CHAPITRE 21

Dès que la réunion du Conseil eut pris fin, Bjault retourna à l’hôpital.

L’Hôpital Principal constituait un spécimen typique de l’architecture coloniale : c’était un bâtiment sans étage, construit en alumine moulée, dont toutes les portes et les fenêtres se manœuvraient manuellement. Aussi laid que pratique. Mais les Novamérikains avaient eu l’excellente idée d’implanter leur centre médical sur les hauteurs de la côte, en surplomb des palmiers taillés en pyramide et des plages de sable rose qui bordaient la mer polaire. De tous les édifices de la nouvelle colonie, l’hôpital était le seul à bénéficier d’un parc paysager. Quand Ajao traversa la pelouse à l’épais gazon, l’odeur de l’herbe et des fleurs se mêlait à celle de l’océan. Le soir régnait et la lumière du soleil qui flottait à l’horizon dans une sorte de crépuscule prolongé dorait les vagues déferlantes d’un vert translucide. Ici, à la latitude du pôle sud de Novamérika, le soir — ou quelque chose d’approchant — durerait encore quarante jours. Ensuite, le soleil se coucherait ; commencerait alors la saison des tempêtes hivernales. Celles-ci ne donnaient pas lieu aux mêmes excès que leurs homologues estivales : à cette époque, la mer n’était pas loin de bouillir. Elles n’en avaient pas moins leurs inconvénients, car, si l’on ne prenait pas de précautions, les pluies risquaient d’inonder la pelouse.

Il quitta cette dernière et suivit l’allée au dallage rouge qui conduisait à l’intérieur. Bjault venait de passer trente jours dans ce bâtiment. Il était resté le plus souvent inconscient, tout le sang de son organisme remplacé par un composé synthétique hydrocarboné qui lui fournissait juste assez d’oxygène pour le maintenir en vie, en même temps qu’il éliminait lentement les métalloïdes toxiques imprégnant ses tissus. Les médecins lui avaient appris qu’au moment où la navette de secours s’était posée sur l’île de Draere, il était déjà entré dans le coma. Il se rappelait seulement qu’assis au milieu de la cabine des transmissions de la station télémétrique, il s’était mis à parler dans un demi-délire devant un micro de fortune — sans recevoir la moindre réponse. Il n’avait réellement dû son salut qu’à un miracle.

Mais son sauvetage signifiait davantage que la survie d’un individu. Il avait pu lire cette certitude sur les visages des médecins qui l’avaient accueilli dans le vestibule. Ceux-ci venaient de suivre la réunion du Conseil par le va-et-vient et avaient compris que ces quelques derniers jours allaient changer le cours de l’histoire humaine dans l’ensemble du cosmos.

Bjault s’arrêta devant la porte marquée du chiffre10 et frappa doucement. Au bout d’un moment, Pelio-nge-Shozheru — le premier Azhiri à avoir quitté sa planète natale — vint ouvrir. Le jeune homme affichait un timide sourire. « Bonjour, Ajao », dit-il dans la langue locale, se tirant même avec honneur de l’épreuve ardue que représentait pour lui la prononciation de ce nom. Mais il revint aussitôt a sa propre langue. « J’espérais bien que vous auriez le temps de nous rendre visite. »

Bjault entra et regarda au fond de la pièce. Son moral flancha instantanément. Yoninne Leg-Wot dormait, le drap bleu et raide de l’hôpital soigneusement tiré jusqu’au cou. Une ampoule de perfusion était suspendue à la tête du lit, bien qu’Ajao eût entendu dire qu’elle était physiquement capable d’absorber des aliments solides.

Ils s’assirent près du lit. Ajao ne savait trop quoi dire. Ce visage paisible faisait mal à regarder. Il se tourna vers l’ancien prince. « On vous traite bien ? »

Pelio fit oui de la tête. « Ces gens sont très bons, encore qu’excessivement curieux. Mon Talent ne vaut guère la peine d’être étudié, mais si vous saviez la quantité de tests qu’ils font subir à Thengets del Prou ! » Son timide sourire reparut. « D’un autre côté, j’en apprends aussi à leur contact. Ils doivent en outre ramener Samadhom lors de la prochaine expédition à Giri ; j’ai l’impression qu’ils sont presque aussi impatients que moi de le voir. »

Il posa la main sur les bandages qui enveloppaient la tête de Leg-Wot. « Et, surtout, l’état de Ionina s’améliore régulièrement. Elle se réveille plusieurs fois par jour et me reconnaît — je crois même qu’elle comprend ce que je lui dis. Vos médecins sont vraiment excellents. »

Ajao émit un grognement diplomatique. Yoninne, songea-t-il en contemplant sa forme immobile allongée sur le lit, si seulement vous pouviez connaître la valeur de votre sacrifice ! Lui-même ne s’en était fait une idée exacte que trois jours plus tôt, la fois où il avait entendu Egr Gaun se mettre en colère contre l’infirmière, juste en face de sa chambre.

