser savoir qu’il était dans le bain, lui aussi, puisqu’il m’avait transporté à Brouilla pour expédier le fameux télégramme. Un secret que plusieurs partagent a quelques chances de ne pas rester longtemps un secret.

Peu à peu, cependant, le flot des consommateurs sortait, les mains en l’air et la tête basse.

Le patron s’était approché du gros type et essayait de parlementer avec lui. Mais l’autre, buté, ne le regardait pas et ne l’écoutait certainement pas davantage. On voyait que tous les raisonnements ne l’intéressaient pas. Il suivait implacablement, d’un regard cruel, la triste théorie des pauvres bougres qui sortaient et marchaient vers quel destin ?

Nous passâmes à notre tour devant lui. Il ne me prêta pas plus d’attention qu’à mes autres compagnons.

La rue était pleine de flics et de miliciens. Ainsi, je m’étais trompé. J’avais d’abord supposé que c’étaient des Allemands qui faisaient cette rafle. Mais lorsque je me rendis compte que c’étaient des Français et qu’ils avaient sans sourciller descendu le clochard, je fus pris de colère. Comment peut-on descendre de sang-froid et sans tiquer un homme qui se sauve et qui, par conséquent, est inoffensif ?

Je suis loin, évidemment, d’être un angelot, je me rends parfaitement compte que je suis ce que les braves gens appellent une sombre brute, ça ne me fait plus rien de descendre un homme. Mais c’est eux, justement, qui m’ont appris cela. C’est eux qui m’y ont contraint avec leur guerre, leur fausse honnêteté et leur sale hypocrisie. En tout cas, je n’ai jamais fait de mal aux faibles. Je me suis défendu, c’est tout, pour sauver ma peau ou mon bonheur. Le bonheur je l’ai perdu mais la peau, excusez-moi, c’est la seule chose qui me reste, je n’ai pas de biens immobiliers, moi, je n’ai rien à protéger. C’est pour protéger précisément les biens des autres qu’on a fait de moi un tueur. Et maintenant, ça les étonne si ça leur retombe sur le nez.

Je ne sais pas ce qui me retint, pendant que j’avais encore mon feu sur moi — on avait été palpés par des jeunes qui n’y entendaient rien, ils ne m’avaient pas touché sous les bras — , de sortir et d’ouvrir un tel bal dans cette assemblée de jean-foutre que la plupart d’entre eux seraient allés engraisser de leur sang les rats d’égout.

Je me retins à temps parce que je me dis qu’ils en auraient sans doute immédiatement fait autant et que parmi les types qu’ils étaient en train d’emballer et qui n’avaient rien à se reprocher, il y aurait certainement une drôle de casse. En admettant même que moi je m’en sorte et que je passe à travers une fois de plus, il y aurait encore une bande de pauvres cloches sans défense qui paieraient pour moi. Ça ne valait pas le coup. Il existait certainement une combine plus valable.

Il y avait, au bout de la rue des Cardeurs, trois camions militaires arrêtés, qui n’avaient sans doute pas pu passer dans cette rue trop étroite ou qui auraient risqué de donner l’éveil.

On y embarqua tout le monde, à coups de pied dans les fesses lorsque ça n’allait pas assez vite. Ils étaient tranquilles, ils ne risquaient pas de faire de gaffe et il y avait des chances que parmi tous ces types qui étaient là il n’y avait pas de personnalités politiques. Je ne crois pas non plus qu’il y eût beaucoup de leurs partisans. Excepté sans doute quelques indicateurs qui n’en étaient pas à un coup de pied au cul près.

Les camions démarrèrent au milieu de la curiosité de tous les commerçants du quartier sortis devant leur porte. Certains, qui n’aimaient pas la racaille, triomphaient. D’autres, qui se doutaient de ce qui attendait la plupart d’entre nous, avaient l’air consterné.

On nous débarqua avec la même élégance dans la cour de la caserne de la Milice et on nous parqua dans une sorte de grande chambrée absolument vide aux fenêtres munies de barreaux. À travers l’une d’elles j’apercevais la façade de la boutique de Francis.

Il ne se doutait certainement pas que j’étais aussi près de lui. Il devait commencer à se casser sérieusement la tête avec ses trois macchabées dans sa cambuse, en voyant qu’il ne recevait aucune nouvelle.

Et à propos, comment ça allait se terminer, cette histoire ? Comment diable allait-il s’y prendre, sans Raphaël et sans moi pour sortir ces types de là-dedans ? D’autant plus que Consuelo devait être dans une rogne épouvantable en voyant que nous ne revenions pas, ni son frère ni moi. Peut-être qu’elle avait quand même compris que ce n’était pas tout à fait de notre faute. Peut-être aussi qu’elle ignorait toujours à quel point j’étais responsable de cet état de choses. En tout cas, pour ma part, j’avais compris. Adieu Consuelo. Adieu aussi la petite Claudine blonde de Lyon. Il y avait des chances que je n’aurais plus jamais l’intention de tenir une femme dans mes bras, excepté une ombre, de l’autre côté, quand j’aurais fait le grand saut.

Et, tels que je connaissais ces zèbres, je me doutais bien que ça n’allait pas tarder.

Je m’assis dans un coin, à même le plancher. Raphaël vint près de moi. J’étais abruti par le cafard.

— Je travaille pour eux, dit le gitan. Ils ne peuvent pas me garder. C’est pas défendu d’aller boire un coup dans certains bistrots, quand même ?

— Pour qui, pour eux ? Pour la Milice ?

— Non, pour les Allemands. Je demanderai à ce qu’ils interviennent.

— Tu as plus de chances que moi, dis-je. Parce que moi aussi ils interviendront sans doute, les Allemands, mais ça ne sera pas pour me faire sortir, je te prie de le croire.

