Il faisait ce jour-là un temps admirable pour voyager dans le Nord: un bel azur de mai, avec toutes les haies d'aubépine en fleurs, et je me demandais comment, lorsque j'étais encore un homme libre, j'avais pu rester indéfiniment à Londres, sans jouir de ce pays admirable. Je n'osai affronter le wagon-restaurant, et pris à Leeds un panier-repas que je partageai avec la grosse femme. Par la même occasion je pris les journaux du matin, qui donnaient les pronostics pour le Derby et les premières nouvelles de la saison de cricket, plus quelques entrefilets sur les affaires balkaniques et sur la visite à Kiel de l'escadre anglaise.
Les journaux parcourus, je tirai le petit calepin noir de Scudder et l'examinai. Il était presque tout rempli de notes, principalement de signes algébriques, parmi lesquels se détachait çà et là un nom en caractères ordinaires. Ainsi les mots «Hofgaard», «Lunéville» et «Avocado» revenaient très souvent, et plus encore le mot «Pavia».
Or, il me répugnait de croire que Scudder eût jamais rien fait sans motif, et je me persuadai qu'il y avait là-dessous un «chiffre». La cryptographie est un sujet qui m'a toujours intéressé, et j'en ai fait moi-même un peu jadis comme agent de renseignements à Delagoa-Bay, au cours de la guerre des Boers. J'ai des dispositions pour les échecs, la «patience» et les jeux analogues, et je m'estimais de bonne force dans le déchiffrement des cryptogrammes.
Celui-ci m'avait l'air d'appartenir au genre numérique, où des séries de signes correspondent aux lettres de l'alphabet; mais comme tout homme un peu subtil arrive à trouver la clef de ces documents-là en une heure ou deux de travail, je ne croyais pas que Scudder se serait contenté d'un procédé aussi simple. Je m'attachai donc aux mots en clair, car on peut composer un très bon cryptogramme numérique en se servant d'un mot-clef qui donne la série des lettres.
Je m'y essayai plusieurs heures, mais aucun des mots ne marchait. Je m'endormis et ne m'éveillai qu'à Dumfries, tout juste à temps pour sauter à bas et prendre le tortillard du Galloway. Il y avait sur le quai un homme dont la mine ne me revenait guère, mais il ne m'accorda même pas un coup d'œil, et j'en compris la raison lorsque je m'aperçus dans la glace d'un distributeur automatique. Avec ma figure basanée, ma vieille défroque et ma dégaine pesante, je ressemblais comme deux gouttes d'eau à l'un de ces paysans de la montagne qui s'entassaient dans les voitures de troisième.
Je voyageai avec une demi-douzaine de ceux-ci dans une atmosphère de gros tabac et de pipes en terre. Ils revenaient du marché, et n'avaient à la bouche que des prix. Je les entendis parler des résultats de l'agnèlement dans les vallées du Cairn, du Deuch, et de dix autres rivières aussi énigmatiques. Une bonne moitié de ces hommes avaient déjeuné copieusement et exhalaient une forte odeur de whisky, mais ils ne firent aucune attention à moi. Nous roulâmes lentement à travers une région de petites vallées boisées, puis ce fut une vaste étendue de bruyère déserte, coupée d'eaux miroitantes, et enclose de hauts sommets bleuâtres à l'horizon du nord.
Vers 5 heures, le compartiment se vida, et je restai seul comme je l'espérais. Je descendis à la première station, un petit patelin dont je ne regardai même pas le nom, située au beau milieu d'un marécage. Je crus revoir l'une de ces petites haltes perdues au fin fond du Karroo. Un vieux chef de gare bêchait dans son jardin, et ce fut son outil sur l'épaule qu'il accourut au train, prit livraison d'un colis postal, et s'en retourna à ses pommes de terre. Un gamin de dix ans reçut mon billet à la sortie, et je débouchai sur une route qui filait toute blanche parmi la sombre verdure.
