Si j’avais quitté Perpignan avec la tempête, je retrouvai Lyon avec le brouillard. Il était dit que cette ville s’enveloppait dans la brume comme dans une robe de chambre, pareille à une grosse femme paresseuse qui aurait la flemme de s’habiller.
Ça faisait près de quinze jours que j’avais quitté la ville et mes exploits avaient eu le temps d’être oubliés par l’opinion publique, car il s’en était produit d’autres depuis, et de carabinés.
Le Lyonnais, on peut dire ce qu’on voudra de son caractère, mais ce qu’on ne peut pas lui enlever, qui est en temps normal un défaut mais qui présentement était une qualité, c’est qu’il aime bien, qu’on lui foute chez lui une paix totale. Alors, naturellement, il lui était difficile de s’entendre avec les Allemands. Il leur en a fait voir de toutes les couleurs. Sans être un point névralgique au point de vue espionnage, au point de vue résistance alors là ça battait son plein.
J’avais quitté Perpignan au milieu des cris et des sanglots de Consuelo, le lendemain de notre nuit d’amour. C’était plus prudent. Perpignan n’est pas si grand que ça et on y est vite repéré, surtout avec le genre de sport que je pratiquais. Il valait mieux ne pas me retrouver nez à nez avec quelques-uns des types que j’avais baladés jusqu’à l’Abwehr.
En outre, cette histoire de miliciens abattus commençait à sentir le brûlé. On s’était aperçu qu’ils avaient été descendus par le même revolver que leur chef et que ce revolver, précisément, était celui qu’on avait saisi sur moi.
Aussi, si on me mettait la main dessus, je ne donnerais pas cher de ma peau.
Consuelo et Raphaël, qui avait été relâché tout de suite, m’avaient conduit en voiture à la gare de Salses, parce que celle de Rivesaltes risquait d’être autant surveillée que celle de Perpignan. C’est un jeu qu’il valait mieux ne pas jouer, la mise était trop chère. Il me fallut promettre à Consuelo de lui écrire et de la faire venir à Lyon. Exactement la même promesse qu’à Claudine. Mais je me demandais si je pourrais la tenir, celle-là aussi. Et surtout comment j’allais me débrouiller avec deux filles sur les bras qui me plaisaient autant l’une que l’autre. Heureusement…
Heureusement, mes sens étaient apaisés. Je m’endormis dans le coin du compartiment. Je crois, soit dit entre parenthèses, que je ne l’avais pas volé, et cette fois Hermine vint me visiter. Son fantôme s’approcha de moi avec un sourire triste. Elle posa ses lèvres sur les miennes et me sourit, à nouveau, plus tendrement.
Lorsque je me réveillai, je sentis encore sa présence. Quelle fille extraordinaire, tout de même ! Elle disait qu’elle était la fille d’un notaire, mais que son père avait fait de mauvaises affaires. Il avait encore une très belle situation, du côté de Niort. Elle n’avait jamais voulu me donner son adresse exacte, même lorsque, à moment donné, il avait été question de mariage entre nous. Elle prétendait que j’aurais peut-être eu envie de le casser ou alors que j’aurais bavardé et qu’un copain y serait allé. Il vivait seul entre un valet de chambre et une cuisinière dans un vieux château, au milieu d’un grand parc. Elle, elle avait fait tellement de bêtises, quand elle était jeune, qu’elle n’osait plus y retourner.
Je me demande encore comment une telle fille a pu avoir le béguin pour moi. Il y a des moments où ça ne me paraît pas vrai. Elle avait beaucoup d’éducation. À côté d’elle, Consuelo avait quelque chose de vulgaire, qu’elle tenait de son sang gitan, sans doute, et qui choquait à première vue lorsqu’on avait été habitué à vivre avec une môme de la classe d’Hermine.
C’est comme Claudine. C’était une belle poupée, elle avait aussi pas mal de caractère, mais ce n’était quand même pas tout à fait ça. Elle faisait trop Saint-Germain-des-Prés. Je l’avais, paraît-il, rencontrée dans un bar et ça ne m’étonnait pas du tout, en y réfléchissant. Elle avait le genre pin-up de comptoir, de ces filles qui sont tout ce qu’il y a de sage mais qui éprouvent le besoin de fumer dans des porte-cigarettes qui n’en finissent plus et de relever légèrement leurs jupes pour montrer qu’elles ont de belles cuisses.
Tandis qu’Hermine ! Ça, c’était vraiment la gonzesse parfaite. Et sérieuse. Bien sûr, il y avait cette histoire de Meister, mais qu’est-ce que j’avais au fond, comme preuves ? Les affirmations de Dominique et de Jimmy.
Moi, je n’avais rien vu.
Ma petite Hermine, ma poupée chérie, il doit faire terriblement froid dans l’hiver de la mort. Je voudrais te tenir dans mes bras, la tête sur mon épaule, bien enveloppée dans mes couvertures et te serrer dans mes bras. Je voudrais te donner ma chaleur et mon souffle, je voudrais parvenir ainsi à te rendre la vie que je t’ai ôtée, mon doux et tendre fantôme, mon amour défunt, ma vie brisée.
On me frappa sur le bras et je me réveillai en sursaut, avec un coup au cœur. Ce n’était qu’un employé qui contrôlait les tickets et qui me dit que nous arriverions à Lyon dans une heure. En face de moi, deux soldats allemands cassaient la croûte.
Je me dirigeai aussitôt vers la fameuse librairie où je savais retrouver Bodager. L’ambiance n’avait pas changé. C’était toujours les mêmes flux et reflux de clients, de boches et de curieux. Un employé vint à ma rencontre mais je l’écartai d’un geste. Je me dirigeai d’autorité vers le fond de la boutique, poussai la porte et entrai. Bodager était seul.
Il sursauta et me jeta un sale regard.
— Vous avez des manières de vous présenter un peu cavalières, dit-il.
— Faut pas m’en vouloir, répondis-je. Je viens de passer quelques jours assez particuliers et, au cours desquels il n’était pas question de politesse, je vous prie de le croire. Ça aurait été plutôt le contraire.
— Asseyez-vous, dit-il en souriant, je comprends votre aigreur. On ne peut pas mêler la politesse à l’assassinat. C’est passé de mode.
— Je viens au rapport, enchaînai-je. Votre milicien, comment l’appelez-vous, déjà ? Pourguès ? Enfin, quelque chose comme ça.
— Et alors ?
— O.K., répondis-je. Tout ce qu’il y a de plus ratatiné. Les collabos de la ville, c’est pas dur, ils portent le deuil local.
— Je savais bien que vous réussiriez.
— On dit ça maintenant, répliquai-je. Mais ça a été plus compliqué que vous ne pensez.
Il ouvrit un coffret d’ébène et m’offrit une cigarette.
— Je me suis demandé très souvent si j’en reviendrais, continuai-je. Ils sont coriaces, ces gens-là, vous savez. Enfin, j’en ai eu trois de mieux que ce que vous aviez demandé.
— Comment trois de mieux ?
— Ben oui, trois types qui ont essayé de nous emballer, Francis, moi et Consuelo. Mais c’étaient des gars qui n’avaient pas de veine. On aurait dit qu’ils étaient entrés dans la Milice uniquement pour se faire mettre en l’air par votre serviteur.
— Je ne comprends pas.
Je dus lui raconter en détail mes aventures catalanes. Il en riait tout seul.
Il tiqua seulement au sujet de Consuelo.
— Ça ne me plaît pas beaucoup, ça, dit-il, vous avez une tendance à embarquer des filles dans toutes vos histoires. C’est la dernière chose à faire. Vous verrez, cela vous jouera un mauvais tour. Il faut toujours se méfier des femmes. Non pas qu’elles risquent d’être des agents de l’ennemi, il y a très peu de bonnes espionnes. Mais simplement parce qu’elles ont une fâcheuse tendance à bavarder. Elles vous signalent sans même le vouloir, sans même s’en douter. Alors, provisoirement, ce sont des fréquentations qu’il vaut mieux éviter.
Je protestai en insistant sur le fait que si Consuelo n’était pas intervenue chez Francis, on était bel et bien marrons. Il n’y aurait pas eu de diversion et les miliciens nous emballaient, au lieu que maintenant, c’étaient eux qui étaient roulés, comme des tapis hors d’usage et posés dans un coin.
— J’admire votre indifférence, dit Bodager. Je n’ai jamais pu tuer un homme sans être soulevé de dégoût. Comment diable vous y prenez-vous pour faire ce travail-là sans répulsion ?
— Qui vous a dit que je le faisais sans répulsion ? Évidemment, je ne suis pas malade à en crever à chaque coup, j’oublie assez rapidement le drame, mais je vous jure quand même que ça me fait un drôle d’effet. Il y a des moments où je me dédouble. Ce n’est plus moi qui tire, c’est la part de moi-même qui est impartie à Satan. J’ai l’impression d’être un spectateur d’un horrible drame.
Bodager se renversa dans son fauteuil et tira voluptueusement sur sa cigarette.
— Vous avez déjà abattu combien de personnes ?
— Attendez que je compte. Primo, un lieutenant allemand, pendant la campagne, qui avait émis la prétention de me faire prisonnier. Ensuite tous ceux que vous savez. Ça fait quatorze ou quinze, je ne sais plus, faudra que j’en fasse la liste. Ça commence à devenir une habitude, petit à petit les épouvantables sensations de l’apprentissage disparaissent. Le geste devient mécanique.
— Vous êtes exactement l’homme qui convient à ce genre de missions. Il est simplement regrettable que vous tombiez si souvent amoureux.
— Amoureux ! dis-je amèrement.
Cette matinée était tout entière vouée au souvenir d’Hermine. Je la sentais encore auprès de moi, et vraiment les paroles de Bodager me paraissaient ridicules.
Amoureux, moi ? Amoureux des fesses de Claudine ou des seins de Consuelo, mais pas plus. J’éprouvais du désir pour elles, et encore pas trop, je veux dire pas le genre de désir qu’une nuit d’amour ne parvient pas à assouvir et qui s’éternise. En somme, cette apparence de tendresse que j’éprouvais pour les mômes, c’était quelque chose comme de la curiosité.
Mais pour l’amour tel qu’on le conçoit dans les hebdomadaires spécialisés, voyez rayon à côté. Je m’étais aperçu, pendant mon dernier sommeil, que je ne pouvais oublier définitivement Hermine.
C’était elle qui occupait mes rêves, c’est avec elle que j’aurais voulu reconstruire ma vie, si tant est que les Allemands ou la Milice m’en laissent le loisir. Mais avec les autres, la peau ! J’aurais eu l’impression de perdre mon temps. Je ne dis pas que je n’avais pas pour Consuelo une certaine attirance. Cette grande fille brune, souple comme une liane, insolente et sensuelle m’attirait. Peut-être était-ce son regard barbare. Ou simplement le fait que je l’avais eue vierge. L’amour-propre aussi est un aimant.
De toutes manières, ce n’était pas le moment de s’analyser. D’autant plus que depuis des millénaires que les hommes essayent d’apporter une définition de l’amour ils n’y sont pas arrivés. Alors comment voulez-vous que je fasse, moi qui ne suis qu’un pauvre type ?
— Et Mordefroy ? demandai-je, histoire de détourner la conversation. Il n’est pas là ?
— Vous le verrez sans doute avant votre départ. Il est toujours des nôtres.
— Comment, avant mon départ ? Vous me réexpédiez ?
— J’ai un travail que vous seul pouvez accomplir.
— Merci de l’honneur, mais j’ai l’impression, ma parole, que vous me prenez pour un pigeon voyageur.
— Vous avez des comparaisons et des expressions savoureuses, dit Bodager, en riant. Je me demande où vous allez chercher tout ça.
— Je me pose la même question pour vous, ripostai-je. Je me demande comment vous vous y prenez pour parler un langage aussi correct. Moi je pourrais jamais.
— Faut s’adapter à tout, mon petit pote, entendis-je Bodager dire, d’une voix si nouvelle, rauque et un tantinet cassée, que je sursautai. Quand t’es dans un business, faut avoir l’air d’être du bâtiment, tu piges ? Sinon tu te fais tout de suite repérer.
— Où c’est que vous avez appris tout ça ? balbutiai-je.
— Ça fait trois ans que je fais le boulot, j’en ai vu un peu, je te prie de le croire, j’ai fait tous les métiers. Puis, je te l’ai dit, j’ai été élevé en France, alors question d’argot, j’en connais un bout.
Maintenant si vous désirez, monsieur, que nous prenions les attitudes et les manières d’un gentilhomme du faubourg Saint-Germain, nous le pouvons aussi bien. Ou celui d’un attaché d’ambassade. Il ne faut jamais oublier, continua-t-il, que chaque classe de la société française a ses habitudes, ses tics. Quand un homme passe dans la rue, devant moi, j’arrive presque chaque fois à deviner son métier. C’est une question d’entraînement et d’observation.
Pendant cette tirade, mon Bodager avait changé cinq ou six fois de personnalité. C’était imperceptible, tout en nuances, mais c’était flagrant. Et maintenant je me demandais quelle était la vraie.
— En somme, répondis-je, vous jouez la comédie tout le temps. Mais quel est votre vrai rôle ?
— Celui-ci, dit-il. Il se tassa dans son fauteuil et parut tout de suite beaucoup plus âgé. On s’apercevait que c’était un vieil homme, alors que jusqu’à présent il avait paru cinquante ans. Ses traits s’étaient vulgarisés. Il se retourna et saisit d’un geste une bouteille qui traînait sur un guéridon et pose deux verres entre nous. Il les remplit de cognac.
— Have a drink, dit-il en élevant son glass.
Il avala une gorgée et reprit.
— J’en ai par-dessus la tête, moi, de leur Occupation, de leur guerre et de toutes leurs histoires. Je suis fatigué, ces Allemands sont trop jeunes et trop brutaux, de vrais sportifs. Moi je n’aime pas les sportifs. Je me demande d’ailleurs ce que j’aime, sorti du cognac. Je n’ai plus l’âge de courir les filles et quand je l’avais, c’étaient les sportifs qu’elles préféraient, pas les intellectuels. Alors maintenant…
Il eut un geste d’indifférence.
— Je ne comprends pas, dis-je. Si vous n’aimez pas ça, pourquoi diable êtes-vous entré là-dedans. Je ne pense pas qu’en Amérique ça soit différent d’ailleurs, on n’embauche pas les espions de force.
— Pouah ! Quel vilain mot ! grimaça Bodager. Espion ! Dites plutôt agent secret. C’est plus long mais ça sonne mieux à l’oreille. Et à la conscience.
— La conscience ! la conscience ! grommelai-je. Si vous croyez qu’il y a de quoi avoir une conscience avec des salauds de cette trempe ! Pas possible, vous ne les avez jamais vus nager ? À Perpignan, la Milice a abattu devant moi, en plein bistrot, sans sommation, un malheureux vieillard coupable, seulement d’avoir eu peur. À Cerbère, à l’entrée du tunnel, les Allemands ont fusillé un cheminot que la Milice leur avait livré. Passe encore pour les Frizés. Ils font la guerre. Mais des Français dénonçant d’autres Français, moi je trouve ça dégueulasse.
— Vous me demandiez tout à l’heure pourquoi je faisais ce turbin, demanda Bodager. Il se cogna son verre cul sec et remit ça. Justement, parce que moi aussi ça m’écœure. Et aussi parce que je suis patriote. J’aime mon pays. Je ne peux pas admettre que des étrangers viennent y traîner leurs pattes sales et y dicter leur loi. J’aimerais mieux crever. C’est pour ça que je me bats.
Bien qu’il soit avachi dans son fauteuil, ses yeux n’avaient pas perdu leur éclat métallique. Si son corps était fatigué, sa volonté n’avait pas flanché. Depuis trois ans qu’il était en France il avait dû leur en faire voir de toutes les couleurs, aux Allemands et au pétainistes. Il avait vraiment la tête d’un type à qui on ne marche pas impunément sur les arpions.
— Imaginez que vous êtes chez vous et que des inconnus forcent votre porte, s’installent, boivent votre vin, caressent votre femme et votre fille, bouffent votre cuisine et vous envoient coucher tout seul, à une heure déterminée et le ventre vide. Qu’est-ce que vous feriez ?
— Je rentrerais dedans, pardi !
— C’est pour ça, précisément, que je rentre dedans. Le jeu est le même.
— Vous avez raison, dis-je.
C’était la première fois que je recevais un cours de patriotisme aussi clair. Jusqu’à présent, ça m’avait paru assez funambulesque, leurs théories. Ça me rappelait trop le blablabla des bonnes sœurs et des dames de charité, sans parler du baratin des livres de lecture de l’école communale.
Je ressentais cruellement toute la honte de la passivité. Je me disais qu’en effet, c’était intolérable, le coup était le même que s’ils étaient entrés chez moi, en effet.
De là à conclure qu’il ne restait plus qu’une solution, les virer d’ici le plus tôt possible, il n’y avait qu’un pas que je franchis allègrement. Je ne deviens xénophobe que dans la mesure où les étrangers nous empoisonnent la vie et là, pas de doute, c’était bien le cas.
En somme je commençais à me convertir à une nouvelle morale et surtout à trouver un nouvel idéal, un idéal mêlé de haine et d’amour, un idéal de mort et d’espoir.
Je me sentis prêt à foncer dans la bagarre, tête baissée, sans regarder en arrière.
— Ça va, dis-je, j’ai compris, je ne proteste plus. Je suis prêt à repartir. Je vous demanderai seulement vingt-quatre heures, si c’est possible, pour me refrusquer et faire un peu de toilette. En outre, une nuit de repos ne me fera pas de mal.
— Bien sûr, surtout si vous ne la passez pas avec Claudine.
— Ça, c’est une autre histoire, dis-je en riant. J’ai trente-trois ans, il faut que j’en profite.
— En tout cas, ne faites pas le zouave, soyez prudent. N’oubliez pas que la femme est le plus dangereux ennemi de l’agent de renseignements.
— Je n’ai pas l’habitude de raconter mes histoires aux femmes.
Bodager alluma une nouvelle cigarette, remplit les verres à nouveau et se pencha vers moi.
— Pour l’instant, dit-il, abandonnons l’affaire de Leucate. De toute manière, là-bas, vous êtes repéré. Il faudrait un miracle pour vous faire agrafer mais ce n’est pas la peine de tenter le diable. Laissons tomber. D’ailleurs, j’ai appris que la fameuse base de sous-marins était un mythe. Il n’en a jamais été question. La population l’a cru un instant en les voyant creuser des galeries dans les falaises. Il a même été parlé d’un souterrain qui devait rejoindre les deux plages. C’est faux. Ce sont des casemates blindées souterraines. On s’en fout. Ce qui nous inquiète, ce sont les radars qu’ils ont construits vers le sémaphore, c’est tout. On verra ça plus tard. Il y a quelque chose de plus urgent. Vous connaissez Montpellier ?
— Je ne connais rien du Midi, il a fallu que j’aille à Perpignan pour avoir une idée de ce que c’était.
— Montpellier est très différent. C’est une ville bourgeoise, protestante et collet-monté, les gens n’y sont pas très liants. Plus qu’à Lyon, bien sûr, mais c’est la ville la plus froide du Midi. Bien que ce soit un centre universitaire, on s’y barbe ferme. Les mœurs y sont sévères.
— Il y a quand même des filles ?
— Foutez-moi la paix avec vos filles ! Il y a surtout des Allemands pour l’instant. C’est ça qui m’intéresse. D’ailleurs, j’espère que vous n’y resterez pas longtemps et que le boulot sera rapide. Là-bas, vous savez, c’est une des villes où il y a le plus de cocus, mais il faut être introduit, si je puis dire. Ça se passe en famille. Il faudrait presque demander l’autorisation au mari et puis fournir une prise de sang. Vous voyez le genre. À part ça, je vous le dis, le standing est tout ce qu’il y a de réservé.
— Ça promet de la joie, grognai-je. J’ai envie d’amener une de mes deux poupées… Il me faut quand même des distractions.
— Si vous trouvez que ce ne sont pas des distractions ! Je pense que vous n’allez quand même pas me raconter que vous trouvez la vie monotone, non ?
— Pas jusque-là tout de même, mais il me faut des femmes, lorsque je n’en ai pas, ça me fait une sorte de complexe d’infériorité, je ne vaux pas la moitié.
Bodager réfléchit un instant.
— Au fait, dit-il, ce n’est pas tellement bête, ça.
— Quoi donc ?
— Cette histoire d’amener une fille avec vous. On se méfie moins d’un couple. Les espions n’ont pas l’habitude de traîner des femmes avec eux. D’autant plus que vous n’allez pas exactement à Montpellier, mais à Fréjorgues.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— C’est un patelin à côté, à une dizaine de kilomètres. C’est là que se trouve le terrain d’aviation.
— Je vois. J’espère qu’ils n’y construisent quand même pas de base sous-marine, là ?
— Non, mais ils y construisent des hangars souterrains et des dépôts d’essence, également souterrains.
— Faut toujours qu’ils soient sous quelque chose, ces gars-là. Si la guerre dure encore dix ans on va tous se retrouver dans les cavernes, comme les hommes primitifs.
— Ça n’a rien d’extraordinaire, notez bien. Tous les terrains d’aviation sont équipés de la même manière, à peu de choses près. Seulement celui-là est particulièrement embarrassant. De là partent les avions qui vont bombarder nos troupes et nos installations en Italie.
— Qu’est-ce qu’ils attendent, les autres, pour venir tout mettre en l’air ?
— Ils attendent d’avoir les plans et surtout les emplacements des dépôts. Il faut qu’avec un seul raid les Allemands comprennent leur douleur et mettent deux ans avant de tout remettre en état.
— J’ai compris, dis-je. Et vous comptez sur moi pour vous fournir les documents ?
— Exactement.
— C’est que ce n’est pas une promenade, ça. Je ne peux quand même pas aller trouver le commandant du camp pour les lui demander.
— Ça ne m’étonnerait pas. Vous en êtes bien capable.
— Arrêtez votre charme, répondis-je rudement, gardez vos flatteries pour Mordefroy ou des types de ce genre, des amateurs de gloire. Avec moi, ça ne mord pas.
— Le plus simple, continua-t-il, sans se vexer, c’est le premier procédé. Celui qu’on avait envisagé pour Leucate. Faut vous engager comme manœuvre, quelque part. Ce n’est pas l’embauche qui manque.
— C’est quand même marrant, dis-je, moi qui n’ai jamais rien foutu de ma vie, qui me suis toujours opposé à tout travail qui puisse me faire gagner ma vie depuis mon plus jeune âge, voilà que je remets ça maintenant, et comme volontaire encore. Et pour rien, sauf de risquer ma peau.
— Vous en faites pas, répondit Bodager, vous, vous risquez votre peau, c’est entendu, mais vous en reviendrez, tandis que grâce à vous il y en aura d’autres qui resteront sur le carreau, c’est moi qui vous le dis.
— Ne me baratinez pas davantage. Vous savez ce que je vous ai dit tout à l’heure. C’est entendu. J’y vais. Je suis à cran maintenant, je me fais l’impression d’un honnête homme, d’un justicier. Aussi bien, c’est peut-être précisément ce qui me manquait, un idéal.
— C’est parfait. Je vais vous montrer le coin. Il vaut mieux ne pas y aller les yeux fermés, on ne sait jamais.
Il déploya une carte d’état-major et l’étendit sur la table d’un geste brusque avec une habileté toute professionnelle. C’était apparemment un instrument dont il savait se servir.