— Évidemment, avec un pétard sur soi, c’est dangereux.

Et s’il n’y avait eu que le pétard ! Il n’y a pas si longtemps, le port d’armes ça coûtait la déportation. Mais maintenant ils étaient tellement énervés par les partisans que je suis certain qu’ils devaient vous mener au poteau. Ils y avaient conduit des types pour moins que ça.

— Comment je vais me débrouiller ? dit un type maigre et mal habillé, en s’approchant de nous. Ma femme va encore s’imaginer que je suis en train de boire ma paye. Et lundi faut que je sois au boulot.

S’il avait pu savoir à quel point je me foutais des malheurs des autres. Chacun, bien sûr, n’attachait d’importance qu’à ses propres affaires. Les turbins des autres ne l’intéressaient pas. Chacun pour soi et Dieu pour tous. D’abord sortir au plus tôt de cette galère.

De temps en temps, la porte s’ouvrait, on prenait par le bras le premier bonhomme qui se trouvait là et il partait entre deux Miliciens, histoire de se faire vérifier et de voir si sa conscience de bon Français fonctionnait toujours bien.

— Tu veux que je te dise ? J’en ai marre, dis-je soudain à Raphaël. Marre de leur politique, de leur guerre, de leurs tirades à la Pétain, de l’odeur de mauvaise graisse qui sort de toutes les cuisines, des bombardements, des trains combles et de cette manie qu’ils ont tous de te cravater dans la rue, comme un chien sans collier, pour te demander qui tu es, où tu vas, ce que tu penses, ce que tu fais et ce que tu ne fais pas. Ils m’emmerdent, pour tout dire.

— Qui ça ? demanda Raphaël.

— Tous, tous ces mecs en uniforme, à croire que leur idéal, ça consiste à être larbin. Est-ce que j’en porte un uniforme, moi ? Pas si bête. Je ne suis au service de personne. Je me couche quand je veux, je vais où je veux et celui à qui ça ne plaît pas, il n’a qu’à ne pas me regarder. C’est ça la liberté.

— Chut ! murmura le gitan. Ils vont croire que nous faisons de la politique.

— Hé ! qu’ils croient ce qu’ils voudront. Je m’en fous. Je ne suis pas marié avec eux et je ne leur reconnais pas le droit de m’empoisonner la vie. Tout ce qui est arrivé, ils l’ont bien voulu. Ils sont contents de voir les Boches à Paris, hein ? Tant pis pour eux s’ils en payent les conséquences. Ce ne sont pas des hommes, malgré leur beau costume et leur grande gueule, ce sont des porte-coton. Justes bons à vider les pots de chambre de l’ennemi.

— Ne t’excite pas, répondit Raphaël, tu vas te faire repérer.

Trop tard. La porte s’était brusquement ouverte et deux miliciens étaient entrés. Ils froncèrent les sourcils et cherchèrent dans la foule qui c’est qui avait tenu ces propos scandaleux.

— Qui a dit ça ? demanda l’un d’eux.

Silence.

— Qui a dit ça ? brailla-t-il en levant une sorte de cravache sur les types qui étaient à sa portée.

— C’est moi, dis-je, tranquillement, sans lever le derrière du plancher.

— Vous ne pouvez pas vous lever, quand vous parlez à un chef de dizaine ? gronda le milicien.

— Non, répondis-je, je suis fatigué.

Il n’avait jamais vu ça, un gars lui répondre comme ça, ce brave homme. Il ne répondit pas tout de suite. Je savais que j’allais au-devant d’une correction maison. Mais comme, de toute manière, j’étais destiné à la recevoir et que ça ne changerait rien à l’épilogue, je préférai me laisser aller à ma colère. Au moins, j’aurais cette satisfaction.

— Je vais vous reposer, moi, vous allez voir ça, dit le type en s’approchant.

— D’ailleurs, expliquai-je, sans broncher, j’y comprends rien, moi, à vos grades à la flan. J’ai fait mon service dans l’armée française.

Malgré l’ennuyeux ou le tragique, suivant le cas de leur situation, la plupart des hommes présents se mirent à rire. Du coup, le chef devint furieux. Il leva sa cravache. Un trait de feu me laboura le visage. Un tiers de seconde, je fus aveuglé. Mais l’instant d’après ce fier-à-bras était sur le sol, les quatre fers en l’air. Profitant de ce qu’il s’était trop approché de moi pour m’expédier son coup de fouet, je lui avais filé un croc-en-jambe et, emporté par son élan, il avait bien fallu qu’il aille mesurer le plancher. Je fis un bond et avant qu’il ait eu le temps de se relever je lui avais sauté sur le ventre à pieds joints. Il eut un sanglot, suivi d’un gargouillis. Son camarade, absolument sidéré par ces rapides événements, n’avait pas eu le temps d’intervenir, d’autant que les copains s’étaient mis en cercle autour de nous, que le chef de dizaine avait le mufle qui lui servait de figure aussi beau à voir qu’un foie d’oie à l’état naturel. Quand son service serait fini, il n’aurait pas besoin d’aller faire la cour aux filles. C’est un pharmacien qu’il lui faudrait.

— Maurice ! criait Raphaël, attention, tu vas nous faire avoir des histoires.

Mais en même temps, emporté par l’enthousiasme, il braillait :

— Vas-y ! Esquinte-le !

Malheureusement, la volupté que j’éprouvais à marteler le visage du milicien ne dura pas. Je reçus un formidable coup de crosse derrière le crâne et je partis aussitôt pour un monde meilleur.

Je me réveillai dans une pièce bien éclairée et bien chauffée, mais munie, naturellement, des inévitables barreaux que les types de Vichy auraient inventés, si ça n’avait pas été déjà fait. J’étais assis dans un fauteuil devant un bureau derrière lequel trônait un gros bonhomme au visage paternel.

