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I. En ce temps-là se passèrent d’étranges Merveilles : l’Air s’agitait de cruelle façon, la Température du Ciel s’amenuisait et, certains matins, le Dessus des Flaques devenait Dur et Froid.

II. Et les gnomes s’ébahirent : Quel est ce prodige ?

La Gnomenclature, Profils de Carrière, Versets I-II


C’est l’hiver, annonça Masklinn d’un ton ferme. On appelle ça l’hiver.

L’abbé Gurder fronça les sourcils en le regardant.

— Tu n’avais jamais parlé de ça, dit-il. Il fait froid, mais froid !

— C’est ça que vous appelez du froid ? intervint Mémé Morkie. Du froid ? Mais c’est pas ça, le froid. Parce que vous croyez que le froid, c’est ça ? Attendez un peu, vous allez voir ce que c’est, le froid ! (Masklinn remarqua qu’elle se délectait de la situation ; les catastrophes réjouissaient Mémé Morkie. Elle ne vivait que pour cela.) Quand il va se mettre à faire froid, là, il va vraiment faire froid. Vous allez voir de vrais gels, et… et l’eau va se mettre à tomber du ciel en morceaux tout glacés ! (Elle se cambra, la mine triomphante.) Alors, qu’est-ce que vous en dites, hein ?

— Inutile de nous parler comme à des enfants, soupira Gurder. On sait lire, vous savez. On sait ce qu’est la neige.

— Oui, renchérit Dorcas. Dans le Grand Magasin, on trouvait des cartes avec des images dessus à chaque Fêtons Noël. On connaît bien la neige. Ça scintille.

— Et on voit des rouges-gorges, approuva Gurder.

— Il y a… Euh, en fait, c’est un peu plus compliqué que ça, commença à dire Masklinn.

Dorcas le fit taire d’un signe de la main.

— Je ne vois aucune raison de s’inquiéter. Nos logements sont bien engoncés dans la carrière, les réserves de nourriture me paraissent satisfaisantes, et nous savons où nous réapprovisionner au besoin. Si personne n’a plus rien à dire, je propose de lever la séance.


Tout se passait bien. Enfin, du moins, rien ne se passait trop mal.

Oh, on y allait toujours des disputes et des querelles entre familles. Mais ça, c’est dans la nature des gnomes. On avait mis le Conseil en place pour régler ce genre d’histoires, et il semblait bien s’acquitter de sa tâche.

Les gnomes aimaient se chamailler. Au moins, avec le Conseil des Conducteurs, pouvaient-ils se chamailler sans en venir aux mains.

Curieux, quand même. Dans le Grand Magasin, les grandes familles rayonnales avaient régi la situation. Mais désormais toutes les familles étaient mélangées. Et puis, voyons la situation en face : une carrière ne possède pas de rayons. Pourtant, quasiment d’instinct, les gnomes avaient la passion des hiérarchies. Le monde avait toujours été divisé proprement entre ceux qui donnaient les ordres et ceux qui les exécutaient. Et donc, de façon assez inattendue, de nouveaux chefs avaient émergé.

Les Conducteurs.

Tout dépendait de la place qu’on avait tenue durant le Grand Exode. Si on avait fait partie de ceux qui occupaient la cabine du véhicule, alors on était un Conducteur. Les autres n’étaient que simples Passagers. Personne n’en avait vraiment débattu. Il n’y avait rien d’officiel. Simplement, pour la majorité de la gnomitude, si on avait été capable de conduire un camion jusqu’ici, on devait savoir ce qu’on faisait.

Être un Conducteur n’était pas toujours drôle.

L’année précédente, avant de découvrir le Grand Magasin, Masklinn avait dû chasser chaque jour. Désormais, il ne chassait plus que lorsqu’il en avait envie ; les jeunes gnomes du Grand Magasin appréciaient la chasse et, apparemment, la dignité d’un Conducteur n’était pas entièrement compatible avec ce genre d’activité. Ils avaient exploité des mines de pommes de terre et récolté de grosses quantités de blé dans le champ d’à côté, même après le passage des machines. Masklinn aurait préféré les voir semer leur propre nourriture, mais les gnomes n’avaient pas vraiment les pouces verts, et n’avaient pas réussi à faire germer des graines dans le sol dur de la carrière. Mais ils avaient de quoi manger, c’était l’essentiel.

