CHAPITRE 14

Bjault contempla le plafond pendant plusieurs minutes avant de se rendre compte qu’il était réveillé et que les tiraillements d’estomac qu’il ressentait, loin d’être des crampes, constituaient simplement les symptômes de la faim. Il rejeta la couverture et se mit sur son séant. Le vent hurlait à travers la petite cheminée de la pièce et la flamme de la torche brûlant dans le corridor vacillait continuellement. Il ne se sentait plus nauséeux ni étourdi comme… la nuit précédente ? Il consulta son chronomètre et s’aperçut qu’il avait en effet dormi plus de dix heures. La douleur avait disparu et il s’estimait capable de vivre encore un siècle… s’il ne mourait pas de faim durant les dix prochaines minutes.

Bjault se leva et écarta le rideau de communication. Dans le miroir en argent surmontant le lavabo, son visage brun lui apparut hâve et décomposé. Il se rapprocha de la glace et, écartant les lèvres, il examina ses gencives. Il observa pendant un long moment la tramée bleu vif qui courait à la lisière de la racine des dents. Saturnisme : cette teinte bleue était un des rares symptômes de l’intoxication par le plomb dont il se souvînt encore. La teneur en substances toxiques de la nourriture azhirie devait être infiniment plus élevée qu’il ne se l’était figuré. L’amélioration de son état ne pouvait donc être que passagère. Pour combien de temps en avons-nous encore ? Quelques semaines ? Ou quelques jours ? Et dans ce dernier cas, devons-nous cesser de nous alimenter ? Ou bien l’inanition ne ferait-elle qu’accélérer les effets du poison déjà ingéré ?

Mais, une fois habillé, dès qu’il eut mis le pied dans le couloir menant à la salle à manger, Bjault recouvra en partie son optimisme. Avec de la chance, ils pouvaient être rentrés à Novamérika avant qu’il ne soit victime d’une nouvelle « crise ». Après tout, Yoninne n’avait encore donné aucun signe de malaise. Cette planète paraissait d’ailleurs lui réussir à maints égards : n’avait-elle pas fait preuve la veille d’une réelle sollicitude envers lui ?

Il écarta la tenture pour pénétrer dans la salle à manger, où il aperçut un groupe de personnes à la mine sévère, debout autour de la table. Deux autochtones faisaient face à ses compagnons. Les Hommes des Neiges, ayant ôté leurs parkas, étaient torse nu et leur épiderme luisait à la lumière des torches. L’un d’eux retira une feuille de papier triangulaire de ses jambières molletonnées et dit : « Nous avons reçu un nouveau rapport en provenance de la Route insulaire, messeigneurs, depuis que nous vous avons avertis de l’imminence de la tempête. La voie demeure libre sur près de sept lieues, mais la tempête se rapproche et les lacs de transit situés sur son trajet gèlent trop vite pour que nos ouvriers puissent les maintenir ouverts. Il faudra peut-être attendre une nouvenne avant que le trafic ne reprenne. »

Le ton de la réponse de Pelio trahissait la colère. « Mais nousdevons continuer. Et notre droit de passage est garanti par traité. »

Le large visage de l’Homme des Neiges s’assombrit fugitivement, avant que son possesseur ne prenne le parti de rire. « Vous avez conclu ce traité avec nous, pas avec le temps qu’il fait ici. Circulez à votre guise sur la Route insulaire : au bout de cinq ou six sauts vers l’aval, vous vous écraserez sur une couche de glace de un mètre d’épaisseur. » Son humeur prit un tour agressif. « Vous tenez tellement à vous défiler ? » La nouvelle de l’entrevue de Pelio avec son père lors du Festival de l’Été avait dû se répandre jusqu’au Royaume des Neiges. Un silence pesant succéda à cette remarque insolente de l’Homme des Neiges, remarque que les gardes et les officiers du prince affectaient de ne pas avoir entendue. La plainte du vent leur parvint faiblement à travers la muraille.

Pelio se dispensa de relever la raillerie. « Ce n’est pas ce que je voulais dire. Le traité stipule que les habitants de l’Été possèdent un droit de passage au nord — même si cela doit revenir à emprunter une route différente.

— Hum ! Je suppose que, si vous insistez, nous devrons vous laisser utiliser la Route septentrionale, encore que vos compatriotes préfèrent rester à Grechper en attendant que la tempête s’apaise.

— Nous insistons, fit Pelio.

— Très bien. » L’autre haussa les épaules. « Je vous procurerai une autorisation. » Les Hommes des Neiges enfilèrent leurs parkas, qu’ils boutonnèrent, puis tournèrent les talons et s’engagèrent dans l’escalier sans témoigner la moindre marque de civilité.

