7 Le pêcheur à la mouche

Je m'assis au sommet d'une colline et envisageai ma situation. J'étais médiocrement satisfait, car la joie résultant de mon évasion disparaissait sous un violent malaise physique. Les gaz de la cheddite m'avaient positivement empoisonné, et les heures d'insolation sur le colombier n'avaient pas amélioré les choses. J'éprouvais un mal de tête fou, et me sentais malade comme un chien. Mon épaule était mal arrangée. Au début je croyais qu'il s'agissait seulement d'une ecchymose, mais elle commençait à enfler, et je ne pouvais plus me servir de mon bras gauche.


J'avais projeté de retrouver la cabane de Mr Turnbull, afin de reprendre mes affaires, et en particulier le calepin de Scudder, après quoi je rejoindrais la grande ligne et retournerais vers le sud. Il me semblait que plus tôt je me mettrais en relations avec l'homme du Foreign Office, sir Walter Bullivant, mieux cela vaudrait. Je ne voyais pas comment je pourrais obtenir plus de preuves que je n'en avais déjà. Il accepterait mon histoire ou la rejetterait, mais de toute façon, avec lui, je serais en meilleures mains qu'avec ces diaboliques Allemands. J'éprouvais une bienveillance croissante à l'égard de la police anglaise.


Il faisait un merveilleux clair d'étoiles, et je n'eus pas grande difficulté à trouver mon chemin. La carte de sir Harry m'avait donné une idée générale du pays, et je n'eus qu'à me diriger vers l'ouest-sud-ouest pour atteindre la rivière où j'avais rencontré le cantonnier. Dans toutes ces pérégrinations j'ignorais les noms des localités, mais je crois que cette rivière n'était rien de moins que le cours supérieur de la Tweed. D'après mon calcul je devais m'en trouver à quelque dix-huit milles, ce qui m'empêcherait d'y être avant le matin. Il me fallait donc passer la journée quelque part, car je ne pouvais, mis comme je l'étais, me montrer au grand jour. Je n'avais ni veste ni gilet, ni col ni chapeau; mon pantalon était en loques, mon visage et mes mains noircis par l'explosion. Je suppose que j'avais encore d'autres agréments, car je me sentais les yeux terriblement injectés. Bref je n'étais pas un spectacle à offrir sur une grand-route à d'honnêtes citoyens.


Peu après le lever du jour, je tentai de me débarbouiller dans un torrent, puis me dirigeai vers une cabane de paysan, car j'avais besoin de nourriture. Le paysan était sorti, et sa femme restait seule, sans voisin une lieue à la ronde. C'était une honnête vieille, et courageuse d'ailleurs, car malgré l'effroi que lui inspirait ma vue, elle s'empara d'une hache, dont elle n'eût pas hésité à se servir contre un malfaiteur.


– J'ai fait une chute, lui dis-je, sans donner d'explications.


Et elle vit à mon air que j'étais très mal en point. Sans me poser de questions, cette bonne samaritaine me donna une jatte de lait additionnée d'une rasade de whisky, et m'offrit de me reposer un peu devant l'âtre de la cuisine. Elle voulut panser mon épaule, mais celle-ci me faisait tant de mal que je ne lui permis pas d'y toucher.


Je ne sais pour quoi elle me prit – un voleur repentant, peut-être; car lorsque j'allai pour lui payer le lait, et lui tendis un souverain (je n'avais pas de plus petite monnaie) elle secoua la tête et marmotta que «je ferais mieux de donner ça à ceux à qui ça revenait». Là-dessus je protestai si énergiquement qu'elle dut finir par me croire honnête: elle accepta la pièce et me donna en échange, outre un vieux chapeau de son homme, un plaid chaud et neuf. Elle me montra la manière de draper le plaid autour de mes épaules, et quand je sortis de la chaumière je représentais au naturel l'Écossais type que l'on voit sur les illustrations des poèmes de Burns. Mais en tout cas j'étais plus ou moins vêtu.


Je m'en trouvai bien, car le temps changea dans la matinée, et la pluie se mit à tomber dru. Je cherchai un abri dans le creux d'un ravin, sous un rocher où une accumulation de fougères mortes faisait une couche passable. Je m'y livrai au sommeil, et ne me réveillai qu'à la tombée de la nuit, misérablement courbaturé, lanciné par mon épaule comme par une rage de dents. Je mangeai le pain d'avoine et le fromage que la vieille m'avait donnés, et me remis en marche avant l'obscurité.