— Voilà, dit-il en pointant au crayon. Montpellier. Ça, c’est la route de Palavas. Ce village entre Palavas et Montpellier, c’est Lattes. Vous avez de la veine d’y aller en hiver, parce qu’en été les moustiques viennent y passer les vacances.
— Et ça ? demandai-je.
— Ça, c’est un étang. L’étang de Lattes. De l’autre côté c’est Fréjorgues. Ce grand terrain plat, que vous voyez, c’est le terrain d’aviation. Les hangars se trouvent certainement du côté du village. Enfin, vous verrez ça sur place.
— Comment vous ferai-je parvenir les documents ? Par la poste ? J’en ai marre, moi, de Lyon, pour ne rien cacher.
— Vous n’aurez qu’à m’envoyer une commande de livres, mettons les Mémoires de Monsieur de Saint-Simon, en me donnant votre adresse. Un ami viendra vous voir.
— Comment le reconnaîtrai-je ?
— Il vous dira que les Mémoires de Saint-Simon sont épuisés mais qu’on va faire un deuxième tirage.
— Saint Simon, vous dites ? Le pauvre saint, on le mêle à de drôles de sauces !
Je n’ai pas compris le sourire de Bodager.
— Et maintenant, continua l’Américain en se remuant dans son fauteuil, je suppose que vous avez besoin de galette ?
— Ce n’est pas précisément que j’en aie besoin mais j’ai fait des frais. J’ai entamé mon capital. Or ça, c’est tabou. Je garde ce pognon pour m’acheter une petite affaire, quand la guerre finira. Je commence à être saturé de la vie d’aventures. Je ne veux pas qu’on me ramasse comme ce pauvre Jimmy, plié en deux au bord d’un trottoir avec une ou plusieurs balles dans le bide.
— Ce sont des choses qui arrivent, dit Bodager, tranquillement. C’est une mort qui en vaut une autre.
— Oh ! moi, je préfère avoir le temps de prendre mes dispositions et de faire mon testament. D’ailleurs, la vie n’est pas si moche. Elle n’a pas si mauvais goût que ça. J’aime mieux en prendre la ventrée à laquelle j’ai droit.
— Vous ferez comme moi, soupira Bodager. Vous finirez par en prendre une indigestion. Mais parlons peu et… Je vais vous donner de toute manière les cinquante mille francs que je vous dois, plus cent mille de prime. Moi, ma parole vaut un contrat, je ne vous en rabattrai pas un sou. Je vais plus loin, vu l’importance de votre mission, cette fois-ci, je vais vous donner deux cent mille d’acompte. Je vous en remettrai autant lorsque le boulot sera terminé.
— Ce sont des choses qu’on ne refuse pas, répondis-je. Il faut savoir joindre l’utile à l’agréable.
J’encaissai mon pognon et me levai. Bodager en fit autant. Il avait perdu son air d’abandon. Il était redevenu l’homme glacial, impassible que j’avais d’abord rencontré. Il se mettait dans la peau de son personnage comme on enfile un gant, à peu près aussi facilement. Il ouvrit la porte de son magasin et apparut à ses clients et à ses employés dans toute sa majesté du libraire lettré et sûr de lui.
Mais je le tirai par la manche et il referma la porte.
— J’oubliais, lui dis-je. Il y a d’autres questions qui interviennent aussi. Il faut me changer mon blaze. Vous pensez bien que la Milice, elle a dû le communiquer à la police du Maréchal avec, en plus, mon signalement.
— C’est vrai, bon sang !
— En plus, je suis complètement désarmé, ces vaches m’ont fauché mon pétard. Il ne me reste plus que quelques chargeurs. Je ne peux pas faire partir les cartouches en mordant le détonateur, tout de même.
— Ça, c’est plus facile.
Il alla à son bureau, ouvrit un tiroir et en sortit un Colt du même calibre que le mien qu’il me tendit.
— C’est encore un coup de veine que je l’aie apporté ce matin, celui-là. Généralement je n’ai rien ici. Voici quelques chargeurs, en même temps. Mais autant que possible faites attention. Ce n’est pas une partie de chasse que vous allez faire. Vous savez, il vaut mieux ne pas franchir les portes du terrain en brandissant sa seringue et en menaçant de tout casser. Ce n’est pas la bonne manière. Il vaut mieux y aller en souplesse. Si vraiment vous vous voyez en danger, fichu pour fichu, allez-y. Mais seulement à la dernière extrémité. Ce qu’il me faut, ce sont les copies des emplacements, pas une chronique nécrologique. Vous saisissez.
— Oh ! j’ai parfaitement pigé.
— Quant aux papiers, Mordefroy vous les apportera ce soir, vers sept heures, où il vous plaira.
— Mettons aux Ambassadeurs alors, c’est le seul bistrot de Lyon qui ressemble à quelque chose.
— Va pour les Ambassadeurs. Et soyez prudent.
— N’ayez aucune crainte. Je ne vais pas leur faire cadeau de ma peau. C’est la seule chose qui me reste.
Cette fois, je mis les voiles pour de bon.
Je me dirigeai tout de suite vers l’hôtel où j’avais laissé Claudine. Je n’étais pas du tout sûr de l’y retrouver. Depuis le temps que j’étais parti il avait pu s’en passer des choses ! Je n’avais pas pu lui écrire. D’abord je n’aime pas ça. Moi, les lettres d’amour, c’est pas mon genre, l’amour, je le fais, mais je ne l’écris pas. Ça allait bien quand j’avais dix-huit ans et que j’étais amoureux de la fille de la crémière. Elle devait avoir seize ans, à cette époque-là. Elle s’appelait Colette. Elle ne se doutait pas, la première fois qu’elle me donna ses lèvres, qu’elle finirait sur une table de la Morgue avec, dans la gorge, un couteau catalan que je lui aurais moi-même planté. Sinon, j’ai l’impression que son baiser n’aurait pas été si tendre. Mais après tout, celle-là aussi, c’était de sa faute. Elle était le personnage principal, le deus ex machina de ce drame permanent qu’est ma vie.
Sapristi, mais étais-je donc si vieux que mon existence soit ainsi pleine de cadavres. Des morts, rien que des morts et des morts. Tous ceux que j’avais aimés, toutes celles que j’avais chéries étaient dans la tombe. Je n’avais plus d’avenir. Je n’avais qu’un passé qui me chaussait des guêtres de plomb et me tirait en arrière. Tous les efforts que je faisais pour aller en avant étaient vains. Je n’avais pas de destin, comme les gens dont la vie promet d’être brève. Ou plutôt mon destin c’était de passer à travers la vie des autres, avec un rire amer, et de tout briser, de traverser leur existence avec mon revolver dans ma main et d’abattre tout ce qui pouvait faire le charme de leur vie. Un tueur, voilà ce que j’étais.
Lorsque j’eus prononcé ce mot, je fus épouvanté.
Jusqu’alors, je m’étais considéré comme un truand. C’est un mot aimable, truand, ça a un petit air ironique qui est bien français. Mais tueur, bigre, ça a un autre son.
Depuis quelque temps, vraiment, ça n’allait pas fort. J’avais des crises de cafard qui me laissaient pantelant, abattu, incapable d’une idée bienfaisante. Je me demande d’où ça pouvait bien venir. Peut-être était-ce la solitude.
Il faut dire aussi que l’atmosphère de Lyon y était pour quelque chose. Ce ciel éternellement encombré de nuages, imbibé d’eau comme une éponge et noir, noir comme un costume de curé, ne poussait pas à la gaieté. On aurait dit que ces murs gris, ces eaux ternes et grondantes et ces quais sales et pelés portaient éternellement le deuil de la joie.
Je me pris à hausser les épaules. Si je me mettais à faire du romantisme maintenant, on n’avait pas fini de rigoler. J’allais y perdre mes dernières forces. Mes moyens ne me permettaient pas de goûter à cette saveur de l’amertume soigneusement mastiquée et du désespoir cultivé en serre. Ma vie était une vie d’homme d’action. Je ne pouvais pas me permettre de tourner mes regards vers l’intérieur. Il fallait au contraire que je les dirige hardiment autour de moi, vers chaque détail, et que j’épie le danger qui rôde ou l’homme dangereux.
L’alcool de Bodager m’avait donné soif. Je fis escale dans un bar. Il était peint en clair et avait l’air assez accueillant. Je fus reçu par une femme à chignon, au physique ingrat, maigre comme un échalas et dont les lèvres pincées disaient l’amabilité. Comme il n’y avait que des sirops saccharinés et des eaux minérales, tant pis, je m’enquillai d’un nouveau cognac.
La bonne femme, que mon irruption avait arrachée à sa cuisine, restait debout près de sa caisse, jalousement, comme si elle avait peur que je la lui enlève et les mains croisées sur son giron, crainte sans doute que je la viole. À ce sujet elle ne risquait rien. C’était une gonzesse dans le genre des poules de Raphaël, avec même quelque chose de plus moche qui venait sans doute de son air hargneux.
Je ne fis pas long feu dans cet asile. Je pris la porte et poursuivis mon chemin à pied, vers l’hôtel du Parc. Il ne faisait pas trop froid. Je marchais vite, c’était une vraie balade. Et d’ailleurs je n’ai jamais aimé prendre cet assemblage de ferraille que les Lyonnais appellent le tram. Surtout maintenant où j’avais le plus grand intérêt à ne pas me trouver nez à nez avec un flic allemand qui soit au courant de mes activités passées.
Je franchis la porte d’un pas allègre. Je m’arrêtai au bureau de l’hôtel et demandai si mademoiselle Claudine était encore là. On me répondit que oui, qu’elle occupait la même chambre et que je n’avais qu’à monter.
Je grimpai rapidement. En arrivant au troisième étage, j’entendis le rapide cliquètement d’une machine à écrire.
Je frappai.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda une voix de femme.
— C’est moi, Maurice.
— Maurice ?
J’entendis des pas précipités, la porte s’ouvrit et la môme apparut. Elle était plus belle que jamais. Elle portait une robe de chambre écarlate qui la moulait, fallait voir. Ses longs cheveux d’or, qui lui tombaient sur les épaules, lui faisaient, à contre-jour, une auréole de flamme. On aurait dit un ange descendu sur terre simplement pour réjouir le cœur de Monsieur Maurice. J’ouvris les bras et elle s’y jeta.
— Maurice, disait-elle, Maurice, c’est toi. Pourquoi ne m’as-tu pas écrit, pourquoi ne m’as-tu pas appelée ? Je ne savais plus que penser. Je croyais que tu ne reviendrais plus, plus jamais, que tu m’avais menti.
— Puisque je te l’avais juré. Je n’ai qu’une parole.
Seulement, précisément, comme je n’en ai qu’une, je la reprends de temps en temps.
— Viens près de moi.
Elle s’assit au bord du lit et je la suivis.
C’est à ce moment-là que je ressentis mon coup de pompe. J’étais écrasé de fatigue. Mes yeux se fermaient. Je voyais Claudine à travers un voile. Je l’entendais parler, je lui répondais machinalement mais je ne prêtais aucune attention à ce qu’elle me racontait. J’avais trop sommeil, à la fin. C’était tout l’éreintement des jours passés qui revenait.
— Écoute, lui dis-je, je rentre à peine de voyage, je suis crevé. Je vais dormir un peu. Viens dans mes bras.
Elle se coucha aussi et mit sa tête sur mon épaule. Je la serrai contre moi et je plongeai aussitôt dans un sommeil noir.
Lorsque je me réveillai, Claudine était déjà levée. Elle faisait chauffer quelque chose sur un petit réchaud électrique.
— Je te fais du café, dit-elle. J’ai pensé qu’en te réveillant tu aimerais ça.
— Tu es un ange, répondis-je.
— Alors, ça s’est bien passé, ton voyage. Tu as eu de la place ?
— J’ai toujours de la place.
— Comment fais-tu ?
— Je me débrouille.
— Tu as gagné beaucoup d’argent ?
— Assez.
— Mais quel genre de marché noir fais-tu ? La soie ?
— Je laisse la soie aux soyeux, je n’y entends rien. Oh ! c’est beaucoup plus compliqué que ça. Il s’y mêle des histoires de contrebande.
— Avec l’Espagne ?
Elle dit ça d’un air tellement détaché que le ton n’y était pas. Ça sonnait faux comme un dé pipé.
— Pourquoi me demandes-tu ça ? ripostai-je.
Elle me regarda d’un air étonné.
— Puisque tu étais à Perpignan.
— Oui, évidemment…
— Et les Espagnoles, elles sont jolies ?
— Je n’en sais rien, je ne suis pas allé en Espagne.
— Bah ! il y en a bien à Perpignan, tout de même.
Comme tout à l’heure, elle avait cet air tranquille qui m’indisposait.
— Qu’est-ce que tu veux encore insinuer ?
— Mais rien, je t’assure. Simplement je sais qu’à Perpignan il y a beaucoup d’Espagnoles.
— À Lyon aussi.
— Oui, bien sûr, mais ce n’est pas la même chose. Là-bas, elles sont sans doute plus belles. Ce sont des filles à qui il faut du soleil. Et puis elles ont des noms si charmants. Consuelo, par exemple…
— Quoi, criai-je.
Ma parole, je sautai presque du lit.
— Ne fais pas l’enfant, dit-elle sèchement en retirant de mes mains ma tasse vide. C’est pour affaires, n’est-ce pas, que tu es allé à Perpignan ? Mais pour affaires sentimentales. Tu es allé voir une femme, voilà tout.
— Non, par exemple.
— Ne me mens pas.
— Mais d’où as-tu sorti cette nouvelle théorie ?
— D’un papier qui est tombé de ta poche, pendant que tu dormais. Le voilà.
Elle le déplia, l’éleva et lut :
— Consuelo Raphaël, rue Saint-Mathieu, Perpignan.
— C’est une adresse d’affaires.
— Avec du rouge à lèvres ?
Elle jeta le papier sur le lit. En effet le dessin des lèvres de Consuelo s’y écrasait. La gitane avait dû embrasser ce morceau de papier avant de le mettre dans ma poche. Je me souvenais en effet qu’elle avait noté son adresse pour ne pas que je l’oublie. Ça faisait du joli, maintenant !
— Je n’y comprends rien, dis-je, ou plutôt je comprends trop bien. C’est un spécimen des rouges à lèvres dont on fait le trafic avec l’Espagne.
Elle haussa les épaules et me regarda avec pitié.
— Tu as réponse à tout, mais tu manques trop visiblement d’imagination. C’est comme si tu me disais que tu étais allé là-bas pour descendre le chef de la Milice.
Je sursautai et me sentis blêmir.
— Qu’est-ce que c’est encore que ça ? criai-je.
— Rien. J’ai vu ça dans les journaux. On a tué le chef de la Milice de Perpignan.
— Et alors ? criai-je plus fort encore, au paroxysme de la rage. Qu’est-ce que tu veux que ça me foute ? Je ne le connaissais pas, ce type, je ne l’avais jamais vu. Je n’ai rien à faire avec la Milice, rien, tu entends ?
Elle me regarda debout au pied du lit, grave, un peu effrayée.
— Mais qu’est-ce qui te prend ? Je n’ai rien dit !
Ça me fit l’effet d’une douche froide. Je me calmai aussitôt et, me rejetant sur le pieu, je tournai la tête.
— D’ailleurs, continuait cependant Claudine en rangeant les tasses, je n’ai rien à te reprocher. Tu es libre. Nous ne sommes pas mariés et je ne veux pas te forcer la main. Si tu ne m’aimes pas ou si tu veux continuer tes frasques, nous nous quitterons. Je ne veux pas te partager.
— Fiche-moi la paix, grommelai-je, plus fâché contre moi-même que contre la fille. Si tu savais à quel point les filles me laissent indifférent, à l’heure actuelle ! Je n’ai vraiment pas le temps de m’en occuper.
Elle revint s’asseoir au bord du lit et passa sa main dans mes cheveux.
— Mais enfin, cette Consuelo, qui est-ce ? demanda-t-elle doucement avec une petite voix mouillée.
— C’est une femme qui trafique, je te l’ai déjà dit ! expliquai-je agacé. Si c’est pour me faire subir un interrogatoire que tu m’as réveillé, il valait carrément mieux me laisser dormir, je te jure.
Elle poussa un soupir et se releva. J’en profitai pour allumer une cigarette et pour réfléchir à tout ça.
Qu’est-ce qu’elle savait exactement, cette gosse ? Pourquoi avait-elle parlé de cette crapule de Pourguès et de sa mort tragique. Est-ce qu’elle se doutait que j’étais dans le coup ? Ça faisait un petit paquet de questions déjà, et qui seraient difficiles à éliminer. Et elle, qu’est-ce qu’elle faisait exactement ? Qu’est-ce qui pouvait l’intéresser ? Était-ce vraiment de la jalousie ou avait-elle un plan beaucoup moins sentimental.
Il avait bougrement raison, Bodager, il partageait les opinions de Jimmy sur les femmes. On ne saurait être trop prudent avec elles. Ça peut avoir des conséquences extraordinaires, le moindre geste, lorsqu’on est en rapport avec l’une d’elles.
En tout cas l’intervention posthume de M. Pourguès dans cette affaire ne me plaisait pas du tout. Ça me semblait louche au dernier degré.
Évidemment, le hasard est un grand maître. Il se pouvait parfaitement que la môme ait parlé de cette affaire-là comme elle aurait parlé des courses à Auteuil. Seulement, comme c’était une combine qui, naturellement, m’intéressait au premier chef, j’y avais tout de suite vu une allusion à mon crime.
C’est comme cette histoire de papier tombé de ma poche ! Il s’était trouvé précisément que c’était celui-là, ce n’était pas un vieux ticket de métro ou toute autre bricole. Non, il avait fallu précisément que ce soit celui-là. Il y avait, à mon goût, beaucoup trop de hasards dans cette affaire. À vrai dire, j’avais la conviction qu’elle m’avait fouillé pendant mon sommeil. Et alors ça, ça n’arrangeait rien du tout, parce que, dans ce cas elle avait dû, cette fois, repérer mon feu. Pourquoi ne m’en parlait-elle pas ? Quel intérêt avait-elle à dissimuler ce qu’elle savait sur mon compte ?
Je n’aime pas le mystère, ni les questions qui sont son expression, surtout quand ces questions sont si nombreuses. Ça me fatigue le cervelet. Je veux tout de suite avoir le résultat.
Je sautai du lit, sans un mot, allai à la cafetière et m’en servis un grand coup. C’était du vrai café, bien sucré, il était drôlement bon quoique moi, comme digestif ou comme réveil matin, je préfère encore le cognac.
— Excuse-moi, dit la môme.
Elle se dirigea vers la porte et sortit. Elle devait aller aux lavabos. Ça, ça m’arrangeait drôlement. Je bondis sur la machine à écrire. C’était une petite portative. Je regardai le clavier. Allemand, sans aucun doute, le double ss qui affecte vaguement la forme d’un b s’y trouvait. Mais ça, ça ne prouvait encore rien. Il y avait des machines allemandes en France avant la guerre et on en trouvait parfois encore en occasion.
J’avais encore dans la bouche cette saveur du vrai café et je réfléchis tout à coup qu’au fait cette denrée était contingentée, ce qui signifiait qu’il n’y en avait plus un grain sur le marché français. Seuls, les Allemands…
Oh ! oh ! Mais ça commençait à prendre tournure.
Je perdis un temps fou à trouver son sac à main. Elle l’avait caché sous une robe négligemment jetée sur une chaise. C’était sans doute par inadvertance.
Je le fouillai rapidement. Rien. Je me grattais la tête pour savoir ce que je pourrais bien encore vérifier lorsque je m’aperçus que cette robe comprenait une poche assez profonde. J’y glissai la main et j’en sortis une lettre. Il ne me fallut pas longtemps pour m’apercevoir que cette lettre était rédigée en allemand. Avec leur foutue écriture gothique, lorsque ces types laissent courir leur plume, un pharmacien ne s’y reconnaîtrait pas.
Toutefois, je pouvais déchiffrer la première ligne :
« Mein Lieber Claudine… »
Il n’était pas nécessaire de s’être fait inscrire à une université américaine et d’y suivre des cours d’éducation sexuelle pour comprendre qu’il s’agissait d’une lettre d’amour. Et le type qui l’avait écrite devait être en pleine effervescence car, pour les points d’exclamation, il s’était montré généreux. Mais, quant à savoir ce qu’il disait ensuite, c’était midi sonné.
Je remis le sac en place et fourrai le poulet dans ma poche. On verrait ça plus tard, ce soir par exemple, avec Mordefroy. Il devait bien parler l’allemand, ce zèbre, c’était un type qui avait été à l’école.
J’entendis un pas sur le palier et le bruit d’une chasse d’eau. C’est Claudine qui revenait. Je me jetai sur le lit comme si, après avoir bu mon café, j’y étais revenu aussitôt.
Ah ! madame fouille les poches des messieurs ? On allait lui faire voir que monsieur sait aussi fouiller les sacs à main des dames.
Elle se pencha sur moi, mit un baiser très appuyé sur mon front et reprit ses occupations.
Moi je me demandais ce que ça pouvait être que cette lettre. Certainement, Claudine était la poule d’un soldat allemand. Ça devait être lui qui lui avait donné cette machine et ce café. Pendant que je faisais le zouave à Perpignan, avec mes crocodiles, cette salope flirtait avec les Frizés. À moins qu’elle ne l’ait déjà connu quand nous nous étions rencontrés et qu’elle m’ait pris pour un pigeon. Ce qui était encore possible. Allons, fallait me faire une raison, j’étais cocu, une fois de plus. J’en devenais peu à peu enragé. Quand je pensais qu’elle avait eu le culot de me faire une sérénade terrible au sujet de Consuelo et qu’elle, de son côté…
C’était d’autant plus révoltant que ça avait dû se passer dans cette chambre qui était, qu’on le veuille ou non, ma chambre et mon plumard. Et encore avec mon pognon.
Je regardai ma montre-bracelet, il était près de six heures, déjà. Il y avait un bon bout de temps que Claudine avait fermé les rideaux et allumé l’électricité, ce qui fait que, dans cette boîte carrée et silencieuse, on perdait toute notion du temps. Je me dis qu’il valait mieux changer d’atmosphère. J’allais sortir et aller faire un tour. Je m’avancerais tranquillement vers les Ambassadeurs en prenant soin de m’arrêter chez Ricardo boire un pastis.
Je sautai du pieu et allai arranger ma cravate devant la glace. Claudine vint et passa ses bras autour de mon cou.
— Tu m’en veux ? demanda-t-elle d’une petite voix de fillette qui boude. Faisons la paix. Il y a au moins deux heures que tu ne m’as pas dit un mot.
Je pris ses poignets et les écartai violemment, sans répondre, avec un regard où devait danser la haine. Je lui en voulais à mort. Elle me faisait perdre confiance en moi. Décidément, je n’étais pas fait pour l’amour. Les filles se moqueraient toujours de moi. Moi, je serais éternellement bon pour banquer et entretenir les maîtresses des autres. C’est tout. L’amour, pfuit ! pour les voisins. Ah ! Nom de Dieu !
Je haussai des épaules découragées, j’enfilai ma canadienne et je sortis. Claudine s’était assise au bord du lit et elle me regarda partir avec le regard triste et soumis d’un chien battu.
