CHAPITRE 11

Ce que les autochtones appelaient le Festival de l’Été méridional marquait en fait le jour le plus court de l’hiver dans l’hémisphère nord. Il s’agissait de la plus grande fête impériale et il n’y en avait pas d’autre aussi importante avant le Festival de l’Été septentrional, qui se tenait six mois plus tard. La manifestation actuelle ne possédait pas tout à fait la même ampleur que celles des années précédentes, car les duchés de Rengeleru et de Dgeredgerai avaient fort à faire pour protéger leurs routes commerciales traversant le Grand Désert contre les incursions du Peuple des Sables et n’étaient pas en mesure d’envoyer leurs spectacles habituels à la Cour. Néanmoins, la majeure partie de la noblesse du Royaume de l’Été affluait à la fête et remplissait entièrement les quinze gradins de l’Amphithéâtre Équatorial. Ce dernier était formé par une crête naturelle s’étendant du nord au sud sur une longueur de près d’un demi-kilomètre. Les ouvriers du roi avaient mis plus de trois ans pour tailler dans la rhyolithe rosâtre de la pente une quinzaine de larges degrés, dont chacun était réservé à un rang nobiliaire différent. Dix millions de tonnes de terre, de gazon et de végétation avaient été déversées sur ces marches, et quelques traces roses accidentellement visibles sous toute cette verdure restaient les seuls témoignages de la lave vitreuse sous-jacente.

Deux jours s’étaient écoulés depuis la découverte de la mystérieuse intrusion perpétrée dans le Donjon du Palais de l’Été. Bien que la nouvelle n’eût pas été rendue publique, le bruit s’en était répandu, et la présence des gardes postés près de chaque bassin de transit et de chaque pièce d’eau ornant l’amphithéâtre ne pouvait que renforcer la rumeur. Pelio se demandait si la situation redeviendrait un jour normale. C’était un véritable miracle d’avoir réussi à faire sortir Ionina du Donjon sans attirer l’attention, car il n’avait encore jamais vu les conseillers de son père aussi méfiants. Pour n’avoir constaté aucun vol dans la remise privée du roi — Pelio s’étant bien gardé d’avouer ses propres pertes —, ils ne s’en trouvaient pas moins placés devant ce fait irréfutable que quelqu’un avait profité de la réception diplomatique pour fouiller le Donjon et assassiner deux pourvoyeurs d’air. Les voleurs en puissance devaient être dotés d’un Talent exceptionnel et d’une audace inouïe. Depuis cette fameuse nuit, des patrouilles parcouraient le Donjon, ce qu’aucun roi-impérial n’avait jusqu’alors jugé nécessaire.

Mais seul Pelio pouvait se rendre compte de l’ampleur exacte de l’événement, car lui seul savait que les voleurs s’étaient effectivement emparés d’un butin et que ceux qui avaient su se jouer des dispositifs de sécurité protégeant le Réduit étaient également capables d’en retirer des objets sans l’aide du personnel de la Haute Salle. Il devait donc s’agir d’un membre de la Guilde ou de la famille royale — ce dernier cas étant le plus probable, vu le respect scrupuleux de la Guilde à l’égard du Pacte des Puissances. Mais le prince gardait cette idée pour lui. Il connaissait la précarité de sa position et n’ignorait pas que les gens commençaient à se poser des questions qui risquaient d’aboutir à la révélation de ses rapports avec une Profane de basse extraction. Dans ces conditions, il valait mieux éviter la femme pendant quelques jours, tant en public qu’en privé.

Pelio passait d’une conversation à l’autre sans véritablement prendre part à aucune, ni savoir au juste quoi faire. Avant de rencontrer Ionina, les choses étaient différentes. Il se contentait alors de bouder. Or, depuis qu’il avait pris goût aux échanges verbaux, il ne pouvait plus se satisfaire de cette attitude. Mais peut-être n’était-ce pas plus mal. Il observa, à l’autre extrémité de la terrasse, Aleru en compagnie de la reine Virizhiana. Celui qui avait dévalisé sa resserre jouait un jeu dangereux et difficile à saisir. Tant qu’il n’en saurait pas davantage à ce sujet, il était plus prudent de rester tranquille et de faire preuve de discrétion.

