— Hollande est un connard, une fiotte, une couille molle ! clamait Morvan. Bon dieu, mais quand est-ce qu’un président aura des burnes dans ce pays ?
Trois jours plus tard, Erwan déjeunait chez ses parents, avenue de Messine, dans leur immense appartement décoré par le Mobilier national. Le fameux repas dominical, qu’aucun membre de la famille n’aurait manqué, non par plaisir, mais par devoir.
— Il a jamais été foutu de faire tourner le PS et on lui donne les clés du pays ? On s’attendait à quoi ? Les Français sont des sales cons, et en un sens, ils ont ce qu’ils méritent !
Erwan soupira. La sacro-sainte colère du Padre le dimanche était un plat obligatoire, au même titre que ceux que préparait Maggie, sa mère, à base de tofu et de quinoa.
En réalité, cette diatribe n’était qu’une façade. Depuis plus de quarante ans, le Vieux servait le pouvoir, quel qu’il soit, sans le moindre état d’âme. Il avait coutume de dire : « Un verrou se moque de ce qu’il y a derrière la porte. »
— Encore un peu de taboulé ? proposa Maggie en se penchant vers Erwan.
— Ça ira, merci.
Au moins, tant que le Vieux braillait contre les gouvernants, il n’insultait pas sa mère. Et tant que sa colère ne virait pas à la baston conjugale, tout le monde était content. Erwan avait connu d’autres époques où Grégoire posait son calibre sur la table avant de goûter un plat ou menaçait de défenestrer son épouse si elle ne changeait pas de gueule.
Il observa les convives : le clan au grand complet. Gaëlle, la benjamine, vingt-neuf ans, absorbée dans ses SMS. Loïc, le cadet, trente-six ans, sommeillant au-dessus de son assiette. En bout de table, ses enfants, Milla et Lorenzo, cinq et sept ans, sages et silencieux. La chaise vide était celle de Maggie, qui continuait à servir sa tribu avec dévotion.
L’illusion était parfaite : une respectable famille bourgeoise, réunie comme chaque dimanche. Les coulisses étaient moins reluisantes. Loïc, ancien alcoolique, aujourd’hui financier millionnaire, était accro à la coke et cherchait son salut dans le bouddhisme. Gaëlle voulait faire du cinéma et couchait à droite à gauche pour « faire avancer sa carrière ». Quant à Maggie, ex-hippie et mère obsessionnelle, elle avait passé sa vie à encaisser les coups de son mari, sans jamais se plaindre ni se résoudre à divorcer.
— Où est la relance du pays ? pérorait Morvan sans toucher à son assiette. Les mesures qui devaient galvaniser la France ? Rien, que dalle, du vent ! Toujours les mêmes promesses, toujours les mêmes conneries…
Erwan hochait la tête : il avait l’espoir que cette tirade les emmène jusqu’au dessert. Morvan était le personnage-clé de l’assemblée. Colosse de soixante-sept ans, doté d’une force de taureau et d’une santé de fer, il avait longtemps été considéré, dans les milieux informés, comme le premier flic de France. Et aussi le plus discret.
Autodidacte, gauchiste violent, il avait été exilé en Afrique après les événements de 68. Sa carrière semblait morte dans l’œuf mais il avait arrêté au Zaïre, seul et sans moyen, un tueur en série surnommé l’Homme-Clou, qui s’en prenait à la communauté blanche d’une ville minière du Katanga. Morvan était revenu en France auréolé de gloire. Il avait gravi les échelons sous Giscard et triomphé sous Mitterrand. Commissaire au 36, il avait assuré en douce des missions de barbouze pour Tonton, accédant peu à peu au rang d’intouchable. « Je n’ai ni amis ni relations, disait-il, j’ai des dossiers. »
Erwan n’avait jamais enquêté sur son père mais il n’avait aucune illusion sur ses activités occultes. Morvan avait tué, volé, magouillé, espionné, fait chanter — toujours dans l’intérêt de la République. C’est ce qui le différenciait plus ou moins d’une crapule ordinaire.
Nommé préfet hors région à l’arrivée de Chirac, il avait poursuivi sa mission de veille, quelque part dans les étages de la place Beauvau. On ne change pas une équipe qui gagne. Sarkozy l’avait gardé et, bien qu’ayant depuis longtemps dépassé l’âge de la retraite, il était toujours là sous Hollande, jouant le rôle de conseiller auprès de l’Intérieur, sans apparaître dans aucun organigramme. Longtemps surnommé le Pasqua de gauche, il ressemblait aujourd’hui à un de ces vieux obus enterrés qu’il ne faut surtout pas toucher, sous peine de le faire exploser.
Soudain, Erwan se rendit compte que le signal d’alarme avait sonné :
— Putain de connasse, t’appelles ça de la bouffe ?
Une suée glacée descendit le long de son échine. Les insultes de son père avaient le pouvoir de le replonger instantanément dans l’enfance. Il tremblait déjà. Son cœur tapait dans sa gorge.
— Papa, tais-toi !
Morvan grogna dans son assiette. Erwan jeta un coup d’œil autour de lui. Les autres n’avaient même pas entendu : Loïc à moitié assoupi, Gaëlle pianotant sur son mobile, les deux enfants le nez dans leur assiette. Même Maggie continuait à servir, indifférente.
— Tu pourrais oublier ton téléphone, lança le patriarche à Gaëlle. On est à table.
La jeune femme ne leva pas la tête. Elle avait le profil d’une écolière sage, sous la brume de ses cheveux blonds, presque blancs. Visage ovale, pommettes hautes, teint d’une pâleur surnaturelle. Comme Loïc, elle avait hérité de l’ancienne beauté de sa mère. Elle portait des vêtements de marque, hors de prix, mais d’une façon négligée, distraite, qui confinait au je-m’en-foutisme.
— Ho, je te parle !
— Quoi ?
— Tu pourrais respecter ce moment où on se retrouve et…
— C’est pour le boulot.
— Un dimanche ?
— Tu comprends rien à ce que je fais.
— J’ai sans doute plus d’expérience que toi en matière de show-business !
Elle répéta avec mépris la formule démodée :
— « Show-business »…
— Ces acteurs, ces producteurs sont tous des putains d’obsédés sexuels et…
— Chéri, pas devant les enfants !
L’air choqué, Maggie passait le ramasse-miettes sur la nappe.
— J’ai plus faim, fit Gaëlle en repoussant sa chaise.
— Reste assise !
Elle se leva sans répondre. Elle n’avait rien à craindre : Morvan n’avait jamais porté la main sur ses gamins. Les injures, les coups, c’était pour leur mère.
— Gaëlle, je te préviens que…
Elle lui envoya un majeur bien raide et disparut. Loïc, yeux mi-clos, rit en silence comme s’il se tenait derrière une vitre fumée. Maggie retourna en cuisine. Les petits, toujours muets, paraissaient intrigués par ce geste mystérieux.
Erwan avait les doigts crispés sur les accoudoirs de son fauteuil. Rien n’avait changé : il était le seul sur le qui-vive, le seul à flipper pour tout le monde. Toujours prêt à intervenir, à lutter contre les forces du mal de son propre clan. Il était Cerbère, le chien des Enfers.
Comme pour confirmer, Morvan ordonna :
— Erwan, dans mon bureau.
Le repaire du vieux accumulait les meubles exotiques, les objets inquiétants dont la plupart venaient du Congo. On y trouvait des tabourets concaves, des appuie-dos en cuir tressé, des lampes à huile fabriquées à partir de sagaies… Les masques, les sculptures, les gris-gris sur les étagères semblaient taillés dans le même cauchemar. Des têtes aux yeux grillagés, des bouches hérissées de dents, des femmes aux seins meurtriers…
Le clou de la collection, sans jeu de mots, était une série de statuettes percées de pointes de métal, de tessons de bouteille, couvertes de chaînes, de fibres, de plumes souillées de sang : des minkondi provenant du Mayombé, dans le Bas-Congo. Ces effigies étaient des armes contre les sorciers et leurs envoûtements. Morvan en avait souvent expliqué le principe à son fils : le nganga, le guérisseur, les activait en y plantant un clou ou un morceau de verre.
Ces figurines cachaient une autre vérité : elles avaient inspiré le tueur en série que Grégoire avait arrêté en 1971. Un meurtrier qui transformait ses victimes en statues votives, lardées de centaines de clous, d’éclats de miroir, d’esquilles de fer. Erwan était persuadé que son père avait volé ces sculptures dans le repaire même du criminel…
Grégoire retira sa veste. Même le dimanche, il portait sa tenue habituelle : chemise Charvet bleu ciel à col blanc, cravate noire, bretelles à l’ancienne, en Y inversé. Il s’installa derrière son bureau, dans un fauteuil à haut dossier surmonté de deux têtes d’antilope.