— Et alors, dit-il d’un ton sévère, c’est vous qui démolissez mes hommes comme ça ? Vous trouvez que le fait de vous promener avec un revolver n’est pas assez grave ? Je ne comprends pas ce qui a pu vous pousser à de telles extrémités. Il faut que vous ayez perdu la tête. Songez pourtant, mon ami, que ce qu’il vous faut rencontrer, maintenant, c’est de l’indulgence. On ne l’a jamais acquise de cette façon.

Je haussai les épaules et je fermai les yeux. Tout mon corps était meurtri. Ces vaches-là avaient dû me traîner jusqu’ici, le long des couloirs en me bourrant de coups de pied. En passant la main sur mon front, je m’aperçus que j’avais l’arcade sourcilière fendue. Un sang noir finissait de s’y coaguler. Je ne devais guère être plus élégant que le mec que j’avais démoli. C’est vrai que moi, j’étais beaucoup moins fier que lui de mon esthétique.

— Maintenant, dit le chef — ça devait être celui qui remplaçait ma victime — , maintenant vous allez me dire l’usage que vous avez déjà fait de votre arme et celui que vous comptiez en faire.

— Rien, dis-je, je la gardais en souvenir.

— Ouais, répondit l’autre. C’est une arme américaine. Elle n’est pas venue toute seule en votre possession.

— Je l’ai achetée à Pigalle, à un braqueur qui voulait se retirer des affaires, répliquai-je.

— À d’autres ! elle a été immatriculée en quarante-trois. C’est une arme parachutée, mon petit ami.

Pour une fois que je disais la vérité !

— D’où l’avez-vous sortie ? Vous êtes encore un terroriste, n’est-ce pas ?

— Non.

— Dites-moi ce que vous savez et on sera très gentil, on vous donnera à manger et à boire.

— Je n’ai ni soif ni faim. Je ne sais rien.

C’est en recevant une claque d’autant plus énorme que je ne l’attendais pas, puisqu’elle me vint par-derrière, que je m’aperçus que nous n’étions pas seuls dans la pièce, contrairement à ce que j’avais d’abord pensé. Je me retournai. Celui qui m’avait frappé était un morveux qui avait tout de suite dix-huit ans. Il était maigre, avec des yeux caves, pas beau, la lèvre pendante, tout à fait la tête du sale petit barbeau qui vous fusille par-derrière, de loin, ou qui vous fait fusiller par les copains.

— Toi, tu as de la veine, lui dis-je, que nous ne soyons pas d’homme à homme ou, en tout cas, que je sois trop mal foutu pour me défendre. Je serais dans mon état normal, je te collerai une de ces fessées que tu pourrais aller rapporter à ta mère.

Il eut un rire grinçant et me regarda avec insolence.

— Et quand même, ajoutai-je, tâche de ne pas recommencer parce que ce n’est pas le coco qui est en face de moi qui m’empêchera de recommencer.

— C’est un communiste, dit quelqu’un. Il n’y a qu’eux, pour être insolents et vulgaires comme ça.

— Non, répondis-je en l’imitant, ce n’est pas un communiste, crème d’abruti. Je ne suis pas un homme comme les autres, moi, mon boulot est bien différent.

— Ça serait lui qui aurait démoli le chef, ça ne m’étonnerait pas, dit un autre spectateur. Tout le monde ne se balade pas avec un Colt quarante-cinq sur soi dans Perpignan.

— Il y a plus de gens armés que vous ne le supposez, répondit le papa gâteau. C’est lui qui avait pris la place de l’autre, l’assassin devait jouir quand même d’un peu de sa sympathie.

— On verra ça à l’autopsie.

N’importe quel individu qui a fait un peu de ballon connaît les principales occasions qui permettent à un homme décidé de laisser là ses gardes du corps avec un bon souvenir de la famille et d’aller voir comment ça se passe sous un climat plus hospitalier.

— Tu n’es pas allé à Brouilla, ces jours-ci, demanda le petit voyou à brûle-pourpoint.

— Où donc ?

— À Brouilla.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— C’est un bled.

— Drôle de nom. Pourquoi, qu’est-ce qui s’y passe là-bas. On y danse ?

Le type ne crut pas devoir répondre. Je tremblais que tout mon truc vienne à se découvrir. Aussi je résolus de brusquer les choses.

— Je vois qu’il n’y a rien à faire, dis-je, vous êtes trop forts. Je vais parler. Donnez-moi un verre d’eau et une cigarette.

Ils furent chics, ils me donnèrent du pinard.

— Je suis un espion, dis-je froidement. Il y a bien un bureau de l’Abwehr, ici ? Veuillez m’y faire conduire.

Je savais où il était, le fameux bureau. Il se trouvait au bord de la Basse, derrière le Nouveau-Théâtre, dans une villa qui ressemblait à un décor pour les Mille et une Nuits.

— Qu’est-ce que vous me chantez là ? s’exclama le gros père. C’est la première fois que je vois un espion se mettre à table avec cette facilité.

— Dans quoi avez-vous vu des agents secrets ? demandai-je. Au cinéma ? Ou bien dans les romans d’aventures, peut-être.

— Mais enfin, est-ce que vous avez une carte qui me prouve…

— Mais oui, mon gros, naturellement. Je vais me balader avec un brassard, pour faire plaisir à la Milice. « Agent Secret. Très dangereux. À ne pas chatouiller ». Comme ça vous seriez sûrs de ne pas vous tromper.

J’avais repris mes esprits et mon courage. Je me disais que si je voulais me ménager quelques chances de sortie, il fallait jouer serré et payer d’audace.