Il s’écarta de la foule et se dirigea vers un berceau de verdure entouré d’arbres, situé près du bord de la terrasse. L’odeur des fleurs et du feuillage y était plus pénétrante et les bruits de la fête lui parvenaient assourdis. À quelques centimètres de ses pieds, le tapis d’herbe se terminait abruptement et le sol, continuant en pente raide, révélait son substrat rocheux, rose et vitreux. De l’endroit où il se tenait, Pelio pouvait distinguer la totalité des quinze gradins, depuis le sommet jusqu’au rang assigné aux barons. Mais la végétation était si abondante qu’il n’apercevait qu’une partie de la foule.

Quelque part sous les arbres de la neuvième plate-forme, les musiciens de la fête entonnèrent l’« Invitation à la Joute ». Sur toutes les terrasses, les spectateurs s’avancèrent afin de suivre les épreuves se déroulant dans la lice occidentale. Le refuge de Pelio fut envahi par un trio de jeunes nobles bavards qui n’arrêtaient pas de faire des paris. La couleur bleue de leurs kilts apprit au prince qu’ils étaient originaires d’une cour comtale et que leur place se trouvait sur le sixième gradin. Mais l’étiquette de la fête n’avait rien de très strict et, à la condition de cultiver les amis qu’il fallait, un noble pouvait circuler pratiquement dans tout l’amphithéâtre. Pour la première fois depuis des années, Pelio n’avait pas été reconnu et, avant même de s’être aperçu de ce qu’il faisait, il pariait sa plus grosse bague qu’un certain Tseram Cherapfu triompherait ce jour-là dans la lice. En fait, il ignorait tout de ce Tseram Cherapfu, mais avait entendu un peu plus tôt prononcer son nom par des amateurs de tournois.

Ils s’installèrent tous les quatre dans l’herbe tendre pour assister au combat. Quelques secondes plus tard, les deux adversaires firent leur apparition — l’un à l’extrémité nord du terrain, l’autre au sud. À cette distance, leurs silhouettes se réduisaient à deux taches minuscules que distinguaient seulement les couleurs vives de leurs casaques. Pelio déduisit des propos tenus par ses compagnons que Cherapfu était l’homme au costume rouge, celui qui avait pris position au nord.

Un claquement semblable à un coup de tonnerre résonna dans toute la lice et un nuage de poussière s’éleva du sol à proximité de l’endroit où se tenait le jouteur vêtu de bleu : Tseram Cherapfu venait de porter le premier coup. L’un des jeunes nobles grommela qu’une attaque aussi prématurée n’était qu’un vain gaspillage de forces, mais un autre lui répondit qu’on ne pouvait rien affirmer, Cherapfu sachant parfois être étonnamment précis. Les deux hommes s’avancèrent lentement pour se défier, jusqu’au moment où ils ne furent plus éloignés l’un de l’autre que de quatre cents mètres. Un second coup de tonnerre éclata alors, se prolongeant cette fois en un staccato de détonations sèches produites par l’air fusant à toute vitesse au-dessus de la lice.

L’épreuve se limitait à un combat amical, mais les deux adversaires ne s’en conduisaient pas moins comme d’authentiques soldats sur le champ de bataille. Car il était généralement impossible, dans la réalité, de désorganiser les viscères de l’ennemi par un usage direct du Talent : à moins d’avoir été étourdi ou de n’être qu’un Profane, ses défenses naturelles le protégeaient contre une offensive de ce type. Il se révélait donc nécessaire d’attaquer l’ennemi indirectement, en téléportant sur une distance de plusieurs lieues de l’air et des blocs de rochers qui convergeraient sur la cible à la vitesse de plusieurs dizaines de mètres à la seconde.

La joute se déroulant dans la lice en contrebas ne pouvait sacrifier à ce point au réalisme ; il était donc interdit aux deux hommes d’employer des projectiles solides, et les bouffées d’air qu’ils téléportaient passaient loin au-dessus du sol. Ce qui n’empêchait pas le duel d’être spectaculaire : les coups de boutoir du vent soulevaient des nuages d’herbe et de poussière au-dessus du terrain où les deux soldats se déplaçaient sans cesse afin d’éviter les tirs de l’adversaire.

Pelio se surprit à crier aussi fort que les autres. Les deux combattants étaient de la meilleure trempe, ce dont il se rendait compte lui-même. Ils avaient dû accomplir le Grand Pèlerinage de l’arctique pour être à même de convoquer le tonnerre de cette façon. En outre, seuls quelques individus hautement entraînés étaient capables de se téléporter sans l’intermédiaire d’un bassin de transit ; or les deux hommes se livraient constamment à cet exercice.