Pendant un moment, personne ne parla. Ajao fit le tour de la table jusqu’à l’endroit où une pile de sandwiches était posée sur une assiette en bois. Il avait si faim qu’à ses yeux l’incident passait au second plan. Quand il eut achevé son deuxième casse-croûte, le silence régnait toujours. Ajao promenait ses regards d’une extrémité à l’autre de la pièce avec le sentiment que quelque chose lui échappait : Pelio et Leg-Wot se tenaient en effet de part et d’autre de la table en évitant soigneusement de se regarder.

Le prince finit par se tourner vers leur pilote-navigateur. « Eh bien ? »

Le soldat se mit brièvement au garde-à-vous avant de répondre. « Ils sont aussi arrogants que d’habitude, Votre Altesse, mais j’ai bien peur qu’ils aient raison. J’ai sondé la couche de glace superficielle des lacs de transit le long de l’itinéraire. Si nous laissons passer la tempête, nous risquons d’être bloqués ici trois ou quatre jours.

— Vous n’ignorez pas, capitaine, que nous ne pouvons attendre dix-huit heures ni, à plus forte raison, trois jours. » Les conseillers de Shozheru s’étaient montrés intransigeants : les Profanes ne disposaient que de neuf jours pour réaliser leur projet. Sur ces neuf jours, il leur restait à peine plus d’une journée. « Et la Route septentrionale ? Les Hommes des Neiges disent que nous pourrions obtenir l’autorisation de l’emprunter. »

Le soldat acquiesça et fit signe à un subordonné. Celui-ci ouvrit une sacoche en cuir et déroula sur la table une grande carte de la planète. « Voici Grechper. » Le navigateur indiqua un point situé presque à mi-chemin du pôle. « Si nous pouvions continuer par la Route insulaire (il traça une ligne droite jusqu’à la circonférence du disque), nous aurions à peu près quatre-vingts lieues à couvrir pour atteindre le comté de Tsarang — soit moins de dix heures, en forçant l’allure. Au cas où la voie serait coupée, nous pourrions suivre la Route septentrionale. » Il désigna un pointillé rouge reliant l’intérieur au pôle. « Nous devrons toutefois engager un pilote local, puisque je ne suis pas en mesure de sonder cet itinéraire. Les pèlerins de l’Été ne sont pas autorisés à aller beaucoup plus au nord que Grechper. Il faut compter environ quarante sauts pour gagner le pôle Nord. Vous ne vous attendiez peut-être pas à un nombre aussi élevé, mais nous ne supporterions pas à chaque saut la même secousse que sur les routes de l’Été. Les lacs septentrionaux du Royaume des Neiges sont de petite taille et souvent encombrés par des blocs de glace qui risqueraient de percer la coque du yacht si nous heurtions la surface trop brutalement. Une fois au pôle, nous prenons cette route (il l’indiqua du doigt) et mettons cap au sud en direction du comté de Tsarang. Encore soixante-quinze bonds. »

Le prince fit une grimace. « En somme, trente-cinq sauts de plus que par la Route insulaire. Combien de temps mettrons-nous ?

— D’après le traité, ils ne sont tenus de nous fournir qu’un seul pilote ; dans ces conditions, je doute que nous fassions plus de six bonds à l’heure… disons donc vingt heures au total.

— Parfait. Retournons au yacht et préparons-nous à partir. Simultanément, je tiens à ce que vous (Pelio s’adressait maintenant au consul) fassiez tout ce qui est en votre pouvoir pour obtenir la collaboration active des autochtones : il nous faut cette autorisation de circuler sur la Route septentrionale et un pilote qui connaisse le chemin. »

Le vieux diplomate s’inclina. « À vos ordres, Votre Altesse. »


Il fallut près de trois heures aux Hommes des Neiges pour mettre la main sur un pilote qualifié. Pendant la majeure partie de ce temps, Ajao et ses compagnons restèrent serrés les uns contre les autres à proximité des petits poêles du bateau afin de se tenir chaud. Le ciel demeurait clair et les deux lunes avaient fait leur apparition à chaque extrémité du firmament — l’une pleine, l’autre réduite à un quartier. Vers l’occident — au-delà du chaos de l’océan gelé — les étoiles étaient suspendues à quelques degrés au-dessus de l’horizon. Autour du lac, les Hommes des Neiges cassaient avec ardeur la glace fumante qui se formait même dans cette eau pourtant abondamment traitée. De rares nefs utilisaient encore le lac. Au moins cinquante unités, dont plus de la moitié présentaient cette ligne inélégante typique de la contrée, étaient attachées le long des quais. Toutes attendaient l’ouverture de la Route insulaire.