Autour de lui, il sentait des centaines de gnomes vivre leur vie. Élever des familles. S’installer.

Il retourna nonchalamment dans son terrier, au fond d’un des hangars abandonnés de la carrière. Au bout d’un moment, il prit une décision et sortit le Truc de sa niche dans le mur.

Aucun des voyants n’était allumé. Cela n’arriverait pas tant que le Truc ne serait pas placé à proximité de fils électriques. Alors, il s’illuminerait et serait capable de parler. On trouvait des fils dans la carrière et Dorcas les avait rebranchés. Pourtant, Masklinn n’y avait pas conduit le Truc. Ce cube noir et dense avait une façon de s’exprimer qui le mettait toujours mal à l’aise.

Mais il avait la conviction que le Truc pouvait entendre ce qu’on lui disait.

— Le vieux Torritt est mort la semaine dernière, annonça-t-il au bout d’un moment. On était tous un peu tristes, mais après tout, il était très vieux, et il est mort comme ça, simplement. Je veux dire : il ne s’est pas fait manger, écraser, rien de ce genre.

La petite tribu de Masklinn avait jadis vécu sur un accotement d’autoroute, en lisière d’une campagne vallonnée et bondée de créatures qui raffolaient de gnome frais. L’idée de mourir du simple fait de ne plus être vivant représentait pour eux un concept nouveau.

— Alors, on l’a enterré au bord du champ de pommes de terre, assez profondément pour le mettre hors de portée de la charrue. Les gnomes du Grand Magasin n’ont pas encore bien maîtrisé le principe de l’enterrement, je crois. Ils ont l’impression que Torritt va germer, ou je ne sais quoi. À mon avis, ils confondent avec ce qu’on fait des graines. C’est parce qu’ils ont vécu dans le Grand Magasin, tu comprends. Tout est nouveau pour eux. Ils se plaignent toujours de manger de la nourriture qu’on a sortie de terre : ils ne trouvent pas ça naturel. Et ils prennent la pluie pour un système d’arrosage anti-incendie. À mon avis, ils confondent le monde avec un très Grand Magasin. Ahem.

Il considéra pendant un moment le cube impassible, se creusant la tête pour trouver autre chose à dire.

— Enfin, bref, ça signifie que Mémé Morkie est désormais la doyenne des gnomes, reprit-il. Donc, qu’elle a droit à sa place au Conseil, même si ce n’est qu’une femme. L’abbé Gurder a soulevé quelques objections, mais on lui a dit : Bon, d’accord, à toi de lui expliquer tout ça, et il a dit : Euh, non. Alors, elle y a droit. Ahem.

Il regarda ses ongles. La façon qu’avait le Truc d’écouter était assez déconcertante.

— L’hiver tracasse tout le monde. Hum. Mais on a engrangé des tas de patates, et il fait plutôt doux, ici, au fond. Cela dit, ils ont parfois des idées bizarres. Dans le Grand Magasin, ils racontent que, lorsque vient Fêtons Noël, il y a une grosse créature rouge qui passe. Elle s’appelle l’Épeire Noël. J’espère qu’elle ne nous a pas suivis jusqu’ici, en tout cas.

Il se gratta l’oreille.

— L’un dans l’autre, tout va bien se passer. Ahem.

Il se pencha en avant.

— Tu sais ce que ça signifie ? Quand on pense que tout va bien, c’est qu’une catastrophe inattendue va nous tomber dessus. Enfin, c’est mon opinion. Ahem.

Le cube noir réussit à présenter un aspect compréhensif.

— Tout le monde prétend que je m’inquiète trop. Je ne crois pas que ça soit possible, de trop s’inquiéter. Ahem.

Il réfléchit encore un peu.

— Ahem. Bon, je pense que c’est tout ce qu’il y a comme nouvelles, pour le moment.

Il souleva le Truc et le rangea dans sa petite niche.

Il se demanda s’il devait aborder le sujet de sa dispute avec Grimma. Mais c’était… bon… un sujet personnel.

Tout ça venait de ces livres. Il n’aurait jamais dû la laisser apprendre à lire, se farcir la tête de choses qu’elle n’avait aucun besoin de savoir Gurder avait raison, la cervelle des femmes avait bel et bien tendance à s’échauffer. Celle de Grimma semblait en ébullition permanente, ces temps-ci.