— Mais quelle sorte d’agent secret êtes-vous, demanda quelqu’un, dans mon dos. Avec nous ou avec les Alliés ?

— Tu demanderas ça au patron local de l’Abwehr. S’il veut te rencarder, moi je veux bien. Mais ça m’étonnerait.

On entendit flotter ce silence plus lourd que l’air qui suit immédiatement les paroles annonçant une catastrophe.

Ils commençaient tous à se demander s’il fallait jouer pair et impair, s’ils n’avaient pas fait une blague colossale et comment ça allait finir, en définitive. Et surtout qui j’étais en réalité.

— En somme qu’est-ce que vous désirez ? demanda finalement le chef.

Ils étaient tous beaucoup plus calmes, maintenant, et plus polis, ce ramassis de chiens de garde et de larbins. Ils se demandaient si leur maître allemand ne leur donnerait pas du fouet.

— Je vous l’ai déjà dit, répondis-je. Être conduit au bureau de l’Abwehr.

— Soit, acquiesça le chef. Nous allons vous y conduire. J’y vais moi-même. Mais vous croyez qu’à cette heure-ci on nous recevra ?

— Il n’y a pas d’heure pour le service des renseignements. Est-ce que vous vous imaginez, par hasard, qu’on ne faisait que quarante plombes ? C’est une question de circonstances.

— Allons-y, dit le papa. Gaffard et Pelu, vous viendrez avec moi. Gaffard conduira la voiture.

Il mit son béret sur la tête et enfila sa capote noire. Un des types sortit, sans doute pour aller chercher la bagnole. Puis on descendit tous dans la cour. Je n’étais pas attaché. Ils n’osaient plus me traiter comme un prisonnier. Ils avaient peur que je fasse partie d’un service allemand.

Pour peu que j’insiste, ma parole, je crois qu’ils m’auraient fait des excuses.

Je montai derrière, encadré par mes deux phénomènes, tandis que le nommé Gaffard prenait le volant. La voiture démarra. Le grand portail s’ouvrit et nous nous trouvâmes dans la rue.

Le vent n’avait rien perdu de sa violence. Il faisait bigrement froid, maintenant, on voyait les gens courir vers leurs foyers tièdes.

Ils étaient tranquilles, eux, ils n’avaient pas d’histoires sanglantes, comme les miennes. Ils étaient certains que la Gestapo ne les attendait pas chez eux.

À Perpignan, rien n’est loin. Il suffisait de tourner sur le pont d’Envestit, de tourner encore et de suivre la rivière jusqu’au Nouveau-Théâtre. Je pus constater que le quai était strictement désert. C’est pas dur, il n’y avait pas ombre qui vive. Seuls parfois des tourbillons de poussière donnaient une apparence d’animation à ce quartier morose.

Mon cœur battait, fallait voir. J’avais déjà réussi à sortir de la caserne de ces salauds. C’était le plus dur. Mais la partie décisive, c’est maintenant qu’elle se jouait.

La bagnole s’arrêta devant le perron de marbre d’un somptueux hôtel. Le chef descendit le premier, lourdement. Je le suivis et alors là, je n’attendis pas que les autres aient le temps de réagir. En même temps que, de toutes mes forces, j’envoyais à mon milicien un superbe coup de poing en pleine figure qui dut, par la suite, lui constituer un joli souvenir, je lui faisais le coup du croc-en-jambe qui m’avait si bien réussi avec son copain. Il partit en arrière si vivement que sa tête, avec un choc sourd, heurta une des marches.

Naturellement je ne restai pas là pour voir s’il se relevait tout seul ou s’il fallait l’aider. Je me lançai dans la nuit, à toute vitesse. J’avais le vent dans le dos et je filai bon train.

La rafale m’apporta les imprécations de toute l’équipe. Mais par Dieu, je me fichais bien de leurs injures, je ne me souciais pas de m’arrêter pour savoir ce qu’ils racontaient.

Je me dis pourtant que je ne pouvais pas cavaler comme ça toute la nuit et que, de toute manière, ils allaient me prendre en chasse et, à coups de sifflet, alerter toute la population policière du secteur.

Il fallait que je dégotte quelque part une échappatoire. C’est à ce moment-là que, sur la face pile du Nouveau-Théâtre, dans une encoignure, j’aperçus par miracle une échelle de fer. Elle n’arrivait pas tout à fait à terre et il fallait effectuer un petit rétablissement pour y grimper. Ce n’était pas ça qui m’effrayait. Ce qui m’effrayait c’était de deviner dans mon dos le souffle infernal de cette meute de chiens lancée à mes trousses.

Je me retournai. Je ne voyais personne. Si ! L’un d’eux était en train de sonner à la porte de l’Abwehr. Voilà encore un bonhomme qui allait se faire bien recevoir, tiens !

Moi, à l’endroit où j’étais, je pouvais y aller, je pouvais me permettre de perdre quelques secondes. D’ailleurs, j’étais dans une ombre si dense qu’un chien de chasse n’y aurait pas retrouvé un bifteck.

Je fis un rétablissement et je commençai à grimper en me salissant drôlement les doigts, entre parenthèses, car la peinture se boursouflait et s’écaillait. C’était une sortie de secours qu’on n’avait sans doute jamais utilisée.

Il me semblait que je grimpais depuis une éternité, silencieusement, vers les étoiles. Maintenant, j’atteignais presque la hauteur des platanes, qui n’étaient pourtant pas de jeunes plants. Je grimpais toujours. La lampe bleue qui s’efforçait d’éclairer le quai n’avait maintenant pas plus de puissance qu’un bec de gaz.