— Kaerverec, ça te dit quelque chose ?
— Non.
— C’est un bled près de Brest.
— Un autre berceau de la famille ?
— Déconne pas. Y a là-bas une école aéronavale. Je t’y envoie demain. Une histoire de bizutage.
— Tu plaisantes ?
— Un bizutage avec mort d’homme.
Erwan attrapa une chaise. Son père ouvrit un tiroir et en sortit un télex.
— Un étudiant s’est planqué dans le bunker d’une île pour échapper aux épreuves. Il y a passé la nuit du vendredi au samedi. Manque de bol, le matin, le site a été la cible d’un tir d’entraînement. Tout a été pulvérisé.
— Tu veux dire que le môme s’est pris un missile ?
Le Vieux lui tendit la feuille :
— C’est tout ce qu’on sait pour l’instant.
Erwan parcourut la dépêche. Il se méfiait des histoires de son père. Celle-ci sonnait encore plus faux que d’habitude.
— J’ai rien entendu là-dessus.
— L’AFP est même pas au courant. On est tous d’accord pour la fermer en attendant d’avoir une version présentable.
— Et tu comptes sur moi pour l’écrire ?
— Exactement.
— Pourquoi pas le SRPJ de Brest ?
— Parce que c’est une affaire délicate. Un bizutage qui tourne mal. Un Rafale qui descend une bleusaille. L’Intérieur et la Défense veulent une enquête objective, menée par la Crime. Pas question qu’on les soupçonne de mettre l’étouffoir.
— Je serai entre le marteau et l’enclume ?
— Écoute, tu vas là-bas, tu recueilles les faits, tu rédiges un rapport. Basta.
— À quel titre tu m’y envoies ?
— Mission spéciale. Je vais me débrouiller avec un office central. Laisse-moi faire ma sauce. Tu pars demain matin, t’es de retour mercredi. On a besoin d’un flic solide, et c’est toi que j’ai choisi. Quand les militaires verront ton CV, ils fermeront leur gueule.
Claire allusion à son passé d’homme d’action : trois fois, du temps de la BRI, Erwan était monté au feu. Il avait tué. Il avait été blessé. De quoi impressionner les troufions.
— T’es sûr de l’histoire, au moins ?
— Dans les détails, non. Mais d’après le colonel Vincq, le directeur de l’école, c’est un accident. Très con, mais un accident tout de même. C’est pas forcément une bonne nouvelle : tout ça sent le cafouillage à plein nez et la merde va éclabousser tout le monde. Ton rapport va permettre de faire le tri dans les responsabilités.
Erwan considérait une statuette à tête large et plate, aux bras très longs, hérissée de clous. Selon son père, elle était réputée provoquer chez les sorciers des convulsions ou un amaigrissement mortel. Erwan s’était toujours demandé si elle n’avait pas déclenché l’anorexie de Gaëlle.
— Et les Cruchot ?
— Y a une cosaisie avec la section de recherches de Brest mais c’est toi qui mènes la barque. Le parquet me l’a assuré.
Un bourdonnement retentit dans la pièce. La machine à télex. Erwan avait toujours connu son père guettant les dépêches de l’état-major. Quand il était gamin, il le considérait comme un chef de gare surveillant ses trains et ses horaires — sauf que les convois ici étaient des meurtres, des viols et d’autres crimes en tous genres.
Morvan arracha la page, chaussa ses lunettes, parcourut le texte d’un seul regard et ajouta :
— Je te fais envoyer le dossier ce soir. Départ à l’aube. Tu prends un gars avec toi et tu fais des notes de frais.
Erwan traduisit : « Tu peux disposer. » Il se leva mais son père ouvrit à nouveau son tiroir.
— Attends. Je veux te parler d’autre chose.
Il déposa devant lui des vignettes pas plus larges que des Post-it. Erwan les identifia aussitôt : des blancs de la DCRI. Des informations anonymes, sans auteur ni provenance. Quand il était d’humeur lyrique, son père proclamait : « Ce sont les petites sources qui donnent les grands fleuves. » Avec quelques mots sur un papier, il avait en effet fait trembler bien des gouvernements.
Erwan se rassit et s’empara des feuilles. Des noms. Des adresses parisiennes. Des dates et des horaires.
— C’est quoi ?
— Les allées et venues de ta sœur ces deux derniers jours.
— Tu la fais suivre ?
Grégoire eut un geste d’irritation et récita les données de mémoire :
— Vendredi, 17 heures, société STMS, rue Lincoln, une heure. Même jour, 20 heures, Patrick Blanc, 3, rue Dauphine, une heure encore. Le lendemain, 16 heures, Hervé Leroy, 22, rue Spontini. Le soir, elle était au Plaza Athénée puis au Fouquet’s Barrière.
— Et alors ?
— Et alors, ta sœur fait des passes.
— Ce sont peut-être des rendez-vous de boulot.
Morvan se pencha au-dessus de la table. Erwan crut entendre craquer les jointures du trône alors qu’un effluve d’Eau d’Orange verte d’Hermès lui agressait les narines.
— T’es con ou quoi ? Leroy et Blanc sont des producteurs.
— Justement.
— Je me demande parfois ce que t’as dans le crâne. Le premier organise des partouzes à Versailles, le second est accro aux escorts. (Il frappa violemment le plateau de son bureau.) Ta sœur est une pute, nom de dieu ! Et on peut dire qu’elle tire vite !
Erwan se recula comme si on lui avait craché au visage. Il connaissait la brutalité de son père. C’était autre chose qui le choquait :
— Tu fais suivre ta propre fille par la DCRI ? Aux frais de l’État ?
— Je dois protéger ma famille.
— Gaëlle a vingt-neuf ans. Elle est libre de faire ce qu’elle veut.
Grégoire roula des épaules et parut se recroqueviller entre ses accoudoirs.
— J’avais pas prévu que ta sœur, à qui j’ai payé les meilleures écoles, les plus beaux voyages, à qui j’ai offert les pistons les plus solides pour trouver du boulot, deviendrait une call-girl qui suce des producteurs.
— Parle pas comme ça. Elle veut être comédienne et se donne les moyens de…
— Pour l’instant, elle est surtout à poil dans des magazines porno.
— Pas porno, sexy, rien de plus. C’est sa manière de se faire connaître. Tu dois respecter ses choix. Tu en parles comme d’une criminelle !
— T’es bien le fils de ton époque. Peu importe le fond, ce qui compte c’est la façon de le dire. Vous crèverez tous du politiquement correct. (Il frappa encore le bureau.) Putains de bobos !
Dans sa bouche, il n’y avait pas pire insulte. Homme de gauche de la grande époque, il haïssait les socialistes consensuels, écolos, altermondialistes — toujours du bon côté de la conscience. De son point de vue, ces shérifs du cœur incarnaient le mal absolu : des bourgeois qui avaient intégré leur propre contre-culture, digéré leur propre ennemi — la révolution. Un jour, il avait comparé les bobos à ces rats qui survivent au poison qui doit les détruire et développent une race immunisée. Il ne plaisantait pas.
Il se leva et se posta devant la fenêtre, mains dans le dos, façon Commandeur.
— Je veux que tu lui parles.
— Je lui ai déjà parlé. Plus on essaiera de la raisonner, plus elle s’obstinera. Ne serait-ce que pour nous faire chier.
— Alors, fais le vide autour d’elle. Fous la pression à ses michetons. Je te donnerai la liste.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Je vais pas aller menacer ces…
Son père revint vers son bureau, plus calme :
— Ils sont pas si nombreux. Gaëlle est une occasionnelle. Une intermittente du spectacle, quoi… Si plus personne ne l’appelle, elle se calmera.
— Ou elle en trouvera d’autres.
— Alors, c’est qu’elle est une vraie pute et y aura plus rien à faire.
Erwan prenait la défense de sa sœur mais il éprouvait la même colère que son père. Une enfant gâtée qui se vautrait dans le ruisseau. Il se leva à son tour.
— Je suis censé terroriser des producteurs ou récupérer les morceaux d’un soldat ?
— L’urgence, c’est la Bretagne. Tu régleras le reste à ton retour.
Erwan quitta le bureau sans un mot, éprouvant une tendresse inhabituelle pour le vieux fauve. Un homme qui, malgré ses violences envers sa femme, malgré son passé de tueur, vouait un amour inconditionnel à ses enfants.
— Qu’est-ce qu’il te voulait ?
Erwan sursauta : sa mère se tenait dans l’obscurité du couloir.
— Qu’est-ce qu’il te voulait ? répéta-t-elle à voix basse, les yeux effarés.
Elle portait encore son tablier de cuisine.
— Rien, fit Erwan, évasif. Du boulot.
— Tu peux raccompagner les petits chez leur mère ?
— Et Loïc ?
— Il s’est endormi sur le canapé.
