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II. Ainsi parla Nisodème : On vous a trahis, peuples du Grand Magasin.

III. C’est sous des prétextes fallacieux qu’on vous a attirés dans ce Dehors fait de Pluie, de Froid, de Grésil, d’Humains et d’Ordre, et sachez-le : les choses empireront encore.

IV. Car viendra le Temps du Grésil et de la Neige, et de la Faim, sur tout le Territoire.

V. Et viendront les Rouges-Gorges.

VI. Hum.

VII. Et Ceux qui vous ont entraînés en ce Lieu, Où sont-ils, désormais ?

VIII. Certes, ils vous disent : Nous allons chercher Richard Quadragénaire. Mais les Tribulations nous assaillent de toutes parts, et Nul ne nous vient en aide. On vous a Trahis et Livrés aux Griffes de l’Hiver.

IX. L’Heure a sonné de délaisser les choses du Dehors.

La Gnomenclature, Réclamations, Versets II-IX


— Bon, d’accord, mais… C’est un peu difficile, non ? fit remarquer un gnome, embarrassé. Après tout, ça y est, nous sommes au-Dehors.

— Mais j’ai un plan, riposta Nisodème.

— Aah ! firent les gnomes à l’unisson.

Plan : le mot magique. C’est bel et bien de cela qu’ils avaient besoin. Avec un plan, on sait toujours où on en est.

Grimma et Dorcas, parmi les derniers à arriver, se frayèrent discrètement un passage à travers la foule. Le vieux mécanicien allait s’ouvrir un chemin jusqu’au premier rang, mais Grimma le retint.

— Regarde les autres, là-haut, chuchota-t-elle.

Il y avait un assez grand nombre de gnomes derrière Nisodème. Dorcas en avait reconnu la plupart – des Papeteri – mais d’autres appartenaient aux grandes familles rayonnales. Pendant que parlait Nisodème, ce n’est pas lui qu’ils regardaient, mais la foule. Leurs regards fureteurs allaient et venaient, comme s’ils cherchaient quelque chose.

— Ça ne me plaît pas beaucoup, dit doucement Grimma. Les grandes familles ne s’entendaient pas avec les Papeteri. Que font-ils là-haut, tout à coup ?

— Parmi eux, y a de vrais propres à rien, grommela Dorcas.

Chez les Papeteri, d’aucuns avaient été particulièrement contrariés de voir des gnomes communs, vulgaires, apprendre à lire. Ils estimaient qu’une telle activité donnait des idées aux gens. Ce qui n’était pas une bonne chose, si Dorcas les comprenait bien, à moins que ces idées ne soient bien conformes. Et parmi les grandes familles, certaines n’avaient pas été très contentes de voir les gnomes aller et venir à leur guise, sans devoir demander la permission.

Ils sont tous là-haut, se dit-il. Tous les gnomes qui n’ont pas tiré avantage du Grand Exode. Tous ceux qui ont perdu un peu de leur pouvoir.

Nisodème était en train d’exposer son plan.

En l’écoutant, Dorcas arrondissait la bouche de plus en plus.

Oh, ce plan ! Il était magnifique, en un certain sens. On aurait dit une machine dont chaque rouage est ouvragé de façon parfaite, mais qui a été assemblée dans le noir par un gnome manchot. Il était bourré de bonnes idées contre lesquelles on n’aurait pu s’élever sans attenter au bon sens, mais elles avaient été agencées sens dessus dessous. Le problème, c’est que ça restait quand même des idées contre lesquelles on ne pouvait raisonnablement s’insurger, parce que l’idée raisonnable de base subsistait encore, quelque part dans ce fouillis…

Nisodème voulait reconstruire le Grand Magasin.

Les gnomes restaient figés d’une admiration horrifiée, tandis que le Papeteri expliquait que, certes, l’abbé Gurder avait eu raison : en quittant le Grand Magasin, ils avaient emporté Arnold Frères (fond. 1905) avec eux dans leur tête. Et s’ils pouvaient lui montrer qu’ils étaient toujours respectueux du Grand Magasin, il reviendrait, mettrait fin à tous leurs ennuis et rebâtirait ici le Grand Magasin, au beau milieu de cette misérable campagne verte.

Du moins, c’est ainsi que le cerveau de Dorcas perçut l’idée. Il avait depuis longtemps décidé que, si on perdait son temps à écouter ce que disaient vraiment les gens, on n’aurait jamais le loisir de comprendre ce qu’ils voulaient dire.