Vers midi, une demi-clarté éclaircit la partie méridionale du ciel à l’instant où le soleil tenta bravement de surgir au-dessus de la ligne d’horizon. Mais, Grechper étant situé au-delà du cercle arctique, sa tentative était vouée à l’échec.

Leur navigateur décida à un certain moment d’envoyer une sphère messagère jusqu’au premier lac de transit de la Route insulaire, qu’en le sondant il avait trouvé recouvert d’une couche de glace. Quelques minutes plus tard, la réponse heurtait la surface de l’eau à proximité du yacht. La sphère de bois, très endommagée, fut hissée à bord et ouverte. Le message qu’elle contenait signalait que la tempête, qui continuait à se déchaîner, allait même en empirant.

Réunis sur le pont glacial, Pelio et Leg-Wot n’échangèrent pratiquement pas une parole durant toute la matinée. La seule fois qu’Ajao vit l’un des deux regarder l’autre, ce fut pour surprendre le regard courroucé que Leg-Wot décochait au dos tourné de Pelio. Ni l’un ni l’autre ne lui demandèrent des nouvelles de sa santé. On eût dit des individus différents ; que s’était-il donc passé pendant qu’il dormait ? Il essaya d’amener Yoninne à lui faire des confidences, mais elle ne se laissa pas manœuvrer.

Leur nouveau pilote — escorté par les deux Hommes des Neiges qui leur avaient précédemment annoncé l’arrivée de la tempête — finit par gravir l’échelle de coupée. Lorsqu’il fut à bord, le répit — si l’on peut dire — cessa. Le chef-navigateur du yacht fit accomplir à l’homme une brève inspection de la coque, en prenant soin de lui indiquer les dimensions et les parties vulnérables des bordages. Cinq minutes plus tard, ils se téléportaient avec persévérance en direction du nord. Au terme de chaque saut, la nef glissait en biais dans l’eau. Au sud, le demi-jour s’éteignit rapidement et les deux lunes les contemplèrent du haut d’un ciel constellé.

Ajao ne voyait plus aucun bateau orné du soleil luisant au-dessus des champs, qui symbolisait le Royaume de l’Été. Les hommes des Neiges assuraient à eux seuls la totalité du trafic le long de cette route : leurs nefs, de forme presque parfaitement sphérique, étaient aisément reconnaissables. Les bâtiments de la rive devenaient plus petits et il était rare qu’on aperçut une ville au-delà. À la vérité, ces édifices se réduisaient à de simples abris construits à l’aide de massifs blocs de glace. La température dépassant rarement zéro à cette latitude, même au plus fort de l’été, la neige et la glace constituaient des matériaux de construction parfaitement adaptés. D’ailleurs, dans ce coin, le sol devait être enfoui sous une couche de glace de plusieurs centaines de mètres d’épaisseur. Lieue après lieue, le pays déroulait sous leurs yeux un désert glacé et stérile. Ajao se rendait compte à présent que même le mode de vie de ces Hommes des Neiges ne réussissait pas à persister au-delà du quinzième parallèle. Les seuls habitants de la contrée étaient probablement les casseurs de glace chargés de dégager la route.

Le vent tomba subitement. Peut-être se trouvaient-ils à l’abri d’une chaîne de montagnes invisible à cause de la nuit. Pendant que le nouveau pilote se reposait, l’équipage inspecta la coque de la nef et tenta de faire sauter une partie des plaques de glace qui recouvraient les lames inférieures des hublots. Au sein du silence relatif, les poêles crépitaient en fusant. À présent que le vent avait cessé de souffler, leur chaleur allait pouvoir se faire sentir sur le pont et les hommes se massèrent autour d’eux. Ajao s’étonna que cette brusque hausse de température n’eût pas fait sortir Samadhom de la retraite que Pelio lui avait dénichée dans la dunette.