L’issue ne pouvait plus être lointaine ; le soldat vêtu de rouge chancelait sous les multiples rafales qui laminaient l’herbe à ses pieds. Sans défense devant le tonnerre dirigé contre lui, il vacillait d’un air hébété. Les quatre jeunes gens retinrent en même temps leur souffle lorsqu’un ultime coup renversa Cherapfu et que l’homme effectua un tour complet en l’air avant de retomber à terre.

Des acclamations jaillirent de toutes les poitrines et les trois garçons se levèrent d’un bond en commentant fébrilement la rencontre. Pelio donna également son avis, mais il ne faisait que répéter des arguments entendus plus tôt au cours de l’après-midi et il s’aperçut avec surprise qu’il s’amusait beaucoup, même s’il parlait à tort et à travers. Tandis que Pelio retirait de son doigt la bague que lui coûtait son pari, une seconde vague d’applaudissements les obligea à se retourner. Derrière le rideau d’arbres, ils virent le vainqueur du combat, qui venait d’émerger du bassin principal de transit, recevoir les félicitations d’Aleru et de Virizhiana, et la guirlande de la victoire lui être épinglée en travers de sa casaque bleue. La foule les entoura et…

Ionina ! Elle se tenait à une vingtaine de mètre du bassin, et auprès d’elle se dressait le géant au teint basané nommé Adgao. Par quel prodige se trouvaient-ils là ? Qui les avait amenés ? À l’étonnement qu’il venait d’éprouver succéda rapidement la crainte paralysante de voir échouer son stratagème. Pelio se retourna comme un automate vers ses compagnons et tendit sa bague au premier d’entre eux, avant de s’écarter du bosquet, avec Samadhom sur ses talons.

Il entendit derrière lui la voix d’un des jeunes gens s’exclamer : « Regarde, Jiru ! Le sceau du prince impérial est gravé sur ce bijou. »

Il faut que je les éloigne, il faut que je les éloigne ! Pelio ne pouvait penser à rien d’autre tandis qu’il traversait la terrasse herbue en direction de la femme et de son ridicule compagnon. On rencontrait partout des soldats d’élite, capables de reconnaître sans hésitation des Profanes en la personne de ces deux étrangers. Il n’était donc pas question qu’on le vît adresser la parole à Ionina.

Il comprit soudain que la chose n’avait plus d’importance : la terrasse était devenue étrangement silencieuse. Même autour du bassin de transit, les conversations avaient cessé. Ionina, Adgao et lui-même mobilisaient l’attention générale. Il s’aperçut brusquement que les deux étrangers se trouvaient placés sous la surveillance de trois hommes. Il ne restait plus aucun espoir. Pelio se redressa et franchit lentement la distance le séparant de la femme. Tout était si calme qu’il pouvait entendre le bruissement de l’herbe s’écartant devant ses pieds et des voix monter des terrasses en contrebas. Quelle ironie du sort que tout dût s’arrêter maintenant, par une journée aussi ensoleillée !

Il arriva enfin devant Ionina. Celle-ci paraissait deviner sa peur, bien qu’elle n’en pût connaître la cause. Derrière les gardes, Pelio aperçut trois de ses domestiques et se dit qu’ils devaient avoir conduit Ionina et Adgao à la fête. Étaient-ils simplement stupides — ou bien y avaient-ils été incités ? Cette question ne fit que lui effleurer l’esprit, car il savait qu’au fond elle était sans importance.

Il entendit derrière son dos un léger bruit et, quand il se retourna, il ne fut aucunement surpris par la scène qui se présentait à sa vue. Le roi, son père se tenait devant lui. Shozheru ouvrait et fermait alternativement la bouche comme un poisson hors de l’eau, et paraissait balancer entre la colère et l’humiliation. De chaque côté de lui étaient rangés ses conseillers — ces hommes loyaux et sévères qui depuis tant d’années pressaient leur roi de se débarrasser de Pelio afin de permettre à Aleru de lui succéder. Aleru lui-même était présent, son visage vert-de-gris presque blanc de… quoi ? De rage ? De jubilation ? Parmi la foule massée derrière eux, Pelio ne reconnut que deux ou trois visages : celui de sa mère, le regard fixé juste au-dessus de son front ; celui de Thredegar Bre’en, l’air plus débonnaire que jamais ; enfin celui de Thengets del Prou. L’homme de la Guilde avait toujours montré un comportement bizarre ; il était une des rares personnes qui s’adressât à Pelio comme si celui-ci n’eût pas été différent des autres — peut-être parce que, du haut de sa supériorité, Prou ne jugeait pas Pelio tellement inférieur aux gens normaux sous le rapport du Talent. Mais, actuellement, ce possible allié paraissait lui-même lointain et indifférent. Le monde entier était dressé contre lui et les deux autres Profanes.