Mais ça ne signifiait pas qu’il faudrait rebâtir tout le Grand Magasin, poursuivait Nisodème, les yeux brillant comme deux billes de marbre noir poli. Ils pouvaient changer la carrière autrement. Recommencer à vivre dans de vrais rayons, au lieu de vivre n’importe comment, n’importe où. Placarder des panneaux : Revenir aux Bonnes Vieilles Habitudes. Faire en sorte qu’Arnold Frères (fond. 1905) se sente chez lui. Reconstruire le Grand Magasin à l’intérieur de leur tête.

La folie était rare chez les gnomes. Dorcas avait le vague souvenir d’un gnome d’âge vénérable qui s’était une fois pris pour une théière. Mais il avait changé d’avis au bout de quelques jours.

Toutefois, Nisodème avait visiblement abusé quelque peu de l’air frais.

De toute évidence, un ou deux autres gnomes partageaient cette opinion.

— Je ne vois pas bien, dit l’un d’eux, comment Arnold Frères (fond. 1905) va arrêter ces humains. Sans vouloir offenser personne.

— Les humains nous embêtaient-ils quand nous étions dans le Grand Magasin ? demanda Nisodème.

— Ben, non, parce que…

— Alors, ayez foi en Arnold Frères (fond. 1905) !

— Mais ça n’a pas empêché la démolition du Grand Magasin, tout de même ? intervint une voix. Quand c’est arrivé, vous avez tous eu foi en Masklinn, Gurder, le camion. Et en vous-mêmes ! Nisodème n’arrête pas de répéter que vous êtes intelligents. Alors, essayez un peu de l’être !

Dorcas s’aperçut que c’était Grimma. Il n’avait jamais vu quelqu’un dans une telle fureur.

Elle se fraya un passage à travers la masse de gnomes inquiets jusqu’à se retrouver face à face avec Nisodème ou, du moins, face à sa poitrine, puisque l’orateur était juché sur un piédestal et pas elle. Nisodème appartenait à cette catégorie de gens qui adorent se percher sur quelque chose.

— Et alors, que va-t-il arriver, en réalité ? cria-t-elle. Quand vous aurez bâti le Grand Magasin, il se passera quoi ? Les humains entraient dans le Grand Magasin, tu n’es peut-être pas au courant ?

La bouche de Nisodème s’ouvrit et se ferma plusieurs fois. Puis il répondit :

— Mais ils respectaient le Règlement, à l’époque ! Oui ! Hum ! Voilà ce qu’ils faisaient ! Et la situation était meilleure, en ce temps-là !

Elle lui jeta un regard noir.

— Tu ne crois quand même pas que les gens vont gober ça ? demanda-t-elle.

Il y eut un silence.

— Faut reconnaître, articula très lentement un gnome d’âge avancé, que la situation était bien meilleure en ce temps-là.

Des gnomes frottèrent les pieds par terre d’un air embarrassé.

C’était le seul bruit qu’on entendait.

Le bruit des gens en train de traîner les pieds sur le sol d’un air embarrassé.


— Et ils ont gobé ça ! s’indigna Grimma. Comme ça ! Personne ne s’est donné la peine de réunir le Conseil ! Ils font ce qu’il leur dit de faire, et voilà !

Elle se trouvait dans l’atelier de Dorcas, sous un banc, dans le vieux garage de la carrière. Mon petit sanctuaire, comme il l’avait baptisé. Mon petit coin. Des bouts d’aluminium et de fil de fer jonchaient le sol. Le mur était couvert de griffonnages tracés avec un moignon de mine de crayon.

Dorcas, assis, tortillait machinalement un morceau de fil de fer.

— Tu es trop dure avec les gens, fit-il d’une voix calme. Il ne faut pas leur crier dessus comme ça. Ils en ont vu de toutes les couleurs. Ils ne comprennent plus rien quand on crie. Le Conseil, c’était bon quand la situation était calme. (Il haussa les épaules.) Et sans Masklinn, Gurder et Angalo, ma foi, je n’en vois plus vraiment l’utilité.

— Mais après tout ce qui s’est passé ! (Elle moulinait des bras.) Agir de façon aussi stupide, simplement parce qu’il leur a offert…

— … un peu de réconfort, acheva Dorcas.

Il secoua la tête. Impossible d’expliquer ça à des gens comme Grimma. Elle était gentille, elle avait un sacré cerveau, mais elle continuait à croire que tout le monde partageait son point de vue passionné. Ce que les gens voulaient vraiment, selon l’opinion de Dorcas, c’était qu’on leur fiche la paix. Le monde était assez compliqué comme ça, sans que certains se mêlent sans cesse de l’améliorer.