Ici, où l’on n’était plus à l’abri des pâtés de maisons, le vent était d’une violence extrême. Il me plaquait parfois contre l’échelle. Ou alors, heurtant le mur et revenant en arrière, il tentait de m’en arracher. À ces moments-là, j’étais obligé de me cramponner, le souffle coupé. Ah ! quel bled ! Je n’y viendrai pas en voyages de noces !

Je finis par être saisi d’inquiétude. Et si cette damnée échelle ne menait nulle part ? J’allais être frais, moi, collé comme une punaise sur un mur glacé, sans pouvoir monter ni descendre ! Ou alors elle menait peut-être à quelque verrière sur laquelle il ne fallait pas s’engager sous peine de passer au travers. Ou alors à une porte close, ou à la pointe d’un paratonnerre. Ou… Et puis zut ! on verrait bien. J’étais mieux là que dans les pattes de la Milice. J’espérais quand même qu’ils ne m’avaient pas suivi jusqu’ici. À mon idée, je n’avais pas fait de bruit, et ils ne pouvaient pas se douter que j’aurais pris cette échelle comme moyen d’évasion. Encore fallait-il qu’ils la voient.

Et brusquement ma main crocha dans le vide. L’échelle s’arrêtait là. Il n’y avait rien au-dessus et j’étais tout seul, perdu dans la nuit et la tempête, à trente mètres en l’air, en proie aux rafales qui s’efforçaient, diaboliquement, de m’arracher à ma précaire position.

Je me dis alors que si toutes ces aventures continuaient, quelque jour ma chance finirait par me plaquer, comme ces femmes dont on tire trop et alors, moi aussi, je ferais un beau mort.

Chapitre 7

Tout de même, ma situation actuelle prenait les proportions d’un désastre. Je sentais mes doigts s’engourdir. Le froid était extrêmement sensible. D’autant plus que je savais que je ne pouvais pas lutter contre lui. L’imagination aidant, c’était infernal.

Si je devais rester longtemps dans cette position, mes forces finiraient par me lâcher. Il suffisait d’un rien, le pied qui manque, la main qui ne croche plus dans l’échelon de fer et ce serait le grand saut. Ma position était trop acrobatique pour n’être pas fatigante. Sans parler du vent qui me harcelait. Peut-être m’étais-je trompé, tout à l’heure, et y avait-il un moyen de continuer cette ascension ? Je lançai ma main droite à la rencontre de la nuit, je me haussai sur la pointe des pieds, et tâtai le mur.

En bas, les miliciens patrouillaient, armés de lampes électriques. Ils s’arrêtèrent un tiers de seconde au bas du mur et repartirent. Mais maintenant mon cœur battait à tout rompre et je dus attendre que mon effervescence se soit calmée pour recommencer mes recherches.

Peu à peu, cependant, mes yeux s’étaient habitués à l’obscurité. Je levai la tête. Au-dessus de moi, comme un écran posé sur les étoiles, se détachait la masse sombre d’une plate-forme.

Elle n’était pas très éloignée de moi. Je parvins à la toucher et même à m’agripper. Puis, sitôt que je fus sûr de moi, je lançai ma deuxième main et crachai vivement. Il me fallut, pour améliorer ma position, escalader le dernier échelon.

À ce moment-là j’étais pendu en quelque sorte dans le vide, en arrière. Un coup de vent un peu brusque m’aurait cueilli comme une fleur.

Je me reposai, afin de récupérer absolument toutes mes forces puis je donnai un coup de reins. Un instant, je me sentis glisser mais, je bandai ma volonté et je me retrouvai à plat ventre sur la fameuse plate-forme.

Elle ne comportait aucun garde-fou, aucune mesure de sécurité n’avait été prise et on se demandait à quoi elle devait bien servir. Ce devait être un escalier de secours, comme je l’avais d’abord pensé, mais il était certainement abandonné et je me demandais même si cette porte, qui s’ouvrait sur la plate-forme, donnait quelque part. Parce que naturellement, pour redescendre, fallait pas y compter. Et si je ne pouvais pas sortir d’ici et que les miliciens me repèrent, de deux choses l’une, ou il faudrait qu’ils aillent chercher les pompiers ou il faudrait qu’ils m’abattent à la carabine, comme au tir aux pigeons. C’était déjà duraille de grimper, mais pour descendre c’était impossible. Valait mieux piquer tout de suite une tête dans l’ombre glacée qui montait de la nuit avec son rude parfum d’hiver.

Au point où j’en étais, je n’avais plus grand-chose à craindre des hommes. Il valait mieux tenter la chance, si minime soit-elle.

De la porte venait un ronronnement de machine. Il devait y avoir là un des appareils électriques qui faisaient fonctionner le cinéma. Je tapai à la porte. Le ronronnement continua mais je ne perçus pas le moindre bruit humain. En outre, bousculé par la tempête, je commençais à avoir le vertige.

J’insistai, bien persuadé que ça ne servait à rien et beaucoup plus pour gagner du temps, vis-à-vis de moi-même et de mon dégoût de la vie que je sentais monter, que pour obtenir un résultat.

Et voilà que tout à coup j’entendis une clef fouiller une serrure. Je me collai contre le battant, ivre d’une joie intense. Et je faillis être précipité dans le vide car la lourde s’ouvrait extérieurement. Fallut encore me cramponner. Heureusement, le type qui était derrière ne poussa pas à fond car aussitôt, un jet de lumière envahit cette maudite plate-forme et il m’aperçut immédiatement.

La surprise le cloua sur place. Je ne sais pas combien de temps nous restâmes ainsi, lui, soufflé d’étonnement et moi écrasé de bonheur. C’était un type jeune qui avait l’air de savoir prendre ses responsabilités.

— Qu’est-ce que vous faites là ? demanda-t-il enfin.

— Je vous l’expliquerai tout à l’heure, dis-je. Laissez-moi entrer.