Le vieux Shozheru finit par retrouver l’usage de la parole, encore que sa voix tremblât de colère et de chagrin : « Pourquoi, Pelio ? Tuaurais pu être roi de l’Été… Au moins en porter le titre. J’avais tout arrangé. » Un ronchonnement succéda à ces mots, puis le roi reprit : « Tu n’avaisrien d’autre à faire que conserver une certaine dignité et agir comme si ma dynastie eût pu se perpétuer à travers toi. Au lieu de quoi tu te commets avec des… dégénérés ! » Il tendit convulsivement le doigt vers les étrangers de haute taille qui se tenaient derrière Pelio. « Si je permets que tu me succèdes, ta « cour » deviendra la risée de tout le Royaume de l’Été. Quel vassal se résoudrait même à simuler la loyauté à ton égard ? En dépit de ses cinq siècles d’existence, l’empire s’effondrerait au bout d’une année. » La douleur semblait à présent l’emporter en lui sur la colère. « Crois-tu que j’aie le choix, Pelio ? Selon la loi, tu dois me succéder ou mourir. Après ce qui vient d’arriver (il désigna une fois de plus Ionina et Adgao), tu ne peux plus me succéder. »

Une voix douce mais au ton ferme s’éleva derrière Pelio. « Il existe une autre solution. » L’intervention de Ionina laissa Shozheru pantois. Aucun noble ne s’était jamais adressé à lui avec aussi peu d’égards, sans parler d’un roturier ni, à plus forte raison, d’un Profane. Pelio se retourna vers la jeune femme afin de l’observer. L’attitude de Ionina ne traduisait pas la moindre humilité ; elle regardait au contraire Shozheru droit dans les yeux et le roi restait figé devant son étrange beauté. Mais, dès qu’elle prit la parole, le charme fut rompu et les mots qu’elle prononça suscitèrent jusque dans la foule un énorme éclat de rire, cependant vite réprimé.

« Pelio va bientôt traverser le Grand Océan ; ainsi vous serez débarrassé de lui. »

Le corps du roi-empereur se raidit au moment où il fit appel à ses pouvoirs. « Ne te moque pas de moi ! » Sa voix aiguë avait des accents efféminés, mais son visage exprimait une volonté homicide et Ionina eût dû mourir à cet instant, le cœur ou le cerveau mis hors d’état de fonctionner, si Samadhom, poussant un jappement plaintif, ne s’était gauchement précipité à ses côtés.

La femme répliqua d’une voix tendue et agressive. Ignorait-elle donc qu’elle venait d’échapper à la mort ? « Je ne me moque pas de vous. Je dis la vérité. »

Shozheru se calma et son corps débile reprit sa posture habituelle. Il parut prendre conscience de la présence des spectateurs et, avec un regard irrésolu à l’adresse des trois Profanes, il répondit : « Nous poursuivrons cette discussion en privé. Allons. » Et la foule s’écarta en silence devant eux afin de les laisser gagner le bassin de transit.

La salle du conseil était située dans les contreforts occidentaux du mont palatin. Derrière les fenêtres ouvertes, un tapis de verdure inondé de lumière se déroulait sur plus d’un demi-kilomètre de longueur, jusqu’à l’endroit où le sol disparaissait sous la luxuriance de la forêt vierge équatoriale. L’intérieur de la pièce était sobre, son unique décoration consistant en une collection de tableaux représentant les quarante-sept prédécesseurs de Shozheru. La table de conférence en bois poli disposée au centre était elle-même dépourvue des ornements sculptés en forme de gargouilles si répandus à cette époque. À l’exception de quatre portraits supplémentaires, l’état de la pièce était demeuré inchangé pendant près d’un siècle, c’est-à-dire depuis l’ère Teratseru, durant laquelle simplicité avait été synonyme d’élégance.

La salle était bondée quand ils entrèrent, mais le roi en chassa gardes et conseillers. Si les circonstances avaient été différentes, Peliose serait bien amusé en voyant l’air consterné de ces graves personnages, qui manquèrent de se quereller avec leur roi avant de se résoudre à sortir. Il ne resta plus alors que cinq personnes en présence : Aleru et le roi à un bout de la pièce, à l’autre les trois Profanes.