À travers un hublot obstrué par la glace, Ajao dirigea ses regards vers une nef visible à l’autre extrémité du lac. Un spectacle inhabituel s’y déroulait : le bateau se retournait lentement sens dessus dessous, comme une baleine se roulant paresseusement dans les vagues, avant de reprendre sa position initiale et d’être brusquement téléporté hors du lac. Pour quelle mystérieuse raison les Hommes des Neiges avaient-ils fait opérer un demi-tour à leur nef avant d’effectuer leur saut ? Ajao traversa le pont givré pour gagner l’endroit où se tenait Pelio, occupé à se réchauffer. Le prince ne daigna même pas lever les yeux quand Bjault lui demanda des explications au sujet de ce dont il venait d’être le témoin. Pendant une fraction de seconde, Ajao crut que Pelio ne lui répondrait pas mais, avec un haussement d’épaules, l’Azhiri finit par laisser tomber tranquillement : « Je croyais que vous et Ionina connaissiez toutes les réponses, Adgao. Vous oubliez que je ne suis qu’un balourd ignorant dont il vous plaît d’user momentanément. »

Cette phrase fut pour Bjault un trait de lumière. Il jeta un coup d’œil vers Yoninne, postée de l’autre côté du pont, mais sa digne collègue contemplait farouchement la rive, avec la ferme intention de les ignorer. Bon, soupira Bjault à part soi, il faut croire qu’aucun de nous n’est très doué pour l’intrigue. Se sentant presque soulagé de voir que le jeune homme semblait comprendre la situation, il dit à haute voix : « Il y a beaucoup de choses que nous ne savons pas Votre Altesse. C’est peut-être pour cette raison que nous vous avons… berné. Si vous vous trouviez à des centaines de lieues de chez vous, au milieu d’étrangers enclins à l’hostilité, n’agiriez-vous pas d’une manière un peu… euh… sournoise — même à l’égard des gens qui vous semblent amicaux ? »

Le prince tourna les yeux vers le feu qui luisait à travers la plaque de mica du poêle. « Je suppose que oui. De votre part, je pourrais l’admettre, mais je croyais que Io… » Il s’interrompit et changea totalement de sujet. « La nef que vous avez vue se retourner se préparait à se téléporter jusqu’à une route de l’hémisphère sud. »

Dans certaines circonstances, il était paradoxalement plus facile aux Azhiris de franchir par téléportation quelques milliers plutôt que quelques centaines de kilomètres ; car, si leur destination, au sud, et leur point de départ, au nord, se situaient à équidistance de l’équateur, il leur était possible de se téléporter sans subir la moindre secousse. Ainsi le Royaume des Neiges, qui occupait les deux pôles de la planète, ne cessait pas pour autant de constituer dans une certaine mesure un seul et même territoire.

Mais cette réponse ne satisfaisait pas entièrement Bjault. « Ce que je voudrais savoir, c’est pourquoi ils retournent leur nef sens dessus dessous ? »

Pelio haussa encore une fois les épaules. « Par rapport à nous, les habitants du pôle Sud se tiennent sur la tête : personne ne peut téléporter une nef sans d’abord la retourner afin que sa quille soit dirigée dans le sens du lieu de destination. C’est la même chose dans notre cas, quoique vous n’ayez probablement pas remarqué les changements d’assiette, tant ils étaient faibles. »

L’absurdité apparente de cette explication se dissipa quand Ajao eut compris qu’elle découlait du principe de la conservation de l’énergie : si ce processus d’orientation n’avait pas été nécessaire, il eût été en fait possible de créer un mécanisme à mouvement perpétuel en téléportant alternativement un pendule entre les pôles nord et sud. Curieuse et intéressante particularité — mais il ne trouvait plus d’autre question à poser. Quant à Pelio, il semblait n’avoir plus rien à dire. En dépit de tous les hommes réunis sur le pont, le jeune homme était désespérément seul. Ajao poussa un soupir et regagna sa place.


Leur arrivée au pôle Nord fut aussi brutale qu’inattendue. Ils se retrouvèrent sans transition à la surface d’un nouveau lac, beaucoup plus étendu que les précédents. Le trafic y était particulièrement dense — comme si cette nappe d’eau eût constitué le point de jonction de plusieurs routes. Des entrepôts bâtis en glace se succédaient sur tout le pourtour du lac et certains étaient reliés entre eux par des passages couverts dont les toits dépassaient à peine d’un amoncellement de neige poudreuse que le vent chassait au-dessus de l’eau depuis la vaste plaine environnante. Si ces bâtisses trapues formaient le fameux palais dont ils avaient entendu parler, la surprise était de taille.