C'était un merveilleux soir de printemps, où chaque montagne se détachait avec la pureté d'une améthyste. L'air, malgré la troublante senteur des herbes marécageuses, était vif comme en pleine mer, et il produisit sur moi un effet des plus singuliers. Je me sentis tout à coup le cœur léger. Je me serais cru volontiers un gosse en vacances, au lieu d'un homme de trente-sept ans recherché activement par la police. Je me sentais dans les mêmes dispositions qu'autrefois lorsque je partais pour une grande trotte sur le haut veld par un matin glacé. On me croira si l'on veut, mais je marchai sur cette route en sifflant. Je n'avais en tête aucun plan de campagne, si ce n'est d'aller de l'avant parmi cette adorable contrée montagneuse aux senteurs rustiques, et chaque mille parcouru augmentait ma bonne humeur.
En traversant un bosquet je me coupai une baguette de coudrier, et abandonnai bientôt la grand-route pour un petit chemin qui remontait le cours d'un torrent tumultueux. Je me croyais encore bien à l'abri de toute poursuite et rien ne m'empêchait pour ce soir de m'amuser comme je l'entendais. Je n'avais rien mangé depuis des heures, et la faim commençait à me tenailler, lorsque j'arrivai à une chaumière de paysan nichée dans un creux au bord d'une cascade. Une femme au teint hâlé se tenait devant la porte, et me salua avec la modestie familière en usage sur la lande. Lorsque je lui demandai à loger pour la nuit elle me répondit que je serais le bienvenu «dans le lit du grenier», et elle me servit promptement un frugal repas composé d'œufs au lard, de galettes d'avoine et de lait crémeux.
À la brune son homme rentra de la montagne: un bon géant qui d'une enjambée couvrait la même distance qu'en trois pas un simple mortel. Ils ne me questionnèrent point, car ils avaient le tact parfait de tous ceux qui vivent dans la solitude, mais je vis qu'ils me prenaient pour une sorte de marchand, et je me donnai la peine de les confirmer dans cette opinion. Je parlai beaucoup des bestiaux, sujet peu familier à mon hôte, de qui je tirai, concernant les marchés locaux du Galloway, maints détails que je notai dans ma mémoire pour m'en servir à l'occasion. À 10 heures je vacillais sur ma chaise, et le «lit du grenier» reçut un homme éreinté qui n'ouvrit plus les yeux jusqu'à 5 heures, moment où le lever du soleil mit de nouveau sur pied la petite maisonnée.
Mes hôtes refusèrent toute rétribution, et à 6 heures, ayant déjeuné, je piétonnais de nouveau vers le sud. Mon dessein était de rejoindre la ligne du chemin de fer à une ou deux stations au delà de celle où j'étais descendu la veille et d'y reprendre le train en sens inverse. Je jugeais ce moyen le plus sûr, car la police présumerait naturellement que je m'éloignais toujours de Londres dans la direction de quelque port de l'Ouest. Je croyais avoir encore une bonne avance, car, selon mon raisonnement, il faudrait plusieurs heures pour fixer l'accusation sur moi, et un laps de temps égal pour identifier l'individu qui avait pris le train à Saint-Pancras.
Il faisait encore ce joli temps pur et printanier qui me rendait positivement incapable d'éprouver du souci. Réellement je n'avais pas été d'aussi bonne humeur depuis des mois. Je m'engageai sur une longue bande de bruyère courant au flanc d'une hauteur que le paysan avait appelée Cairnsmore of Fleet. Courlis et pluviers chantaient de toutes parts, et les prés verts au long des torrents fourmillaient de jeunes agneaux. Toute ma veulerie des mois précédents avait disparu et je me sentais jeune comme à dix ans. Sur ces entrefaites je parvins à une croupe qui dévalait vers un petit cours d'eau, et un mille plus loin sur la lande j'aperçus la fumée d'un train.
En approchant de la station, je la jugeai idéale pour mon dessein. La bruyère moutonnait tout alentour et ne laissait de place que pour la ligne à voie unique, la voie d'évitement, une salle d'attente, un bureau, la maisonnette du chef de gare, et un minuscule carré de groseilliers et d'œillets de poète. Aucune route ne semblait y aboutir, et pour compléter la désolation les vaguelettes d'un étang battaient leur berge de granit à un demi-mille de là. J'attendis caché dans la bruyère haute jusqu'au moment où je vis poindre à l'horizon la fumée d'un train se dirigeant vers l'est. Alors je m'avançai vers le guichet et pris un billet pour Dumfries.