Je retrouvai Mordefroy aux Ambassadeurs à l’heure dite. Il parut très heureux de me revoir. Il n’avait pas changé. Il avait toujours l’air aussi minable. C’est vrai qu’il n’avait guère eu le temps d’évoluer, depuis mon départ. Je ne m’étais absenté qu’une quinzaine et il me semblait qu’il y avait des années, tant il s’était passé d’événements.
— Voilà, dit-il enfin, les papiers que vous avez demandés. Vous vous appellerez Maurice Pierrard. Avec ça, les miliciens peuvent toujours courir.
Je les enfouis vivement dans ma poche.
— À propos, dis-je, j’ai quelque chose à vous soumettre. Est-ce que vous parlez l’allemand ?
— Parfaitement. J’y ai vécu dix ans, dans leur satané pays.
— Vous le lisez aussi manuscrit ?
— Mais oui, pourquoi ?
— Traduisez-moi cette lettre, alors.
Mordefroy saisit le papier, le flaira, chaussa des lunettes à monture fil de fer et commença sa lecture.
« Ma chère Claudine,
« Je vous envoie un peu de café que nous avons touché ce matin même. J’en profite pour vous dire à nouveau combien je vous aime. Je n’ai que la chance de vous le dire par lettre puisque lorsque je vous parle vous me riez au nez ou vous vous débarrassez de moi. Et pourtant, si vous saviez à quel point je suis sincère.
« Je voudrais vous épouser quand la guerre sera finie, et vous amener chez mes parents à Karlsruhe. J’ai une grande sœur qui est blonde comme vous et un frère plus jeune qui va au Gymnase… »
— C’est le collège, s’interrompit Mordefroy.
— Ah bon !
« … et tout le monde serait très gentil pour vous. Vous voyez que je suis très sérieux.
« Vous m’avez dit que vous ne vouliez pas épouser un Allemand parce que vous êtes Française et que vous seriez mal vue en Allemagne. Ce n’est pas exact. Nous ne sommes pas des sauvages… »
— Ils y tiennent à ne pas passer pour des sauvages.
— Continuez, dis-je.
« … Je crois plutôt que vous aimez un autre homme et que vous ne serez jamais à moi. C’est dommage. Nous aurions été si heureux ! La guerre ne durera pas toute la vie. Mais moi, je continuerai à penser à vous, à vous écrire et à vous aimer si fort qu’un jour peut-être vous serez obligée de vous apercevoir que j’existe et que vous m’aimez aussi un peu.
Franz. »
— Eh bien ! s’exclama gaillardement Mordefroy, qu’est-ce que vous dites de ça ? Voilà un jeune homme qui est dans la plus belle tradition allemande. Des roses et un fusil, des sérénades tristes et des rafales de mitraillette.
— Je pense que c’est une belle saloperie, dis-je, rêveur.
— Quoi donc ?
— La guerre. Voilà un garçon qui ne rêve que d’amour, de vie paisible, de mariage et de famille, et le voilà ici, en France, à la merci d’une rencontre avec mon Colt ou celui d’un confrère. Vous conviendrez que c’est un tantinet idiot.
— Je ne nie pas, dit Mordefroy, mais que voulez-vous, il faut bien que quelqu’un la fasse, cette guerre, puisqu’aussi bien on l’a déclarée.
— Il y a des jours où on se demande s’il ne vaudrait pas mieux en finir tout de suite.
J’avais le cafard. C’est bizarre, cette lettre adressée à une autre femme par un autre homme avait réveillé mes rêves d’amour pour Hermine. Allez donc expliquer ces retournements psychologiques.
Et le plus curieux, c’est que je le plaignais, le pauvre type, l’amoureux transi. Voilà un garçon honnête, qui proposait sa propre situation à une fille qui avait eu déjà au moins deux amants — qu’elle disait — , dont un marié, bien entendu, car c’est fou le nombre de jeunes filles qui sont initiées par des hommes mariés, et la fille bien entendu lui riait au nez.
Elle préférait mener une vie de bâton de chaise, sans aucun espoir, avec un aventurier comme moi, une canaille toujours prête à sortir son revolver et qui finirait mal un jour ou l’autre, si la guerre durait encore deux ans.
Or, elle n’en prenait le chemin qu’à contre-cœur. Les Américains s’étaient installés en Afrique du Nord, d’abord. Puis en Sicile. De là ils étaient allés chatouiller la plante de la Botte. Et maintenant, ils marchaient vers le Nord. Ça bardait vers le Monte-Cassino. Mais en France, les Frizés étaient toujours là, partout, et à les voir s’accrocher au boulot des fortifications, à les voir construire des chicanes à l’entrée des villes et des blockhaus et des tranchées antichars, tout le bordel en un mot que comporte l’organisation de la défense, j’avais l’impression qu’ils n’allaient pas décrocher avec facilité.
Ça allait être un peu dur de les faire filer. En Italie, ils tenaient diablement le coup, alors qu’est-ce qu’ils allaient faire chez nous. Ne serait-ce que par dignité ils se refuseraient certainement à évacuer la France.
J’étais quand même réconforté. La gosse ne m’avait pas trompé. Elle ne me racontait pas de salades, elle avait été sage. J’en avais la preuve, maintenant, et une preuve qu’elle ne m’avait pas donnée elle-même mais que j’avais reçue d’une tierce personne, ce qui confirmait son authenticité.
Je pris congé de Mordefroy qui voulait rester encore là, l’ambiance lui plaisait.
Mais depuis que je savais cela, il me tardait de rentrer à l’hôtel et de revoir Claudine. Je l’avais désespérée, la pauvre gosse. J’avais été injuste et brutal. J’étais impatient de la prendre dans mes bras et de la consoler.
Je songeai, comme j’arrivais au marché des Cordeliers, qu’elle avait un réchaud électrique et deux ou trois casseroles. J’allais acheter quelques trucs et on allait faire la dînette, tous les deux, bien sagement, comme des amoureux.
Je ne pus me procurer grand-chose. Une bouteille de bourgogne appellation contrôlée, la moitié d’un lapin et une boîte de conserves de légumes.
Lorsque j’entrai avec cet attirail, elle fut bouche bée de surprise.
— Qu’est-ce que tu vas faire de ça ? demanda-t-elle.
— Notre dîner, répondis-je. Que pensais-tu que j’allais en faire ? Des confettis ?
— Oh ! dit-elle, boudeuse, je n’aurais pas voulu dîner chez nous. J’aurais préféré aller au restaurant et après au cinéma. Quand tu n’étais pas là, je ne suis pas du tout sortie.
— Excepté avec Franz, dis-je, en fronçant les sourcils mais sans pouvoir m’empêcher de sourire.
Elle s’arrêta dans son geste, d’étonnement.
— Franz ? demanda-t-elle.
— Oui, cet Allemand qui t’écrit de si gentilles lettres d’amour.
— Oh ! dit-elle, c’est un gosse. Il n’a pas vingt ans.
— L’âge ne fait rien à l’affaire.
— Tu n’es pas jaloux ? dit-elle en me prenant la main. Je l’ai rencontré deux ou trois fois dans un bar où je vais. Il est devenu amoureux de moi. Il prétend que je ressemble à sa sœur. Il m’envoie de petits cadeaux. Du café, du sucre, un peu de beurre, mille petites choses.
— Tu as tort de les accepter, dis-je sévèrement. Il se prive de bouffer, ce soldat, pour te donner ces trucs.
— Mais qu’est-ce que ça fait ? dit-elle avec un air si naïf qu’on lui aurait donné le Bon Dieu sans confession.
— Et la machine ? demandai-je. C’est lui aussi qui t’a apporté la machine ?
Elle ne répondit pas.
— Il ne doit pas avoir assez de pognon ce garçon-là, tu le comprends, pour te payer une machine. Il a dû la faucher dans un bureau de garnison. C’est un truc à se faire fusiller. Je ne sais pas si tu réalises tout à fait ta responsabilité morale.
— Non, dit-elle d’une voix plus basse et sans me regarder. La machine, je l’ai achetée.
— Que diable veux-tu en faire ?
— Je veux travailler, dit-elle crânement en frappant du pied.
Décidément, je m’étais bien gouré sur cette fille tout à l’heure.
Je l’avais considérée pendant un instant comme une petite ordure et maintenant je m’apercevais qu’elle avait vraiment de la classe et que c’était une fille qui ne cherchait pas à se faire entretenir.
— C’est très bien, dis-je, radouci, mais quelle idée as-tu eue d’acheter un clavier allemand ?
— J’ai pris ce que j’ai trouvé, répondit-elle, mais d’ailleurs c’est pour les Allemands que je veux travailler.
Je sentis que je me crispais, un quart de seconde, comme lorsqu’on reçoit une décharge électrique.
— Travailler pour les Allemands, dis-je, tu n’es pas folle ? Est-ce que tu crois que je vais te laisser aller gratter au milieu d’une caserne, par hasard, ou d’un bureau allemand, pour trouver encore des zèbres qui t’envoient des lettres dans le genre de celle-ci ?
Je jetai le billet de Franz sur le lit.
Elle se tourna vivement vers moi, l’œil mauvais.
— Comment as-tu eu cette lettre ? demanda-t-elle.
— De la même manière que toi tu as eu l’adresse de Consuelo.
Elle était tombée par terre.
Elle haussa les épaules et ne répondit pas.
— Je ne veux pas aller travailler dans un bureau, dit-elle ensuite, je veux travailler ici, à domicile, pour des industriels ou des entrepreneurs qui sont à leur service. Ces gens ne connaissent pas l’allemand et sont parfois très ennuyés pour établir leurs factures ou leurs correspondances. Le cas échéant, j’irai sur le chantier. Si tu n’étais pas revenu, je serais peut-être partie dans le Midi. On m’avait proposé là-bas une place dans une entreprise qui fait des fortifications.
Je la regardai vivement, en me demandant encore une fois si ce n’était pas une vanne dans le genre du chef de la Milice. Mais non, j’avais trop d’imagination. Elle ne pouvait pas savoir. À part d’en avoir parlé en dormant, et ça m’aurait tout de même étonné, je ne vois pas comment elle aurait fait pour savoir que j’allais repartir sur un chantier allemand.
— Allons, dis-je, fais rôtir ce demi-lapin, sinon nous allons manger à toutes les heures. Il est déjà huit heures.
— Je t’assure que je n’en ai pas envie. J’ai plutôt envie de sortir.
— Nous sortirons tout à l’heure si tu veux mais je me suis fait une joie de manger en tête-à-tête, je veux y parvenir.
Il me fallut la baratiner pendant près d’un quart d’heure. Je voyais le moment où j’allais être obligé de faire la popote moi-même. Elle finit par y consentir mais en grommelant. C’était vraiment une drôle de bonne femme.
De temps en temps elle lançait un regard furtif vers la porte.
— T’en fais pas, lui dis-je, tu n’es pas en prison. On sortira quand même.
On aurait dit que quelque chose l’oppressait. Elle ne parut soulagée que lorsque sonnèrent neuf heures. Cette fébrilité commençait à m’intriguer.
Je me mis à table et on commençait à manger de bon appétit lorsque la porte s’ouvrit.
Un gros type d’une cinquantaine d’années apparut.
— Qu’est-ce que vous faites là, vous ? demanda-t-il d’une voix rogue.
C’est alors que je m’aperçus qu’il avait à la main un énorme revolver.
J’avoue que je fus un peu surpris et, en fait, il y avait de quoi.
— Ben, et vous ? dis-je.
— Comment, moi ? Je suis chez moi ici.
— Vous êtes chez vous ?
Je me mis à rire. Il y avait là un malentendu qui ne manquait pas de sel. Il était facile de comprendre que Claudine nous avait possédés, aussi bien lui que moi, et moi plus encore que lui. J’avais été jaloux du petit soldat allemand qui ne comptait pas. Celui qui comptait, c’était le nouveau venu, et comment !
C’est pour ça que la fille ne voulait pas manger là, tout à l’heure ! Elle savait que le gros type allait venir, un peu avant neuf heures, et que ça allait faire du vilain. Il ne devait pas avoir un caractère très patient.
Mais pourquoi diable avait-il un revolver ? Dans la période troublée que nous vivions, tout le monde ne se baladait pas avec une arme. Il n’y avait que quelques catégories de gens, bien déterminées, les flics, les boches et les terroristes, sans parler de quelques truands.
— Je crois, dis-je, que nous aurions tous deux intérêt à discuter plus longuement.
Je me tournai vers Claudine. Elle tremblait.
— Ne me racontez pas d’histoires, dit le gros homme — et je m’aperçus alors qu’il avait un accent allemand très prononcé que je n’avais tout d’abord pas perçu. Je sais parfaitement qui vous êtes. Claudine m’a téléphoné tout à l’heure, je savais que vous alliez venir. Alors je suis venu vous chercher.
— Ah ! c’est Claudine qui…
Je me sentis pénétré d’une grande tristesse. Ça, c’était moche. Être cocu du fait d’un gamin, passe encore, mais d’une brute de cette espèce, et être, en plus de ça, dénoncé, il y avait de l’abus.
Car elle m’avait dénoncé, ça ne faisait pas de doute.
Ce bonhomme-là devait faire partie d’un quelconque service de police. La môme m’avait fouillé pendant mon sommeil. Elle avait trouvé mon feu, elle savait que j’étais allé à Perpignan. Elle en avait tout de suite déduit que j’étais quelqu’un de pas très catholique.
La seule question à laquelle je n’avais pas de réponse c’était celle-ci : pourquoi m’avait-elle balancé ? Elle n’avait rien à me reprocher, excepté l’histoire de Consuelo dont elle n’était pas sûre, encore. Peut-être était-ce par vengeance ?
— C’est votre amie ? demandai-je en désignant Claudine d’un signe de tête.
— Oui, monsieur, c’est mon amie, fit cette brute, en se rengorgeant.
— Compliments, dis-je, elle est belle. C’est une belle petite putain.
La fille blêmit.
— Je commence à comprendre pas mal de choses, continuai-je, notamment le coup de la machine à écrire. Elle vous sert sans doute de secrétaire ? C’est vrai qu’un aussi beau châssis, ça vaut la peine qu’on ne l’utilise que la nuit.
— Vous êtes grossier, dit l’inconnu. Vous mériteriez que je vous abatte comme vous avez abattu le chef de la Milice et probablement d’autres personnes. Vous êtes un petit espion sans envergure.
— Vous ne tirerez pas, dis-je paisiblement. Vous avez trop besoin de moi pour avoir des renseignements. Vos chefs vous enverraient voir s’il fait bon, en Russie, sous l’uniforme de la Wëhrmacht, si vous commettiez cette gaffe.
— Vous avez raison, dit l’Allemand, mais rassurez-vous, vous ne perdez rien pour attendre. C’est ça, la galanterie française ? Vous entrez de force chez les femmes et vous vous installez ?
— Ah bon ! dis-je, ironiquement, parce que je suis entré de force ? Je n’ai pas essayé de la violer, non, par-dessus le marché ?
— Ne riez pas, menaça Boule de Suif, sinon…
— Sinon quoi, pauvre an douille ? Vous êtes sentimental comme un collégien. Il y a longtemps que vous connaissez cette poupée ?
— Dix jours.
Ben, mon vieux ! Elle n’avait pas perdu de temps après mon départ, la souris.
— Et naturellement vous croyez dur comme fer à ce qu’elle vous dit. Il ne vous est pas venu à l’idée que ça pouvait être du baratin ? Quelle salope. Seigneur !
— Je ne suis pas une salope, tu entends ! cria la môme. Tout cela est de ta faute. Il ne fallait pas aller à Perpignan courir les filles. Maintenant elle est en taule, ta gonzesse, et toi tu y seras ce soir.
— Qu’est-ce que tu me racontes ?
— Tiens !
Elle me tendit le Progrès de Lyon. On y racontait que la fille Consuelo Raphaël, soupçonnée d’avoir aidé à l’évasion de l’assassin de Pourguès, était en prison à Prades. On l’avait arrêtée avec son frère comme ils fuyaient vers la frontière.
Je reçus un choc terrible et laissai tomber le journal. Ainsi la série noire continuait. Hier Jimmy et maintenant Consuelo et Raphaël. Tous ceux que j’aimais ou qui m’aimaient y passaient les uns après les autres.
Demain ce serait le tour de Francis, car les autres parleraient, fatalement. Une femme ne résiste pas à la torture. Quant à moi, ça y était. Sauf un peu de chance, j’étais bel et bien faisandé. Il me restait encore mon revolver, Dieu merci, mais il était sous mon aisselle et le temps que je le décroche l’autre parasite me sucrerait. Je ne me voyais pas blanc.
— Ainsi, dis-je à la môme, tu étais au courant de mon activité ? Tu m’as fouillé ?
— Oui.
— Et c’est la jalousie qui t’a poussée à me balancer ?
Elle hocha la tête.
— C’est elle, aussi, sans doute, qui t’a incité à me faire cocu avec ce singe ?
Le singe grinça des dents.
— C’est du propre ! En tout cas, ma petite, tu feras bien de passer chez Borniol demain matin prendre commande, parce que je fais partie d’une organisation que monsieur connaît bien, le FBI. Ça, je peux le dire.
— Vous en dites d’autres.
— Peau de balle, répondis-je, aussi sec. Vous pouvez toujours courir.
Je n’en étais pas aussi sûr que j’en avais l’air parce que, je dois le reconnaître, la torture me fait peur. Mais je tenais à crâner jusqu’au bout.
— Qu’est-ce que tu veux dire, en parlant de Borniol ? demanda Claudine.
— C’est facile à comprendre. Mes amis te connaissent. Ils t’ont vue. Ils savent où nous perchons, n’en déplaise à ton amoureux. Ils vont te descendre. C’est triste de mourir jeune.
Elle ouvrit de grands yeux. Elle était debout devant moi, incapable d’un geste.
— Ne t’affole pas, dis-je, une balle dans la peau, ça ne fait pas mal, c’est tout de suite fini.
— Ne terrorisez pas cette pauvre enfant, dit l’arsouille.
— Bravo pour la pauvre enfant ! C’est comme vous, tenez, vous croyez que vous prendrez votre retraite, un jour ? Pas du tout. Vous aurez versé pour rien à la Caisse de compensation. Moi, à votre place, avec ce qui se passe en Europe, j’arrêterais les paiements. C’est de l’argent jeté.
— Vous êtes brave, dit le Chleuh.
J’étais mort de frousse. Mais je bluffais. Je cherchais désespérément une solution sans parvenir à la trouver.
— Nous allons laisser la demoiselle et descendre ensemble, continuait cependant le flic. Dehors, j’appellerai une voiture à nous.
— Attendez un instant, demandai-je, le temps de fumer une dernière cigarette. On accorde ça à tous les condamnés.
— Soit ! Mais dépêchez-vous.
Je pris une sèche dans un coffret sur la table et je l’allumai. Mon cerveau tournait comme une rotative. Vraiment. Pas la moindre lueur.
— Décidément, dis-je enfin, j’ai réfléchi.
Claudine était assise dans un coin, hagarde.
Elle réalisait seulement, cette gourde, qu’elle avait fait une blague énorme et malheureusement elle ne pouvait pas revenir en arrière, c’était trop tard.
Le Boche me regarda, une lueur d’inquiétude dans ses yeux bovins.
— Qu’est-ce qu’il y a encore ?
— J’ai réfléchi, dis-je, je n’y vais pas. Il fait bon ici, je suis chez ma maîtresse et je n’ai pas fini de dîner, vous repasserez.
— Vous vous foutez de moi ? gronda le flic.
— Naturellement, appuyai-je, je me fous de vous. Vous espériez que j’allais me prendre de sympathie ?
— Dans ce cas… dit-il. Et il leva son revolver.
La scène ne dura pas trois secondes. Claudine se jeta sur lui.
— Ne tirez pas ! hurla-t-elle.
Il perdit un peu de son équilibre et son axe de tir changea. Je me baissai. Il fit feu, la balle s’enfonça dans le mur. Je saisis le tapis au bord duquel il était et je tirai d’un coup sec. Le bonhomme bascula en arrière. Prompt comme l’éclair je me redressai. J’avais déjà mon feu à la main et je braquais le type qui rampait vers son revolver.
— Arrêtez, dis-je, je vous veux vivant.
— Vous ne pouvez pas me tuer, ricana-t-il. Votre revolver est vide, Claudine l’a vidé.
Ça, c’était un coup dur. Jamais je n’aurais le temps d’empêcher le Boche de saisir son pétard. Du pouce, je fis glisser le cran de sûreté et visai la tête, à tout hasard. Une détonation claqua. Le type poussa un hurlement et s’effondra. Il avait reçu la balle dans la tête, à la hauteur de la tempe droite.
J’en fus le premier surpris.
— Et voilà, dis-je à la fille, en glissant le pétard dans ma poche. Félicitations. Pour désarmer les revolvers, t’en connais un bout.
— J’avais sorti les cartouches du chargeur, dit-elle.
— Naïve enfant ! Naturellement, tu ne les as pas comptées. Sinon tu te serais aperçue qu’il en manquait une. J’ai toujours une balle dans le canon.
— Ben, bon sang ! ajoutai-je, pris d’un frisson rétrospectif, heureusement que je ne l’ai pas loupé, cet acrobate ! Sinon j’y avais droit, à sa place.
— C’est affreux, dit-elle, affreux !
Elle cacha son visage dans ses mains et se mit à sangloter. C’était la réaction nerveuse. Je lui tirai deux claques, histoire de la calmer et je la jetai sur le lit.
— Tu es une sale petite poule vicieuse, grinçai-je, une putain au rabais. Il n’y a pas une fille du trottoir qui aurait fait ce que tu as fait : livrer un homme sans défense à la Gestapo ou à l’Abwehr.
— Mais je t’aimais, Maurice, c’est parce que je t’aimais !
— Drôle de passion. C’est un genre de maladie plutôt dangereuse. Les gens comme toi, on s’en débarrasse. J’en ai descendu pour beaucoup moins que ça.
— Oh ! Oh ! sanglota-t-elle. Elle leva la tête et me tendit les bras. Ne me tue pas, je t’aimerai tant, je serai ton esclave, je…
— Tu ne seras rien du tout, tu me dégoûtes. C’est dommage, maintenant celui-là, dis-je en remuant du pied la masse graisseuse du macchabée, il ne peut plus parler, on peut rien en tirer. On va quand même essayer de voir ce que tu sais, toi.
On entendit des pas dans l’escalier.
Quelqu’un frappa à la porte. Pardi, c’était fatal qu’ils aient entendu les coups de feu.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Rien du tout, répliquai-je, c’est le champagne.
Je clignai de l’œil à la môme.
— Oui, répéta-t-elle, c’est le champagne.
— Ah ! bon. Et le visiteur du soir s’en fut comme il était venu.
— Ce n’est pas tout ça, dis-je lorsqu’il se fut éloigné, mais il n’est évidemment pas question de passer la nuit avec ce macchabée. Ça nous donnerait des cauchemars. Quelle heure est-il ? Ma montre est arrêtée.
— Neuf heures un quart.
— Bon. On a le temps. Dans les temps jadis, j’avais vu un téléphone dans cette carrée.
— Oui, dit la môme docilement. Il est dans ce placard.
Je vérifiai d’abord mon chargeur. Il était vide, en effet. Mais le mauser du gros type contenait neuf balles qui, miraculeusement, étaient du calibre du mien. Comme je préférai malgré tout mon Colt je fis l’échange des cartouches, c’était toujours ça de gagné, et je lui pris son portefeuille, histoire de voir s’il n’avait pas de papiers intéressants.
