Terry Pratchett Les terrassiers

Au commencement…

… Arnold Frères (fond. 1905) créa le Grand Magasin.

Du moins les milliers de gnomes qui vivaient depuis de nombreuses générations[1] sous les parquets de chez Arnold Frères (fond. 1905), un grand magasin aussi ancien que respectable, le pensaient-ils.

Le Grand Magasin était devenu leur Univers. Un Univers doté d’un toit et de murs.

Le Vent et la Pluie étaient de très vieilles légendes. De même que le Jour et la Nuit. Désormais régnaient les alarmes d’incendie et les climatiseurs, et leurs petites vies se déroulaient au rythme de l’Heure d’Ouverture et de l’Heure de Fermeture. Leurs années avaient pour saisons la Grande Quinzaine du Blanc, les Soldes d’Été, la Semaine Rentrée des Classes et le Fêtons Noël. Sous la férule de l’Abbé et de son clergé Papeteri, ils adoraient – de façon polie, sans exagération, pour ne pas le contrarier – Arnold Frères (fond. 1905) qui, pensaient-ils, avait créé toutes choses, c’est-à-dire le Grand Magasin et tout ce qu’il contenait.

Certaines familles de gnomes avaient acquis richesse et puissance et adopté – à peu de chose près – le nom des rayons au-dessous desquels elles résidaient… les Quincailleri, les Merceri, les d’Égustation.

En ce Grand Magasin, arrivèrent à l’arrière d’un camion les ultimes gnomes vivant au-Dehors. Le vent et la pluie, ils connaissaient fort bien. En fait, ils cherchaient par-dessus tout à ne plus les connaître.

Parmi eux, il y avait Masklinn, chasseur de rats, Mémé Morkie et Grimma. Mais elles, c’étaient des femmes ; donc, elles ne comptaient pas vraiment. Et, bien entendu, il y avait le Truc.

Personne ne comprenait réellement la nature du Truc. Le peuple de Masklinn se le transmettait depuis des siècles ; l’objet revêtait une importance capitale. Mais ils n’en savaient pas davantage. En approchant de l’électricité du Grand Magasin, le Truc fut capable de parole. Il déclara être une machine pensante venue d’un vaisseau qui, des milliers d’années auparavant, avait amené les gnomes d’un Grand Magasin très lointain. Ou d’une étoile, peut-être. Il affirma également qu’il savait écouter le babil de l’électricité et, entre autres choses qu’elle racontait, avait intercepté la nouvelle qu’on démolirait le Grand Magasin dans trois semaines.

L’idée de se servir d’un camion pour quitter le Grand Magasin venait de Masklinn. Il découvrit, chose étrange, que mettre au point la méthode par laquelle on pourrait conduire le gigantesque camion était la partie la plus facile de l’opération. Le plus dur, c’était de convaincre les gens qu’ils pouvaient y arriver.

Il n’était pas le chef. Il aurait bien aimé, pourtant. Un chef relève le menton et agit bravement. Masklinn n’était capable que de discutailler, de convaincre et, de temps en temps, de mentir un tout petit peu. Il avait découvert qu’on convainc plus facilement les gens de faire quelque chose quand on a su les persuader que l’idée venait d’eux.

L’idée ! Voilà le point le plus difficile. Et des idées, il leur en fallait beaucoup. Ils devaient apprendre à coopérer. Ils devaient apprendre à lire. Ils devaient se persuader que les femmes gnomes étaient… bon, disons, presque aussi intelligentes que les hommes (cela dit, tout le monde savait que c’était une notion absurde et que, si on laissait trop réfléchir une femme, sa cervelle se mettait à surchauffer).

Enfin, bref, tout se passa comme prévu. Le camion quitta le Grand Magasin juste avant que l’édifice ne soit mystérieusement ravagé par un incendie et, sans trop causer de dégâts, gagna la campagne.

Là, les gnomes aboutirent à une carrière abandonnée, creusée à flanc de colline, et s’installèrent dans les bâtiments en ruine. Et en ce lieu, ils le sentirent bien, Tout Irait désormais pour le Mieux. Il y aurait, avaient-ils entendu dire, des Lendemains qui Chantent.

Bien entendu, la plupart des gnomes ignoraient à quoi ressemble un Lendemain, qu’il vocalise ou pas, et, s’ils l’avaient su, ils auraient su par la même occasion que le problème des lendemains qui chantent, c’est qu’ils se terminent souvent par un temps couvert. Ponctué d’averses éparses.

Six mois s’écoulèrent…


Voici l’histoire de l’Hiver.

L’histoire de la Grande Bataille.

L’histoire de l’éveil de Jekub, le Dragon sur la Colline, avec ses yeux qui ressemblaient à de grands yeux, sa voix qui ressemblait à une grande voix, et ses dents qui ressemblaient à de grandes dents.

Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée là.

Elle n’a pas commencé là non plus.


Du ciel soufflaient la bourrasque et la tempête. Le vent s’était changé en un mur qui balayait la campagne, un géant qui piétinait la terre. Les plus petits arbres ployaient, les plus grands se brisaient. Les dernières feuilles d’automne chuintaient dans l’air comme des balles perdues.

Le grand dépotoir à proximité des gravières était désert. Les mouettes qui y patrouillaient d’habitude étaient allées se mettre à l’abri quelque part ailleurs, mais le mouvement n’y manquait pas.

Le vent s’acharnait sur la décharge comme s’il nourrissait une rancune personnelle contre les vieux cartons de lessive et les chaussures abandonnés. Les boîtes de conserve roulaient au creux des ornières et tintinnabulaient de façon lamentable, tandis que des détritus plus légers s’envolaient et se joignaient au désordre des cieux.

Et toujours le ciel fouaillait le tas. Des papiers frissonnèrent un moment, avant d’être empoignés et emportés sauvagement.

Enfin, un morceau qui claquait au vent depuis des heures finit par s’arracher et prendre son essor dans l’air sonore. Il ressemblait à un gros oiseau aux ailes embryonnaires.

Regardez-le tournoyer…

Une barrière s’en saisit, mais ça ne dure pas. La moitié du papier s’arrache et, plus léger d’autant, il cabriole sur les sillons du champ derrière…

Il commence juste à prendre de la vitesse quand une haie lui barre le passage et le happe au vol comme on capture une mouche.

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