Les seuls occupants du wagon étaient un vieux paysan et son chien – une bête aux yeux sournois dont je me méfiai. L'homme dormait, et sur la banquette auprès de lui s'étalait le Scotsman du matin. Je m'en saisis avidement, dans l'espoir d'y trouver quelque chose.
Il contenait deux colonnes sur l'assassinat de Portland Place, comme on l'appelait. Mon Paddock avait donné l'alarme et fait arrêter le laitier. Ce pauvre diable semblait avoir chèrement gagné son souverain – qui était pour moi de l'argent bien placé – car il avait tenu la police en haleine la plus grande partie de la journée. À la dernière heure je trouvai de nouveaux détails sur l'affaire. Le laitier était relâché, et le vrai criminel, dont la police cachait l'identité, avait, croyait-on, quitté Londres par une des lignes du Nord. Un court entrefilet me signalait comme le locataire de l'appartement. Je vis dans cette insertion une ruse grossière de la police tendant à me persuader que l'on ne me soupçonnait pas.
La feuille ne contenait rien d'autre, rien sur la politique étrangère ni sur Karolidès, rien sur les sujets qui intéressaient Scudder. Je la reposai, et m'aperçus que nous approchions de la station où j'étais descendu la veille. Le chef de gare déterreur de pommes de terre avait été appelé à une autre occupation, car le train allant vers l'ouest attendait pour laisser passer le nôtre, et il en était descendu trois hommes qui lui posaient des questions. Je devinai qu'ils faisaient partie de la police locale, et que celle-ci, prévenue par Scotland Yard, avait suivi ma piste jusque dans ce pays perdu. Bien rencogné dans l'ombre, je ne les quittais pas des yeux. L'un d'eux, un carnet à la main, prenait des notes. Le vieux déterreur de pommes de terre semblait assez penaud, et le gamin qui avait recueilli mon billet parlait avec volubilité. Tous les cinq regardaient par-dessus la bruyère dans la direction de la route blanche. Je comptais les voir prendre ma piste de ce côté-là.
Notre train quittait la station lorsque mon voisin s'éveilla. Il me lança un regard interrogateur, fit taire son chien d'un coup de pied, et me demanda où nous étions. Évidemment il avait beaucoup bu.
– Voilà ce que c'est d'être de la société de tempérance, conclut-il avec l'amertume du regret.
Je lui exprimai mon étonnement de voir en lui un de ces vaillants ligueurs.
– Si fait, j'en suis, et à fond, dit-il d'un ton agressif. J'ai prêté serment à la Saint-Martin dernière, et depuis je n'ai pas touché une goutte de whisky. Pas même le jour d'Hogmanay [4], et pourtant j'en avais bien envie.
Il allongea ses pieds sur la banquette, et enfonça dans les coussins sa tête ébouriffée.
– Et je n'ai que ce que je mérite, geignit-il. Un crâne plus brûlant que le feu de l'enfer, et deux yeux qui regardent chacun de leur côté.
– Qu'est-ce qui vous a valu ça? demandai-je.
– Le breuvage que l'on nomme eau-de-vie. En ma qualité de tempérant je me suis gardé du whisky, mais j'ai siroté de cette eau-de-vie toute la journée, et je ne m'en remettrai sûrement pas de la quinzaine.
Sa voix se perdit dans un vagissement, et la lourde main du sommeil s'appesantit à nouveau sur lui.
J'avais formé le projet de descendre quelques stations plus loin sur la ligne, mais une meilleure occasion s'offrit bientôt, car le train s'arrêta court à l'orifice d'une tranchée qui dominait un torrent mugissant couleur de bière blonde. Je regardai au-dehors et vis que toutes les fenêtres étaient fermées et que nulle forme humaine ne se montrait à l'horizon. J'ouvris donc la portière et me jetai vivement dans un fourré de coudriers qui longeait la voie.