Mais Pelio tendit le doigt en direction de l’horizon. Ajao aperçut à une certaine distance une série de dômes aplatis et de tours tronquées qui jetaient un éclat bleuté sous la clarté lunaire. Çà et là, de minuscules orifices sombres rompaient la monotonie des courbes. Devant l’insistance polie mais obstinée d’Ajao, Pelio finit par leur expliquer de quoi il s’agissait. « Ce sont des fenêtres. Les tours de guet ont soixante mètres de hauteur. En un sens, le Palais des Neiges est encore mieux protégé que le Donjon de mon père, car il est entouré à chaque pôle par des centaines de kilomètres de banquise. Et les pèlerins indésirables qui seraient parvenus jusqu’ici seraient repérés du haut de ces tours longtemps avant qu’ils n’aient atteint le palais. »

Soixante mètres de hauteur, se répéta Bjault avec un certain saisissement. Un tel chiffre suggérait de nouvelles perspectives : il fallait connaître au moins les rudiments de la statique pour bâtir des édifices en glace à pareille échelle. Le palais, en effet, se distinguait radicalement des piètres abris en neige qu’ils avaient vus le long de la route.

Le pilote ouvrit avec effort le panneau de coupée et se pencha au-dehors, malgré le vent, pour crier quelque chose à l’adresse des silhouettes masquées et emmitouflées qui se tenaient sur le quai en contrebas. Les deux individus écoutèrent pendant un moment, avant de faire un signe de la main et de regagner pesamment leur abri. Le pilote referma le panneau et la bouffée de vent glacial qui balayait le pont se mua en un simple courant d’air frais.

« Nous avons reçu la permission de pénétrer dans le lac de transit situé à l’intérieur du palais, dit Pelio. Là, il sera plus facile d’inspecter la coque et de nettoyer les hublots… Je ne m’attendais pas à tant de civilité. »

Une double lumière jaune brilla dans une ouverture d’une des tours du palais. Le pilote fixa cette direction avec un hochement de tête et s’assit. Il se concentra pendant quelques instants et leur ultime saut les introduisit dans l’enceinte du Palais des Neiges. La vaste salle où ils émergèrent eût été plongée dans l’obscurité sans les rayons de lune filtrant à travers les jours pratiqués dans le dôme. La nef flottait à la surface d’un bassin d’une cinquantaine de mètres de côté. Au bord de l’eau courait une colonnade dont les fûts, de la même dimension que le bassin, s’amincissaient à mesure qu’ils se rapprochaient du plafond incurvé. Malgré leur apparence massive, ces piliers devenaient translucides sous l’action de la pâle clarté lunaire et leurs angles vifs apparaissaient nettement transparents. Plusieurs hommes d’équipage libérèrent le panneau central, et Ajao remarqua que le sol en bordure du bassin était jonché de blocs de glace ou de tas de neige. Ce désordre formait un surprenant contraste avec la perfection géométrique de l’ensemble. Mais l’air pénétrant par l’ouverture semblait plus chaud qu’à l’extérieur du palais et — fait encore plus appréciable — on ne sentait plus le vent.


Bientôt les hommes les plus proches de la coupée commencèrent à tomber lentement sur les genoux, avant de s’effondrer sur le pont externe. S’étant dressé, Pelio allait se diriger vers eux quand le chef-navigateur fit signe aux Profanes de reculer, tandis que lui-même et l’équipage couraient vers les silhouettes immobiles. Bjault sentit la main de Leg-Wot se crisper convulsivement sur son coude et l’entendit chuchoter dans leur langue natale : « Des gaz ! » Dès qu’elle eut prononcé ces mots, il fut certain qu’elle avait raison. Il avait participé à des exercices d’alerte en nombre suffisant pour être à même d’identifier ce type d’accident.

La plupart des membres de l’équipage étaient à présent rassemblés autour des hommes inanimés. « Croyez-vous qu’ils aient été victimes du Kenking, commandant ? » cria l’un d’eux au chef-navigateur.

L’interpellé secoua la tête avec colère. « Tu n’as rien ressenti, n’est-ce pas ? D’ailleurs, l’Homme des Neiges aussi est tombé. » Pendant qu’il prononçait ces paroles, ses genoux fléchirent et il s’affaissa lourdement en travers des autres corps. Aux cris de terreur qui s’étaient élevés autour de lui succéda rapidement une série de crises de suffocation qui eurent raison des autres hommes. Les Novamérikains ayant retenu leur respiration en voyant s’effondrer successivement tous les hommes d’équipage, eux seuls demeuraient debout. Bjault et Leg-Wot se regardèrent en silence d’un air désemparé. Tout en sachant ce qui était en train de se produire, ils étaient totalement incapables de modifier le cours des événements.

Ajao fut bientôt contraint de faire entrer de l’air dans ses poumons. Bien qu’il n’eût perçu aucune odeur signalant la présence d’un élément chimique apte à exercer une action corrosive sur l’organisme, il se retrouva brusquement sur les genoux et la réalité lui glissa entre les doigts. Quelque part, très loin, il entendit jurer Leg-Wot quand à son tour elle dut accepter l’inévitable.

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