Il s’effaça et nous refermâmes la porte derrière nous.

C’était la salle de projection du cinéma. Une énorme machine tournait à grand bruit. C’était ça que j’avais entendu à travers la porte, mais le panneau était si épais que ça m’avait semblé un bruit infime. Il faisait là-dedans une chaleur très lourde, qui sentait le caoutchouc et la pellicule.

— Comment diable, demanda le bonhomme, avez-vous fait pour arriver là ? Il manque la moitié de l’échelle.

— M’en parlez pas ! répondis-je. Je me le demande moi-même. Je me savais moyennement costaud et entraîné à pas mal de choses mais l’acrobatie, j’en avais jamais fait. Je ne m’en croyais pas capable.

— Vous n’êtes pas beau à voir, dit l’opérateur avec simplicité. Ce n’est pas en grimpant que vous vous êtes arrangé comme ça. Ça serait plutôt en tombant.

S’agissait maintenant de tomber sur un individu qui ait la Milice et le Maréchal en sympathie et j’étais cuit. Foutu pour foutu, je plongeai dans la baille. On verrait bien.

De temps en temps l’opérateur regardait où le film en était afin de changer le rouleau juste au moment où celui qui passait serait terminé.

— Je me suis barré des pattes de la Milice, répondis-je.

— Je vois, fit-il, en continuant son boulot, comme si rien n’était. C’est un bal auquel il vaut mieux ne pas aller en smoking. J’en sais quelque chose, non pas personnellement, mais mon beau-frère est allé faire un tour chez eux, un soir où, après pas mal de libations, il en a incendié un. Ferait que les flics, à côté d’eux, ce sont des enfants de Marie.

— Je ne me rends pas compte, j’en ai dérouillé un, à la suite d’une rafle, et ils m’ont assommé. Je n’ai rien senti de la valse. Excepté, bien sûr, en me réveillant.

Je ne me souciais tout de même pas de lui raconter pourquoi j’étais venu à Perpignan, ce que j’y avais fait, ni l’histoire du revolver. Voilà un truc que je regrettais, tiens, mon revolver ! c’était comme si j’avais perdu une personne chère. Il avait été si longtemps mon gagne-pain, mon vengeur et, plus récemment, mon défenseur que je lui devais une certaine reconnaissance.

— Mais comment avez-vous fait pour venir ici ? C’est diablement loin de la rue Saint-Martin.

— Oh ! je leur ai raconté une salade. Je leur ai joué le rôle du type qui n’en peut plus et qui avoue. Je leur ai fait croire qu’ils m’avaient poussé dans mes derniers retranchements et je leur ai dit que j’étais un espion.

— Ah ! ah ! rit l’opérateur, en changeant de bobine.

— Quant à savoir quel genre d’espion j’étais, c’était midi. Je les ai laissés dans le doute. Ils ne savaient pas si j’étais un espion nazi ou allié. Mais comme je leur demandais de me conduire aux bureaux de l’Abwehr, ils se sont dit qu’ils ne risquaient rien. Si j’étais un ennemi, ils seraient félicités, sinon on serait obligé de convenir qu’ils faisaient bien leur boulot. Quand on a été devant la porte, je leur ai fait la malle.

— C’est un film policier ! s’exclama le jeune homme.

— Oh ! vous savez, on en voit comme ça tous les jours. Nous traversons une drôle d’époque.

— M’en parlez pas, je me demande comment je n’ai pas encore été déporté en Allemagne. Ça fait trois fois que je passe au travers. Et ma femme est enceinte, pour couronner le tout. Si je devais partir, je me demande comment ça se passerait.

— Ce sont des salauds, dis-je.

— De vrais salauds, renchérit-il. Qu’est-ce qu’on en a à foutre, nous, je vous demande un peu, de leur guerre avec l’Angleterre. On la subit, c’est tout. Voilà des mecs, ils sont constamment à vous chercher des poux sur la tête. Vous vous révoltez, ils vous font la guerre. Vous êtes sage ? Ils sont encore plus empoisonnants. Alors dites-moi un peu comment qu’il faut s’y prendre.

— Il faut rester chez soi. Ils ne pourront quand même pas emballer tout le monde.

— On dit ça. J’ai un copain qui n’avait plus de boulot. Il était mécano, quelque chose de spécialisé, je ne sais plus quoi. Il s’est dit qu’après tout la question de croûter commençant à se poser, et sérieusement, il pourrait peut-être essayer de travailler en Allemagne. Au bureau de placement, on l’a reçu à bras ouverts. C’était le premier type qu’on voyait depuis trois mois. Les autres avaient compris.

— Je suis mécano, qu’il dit, le gars.

— Ça tombe bien, répond l’autre, justement il y a une place de mécano. Et de lui vanter les avantages du travail en Bochie. Quand mon pote est arrivé là-bas, ce n’était plus le même dessin. Ils l’ont fait gratter dans une mine, comme un bagnard. Et c’était un volontaire ! Imaginez, alors, ce que ça doit être pour le type qui va là-bas entre deux gendarmes. Comme si on ne grattait pas assez pour eux, ici, déjà. Tenez, vous savez ce que je passe ? Le Juif Süss. Propagande. Y a que ça. Le cinéma en est envahi. Ils en veulent aux Juifs. Comme si les Juifs y pouvaient quelque chose, à la saloperie des hommes, comme s’ils ne subissaient pas les guerres, les deuils, les famines et les maladies, comme les copains. Lorsque j’y pense, ils me font mal.

— Je ne pourrais pas me laver les mains ? demandai-je.

Je venais de considérer mon accoutrement. Mon costume et ma canadienne étaient pleins de rouille et mes mains, crevassées, brûlées et salies par un effort auquel elles n’étaient pas accoutumées, n’étaient pas belles à voir.