Tout allait au mieux sans ce satané chien. Persuadé que je décampais avec le bagage de son maître, il se mit à aboyer et faillit me happer le fond de la culotte. Réveillé au bruit, le paysan se dressa dans le cadre de la portière en beuglant que je venais de me suicider. Je me faufilai au travers du fourré, atteignis la berge du torrent, et sous le couvert des buissons m'éloignai d'une centaine de mètres. Puis du fond de ma cachette je regardai en arrière, et vis le chef de train et quelques voyageurs groupés devant la portière ouverte de mon compartiment et regardant dans ma direction. Mon départ eût été moins public si je m'étais retiré clairon sonnant et musique en tête.
Par bonheur le paysan pochard fit diversion. Lui et son chien, qu'il tenait par une laisse attachée à sa ceinture, dégringolèrent soudain à bas du wagon, tête première sur le ballast, et roulèrent à quelque distance jusqu'au bord de l'eau. Au cours du sauvetage qui s'ensuivit, le chien dut mordre quelqu'un, car je perçus un éclat de jurons violents. On finit par m'oublier; et lorsque je me hasardai, après voir rampé un quart de mille, à jeter un coup d'œil en arrière, le train s'était remis en route et achevait de disparaître dans la tranchée.
Je me trouvais dans un vaste demi-cercle de bruyère, dont la rivière jaune figurait le diamètre, et dont les hauteurs du nord formaient la circonférence. Rien qui révélât une présence humaine, pas d'autre bruit que le ruissellement des eaux et le piaulement continuel des courlis. Et cependant, chose bizarre, pour la première fois la crainte d'être poursuivi s'empara de moi. Ce n'était pas à la police que je songeais, mais bien à ces autres individus qui me savaient en possession du secret de Scudder et qui n'oseraient pas me laisser vivre. J'étais sûr qu'ils me poursuivraient avec une vigilance et une perspicacité inconnues à la justice anglaise, et qu'une fois leurs serres refermées sur moi je n'aurais plus de grâce à espérer.
Je regardai en arrière, mais le paysage était vide. L'acier des rails et les pierres mouillées du torrent luisaient au soleil, et l'on ne pouvait imaginer scène plus pacifique. Néanmoins je me mis à courir. Me dissimulant dans les creux du marais, je courus tant que la sueur finit par m'aveugler. Cette crise de frayeur ne me passa qu'en atteignant l'hémicycle de montagnes, où je me jetai tout pantelant sur une crête dominant de haut la cours naissant de la rivière jaune.
De mon poste d'observation je découvrais toute la lande qui s'étalait jusqu'au chemin de fer, et plus loin dans le sud les vertes cultures succédant à la bruyère. Bien que je possède des yeux d'aigle, je ne découvris dans toute cette étendue aucun objet mouvant. Je regardai ensuite vers l'est par-dessus la crête et vis un paysage tout autre: de molles vallées verdoyantes, plantées de sapins nombreux, et où de vagues stries poussiéreuses décelaient des routes. Finalement je levai les yeux vers l'azur de mai, et ce que j'y découvris précipita les battements de mon cœur…
Bas sur l'horizon du sud un monoplan s'élevait dans le ciel. Je compris, aussi sûr que si on me l'avait dit, que cet avion était à ma recherche, et qu'il n'appartenait pas à la police. Durant une heure ou deux je le guettai d'un bas-fond de bruyère. Il survola d'abord à faible altitude les sommets des hauteurs, puis décrivit des spires au-dessus de la vallée que j'avais remontée. Après quoi il sembla y renoncer, et s'élevant très haut, retourna vers le sud.
Cet espionnage aérien me déplut, et me donna moins bonne opinion de la contrée que j'avais choisie comme refuge. Ces collines aux végétations rases ne m'abritaient aucunement contre les ennemis d'en haut, et il me fallait chercher un autre genre d'asile. L'aspect verdoyant du pays situé au-delà de l'arête m'inspirait plus de confiance, car par là je trouverais des bois et des maisons de pierre.
Vers 6 heures du soir je quittai la bruyère pour un blanc ruban de route qui suivait le cours encaissé d'une rivière de plaine. Je la suivis, et peu à peu les berges adoucirent leur pente, le ravin se mua en plateau, et j'arrivai enfin à une sorte de col où un toit solitaire fumait dans le crépuscule. La route passait sur un pont, où un jeune homme s'adossait au parapet.