Je ne dis rien des souffrances de cette nuit passée dans l'humidité des montagnes. Faute d'étoiles pour me guider, je dus m'en tirer tant bien que mal d'après mes souvenirs de la carte. Par deux fois je perdis mon chemin, et je fis plusieurs mauvaises chutes dans des trous à tourbe. Je n'avais à parcourir qu'environ dix milles à vol d'oiseau, mais j'en fis plus près de vingt, grâce à mes erreurs. Vers la fin du trajet, je marchais les dents serrées, la tête vide et bourdonnante. Mais j'en vins à bout, et au petit jour je frappais à la porte de M. Turnbull. Le brouillard était dense et opaque, et de la cabane je ne voyais pas la grand-route.


Turnbull en personne m'ouvrit – dégrisé, et même plus que dégrisé. Il était tiré à quatre épingles dans un complet noir, antique mais bien conservé; il s'était rasé pas plus tard que le soir précédent, il portait un col de toile, et dans sa main gauche il tenait une bible de poche. Il ne me reconnut pas tout de suite.


– Qui êtes-vous, pour venir vagabonder par ici un dimanche matin? me demanda-t-il.


J'avais entièrement perdu le compte des jours. Le dimanche! telle était donc l'explication de cette grande tenue insolite.


La tête me tournait si violemment que je ne pus former de réponse cohérente. Mais il me reconnut, et vit que j'étais malade.


– Avez-vous rapporté mes bésicles? demanda-t-il.


Je les tirai de la poche de mon pantalon et les lui tendis.


– Vous venez sans doute pour votre jaquette et votre gilet? Entrez toujours… Fichtre, camarade, vous avez l'air rudement démoli. Tenez-vous un peu, que je vous apporte une chaise.


Je compris que j'en étais pour un accès de paludisme. Il me restait de vieilles fièvres dans le sang, et la nuit d'humidité venait de les faire sortir; de plus, mon épaule et les effets des gaz se coalisaient pour m'aplatir tout à fait. Sans me laisser le temps de me reconnaître, Mr Turnbull m'aida à me déshabiller, et me mit au lit dans l'une des deux armoires qui garnissaient les murs de la cuisine.


Il ne vous abandonnait pas dans le besoin, ce vieux cantonnier. Sa femme était morte des années auparavant, et depuis le mariage de sa fille il vivait seul. Pendant près de dix jours, il me donna tous les soins rudimentaires que réclamait mon état. Il ne me fallait qu'être laissé en paix tant que la fièvre suivait son cours, et, lorsque ma peau reprit sa température normale, je m'aperçus que l'accès avait à peu près guéri mon épaule. Mais il fut assez grave, et tout en quittant le lit au bout de cinq jours, il me fallut encore du temps pour me remettre d'aplomb.


Il partait chaque matin, me laissant du lait pour la journée, et fermant à clef la porte derrière lui; et à la brune il revenait s'asseoir silencieux au coin de l'âtre. Pas une âme n'approcha de la maison. Quand je me trouvai mieux, il ne m'importuna pas de questions. À plusieurs reprises il me procura un Scotsman vieux de deux jours, et je remarquai que l'intérêt soulevé par l'assassinat de Portland Place était épuisé. On n'en parlait plus, et il n'était guère question que d'une certaine Assemblée générale – une sorte de farce ecclésiastique, à ce que je compris.


Un jour, il tira ma ceinture d'un tiroir fermé à clef.


– Il y a joliment de la galette là-dedans, me dit-il. Vous feriez bien de compter pour voir si tout y est.


Il ne s'informa même pas de mon nom. Je lui demandai si personne n'était venu prendre des informations à la suite de mon accès de travaux routiers.


– Si fait, un homme en automobile. Il voulait savoir qui avait pris ma place ce jour-là, et je lui ai répondu qu'il était maboul. Mais comme il ne me lâchait pas, je lui ai dit finalement qu'il parlait sans doute de mon beau-frère de Cleuch, qui des fois me donne un coup de main. Il avait l'air d'un homme du Sud, et je ne comprenais pas la moitié de son parler anglais.