Les dimanches se suivaient et se ressemblaient.
— Sofia est chez elle ?
— Appelle-la. Elle sera contente de te voir.
Dans l’entrée, Milla et Lorenzo étaient déjà prêts, avec leur sac à dos — le fardeau habituel des enfants de couples séparés. Maggie ouvrit la porte. Sa manche remonta et son avant-bras apparut, marbré et violacé.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Rien. Je suis tombée.
Le bref élan de bienveillance qu’avait ressenti Erwan à l’égard de son père se transforma en une pulsion de haine. Sentiment bien connu, confortable, domestique. Il n’éprouvait même pas d’étonnement à l’idée que le Vieux, à près de soixante-dix ans, frappe encore sa femme. Il se fit une remarque beaucoup plus simple : avec l’âge, sa mère marquait plus franchement. Ses hématomes prenaient un ton lie-de-vin qui évoquait des taches de naissance.
Il franchit le seuil, lançant à ses neveux d’un ton enjoué :
— Le premier à l’ascenseur ?
Les deux gamins se précipitèrent, oubliant d’embrasser leur grand-mère.
Erwan allait les rappeler quand Maggie l’arrêta :
— Laisse. C’est pas grave.
— À dimanche prochain.
Les petits piaffaient devant la cabine. Il leur sourit puis sombra dans ses pensées. Il n’avait pas souvenir de la moindre légèreté durant son enfance. Il avait toujours vécu dans la crainte, l’angoisse, la terreur de voir ses parents se foutre sur la gueule.
Quand les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, il révisa son jugement à propos du déjeuner : ni Loïc ni Gaëlle ne s’en étaient sortis non plus. La drogue pour son frère, les passes pour sa sœur n’étaient que des réponses au traumatisme originel.
Un souvenir traversa son esprit : une petite fille de quatre ans, un gosse de onze ans réfugiés dans les bras de leur frère aîné, tous les trois planqués sous la table de la cuisine alors que leurs parents se battaient. Erwan sentait encore, au fond de sa chair, le carrelage froid, la vibration des cloisons sous les coups du Pasqua de gauche.
Il pénétra dans la cabine en éprouvant cette conviction presque réconfortante : il n’était pas seul, Loïc et Gaëlle se tenaient toujours auprès de lui, sous la table, hagards et terrifiés.
En sortant de chez ses parents, Gaëlle avait pris l’habitude de vomir.
Elle fila dans un café dont les chiottes n’étaient pas trop dégueulasses, au coin de la rue Monceau et de la rue de Lisbonne, et s’exécuta. Adolescente, elle avait tout expérimenté en matière de techniques de vomissement, de l’eau salée à la brosse à dents au fond de la gorge. Aujourd’hui, elle rendait sur commande. Il lui suffisait de penser à la bouffe immonde de sa mère et c’était parti.
Dehors, elle allait déjà mieux. Le mois de septembre jouait les repêchages. Entre un été maussade et un automne précoce, un ou deux après-midi ensoleillés, c’était pas du luxe. Elle descendit l’avenue de Messine, en profitant du spectacle. Les ombres des cimes tremblaient sur l’asphalte. Des cosses de lumière éclataient entre les feuilles. L’avenue était une quintessence du Paris haussmannien. Balcons, atlantes et cariatides à tous les étages, au-dessus des frondaisons opulentes des platanes. Gaëlle se sentait comme une reine dans les allées de Versailles.
Après la rue de Miromesnil, elle prit sur la gauche rue de Penthièvre et parvint devant son immeuble. Tout était désert. Malgré le soleil, ces rues étroites avaient quelque chose de funèbre. Elle avait longtemps hésité à prendre ce studio, situé à quelques mètres de la place Beauvau — le repaire du monstre. Finalement, elle avait choisi de l’ignorer. Vaincre son ennemi, c’est ne plus y penser.
Murs mansardés, lucarnes, parquet à larges lattes dont elle aimait la douceur sous ses pieds nus : elle n’avait rien décoré parce qu’elle voulait que cet espace soit comme son existence — une page blanche à écrire. La seule chose à laquelle elle tenait était sa bibliothèque. Couleurs vives des PUF, tranches brun, vert et or des Pléiade, tons de cigare pour les essais de Freud… Plus bas, les biographies aux dos vifs, bigarrés — à l’image de ses propres passions. Gaëlle était incollable sur Nietzsche et Wittgenstein mais elle dévorait aussi les destins de Shakira, Mylène Farmer, Annette Vadim… Elle se sentait à la fois révolutionnaire et femme-objet, intellectuelle et midinette. Tout ça n’était pas très clair.
Thé grillé japonais. Masque d’argile sur le visage. Bureau. Après le déjeuner dominical et le vomissement express, le troisième rituel était la mise en ordre de son univers professionnel. Actualisation de ses réseaux sociaux, lecture de ses mails, rédaction de tweets… Pour une actrice, c’était important de garder un contact régulier avec ses fans — même s’ils ne se bousculaient pas au portillon. Elle balança un SMS à son agent pour la prévenir qu’elle passerait le lendemain après-midi : des semaines qu’elle ne lui avait pas trouvé un casting.
Elle se plongea ensuite dans son arsenal de guerre : CV, photos, dossiers de presse… Elle adorait travailler derrière son pupitre à la manière d’un artisan. Elle peaufinait sa bio, retouchait ses photos, copiait ses démos, écrivait à des réalisateurs… Sa carrière tenait en quelques lignes. Elle avait présenté des émissions de poker sur le Net, joué des rôles de second plan dans des téléfilms. Une fois, elle avait interprété une bimbo dans un long-métrage mais sa scène avait été coupée.
C’était peu. Surtout compte tenu de ses efforts — des centaines de castings, de dîners, de nuits passées en boîte avec des producteurs soi-disant en vue. À l’arrivée, elle était loin de gagner sa vie. Et plus loin encore d’atteindre le Graal des comédiens : les cinq cent sept heures de boulot annuelles qui permettent de prétendre aux allocations chômage. Alors elle se débrouillait d’une autre façon.
Quand on la provoquait sur ce terrain, elle répliquait : « Le féminisme, c’est bon pour les gouines et les bourgeoises. Les femmes, les vraies, celles qui ont pas un rond, sont prêtes à tout pour s’en sortir et se moquent bien de la parité à l’Assemblée ou de savoir si le mot “écrivain” peut prendre un “e”. » Et si jamais on lui servait ses origines de fille à papa, elle ajoutait : « Je suis ce que j’ai décidé d’être. Je suis repartie de zéro. »
Elle ne mentait pas. Depuis sa majorité, elle n’avait pas touché le moindre euro de son père. Elle avait même fermé son compte en banque pour en ouvrir un autre au nom d’une copine — de cette façon, le fumier ne pouvait plus lui virer de l’argent.
Elle faisait la pute, certes, mais par intégrité.
D’ailleurs, elle n’estimait pas que sa pureté était entachée par ce business. Sa vocation artistique demeurait intacte. Ses modèles étaient Brigitte Bardot, Marilyn Monroe, Scarlett Johansson. Des actrices sensuelles qui étaient aussi de grandes comédiennes. Leur corps était leur point fort, et alors ? Elle s’imaginait dans le rôle de Camille allongée sur la terrasse de la villa de Malaparte, dans Le Mépris, ou en Sugar Kane séduisant Tony Curtis à bord du yacht de Certains l’aiment chaud. De l’art, oui, mais avec des formes.
Au programme du jour, sa demande de visa de travail pour les États-Unis. Tôt ou tard, une actrice se dit que la chance lui sourira outre-Atlantique. Gaëlle ne se faisait aucune illusion mais elle voulait y croire, et surtout essayer. En cas d’échec, elle n’aurait pas de regrets.
Elle attrapa son dossier, feuilleta ses documents, en vue de son rendez-vous au consulat. Tout était en ordre. Elle avait réuni des témoignages qui attestaient de sa valeur, de son sérieux, de sa crédibilité dans le métier. Des lettres de complaisance, obtenues à coups de fellations et de coucheries gratuites. Elle avait également des promesses d’embauche aux États-Unis — ce n’était pas difficile : les producteurs qu’elle connaissait possédaient aussi des sociétés là-bas. C’étaient les mêmes qui lui avaient rédigé les attestations pour les deux côtés de l’Atlantique.
Devant ces témoignages et ces contrats fictifs, elle eut une bouffée de tristesse. Ce dossier était à l’image de sa vie : bidon. Mais elle préférait encore ce mensonge au gouffre qui s’ouvrirait sous ses pas si elle admettait, ne serait-ce qu’un dixième de seconde, la vanité de ses projets. Renoncer à son rêve, c’était renoncer à la vie.