En outre, ça allait faire perdre une bonne journée à la police et enfin l’argent est toujours bon à prendre.
Je fourrai tout ça dans ma poche et j’ouvris le placard. À l’automatique je composai le numéro permanent de Bodager. Presque aussitôt quelqu’un me répondit.
— Bonsoir, dis-je, je vous téléphone au sujet des Mémoires de Saint-Simon.
— Ah ! parfait.
— C’est une édition intéressante qui contient des renseignements très curieux. Est-ce que vous avez une voiture ?
— Certainement.
— Voulez-vous venir tout de suite à mon hôtel ?
— Entendu, je vous envoie mon expert, M. Mordefroy, avec un client possible.
— Je vous attends.
Et je raccrochai en me frottant les mains. Comme je n’avais rien à faire d’autre, j’allai m’asseoir devant la table et me servis une copieuse rasade de cognac. Je posai mon Colt sur la table, devant moi, à toutes fins utiles.
Ce qu’il y avait de bien avec Bodager, c’est que, selon les principes américains, il perdait le minimum de temps. La voiture arriva dix minutes après. Je l’entendis stopper devant la porte. J’ouvris la fenêtre et me penchai. Le silence était impressionnant. Le parc s’était dissous dans la brume et seule, au coin de la rue, veillait une petite lampe bleue.
Je refermai rapidement la fenêtre car ce n’était pas le moment d’avoir des ennuis avec la défense passive. J’entendis grimper et frapper à la porte. J’allai ouvrir sans quitter mon pétard, on ne sait jamais. C’était Mordefroy suivi d’un type inconnu, assez jeune, qui portait un cuir curieusement boursouflé sur la poitrine.
Quand il vit le type étendu dans son sang au beau milieu de la chambre, Mordefroy sursauta.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— C’est noir comme du jambon de Bayonne, à première vue, dis-je, mais en définitive c’est un type de l’Abwehr qui était trop curieux.
— Pourquoi l’avez-vous tué ?
— Il se croyait au bal masqué, il est arrivé ici avec un mauser comme ça en prétendant qu’il était chez lui, ici, qu’il était l’amant de madame et en émettant la prétention de m’emballer. Il était venu, en somme, pour faire une surprise party. Mais la surprise, c’est lui qui l’a eue.
L’inconnu ne paraissait pas étonné. Il n’avait pas dit un mot et, adossé au chambranle de la porte, fumait paisiblement une cigarette.
— C’est pour l’enlever que vous nous avez dérangés ?
— Pensez-vous ! On va le laisser là. Il est aussi bien qu’ailleurs. Non, je vous ai téléphoné pour que vous veniez prendre livraison de la souris.
— Pourquoi donc ? demanda Mordefroy, étonné.
— C’est elle qui m’a balancé. Pendant que je dormais, elle m’a fait les poches, elle a désarmé mon revolver et elle a téléphoné à ce danseur de corde en le priant de venir me cueillir. C’est miracle si je ne me suis pas fait liquider. Madame était jalouse, figurez-vous. Je ne pense pas qu’elle sache grand-chose mais je serais curieux de savoir comment elle est entrée en rapport avec un type de l’Abwehr et aussi à quoi lui servait cette machine à écrire allemande.
La môme était écroulée sur le lit et chialait de plus belle.
— C’est bon, dit Mordefroy, on saura tout ça.
— Ne me touchez pas ! hurla la fille, comme on s’approchait d’elle.
— Tu vas te taire, hein ? et tout de suite, sinon je t’envoie rejoindre ton Allemand au royaume des pissenlits, compris ?
Et, pour qu’il n’y ait aucun malentendu, je lui mis mon pétard sur le front. Elle fit un effort et ravala ses sanglots.
Mordefroy écarta l’inconnu qui s’était approché.
— N’ayez aucune crainte, madame, nous ne vous ferons pas de mal. Soyez raisonnable, vous avez autant d’intérêt que nous à passer inaperçue. Nous voulons simplement quelques renseignements. Voulez-vous nous suivre ?
Il lui avait dit cela d’une voix si douce qu’elle avait repris confiance. Elle se leva comme un automate, enfila son manteau et descendit l’escalier, sans dire un mot.
Quelques instants plus tard nous étions tous réunis dans le bureau que Bodager avait au premier étage.
Je ne devais plus jamais entendre parler de Claudine. Elle n’avait pas grand-chose à dire. Elle avait levé ce type-là dans un bar, comme elle m’avait levé moi, à peu près de la même manière. Il avait passé deux ou trois nuits avec elle et lui avait donné un peu d’argent. Il lui avait promis du travail et dans ce but lui avait offert une machine. Mais rien n’était venu.
On apprit que le type s’appelait Heinrich Seilberg. Ce fut tout.
En somme, si j’avais bien compris, si cette petite n’avait pas couché avec Franz le soldat, c’est parce qu’il était fauché. Son amour était en fonction de la galette du partenaire. À part ça, j’avais été son deuxième amant !
— Et pourtant, c’est vrai. Je n’ai pas à te mentir maintenant. Mais quand tu es parti, j’ai été désespérée. Je m’étais accrochée à toi comme à une bouée de sauvetage. Si tu n’étais pas parti, j’aurais été, je serais restée une femme honnête. Malheureusement, j’ai peur de la vie, elle m’effraie, je ne sais pas lutter contre elle. Alors…
Elle baissa la tête et se remit à pleurer. Je me détournai et bus le verre de cognac que le patron nous avait servi. Je savais qu’elle était condamnée. Elle allait y passer dans moins d’une heure. Je ne voulais pas me laisser émouvoir.
— Vous comprenez, m’avait dit Bodager, si elle ne savait rien sur les autres, sur nous, maintenant, elle en sait trop. L’aventure qui a été la vôtre, nous ne pouvons pas la risquer. Ce genre de filles, ça bavarde à tort et à travers. Il leur suffit d’une rebuffade ou d’un chagrin d’amour pour mettre tout le monde dans le bain. Ce sont des choses inadmissibles.
— Écoutez, mes enfants, dit-il à voix haute, lorsque l’interrogatoire fut terminé. Il est évident que vous ne pouvez pas aller vous coucher à votre hôtel avec le cadavre sur la descente de lit. Il vous faut aller dans un endroit tranquille. J’ai un petit pavillon, avant d’arriver à Vienne. Mordefroy et son copain vont vous y conduire avec la bagnole. Une fois là-bas, vous serez peinard. Ça va comme ça ?
— Ça va, dis-je.
Mais je pris Bodager à part.
— Comptez pas sur moi pour la mettre en l’air, dis-je. Je n’aurai jamais le courage. Les salauds de tempérament, ça va, mais celle-ci vraiment, je ne pourrai pas. Cette fille-là, elle me plaisait. Je l’ai quand même aimée. Pas longtemps, mais tout de même. J’en ai descendu une pour laquelle j’éprouvais une véritable passion. La nuit, j’en rêve. Vous ne voudriez pas me faire descendre tous mes béguins les uns après les autres, non ?
— Bon, dit-il, Barthélémy s’en chargera.
Barthélémy, ça devait être le gars au cuir. On aurait dit qu’il était sourd et muet, ce mec-là. Il ne l’avait pas ouverte une seule fois. Bodager, lui dit quelques mots à voix basse et il hocha la tête en guise d’acquiescement. Ce mec-là, rien qu’à le voir, on jugeait ce qu’il était, une machine à tuer, un dur, un coriace, le genre de type qui ne boit que du lait et qui vous abat n’importe qui, sur commande, implacablement, sans sourire. Il avait dû l’importer d’Amérique, cet éphèbe, pas possible, il l’avait embauché dans la bande d’Al Capone. En tout cas il était habitué à obéir au doigt et à l’œil, sans discuter.
On s’entassa tous dans la bagnole, moi et Claudine derrière, et Barthélémy à côté de Mordefroy qui conduisait. On fonça dans le brouillard sur la route devienne. Personne ne pipait mot.
Au bout d’une demi-heure, la voiture ralentit. Une spacieuse maison blanche émergeait de la nuit. Sur le goudron, on voyait le reflet des phares.
— C’est ici, dit Mordefroy. Descendez, on va vous donner les clefs.
Claudine ouvrit la portière et sauta. Aussitôt je fus assourdi par le tac-tac-tac rageur d’une mitraillette et aveuglé par les courtes flammes qui en jaillissaient.
Mordefroy démarra en trombe et la portière se referma toute seule. À son côté, Barthélémy refermait son manteau de cuir sur cette arme infernale.
Je me retournai. Au bord de la route il y avait une tache claire, étendue sur le bitume, qui, déjà s’évanouissait dans le brouillard.
Lorsque je débarquai à Montpellier, le lendemain dans la nuit, mon cafard ne m’avait pas passé. Cette exécution sommaire, froidement et rapidement réalisée, me laissait dans la bouche une sorte de nausée. En outre, j’avais pitié de la fille. Je me rendais bien compte, naturellement, qu’elle n’en valait certainement pas la peine. C’était loin d’être un sujet d’élite. Dans cette guerre, il en était descendu et il en descendait encore qui avaient d’autres qualités. Mais pouvait-on sérieusement l’incriminer ? Il fallait aussi nous juger nous-mêmes, d’abord, et principalement nos aînés. Voilà une môme, elle avait seize ans quand la guerre a éclaté. Elle ne savait rien faire. Elle se trouve sur la paille du jour au lendemain. C’est le règne du marché noir et elle crève plus ou moins de faim. Elle n’a pas de godasses à se mettre et elle voit des types payer des tournées avec des billets de cinq mille. Elle est belle, elle excite, l’un d’eux l’emballe. Il la promène de bar américain en bar américain. C’est la bonne vie. Elle voudrait que ça dure. Oui, mais voilà, ça ne dure pas. Alors ? Alors, elle va retrouver les chambres minables, les sandwiches au pâté de chien et les pompes qui prennent l’eau ? Il faudrait être le dernier des crétins. Surtout que c’est si facile. On se donne et c’est tout. Une nuit d’amour, ça va, ça vient. Y a des femmes qui le font pour rien, les mariées, et elles accouchent encore, dans la douleur, comme dit la Bible. Elle, elle n’accouche pas, elle mange bien et elle est sapée au marché noir. Il lui suffit de trouver un autre type.
Seulement, elle a encore les illusions de l’adolescence, il faut qu’il plaise, qu’il ait de l’allant et du pognon. Elle tombe sur moi, manque de pot. Et puis ce n’est pas une grue, oh non ! Elle veut donner à quelqu’un qui ait les moyens l’exclusivité de son corps.
Or, ça ne gaze pas.
Jeunesse pourrie, qu’ils disent, les journaux. La pourriture, ça n’a pas de génération spontanée, ça se gagne, comme une gangrène, il faut déjà qu’il y en ait quelque part. Elle n’est pas née comme ça, Bon Dieu, quand même, cette génération. Il a fallu qu’il y ait quelqu’un qui la lui repasse, cette vérole. C’est parmi les aînés qu’il faut chercher, parmi ceux, de tous les pays du monde, qui ont voulu, conçu, préparé et déchaîné la guerre. Parmi ceux qui se sont assis dans le marché noir comme dans un fromage en faisant bien attention à ce que personne ne vienne leur en faucher un morceau. À part ça, bien sûr, ce sont ceux qui crèvent et qui ne veulent pas crever qui ont tort.
Montpellier n’avait rien d’un séjour enchanteur. C’est peut-être parce que j’y arrivais la nuit, mais la ville me parut d’une tristesse à faire pleurer un gosse rien que de la voir. C’est vrai que les villes de province, l’hiver, pendant les nuits de guerre, ça n’avait rien de réjouissant. Voyez Perpignan. Ça, c’est une ville qui remue, ça n’est pas habité par des cadavres ambulants, il y a du sang. Eh bien la nuit, c’est du kif. Je me remontais le moral en me remémorant la perspective désolée de l’avenue de la Gare ou de la rue de la République à cette heure-ci.
Alors ici, pour trouver un hôtel, ce fut encore une drôle d’acrobatie. C’est peut-être parce que c’était une ville d’étudiants, mais les chambres étaient aussi rares que les billets de mille sur le trottoir. Surtout à deux heures du matin. Je finis par en dégotter une derrière la place de la Comédie, mais on me fit promettre de filer demain à midi car, dans la journée, elle servait cinq à six fois à un usage bien déterminé. J’avais quand même pas mal de temps à dormir. Je résolus de faire la grasse matinée et, fort de cette assurance, je me plongeai dans les draps avec délices. Il était temps. J’en avais marre, j’étais complètement éreinté.
Je ne me réveillai le lendemain qu’à onze heures. Je m’étirai, je fis paresseusement ma toilette puis je descendis au bureau chercher ma carte d’identité car, par ordre de la police allemande, ici, il fallait la laisser, le soir, au bureau de l’hôtel, autrement ils étaient tellement chinois qu’ils montaient vous la réclamer au milieu de la nuit.
Ils avaient l’air d’être plutôt raides, ici, les gars de la Gestapo. Ça promettait encore de beaux jours, ça, tiens. Parce que moi, avec ma manie de me mêler de ce qui ne me regarde pas, quand je passe dans un bled, on l’a vu, ça commence tout de suite à chauffer.
Pour l’instant, je n’allais quand même pas me lancer tout de suite dans l’affaire. Je passerais mon après-midi à chercher des renseignements bien anodins sur des questions d’embauche. J’essaierais de trouver un job pour les jours suivants.
Ce qui m’embêtait le plus, c’est justement cette histoire de chambre. J’avais des papiers à toute épreuve, je venais ici travailler pour les Allemands, ce serait bien le diable si j’avais des embêtements. Je pouvais aller crécher n’importe où sans danger.
Je descendis me cogner un pastis dans une espèce de bar mal famé, farci jusqu’à la gueule d’Espagnols qui vociféraient. Il n’y en avait que cinq qui se tenaient peinards. Quatre parce qu’ils jouaient aux cartes et le cinquième parce qu’il avait mal aux dents. À part ça, c’était une kermesse. Je m’approchai du zinc et commandai un pastis. Un journal traînait par là, c’était l’Éclair. Il ne se composait que d’une feuille, petit format encore. En dix minutes je l’avais parcouru et j’allais le jeter lorsque un titre me frappa :
« Un parti de quatre à cinq cents hommes, composé tant de marxistes espagnols que d’étrangers et de repris de justice, est arrivé ce matin à Prades dans plusieurs camions. Ils ont envahi la gendarmerie, brûlé les dossiers et molesté les gendarmes. Cependant, un autre groupe attaquait la prison et, sous la menace des mitraillettes, se faisait remettre les prisonniers. Un des surveillants, ayant voulu appeler à l’aide, a été abattu.
« Au retour, les bandits ont été attaqués par un groupe de GMR qui les ont mis en fuite après en avoir tué une dizaine. Malheureusement, les prisonniers n’ont pu être rattrapés. Il s’agit notamment d’une Espagnole, Consuelo Raphaël, et de son frère qui avaient été compromis dans l’affaire de l’assassinat de M. Pourguès, chef local de la Milice ».
C’est pas croyable la joie que j’éprouvai en lisant cela. Battue, la Milice ! Écrabouillée. Ils parlaient, dans le journal, des pertes des maquisards mais ils ne parlaient pas de celles des GMR Ils avaient dû y laisser des plumes aussi, car enfin, quatre à cinq cents hommes qui fondent sur un bled, forcent la prison et flambent la gendarmerie ne sont pas venus avec des bouquets de fleurs. Il a dû s’en tirer des coups de flingot, c’est moi qui vous le dis. Et ma petite Consuelo était libre à nouveau. À nouveau elle vivait indépendante, au grand soleil des Pyrénées, dans l’odeur de pâturage de ses montagnes.
J’étais tranquille, telle que je la connaissais, que les flics ne lui mettraient sans doute pas la main dessus. Elle allait passer certainement en Espagne. Ça, ça m’ennuyait un peu. J’aurais bien aimé la revoir, ma petite pucelle de Perpignan. Nous nous étions quittés si vite que cette nuit d’amour avait quand même été un peu insuffisante.
Je me dis qu’après tout je ne risquais pas grand-chose de téléphoner à Francis. Quand on sait parler, la censure peut toujours écouter, elle est marron à chaque coup. À cette heure-ci, c’était le moment de l’apéritif, il était certainement chez lui.
Par bonheur, j’eus la communication presque tout de suite.
— Allô, c’est toi, Francis ?
— Oui.
— Ici Maurice.
— Oh ! comment vas-tu ? Tu es à Perpignan ?
— Non, je te téléphone de Montpellier. Dis donc, tu as des nouvelles de Raphaël ?
Des Raphaël, dans le Roussillon, il y en a en pagaille. C’était du velours.
— Oui, il m’a téléphoné ce matin, figure-toi. Tu sais que sa tante a été gravement malade ?
— Oui, j’ai appris ça. Mais elle va mieux, maintenant ?
— Oh ! elle est complètement sauvée, mais ça a été dur. Les médecins l’avaient condamnée.
— Elle ne descend pas à Perpignan, ces temps-ci ?
— Non, tant qu’elle n’est pas complètement rétablie.
— Bon. Moi je reste quelque temps à Montpellier. S’il le peut, dis-lui de me venir voir un jour, ça me fera plaisir. Je t’enverrai mon adresse sitôt que j’aurais trouvé une chambre.
— Entendu.
— Et chez toi, ça va ?
— Oui, j’ai été un peu indisposé, ces temps-ci. La voisine d’en face, qui a fait un peu de médecine, croyait que j’avais les oreillons mais ça n’a rien été. Au revoir mon vieux. Et à bientôt, j’espère.
Il n’était pas bête du tout, ce Francis, il s’était mis tout de suite au diapason. En clair, tout cela signifiait que Consuelo avait été condamnée à mort, que le maquis l’avait délivrée et qu’elle restait planquée dans la montagne. Quant à lui, Francis, on l’avait bien soupçonné d’espionnage mais ça s’était très bien arrangé. Maintenant, j’espérais que d’ici peu de temps la môme pourrait quitter son nid d’aigle et venir me rejoindre.
J’en étais là de mes rêveries lorsque quelqu’un me tapa sur l’épaule. Je me retournai, plutôt embêté, et mon visage s’éclaira. C’était Bams, Bams mon copain du casse-pipe, Bams l’égorgeur, le spécialiste de l’agression des sentinelles.
— Ça alors ! m’écriai-je, qu’est-ce que tu fous là ? Je croyais que tu habitais les environs de Perpignan.
— C’est plutôt à toi qu’il faut te le demander. Nous sommes loin de Louviers, ici !
— Oh ! Louviers, c’est bien fini, tout ça, dis-je avec une ombre de tristesse. Ma femme est morte, je suis parti et… bref. Mais, et toi ?
— Moi, je travaille ici. Je fais dans les travaux publics, imagine-toi. Je suis chef de chantier.
— Sans blague ?
— C’est comme je te le dis.
— Mais alors, tu vas me rencarder. Imagine-toi que je cherche du boulot.
— Toi !
— Oui, moi. Je voudrais entrer sur un chantier, comme n’importe quoi, mais à un seul endroit, à Fréjorgues.
— Pourquoi ça ? dit-il en me regardant d’un air surpris. T’as une fille dans le coin ?
— Oh ! c’est beaucoup plus compliqué que ça.
— En tout cas, on peut dire que toi, tu es né coiffé. Imagine-toi que le chantier que je dirige est à Fréjorgues, précisément. J’ai deux cents compagnons.
— En effet.
— En outre, j’ai besoin d’un pointeau. C’est pour ça que je suis ici. Je venais pour embaucher quelqu’un. Ce sera toi.
— Attends, dis-je, qu’est-ce que c’est que ça, pointeau ? Je n’y entends rien, moi, à ce boulot !
— Oh ! te casse pas la tête, c’est pas compliqué, c’est un métier de tout repos. Ça consiste à se balader sur le chantier deux fois par jour et à relever le nom des compagnons présents. Avec ça, le comptable peut faire ses fiches de paye.
— En effet, dis-je, ce n’est pas sorcier.
— Je te dis, c’est l’enfance de l’art. Tu ne fous pratiquement rien et tu es mieux payé que l’ouvrier qui gratte. Par exemple, ça te fait des trottes parce que j’ai des chantiers dispersés sur le champ d’aviation et tu es obligé de le parcourir entièrement.
Ça, c’était un miracle. Je n’osais pas lui dire à quel point ça me servait.
De cette manière-là, j’allais connaître tous mes emplacements sur le bout des doigts. J’étais enchanté.
En conclusion, on but quatre ou cinq tournées, on déjeuna ensemble dans ce même bistrot où on mangeait pas mal du tout et, après avoir évoqué les inévitables souvenirs de la guerre, nous reprîmes les affaires sérieuses devant un cognac.
— Tu vas venir avec moi, dit Bams. J’ai ma voiture au coin de la rue. Enfin, tu verras, ce n’est pas une traction, mais elle tient le coup. Je vais te conduire au patron, qui n’est d’ailleurs pas le patron mais le directeur. Celui-là, méfie-t-en, c’est une peau de vache. Je ne sais pas combien de gars déjà il a fait partir en Allemagne.
— On verra bien, dis-je. Il ne me fera pas un enfant dans le dos.
On grimpa dans la bagnole, et en route ! Entre les arbres dépouillés que le soleil essayait de réchauffer, la trottinette filait bon train. Enfin, on prit une route plus étroite. Au fond, on distinguait des hangars immenses. Sur la piste, un quadrimoteur commençait à rouler, le nez braqué vers le ciel.
La voiture s’arrêta devant un barrage de barbelés impressionnant derrière lequel deux malabars montaient la garde. Bams sortit son ausweis puis, me désignant, il leur cria, dans le fracas de l’envol du bombardier :
— Ein neue arbeiter.
— Ia wohl ! Das ist gut, répondit le troufion.
Et je passai comme une lettre à la poste.
Ils ne se doutaient pas de quel genre de mec ils venaient de s’adjoindre la compagnie.
Ce terrain de Fréjorgues c’était une véritable ville, avec ses hangars, ses baraquements et surtout les trois mille ouvriers qui travaillaient à son aménagement.
La voiture de Bams suivit un véritable labyrinthe et nous débarquâmes enfin devant une cahute en planches d’où sortait un tuyau de poêle érigé comme un bras menaçant.
Sur la porte on lisait bureau.
— C’est là, dit Bams. Il poussa la porte et entra.
C’était une petite pièce dans laquelle il faisait vraiment trop chaud. Un poêle rouge à blanc ronronnait dans un coin. Ça sentait le pétrole et le ciment.
Derrière une table, une dactylo tapait sur sa machine comme si c’était une question de vie ou de mort.
Bams lui adressa un clin d’œil et désigna la porte de communication.
— Il est là ? demanda-t-il.
— Oui, répondit-elle sans lever les yeux de son travail.
Le copain s’approcha et tapa à la porte. Il dut entendre quelque chose car il entra après m’avoir fait signe de le suivre.
Je me trouvai nez à nez avec un type maigre d’allure militaire, qui me dévisageait d’un air froid.
— C’est le pointeau que j’ai embauché, monsieur, dit Bams.
— Ah ! Bon. Vous avez des certificats ?
J’exhibai les faffes que Bodager m’avait donnés.
— Mais je vois ouvrier plombier, s’étonna le directeur. Il n’y a pas de boulot dans votre profession ?
— Non, monsieur. Il manque des matières premières.