Il fumait une longue pipe en terre et contemplait l'eau à travers ses lunettes. De la main gauche il tenait un petit livre où son doigt marquait la page. Avec lenteur il déclamait:
…Tel un griffon à travers le désert,
De sa marche ailée, par monts et par vaux
Poursuit l'Arimaspien…
Il se retourna brusquement au bruit de mon pas sur les pavés du pont, et me montra un visage d'adolescent, sympathique et hâlé.
– Je vous souhaite le bonsoir, dit-il gravement. Voilà une belle nuit pour courir les routes.
De la maison m'arrivait l'odeur de la tourbe qui brûle, mêlée à celle d'un rôti succulent.
– Est-ce là une auberge? lui demandai-je.
– À votre service, monsieur, répondit-il poliment. J'en suis le patron, et j'espère que vous allez y passer la nuit, car à vous dire vrai je n'ai pas eu un voyageur depuis huit jours.
Je m'installai sur le parapet du pont et bourrai une pipe. Je devinais en lui un allié.
– Vous êtes bien jeune pour un aubergiste, dis-je.
– Mon père est mort il y a un an, et j'ai repris son commerce. J'habite avec ma grand-mère. C'est un métier bien sédentaire pour un jeune homme, et ma vocation était tout autre.
– Quelle était-elle?
Il rougit fortement.
– Je voulais écrire des livres, répondit-il.
– Hé, mon ami, que pouvez-vous demander de mieux pour cela? m'écriai-je. J'ai souvent pensé qu'un aubergiste ferait le meilleur romancier du monde.
– Plus de nos jours, répliqua-t-il avec vivacité. Autrefois peut-être, quand pèlerins et trouvères couraient les routes, avec les voleurs de grand chemin et les malles-poste. Mais plus de nos jours. Il ne vient ici que des autos pleines de grosses dames qui s'arrêtent pour déjeuner, puis quelques pêcheurs au printemps, et les chasseurs en automne. Il n'y a pas grande matière à tirer de là. Ce que je voudrais, c'est voir le monde, voyager, et écrire des choses comme Kipling et Conrad. Mais jusqu'ici j'ai eu tout au plus quelques vers insérés dans le Chamber's Journal.
Je considérai l'auberge qui ressortait, dorée par le couchant, sur les collines assombries.
– J'ai pas mal roulé ma bosse par le monde, et je ne mépriserais pas un pareil ermitage. Croyez-vous donc que l'aventure se rencontre seulement sous les tropiques ou parmi les seigneurs en chemise rouge? L'aventure! Qui sait si vous n'en frôlez pas une en ce moment même?
– C'est bien ce que dit Kipling, fit-il, les yeux brillants.
Et il me cita quelques vers de la pièce: «Le roman qu'amena le train de 9 h 15.»
– Eh bien donc voici pour vous un conte véridique, m'écriai-je, et dans un mois d'ici vous pourrez en faire un roman.
Installé sur le pont, dans le doux crépuscule de mai, je lui arrangeai une histoire délicieuse. Elle était vraie dans les grandes lignes d'ailleurs, quoique j'en truquai les détails secondaires. Je prétendis être un potentat des mines de Kimberley, qui avait eu de gros ennuis avec l'I. D. B. [5] pour avoir démasqué une bande noire. Celle-ci m'avait poursuivi au-delà des mers, avait tué mon meilleur ami, et se trouvait à cette heure sur mes traces.
Je racontai fort bien l'histoire, même ce qui n'en était pas vrai. Je décrivis ma fuite vers l'Afrique allemande, à travers le Kalahari, les jours embrasés sans une goutte d'eau, les merveilleuses nuits de velours bleu. J'improvisai un attentat contre ma vie durant le voyage de retour, et je fis un chef-d'œuvre d'horreur avec l'affaire de Portland Place.
– Vous cherchiez l'aventure, m'écriai-je; eh bien! voici que vous la trouvez. Ces démons sont à ma poursuite, et la police avec eux. C'est une course que j'ai l'intention de gagner.
– Bon Dieu! souffla-t-il, respirant à peine; c'est du Ridder Haggard et du Conan Doyle tout purs.