— Il y a un lavabo dans cette espèce de cagibi, dit le jeune homme, en ouvrant la porte que je n’avais pas remarquée.

Je me lavai soigneusement les pattes et même la figure. J’enlevai le sang coagulé et je trouvai même une brosse qui me rendit un peu l’aspect humain. J’allumai une cigarette et revins dans la cabine.

— Ne fumez pas, malheureux ! s’exclama l’opérateur. Suffit d’un rien ici, pour que tout flambe. Bien sûr, la sécurité est absolument assurée, mais vous ne voyez pas qu’elle flambe, la copie de leur Bon Dieu de film ? Ils ont l’esprit tellement mal fait qu’ils nous accuseraient encore de sabotage. Ils croiraient qu’on l’a fait exprès. On voit qu’ils sont bien malades. Ils voient des saboteurs et des espions partout. Vous en avez déjà vu, vous des espions ? Allons donc.

Je souris. Il crut que je partageais son incrédulité.

— Ce territoire, contrôlé comme il l’est, y a pas moyen d’y entrer ou d’en sortir. La moitié des gens sont des flics. On n’a jamais tant vu de police.

— À propos de sortir, dis-je, comment qu’on va s’y prendre. Je m’excuse de vous avoir dérangé, mais je ne peux pas rester là jusqu’à la Saint-Sylvestre, bien que ce soit dans trois jours. Et quant à redescendre par où je suis venu, je ne suis pas bon, c’est impossible. Rien que d’y penser j’ai des frissons.

— Ça ne m’étonne pas, dit l’autre. C’est une échelle de secours qui a été démolie par la foudre, il y a quelques années. La guerre est arrivée, on n’a jamais pu la faire refaire. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, il n’y a même pas de garde-fou sur la plateforme ?

— Si je l’ai remarqué ! Lorsque je me revois accroché à cette porte avec la nuit derrière moi et le vent dans les oreilles, j’ai le vertige.

— De toute manière le spectacle n’est pas fini. Je ne crois pas que les miliciens vous aient vu grimper, n’est-ce pas ?

— Non, ils sont partis de l’autre côté.

— Bon. Mais en tout cas, le patron peut venir et s’étonner de trouver un type en civil, si je peux dire, dans la cabine. C’est défendu. Mais le règlement exige qu’on soit deux. Or, aujourd’hui, mon assistant n’a pu venir, ça tombe bien. Vous allez le remplacer. Vous n’avez qu’à passer la blouse blanche qui se trouve aux lavabos et si quelqu’un vient je dirai que vous êtes son remplaçant. À la fin du spectacle nous sortirons ensemble. Vous passerez comme une lettre à la poste.

Voilà, Dieu merci, un type compréhensif.

Nous sortîmes de là vers dix heures et demie. Tout se passa comme il l’avait prévu. Personne ne nous demanda rien. Les filles qui balayaient la salle me regardèrent passer avec indifférence, de l’œil morne de gens qui ne s’étonnent pas pour une chose si simple.

Dans la rue, nous nous séparâmes. L’opérateur habitait du côté de Vernet et moi je me demandais où j’allais crécher cette nuit. Il n’était naturellement pas question de rentrer à mon hôtel. J’avais rempli une fiche avec mes faux faffes et il est certain que la Milice, maintenant qu’elle connaissait mon identité, aurait fait appel à la police pour me retrouver. C’était un coup à ne pas passer la nuit entière dans un lit. Peut-être qu’ils m’attendaient déjà à la porte de mon hôtel.

Je décidai que le mieux que j’avais à faire c’était de rentrer chez Francis. C’est encore là que je serais le mieux. Il n’y avait que la difficulté de passer devant la caserne sans se faire remarquer. Mais Francis m’avait affirmé qu’il n’y avait jamais de garde de nuit, et d’ailleurs le vent qui chevauchait sauvagement la rue Saint-Martin avait balayé les derniers passants avec les dernières feuilles mortes.

Je fis le tour par la Grande Poste et je parvins sans encombre à la porte de l’hôtel. Sitôt que je heurtai, elle s’ouvrit. Francis apparut. Il me fit signe d’entrer sans un mot, et referma aussitôt.

— C’est maintenant que tu arrives ? demanda-t-il. Qu’est-ce que tu as encore fait ? Et Raphaël ?

— Ah ! mon pauvre vieux, nous vivons un temps où nous ne disposons pas de nous-mêmes, lorsque nous donnons un rendez-vous, nous ne sommes pas sûrs d’y être. Il y a des mecs qui sont payés pour nous en empêcher.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— On a été emballés, Raphaël et moi.

— C’est pas vrai ?

— Si c’est pas vrai ? Tu n’as pas vu entrer ces trois camions militaires, ce soir ? Eh bien, on était dedans.

— Comment diable as-tu fait pour t’en sortir ? Ils n’ont rien trouvé ?

— Eh si ! malheureusement. J’ai été obligé de leur dire que j’étais un espion. Quand ils ont voulu me conduire à l’Abwehr, je leur ai fait la malle.

— Et Raphaël ?

— Il est dans le trou. Oh ! je n’ai pas peur pour lui, il s’en tirera.

Les Boches eux-mêmes le feront sortir. Il travaille pour eux.

— Eh bien, mon vieux, quelle histoire ! conclut Francis en servant du cognac.

— Et Consuelo ?

— Ah oui ! à propos de Consuelo, elle est venue me voir tout à l’heure. Elle était à la fois furieuse et désespérée. Il paraît que tu lui as posé un lapin gigantesque.

— Tu parles ! j’ai réussi à peine à m’en tirer il y a une heure. Et maintenant je suis encore à peu près présentable, mais si tu avais vu comment qu’ils m’avaient arrangé, cette bande d’arsouilles, je n’avais rien de l’Apollon 44, je te le promets.