« Bon Dieu, ma petite !… » La voix du conseiller scientifique lui était parvenue clairement à travers la cloison prétendument insonorisée. « Je vais lui parler ; je sais qu’il est réveillé et qu’il a tous ses esprits. À PRESENT, LAISSEZ-MOI PASSER ! » La porte s’était brutalement ouverte et Gaun s’était approché à grandes enjambées du lit de Bjault. « Comment ça va, mon vieux ? » lui avait-il dit, avant de se retourner pour décocher un regard furieux en direction de la porte. L’infirmière avait tranquillement refermé celle-ci et les deux hommes s’étaient retrouvés seuls. Gaun avait marmonné quelque chose au sujet de « cette administration tatillonne », tout en adressant un sourire complice à l’archéologue. Comme d’habitude, le comportement de cet homme ne laissait pas d’impressionner Bjault. Gaun était un excellent mathématicien, qui comprenait parfaitement le mécanisme de l’administration, mais il préférait généralement user de la manière forte pour obtenir satisfaction. C’était précisément l’homme que Bjault souhaitait voir.

« Maintenant que tu as repris connaissance, je me suis dit que tu aimerais savoir ce que nous avons fait de tes découvertes. »

Bjault acquiesça énergiquement.

« Le rapport que tu nous a transmis depuis la station de Draere n’était pas banal. Une partie du Conseil était persuadée que tu délirais, mais le reste a voté en faveur du plan d’action que tu suggérais : la navette 03 a embarqué ce Thengets del Prou peu après qu’on t’eut mis en orbite à bord de la 02.

« Depuis notre retour, nous avons soumis Prou à tous les tests de labo possibles et imaginables. Nous n’avons toujours pas la plus vague idée de la manière dont ce type s’y prend, mais nous savons que dans cette opération toutes les quantités ordinaires sont conservées — à l’exception de la vitesse angulaire. »

Ajao haussa les épaules. La coexistence d’une vitesse angulaire et d’un mouvement rectiligne l’eût plutôt surpris.

Gaun poursuivit malicieusement : « Le sens commun en a tout de même pris un rude coup de la part de nos amis azhiris. Quand les gens du labo en ont eu fini avec Prou au niveau du sol, nous l’avons emmené dans l’espace à bord de la 03. Il se trouve qu’il est capable de la téléporter d’un seul coup sur une distance de 400 000 kilomètres. Et devine combien de temps il lui faut pour ça ? »

Ajao maudit silencieusement le mathématicien, qui s’amusait à le faire languir. « Combien ?

— Selon les chronomètres de bord, néant. D’après ceux du sol, environ 1,2 milliseconde. » Le conseiller scientifique se renversa en arrière pour jouir de l’expression qu’il s’attendait à voir apparaître sur le visage de Bjault. Il ne fut pas déçu. « Cela représente plus de mille fois la vitesse de la lumière », dit rêveusement Ajao. Depuis qu’en compagnie de Yoninne il avait appris l’existence du Talent des Azhiris, il caressait cet espoir insensé. Il reprit néanmoins : « Et la causalité ? En se déplaçant à une vitesse supérieure à celle de la lumière, ne pourrait-on pas créer des situations où…

— … l’effet précéderait la cause ? » acheva à sa place son interlocuteur. « Exact. Nous touchons d’ailleurs du doigt la raison fondamentale de l’adhésion unanime au concept du mur de la lumière. Mais, maintenant que nous nous trouvons en présence d’un corps susceptible de nous apporter la démonstration de cette VSL. — j’ai nommé Thengets del Prou —, il va bien falloir que nous fournissions une explication, aussi laborieuse soit-elle. Supposons, par exemple, que la téléportation soit instantanée — relativement à tel système de référence indépendant du mouvement de l’individu. L’effet pourrait précéder la cause dans la mesure où l’intervalle séparant la cause de l’effet serait de nature spatiale. Tu le vois : aucun paradoxe.

— Tu postules donc l’existence d’un “éther supra-luminifère” ? »

Gaun acquiesça. « Ça reste un peu en travers de la gorge, non ? »

Pas vraiment. Bjault avait passé une bonne partie de sa vie à déterrer des ouvrages de physique dans les bibliothèques enfouies sous les ruines des cités antiques ; c’était précisément ce qui lui avait valu le titre d’archéologue. Mais il avait toujours rêvé de découvrir une chose totalement étrangère à l’expérience humaine. « Tu as peut-être raison, Egr. Il faudrait demander à Prou de se livrer à des essais dans différentes directions. Dans le cas d’un mouvement relatif de la terre et de l’éther… »