— C’est vrai, reconnut le type. D’ailleurs, pour faire un bon pointeau, il ne faut pas d’apprentissage. C’est une question d’observation. Quand voulez-vous commencer ?
— Eh bien, mais demain si vous voulez.
— Va pour demain. Je vous demanderai toutefois d’attendre un instant, je vais vous faire établir un laissez-passer permanent, autrement vous vous casseriez le nez devant les sentinelles.
— Entendu.
— Maintenant, il y a pas mal de choses qu’il faut que je vous dise. Ici, vous le voyez, nous travaillons pour l’Allemagne. Il n’y a aucune honte à cela, quoi qu’en dise la radio de Londres. Moi, je ne me sens pas du tout déshonoré, au contraire, dirai-je même. La Germanie a toujours été un grand pays. C’est pourquoi je vous demanderai la plus grande politesse à l’égard des soldats ou des officiers allemands avec lesquels vous pourrez être en rapport.
— Naturellement.
— En outre, je veux du travail, du bon travail et du travail rapide. Il faut que nous puissions être fiers, nous Français, devant ces hommes et lever la tête en leur disant : voilà ce que nous sommes capables de faire, nous Français. Vous comprenez ?
— Oh ! très bien.
— Donc, pas de traînard, pas de paresseux, pas de saboteur sur mes chantiers. Je vous prierai donc de signaler immédiatement tout ouvrier dont l’attitude ne correspondrait pas à celle que je viens de vous décrire.
J’avais déjà entendu des petits discours de cet ordre, aussi pompeux et aussi dénués de sens, à part bien entendu la menace de sanctions, et je me souvins tout à coup que c’était au régiment. Rendant mon active, j’avais un adjudant qui aimait ça, lui, les phrases redondantes, mais elles se terminaient malheureusement toujours par des histoires de rapport. C’était la seule conclusion qu’il parvenait à en tirer.
Or, ce type-là, avec ses cheveux en brosse et son allure militaire, ressemblait étrangement à mon adjudant. Ils étaient bâtis sur le même modèle, interchangeable.
— Vous savez, continuait cependant mon nouveau patron, j’ai le bras long. Lorsque quelqu’un ne marche pas droit, j’ai, pour le dresser, des moyens infaillibles. Je ne me contente pas de le flanquer à la porte, je l’expédie en Allemagne, franco de port. Ça lui fait les pieds. Quand ils sont là-bas, ils comprennent tout de suite. Ce ne sont pas tous de mauvaises têtes, ce sont parfois des brebis égarées. La preuve, c’est que certains, à l’occasion de leur permission, sont venus me remercier.
Ou c’était un dingue, ou il me prenait pour une savate. Je penchai pour la deuxième hypothèse. Je ne voyais pas très bien, en effet, des déportés du S.T.O. venir remercier la crapule qui les avait fait emballer. Ou alors, s’ils étaient vraiment venus, ça devait être dans un but tout à fait différent.
— Monsieur, dit le directeur, moi, j’envoie en Allemagne qui il me plaît. Vous entendez ? qui il me plaît !
Il n’avait pas besoin d’insister ni de me fixer ainsi, je savais parfaitement ce qu’il voulait dire et que son petit speech c’est à moi qu’il s’adressait. Ça pouvait se résumer à ceci : marche droit, sinon je te livre aux Allemands. Ce n’était pas la peine de faire un si long discours. Il n’avait qu’à me dire ça tout de suite j’aurais aussi bien compris.
Il appela la dactylo à qui il avait communiqué mes papiers. Elle revint portant une sorte de carte jaune rédigée mi en français mi en allemand.
— C’est votre ausweis provisoire, dit le directeur. Demain apportez-moi une photo d’identité pour que je puisse vous faire établir le définitif.
— Entendu.
— Pour le salaire, ajouta-t-il, c’est vingt-cinq francs de l’heure.
— Je vous remercie, à demain.
S’il ne me fit pas le salut hitlérien, en sortant, c’est tout comme. Ce type-là était imbu du mythe nazi à un point insoupçonnable.
Il en transpirait.
— Comment s’appelle cette crapule ? demandai-je à Bams lorsque je fus sorti.
— Portal. C’est un ancien officier de carrière en congé d’armistice.
— Ça ne m’étonne pas. Il en a l’allure. Mais, Bon Dieu ! je n’aurais pas aimé être avec lui. C’est certainement le genre de bonhomme qui fait massacrer sa compagnie pour le panache et même moins, pour une simple question de discipline.
— Qu’est-ce que tu fais, maintenant ?
— Je vais essayer de trouver un camion qui me ramène à Montpellier. Faut que je me trouve une chambre.
— Ça, dit-il, c’est une autre histoire. Les carrées, à Montpellier, elles ne courent pas les rues. Il vaudrait mieux que tu ailles à Palavas. Palavas c’est une station balnéaire. C’est-à-dire que c’est plein d’hôtels. Mais ça, ça allait bien en saison, maintenant, depuis la guerre, finies les vacances. Alors les tauliers, ils ont des chambres en pagaille.
— Mais ce doit être farci d’Allemands.
— Naturellement, mais il y en a tellement qu’ils ne les ont pas toutes prises. Et de toute manière, ce sera moins cher qu’à Montpellier.
Ça, je m’en foutais, ce n’était pas moi qui payais.
— D’ailleurs, ça t’arrangera. J’habite moi-même Palavas, tous les matins je viens ici avec ma bagnole et je rentre le soir de la même manière, je t’emmènerai. Parce que je ne sais pas si tu l’as remarqué, depuis Montpellier, il y a une drôle de trotte. Tu me diras qu’il y a le camion de la boîte qui vient vous attendre devant la gare, mais quand même, tu seras mieux au bord de l’eau !
— Moi je veux bien, dis-je. Ici ou ailleurs, tu sais !
— Va voir Nestor de ma part. Il tient un bistrot sur le quai et il a des chambres. Si tu veux, ce soir, on se retrouvera chez lui à l’apéritif.
— Ça boume, dis-je. Et on y va comment, à Palavas ?
— C’est à deux pas d’ici ! s’exclama Bams.
Ça, je le savais, je l’avais vu sur la carte de Bodager. C’est cette question d’étang qui me gênait, et puis il fallait faire attention. Avec leur sacrée manie de poser des mines partout, les Chleuhs, ils avaient déjà pulvérisé plus d’un chrétien. Il ne fallait donc pas s’amuser à passer à travers champs.
— Tu vois cette butte, là-bas. C’est là que se tient une batterie de DCA. Il y en a d’autres de l’autre côté, du reste. Je te ferai voir ça. Il faut l’éviter parce que ton ausweis n’est bon que pour ici. Là-bas, ils te chercheraient des crosses. Mais c’est facile. Tu n’as qu’à suivre le petit sentier que tu trouveras à gauche de la batterie, tu franchis le flanc de la butte et tu arrives dans un petit bois. Tu verras des toits rouges perdus dans les arbres, c’est un tout petit patelin charmant. Alors là, quand tu es à Lattes, tu en as pour trois-quarts d’heure au maximum. C’est à deux pas.
— Ça va, dis-je. Je vais y aller tout de suite parce que la nuit tombe vite à cette époque-ci.
— Alors entendu, à tout à l’heure à l’apéritif chez Nestor.
Je franchis sans encombre la porte d’accès.
Les deux cerbères ne me demandèrent rien. Il était plus facile de sortir de là que d’y entrer, contrairement à d’autres lieux. Ils se disaient que du moment que le type était dedans, c’est que quelqu’un l’avait laissé entrer. C’est celui-là qui en supportait donc la responsabilité. Quant à savoir ce que le type était venu foutre et ce qu’il avait en réalité fabriqué, ça ne les intéressait pas. Ils n’étaient pas là pour ça. Ce qui fait qu’on aurait emporté un avion en pièces détachées, morceau par morceau, avec le temps, on aurait fini par le passer. Plus tard, je connus des mecs qui sortaient des bidons entiers d’essence et d’huile, dans leur sac ou sous leur manteau.
Effectivement, les environs de Lattes étaient charmants, mais drôlement marécageux. Tellement que, outre la culture intensive des légumes destinés à alimenter la bonne ville de Montpellier, on y avait collé une compagnie de soldats indochinois qui, transformés en travailleurs militaires, essayaient de repiquer du riz dans les terrains bourbeux des environs. Ça ne m’étonnait plus qu’il y ait des moustiques.
Ça ressemblait un peu aux plaines de la Camargue, en plus boisé et plus accidenté, tout de même.
Palavas est un bled qui a été construit des deux côtés d’un canal dans lequel s’abritent trois chalutiers, quelques petits bateaux de plaisance et une bonne centaine de Bétous, c’est-à-dire de petites embarcations à fond plat réservées à la pêche à l’étang ou en mer, si l’on veut, mais alors par temps calme. Elles supportent difficilement la houle courte de la Méditerranée.
Bien avant d’arriver à Palavas, je humais déjà la forte odeur d’iode qui monte de la mer. Et lorsque je la découvris ce fut un éblouissement. Le soleil pesait de tout son poids sur une nappe d’un bleu indicible, ce même bleu qui avait porté les galères romaines.
Il n’y avait pas un brin de vent, il faisait même trop chaud et j’avais été obligé de déboutonner ma canadienne.
Sous mon pas, la route déserte, qui traversait les étangs sur une chaussée de pierre, sonnait clair. L’heure était optimiste.
Je me demandais si c’était vrai que les Allemands soient là, comment qu’ils avaient bien pu faire pour arriver jusqu’ici. Ils étaient à leur place, dans ce décor d’harmonie et d’élégance, comme une sardine dans un bocal à poisson rouge, à peu près autant.
Je m’arrêtai un instant sur le parapet et fumai une cigarette. Le silence. Ou alors, parfois, le cri rouillé d’une mouette qui passe au-dessus de moi, en un vol ample et sûr.
Bref, je m’installai chez Nestor sans déplaisir. On n’y mangeait pas mal, d’ailleurs, pour un prix abordable, le vin était bon, le poisson frais, il y avait tout, en somme, pour rendre la vie agréable. Y compris le patelin lui-même qui ressemblait à un port italien ou espagnol. De plus, la mentalité, je m’en aperçus vite, était bien meilleure que celle de Montpellier.
J’aurais coulé là des jours heureux sans me casser la tête outre mesure, mais hélas ! j’étais comme les autres, moi, j’étais mobilisé, en quelque sorte. Je n’avais pas le droit de m’attarder à rêvasser. Je ne pouvais pas me permettre de m’endormir dans les délices de Capoue.
Le soir, je retrouvai Bams au bistrot, comme convenu. C’était fatal qu’on en vienne à reparler de la guerre.
— Qu’est-ce que tu en penses, toi ?
— Et toi ? dit-il en me regardant dans les yeux.
— Ils sont foutus, répondis-je.
— C’est bien mon opinion. Tu ne vois pas comment qu’ils avancent les autres ?
— Tu te souviens du temps où tu les…
Je fis le geste de trancher une gorge.
— Tu parles ! Heureusement encore qu’ils ne le savent pas. Ils seraient foutus de m’envoyer en Allemagne. Et toi ?
— Oh ! moi, j’ai fait de mauvaises affaires.
— De très mauvaises sans doute, dit Bams.
— Et pourquoi ?
— Puisque tu te caches sous un faux nom !
Zut ! c’est vrai, je n’avais pas pensé à ça. Lui, Bams, il m’avait connu au régiment sous mon vrai blaze. Depuis j’avais été obligé de changer deux fois d’état civil.
— Sur le moment, continuait-il cependant, je n’y ai rien compris. Je regarde le registre que la dactylo m’avait passé et qu’est-ce que je vois ? Maurice Pierrard. J’ai failli lui demander de qui il s’agissait. Je regarde mieux et je lis pointeau. Je me suis dit, automatiquement, qu’il y avait quelque chose de pas catholique, là-dedans. Alors, pour vérifier, pendant que je t’attendais ici, j’ai demandé à Nestor s’il n’avait pas eu la visite d’un client de ma part. « Si, qu’il me répond, monsieur Pierrard ». Ce n’était pas la peine de chercher davantage.
En vérité, j’avais agi comme un premier communiant. J’avais heureusement une veine insensée de tomber sur ce gars-là que je connaissais depuis longtemps et qui était un bon copain, tout ce qu’il y a de sérieux. En outre, je pense que les Boches, malgré qu’il travaillât pour eux, il ne les portait pas dans son cœur.
— Qu’est-ce que tu leur as encore fait, aux Frizés ? Tu es déserteur du S.T.O. ?
— Si ce n’était que ça !
— Tu n’en as pas mis en l’air, au moins ?
— Si, dis-je en hésitant un peu. Et pas qu’un seul.
Il me regarda avec étonnement.
— Combien ? murmura-t-il.
— Attends que je compte. Neuf ou dix, je ne sais plus. Sans parler des Français.
— Ça alors, elle est forte ! j’aurais jamais cru que tu sois capable de ça. Quand je pense que tu m’engueulais quand j’allais saigner un planton ! Même de tirer au flingue, ça te dégoûtait.
— Faut croire qu’on change, tu vois, on évolue.
— Je m’en rends fichtrement compte ! Mais comment ça t’a pris ?
— Oh ! ça a commencé avec une histoire de femme. J’ai été cocu, tu saisis, par un de mes amis qui travaillait à la Gestapo. Alors je les ai mis en l’air, tous les deux, sans parler d’un troisième animal, un vrai boche, celui-là, à qui j’ai fait tâter aussi du plomb chaud. À partir de ce moment-là, ç’a été une cascade. Pour me sauver, j’ai été obligé d’en lessiver d’autres, bref, plus moyen d’en sortir. Et puis, mon pauvre vieux, j’ai vu tellement de saletés que je me demande s’il ne vaut pas mieux travailler ainsi. Quand tu rencontres un salaud, tu l’abats, comme ça il ne nuira plus à personne, il est rectifié en moins de deux et on n’en parle plus.
— Et c’est pour ça que tu es venu ici ? Évidemment, la planque est bonne. Ils sont tellement gonflés de leur puissance qu’ils se prennent pour des épouvantails. Ils se douteront jamais du nombre de mecs recherchés qui sont planqués sur leurs chantiers où ils sont tabous puisque même les cognes français n’ont pas le droit d’y entrer.
— J’y suis aussi pour autre chose, dis-je doucement.
Au point où nous en étions arrivés, Bams connaissait de moi le principal, le plus grave, le plus immédiat. Tant valait le mettre dans la confidence du reste. Il pourrait ainsi me rendre quelques services. Je le connaissais assez pour savoir que c’était un garçon débrouillard avec lequel il y avait moyen de s’arranger. Surtout qu’il était bien placé sur le chantier, il y avait déjà un bout de temps qu’il était là et il était certain qu’il connaissait tous les emplacements.
— Voilà, expliquai-je. Je ne sais pas si tu vas piger, mais j’ai besoin d’avoir le plus tôt possible les plans des hangars et des dépôts d’essence souterrains, ainsi que leur emplacement.
— Ça, répondit-il en hochant la tête, c’est dur. Rends-toi compte qu’il y a quatre ou cinq entreprises qui ont des chantiers sur l’aérodrome. Chacune ne détient qu’une partie des plans, celle qui la concerne. Et encore on lui donne les bleus le matin mais le soir il faut les rapporter au bureau allemand qui les centralise. Tu ne voudrais quand même pas aller casser ce bureau ?
— Je comprends que ça serait difficile. Mais il existe certainement un moyen.
— Le mieux, ce serait de relever nous-mêmes les emplacements à vue d’œil et de les reporter, le soir, sur une carte.
— C’est pas possible, répondis-je. Il faut un topo tout ce qu’il y a de précis.
— J’ai compris, dit Bams, ils vont venir tirer ici un petit feu d’artifice ?
— Probable.
— Je ne vois pas très bien comment on pourrait s’y prendre.
— C’est une question qu’il faudra envisager. Pour l’instant, on ne peut rien faire tant qu’on n’a pas vu le terrain. Tu marches avec moi ?
— Naturellement !
— De toute manière, la part qui concerne mes chantiers, je l’ai en main toute la journée. Le soir, je dois la remettre à Portal qui la porte lui-même à la Kommandantur.
— Il y a peut-être une combine de ce côté. On en parlera. Pour l’instant, je vais croûter. Tu dînes avec moi ?
— Si tu veux. Tu sais que je suis toujours célibataire. Personne ne m’attend.
— Et ta fiancée ?
— Ma fiancée ? Il haussa les épaules d’un air douloureux.
— Morte ?
— Il vaudrait mieux.
— Oui, je vois, elle t’a fait la malle avec un autre mec.
— Exactement. À cela près qu’elle n’a pas eu besoin de quitter le bled. Nous n’étions pas mariés, tu comprends ? C’est plus facile de se séparer. Elle est restée dans le patelin. Tout le monde l’a considérée comme une salope, pendant quelque temps, mais elle est mariée, c’est ça l’essentiel, aux yeux du monde. Conclusion, tout le monde s’est foutu de moi, comme toujours en pareil cas. On a facilement oublié que si je n’avais pas défendu mes chances, c’est parce que moi, je venais d’un coin où il n’était pas question d’amour mais du contraire, précisément.
— Tu ne pouvais pas intervenir. Moi, maintenant que je connais mes réflexes, je sais ce qui se serait passé. Je la mettais en l’air tout simplement.
— T’es pas fou ? sursauta Bams. Si tu crois que je vais faire quelques années de prison pour une salope de cette trempe, mais il faudrait que je sois le roi des cornichons ! Je ne lui ai même pas mis une trempe. Ce n’est pourtant pas l’envie qui m’en a manqué, je te le jure.
— Alors ?
— Alors je suis parti, tout simplement, j’ai tout plaqué, j’ai recommencé à zéro. J’ai été obligé de travailler pour les Boches parce qu’il n’y avait qu’eux qui donnaient du boulot. Comme dit Portal, y a aucune honte à cela. Il faut bouffer tous les jours. On ne vit pas de discours. Maintenant, évidemment, lorsqu’on peut agir d’une autre manière…
Peu à peu, l’ambiance s’échauffait. La pièce était violemment illuminée. Des marins entraient qui portaient avec eux une odeur de saumure. Ces corps humains et le gros poêle gonflé à bloc contribuaient à faire de cette pièce un hammam.
On avait bu pas mal de pastis et maintenant, avec la bouillabaisse onctueuse, on s’était tapé chacun une bouteille de Corbières qui ne méritait pas qu’on crachât dessus. Ce qui fait que, sans être ivres, nous étions légèrement gris, au bord de cette euphorie heureuse qui accompagne les bonnes digestions.
Et puis, ici, on avait l’impression d’être en famille, on était loin de l’obscurité hostile de la nuit et de cette menace constante de la mer qu’on entendait gronder, toute proche, dans les rares instants de silence.
On était tellement loin de la guerre, ici ! La catastrophe avait peut-être légèrement modifié la mentalité des gens, mais si légèrement. Ici, ils étaient moins vaches que dans les villes, sans doute parce qu’ils vivaient davantage en commun mais pouvaient quand même aisément s’isoler lorsqu’ils le désiraient.
Faut dire aussi que la mer apporte toujours de quoi bouffer, quand ce n’est pas du poisson ce sont des crevettes, bref, c’est un immense champ qui, sans le travailler, nourrit généreusement son monde. Alors, pardi, on avait moins souffert. D’ailleurs, ici, les Allemands, ils étaient extraordinairement discrets. Ils vivaient dans le quartier des villas chics qu’ils avaient entouré d’un réseau de barbelés. Un quartier sinistre, d’ailleurs, poignant de la tristesse des choses luxueuses brusquement abandonnées. L’herbe poussait dans les pavés, les fenêtres, aveuglées de carton, n’avaient plus de regard, les portes étaient défoncées, mal entretenues, se gondolaient dans le vent humide du large.
Ils avaient pas besoin d’y coller des chevaux de frise, les boches, personne n’avait envie de s’y aventurer, dans leur royaume du désespoir.
Il y avait plus de deux mois que j’étais sur le chantier et ça ne gazait pas du tout. Le nommé Portal, qui faisait partie de la race immortelle des imbéciles prétentieux, s’acharnait à me gâter l’existence. Ce garçon-là devait être singulièrement intuitif, ou alors il fallait croire que les antipathies, comme les sympathies, sont réciproques car il ne pouvait pas m’encadrer. À la moindre occasion, c’étaient des vexations, des chinoiseries et des querelles.
Il n’osait pas me chavirer carrément. Je l’avais averti que s’il m’arrivait la moindre salade je ne répondais de rien, que je me foutais complètement de son opinion, que je faisais mon boulot pour gagner ma vie et qu’il n’avait rien à me reprocher.
C’était le temps où la radio anglaise commençait à publier des listes de gens à qui, le moment venu, on frictionnerait sévèrement les oreilles. Il paraît que son oncle avait eu les honneurs d’une émission, et maintenant, il commençait à filer doux. D’autant plus que les Alliés avançaient de plus en plus en Italie et que les Allemands devenaient nerveux.
Pour mes affaires, ils étaient en plein cirage. Ils n’avaient eu aucun résultat et vraiment lorsque je pensais que j’étais au milieu d’eux, que je causais avec leurs officiers le cas échéant et même qu’on trinquait ensemble à la cantine, j’étais malade de joie rentrée.
Naturellement, Bams et moi on faisait équipe. On ne voyait jamais l’un sans l’autre.
J’avais reçu de Bodager l’ordre de ne pas broncher encore. Il paraît qu’il arrivait chaque jour de nouveaux plans, en pièces détachées. Il fallait attendre que le paquet soit complet pour passer à l’attaque.
Un dimanche matin, j’étais au pieu dans ma chambre, chez Nestor. Je faisais la grasse matinée avec la sérénité des âmes paisibles lorsqu’on frappa à ma porte.
— Entrez.
Le battant s’écarta et un jeune homme maigre apparut. Il portait un pardessus bleu marine et des lunettes.
Je me relevai sur un coude et considérai l’inconnu.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.
— Monsieur Pierrard ?
— Parfaitement.
L’inconnu referma soigneusement la porte et s’approcha de moi.
— Monsieur, dit-il, je viens de Lyon. Vous avez commandé à la Librairie Générale les Mémoires de Monsieur de Saint-Simon. Je vous apporte le premier tome.
— Asseyez-vous, dis-je. Je sautai du lit, enfilai ma robe de chambre et apportai sur la table une bouteille de cognac que je gardais en réserve.
— Alors, demandai-je en allumant une cigarette, quoi de neuf à Lyon ?
— Beaucoup de choses. Les devis d’édition sont arrivés et il nous faudrait les premières épreuves le plus tôt possible.
— Pourquoi les premières épreuves. Si les devis sont arrivés vous aurez toutes les épreuves en même temps.
— Ce sera mieux encore.
— Écoutez, dis-je en riant. Vous avez un peu examiné la bâtisse ? Les murs ont un mètre d’épaisseur. C’est une cambuse qui date de la fondation de la ville. Je pense qu’il est inutile de continuer plus longtemps à parler par énigmes. Ici, on ne risque rien.
— Si vous avez confiance !
— Vous pouvez y aller franco. Vous dites que les plans sont au complet actuellement.
— Oui, les derniers bleus sont arrivés hier.