Il était allé lui demander : Bon, maintenant que la situation est plus ou moins rentrée dans l’ordre, il serait temps de se marier, comme le font les gnomes du Grand Magasin, avec l’Abbé qui marmonne quelques mots, et tout le tralala.

Et elle avait répondu qu’elle n’avait pas pris de décision.

Alors, il avait rétorqué que ça ne fonctionnait pas comme ça. Quand on vous disait que vous alliez vous marier, vous vous mariiez, c’était comme ça qu’on faisait.

Et elle avait déclaré : Plus maintenant.

Il était allé se plaindre auprès de Mémé Morkie. De sa part, il se serait attendu à un soutien. Elle était très respectueuse des traditions, Mémé. Il lui avait dit : Mémé, y a Grimma qui veut pas faire ce que je lui dis de faire.

Et Mémé avait répondu : Elle a bien raison. Si j’y avais pensé, moi non plus j’aurais pas fait ce qu’on me disait de faire, quand j’étais gamine.

Alors, il était allé se plaindre auprès de Gurder qui l’avait rassuré : Oui, c’est très mal, les filles doivent faire ce qu’on leur dit de faire. Et Masklinn lui avait dit : Ah, très bien, allez, vas-y, dis-lui. Et Gurder avait dit : Euh, ben, elle a un sacré caractère, il vaudrait peut-être mieux laisser tout cela décanter un peu, et puis c’est vrai, finalement, que les temps changent…

Les temps changaient. Oui, c’était assez vrai. Et l’architecte de la plupart des changements avait été Masklinn. Il avait dû changer la mentalité des gens pour leur faire quitter le Grand Magasin. Le changement était une nécessité. Le changement était une excellente chose. Il était un partisan convaincu du changement.

Par contre, il était absolument opposé à ce que les choses ne restent pas dans l’état où elles étaient.

Son épieu était posé dans son coin. Quel objet ridicule, désormais ! Un simple éclat de silex fixé à la hampe par un bout de ficelle. Du Grand Magasin, les gnomes avaient emporté des scies, et des tas de machins. Désormais, ils se servaient de métal.

Il regarda l’épieu un long moment. Ensuite, il s’en saisit et sortit méditer à loisir et en profondeur sur l’état du monde en général et sa situation personnelle en particulier. En d’autres termes, il partit bouder un bon coup.


La vieille carrière se trouvait à mi-hauteur d’une colline. Au-dessus s’étendait une prairie herbue et abrupte, qui cédait la place à un embarras de broussailles et d’églantiers. Au-delà s’étendaient les champs.

En contrebas de la carrière, une petite route serpentait entre des haies maigrichonnes avant de rejoindre la route principale. Plus loin passait la voie ferrée – nom qu’on donnait à deux longues lignes de métal posées en travers de grosses bûches. Des engins ressemblant à de très longs camions la remontaient parfois à la queue leu leu.

Les gnomes n’avaient pas encore très bien compris l’intérêt de la voie ferrée. Mais c’était dangereux, de toute évidence, parce qu’on pouvait voir qu’une route la traversait et, chaque fois que le machin mobile de la voie ferrée arrivait, deux barrières s’abaissaient sur la route.

Les barrières, les gnomes en connaissaient l’utilité. On en voyait autour des champs, pour empêcher les choses d’en sortir. Par conséquent, le bon sens voulait que les barrières soient là pour empêcher que le machin de la voie ferrée ne se sauve de ses lignes pour galoper par monts et par vaux.

Plus loin s’étendaient d’autres champs, des gravières – de bons endroits pour la pêche, pour les gnomes qui aimaient ce genre d’activité -, et ensuite c’était l’aéroport.

L’été, Masklinn avait passé des heures à observer les avions. Ils roulaient sur le sol, avait-il constaté, avant de monter brusquement, comme les oiseaux, de devenir de plus en plus petits et de disparaître.

Son gros souci, c’était ça. Masklinn, assis sur son caillou préféré, sous la pluie qui commençait à tomber, se mit à s’en inquiéter. Il avait tellement de soucis, ces temps-ci, qu’il était obligé de les ranger en piles. Mais le plus gros restait au-dessus de la pile : celui-là.