Gaun fit un geste désinvolte de la main. « Oui, Aj, nous y avons pensé. Mais écoute : ce que nous voulons surtout, c’est imiter et améliorer le procédé des Azhiris, afin de construire des vaisseaux capables de relier les étoiles en quelques jours au lieu de quelques semaines. Il faut qu’on trouve ce qui se passe dans la tête de Prou quand il se téléporte et, pour réussir, des chronomètres et une navette interplanétaire sont un équipement insuffisant. Nous avons besoin de laboratoires de biophysique et de quelques milliers de spécialistes de haut niveau — tout ce qui nous manque sur Novamérika… Je veux sortir le paquebot de la naphtaline et expédier un volontaire azhiri sur Mère-planète, où ces commodités existent. »

Gaun paraissait presque gêné par sa propre suggestion. Non qu’il leur fût impossible de trouver un Azhiri disposé à passer plusieurs années en hibernation entre deux étoiles : aventureux comme il l’était, Prou n’eût été que trop heureux de partir. Mais le vaisseau stellaire, jaugeant son million de tonnes, qui avait amené les colons de Mèreplanète était à présent partiellement démonté, une grande partie de son appareillage ayant servi à édifier les installations terrestres de Novamérika. La reconstruction du vaisseau exigerait de très gros efforts et la colonie en sortirait affaiblie. Tel était l’argument qu’Ajao opposa à Gaun.

« Je sais, et c’est justement pour cette raison que je m’adresse à toi », avoua le conseiller scientifique. « Le Conseil n’appréciera pas beaucoup cette idée ; et si je cherche à la lui faire avaler de force, comme ça m’est arrivé dans le passé, elle lui plaira encore moins. Mais ses membres te respectent et même t’admirent. Tu as toujours l’air si peu sûr de toi, tout en ayant si souvent raison, que, le jour où tu enverras le Conseil au diable, il te demandera probablement le chemin.

« Je voudrais que tu défendes mon projet devant le Conseil et que tu lui fasses comprendre quel profit la colonie finira par tirer de ce sacrifice. Je sais bien que nous allons régresser d’une ou deux décennies — même en réarmant le vaisseau stellaire avec un minimum de frais —, mais quand le premier vaisseau VSL arrivera de Mèreplanète, nous comblerons notre retard, et au-delà ! Tu le leur diras, Aj ? »

Bjault avait accepté. Le moment venu, il s’était exprimé devant le Conseil et la question avait été soumise à un référendum général par le va-et-vient. Ils n’avaient pas eu à craindre un vote serré et, dans moins d’un an, Thengets del Prou, Ajao Bjault, ainsi qu’une dizaine d’autres hommes, entameraient le voyage de quarante années qui devait les mener à Mèreplanète.

… Mais Yoninne Leg-Wot resterait ici, peut-être à jamais inconsciente du rôle essentiel qu’elle avait joué. Cette idée le ramena au présent, à la chambre d’hôpital, à Pelio et à Yoninne. Il s’aperçut soudain que les yeux de la jeune femme étaient ouverts et qu’elle devait être éveillée depuis plusieurs secondes. S’il discerna dans son regard la conscience de soi, il n’y découvrit ni ce feu ni cette volonté qu’il avait connus.

« Bonjour, dit la jeune femme. Je m’appelle Ionina, Qui êtes-vous ? » Sa voix était calme et paisible, mais elle employait la langue du Royaume de l’Été et prononçait son propre nom de la même étrange façon que Pelio.

Bjault répondit, mais Yoninne n’ajouta rien ; bien que ses yeux fussent toujours ouverts, elle semblait indifférente à ce qui l’entourait. Quand Pelio détourna son regard de la jeune femme, ses traits exprimaient une vive émotion. « Vous l’avez entendue, Ajao ! Les docteurs avaient raison. Elle guérira ! »

Bjault tenta, de se mettre au diapason de l’enthousiasme du garçon, mais n’y parvint pas. Dès qu’il avait repris connaissance, il s’était enquis de Yoninne. « Son état ira en s’améliorant, avait dit le toubib. Je ne vois aucune raison pour qu’elle ne finisse pas par se débrouiller toute seule et par parler, voire écrire. Mais elle est atteinte d’amnésie quasi générale et il est possible qu’elle ne soit plus jamais capable de raisonner abstraitement. »

Voilà. Leur aventure sur Giri lui avait ouvert la voie des étoiles mais l’avait privée, elle, de l’essence même de son être. L’association de ces deux idées avait quelque chose d’infiniment douloureux…


Elle fut heureuse de voir partir l’étranger. Elle se rendait vaguement compte qu’il appartenait à un passé aboli, à l’instar des souvenirs, des connaissances et de l’expérience qui avaient fait d’elle une personne différente. Mais à cette personne, qui avait beaucoup souffert et ne s’était jamais réellement amusée dans l’existence, il était accordé une seconde chance.

Elle leva les yeux vers la face grise de Pelio et prit sa grosse main entre les siennes. Elle venait de perdre presque tout ce qui a du prix, mais elle n’était pas stupide : elle savait reconnaître un heureux dénouement.

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