Ses yeux se posèrent sur l’horloge murale — un clap de cinéma sur lequel était monté un cadran à aiguilles, souvenir de son unique voyage à LA. 15 h 45. Elle sursauta. Elle avait complètement oublié son plan « casting » à 16 heures. C’est ainsi qu’elle appelait ses rencards à huit cents euros.
Elle fonça dans la salle de bains et ôta son masque d’argile de la mer Morte. Elle se souvenait que le type était un financier chinois. Un plan filé par une pseudo-maquerelle de l’avenue Hoche. Elle releva la tête et s’observa dans le miroir. En découvrant son visage ovale, ses pommettes mongoles et ses yeux de husky sibérien, elle se ressaisit et serra les poings sur le lavabo.
Un Chinois. Ça irait très bien pour ce qu’elle avait en tête.
Sofia lui avait donné rendez-vous dans les jardins du Luxembourg.
Erwan se gara rue Bonaparte et prit l’entrée de la rue de Vaugirard. Un gamin dans chaque main, il longea les terrains de pétanque puis les courts de tennis : l’Italienne avait parlé de l’aire de jeux, un peu plus loin. À l’idée de la voir, il tremblait d’excitation.
La première fois qu’il l’avait rencontrée, il avait frémi. La deuxième fois, il avait fait la gueule. La troisième, il avait bredouillé. Il avait fallu attendre la quatrième ou cinquième entrevue pour qu’il retrouve une contenance naturelle. Alors seulement, il avait pu l’observer. Sofia n’était pas belle : elle était parfaite. Sa beauté était digne des pages glacées des magazines, des écrans de cinéma, mais sa grâce n’était pas à vendre. Elle était millionnaire et cette position supérieure ajoutait encore à son air souverain.
Quand Loïc l’avait ramenée dans ses valises de New York, en 2003, Erwan s’était demandé comment ce couillon défoncé avait pu séduire une telle déesse. Son père s’était posé la même question. En bons flicards, ils avaient mené leur enquête et découvert, sidérés, que Sofia était beaucoup plus riche que Loïc. Elle était la fille d’un ferrailleur de la banlieue de Florence qui avait fait fortune dans le commerce du métal et épousé une comtesse Balducci, ruinée, mais lointainement liée à la glorieuse famille Aldobrandeschi. Sofia avait hérité la beauté de son père (une gueule de seigneur) et l’élégance de sa mère, le mépris de l’une et la dureté de l’autre. Son éducation avait fait le reste. Enfance à Saint-Moritz avec préceptrice allemande, écoles privées à Milan, puis l’université Luigi Bocconi et l’IULM (Università di lingue e comunicazione). Elle s’était fait les griffes à Wall Street et avait finalement découvert l’amour dans les bras de Loïc.
Les Morvan n’y croyaient pas. Ils étaient des hommes, et surtout des flics. Ils ne pouvaient comprendre l’attrait d’un mec comme Loïc sur les femmes. Sa jolie gueule, ses mains fines, son sourire désarmant, tout ça leur échappait. Comme le magnétisme mystérieux qu’exerce toujours un drogué sur les filles. Un vice qui les fascine parce qu’elles sentent, avec leurs antennes de femelles, que cette attraction sera toujours la plus forte. Sans compter le charme envoûtant de la tête brûlée qui joue avec la mort…
Quelques mois plus tard, on avait préparé le mariage. Erwan avait savouré la sourde rivalité des deux pères. À sa droite, le vieux renard d’Afrique, superflic combinard possédant de mystérieux acquis au Congo. À sa gauche, Giovanni Montefiori, surnommé le Condottiere, proche du clan Berlusconi et sans doute lié à pas mal de dérives mafieuses. Deux prédateurs se détestant d’instinct parce qu’ils représentaient les deux visages d’une même pourriture.
Les jouvenceaux s’étaient mariés à Zermatt, sous la neige, et en traîneau. Des conneries de gosses de riches. Montefiori avait loué tous les chalets disponibles, Morvan avait payé le banquet dans un des palaces de la station.
Relégué dans une maison de gardien, Erwan avait décidé cette nuit-là de prendre soin de ces enfants ignorants de la vie. Peu à peu, il avait gagné auprès d’eux une légitimité de garde du corps — un domestique parmi d’autres. Il aimait ce rôle : le gros bras en costume bon marché, la brute qui n’a ni conversation ni élégance, mais avec qui la princesse s’entend pour protéger le « petiot ».
Car ils étaient désormais alliés. Sofia surveillait son mari et limitait sa consommation de cocaïne (il ne touchait plus à l’héroïne ni à l’alcool). Erwan le retrouvait quand il disparaissait une nuit entière — ou parfois une semaine.
Au fil des années, il avait cru mieux cerner l’Italienne. À force de dîners chics, de week-ends à Portofino, de croisières sur des voiliers somptueux, il avait découvert les limites de la jeune femme. Elle aimait Loïc mais son sentiment ne dépassait pas le cadre de sa classe sociale. Son mariage n’était qu’une étape parmi d’autres de sa vie facile. Finalement, elle n’était ni hautaine ni protectrice : elle était un simple produit de la bourgeoisie italienne, attachée aux privilèges et aux conventions de son monde. Une machine programmée, parfaite et charmante, dont on avait oublié la pièce centrale : le cœur.
Il se trompait. La naissance de Lorenzo avait révélé son vrai visage. Le grand amour de Sofia était ses enfants. Loïc n’avait été qu’un préambule, un passage obligé. Mais pourquoi avoir choisi un drogué comme géniteur ? Pour sa beauté ? Son sourire ? Son intelligence ? Plus tard encore, alors qu’elle attendait Milla, Sofia avait définitivement tombé le masque. Le torchon brûlait avec Loïc mais ça ne la préoccupait pas. Il avait rempli son rôle. S’il n’était pas foutu d’assurer la suite, il dégagerait. Ou elle le détruirait. Comme les araignées tuent leur mâle après l’accouplement.
— Y a maman là-bas !
Elle était assise sur un banc, devant l’aire de jeux. Milla et Lorenzo lâchèrent la main de leur oncle et coururent. Elle se leva pour les accueillir puis le chercha des yeux. Elle lui fit signe, régla l’entrée pour ses enfants puis se tourna vers lui.
D’un coup, le brouhaha alentour, le va-et-vient des promeneurs, le tourbillon des premières feuilles mortes, tout passa à l’arrière-plan. Sofia lui apparut comme dans un film, quand le point est fait sur l’actrice et que le décor devient flou.
Son visage semblait régi par un nombre d’or qui reproduisait, dans chaque détail, la même réussite. Front, sourcils, nez, pommettes : c’était la même ligne, le même poli admirable. Sa peau blanche rappelait la surface parfaite et lisse des galets. On se demandait comment cette chair respirait. Ses lèvres, très peu colorées, paraissaient un simple pli dans la pierre. Loin de corriger leur pâleur, Sofia ne portait aucun maquillage et arborait ses traits nus avec désinvolture. Pour couronner le tableau, ses longs cheveux noirs étaient coiffés la raie au milieu, comme sur les vieilles photos de David Hamilton. Elle tenait plus de la fermière amish que de la bimbo italienne.
Deux détails pourtant atténuaient son austérité. Des taches de rousseur sur ses joues lui conféraient un air de jeunesse espiègle. L’autre trait singulier était ses paupières basses qui évoquaient une origine eurasienne et lui donnaient un côté voilé, un air las et mélancolique qui vous engourdissait l’âme.
— Ça va ?
— Ça va, fit-il, toujours peu inspiré face à elle.
— T’as cinq minutes ?
Il acquiesça à la manière d’un soldat au rapport.
— Viens. Je veux surveiller les petits.
Erwan la suivit dans l’aire de jeux, après avoir reçu de la part du caissier un coup de tampon sur la main. Ses oreilles bourdonnaient, son pouls battait en rafales. Dans le parc, la terre vacillait. Il crut que c’était l’effet de son émotion. Il se rendit compte que le sol était constitué d’une sorte de mousse pour éviter que les enfants ne se blessent en tombant.
— Détends-toi, bon dieu, se dit-il à voix basse. Détends-toi.
Sofia trouva un banc libre.
— Loïc n’a pas pu venir ?
Elle ne posait la question que pour le seul plaisir d’évoquer le manquement de son ex.
— Il avait du boulot.
— Il cuvait sa coke, oui.
Bon début. Erwan s’assit près d’elle sans répondre. Elle observait l’agitation de l’aire de jeux avec consternation :
— Je ne sais pas qui a inventé les dimanches après-midi au parc, mais à mon avis, c’est une des raisons d’accoucher sous X.
Sofia, mère modèle, aimait jouer la provoc. Elle avait hérité ce tic des Parisiennes : elle s’épanouissait dans l’acidité, disait en permanence le contraire de ce qu’elle pensait, pour le seul plaisir d’un bon mot ou la satisfaction incompréhensible de paraître méchante.