— Vous ne pouvez pas savoir le plaisir que vous me faites. Je commençais à me rouiller. Et surtout à m’ennuyer. Ça manque atrocement de filles, celles qui vivent ici sont déjà en main, elles commencent vers les quinze ans, vous vous rendez compte ? C’est trop jeune pour moi. Je ne veux pas aller au trou pour détournement de mineure. Quant aux autres, Bodager avait raison, ça se passe sous le manteau et il faut faire partie de la famille. C’est à peine si j’ai eu trois ou quatre aventures depuis que je suis là, et j’ai eu un mal de chien, encore. Il me tarde que cette affaire soit faite.
— Qu’est-ce que vous comptez entreprendre ensuite.
— Je ne sais pas. Consuelo est venue me voir deux fois. Elle est au maquis, elle. Il paraît que c’est palpitant.
— Vous n’êtes pas fait pour vous battre. Vous êtes un agent secret.
— Vous trouvez que je suis pas fait pour me battre ? Qu’est-ce qu’il vous faut ! D’ailleurs j’en ai marre, je suis fatigué, je voudrais retrouver cette fille. Et même je dis ça pour dire quelque chose, parce qu’en fait je ne sais pas ce que je voudrais. Je souhaiterais que ça change, je ne veux plus voir de trafiquants trop gras, ni d’uniformes verts, ni entendre de discours de Pétain et quant aux difficultés que suscite le Ravitaillement, j’en ai ma claque. Je ne sais plus ce que j’ai envie de faire. J’ai l’impression d’être un poids mort dans une société qui s’en va à la dérive et que je ne peux pas empêcher de dériver. Enfin, on parlera de cela une autre fois. Pour l’instant, faisons le point. C’est à vous que je dois remettre les papiers.
— Oui, c’est à moi.
— Naturellement, vous êtes descendu à Montpellier ?
— Oui, j’ai trouvé une chambre dans un coin perdu, au diable vert, sur la route de Pézenas.
— C’est parfait, plus c’est écarté mieux ça va. Je viendrai vous les apporter demain soir.
— Déjà ?
— Comment, déjà ? Je croyais que vous étiez pressé ?
— Naturellement. Mais vous êtes si sûr que ça du succès ?
— Le succès, dis-je, c’est une autre histoire. Si je ne suis pas chez vous demain soir à dix heures et demie ou onze heures au plus tard, c’est que je me suis pris dans un papier tue-mouches. Vous n’aurez plus qu’à vous débiner du coin le plus rapidement possible.
— C’est d’accord. Mais tâchez de ne pas vous faire prendre. Alger nous réclame ces plans. Nous en avons besoin.
— Vous êtes gentil, vous ! dis-je en riant. Les plans d’abord, le bonhomme ensuite.
— Que voulez-vous, c’est la guerre !
Il avala son verre et tendit la main vers la bouteille. Apparemment que lui non plus ne crachait pas dessus.
— Vous permettez ? demanda-t-il.
— Mais je vous en prie.
— Il est fameux votre cognac. D’où le sortez-vous ?
— Pour ne rien vous cacher, c’est du cognac nur für Whermacht. Je le fauche à la cantine allemande.
L’inconnu se mit à rire.
— Vous faites l’apprentissage ? C’est une sorte d’entraînement ?
— Oh ! il y a longtemps qu’il est fait, mon apprentissage. Je peux passer compagnon, maintenant.
L’espion avala son verre et reboutonna son pardessus.
— Alors, entendu comme ça, dit-il. Demain soir à onze heures, à mon hôtel.
Il me serra la main et partit comme il était venu, soigneusement anonyme.
Je fis rapidement ma toilette et descendis au bistrot où Bams m’attendait déjà devant un pastis.
— C’est maintenant que tu te lèves ? dit-il. Tu pourras dire que tu as roupillé. Hier tu es rentré qu’il n’était pas minuit.
— Et je peux dire que j’ai bien fait parce que la nuit prochaine nous ne dormirons guère, ni toi ni moi.
— Il y a du nouveau ?
— Oui, répondis-je. Le matériel est arrivé. On passe à l’attaque.
Le visage du copain se ferma.
— Bien, dit-il d’une voix sourde, très bien. Maintenant, ça ne sera pas pour rire. Il y a loin du complot à la réalisation.
— Ne t’en fais pas, dis-je en touchant du bois. Jusqu’à présent, j’ai eu de la veine, j’espère qu’elle ne va pas me lâcher juste à cette occasion.
— C’est culotté, tu sais, ce qu’on va faire.
— Je le sais fichtre bien, mais ce sont précisément les choses les plus culottées qui réussissent le mieux.
— Eh bien, c’est parfait, conclut-il, tu peux compter sur moi. Seulement, si tu veux mon avis, à demain les affaires sérieuses. Pour le moment, on va se taper un pastis maison et cet après-midi on ira au cinéma.
— Qu’est-ce qu’on joue ?
— Le Juif Süss.
— Ah ! non, vas-y seul.
— Tu l’as vu jouer ?
— Pas précisément, mais le jour où on le donnait à Perpignan, j’étais planqué dans la cabine de projection avec toute la Milice de la ville, sans parler de la Gestapo et autres plaisantins, qui me couraient aux chausses. Alors, c’est comme si je l’avais vu. J’en suis dégoûté pour le restant de mes jours.
Bams se mit à rire.
— Alors, qu’est-ce que tu vas faire ?
— Je vais aller à Montpellier pour voir si je peux lever une moukère. Mais j’ai bien peu d’espoir. C’est plutôt par acquit de conscience.
Effectivement, je fis ballon une fois de plus. Je dégotai bien deux mômes que j’amenai au cinéma et dans plusieurs bistrots. Mais tout ce que je réussis à faire ce fut de les saouler. Et, lorsqu’elles en furent arrivées à ce degré, elles étaient si empoisonnantes, elles se faisaient si bien remarquer, en interpellant les gens et tout le toutim, que je préférai prétexter un rendez-vous urgent et mettre les voiles, malgré leurs protestations. Ça les embêtait de voir le pigeon s’envoler. Mais je voyais bien qu’il n’y avait rien à faire et que tout ce que je risquais c’était d’avoir des histoires.
Je bus un dernier coup au café Riche, puis je repris tristement le petit train de Palavas, éreinté de cafard. Il était si mal éclairé qu’il aurait été impossible d’y lire un abécédaire. En outre, les portières fermaient mal, tous les vents du diable se ruaient sur lui et il fonctionnait avec un horrible bruit de vitres prêtes à se briser et de freins qui grincent.
Seul dans mon coin, je ressassais ma haine. Ma haine à l’égard de tout, des Allemands, des collabos, des troufions, des filles et des Montpelliérains. J’en avais la nausée au bord des lèvres. En somme, dans cette guerre, j’avais tout perdu. Et encore, elle n’était pas finie, je n’étais pas tout à fait sûr de m’en tirer vivant. Les aventures étaient loin d’être terminées. Je le sentais, j’étais pris dans un engrenage fatal qui me menait dare-dare vers un endroit où ne se produisaient, précisément, que des catastrophes. Pourquoi, Bon Dieu, n’étais-je pas resté tranquille ? Il me suffisait de continuer à vivre. Avec les parents d’Hermine, avec le million que j’avais ramassé, ça aurait fini quand même par s’arranger. On aurait mené une petite vie tranquille, elle et moi. On se serait retirés chez elle, à la campagne. On aurait eu une voiture et une maison blanche dans un petit jardin où tout le monde nous aurait respectés. C’était une fille qui avait de l’instruction. Elle aurait fréquenté la femme du notaire et celle du pharmacien. On aurait été parmi les caïds du village. Elle était si belle ! plus belle que toutes celles que j’avais connues depuis, plus belle que Claudine et même que Consuelo. Et comme elle était douce et maternelle. Le soir, quand nous rentrions, je posais ma tête sur son épaule, elle passait son bras autour de mon cou et je m’endormais comme un enfant. Nous étions heureux, nous vivions d’un rien. C’était une femme extraordinaire.
On se fait soi-même ses malheurs. Qu’est-ce que j’étais allé m’imaginer ! C’était une fille pure, trop pure même pour moi. Je savais pourtant qu’elle n’était pas portée sur la bagatelle. Il fallait que j’insiste, chaque fois. Il fallait, ce soir-là, que j’aie bien perdu l’esprit pour croire ce qu’on m’avait raconté. C’était peut-être vrai qu’il rendait dingue, le pastis de Fredo. Car je me souvenais de cette affaire comme d’un cauchemar. C’était la nuit, les trottoirs huileux, et puis les coups de feu qui claquent et moi qui cours, qui cours, qui cours et qui me cache. Je ne me souvenais plus très bien de ce qui s’était passé ensuite. Tout ce dont je me rappelais, c’était de ses lèvres de corail, ouvertes sur un cri qu’elle ne put achever et cette odeur pourrie de feuilles mortes que le vent de l’hiver traînait derrière lui.
Depuis, tous les coups durs. La vie m’avait dégringolé sur la tête, comme un échafaudage mal construit. J’étais parti dans l’existence, lancé à fond de train au bout de l’aventure, pareil à une boule qui démolit les quilles sur son passage pour finir misérablement dans un fossé bourbeux. Déjà, je m’en rapprochais de ce fossé. Je commençais à me compromettre dans des flirts odieux, crapuleux, vulgaires. Ces deux mômes que j’avais levées, il y a seulement six mois je n’en aurais pas voulu pour me servir mon pastis. Maintenant, je sortais avec elles, je les traînais de bar en bar, de l’ambiance louche d’un zinc populaire à celle, plus douteuse encore, d’un bistrot d’Arabes. Et je riais, et je suivais le mouvement. Je courais sur ma lancée, en quelque sorte. Pour couronner le tout, elles me prenaient pour un micheton. Elles me considéraient moins que les petites avec lesquelles nous avions trinqué. C’était ça, la vie qui m’était réservée désormais ? C’était devenu ça, mon idéal, ce goût de fange des lendemains de fête et cette fureur de s’abaisser, de devenir plus vulgaire, plus grossier que les voisins ?
Tout le monde se leva et la foule se partagea en deux parties, chacune se dirigeant en file indienne, vers les deux portes aux extrémités de cette caisse à prolétaires. Moi, j’avais le temps. Personne ne m’attendait. Personne ne m’attendrait plus jamais. Je laissai descendre tout le monde et je sortis le dernier de la gare, les mains aux poches, la tête basse. Je m’enfonçai dans la nuit déserte, solitaire. La lune, que les Allemands n’étaient pas encore arrivés à voiler, mirait dans l’eau noire du canal son visage ironique. Un souffle de vent frais vint de la mer.
Alors, je me hâtai vers le bistrot où Bams m’attendait peut-être. Il me semblait que cette ambiance de joie bon enfant me sauverait. Je poussai la porte et entrai en trombe. Bams n’était pas là mais je retrouvai les rires, la tiédeur et la lumière. Je me mêlai aux faces épanouies de gaieté, je pris ma part de joie.
Il me sembla que j’avais laissé au dehors, non seulement les fantômes qui s’approchaient toujours de moi, me prenaient la main et essayaient de m’entraîner, mais ce refrain obsédant, ce chant du désespoir qui est la mélodie funeste de cette sirène qu’on appelle la Mort.
Et je me remis à boire.
Tant et si bien qu’à dix heures j’étais au pieu.
Le lendemain, naturellement, Bams vint me chercher. Je m’étais réveillé un peu avant son arrivée et j’en avais profité pour prendre mes précautions. C’est-à-dire que j’avais nettoyé mon revolver, que je ne portais plus depuis le début, et que je l’avais glissé dans la poche intérieure de ma veste de travail. Avec ça j’étais paré. Le seul fait de sentir — même pas, de savoir — cette présence me regonflait. Ça faisait plus de deux marquets que j’attendais ça, maintenant on allait rire. Pas tous, bien sûr. Mais enfin quelques-uns. Mais on n’avait rien à faire avec les autres.
Dans la bagnole qui nous menait à Fréjorgues, on n’échangea que quatre paroles, Bams et moi. Lui, il était préoccupé par ce qui allait se passer et moi, j’étais encore sous l’emprise de ma terrible dépression nerveuse de la veille. Heureusement, nous nous retrouvâmes à midi, après le train-train habituel, à la cantine interentreprises que les Allemands avaient construite. On y mangeait pour pas cher un repas qui valait encore moins.
Comme nous avions une situation privilégiée qui ne nous astreignait pas à des heures de présence fixes, nous laissâmes partir nos convives afin de pouvoir blaguer un peu.
— Les portes sont fermées à quelle heure, dernier carat ? demandai-je.
— À cinq heures et demie, à la nuit, quoi.
— Bon. Je t’attendrai à cinq heures et quart devant le grand hangar. Ça va ?
— Ça va. Le temps que mon équipe fiche le camp et que je fasse rentrer les pelles et les pioches au magasin, ce sera ça.
— Très bien. Alors moi je ne porterai mon rapport qu’au dernier carat, c’est-à-dire que j’attendrai que tu sois au rancart et nous irons ensemble. Ça colle ?
— Ça colle !
— Tu es armé ?
Bams sourit.
— Toujours.
— Il y aura peut-être un peu de bagarre. Mais ce qu’il faut, c’est éviter le bruit.
L’après-midi n’en finissait pas. Je n’ai jamais vu trois heures passer si lentement. Enfin, à l’autre bout de l’aérodrome, je vis deux compagnons sortir d’une tranchée, mettre leur veste et, la musette sur l’épaule, se diriger d’un pas lourd vers les baraquements qui abritaient les bureaux de leur entrepreneur.
L’air devenait bleu. On sentait descendre la grande paix du soir.
J’allumai ma cigarette et je me dirigeai vers le grand hangar. Il était ouvert, et des mécanos s’affairaient autour d’un énorme zinc. C’était celui-là, sans doute, et ses frères qui, toutes les nuits, allaient bombarder l’Italie. Un grand troufion montait la garde devant la façade. Il s’approcha de moi.
— Was machen sie hier ? demanda-t-il.
Je ne parlais pas encore, mais je commençais à piger. Rien qu’à leur gueule.
— J’attends mon copain, répondis-je. J’avais ma musette sur l’épaule et j’avais l’air innocent du brave type qui vient de finir sa journée.
— Tenez, le voilà, appuyai-je en désignant la silhouette de Bams qui venait vers nous, à travers l’ombre de plus en plus épaisse.
Nous nous éloignâmes ensemble vers le bureau du patron.
— Il est seul ? demandai-je.
— Oui. Et il râle, faut voir. Il en a surtout après ton retard à lui amener le rapport.
— T’en fais pas. Si ça ne tient qu’à moi, ce sera sa dernière colère. Il a les plans ?
— Je les lui ai remis tout à l’heure. Il attend que tu passes pour aller lui-même les restituer à la Kommandantur. Il n’ose pas s’éloigner maintenant, de peur de te manquer. J’ai l’impression qu’il va te flanquer à la porte.
— Permets-moi de rigoler, répondis-je. Tu penses que je ne vais pas rester là à attendre qu’on vienne me cueillir.
Tout en parlant ainsi, nous étions arrivés devant le baraquement. Un mince trait d’or filtrait à travers les planches mal jointes. Nous entrâmes ensemble.
Le bureau de la dactylo était vide. Je poussai la porte et pénétrai directement dans le bureau du patron. Il était assis derrière sa table et compulsait des papiers.
— Ah ! vous voilà, vous ! s’écria-t-il en m’apercevant. Où étiez-vous passé ? À la cantine, naturellement. Vous avez plaqué le boulot comme d’habitude. Eh bien, mon garçon, je me charge de votre avenir. Primo, vous ne faites plus partie de la maison. Secundo, je vous promets un beau voyage.
— Vous êtes Dieu le Père ?
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Je vous demande si vous êtes Dieu le Père pour construire ou démolir ainsi l’avenir des autres.
— Et ça a le culot d’être insolent ! Ne vous en faites pas, vous y filerez en Allemagne, je vous le jure, et plus tôt que vous ne le pensez.
— Dites-moi, répondis-je, très calme, si au lieu de parler de mon avenir, nous parlions un peu du vôtre ? Il n’est pas si beau que ça, vous savez.
— Que voulez-vous insinuer ?
— Les Français arrivent et…
— J’en étais sûr ! triompha cette couenne, encore un gaulliste, un de ces sales assassins qui…
— Pas si fort, s’il vous plaît, on risque de vous entendre.
— Je m’en fous ! cria-t-il, encouragé au contraire, je ne risque rien, moi. Tandis que vous, mon ami, avec des raisonnements pareils, c’est la déportation, peut-être pire.
— C’est-à-dire le mur ?
— Parfaitement, le mur ! Vous êtes une sale petite crapule.
— Ne vous excitez pas, il y a longtemps que je le sais. C’est d’ailleurs grâce à vous et aux gens de votre espèce que je le suis devenu.
Il frappa du poing sur la table et se leva.
— Je vais vous faire arrêter, dit-il en se dirigeant vers la fenêtre.
Je tirai mon feu d’un geste sec et, du pouce, fis sauter le cran de sûreté.
— Assieds-toi, dis-je d’une voix sèche.
Il regarda ma main armée avec incrédulité.
— Tu n’as pas besoin d’ouvrir ces yeux-là, dis-je, c’est un vrai et il fonctionne bien.
— Vous… vous n’allez pas tirer ? bégaya-t-il.
— Je me gênerais ! ricanai-je. Dans la situation où je suis, de toute manière j’ai droit au peloton, alors, tu penses, un de plus ou un de moins… Au contraire, ça fera bon poids, de cette manière. J’ai réfléchi, ajoutai-je, ne t’assieds pas, mets-toi debout contre le mur, plutôt, les mains en l’air, bien entendu.
— Mais je ne l’aurais pas fait ! gémit-il. Je disais ça pour vous faire peur. Je ne vous aurais pas dénoncé. C’était une plaisanterie.
— On dit ça après, quand ça tourne mal. En tout cas, même si c’est vrai, ce ne sont pas des plaisanteries à faire, précisément. Mais, excuse-moi, je suis sûr, au contraire, quant à moi, que ce n’était pas de la rigolade. Combien en as-tu fait partir en Allemagne, hein ? salope ! Combien ?
La rage m’empoignait, ainsi qu’une étrange émotion, très douce. Parole, à force de voir nager cette racaille, je me sentais devenir patriote.
Je m’approchai de Portal et lui envoyai deux énormes beignes.
— Tu te souviens de ton discours d’inauguration, il y a deux mois, lorsque Bams m’a amené ici ? Il paraît que tu expédies en Allemagne qui il te plaît. Nous faisons le même boulot, alors, toi et moi. Seulement ce n’est pas en Allemagne que je les envoie, moi, mais chez saint Pierre. C’est plus rapide et moins onéreux.
— Non ! supplia-t-il.
— Peau de vache ! grinçai-je, indicateur ! sale petit froussard bien au chaud dans sa lâcheté ! C’est officier de carrière, ça ? Mais regardez-moi cette tête de Judas ! Tu disais que j’étais une crapule, tout à l’heure, quand tu te sentais fort, n’est-ce pas ? C’est vrai, je suis un truand, un voyou, un braqueur. J’ai fait pas mal d’entorses à la loi je te le dis, et des chouettes. Mais jamais il ne m’est venu à l’idée d’entrer à la Gestapo, par exemple, comme tant d’autres, ou de me mettre en cheville avec eux. Si, une fois ! Je leur ai vendu dix mille cercueils afin que leurs copains, même morts, ne continuent pas à empoisonner le monde. C’est la différence qu’il y a entre un voyou comme moi et un honnête homme dans ton genre.
— Calme-toi, dit Bams. Ce n’est pas la peine que tes cris attirent du monde.
Lui, il ne s’emballait jamais. Il était méthodique même dans l’assassinat.
— Qu’est-ce que vous allez faire de moi ? grelotta Portal, qui sucrait les fraises de plus en plus. Je suis marié, j’ai deux enfants.
— Il fallait y penser plus tôt. Il fallait aussi penser que les hommes que tu as fait déporter ils avaient aussi des gosses. Ou en tout cas un papa et une maman. Tu t’en fous de ça, hein ?
— Non, mais…
— Mais quoi ? peau d’andouille !
— On a assez causé, dit Bams. On n’est pas venu ici pour faire de la politique.
— Tu as raison. Allez, beau chevalier, fais-nous passer un peu les plans. Ce sera tout. On va te bâillonner et t’attacher sur ta chaise, comme ça, on pourra partir tranquilles. Ta femme s’imaginera que tu es allé coucher avec ta dactylo.
— C’est ma fille ! dit Portal.
— Alors, demain matin, tu auras un témoin de poids. Ça t’évitera une scène. Assieds-toi.
Portal obéit. Je clignai de l’œil à Bams.
Il répondit et passa derrière le type. Avant que j’aie pu deviner son geste, il avait saisi Portal par le menton et lui levait la tête. Dans sa main droite je vis luire une longue lame courte. Il s’en servit sur la gorge de Portal comme une violoniste de son archet. Il y eut un jet de sang énorme qui inonda le bureau. Portal ouvrit des yeux tout ronds et tomba en avant. Bams lui avait coupé le kiki d’une oreille à l’autre.
Le Catalan essuya paisiblement la lame au buvard et mit le couteau tout ouvert dans sa manche.
— C’est bien ça que tu voulais, hein ? quand tu m’as cligné de l’œil ?
Il était aussi calme que s’il venait de cueillir une laitue.
— Mais non, imbécile, dis-je, je voulais simplement que tu le saucissonnes.
— On n’avait pas le temps. Et puis j’aime pas ça.
Je haussai les épaules et je frissonnai. Quel travail ! Je revoyais l’acier s’enfoncer dans la chair tendre, avec un bruit de soie. C’était abominable.
— Grouillons-nous, dis-je. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Tu ne vois pas qu’on nous trouve en tête-à-tête avec ce cadavre ? Ce sont des trucs à éviter.
Je pris le dossier qui contenait les plans, j’éteignis la lumière et je fermai à double tour la porte. Puis je glissai la clef dans ma poche.
— En route, dis-je en m’efforçant à la gaieté. Nous allons maintenant faire une petite visite de politesse au feldwebel Manning.
Mais je n’arrivais pas à reprendre goût à la vie. Cette scène atroce m’avait bouleversé. Pourtant, il le fallait, j’avais besoin de tout mon cran et de tous mes moyens. Il ne fallait pas que le temps qu’allait durer notre petite comédie excédât deux minutes.
— Pour la sentinelle, dis-je, je crois que tu seras obligé de procéder comme tu viens de faire. C’était inutile, l’autre coup, mais celui-ci est indispensable. Tu aurais dû réserver tes forces.
— Mais je suis toujours prêt, mon vieux, répondit Bams avec tranquillité.
Nous marchions dans la nuit à travers l’herbe grasse. Un petit vent frisquet chantait à nos oreilles.
— Où vas-tu, Fontaine ? demanda soudain Bams en s’arrêtant.
Une ombre s’approcha de nous.
— J’allais voir le patron, dit l’ouvrier. Je me suis attardé à la cantine et…
— Tu t’es trop attardé, mon vieux, il est parti.
— C’est embêtant, gémit le type. J’aurais voulu un acompte sur ma quinzaine.
— En effet, dis-je c’est ennuyeux, parce que demain il a à faire il ne viendra peut-être pas de bonne heure.
— Toutes les veines, quoi ! conclut l’homme. Et je suis raide à blanc.
— Écoute, répondis-je, je vais te prêter mille balles. Tu me les rendras lorsque tu auras touché ta paye.
— Ça colle, tu me rends un fier service.
Il encaissa les mille balles, nous souhaita le bonsoir et disparut dans la nuit.