Je devins très impatient, ces derniers jours, et je ne me sentis pas plus tôt d'aplomb que je décidai de partir. On était alors au 12 juin, et comme si la chance me favorisait, un bouvier passa ce matin-là, menant des bêtes à Moffat. C'était un nommé Hislop, un ami de Turnbull: il entra pour déjeuner avec nous et m'offrit de m'emmener avec lui.


Je forçai Turnbull à accepter cinq livres pour ma pension, mais ce ne fut pas sans peine. Il n'y eut jamais être plus indépendant. Il devint positivement grossier quand je le pressai, et tout rouge et bourru il prit à la fin mon argent sans dire merci. Lorsque je lui parlai de ce que je lui devais, il grommela confusément qu'«une bonne manière en valait une autre». On eût cru, à nous voir nous séparer, que nous nous quittions fâchés.


Hislop était une joyeuse créature, qui bavarda tout le long de la montée et jusque dans le val ensoleillé d'Annan. Je lui parlai des marchés du Galloway, et du prix des moutons, et il resta persuadé que j'étais un berger de par là-bas. Mon plaid et mon vieux chapeau, comme je l'ai dit, me donnaient l'air d'un vrai Écossais de théâtre. Mais c'est une corvée singulièrement lente que de conduire du bétail, et nous mîmes presque une journée à parcourir une douzaine de milles.


Si j'avais eu l'esprit moins inquiet, j'aurais goûté ces heures-là. Il faisait un azur éclatant, le paysage se modifiait constamment, avec ses collines rousses et ses lointaines prairies vertes, et il s'élevait un concert perpétuel de rossignols, de courlis et d'eaux courantes. Mais je ne me souciais guère de l'été imminent, et moins encore de la conversation d'Hislop, car l'approche du fatidique 15 juin m'accablait sous les difficultés de mon entreprise désespérée.


Je dînai dans un modeste cabaret de Moffat, et fis à pied les deux derniers milles jusqu'à la bifurcation de la grande ligne. L'express de nuit pour le sud ne devait passer que vers minuit, et pour tuer le temps je montai sur le versant de la hauteur, où, fatigué de la marche, je m'endormis. Je faillis dormir trop longtemps: je dus courir à la station et j'attrapai le train deux minutes avant son départ. Le contact des dures banquettes de troisième et l'odeur du tabac grossier me réjouirent étonnamment. Et puis, je me sentais enfin prêt à en venir aux prises avec ma tâche.


Je fus débarqué à Crewe en pleine nuit, et il me fallut attendre jusqu'à 6 heures un train pour Birmingham. Dans l'après-midi, j'arrivai à Reading, et me transférai dans un train vicinal qui serpentait parmi les bas-fonds du Berkshire. Je me trouvai alors dans une grasse contrée de prairies submergées et de lentes rivières envahies de roseaux. Vers 8 heures du soir, un individu éreinté et sali par le voyage – un hybride entre le valet de ferme et le vétérinaire – avec un plaid à carreaux noirs et blancs sur le bras (car je n'osais le porter au sud de la frontière écossaise) descendit à la petite station d'Artinswell. Il y avait du monde sur le quai; et je préférai attendre d'être sorti de là pour demander mon chemin.


La route traversait d'abord un bois de grands hêtres, puis longeait une vallée peu profonde, d'où l'on voyait de verts sommets de dunes par-dessus les arbres lointains. Au sortir de l'Écosse, l'air semblait lourd et fade, mais infiniment doux, car les tilleuls, les marronniers et les lilas formaient des berceaux de fleurs. J'arrivai bientôt à un pont au-dessous duquel un cours d'eau limpide et lente coulait entre des parterres neigeux de renoncules aquatiques. Un peu plus haut il y avait un moulin; et son déversoir faisait dans l'ombre odorante un bruit agréablement frais. Ce paysage, en somme, m'apaisa et me tranquillisa. Je me mis à siffler en considérant les vertes profondeurs, et l'air qui me vint aux lèvres fut «Annie Laurie».


Un pêcheur remontait du bord de l'eau, et en approchant de moi lui aussi commença de siffler. Mon air devait être communicatif, car il suivit mon exemple. C'était un homme robuste, en vieux complet de flanelle peu propre, avec une musette de toile en bandoulière. Il m'adressa un signe de tête; et je crois bien n'avoir jamais vu figure plus fine et plus avenante. Il appuya contre le pont sa mince canne à pêche de dix pieds et regarda l'eau avec moi.