Masklinn l’avait compris. Il savait comment on fait faire aux gens ce qu’on veut qu’ils fassent, tout en leur laissant croire que l’idée vient d’eux. S’il avait bien une chose qui contrariait les gnomes, c’était qu’on leur dise : Voilà une idée parfaitement raisonnable. Comment peut-on être assez idiot pour ne pas le comprendre ?

Les gens n’étaient pas idiots. Mais c’étaient des gens, tout simplement.

— Viens donc, dit-il d’un ton las. Allons voir comment les panneaux progressent.

Le parquet d’une des grandes granges avait été entièrement dévolu à la confection des panneaux. Ou, plus exactement, des Panneaux. Un autre talent de Nisodème : décerner des majuscules aux mots. On pouvait les entendre quand il parlait.

Dorcas dut reconnaître que les Panneaux n’étaient pas une si mauvaise idée, après tout. Il se sentit coupable d’avoir une telle pensée.

Elle lui était venue quand Nisodème l’avait convoqué pour lui demander s’il y avait de la peinture dans la carrière. Sauf que désormais, la carrière avait été rebaptisée Nouveau Grand Magasin.

— Euh… avait répondu Dorcas… il y a quelques vieux pots. Du rouge et du blanc, surtout. Sous un des bancs. On réussira peut-être à faire sauter le couvercle avec un levier.

— Alors, fais-le. C’est très important. Hum. Nous devons placer des Panneaux, déclara le Papeteri.

— Des Panneaux. Bien sûr. Pour égayer un peu les lieux, c’est ça ?

— Non !

— Excuse, excuse, je m’étais simplement dit que…

— Des panneaux pour le portail !

Dorcas se gratta le menton.

— Pour le portail, répéta-t-il.

— Les Humains obéissent aux Panneaux, expliqua Nisodème en se calmant. Nous le savons. N’obéissaient-ils pas à ceux du Grand Magasin ?

— Oui, presque tous, opina Dorcas.

Animaux domestiques et Landaus doivent être tenus dans les bras, par exemple, l’avait toujours intrigué. Il y avait des tas d’humains qui ne portaient ni les uns ni les autres.

— Les Panneaux commandent aux humains de faire certaines choses et de ne pas en faire d’autres, expliqua Nisodème. Alors, au travail, mon bon Dorcas. Des Panneaux. Hum. Des Panneaux qui disent Non.

Dorcas avait longuement examiné l’idée pendant que des équipes de gnomes s’échinaient à faire sauter le couvercle des pots zébrés de peinture. Ils possédaient toujours le Code de la Route depuis l’époque du camion ; en ses pages, les panneaux étaient légion. Et il se souvenait de ceux du Grand Magasin.

Et puis, le coup de chance. D’habitude, les gnomes restaient au niveau du sol, mais Dorcas avait commencé à expédier à l’occasion ses jeunes assistants sur le grand bureau directorial, où l’on trouvait des bouts de papier utilisables. Maintenant, il avait besoin de comprendre ce que racontaient les panneaux.

Sacco et Nouty revinrent avec de grandes nouvelles.

Ils avaient trouvé d’autres Panneaux. Une grande affiche toute sale, punaisée au mur, couverte de panneaux.

— Des tas et des tas, expliqua Sacco, hors d’haleine, à son retour. Et vous savez quoi, m’sieur ? Vous savez quoi ? J’ai lu ce qui était marqué sur l’affiche, et ça disait : Santé, sobriété : sécurité sur le lieu de travail, ça disait : Respectez les Panneaux, et ça disait : Ils ont été placés pour votre protection.

— C’est ce qu’il y avait marqué sur l’affiche ? demanda Dorcas.

— Pour votre protection, répéta Sacco.

— Tu pourrais la décrocher ?

— Il y a un portemanteau juste à côté, s’enthousiasma Nouty. Je parie qu’on pourrait y lancer un grappin et ensuite tirer en direction de la fenêtre, et après…

— Oui, c’est ça, c’est ça, tu t’y entends pour ce genre d’opérations. (Nouty avait pour l’escalade une agilité d’écureuil.) Je suis sûr que Nisodème va être ravi, ajouta-t-il.

Nisodème fut en effet ravi, surtout de la partie qui disait Pour votre protection. Cela montrait, expliqua-t-il, qu’Arnold Frères (fond. 1905) se tenait à leurs côtés.