— Heureusement qu’on l’a rencontré, celui-là ! grogna Bams.
— Ça n’y changeait rien. La cabane est barricadée, la lumière est éteinte et ce n’est pas Portal qui viendra lui ouvrir.
Cependant nous arrivions au pavillon bas, un peu à l’écart, où se tenait le feldwebel Männing. La sentinelle, voyant que nous nous dirigions résolument de son côté, nous demanda ce que nous voulions.
Elle parlait un français approximatif mais arrivait quand même à se faire piger.
— On vient rapporter les plans de M. Portal.
— Entrez. C’est la porte au fond.
On pénétrait dans une espèce de hall éclairé par deux lucarnes et qui ne servait strictement à rien. Il n’y avait même pas une chaise.
— Attends-moi ici, dis-je à Bams, avec un nouveau clin d’œil. Pas besoin d’y aller à deux.
Je frappai à la porte qui s’ouvrait au fond. En allemand une voix m’ordonna d’entrer. Je ne me fis pas prier.
J’étais dans le sanctuaire. Il était chichement meublé d’une table de bois blanc, d’une table à dessin et d’un classeur mural. Mais il y avait des cadenas aux fenêtres et, dans un coin, un lit de camp. Ce type devait coucher là.
— Qu’est-ce que vous voulez ? grogna-t-il.
— M. Portal s’excuse, il n’a pas pu venir. Il m’a chargé de vous remettre les plans. Les voici.
— Vous auriez quand même pu venir plus tôt. Vous êtes les derniers aujourd’hui. Vous arrivez avec plus d’une demi-heure de retard sur la Société d’Entreprise qui a pourtant l’habitude d’occuper cette place.
Il se tourna vers le mur, ouvrit un casier du classeur et y jeta le document. J’en profitai pour sortir vivement mon revolver et le braquer. Quand il se retourna il se trouva nez à nez avec le petit œil noir menaçant de mon Colt.
— Bams ! criai-je.
Le feldwebel leva lentement les mains. Il était blanc comme le mur. Mais ce n’était pas de frousse, c’était de rage.
— Ça y est, dit mon pote en revenant, il a son compte, le frangin.
Je n’avais rien entendu.
— Qu’est-ce que vous désirez ? demanda l’Allemand.
— Vous le demandez ? dis-je en souriant, les plans, parbleu. Et si vous faites le moindre geste ou si vous poussez le moindre appel, je vous abats comme un chien.
Bams avait tiré le cadavre dans l’entrée et fermé la porte.
— Fais-moi passer les papiers, lui dis-je.
Je les fourrai vivement dans la poche de ma canadienne.
— Vous avez pu constater, continuai-je, que pour ce qui est du respect de la vie humaine, mon pote et moi on est aussi calés que vous sur la question.
D’un signe de tête je désignai l’entrée où se trouvait le cadavre du soldat allemand.
— Aussi, je vous engage à être raisonnable et à agir ainsi aux mieux de vos intérêts. Ne bougez pas de ce fauteuil et n’ayez aucune crainte. Mon copain, va vous bâillonner et vous attacher afin que nous ayons le temps de mettre les voiles.
Bams passa derrière lui, lui colla son mouchoir dans la bouche, attacha le tout avec une de ces serviettes éponges verdâtres réglementaires qui traînaient dans tous les camps allemands puis se mit en devoir de saucissonner le feldwebel.
— Vous avez été très gentil, dis-je. Je m’excuse d’être obligé de vous laisser dans le noir en tête à tête avec un cadavre mais je ne peux pas faire autrement.
L’air était, dehors, d’un calme bucolique. Quelque part, très loin, de l’autre côté du terrain, on entendait gronder un moteur d’avion. Des lucioles s’agitaient, au bout de l’ombre.
Et tout à coup un clairon se mit à lancer des notes rauques précipitées, désespérées. Lorsqu’il cessa je pus discerner, très haut, le léger bourdonnement, comme d’un moustique, d’un groupe d’avions.
Je connaissais, depuis le temps, presque toutes les sonneries militaires allemandes. Mais celle-là, c’était la première fois que je l’entendais.
— C’est l’alerte ! hurla Bams. Faut pas rester là !
Il se mit à courir vers les limites de l’aérodrome.
Presque aussitôt, du côté de la butte, de longs éclairs jaillis du sol zébrèrent le ciel noir. Derrière nous, une autre batterie se mit aussi à cracher cependant qu’un long faisceau lumineux balayait la nuit et s’élançait vers les étoiles. Ça claquait de tous les côtés, maintenant. On percevait quatre coups sourds, énormes, qui emplissaient le ciel, puis quatre autres. Toutes les batteries étaient déchaînées.
En l’air les étoiles éclataient.
Nous avions atteint une tranchée, Bams et moi, et on s’était jetés dedans. Autour de nous l’air vibrait. Ça nous rappelait d’autres souvenirs, cinq ans plus tôt, ensemble, côte à côte, dans les Vosges. Avec la différence que nous portions un uniforme.
Les yeux en l’air nous suivions passionnément le sanglant feu d’artifice. Soudain il y eut une brève étincelle, suivie d’un petit crépitement que l’on pouvait entendre parfaitement, pendant les silences de la canonnade. Puis une flamme grandit, dégringola de plus en plus vite, en sifflant, comme un météore. Elle disparut, sembla-t-il, derrière l’horizon. Un choc sourd, une explosion, plus rien.
— C’est un mec qui s’est fait descendre ! hurla Bams.
— Je le sais bien, répondis-je.
Mais presque au même moment le bruit des moteurs s’amplifia au point qu’on entendit parfaitement le sifflement, différent de l’autre, que font les bombardiers en passant. Une flamme immense jaillit du sol, vers l’emplacement de la batterie antiaérienne. Un coup qui fit trembler la terre. Une deuxième explosion et la batterie se tut, ses quatre canons réduits au silence.
L’escadrille passa au-dessus de nous, majestueusement. Et alors, messieurs, quelle valse ! Ça pétait dans tous les coins. Les explosions, le long du terrain, se succédaient, en chapelet. Boum, boum, boum, boum ! et vas-y donc, c’est pas ton père.
On était tellement médusés, Bams et moi, qu’on ne pensait même pas à rentrer la tête à l’abri du pare-éclats. Nous étions fascinés par les pas de géant des bombes qui arrivaient sur nous à une vitesse prodigieuse. Soudain, je me sentis soulevé de terre, aveuglé, lancé en l’air. Il me semblait que le bruit incroyable avait fait éclater ma tête et mes poumons. Je me retrouvai pourtant étendu au fond de la tranchée, intact. La charrue diabolique était déjà loin. Je secouai Bams. Il n’avait rien non plus, sauf qu’il saignait du nez.
— Elle n’a pas dû tomber loin, celle-là, dit-il d’une voix tremblante.
La vague était passée. Soudain ce fut le silence. On entendit alors dérisoire, le crépitement d’une mitrailleuse. Fallait que le mec qui se servait de ça soit drôlement gonflé. Les avions étaient déjà loin que les fusées éclairaient encore le terrain d’une lueur lunaire.
On commençait à se rassurer lorsque le bruit des moteurs emplit l’air de nouveau. Une fusée descendait doucement, dans son parachute, puis une deuxième. Et en avant la musique, le badaboum recommença.
Je vis le hangar prendre un coup de plein fouet. Il s’écroula avec fracas. Et tout à coup, à la place de la baraque que nous venions de quitter, celle du feldwebel Männing, je vis un énorme champignon vénéneux blanc et rouge.
Quelque chose passa en sifflant au-dessus de nos têtes et alla tomber derrière nous. C’était un morceau de planche qui venait du baraquement, à plus de trois cents mètres de notre tranchée. S’il nous avait empégués il nous décapitait.
Ce coup-ci, les avions prenaient le terrain en sens inverse. Ils dessinaient une sorte de croix. Comme ils passaient parallèlement à notre tranchée nous pûmes voir toutes les explosions et tous les ravages que ça peut faire. Lorsqu’une fusée s’éteignait deux autres étaient en train de brûler. On y voyait comme en plein jour.
Ma gorge était sèche et j’avais l’impression d’avoir du feu dans mes poumons. Chaque explosion faisait un tel déplacement d’air qu’elle me coupait la respiration. Vers l’étang, un hangar flambait. Ça achevait de composer une vision d’enfer.
Les bombardiers passèrent encore deux fois sur l’aérodrome tranquillement, sans que personne les dérange, puisqu’ils avaient pris soin de liquider d’abord, par des coups au but, les batteries qui pouvaient les gêner, et s’en furent enfin. Ils avaient perdu un appareil mais les Boches en avaient perdu bien davantage. Ils avaient dû clouer au sol la plupart des avions de la base. Quant au terrain, ce n’est pas dur, il était inutilisable.
Les Allemands ne sortirent pas tout de suite de leurs abris. Quand ils jugèrent que le bal était bien fini, ils consentirent à reprendre leur vie de surface. Ils allumèrent les projecteurs qui fonctionnaient encore et le désastre apparut dans toute son ampleur. La piste était mouchetée de trous comme un visage qui a eu la variole. Il en était criblé. Pour qu’un avion puisse à nouveau démarrer de là il faudrait des mois, peut-être des années. Il faudrait y amener une véritable armée de scrapers et de bulldozers. Conclusion, mes plans, que j’avais eu tant de mal à faucher, s’avéraient inutilisables. J’arrivais trop tard.
Nous sortîmes de la tranchée tout courbaturés. Nous enlevâmes le plus gros de la boue qui couvrait nos vêtements et Bams, crachant dans son mouchoir, fit disparaître les traces de sang de son visage.
— Pourvu qu’ils n’aient pas mouché la bagnole, grogna-t-il. On serait jolis garçons !
Le clairon sonna à nouveau ses mêmes notes tristes. C’était la fin de l’alerte.
Par bonheur, la bagnole était intacte. Au quart de tour elle répondit. On grimpa dedans et on se dirigea vers la sortie, à toute pompe. Les sentinelles, qui venaient à peine de sortir de leurs abris, nous arrêtèrent. On dut leur expliquer, mi-boche, mi-français, qu’on avait été retardés au bureau et surpris par l’alerte.
— Ah ! dit l’un d’eux, en hochant la tête, gross alarm. Viel kamera den kaputt !
Oui, mon pote, notamment le feldwebel Männing et sa foutue baraque et ton copain qui était dedans.
Nous leur serrâmes la main, histoire de compatir, et nous prîmes le chemin de Montpellier le plus rapidement possible. Dans un sens, ce bombardement, ça nous arrangeait. On ne découvrirait probablement jamais que les plans avaient été volés, ni l’assassinat de la sentinelle, ni le saucissonnage du feldwebel.
Ce qu’on découvrirait seulement, c’est cette salope de Portal, la gorge tranchée, assis dans son fauteuil, et si gentiment égorgé qu’on se demanderait avec admiration qui pouvait bien être le spécialiste. Ça nous laissait un certain répit. De toute manière le crime ne serait pas découvert avant le lendemain. À moins que la femme ou la fille, ne voyant pas rentrer cette bourrique, s’imaginent qu’il ait été mouché dans le bombardement et viennent aux nouvelles. Mais qu’est-ce qu’elles découvriraient ? Rien de suspect. La porte était fermée comme tous les soirs, les lumières éteintes et j’avais la clef dans ma poche. Ça me fit penser qu’il fallait que je m’en débarrasse, on ne sait jamais. Si je me faisais croquer avec ça sur moi, on m’accuserait tout de suite du crime.
Je demandai à Bams de nous arrêter devant un bistro.
— J’ai envie de boire un verre, dis-je, et je veux me débarrasser du rossignol.
On s’arrêta devant une boutique, on entra. Pas un chat et le silence. Excepté la voix ample des sirènes avec leur chant lugubre.
— Et alors ? criai-je, y a personne, dans la maison.
Une trappe s’ouvrit et un type sortit une tête dépeignée. Il enjamba l’échelle et apparut. Il fut suivi de deux autres types et d’une femme.
— Tiens, remarqua le premier sorti, j’ai oublié de fermer la porte.
— C’est arrivé si vite, dit la femme !
Ils étaient tous poussiéreux et l’un d’eux avait des toiles d’araignées sur la tête.
— Quelle histoire ! La lumière s’est éteinte quand on entendait déjà le canon. Ils ont été surpris sans doute.
— Pour être surpris, dis-je, vous pouvez dire qu’ils l’ont été. Ils ne s’attendaient pas à cette valse.
— C’est à Fréjorgues que ça s’est passé, n’est-ce pas ? demanda la femme. Ça ne pouvait être que là.
— Oui, dis-je c’est à Fréjorgues.
— Je n’ai jamais eu si peur de ma vie ! s’écria la patronne. Vous en venez, peut-être.
— Oui, répondis-je, nous étions aux premières loges.
— Ils ont dû faire quelque chose comme dégâts ! opina un des clients. Ça a duré au moins vingt minutes.
— Le temps vous a paru long parce que vous étiez dans la cave, mais ça n’a pas duré plus de dix. C’est déjà pas mal, vous savez, dix minutes de bastonnade !
— C’est la première fois qu’on descend, dit le patron. Mais cette fois, quand on a entendu les coups de canon, on s’est dit : ça, c’est pour nous.
— Vous avez bien fait, répondit Bams, quoique, vous savez, les caves !
— Bien sûr, dit quelqu’un, si l’immeuble fout le camp et que tu restes dessous, ça ne doit pas être marrant de crever comme un rat, à petit feu, dans le noir, comme si tu étais enterré vivant.
— Mais tu es enterré vivant, à ce moment-là.
— Je préférerais mourir à l’air libre, d’une balle dans le buffet ou écrabouillé par une torpille.
C’était l’opinion de chacun.
— Seulement si tu sors, on te tire dessus.
— Bah ! ce sont des choses qu’on raconte. Je parie qu’à la prochaine alerte je m’assieds sur le bord du trottoir et je ne bouge pas de là.
— Tu aurais les fesses au frais, ricana le patron.
Là-dessus, tout le monde se mit à parler des avantages et des inconvénients de la défense passive ainsi que de la fumisterie que représentait le black-out.
— Vous croyez qu’ils ne savent pas où ils vont ? Ils ont des appareils pour naviguer la nuit. Regardez s’ils se sont trompés, ce coup-ci. Ils ont bien bombardé Fréjorgues et pas Pézenas. Et je vous prie de croire qu’ils ne l’ont pas loupé.
Là-dessus, comme il n’était pas loin de dix heures à force de blaguer, je rappelai à Bams que nous avions autre chose à faire que de parler de stratégie. Il en convint, on régla la casse et on reprit le teuf-teuf.
L’inconnu nous attendait au bar de l’hôtel.
C’était un coin désert en pleine cambrousse, au milieu de vergers d’où, de loin en loin, une petite maison émergeait. L’auberge était construite au milieu d’un parc. Ce devait être, en temps normal, un rendez-vous de couples adultères et de partouzards. C’était clandestin à souhait. Maintenant, le patron avait adjoint à la fructueuse industrie des parties de jambes en l’air celle, plus rémunératrice encore, du marché noir. On mangeait là-dedans tout ce qu’on voulait.
— Garçon, je voudrais une dinde !
— Mais oui, monsieur.
— Maître d’hôtel, est-ce que vous avez du caviar ?
— Parfaitement, madame.
Malgré les prix exorbitants, la taule était pleine à craquer de messieurs à semelles triples et de filles trop luxueuses. Malgré tout, on était en France. Ici, il n’y avait pas d’Allemands. Sans doute qu’ils ne connaissaient pas la boîte. Mais c’était un nid d’espions, d’indicateurs, de gros trafiquants de nourriture, de tissus ou de devises — de chair humaine aussi, bien entendu, quoique pour l’instant une fille ce n’était pas une affaire rentable. Il y avait aussi quelques bons bourgeois et quelques fils de famille qui venaient ici croyant respirer un parfum de mondanité parisienne. Mais ça ne sentait que la crapule et ça la sentait bien. Trop de parfums, trop de bagouzes et des pardessus trop lourds. Trop de billets de cinq mille aussi, dans les portefeuilles trop chics. Manque de mesure. Un jeune flic s’en serait aperçu. Et je ne parle pas des noms plus ronflants les uns que les autres, directeur de ceci, chef de cela, agent général du reste, coulissier, toute la smala.
Je connaissais l’atmosphère. C’était celle de quelques boîtes de Montmartre. L’agent de change était connu de la police sous le nom de Dédé le Truqueur, le gros industriel sous celui de Marius l’Enflé et d’autres qui n’avaient pas de surnoms n’en étaient pas plus recommandables.
Je suppose qu’ici ça devait être le même tabac.
L’inconnu, lorsqu’il me vit avec Bams, tiqua. Il nous invita à prendre un verre au bar et évita soigneusement de mettre la conversation sur un terrain compromettant.
— Vous pouvez y aller, dis-je, vous ne risquez rien. C’est mon pote. Il m’a donné un coup de main dans cette affaire.
— Forfait, dit le jeune homme. Mais vous comprenez qu’il faut prendre de telles précautions !
— À qui le dites-vous ! soupirai-je.
— Nous allons boire un verre chez moi. Ce sera plus sûr. Vous avez les documents ?
— Oui, mais je crains qu’ils ne vaillent plus grand-chose, maintenant. Le bombardement est passé par là.
— Je sais, j’ai entendu l’alerte et la bagarre. Ils ont fait beaucoup de mal ?
— Je pense bien. Ils ont labouré littéralement le terrain et les hangars en ont pris un bon coup. Il y en a la moitié par terre. Quand nous sommes partis, un des dépôts d’essence flambait.
— Vous étiez là-bas ?
— Je pense bien ! Aux premières loges. On a même failli se faire buter.
— Et comment, dit Bams en se frottant le nez.
L’inconnu poussa la porte de sa chambre et nous entrâmes.
— Voyons ça, demanda-t-il.
Il les examina et les jeta sur la table.
— Comment diable vous y êtes-vous pris ?
— On est allé trouver le patron de l’entreprise à laquelle on travaillait, Bams et moi, on lui a demandé son morceau de plan et Bams l’a zigouillé, histoire de le faire taire.
L’inconnu jeta un regard perçant à mon copain.
— Après quoi, ma foi, munis de ce prétexte, nous sommes allés trouver le feldwebel chargé des archives et je lui ai gentiment demandé de me donner le solde.
— Il s’est exécuté sans histoire ?
— C’est un garçon qui a de la famille. Il tenait sans doute à ramener sa peau en Allemagne. Je dis tenait, parce que le pauvre bougre n’a pas eu de veine. Il n’a fait que reculer pour mieux sauter.
— C’est-à-dire ?
— Son baraquement a pris un pruneau, de plein fouet. Il n’en est rien resté. On l’avait bâillonné et attaché sur sa chaise, il ne pouvait pas se sauver ni appeler. D’ailleurs, même s’il avait appelé, le coup aurait été le même. Personne ne serait venu le chercher. Fallait voir la fourmilière, ça courait dans tous les sens. Je regrette presque sa mort. Il n’avait pas l’air mauvais bougre.
— Méfiez-vous, dit le jeune homme, il ne faut pas devenir sentimental.
— L’autre, dit Bams, le nommé Portal, c’était une ordure, un vrai salaud, un type qui méritait un diplôme. Je l’ai descendu avec plaisir en me disant qu’il ne serait plus la cause des malheurs de quiconque. C’était un gibier puant dont il fallait se débarrasser. Et lâche, avec ça, veule, plat comme une sole quand il a vu le revolver de Maurice. Il en aurait pleuré.
— Tandis que l’autre, continuai-je, ce n’était pas pareil. Il n’avait dénoncé personne. C’était un Allemand, il faisait la guerre, ce n’était pas sa faute. Je suis certain que ça devait être un gars dans le genre de Franz, il ne rêvait que de revenir chez lui et qu’on lui foute la paix.
— Qui est ce Franz ? demanda le faux libraire.
— Trop long à vous expliquer. Vous le demanderez à Mordefroy.
— Mordefroy ! dit le type, avec un sourire amer. Il n’y a plus de Mordefroy.
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Il s’est fait piquer par les Boches. Ils l’ont fusillé. Il paraît que lorsqu’ils l’ont amené au poteau c’était une loque. Ils lui avaient arraché les ongles et crevé les yeux. C’est fou ce que cet homme-là a pu résister. Il n’a pas dit un mot. Ils n’ont rien pu en tirer. Ce sont les hommes qui commettent ces tortures dont vous avez pitié.
— Je n’ai pitié de personne spécialement, je constate. Mais là vraiment, vous me coupez bras et jambes. Vous ne pouvez pas savoir ce que ça me fait. Ça me remue les tripes, voilà.
Pauvre Mordefroy ! Voilà un gars que je n’étais pas prêt d’oublier avec son allure de professeur retraité, ses vêtements de pauvre et son regard brillant de lucidité. Il m’avait sauvé la vie. Ce sont des choses qui ne se laissent pas oublier. Chaque fois que je verrais passer un de ces pauvres bougres avec une pelisse fanée, c’est à lui que je penserais. J’en avais maintenant, du monde à venger, beaucoup trop de monde pour continuer à faire de l’espionnage. Je me sentais le besoin d’une lutte plus directe, au grand jour, en plein soleil, debout dans le vent avec la chanson des balles autour de moi.
— En somme, dis-je, toute cette histoire n’a servi à rien puisque les plans arrivent trop tard.
— Eh non ! répondit le jeune homme, c’est un échec sans en être un. Les Français nous ont doublés, voilà tout. C’est probablement eux qui ont été renseignés les premiers et qui sont venus bombarder Fréjorgues. Il faut vous dire que chaque service de renseignements est autonome. On ne marche que rarement la main dans la main sur de très grosses affaires. L’Intelligence Service travaille de son côté, le Deuxième Bureau de l’autre et nous tout seuls. Il n’est pas jusqu’aux Belges qui aient un service dont nous ne savons rien.
— Je comprends.
— Bon, reprit l’agent secret, voici la somme dont vous aviez convenu avec Bodager. Maintenant vous pourrez vous reposer quelques jours. Pour l’instant je ne vois rien à vous demander. De temps en temps, tout de même, téléphonez au caïd pour savoir s’il n’a pas la fameuse édition de Saint-Simon. S’il a quelque chose, il vous dira d’aller le voir.
— Entendu.
Nous sortîmes. Dehors une petite pluie fine s’était mise à tomber. Un parfum mouillé montait du jardin désert. Dans le ciel, on ne voyait pas une seule étoile.
— De toute manière, dis-je à Bams, cette nuit nous sommes tranquilles. Ce serait bien le diable si on venait nous chercher des crosses. Ils ne trouveront pas avant demain matin le cadavre de Portal. Quant à celui du soldat égorgé et du feldwebel, c’est fichu. Ce type-là était le seul qui pouvait parler et nous accuser. Avant qu’on puisse faire une enquête sérieuse il se déroulera pas mal de temps. Et de toute manière je ne tiens pas à me balader la nuit, même en bagnole. Après le couvre-feu, c’est trop dangereux. Si tu veux m’en croire, nous irons coucher à Palavas et nous appareillerons demain à l’aube.
— Il faut nous grouiller, répondit Bams. Les onze heures ne sont pas loin. En plus, j’ai une faim de loup. Moi, les aventures, ça me creuse. On dînera chez Nestor. Il nous trouvera bien quelque chose à nous mettre sous la dent.
— D’accord.