– Elle est limpide, hein? fit-il aimablement. Regardez-moi ce gros là-bas. Il pèse quatre livres comme une once. Mais le bon moment du soir est passé et il n'y a plus moyen de les crocher.


– Je ne le vois pas, dis-je.


– Regardez, là-bas! À un mètre des roseaux, juste au-dessus de cette épinoche.


– Je le tiens à présent. On jurerait une pierre noire.


– Tout juste, dit-il.


Et il siffla encore une mesure d'«Annie Laurie».


– C'est Twisdon qu'il s'appelle, n'est-ce pas? fit-il par-dessus l'épaule, sans quitter des yeux le courant.


– Non…, dis-je. C'est-à-dire oui.


J'avais entièrement oublié mon pseudonyme.


– Un sage conspirateur ne doit pas oublier son nom, observa-t-il, en adressant un sourire épanoui à une poule de bruyère qui émergeait de l'ombre du pont.


Je restai à le considérer; et sa mâchoire ferme et carrée, son front large et ridé, les plus énergiques de ses joues, me firent voir que j'avais enfin trouvé un allié qui en valait la peine. Ses yeux bleus et bizarres semblaient voir très profondément.


Tout à coup il fronça le sourcil.


– C'est honteux! fit-il, élevant la voix, honteux qu'un homme bien constitué comme vous ose demander l'aumône. Je veux bien vous faire donner à manger, mais vous n'aurez pas un sou de moi.


Un dog-cart passait, conduit par un jeune homme qui leva son fouet pour saluer le pêcheur. Lorsqu'il eut disparu, celui-ci reprit sa canne.


– Voilà ma maison, dit-il, en désignant un portail blanc à cent mètres de là. Attendez cinq minutes, et puis allez-vous-en à la porte de derrière.


Et là-dessus il me quitta.


Je fis comme il m'indiquait. Au bout d'un chemin que bordait une véritable jungle de boules-de-neige et de lilas, je trouvai un joli chalet dont la pelouse descendait à la rivière. La porte de derrière était ouverte, et un majestueux maître d'hôtel m'attendait.


– Par ici, monsieur, dit-il.


Et il me conduisit par un corridor et par un escalier de service à une jolie chambre donnant sur la rivière. J'y trouvai à ma disposition une garde-robe assortie: un habit de soirée avec tous ses accessoires, un complet de flanelle marron, des chemises, cols, cravates, rasoirs et brosses à cheveux, jusqu'à une paire de bottines de marque.


– Sir Walter a pensé que les effets de Mr Reggie vous iraient, monsieur, dit le maître d'hôtel. Il a ici quelques affaires, car il vient régulièrement passer le dimanche. La salle de bains est à côté, monsieur, et j'ai fait chauffer l'eau. On dîne dans une demi-heure, monsieur. Vous entendrez le gong.


L'imposant individu se retira, et je me laissai aller tout ébaubi dans une bergère recouverte de guipure. C'était une vraie féerie de passer tout à coup de la mendicité à ce confort bien ordonné. D'évidence, pour un motif qui m'échappait, sir Walter croyait en moi. Je me regardai dans la glace et vis un personnage basané, hirsute et farouche, avec une barbe de huit jours, de la poussière dans les yeux et les oreilles, pourvu d'une chemise grossière et sans col, d'informes vêtements de vieille cheviotte, et de souliers qui ne connaissaient plus le cirage depuis un mois. Je faisais un charmant chemineau et un joli bouvier; et voici que j'étais introduit par un majordome distingué dans ce gracieux temple du luxe. Et le plus beau, c'est qu'on ne savait même pas mon nom.


Je résolus de ne pas me casser la tête sur ce problème, et d'accepter les dons que m'envoyaient les dieux. Je me rasai et me baignai avec délices, m'insinuai dans la belle chemise craquante et dans le costume de soirée qui ne m'allait pas trop mal. Lorsque j'eus fini, la glace me renvoya l'image d'un jeune homme assez présentable.


Sir Walter m'attendait dans la pénombre d'une salle à manger où une petite table ronde s'éclairait de flambeaux d'argent. À sa vue – à la vue de cet homme si respectable, posé et sûr de lui, incarnation de la loi, du gouvernement et de toutes les convenances – j'eus un geste de recul et me sentis un intrus. Il était impossible qu'il sût la vérité à mon sujet, ou sinon il ne m'aurait pas traité de la sorte. Je ne pouvais réellement accepter son hospitalité sur des bases mensongères.