Ils devraient aller là où partaient les avions. Le Truc le lui avait dit, à l’époque où il parlait encore. Les gnomes étaient descendus du ciel. D’au-dessus du ciel, en fait, ce qui était un peu difficile à comprendre, parce que, soyons logiques, la seule chose qu’on trouvait au-dessus du ciel, c’était forcément encore du ciel. Et ils devaient rentrer chez eux. C’était leur… Un mot qui commençait par un d… Densité, voilà. Leur densité. Ils avaient eu un monde tout à eux, autrefois. Et, allez savoir comment, ils s’étaient retrouvés coincés ici. Mais – et voilà où le bât blessait – leur machin, leur vaisseau, cet aéroplane qui volait dans le ciel d’au-dessus, entre les étoiles, se trouvait toujours quelque part là-haut. Les premiers gnomes l’avaient abandonné en descendant dans un petit vaisseau qui s’était écrasé, et ils n’avaient jamais pu rentrer.

Et seul Masklinn savait ça.

L’ancien Abbé, celui qui avait précédé Gurder, était au courant. Grimma, Dorcas et Gurder avaient appris une partie de l’histoire. Mais ils avaient des tas de préoccupations et étaient d’un naturel pratique. Il y avait tant de choses à mettre en ordre, ces temps-ci.

Tout le monde était en train de s’installer, voilà tout. On va faire de cet endroit notre petit monde, exactement comme dans le Grand Magasin, comprit soudain Masklinn. Ils avaient tous pris le toit pour un ciel ; désormais, le ciel serait leur toit.

On restera ici et…

Un camion remontait la petite route menant à la carrière. Le fait était tellement incongru que Masklinn s’aperçut qu’il avait observé le véhicule un moment avant de comprendre ce qu’il voyait.

— Personne ne montait la garde ! Pourquoi personne ne montait-il la garde ? J’avais dit qu’il devait y avoir en permanence quelqu’un qui monte la garde !

Une demi-douzaine de gnomes se hâtaient à travers les bruyères desséchées en direction du portail de la carrière.

— C’était le tour de Sacco, grommela Angalo.

— C’est même pas vrai ! siffla Sacco. Souviens-toi, hier, tu m’as demandé d’échanger parce que…

— Je me fiche de savoir de qui c’était le tour ! tonna Masklinn. Il n’y avait personne là-bas ! Et il aurait dû y avoir quelqu’un ! On est d’accord ?

— Désolé, Masklinn.

— Oui… euh… désolé, Masklinn.

Ils escaladèrent une bosse et s’aplatirent derrière une touffe d’herbe jaunie.

C’était un camion de petite taille, comparé à la moyenne des camions. Un humain en était déjà descendu et s’affairait contre le portail qui menait à la carrière.

— C’est une Land Rover, annonça Angalo avec une certaine suffisance.

Avant le Grand Exode, il avait passé beaucoup de temps, dans le Grand Magasin, à lire tout ce qu’il pouvait dénicher sur les véhicules. Il les adorait.

— En fait, ce n’est pas vraiment un camion, c’est plutôt fait pour transporter les humains sur…

— L’humain est en train de coller quelque chose sur le portail, interrompit Masklinn.

— Sur notre portail, renchérit Sacco, scandalisé.

— C’est bizarre, ça, jugea Angalo.

L’homme regagna son véhicule d’une allure de somnambule, cette démarche lente et lourde qui caractérisait les humains. L’engin finit par faire demi-tour et par s’en aller dans un grondement.

— Il est venu jusqu’ici coller un bout de papier sur le portail, constata Angalo. Les humains, je vous jure…

Masklinn fronça les sourcils. Les humains étaient gros et bêtes, la chose était entendue, mais il semblait impossible de les arrêter et leur vie paraissait régie par les bouts de papier. Dans le Grand Magasin, c’est un bout de papier qui avait décrété la démolition, et ça n’avait pas raté : le Grand Magasin avait bel et bien été démoli. On ne pouvait pas faire confiance aux humains, dès que les bouts de papier entraient en scène.

Masklinn montra du doigt le grillage rouillé, facile à escalader pour un gnome agile.

— Sacco, il vaut mieux que tu ailles le décrocher.

À des kilomètres de là, un autre bout de papier claquait sur une haie. Des gouttes de pluie frappèrent ses textes décolorés par le soleil, mouillant le papier jusqu’à ce qu’il s’alourdisse, s’imbibe et…

… s’arrache à la haie.

Il tomba mollement sur l’herbe, libre. Une brise le fit frissonner.

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