— Au moins, continua-t-elle, le divorce a ça de bon : on se partage l’épreuve.
Elle avait une voix fluette qui ne cadrait pas avec son visage de pietà.
— Comment ça va, toi ? demanda-t-elle sur un ton de camarade.
Il prononça quelques banalités sur son voyage en Afrique. Elle agitait sa jolie tête sans vraiment écouter. Lui-même ne s’intéressait pas à ce qu’il racontait. Dans un coin de son cerveau, il s’interrogeait toujours : avait-elle deviné ses sentiments ?
Tant qu’elle était avec Loïc, il l’avait tenue à distance. Maintenant que le couple était séparé, il s’était accordé le luxe de tomber amoureux d’elle. Il n’avait pas plus de chances qu’auparavant — peut-être moins encore. Mais justement, il aimait cette passion désespérée, qui n’engageait à rien.
— Tu sais que j’ai vécu en Afrique ? fit-elle avec nonchalance.
Sa chevelure noire étincelait sous les feuilles vertes des marronniers.
— Première nouvelle.
— Mon père avait des affaires là-bas.
— Quelles affaires ?
— Les métaux, toujours.
— Quels pays ?
— Les anciennes colonies italiennes. Éthiopie, Somalie, Érythrée…
Il essaya de l’imaginer petite fille gambadant sur des sentiers de latérite, au pied de frangipaniers géants, puis se ravisa. Elle racontait n’importe quoi : il savait exactement où elle avait grandi et où elle avait suivi ses études.
De nouveau, elle eut un rire de franche camaraderie.
— Je déconne, confirma-t-elle. J’ai jamais foutu les pieds là-bas. T’as un dossier sur moi, non ?
Il sourit sans répondre. Dès qu’il l’approchait, il était pris d’une langueur irrésistible. Il n’avait plus ni force ni ressource, malgré la tension nerveuse qui vibrait sous sa peau.
Tout à coup, Milla et Lorenzo abandonnèrent leurs jeux pour venir réclamer leur goûter. Erwan chercha dans sa poche de quoi acheter des glaces mais Sofia avait déjà sorti de son sac — un objet vintage siglé Balenciaga — des BN et des Actimel qu’ils engloutirent en quelques secondes. Ils repartirent comme ils étaient venus. Après le déjeuner lugubre chez leurs grands-parents, ils revivaient.
— Quand j’étais enceinte, reprit Sofia en les suivant du regard, j’étais comme pas mal de belles femmes. Pressée d’en finir, de redevenir celle que j’étais avant. Je ne voulais pas prendre un kilo de trop, ni manquer une soirée. Surtout, je voulais tout contrôler. Mais l’enfant, dans ton ventre, décide déjà pour toi. Peut-être même décide-t-il de venir, non ?
Elle alluma une cigarette. C’était le dernier endroit où le faire mais il l’aimait pour ça : sa manière insouciante — et naturelle — d’imposer sa volonté aux autres.
Presque aussitôt, une mère de famille bondit sur eux, visage crispé, poings serrés :
— Ça va pas, non ?
Erwan braqua son badge tricolore, sans même se lever du banc :
— Police. Dégagez, s’il vous plaît.
L’autre resta paralysée quelques secondes, ne trouvant rien à répondre.
— Dégagez ou je contrôle tout le parc !
La mégère vira au rouge puis tourna les talons, sans un mot.
— La tronche qu’elle a fait ! s’esclaffa Sofia.
Erwan sourit en retour. Il était content de cette petite prouesse mais il aurait préféré l’amuser avec sa conversation. Quand il s’agissait de draguer des barmaids ou des vendeuses, il était imbattable mais face à elle, il était aussi sec qu’un four à pizza.
— Quand est-ce que tu nous présentes ta fiancée ? s’enquit-elle comme si elle avait lu dans ses pensées.
— J’ai personne en ce moment.
— Je me demande parfois si t’es flic ou curé.
De nouveau, il ne trouva rien à répondre et préféra observer la horde d’enfants qui couraient et virevoltaient dans un désordre étourdissant. Milla et Lorenzo étaient suspendus à une tyrolienne.
Sofia, comprenant qu’Erwan ne réagirait pas à ses provocations, évoqua ses vacances en Toscane, puis ses différents allers-retours entre Paris et Milan. Elle avait le projet de monter une société de design — conception et distribution de meubles italiens. Erwan savait qu’elle allait en venir au seul sujet qui l’intéressait : la guerre qu’elle menait contre Loïc pour obtenir le divorce et la garde des enfants. Pour une obscure raison, son frère refusait d’officialiser leur séparation.
— Je t’ai apporté quelque chose.
Elle sortit une enveloppe kraft format A4 et l’ouvrit : elle contenait des photos de Loïc, en conciliabule avec des gars d’apparence louche. Pas besoin de les regarder deux fois pour comprendre de quoi il s’agissait : son frère achetant de la came à des dealers de seconde zone. La date et l’heure étaient inscrites dans un coin de chaque cliché.
— Tu le fais suivre ?
— Seulement quand il a mes enfants.
— T’es malade ou quoi ?
— C’est lui le malade. D’après mes calculs, il en est à cinq grammes par jour. (Elle lui prit une photo des mains et la lui braqua sous les yeux.) Tu vois celle-ci ? Le deal se passe dans un parking des Halles, à 23 heures. Si tu regardes bien, on distingue les petits qui dorment dans la bagnole.
Erwan lui rendit les clichés. Sofia avait rallumé une cigarette. La calant entre ses lèvres, elle glissa nerveusement les images dans l’enveloppe et les lui plaça de nouveau dans les mains.
— Qu’est-ce que tu veux que j’en foute ?
— Ouvre une enquête sur Loïc.
— Je suis à la Criminelle, fit-il d’une voix de glace.
— Demande à tes collègues des Stups. Cinq grammes : c’est plus de la consommation personnelle, c’est un stock commercial. Il peut tomber pour…
— T’es en train de parler de mon frère.
— Et aussi du père de mes enfants. D’un mec défoncé jusqu’à l’os, qui prétend pouvoir les garder une semaine sur deux, les emmener à l’école, leur faire à manger, prendre soin d’eux en toutes circonstances et…
Il se leva d’un bond :
— Compte pas sur moi.
— Vous vous tenez les coudes, c’est ça ?
— Loïc a ses défauts mais…
— Ses défauts ? C’est une épave. Je ne dors plus quand ils sont avec lui. Bon dieu, c’est simplement du bon sens !
L’angoisse crispait le visage de sa belle-sœur. La lumière autour d’eux avait changé. Des reflets de mercure dansaient entre les frondaisons. Un orage arrivait. Sous ses pieds, le revêtement lui paraissait plus que jamais incertain.
— Fais ce que tu veux, dit-il en affermissant sa voix. Tu as tes photos. Tu dois avoir des témoignages. Donne ça à ton avocate. Elle saura comment agir.
— Le clan des Morvan : unis pour le pire.
— Tes enfants sont aussi des Morvan. Compte pas sur moi, je te le répète.
Elle se leva à son tour, fourrant rageusement l’enveloppe dans son Balenciaga. À cet instant, un craquement retentit, d’une telle violence qu’il fit trembler les portiques. Les enfants hurlèrent, plusieurs d’entre eux coururent vers leur mère.
Erwan chercha du regard ses neveux pour leur dire au revoir mais il ne les trouva pas. Tant pis. Soudain, les nuages se libérèrent dans un soulagement de viscères. L’averse s’abattit avec une violence malsaine.
— Appelle si t’as besoin de moi, dit-il à Sofia, mais pas pour ce genre de merdes.
Elle balança sa cigarette et le fixa. Quand elle se concentrait, elle semblait loucher légèrement sous ses paupières étirées. Durant quelques secondes, il la vit telle qu’elle était, sans poésie ni fantasme. Une fille à papa qui avait grandi dans le confort, l’amour, l’insouciance, et qui se retrouvait maintenant dans le bain acide de la réalité.
En quelques pas, il fut complètement trempé. Tant mieux. Il avait besoin d’être lavé de cette fange. Son père qui faisait suivre sa propre fille pour compter ses passes. Sa belle-sœur qui espionnait son frère pour évaluer sa consommation de cocaïne.
En retrouvant sa voiture, il se dit finalement que la Bretagne lui ferait du bien.
De l’air ! De l’air iodé !
Il aimait se retrouver ici.
Sous ce pont pourri, dans l’odeur de pisse et de graisse brûlée.
Lui, Loïc Morvan, enfant prodige de la finance, directeur d’un des hedge funds les plus réputés de Paris, portant exclusivement des costards à cinq mille euros, conduisant une Aston Martin V12 Vanquish à plus de trois cent mille euros, il se sentait chez lui dans les cloaques comme celui-ci, nids à défoncés et recoins à fix.