Shozheru posa les mains à plat sur la surface somptueusement vernis de son bureau et considéra son fils durant un long moment. Le roi paraissait plus calme et plus résolu qu’auparavant. « Cette femme dit qu’il existe une troisième solution, Pelio. » Il ne regardait pas Ionina. « Elle dit que tu vas “traverser l’océan” et céder ton droit de succession à Aleru. »

Pelio tourna les yeux vers Ionina et Adgao, debout près de la table. La jeune femme lui adressa un regard de ses prunelles sombres et mystérieuses et Pelio sut qu’elle ne s’était pas jouée d’eux : le royaume des Profanes dont elle venait se trouvait bien de l’autre côté de l’océan, et elle connaissait le moyen de s’y rendre.

« Oui, sire, c’est exact.

— Comment ? » Le roi avait chargé ce simple mot de toute l’ironie dont il était capable. Il existait naturellement des terres au-delà de l’océan, mais nul — pas même un membre de la Guilde — n’aurait pu les atteindre sain et sauf. Pelio ouvrit la bouche, mais demeura muet.

« Je vais vous dire comment. » Le ton de la jeune femme n’avait rien perdu de sa suavité ni de sa détermination. Le regard de Shozheru se dirigea involontairement vers elle et, cette fois, il écouta ce qu’elle avait à dire.

Ionina leur expliqua ce projet avec suffisamment de détails pour que Pelio se sentît intérieurement glacé en l’entendant. L’entreprise paraissait insensée et défiait jusqu’à la magie. Shozheru et Aleru l’écoutaient, impassibles, mais leurs brèves questions prouvaient à Pelio qu’ils considéraient eux aussi ce plan comme une façon particulièrement déplaisante de hâter l’heure du trépas.

Quand Ionina eut fini, Shozheru se tourna vers Pelio : « Ce serait un suicide, mon fils », lui dit-il tranquillement. « Est-ce réellement ce que vous projetez tous les trois ? »

Avons-nous le choix ? pensa Pelio. Il savait que Shozheru était désormais persuadé qu’il serait incapable de gouverner — fût-ce fictivement — le Royaume de l’Été. Ce qui signifiait qu’il fallait écarter Pelio, que Pelio devait mourir. L’exil ne suffisait pas — ainsi en avait décidé l’immuable coutume — car un prince peut toujours revenir d’exil à la tête d’une armée d’insurgés…

Or aucun homme n’étaitjamais revenu de l’autre bord de l’océan, aucun homme n’avait jamais survécu à un saut même dix fois moindre ; le roi parviendrait probablement à convaincre ses conseillers de laisser Pelio entreprendre ce voyage au lieu de le faire exécuter.

« Oui, père », répondit Pelio. Mais, en dépit de la confiance qu’il avait en eux, il doutait que le dessein d’Adgao et de Ionina lui eût agréé sans la perspective inverse d’un arrêt de mort impérial.

Shozheru fixait la table. Derrière lui, Aleru regardait au loin par-dessus l’épaule de son père. Ils avaient visiblement compris la situation. En adoptant cette solution, le roi ne serait pas obligé de devenir le meurtrier de son propre fils. « Très bien », finit par dire Shozheru. « Je vous accorde à vous trois toute la latitude que cette jeune femme demande, de même que le matériel et la main-d’œuvre nécessaires. » Il leva les yeux vers eux et Pelio se rendit compte à quel point il en coûtait à son père de satisfaire son « vœu », car la Cour de l’Été était déjà suffisamment en butte à la raillerie générale à cause des ménagements dont elle usait envers le Profane qu’il était. « Vous avez neuf jours. »

Le roi traversa la pièce et se laissa glisser dans le bassin de transit sans un mot d’adieu.

« Je vais te faire envoyer tes serviteurs », dit Aleru en s’approchant à son tour du bassin de transit. Arrivé au bord de l’eau, il hésita un instant avant de se retourner pour faire face aux Profanes. Sa tête se découpait sur la végétation lumineuse qu’on apercevait à l’extérieur et Pelio ne put distinguer ses traits. Une pointe d’ironie était-elle décelable dans les mots qu’il prononça alors ? « Quoi qu’il arrive, la dynastie est sauvée, frère. Et j’espère que… d’une façon ou d’une autre… tu réussiras. »

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