— La pauvre gosse se fait un sang d’encre. Elle est persuadée que son frère t’a débauché et que vous êtes ensemble allés voir des filles. Tu penses qu’elle connaît son frangin.

— C’est possible, répondis-je, mais moi je connais les filles qu’il fréquente, son frangin, précisément. J’ai vu des photos. Elle n’a pas besoin d’avoir peur. Il a dû les choisir au musée de l’Homme, dans la salle des anthropoïdes, ses poules. Il a des goûts de l’homme primitif.

— En tout cas, tu devrais y passer. Elle ne perche pas loin d’ici, rue Saint-Mathieu. C’est à deux pas.

— Je vais y passer, répondis-je. Mais tout ce qui arrive est bien de sa faute. Si elle n’avait pas eu ses fantaisies, la demoiselle, cet après-midi, tout ça ne serait pas arrivé.

— Et ces macchabées, dis donc ? Qu’est-ce qu’on va en faire ? Je commence à en avoir assez de leur servir de garage. Maria ne vit plus. Elle n’ose plus passer devant la chambre. À l’heure qu’il est, elle tombe de sommeil, mais regarde-la, elle dort sur sa chaise, dans la cuisine. Elle attend que je monte. Elle ne veut pas aller se coucher seule. Elle a une frousse bleue.

— Alors là, dis-je, je me demande comment on va s’y prendre.

— Faut pourtant m’en débarrasser, demain ils vont commencer à cocotter, surtout le gros.

— Le mieux qu’on ait à faire, c’est de les apporter devant la porte de leur confrérie d’andouilles.

— Tu n’es pas fou ?

— Non. Si on s’y prend comme ça, ils vont tous s’imaginer que c’est une bagnole qui les a déposés là. Ils n’iront jamais s’imaginer que ces trois gars ont été tués en face et que, nuitamment, deux hommes leur ont fait traverser la rue. Ils penseront tout de suite que c’est une vengeance du maquis.

— Tu as peut-être raison.

— Mais naturellement.

On commença par le plus gros. On laissa d’abord couler le sang, en le soulevant un peu, puis on l’enroula dans une couverture pour que les quelques gouttes qui auraient pu encore tomber ne permettent pas de retracer l’itinéraire parcouru par le macchabée.

On le descendit dans le couloir et on ouvrit précautionneusement la porte. Il n’y avait personne. Aussi loin que portât le regard, aucun signe de vie ne frémissait dans la nuit. Seul le vent hurlait toujours.

C’était d’une tristesse telle que je me demandai un instant ce que je foutais ici et si je ne retournerais pas à Paris. Mais c’est le monde entier qui était triste, à cette heure-là, tout le monde vivant de l’Europe où ne grondaient que les canons. Ce n’étaient plus les alouettes qui stridaient dans le ciel, mais les avions, les sirènes ou les balles de trente-cinq. Les feux d’artifice que l’on voyait encore étaient meurtriers. Les fusées demandaient à des hommes l’holocauste d’autres hommes et, à l’arrière de chaque pays, il y avait le même vent amer et le même silence dans les branches gémissantes des arbres nus. Plus d’espoir et plus de confiance, mais une chape de plomb.

Nous sortîmes doucement, à pas de loup, et allâmes déposer le premier cadavre juste devant le grand portail.

Avec les deux autres, la manœuvre fut encore plus simple, car ils ne pesaient pas lourd. Surtout le plus jeune qui était maigre comme une clarinette.

Je me lavai les mains, je bus encore deux ou trois cognacs, histoire de débarrasser les muqueuses de cette fade odeur de sang et je partis dans la nuit, en rasant les murs, à la recherche de Consuelo. Ce n’était pas si loin que ça, comme l’avait dit Francis et, en prenant quelques précautions élémentaires, c’était bien le diable si je ne parvenais pas chez elle sain et sauf.

*

Je grimpai trois étages dans un escalier noir et je tapai à la porte, doucement.

— Qui est là ? demanda la voix de Consuelo.

— Maurice.

— Oh ! fit-elle, en un cri de joie.

Elle déverrouilla la porte et tomba dans mes bras. C’est elle qui me tendit ses lèvres. Elle m’embrassait dans le cou, sur le nez, comme une folle, en me serrant si fort dans ses bras que je ne parvenais pas à me dégager.

Ce coup-ci, je crois qu’elle avait compris. Il ne serait plus question de simagrées. Il suffisait de voir son attitude pour comprendre qu’elle était seule et moi, j’étais dans la nécessité absolue de passer la nuit ici, car le quart de onze heures venait de sonner à l’horloge de l’église Saint-Mathieu.

D’un coup de pied, je refermai la porte derrière moi, je me dégageai vivement et je la saisis, je la serrai à l’étouffer. Mon désir seul comptait à présent.

J’avais oublié mes acrobaties sur l’escalier, les morsures de la bise et les coups des miliciens. J’avais oublié l’amertume de la route avec la mort au bout, la mort qui joue à cache-cache avec vous, jusqu’au dernier moment.

Il n’y avait plus au monde que cette fille brune, au teint de pêche, et dont le corps ployait sous mon étreinte.

Je la soulevai et l’emportai. Au fond de la pièce il y avait un divan. Je l’y jetai. Fiévreusement, j’écartai son peignoir. Elle était nue, entièrement. Elle essaya de lutter lorsque je passai mon bras sous sa taille. Mais j’étais fou, il n’existait plus aucune mesure. Elle n’avait jamais été si belle.

— Non, cria-t-elle soudain, non ! Je ne veux pas !

Je n’en tins naturellement aucun compte.

— Je suis vierge ! gémit-elle.

Mais son gémissement se termina dans un cri.

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