Un simple retour aux sources. Il ne se connaissait qu’une origine : la défonce. Aujourd’hui, il s’en était à peu près sorti — « à peu près » était l’expression juste, puisqu’il attendait précisément son dealer sous une voie ferrée, au coin des rues de Crimée et d’Aubervilliers — mais il n’avait jamais oublié les ténèbres de ses jeunes années.
En émergeant de sa torpeur chez ses parents, après le déjeuner, il s’était pris une de ces crises d’angoisse dont il avait le secret. Poitrine comprimée, tête fiévreuse, mains transformées en pains de glace. Il s’était inquiété de Milla et Lorenzo, avait embrassé sa mère, son père et s’était enfui.
Il avait passé un coup de fil, donné rendez-vous. Dans ces moments-là, il ne craignait qu’une chose : la rupture de stock. Selon son psy, c’était un progrès : il ne souffrait plus que d’une seule angoisse et cette angoisse, même si elle était infondée (il avait toujours de la coke dans ses poches, ainsi que dans sa boîte à gants et plus encore chez lui), pouvait trouver une solution immédiate, donc un soulagement.
Toujours personne sous le pont.
Il verrouilla ses portières et se blottit dans l’habitacle. La pluie s’était calmée mais l’eau dégoulinait encore des bordures de la voie ferrée, au-dessus de lui, à la manière d’une perfusion géante. Il régla la clim à fond (il voulait avoir froid) et, le décor aidant, laissa affluer les souvenirs.
Grégoire Morvan tenait à ce que ses fils soient de vrais Bretons, c’est-à-dire des navigateurs. Inscription aux Glénans dès l’âge de six ans. Stages intensifs chaque été. Erwan, la forte tête, avait refusé de persévérer. Lui, l’enfant modèle, était devenu le meilleur de sa catégorie. Dériveurs. Quillards. Catamarans. Les années passaient, les coupes s’alignaient…
Le Vieux exultait : enfin un gamin qui sait tenir le cap dans la famille ! Un Breton qui fend les flots ! Loïc avait le triomphe modeste. Il remportait les régates avec un sourire distrait, accueillait les trophées avec humilité, acceptait timidement les avances des filles à papa qui piaffaient autour de lui. Les choses sérieuses se déroulaient ailleurs.
Quand on passe ses journées à barrer, on finit ses soirées dans les bars. Très vite, Loïc collectionna d’autres distinctions : celle du plus jeune soiffard de la côte (à douze ans), celle de la meilleure descente de tout le Finistère (à treize), celle de la plus longue cuite du Conquet (soixante-douze heures, à quinze ans)…
Il rapporta son vice à Paris. Les choses empirèrent et l’ennui s’installa. À coups de shots, de bouteilles, de magnums, il s’abrutissait en quelques minutes. La soirée n’était plus qu’un long coma éthylique, secoué de vomissements. Alors, il découvrit la coke, le produit miracle qui efface les effets indésirables de l’alcool. La poudre lui permit de multiplier les quantités ingérées en une nuit. Et de se maintenir jusqu’au matin, en profitant pleinement de ces heures imbibées.
Il décrocha son bac à dix-sept ans, par miracle, et s’inscrivit en fac d’économie. Son père visait Sciences po et, pourquoi pas, l’ENA. Loïc voulait se faire du fric, et vite. Il tournait alors à plusieurs litres par jour, des vraies doses de clodo, mais plutôt vodka que vinasse. Il était entouré d’autres gars dans son style, des loques avec une carte d’étudiant qui naviguaient à vue, foie déglingué et cerveau en éponge.
En Bretagne, il était désormais plus connu pour ses prouesses d’ivrogne que pour son palmarès de marin. Il prétendait qu’il cessait de boire quand il naviguait. Faux : il planquait ses bouteilles et sa coke dans la soute, barrant en solitaire, sans réflexe ni lucidité. Bien sûr, ses victoires s’espacèrent, les sponsors lui tournèrent le dos : il se retrouva à quai, dans tous les sens du terme.
Il s’en foutait. Il avait vingt ans et vivait dans la fascination des drogues. Crack, hasch, datura, poppers, buprénorphine, trichloréthylène… Autant de domaines à conquérir. À sa façon, il était toujours explorateur. Chasseur de paradis artificiels.
Dans les raves, il commença à prendre des ecstas. Il se confronta à un nouveau type de gueule de bois : après deux jours de transe, l’atterrissage était dur, entre déprime et pulsions suicidaires. Une fois encore, il trouva le remède : le shoot d’héroïne du lundi matin. Grâce à la blanche, on effaçait l’ardoise et on pouvait recommencer. Mais la blanche n’est pas une maîtresse anodine. En quelques semaines, il fut accro. En quelques mois, il dériva vers sa propre mort.
Plus question d’aller à la fac ni de travailler. Son compte en banque était vide, son père ne payait plus le loyer de son studio. Loïc commença à coucher à gauche, à droite : femmes, hommes, peu importait pourvu qu’il ait du fric pour sa dose.
Un jour, sans aucune explication valable, plus personne n’eut de brown pour lui. Tout se passait comme dans le film The Lost Weekend, quand Ray Milland cherche désespérément de l’alcool et ne trouve que des boutiques fermées. Il réalise alors que c’est kippour : les juifs ne travaillent pas durant ce jour sacré. Pour Loïc, c’était kippour tous les jours et il ne comprenait pas la raison de cette catastrophe. L’explication, il l’obtint plus tard de la bouche de son père.
Surveiller les beuveries de son fils ne représentait pas un grand exploit pour un flic qui avait démantelé le réseau des attentats de la rue de Rennes ou arrêté les gars d’Action directe. Les premières années, il avait laissé courir : il fallait que jeunesse se passe. Mais quand il eut acquis la certitude que Loïc était tombé dans la dope, il fit passer le mot aux dealers : quiconque vendrait de la poudre à son fils se retrouverait en taule. Ou au cimetière.
Loïc toucha le fond. Une agonie secouée par des périodes de craving, une faim compulsive de drogue, d’alcool, de médocs, où il prenait n’importe quoi. Un jour, il rencontre un frère de came dans le même état que lui. L’autre ne cesse de répéter : « J’ai la solution. » Il l’emmène chez lui, en marmonnant toujours : « J’ai la solution. » Dans le grand appartement familial, près du Trocadéro, Loïc découvre la solution : le père du tox, qui refuse de lui donner le moindre sou. Le gars le supplie, le menace. Finalement, il va chercher un marteau et lui défonce le crâne. Il lui fait les poches puis brise les tiroirs d’un secrétaire pour y chercher d’autres liasses.
Grelottant, perclus de crampes, Loïc assiste à la scène sans bouger. Il y a du sang partout, de la cervelle sur le parquet, des esquilles d’os sur les murs. L’assassin file, Loïc se réfugie dans la chambre de la petite sœur (on est en période de vacances scolaires). Enfin, l’autre revient avec les doses. Ils se font chacun un shoot, parmi les poupées Barbie et les poussettes, et s’endorment sur la moquette rose pâle.
Quand Loïc se réveille, Morvan est à son chevet :
— Tout va bien, mon chéri.
Des hommes en combinaison blanche lissent la moquette, récurent chaque surface, aspirent la moindre particule. D’autres font un fix à son compagnon inanimé. Avant de s’évanouir, Loïc comprend qu’ils sont en train de le tuer.
— Tout va bien…
Le lendemain, Morvan lui propose un deal. Il a effacé son crime, il a passé l’éponge, au sens littéral du terme. Maintenant, son fils doit subir un sevrage et se refaire une santé aux Antilles. Loïc accepte, sans condition.
Pour le coup, c’était le flicard qui était naïf. Morvan associait encore les paradis tropicaux à un mode de vie sain et sobre. Or, dans les ports de plaisance, la défonce circule partout. Skipper, beau garçon, bisexuel, Loïc était le candidat idéal pour un certain type de croisières. Shoots, snifs, partouzes en cabine et pâtes à l’eau de mer…
Il vogua de nouveau vers l’enfer, cette fois hors de portée de son père. Sa dérive le poussa jusqu’aux Andaman, puis jusqu’au golfe du Bengale. Il se retrouva à Calcutta, à bout encore une fois, prêt à n’importe quoi pour renifler le coton d’un vieux shoot.
C’est alors qu’un autre homme l’avait sauvé…
On frappa au carreau. Loïc, perdu dans ses pensées, fit un bond sur son siège. Une gueule de fouine lançait des regards obliques à l’intérieur de l’habitacle. Dreadlocks, teint jaune et vérolé, dents en phase terminale… Avec ses moyens et ses contacts, Loïc aurait pu trouver des dealers beaucoup plus présentables mais il voulait traiter, justement, avec les pires freaks. La drogue est sordide. C’est son essence. Pas question de lui donner un vernis honorable.