Il fallut mettre à contribution tous les morceaux de planches ou de métal rouillé. Toutefois, les gnomes s’y employèrent avec une assez belle humeur, heureux de faire quelque chose.

Le lendemain, le soleil à son lever découvrit une gamme variée de panneaux accrochés, pas toujours d’équerre, sur le portail branlant de la carrière.

Ils n’avaient rien négligé. Les Panneaux clamaient : Etnrée interdite. Sortie. Dagner – Casque obligatoire. Explosiosn en cours. Passage obligatoire des camions sur le pont roulant. Route glisante par temps de pluie. Guichet ferme. Acsenseur ne dérangement. Attention – chute de pieres. Routte inondeée.

Et un autre, que Dorcas avait déniché dans un livre et dont il était particulièrement fier : Obu non désamorcé.

Rien que pour être complètement sûr, cependant, sans rien en dire à Nisodème, il mit au jour une autre chaîne et, dans l’une des énormes boîtes à outils couvertes de cambouis du hangar de Jekub, un cadenas presque aussi grand que lui. Quatre gnomes furent requis pour le déplacer.

La chaîne était très lourde. Quelques gnomes trouvèrent Dorcas occupé à la traîner péniblement à travers la carrière, maillon par maillon. Il semblait réticent à révéler où il l’avait trouvée.

Le camion revint vers midi. Le gnome tapi dans la haie au bord du chemin vit le conducteur sortir, regarder les panneaux et…

Non. Impossible. Les humains ne pouvaient pas agir ainsi. Ce n’était pas vrai. Mais vingt gnomes, l’épiant depuis les fourrés, contemplèrent le spectacle.

L’humain n’obéissait pas aux panneaux.

Et en plus, il en arracha quelques-uns du portail pour les jeter au loin.

Ils l’observèrent avec stupeur. Même Obu non désamorcé fut précipité dans les broussailles, et faillit faire tomber le jeune Sacco de son perchoir.

La nouvelle chaîne, cependant, posa quelques problèmes à l’humain. Il la secoua une ou deux fois, regarda à travers le grillage, fit quelques allées et venues avant de repartir au volant de son véhicule.

Les gnomes dans les buissons poussèrent un cri de victoire, mais pas trop convaincu.

Si les humains ne faisaient plus ce qu’on attendait d’eux, rien ne tournait plus rond en ce bas monde.

— Je suppose que c’est réglé, dit Dorcas quand ils furent rentrés. Je suis comme tout le monde, l’idée ne m’emballe guère, mais il faut déménager. Je connais bien les humains. La chaîne ne les arrêtera pas, s’ils ont vraiment décidé d’entrer.

— Je défends catégoriquement à quiconque de partir d’ici ! décréta Nisodème.

— Mais, tu sais, on peut couper le métal… commença à lui expliquer Dorcas sur un ton raisonnable.

— Silence ! tonna Nisodème. C’est de ta faute, vieil imbécile ! Hum ! C’est toi qui as posé cette chaîne sur le portail !

— Mais tu comprends, c’était pour empêcher le… Pardon ?

— Si tu n’avais pas placé cette chaîne sur le portail, les Panneaux auraient bel et bien arrêté l’humain. Mais comment veux-tu qu’Arnold Frères (fond. 1905) nous aide si nous ne montrons pas que nous avons foi en lui ?

— Ahem, fit Dorcas.

Un mot lui trottait dans la tête : fou. Un gnome fou. Un gnome fou et dangereux. Nous avons largement dépassé le stade de la théière. Il entreprit de se soustraire à pas de loup à la présence de Nisodème et il retrouva le Dehors et la morsure de l’air glacé avec soulagement.

Tout va mal, se dit-il. On m’a confié toutes les responsabilités et maintenant, tout tourne mal. Nous n’avons pas mis en place de plan convenable, Masklinn n’est pas revenu ; tout tourne mal. Si les humains entrent dans la carrière, ils vont nous découvrir.

Un objet froid se posa sur sa tête. Il le chassa d’un geste agacé.

Il faut que je parle aux plus jeunes gnomes. Peut-être que ce ne serait pas une si mauvaise idée d’aller dans la grange ; on pourrait fermer les yeux en route. Ou quelque chose dans ce goût-là.

Un autre objet, froid et mou, se nicha dans son cou.

Oh, pourquoi faut-il que les gens soient tellement compliqués ?

Il leva les yeux et s’aperçut qu’il ne distinguait plus l’autre extrémité de la carrière. L’air était rempli de taches blanches qui allaient en s’épaississant sous ses yeux.

Il les contempla avec horreur.

Il neigeait.

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