On fit quand même halte dans le bar où on s’était rencontrés, histoire de boire l’avant-dernier pastis, car le dernier ce serait à Palavas. Le patron n’en revenait pas de nous voir encore à l’apéritif. On lui expliqua qu’on avait eu pas mal de boulot pour préparer la paye des ouvriers. D’ailleurs il n’était pas curieux, il s’en foutait.
Chez Nestor on profita d’un reste de bouillabaisse et d’un rôti de mouton. On but deux ou trois cognacs puis chacun alla se coucher. Il n’était pas question de se noircir. Naturellement, on se garda bien de faire part de nos projets au patron.
Bams avait fauché suffisamment d’essence aux Allemands pour en avoir chez lui un fût de cinquante litres. On le hissa comme on put à l’arrière de la bagnole, et en route. Six heures sonnaient comme on quittait Palavas.
C’était une aube transparente, avec des promesses de soleil. L’air était parfumé par les odeurs de marée et d’iode qui montaient de l’étang, de chaque côté de la route.
— C’est pas tout ça, dit Bams, quand nous fûmes en vue du pont de Lattes. C’est bien joli de partir. Encore faut-il savoir où on va.
— J’ai bien une idée, pour ma part, répondis-je, mais je ne sais pas si elle te plaira. C’est une question d’opinion personnelle.
— Dis toujours.
— J’ai envie de monter à Sournia, tu sais où c’est ?
— Naturellement, je sais où c’est ! s’écria Bams. Tu as déjà oublié que je suis catalan ? C’est du côté de chez moi, ça.
— C’est vrai, au fait. Eh bien, à Soumia il y a un maquis.
— Il y a longtemps que je le sais. C’est de notoriété publique. Tu veux te fourrer là-dedans ?
— Oui, avouai-je, j’en ai soupé de la guerre clandestine. Tu restes des deux mois sans mouvement, comme ce coup-ci, et ensuite quand on fait l’affaire, c’est du vent, on se casse le nez, on arrive trop tard.
— Ce sont les risques du métier. Mais ce n’est pas si mal que ça. Tu as oublié trente-neuf ? Ça ne t’a pas guéri du casse-pipe, ce que nous avons passé ?
— À ce moment-là, ce n’était pas comme aujourd’hui, j’étais bien moins gonflé, je n’avais pas vu tout ce que j’ai vu, toutes les vilenies, tous les abus et tous les crimes. Il y a trop de salauds, qu’est-ce que tu veux que je te dise. Quand j’y pense, ça m’étouffe. J’ai envie de prendre une mitraillette, de me coller sur une place publique et de tirer jusqu’à ce que je sois seul au milieu d’un cercle de macchabées. Je crois que ça, ça parviendrait peut-être à me calmer.
— Alors toi, on peut dire qu’en effet tu es mûr pour la guérilla. Mais tu ne sais même pas comment ça se passe !
— Ne t’en fais pas. S’agit certainement pas d’être sorcier. Il suffit de savoir se servir de ses armes et là, excuse-moi, je suis un peu documenté.
Je n’osais pas lui avouer aussi que si je partais là-haut, c’était surtout pour retrouver Consuelo. J’étais un peu jaloux. Consuelo au milieu de ce groupe d’hommes, ça me faisait mal au ventre. C’était fatal qu’elle finirait par me tromper, si ce n’était déjà fait. Il n’y a rien d’exaltant comme les senteurs forestières et l’air pur des hauteurs. Or, je suis d’un tempérament très exclusif. Même trop.
— Soit, dit Bams, allons à Sournia, on verra bien. Mais ils ne nous connaissent pas là-haut, ils vont peut-être nous recevoir à coups de flingue ?
— Ne t’en fais pas. On leur donnera le mot de passe. Il suffira d’aller le chercher chez Francis. Pas moi, par exemple, parce que ça se trouve juste devant la caserne de la Milice et, après tout ce que je leur ai fait endurer, à ces fumiers, ce n’est pas le moment d’aller se pavaner devant leur porte. Ils ont l’esprit mal fait, ils croiraient encore que je me fous d’eux.
— Comment qu’on va faire, alors ?
— C’est très simple. Je t’attendrai à la sortie de la ville, sur la route de Prades, je te donnerai le mot de passe entre Francis et moi et tu iras de ma part le lui demander.
À midi et demi on était à Perpignan. On avait fait halte à Béziers pour prendre un casse-croûte, car on commençait à avoir faim, avec juste une tasse de café comme ersatz dans le bide depuis notre départ de Palavas.
Il faisait un temps splendide. Pas un poil de vent. La bagnole ronflait que c’en était une bénédiction. Dans les vignes nues, des hommes poussaient la charrue. La vie continuait, immuable depuis des siècles, de l’homme qui, à travers tous les tournants de son histoire, a dû se pencher sur le sol pour croûter. Parce que c’est bien joli, la politique, mais faut pas se laisser aller. La tripe a des exigences impérieuses.
Tout se passa comme prévu. Francis eut confiance et donna le mot de passe. Il s’agissait de demander à un bistrot de Sournia de vous indiquer la sortie.
On arriva sur place à trois heures de l’après-midi. On avait encore deux heures de lumières, mais, dans ces montagnes, le soleil bascule brusquement derrière l’horizon, l’ombre descend dans la vallée et il fait tout de suite froid.
On eut toutes les peines du monde à dégotter le fameux bistrot. C’était une grande maison paysanne, toute grise, avec des portes basses et qui, en fait, ne faisait bistrot que le dimanche. C’était plutôt une auberge qu’un bar américain, ça oui, et même presque une écurie. Dans la grande salle, il y avait deux longues tables encadrées de bancs, un peu comme dans la taverne d’Avallon où je m’étais ravitaillé en essence à mon retour de Paris.
Un long type maigre, tordu comme un sarment, entra dans la pièce et nous demanda ce qu’on voulait.
À tout hasard on demanda un apéritif quelconque.
Tandis qu’il se penchait sur moi pour me servir, je murmurai :
— Dites-moi, est-ce que vous pourriez m’indiquer la sortie ?
Il me regarda d’un air grave.
— Bien sûr, répondit-il. C’est Francis qui vous envoie ?
— Oui.
— Écoutez, dit-il, aujourd’hui ce n’est pas possible, les gars ne descendent ici que le matin. Le mieux que vous ayez à faire c’est de coucher ici. Vous monterez avec eux en voiture.
— J’aime mieux pas, répondis-je. J’ai remarqué une gendarmerie au bord de la route et ça ne me dit rien qui vaille. Des fois on tombe sur des bons, des fois c’est le contraire. D’autant plus qu’on a une bagnole.
— Je ne veux pas vous forcer la main, dit le paysan. C’est un conseil que je vous donne. Maintenant, si vous voulez grimper tout seuls, à votre aise.
— On préfère.
— Eh bien, vous montez toujours. Quand vous serez sortis du village, c’est le deuxième chemin forestier sur votre droite.
— Ça colle, dis-je, allons-y.
— Et n’oubliez pas de vous arrêter aux sommations et de donner le mot de passe. Ces temps-ci, ils sont nerveux, les gars, ils vous fusillent un type comme qui couillonne.
— Vous en faites pas pour nous, répondis-je. On en a vu d’autres.
Je payai et on se mit en route. Effectivement, dans le deuxième chemin sur la droite, on voyait des traces de pneus. On s’enfonça cahin-caha dans le sous-bois que l’ombre déjà envahissait.
On avait à peu près fait un kilomètre de cette manière lorsqu’on entendit un coup de sifflet.
Aussitôt, deux types jaillirent des fourrés, devant nous, mitrailleuse en batterie.
— Halte !
Bams obéit.
— Descendez, continua le gars, et les mains en l’air.
On ne se le fit pas dire deux fois.
Derrière la voiture se tenaient d’autres types. Certains portaient l’uniforme français, d’autres celui des camps de jeunesse, d’autres étaient plus simplement en civil. L’un d’eux était même coiffé d’un casque, mais tous avaient un brassard tricolore autour du bras gauche avec les trois lettres FFI brodées en noir sur le blanc.
— Qu’est-ce que vous venez fiche ici ? demanda le plus âgé d’une voix rogue.
— Qu’est-ce que vous voulez qu’on vienne fiche ? Ce que vous faites vous-même. On a besoin de vacances, Bams et moi. L’air d’en bas est malsain pour nous. Il s’en est même fallu de peu qu’il sente le renfermé.
— Qui c’est qui vous envoie ?
— Un mec qui nous a dit de nous faire indiquer la sortie.
— Ah ! bon. Vous connaissez déjà quelqu’un ici ?
— Peut-être. Consuelo et son frère Raphaël.
— Consuelo ?
— Oui. Tu lui diras que Maurice est de retour au pays. Et, pour le cas où elle m’aurait oublié, ce qui m’étonnerait, tu lui diras aussi que c’est celui qui a descendu le chef de la Milice à Perpignan.
— Sans blague ? dit le mec en me regardant.
— C’est comme on te le dit. Amène-nous au camp, on verra bien.
— On y va, t’en fais pas. En route.
Et nous voilà partis, Bams et moi au milieu, comme de bien entendu, avec dans le dos le chatouillement désagréable du canon des mitraillettes.
Le camp, si on peut l’appeler ainsi, c’était une ferme à moitié délabrée que les fermiers habitaient encore. À cinquante mètres de là il y en avait une autre. Comme les dépendances étaient grandes et les paysans fauchés, il y avait assez de place pour loger une quarantaine de personnes. Ça faisait un remue-ménage quand même assez appréciable, allées et venues, discussions et engueulades. Tous ces gens paraissaient énervés à l’extrême. Faut dire qu’il y avait de quoi. C’était une vie absurde, un retour non pas à la terre comme le préconisait l’autre fantoche, mais à la vie primitive la plus crue. Il y avait là quatre femmes et deux gosses qui faisaient la cuisine pour tout le monde. Les paysans, eux, pareils aux Chouans, partaient cultiver leurs terres avec le fusil sur l’épaule, mais ils s’en servaient pour chasser beaucoup plus que pour autre chose. C’était d’ailleurs fort imprudent car, dans ces parages déserts, si les cognes ou les Boches étaient montés et qu’ils aient aperçu ces animaux avec leur pétoire ils se seraient fait descendre comme des lapins.
— Attendez-nous ici, dit un des partisans. Deux d’entre eux se détachèrent et entrèrent dans une des maisons. Ils en ressortirent peu de temps après accompagnés d’un gros type d’une quarantaine d’années et d’une jeune fille que je n’eus pas besoin de regarder deux fois pour reconnaître.
Elle traversa l’aire en courant et se jeta dans mes bras. Elle ne portait plus de maquillage et elle était encore plus belle ainsi, si c’était possible.
— Maurice ! disait-elle, Maurice ! Tu es revenu. Tu sais, je n’espérais plus te revoir. La dernière fois que je suis allée te rendre visite à Montpellier, j’ai failli me faire prendre au retour. Mon frère n’a plus voulu que je descende plus loin que Prades et même il trouve que c’est imprudent. Et toi comment vas-tu ? Qu’est-ce que tu as fait ? Comment se fait-il que tu viennes nous rejoindre ? Et Raphaël qui n’est pas là !
Elle parlait, y avait plus moyen de l’arrêter. Elle faisait à la fois les questions et les réponses.
— Hé, dis-je en riant, laisse-moi au moins le temps de m’expliquer. On a fait un petit travail, Bams et moi, à Montpellier, et on a décidé de se reposer un peu parce qu’en bas on commençait à être mal vus.
— Vous le reconnaissez ? demanda le gros type qui s’était rapproché.
— Je pense bien que je le reconnais ! s’écria-t-elle. Je l’ai vu au travail, moi, ce garçon.
— Alors c’est parfait. Ils seront des nôtres.
— Tu vas rester toujours, Maurice ?
— Non, répondis-je nettement. Je suis venu pour quelques jours à peine.
Bams me regarda avec surprise.
— Mais… commença-t-il.
— Il n’y a pas de mais. Tu sais bien qu’on a encore un petit boulot à faire dans quelques jours.
Il écarta les bras avec résignation. Il n’y comprenait plus rien.
Seulement moi j’avais compris. Il m’avait suffi de voir cette installation minable, cet armement approximatif et le décor sauvage du coin pour comprendre que je ne ferais pas de vieux os ici. Je n’étais pas fait pour la vie champêtre, c’est trop toujours la même chose. Je suis un homme des villes, il me faut l’ambiance et l’animation des bars, les rues grouillantes, les coups de trompe des autos. C’était peut-être bien joli, le gazouillis des oiseaux, le premier jour, mais après, la barbe. Je ne voulais pas faire de promesses que je serais incapable de tenir.
Nous fûmes reçus à bras ouverts par tout le groupe à qui les effusions de Consuelo avaient donné confiance en nous. On fit, le soir, une sérieuse bombe pour fêter ça. On acheva de liquider les trois bonbonnes de pinard qui restaient.
Naturellement, il n’y avait pas d’électricité et, dans la grande salle de la ferme, chichement éclairée par deux lampes à pétrole, nous avions tous des airs de routiers moyenâgeux. Et de sales gueules, naturellement. On aurait dit une réunion de malfaiteurs. Si les journalistes avaient vu ça, ça les aurait confirmés dans leurs opinions imbéciles.
À part ça, on bouffait bien.
— C’est un grand jour, demain, dit soudain Badias, le chef du groupe. On va vous faire assister à une petite séance de choix.
— Qu’est-ce que vous allez faire ?
— On va fusiller un gendarme, dit quelqu’un.
— Fusiller un gendarme ? dit Bams, qu’est-ce qu’il a encore fait ?
— Il a arrêté un jeune qui montait pour nous rejoindre et il l’a remis aux mains des Allemands. On a l’habitude de faire payer ces trucs-là.
— C’est juste.
On causa encore un moment, mais comme tout le monde en avait marre et tombait de sommeil, eux parce qu’ils n’étaient pas habitués à se coucher tard, nous parce qu’on avait très mal dormi la nuit dernière et qu’on s’était tapé dans la journée une sérieuse randonnée, on décida d’aller se coucher.
Le fermier tint absolument à nous avoir comme invités. Bams alla coucher dans une resserre où le pauvre diable mettait ses pommes et moi j’eus droit à une vraie chambre, en tant que « fiancé » de Consuelo.
Je commençais à m’assoupir lorsque quelqu’un entra à tâtons dans ma chambre.
— Querido !
C’était Consuelo. Elle était nue. Elle se glissa dans mes draps et j’oubliai instantanément ma fatigue.
Quand je pense que, de la chambre à côté, on entendait tout ce qui se passait, je pense que le fermier dut bien rigoler et que cette nuit-là il en fit sans doute autant à sa femme.
Je commençais à être sérieusement gelé. Il y avait deux heures que nous marchions à travers les fourrés et les hautes herbes, luisantes d’eau, avaient trempé le bas de mes pantalons. Nous étions partis à l’aube et nous marchions vers Molitg-Village, la mitraillette sur le bras, en cas d’histoire, et la grenade à la ceinture, répandus en tirailleurs à travers la forêt. Et tout ça pour fusiller un gendarme. Je vous demande un peu ! Comme s’il fallait s’y mettre une vingtaine. Ils n’étaient que deux cognes, dans ce bled-là. À nous deux, Bams et moi, on aurait fait autant de travail. On le leur avait proposé, d’ailleurs, aux petits copains. On les en aurait débarrassés dans les deux heures et pas seulement d’un seul, mais des deux, s’ils l’avaient exigé.
— Non, avait dit Badias, nous ne sommes pas des assassins, ce n’est pas du tout comme ça qu’il faut s’y prendre. D’ailleurs nous voulons faire quelque chose de spectaculaire, de manière que ceux qui seraient tentés d’en faire autant réfléchissent avant d’agir.
— Vous êtes des naïfs, ai-je répondu. Vous ne détruirez jamais entièrement la race des salauds. Eux aussi ont été créés et mis au monde par la volonté divine. Ne vous imaginez pas qu’en tuant quelques-uns d’entre eux vous obtiendrez un résultat. J’ai essayé. Vous en esquintez un, il en vient dix. Vous descendez ces dix, il en vient cent. Les salauds ont la vie dure. Je vous parle par expérience.
Mais il n’y avait rien eu à faire et ils avaient voulu s’en tenir à leur décision. Ce qui fait qu’on était une vingtaine d’hommes sur le sentier de la guerre.
Des hauteurs où nous étions, on distinguait le château démantelé dans son île, au milieu du torrent, et cette voix grave que l’on entendait, c’était le bruit de la cascade.
On surplombait la place du village. Elle était déserte.
— En avant, dit Badias, tout est calme, on ne risque rien.
On écarta vivement les branchages et on descendit sans se gêner. Déjà, on apercevait la gendarmerie que l’on reconnaissait à ses écussons tricolores. Nous débarquâmes tous les vingt sur la place… et à cet instant précis, une mitrailleuse se mit à crépiter. Je vis Badias porter la main à se poitrine et tituber, tandis que deux ou trois copains mordaient la poussière.
— En arrière, hurlai-je.
D’un seul bond je fus dans le bois et je me jetai à plat ventre derrière un rocher. La plupart des partisans en avaient fait autant. Seuls quatre ou cinq hommes dont le chef, gisaient sur la route, au milieu des bouses de vache. La mitrailleuse avait suivi notre retraite et hachait les branches, au-dessus de nous.
— Planquez-vous et ne bougez plus, criai-je. Ils finiront bien par s’arrêter !
Ce que j’aurais bien voulu savoir, par exemple, c’est à qui appartenait cet engin de mort. Étaient-ce des Allemands ? Ça m’aurait étonné. Ce n’étaient pas les gendarmes, en tout cas. Ce qu’il y avait de certain, c’est que le tireur était embusqué dans la gendarmerie. Pas de doute là-dessus. On nous avait canardés du premier étage, presque à bout portant.
Il fallait que ces vaches-là soient rencardés sur ce qui les attendait. Ils avaient dû demander du renfort. Mais à qui ? C’était là tout le problème — avec celui naturellement qui consistait à entrer dans la baraque et à leur mettre à tous la plus belle frottée qu’ils aient jamais reçue, et de telle manière qu’ils n’aient plus l’occasion d’en recevoir d’autres. Je rampai dans l’herbe haute vers un observatoire plus commode.
— Eh, Bams ! appelai-je à voix basse.
— Oui, répondit-il de même.
— Pas touché ?
— Non. Et toi ?
— Moi non plus. Passe de l’autre côté et amuse-les. Je vais essayer de les avoir par la bande.
— Ça colle.
Je l’entendis ramper et s’éloigner. La mitrailleuse avait arrêté son tir. Ils devaient essayer de nous repérer. Moi, j’étais trempé jusqu’aux os, du coup, y compris la poitrine, et la rage me faisait trembler.
À trente mètres plus bas, je vis Bams se dresser, casser une branche, comme s’il fuyait, puis se jeter à plat ventre. Aussitôt la crécelle recommença à donner.
Je dégoupillai vivement une grenade, je comptai jusqu’à trois. Elle partit avec son petit crépitement et éclata juste en arrivant à la fenêtre.
La mitrailleuse s’arrêta et il y eut des hurlements. Le volet s’ouvrit et la machine que son servant avait abandonnée piqua du nez.
Je bondis en avant, le Colt au poing et me réfugiai dans l’embrasure de la porte. Ce n’était pas un panneau bien solide. Avec quatre coups de pétard dans la serrure, elle s’ouvrit toute seule. Déjà, les partisans couraient sur mes talons et entraient en même temps que moi dans la gendarmerie. Il y avait un escalier, je le grimpai quatre à quatre, enfonçai la porte de contre-plaqué d’un coup de pied. J’étais animé, ma parole, du génie de la destruction.
C’était la fameuse chambre. Devant la fenêtre, deux miliciens étaient étendus sur le sol. Ils avaient leur compte. Un gendarme, debout, le ceinturon défait, plié en deux, se tenait le ventre avec une grimace de douleur. Il avait reçu un éclat dans le ventre. En d’autres termes, il était foutu. On ne survit pas plus de trois heures à ce genre de blessure et on était trop loin pour le soigner. Au reste ce n’était pas nous, avec nos bagnoles, qui allions l’amener à Perpignan, ah mais non ! Avec sa mentalité de pourri qui l’avait incité à arrêter un jeune et à faire appel à des miliciens pour tirer sur des Français, on était tranquilles sur ce qui nous attendait en bas si on avait commis cette imprudence.
— Tu peux crever, lui dis-je, histoire de l’encourager. Tu peux crever en compagnie de tes deux pédales, on ne fera rien pour toi.
— Il y en a un autre, dit quelqu’un. Celui-ci, c’est un sous-ordre. C’est le chef qu’il nous faut agrafer.
— La caserne n’est pas grande, il n’est certainement pas loin.
Eh bien, on le retrouva tout pleurant dans les bras de sa femme !
— Allez, dis-je en entrant, c’est fini les caresses, descends dans la cour.
— Je ne veux pas ! cria le salaud, je ne veux pas ! je n’ai tué personne, ce n’est pas moi qui ai voulu les faire venir, ni arrêter le jeune.
— Comment, ce n’est pas toi ? Tu es le chef, non, sans blague ?
— Oui, mais vous savez, quand on est deux il faut marcher par force, on a toujours peur que l’autre, qui est généralement jaloux de vous, vous dénonce.
— On n’a pas à entrer dans ces considérations. Tu connais le tarif ? Tu écoutes parfois la BBC comme tout le monde ?
— Je ne veux pas, répétait-il sans cesse.
Les copains durent s’y mettre à trois pour le décrocher. Il y avait beau temps que sa femme s’était évanouie.
Dans la cour, pas moyen de lui faire prendre une position décente. On dut l’abattre à la course, comme un chien enragé. Je n’avais jamais rien vu d’aussi moche.
Quand nous sortîmes de là, en rengainant nos armes, j’avais retrouvé l’espoir.
Il me semblait que j’étais, par cette simple participation à des actes de guerre, rentré dans la communauté que j’avais depuis longtemps quittée. Je n’étais plus le truand recherché par la police, le gars qui se barre constamment, qui fuit devant la meute et vit de meurtres et de rapines.
J’avais retrouvé une dignité perdue. Il me semblait que j’avais le droit, maintenant, de mettre sur ce blouson de cuir que Badias m’avait prêté pour la circonstance le brassard tricolore timbré de la Croix de Lorraine.
Dix ans de moins sur les épaules, voilà ce que j’avais, dix ans de moins, mes dix ans hors la loi et de type sans scrupule. Le seul drame, c’est que je me connaissais suffisamment pour me demander si ça durerait longtemps.
Mais je voulais à tout prix profiter de ce retour à une conception commune de la vie.
J’avais un trop-plein d’enthousiasme à déverser. Il me semblait qu’en venant d’abattre ce gendarme, je venais de venger Hermine, Jimmy et Mordefroy mieux que je ne l’avais fait auparavant.
Dans les autres affaires, je me cachais, je me planquais, j’agissais sournoisement. Ici, c’était en pleine lumière, soutenu de tous. Ce n’était plus un crime, c’était une exécution.
Alors, plein d’exaltation, en passant devant la Mairie, je déchirai les affiches officielles qui portaient l’en-tête État Français et j’inscrivis dessus, au crayon rouge, République Française.
Bams me regardait en souriant. C’est un mec qui n’éprouvait jamais aucune exaltation. Il désigna le bistrot d’un signe de tête et entra le premier, parce que, n’est-ce pas, c’est toujours comme ça que ça se finit, en France.