Il ouvrit sa fenêtre et tendit un rouleau de trois cents euros en petites coupures. L’autre lui passa un sachet en plastique. Quand Loïc voulut remonter sa vitre, le zombie la bloqua :
— Pas mal, ta caisse.
— Lâche-moi.
— Tu m’emmènes faire un tour, gros ?
Loïc était le pire trouillard que la Terre ait jamais porté. Pourtant, se sentant protégé par son environnement de tôle et d’acier, il la joua agressive :
— Casse-toi.
Le gars l’empoigna par le col et brandit un cutter. Loïc eut l’impression de se répandre comme une diarrhée brûlante sur le cuir de son siège mais son pied gauche débraya. En un réflexe, il enclencha la seconde. Son pied droit appuya sur l’accélérateur. La voiture fit un bond dans un rugissement amplifié par les parois du tunnel, le dealer s’écarta en hurlant.
Sur le boulevard Macdonald, Loïc passa la tête dehors et respira avec soulagement l’air rafraîchi par l’averse. Porte de Clichy. Porte d’Asnières. Il suivit le trafic jusqu’au boulevard Malesherbes et s’arrêta place Wagram, totalement déserte.
Il sortit la came de son sachet de congélation, se concocta une ligne sur le dos de sa main comme le font tous les hommes pressés, puis nota que la poudre sentait l’urine et que sa texture était compacte et sèche. Bons signes…
Inhalation. Une fois. Deux fois. « La vraie vie est nasale, lui avait dit un jour un metteur en scène de porno gonzo dans une boîte de nuit. Tout le reste n’est que rêverie sentimentale. »
Il se sentit mieux. Ses muscles se dénouèrent, sa cage thoracique s’ouvrit. Tout son corps se mit en hyperventilation. L’air conditionné, toujours glacé, lui passait à travers chaque pore de la peau comme un souffle provenant directement du pôle Nord. Il frissonna et s’en reprit une. Le tissu de sa chemise était plaqué sur sa poitrine en sueur. Il la décolla et en secoua le col. Un relent de transpiration mélangée à son parfum et à l’odeur de coke s’en dégagea.
Avec un temps de retard, il s’aperçut qu’il pleurait à chaudes larmes — son nez coulait aussi, évacuant la poudre qu’il venait d’inhaler. Merde. Il s’essuya les paupières, les narines, ses doigts étaient rouges. Il orienta le rétroviseur vers lui et découvrit la trogne d’un clown blafard, badigonné de poudre, de sang et de larmes.
D’un coup de coude (il ne voulait pas saloper son tableau de bord en aluminium), il ouvrit la boîte à gants et attrapa un paquet de kleenex. Il en arracha un et obtura ses narines. Il dut rester ainsi plusieurs minutes, la tête renversée sur le dossier.
Quand le saignement lui parut endigué, il trouva dans ses poches un gel hydro-alcoolique, s’en aspergea les mains et se débarbouilla à l’ancienne, comme lorsqu’il était petit et que sa mère lui nettoyait le visage après avoir craché sur un mouchoir.
Enfin, il se reprit une ligne pour la route et passa la première.
La vraie vie est nasale…
Jusqu’à quand tiendrait-il à ce rythme ?
Erwan habitait un deux-pièces au deuxième étage d’un immeuble moderne rue de Bellefond, dans le 9e arrondissement. Le quartier le laissait indifférent. Ni la rue des Martyrs ni la place Saint-Georges ne le séduisaient mais il n’était pas non plus gêné par les artères sinistres autour de la gare Saint-Lazare ou la place Clichy. Tout ce qui lui importait, c’était que sa rue était calme, ses voisins invisibles et qu’un parking était compris dans le loyer.
Soixante-dix mètres carrés organisés façon flic : un salon qui était un bureau, une chambre qui était un dortoir, une cuisine ouverte, à l’américaine, où il mangeait debout. Peu de meubles, rien sur les murs, aucune décoration. Seule obsession : la propreté. Il payait à prix d’or une femme de ménage qui venait deux fois par semaine et lui-même s’y mettait le week-end. Il vivait là depuis cinq ans et avait déjà tout repeint en blanc deux fois. Il aimait l’odeur de peinture qui persistait durant des mois : l’odeur de la nouveauté, de la renaissance.
Quand il tourna sa clé, il avait déjà oublié Sofia et s’interrogeait sur les vraies raisons de sa mission en Bretagne. Pourquoi le Vieux l’envoyait-il là-bas ? Pour torcher une « version acceptable » d’un accident de bizutage, vraiment ? Ou voulait-il l’obliger à respirer l’air du Finistère, leur prétendu pays d’origine ? Ou encore l’éloigner de Paris quelque temps ?
Selon Morvan, les Bretons coopéreraient et l’enquête serait bouclée en deux jours. Tu parles. Les militaires de l’aéronavale seraient sans doute fermés comme des huîtres, les gendarmes le regarderaient comme un rival et le proc ouvrirait son parapluie à la moindre découverte. Pour affronter ce monde hostile, il lui fallait un roi de la paperasse. Philippe Kriesler, alias Kripo, son deuxième de groupe, serait parfait. Il était le procédurier de l’équipe, celui qui rédigeait les constates, les PV d’audition, celui qui se farcissait les réquises, les mémoires de frais, les queues de procédure… Les écritures, ça demande un don et Kripo avait la main verte.
Erwan décrocha son téléphone et tomba sur le répondeur. Il laissa un message, se souvenant que son adjoint rentrait de vacances le jour même. Choperait-il l’appel à temps ? Il se donna quelques heures avant de contacter un autre flic.
Café. Dans le silence de son appartement, les mauvais coups de la journée lui revinrent en flashs. Les bleus de sa mère, les blancs de son père, les photos de Sofia… Une famille de cinglés.
Il se considérait comme le seul membre sensé du clan. En tout cas le moins taré. Célibataire, quatre mille euros par mois, un quotidien réglé comme une feuille d’impôt. Il portait des costumes Celio, lisait L’Équipe et son seul vice était une bière de temps en temps. Il avait d’autres passions, beaucoup plus raffinées — musique classique, peinture, philosophie… — mais il était incapable d’en parler en société. Et d’ailleurs, il ne le souhaitait pas : affaires privées. Il s’en tenait à son image officielle : le meilleur commandant de la BC, un taux d’élucidation record et plusieurs titres nationaux de tireur sportif.
Comment pouvait-il rêver à Sofia Montefiori ?
Erwan avait toujours associé la beauté féminine à l’argent et chaque jour de sa vie de flic lui confirmait l’adage de Frédéric Beigbeder : « Les femmes ne sont pas des putes mais je ne connais aucune belle avec un pauvre. » Dans les films, l’épouse du milliardaire couche avec le flic héroïque et smicard. Dans la vraie vie, elle préfère rester au bord de sa piscine.
Il devait se contenter de proies moins éblouissantes mais sympathiques : serveuses, vendeuses, esthéticiennes. Il ne mettait aucun dédain dans ce choix et en rajoutait même dans le respect et la gentillesse, comme pour compenser l’obscur mépris que ces filles subissent au quotidien. Rien que le terme « petits métiers » le faisait gerber et tous les qualificatifs professionnels s’achevant en « euse » l’irritaient. Il se voyait bien en défenseur des midinettes.
Malheureusement, ces histoires ne duraient jamais longtemps. C’était comme dans la chanson : « Quand une marquise rencontre une autre marquise, qu’est-ce qu’elles se racontent ? » Les caissières lui sortaient des histoires de caissières, pas très passionnantes, et lui dégainait ses anecdotes de flic, plus intéressantes mais malsaines et effrayantes. La greffe ne prenait jamais.
Pas grave. Il préférait ses rêves. Il préférait Sofia. En son for intérieur, il pensait que l’amour, le vrai, doit rester inaccessible et il n’était pas du tout porté sur le sexe.
Il tenait ce détachement de son père. Le vieux fauve, l’homme de toutes les manipulations, était un puritain. Il n’aimait que les nymphettes, et d’une manière platonique. Les rares fois où Erwan l’avait vu excité, c’était auprès de très jeunes filles, presque des enfants. Il en était resté fasciné. Voir ce colosse rougeaud se transformer en Père Noël attentionné et bienveillant avait quelque chose de monstrueux. Le maquereau qui avait mis des putes dans les lits de la plupart des hommes politiques, le pourvoyeur de coke des accros, le maître chanteur qui avait sévi aux Mœurs, à la BRI, à la Brigade criminelle, venait boire à cette source de pureté sans arrière-pensée.
Ce qui ne l’empêchait pas, comme son fils, d’être convaincu de la toute-puissance du sexe dans ce bas monde. Première leçon du métier de flic : le cul est partout, tout le temps. Sous le vernis de la culture, des discours, des religions, des uniformes, il y a la chair. Le besoin de toucher des mamelles, de plonger son dard dans une fente humide et brûlante. Le reste, c’était de la littérature.