– Vous me croyez donc? fis-je avec satisfaction.
– Bien entendu je vous crois. (Et il me tendit la main.) Je crois tout ce qui sort de l'ordinaire. Le banal seul mérite de la méfiance.
Il était bien jeune, mais il m'en donnait pour mon argent.
– Je crois les avoir dépistés provisoirement, mais je dois rester caché un couple de jours. Pouvez-vous me garder chez vous?
Dans son empressement, il me prit par le bras et m'entraîna vers la maison.
– Vous serez mieux à l'abri ici que dans un creux de mousse. Du reste je veillerai à ce que personne ne jase. Et vous me donnerez encore quelques tuyaux sur vos aventures?
En montant le perron de l'auberge j'entendis au loin le ronflement d'un moteur. À l'horizon crépusculaire se silhouettait mon ami, le monoplan.
Il me donna une chambre sur le derrière de la maison, avec une belle vue sur le plateau, et mit à ma disposition son propre cabinet de travail, où s'empilaient des éditions à bon marché de ses auteurs favoris. Je ne vis pas la grand-mère, probablement alitée. Une vieille femme du nom de Margaret m'apportait mes repas, et l'aubergiste rôdait autour de moi à toute heure. Afin d'obtenir un peu de répit, je lui donnai de la besogne. Comme il possédait une motocyclette, je l'envoyai au matin chercher le journal qui arrivait dans la soirée avec le courrier. Je lui recommandai d'ouvrir l'œil, et de remarquer toutes les têtes inconnues qu'il verrait, en surveillant spécialement les autos et avions. Puis je me plongeai de toute mon attention dans le calepin de Scudder.
Il revint à midi avec le Scotsman. La feuille ne contenait rien d'intéressant pour moi qu'un nouvel interrogatoire de Paddock et du laitier, et une redite de l'affirmation de la veille, que l'assassin avait gagné le Nord. J'y trouvai par ailleurs un long article, emprunté au Times, concernant Karolidès et les affaires balkaniques, mais où il n'était pas fait mention de voyage en Angleterre. Je me débarrassai de l'aubergiste pour l'après-midi, car l'étude du cryptogramme me passionnait de plus en plus.
Comme je l'ai dit, c'était un cryptogramme numérique, et une laborieuse série de recherches avait fini par me livrer la signification des zéros et des points. Le hic restait le mot-clef, et quand je songeais aux quelque cent mille mots qu'il avait pu employer, je me sentais prêt à y renoncer. Mais vers 3 heures il me vint une soudaine inspiration.
Le nom de Julia Czechenyi me traversa la mémoire. Scudder voyait en elle la clef de voûte de l'affaire Karolidès, et je m'avisai d'appliquer ce nom au chiffre.
Il marchait! Les cinq lettres de «Julia» me donnèrent la position des cinq voyelles. A égalait J, dixième lettre de l'alphabet, qui était représenté par X dans le chiffre. E égalait U =XXI, et ainsi de suite «Czechenyi» me donna l'ordre numérique des principales consonnes. Je notai ce résultat sur un bout de papier et m'appliquai à lire les pages de Scudder.
Au bout d'une demi-heure je lisais encore, tout pâle et tambourinant des doigts sur la table.
Je jetai un coup d'œil par la fenêtre et vis une grosse voiture de tourisme qui remontait la vallée dans la direction de l'auberge. Elle s'arrêta devant la porte, et il se fit un remue-ménage de gens qui descendent. Ils étaient deux – deux hommes en imperméable et passe-montagne.
Dix minutes plus tard l'aubergiste se glissait dans ma chambre, les yeux brillants d'animation.
– Il y a en bas deux types qui vous cherchent, me dit-il à voix basse. Je les ai laissés dans la salle à manger devant des whiskies-sodas. Ils ont demandé de vos nouvelles, et prétendu vous avoir donné rendez-vous ici. Ah! c'est qu'ils vous ont décrit joliment bien, sans oublier vos bottines ni votre chemise. Je leur ai raconté que vous étiez arrivé ici hier soir et reparti ce matin à motocyclette, et là-dessus l'un des types a juré comme un matelot.