– Je vous suis plus obligé que je ne peux l'exprimer, mais je me vois forcé de mettre les choses au point, lui dis-je. Bien que je sois innocent, la police est à ma recherche. Je tiens à vous en informer, et je ne m'étonnerais pas si vous me jetiez à la porte.


Il sourit.


– Ça va bien. Que cela ne trouble pas votre appétit. Nous en reparlerons après dîner.


Jamais repas ne me fit plus grand plaisir, car je n'avais rien mangé de toute la journée que des sandwiches de buffet. Sir Walter me traita avec distinction, en m'offrant un champagne supérieur, suivi d'un porto exquis. Je faillis pleurer d'énervement, à me voir assis là, servi par un valet de pied et un maître d'hôtel impeccable, et à me rappeler que je venais de vivre trois semaines durant comme un bandit, avec le monde entier contre moi. J'entretins sir Walter du poisson-tigre du Zambèze, qui vous emporterait les doigts d'un coup de dents si on le laissait faire, et nous causâmes cynégétique en long et en large du globe, car il avait chassé un peu dans sa jeunesse.


Nous prîmes le café dans son cabinet, agréable pièce garnie de livres et de trophées, pleine de désordre et de confort. Je pris la résolution, si jamais je me dépêtrais de cette affaire et possédais un jour une maison à moi, de m'organiser une chambre pareille. Puis, les tasses à café débarrassées et nos cigares allumés, mon hôte passa ses longues jambes pardessus le bras de son fauteuil et me pria de lui débiter mon récit.


– J'ai obéi aux instructions de Harry, ajouta-t-il, et il m'a promis qu'en échange vous me raconteriez quelque chose d'intéressant. Je vous écoute, Mr Hannay.


Je sursautai à l'entendre m'appeler par mon vrai nom.


Je commençai par le tout commencement. Je dis mon ennui à Londres, et ce soir où, en rentrant chez moi, Scudder m'arrêta devant ma porte. Je lui répétai tout ce que Scudder m'avait raconté au sujet de Karolidès et de la conférence du Foreign Office, sur quoi il pinça les lèvres en souriant. Puis j'en vins à l'assassinat, et il reprit son sérieux. Il sut tout concernant le laitier, mon voyage dans le Galloway, et mon déchiffrement des notes de Scudder, à l'auberge.


– Vous les avez sur vous? demanda-t-il avec vivacité.


Et il poussa un soupir de soulagement lorsque je tirai de ma poche le petit calepin.


Je ne parlai pas de son contenu. Mais je rapportai ma rencontre avec sir Harry, et les discours de la réunion. Cela le fit rire aux éclats.


– Harry a débité les pires absurdités, alors? Je le crois bien volontiers. C'est le meilleur garçon du monde, mais sa ganache d'oncle lui a bourré la cervelle de bourdes. Allez toujours, Mr Hannay.


Ma journée de cantonnier excita son intérêt. Il me fit décrire méticuleusement les deux individus de l'auto, et parut interroger sa mémoire. Il retrouva sa gaieté en apprenant le sort de cet imbécile de Jopley.


Mais l'épisode du vieillard dans la maison de la lande le rendit grave. De nouveau il me fallut décrire son extérieur dans le dernier détail.


– Doucereux et chauve, et clignant des yeux comme un volatile… Un vrai oiseau de mauvais augure! Et vous avez dynamité son ermitage après qu'il vous eut sauvé de la police! Voilà du noble travail!


J'arrivai enfin au bout de mes pérégrinations. Il se leva lentement, et debout sur le devant du foyer, abaissa vers moi son regard.


– Vous pouvez rayer la police de vos soucis, dit-il. Vous n'avez plus à craindre en rien la justice de votre pays.


– Grand Dieu! m'écriai-je. A-t-on retrouvé l'assassin?


– Non. Mais depuis une quinzaine on ne songe plus à vous inculper.


– Pourquoi? demandai-je avec étonnement.