Je me fis expliquer par lui de quoi ils avaient l'air. L'un était un garçon mince aux yeux noirs avec des sourcils touffus; l'autre souriait sans cesse et zézayait en parlant. Aucun des deux n'était étranger: sur ce point mon jeune ami fut catégorique.
Je pris un bout de papier où j'écrivis ces mots en allemand et comme s'ils avaient fait partie d'une lettre:
«…Pierre-Noire. Scudder possédait ce tuyau, mais il ne pouvait agir de toute une quinzaine. Je me crois incapable de rien faire d'utile pour l'heure, d'autant que Karolidès n'est pas fixé sur ses projets. Mais si M. T. le désire je ferai du mieux…»
Je calligraphiai la page proprement, afin qu'elle eût l'air empruntée à une lettre personnelle.
– Portez ceci en bas; dites-leur que vous l'avez trouvé dans ma chambre, et priez-les de me le rendre s'ils me rattrapent.
Trois minutes plus tard j'entendis l'auto se remettre en marche, et de derrière le rideau je pus voir les deux individus. L'un était mince, l'autre bedonnant; à part cela je ne les reconnaissais pas.
L'aubergiste reparut, très surexcité.
– Votre papier les a grouillés, dit-il en riant. Le brun est devenu pâle comme la mort et a juré des milliards de dieux, et le gros a sifflé et tiré une sale tête. Ils m'ont donné un demi-souverain pour leurs consommations et sont partis sans attendre la monnaie.
– Voilà maintenant ce que vous allez faire, dis-je. Prenez votre moto et filez à Newton-Stewart trouver le commissaire principal. Donnez-lui le signalement des deux hommes, et dites-lui que vous les soupçonnez de n'être pas étrangers à l'assassinat de Londres. Vous saurez bien trouver des motifs. Tous deux reviendront, n'ayez crainte. Pas ce soir, car ils vont courir derrière moi sur la route, l'espace de quarante milles, mais demain matin à la première heure. Prévenez la police de se trouver là sans faute.
Il s'en alla, docile comme un enfant, tandis que je piochais les notes de Scudder. À son retour nous dînâmes ensemble, et je ne pus moins faire que de me laisser interroger. Tout en le documentant copieusement sur la chasse au lion et la guerre des Matabélés, je songeais quelle affaire anodine représentaient ces aventures en comparaison de celle où je me trouvais englobé à cette heure. Quand il partit se coucher, je restai levé pour en terminer avec Scudder. Il me fut impossible de dormir, et je restai jusqu'au jour dans un fauteuil, à fumer des pipes.
Vers 8 heures du matin, j'assistai à l'arrivée de deux agents et d'un brigadier. Sous la direction de l'aubergiste, ils garèrent leur auto dans une remise, et entrèrent dans la maison. Vingt minutes plus tard, je vis de ma fenêtre une seconde voiture arriver sur le plateau, de la direction opposée. Au lieu de s'arrêter à l'auberge, elle stoppa deux cents mètres plus loin, à l'ombre d'un boqueteau. Je remarquai que ses occupants prirent soin de la tourner avant de la quitter. Au bout de deux minutes, j'entendis leurs pas grincer sur le cailloutis, au-dessous de ma fenêtre.
Je m'étais proposé de rester caché dans ma chambre en attendant les événements. Je me disais que, si je pouvais mettre aux prises la police et mes autres persécuteurs plus redoutables, il en sortirait peut-être quelque chose d'avantageux pour moi. Mais il me vint alors une meilleure inspiration. Je griffonnai deux lignes de remerciements pour mon hôte, ouvris la fenêtre et me laissai tomber sans bruit sur un massif de groseilliers. Sans être vu je franchis la rivière, me faufilai sur la berge d'un ruisseau tributaire, et rejoignis la grand-route de l'autre côté du boqueteau. Le véhicule était là, tout battant neuf sous le soleil matinal, en dépit de la poussière de la route qui dénotait une longue randonnée. Je mis en marche, m'installai au volant, et filai en douceur sur le plateau.
Presque tout de suite la route dévala de telle sorte que je perdis de vue l'auberge, mais le vent m'apporta les éclats de voix furieuses.