– Tout d'abord parce que j'ai reçu une lettre de Scudder. Je le connaissais un peu, et il a travaillé plusieurs fois pour moi. Il était à demi-toqué, à demi génial, mais foncièrement honnête. L'ennui avec lui était son inclination à mener sa partie seul. Cela le rendait à peu près inutile dans un service secret – chose regrettable, car il possédait des facultés hors ligne. C'était, je crois, l'homme le plus brave du monde, car il tremblait toujours de peur, et cependant il ne reculait devant rien. J'ai reçu de lui une lettre le 31 mai.


– Mais il était mort depuis huit jours.


– La lettre fut écrite et mise à la poste le 23. Évidemment il ne prévoyait pas une fin aussi proche. Sa correspondance mettait d'ordinaire une semaine à me parvenir, car elle était expédiée sous double enveloppe en Espagne, et de là à Newcastle. Il avait la manie, vous le savez, de dissimuler ses traces.


– Que disait-il? balbutiai-je.


– Rien. Simplement qu'il était en danger, mais qu'il avait trouvé asile chez un ami sûr, et que je recevrais de ses nouvelles avant le 15 juin. Il ne me donnait pas d'adresse, mais disait qu'il logeait près de Portland Place. Son intention était, je crois, de vous disculper s'il lui arrivait quelque chose. En recevant cette lettre je me rendis à Scotland Yard, repassai les détails de l'enquête, et conclus que c'était vous, Mr Hannay, l'ami en question. Nous prîmes sur votre compte des informations, qui se trouvèrent favorables. Je crus comprendre que votre disparition avait pour cause non seulement la police, mais encore une autre crainte – et en recevant le billet de Harry je devinai le reste. Je vous ai attendu à tout moment depuis huit jours.


On peut imaginer quel poids cela m'ôta de l'esprit. Je me sentis de nouveau un homme libre, car je n'avais plus à lutter que contre les ennemis de mon pays, et non plus contre sa justice.


– Et maintenant, voyons ce petit calepin, dit sir Walter.


Son examen nous prit une grande heure. Je lui expliquai le chiffre, et il sut s'en servir tout de suite. Il corrigea ma lecture en divers passages, mais ma traduction se trouva correcte en gros. Dès avant la fin son visage revêtait un sérieux extrême, et il resta ensuite quelque temps silencieux.


– Je ne sais que faire, dit-il enfin. Il a raison sur un point – à savoir: ce qui va se passer après-demain. Comment diable cela a-t-il pu transpirer? Voilà déjà qui est assez mauvais. Mais tout ce qui concerne la guerre et la Pierre-Noire – cela me fait l'effet du pire mélo. Que n'ai-je plus de confiance dans le jugement de Scudder! L'ennui avec lui c'est qu'il était trop romanesque. Il avait le tempérament artiste, et il prétendait embellir la vérité toute nue. Il avait en outre quelques travers bizarres. Les Juifs, par exemple, le faisaient voir rouge. Les Juifs et la haute finance.


«La Pierre-Noire, reprit-il. Der Schwarzstein. C'est comme dans les livraisons à deux sous. Et tout ce bourrage concernant Karolidès. C'est la partie faible de l'histoire, car je sais pertinemment que le vertueux Karolidès est capable de durer plus longtemps que nous deux. Aucun pays en Europe ne désire le voir disparaître. De plus, il vient de déployer ses talents à Berlin et à Vienne et de procurer à mon chef quelques mauvais moments. Non! Scudder a perdu la piste là-dessus. Franchement, Hannay, je ne crois pas cette partie de son histoire. Il se brasse quelque vilaine affaire, il en a découvert trop, et il y a perdu la vie. Soit. Mais je suis prêt à donner ma parole qu'il s'agit là de simple espionnage. Une certaine grande puissance européenne est entichée de son système d'espionnage, et ses méthodes ne sont pas des plus scrupuleuses. Comme elle paye aux pièces, ses émissaires n'iront pas reculer devant un meurtre ou deux. Ils veulent nos instructions navales pour leur collection du Marinamt [7]; mais ces instructions seront classées dans un cartonnier – voilà tout.


À ce moment le majordome pénétra dans la pièce.


– On vous demande au téléphone, de Londres, sir Walter. C'est Mr Heath, qui désire vous parler personnellement.


Mon hôte s'en alla au téléphone.


Il revint au bout de cinq minutes, tout pâle.


– Je fais mes excuses aux mânes de Scudder, dit-il. Karolidès a été tué d'un coup de revolver, ce soir, quelques minutes avant 7 heures.

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