Erwan stoppa là ses grandes réflexions et s’installa derrière son bureau, y posant mug et verseuse. Une fois son ordinateur allumé, il parcourut les mails envoyés par le Vieux. Le premier concernait la base aéronavale impliquée dans la « mort accidentelle d’un étudiant ». Une école de pilotage baptisée Kaerverec 76, du nom du village des environs, situé sur la côte ouest du Finistère, c’est-à-dire à la pointe la plus extrême de la France ; le nombre désignait l’année d’ouverture du centre.
Son père avait joint des liens Internet sur l’école. Les EOPAN (élèves officiers pilotes de l’aéronautique navale) y suivaient deux années d’enseignement puis passaient la troisième aux États-Unis pour achever leur formation de chasseurs. À leur retour, ils étaient prêts à prendre les commandes des Rafale qui décollent du porte-avions Charles-de-Gaulle. La dernière promotion s’appelait Condor 2012.
Chaque année, une vingtaine de candidats retenus sur dossier arrivaient début août à la base. Durant un mois, ils étaient observés. Examens théoriques, sélection en vol, évaluations psychologiques, simulations… Une douzaine seulement restaient : ceux qui devaient subir, le premier week-end de septembre, le bizutage.
Erwan relut le télex de l’état-major reçu par Morvan. Rédigé par Jean-Pierre Verny, lieutenant-colonel de gendarmerie de la section de recherches de Brest, il résumait les faits en quelques lignes. Le vendredi 7 septembre, à midi, la base avait été fermée à tout visiteur et officiers et professeurs avaient été virés. L’école était devenue un gigantesque terrain de jeux avec un seul objectif : en faire baver aux nouveaux élèves. À 17 heures, un appel avait réuni les douze apprentis pilotes sur le tarmac. « Cradification », épreuves physiques, insultes, sévices jusqu’à 20 heures. Ensuite, les gamins avaient été dispersés, nus et souillés, dans la lande pour une chasse à l’homme dont les modalités n’étaient pas précisées. Le lendemain matin, un bizuté manquait à l’appel : Wissa Sawiris, vingt-deux ans, originaire du Mans. Quelques heures plus tôt, des manœuvres militaires avaient impliqué un tir de missiles sur l’île de Sirling, à quelques kilomètres au large. À midi, les experts en balistique militaire avaient analysé les ruines du bunker touché et découvert, parmi les gravats, des vestiges humains. Il n’avait pas fallu longtemps pour comprendre qu’il s’agissait des restes de l’étudiant disparu. Sa tête arrachée, bien que brûlée, avait été identifiée.
Erwan but une nouvelle goulée de café et se frotta les yeux. Cette affaire était tout simplement incroyable. Il était déjà surprenant de tirer un missile à quelques kilomètres d’une base où on avait lâché des élèves comme des faisans avant la chasse, mais il était carrément inconcevable que ce missile ait justement atteint le bunker où l’un d’eux s’était planqué. Cette histoire cachait-elle une autre vérité ?
Son téléphone vibra. Kripo.
— T’es rentré de vacances ?
— Je pose mon sac. Je me suis ressourcé dans le Haut-Rhin. Pourquoi tu m’as appelé ?
— On part demain matin.
— Où ?
— Dans le Finistère. Une histoire de bizutage qui a mal tourné.
— Les Cruchot ne peuvent pas régler ça ?
— Ça s’est passé sur une base de l’aéronavale : une présence de la BC est requise.
— Les militaires sont d’accord ?
— Il paraît.
— Et les médias ?
— Pas encore au courant. On est chargés de rédiger la version officielle.
Erwan imaginait déjà les commentaires des journalistes : « Nouvelle bavure dans l’armée », « Bizutage : le fléau frappe encore. » Des bras allaient se lever à l’Assemblée, des projets de loi ressortir des tiroirs, des émissions télévisées se multiplier. La mascarade habituelle.
Kripo soupira :
— Ça aurait été avec plaisir mais j’ai un rendez-vous mardi midi.
— Tu peux pas le reporter ?
— Je l’ai déjà reporté deux fois.
— Avec qui ?
— L’IGS.
Erwan imaginait mal son adjoint avoir des ennuis avec la police des polices. Encore moins témoignant contre un de ses collègues. Kripo, cinquante et un ans, vieux garçon à quelques années de la retraite, était un dilettante. Par ailleurs surdiplômé, il n’avait jamais dépassé le grade de lieutenant, considérait son métier de flic comme un hobby et se passionnait pour ce qui aurait dû être des passe-temps : jouer du luth, chanter dans une chorale de la Renaissance, étudier les dynasties du haut Moyen Âge…
— En quel honneur ?
— Mon petit souci d’arme à feu.
Six mois auparavant, Kripo avait égaré son arme de service. À la brigade, tout le monde avait paniqué. Finalement, on l’avait retrouvée dans l’étui de son luth. L’affaire avait fait assez de bruit pour qu’un rapport soit rédigé et, visiblement, transmis aux Bœuf-carottes. Il aurait été plus raisonnable d’appeler quelqu’un d’autre mais Erwan tenait à « son » procédurier.
— Tu feras un aller-retour en avion mardi.
— Aux frais de la boîte ?
— Je m’en charge. Y aura bien quelque chose à faire analyser à Paris.
— Comme tu voudras. À quelle heure on part ?
— À l’aube. Faut y être avant midi.
— Ta bagnole ou la mienne ?
— La mienne. Je serai en bas de chez toi à cinq heures. D’ici là, je t’envoie ce que j’ai sur l’affaire.
Nouveau café. Erwan se décida pour une recherche Web à propos du bizutage. Il percevait dehors le grondement assourdi des voitures, la pluie qui fouettait les vitres. Il frissonna — de plaisir.
Il réalisa qu’il n’avait déjà plus aucun souvenir de ses propres vacances. Il avait refusé de rejoindre les Morvan sur l’île de Bréhat et avait hésité à prendre en dernière minute un billet low cost pour la Turquie. Finalement, il était parti deux semaines dans un petit hôtel du Pays basque, avec des bouquins et des DVD. La seule péripétie avait été la jeune femme qui louait des planches de surf sur la plage de Bidart. Il ne se rappelait déjà plus son prénom. Bonjour le respect…
Il lui suffit de taper « bizutage » pour obtenir des milliers d’occurrences. Les définitions générales se résumaient à ceci : tradition consistant à faire payer très cher son ticket d’entrée à chaque nouveau venu d’une école ou d’une corporation. Brimades, humiliations, insultes, tortures et harcèlement, tout ça sur fond de pseudo-rigolades. Cette pratique déclenchait une réaction en chaîne, les victimes se faisant une joie de devenir l’année suivante elles-mêmes des bourreaux, et ainsi de suite.
L’affaire ne datait pas d’hier. Selon les historiens, cette coutume provenait des rites d’initiation primitifs et des cérémonies de passage de l’Antiquité. Par ailleurs, elle était universelle. Dans les collèges anglais, on parlait de fagging, aux États-Unis de hazing, en Italie de nonnismo… La connerie n’a pas de frontières.
Il passa aux faits divers et fut étonné par la fréquence des accidents. Septembre 2011, un « week-end d’intégration », comme on disait aujourd’hui, avait dérapé à Bordeaux : humiliation de filles dénudées, croix brûlée sur la peau… Deux mois plus tard, à l’université Paris-Dauphine, on avait gravé dans la chair d’un première année les initiales du groupe organisateur. L’année précédente, un viol avait été avéré à l’institut commercial de Nancy. En 2009, des abus sexuels avaient été constatés dans un lycée de Poitiers. En 2008, on évoquait des « humiliations à caractère sexuel » à la faculté de médecine d’Amiens… Chaque début d’automne prenait des airs de saison en enfer.
Le pire était que toutes ces violences se déroulaient avec la bénédiction du personnel des établissements. Erwan imaginait ces proviseurs, professeurs et autres surveillants verrouillant les portes de leurs bâtiments, une fois les monstres lâchés à l’intérieur, un peu comme le membre d’un gang fait le guet pendant que les autres violent une fille.
Erwan, qui avait conservé ses capacités de dégoût intactes, était écœuré. Et il n’était pas le seul. Ces pratiques étaient désormais proscrites. Une loi de 1998 déclarait illégal tout bizutage. Des associations, des comités faisaient front. Des circulaires de l’Éducation nationale rappelaient chaque année l’interdiction. Résultat, une nouvelle tendance des bizutages était de faire manger ces documents aux nouveaux venus, à titre d’épreuve. No comment.
Il éteignit son ordinateur et se décida à dormir quelques heures. Il fourra chemises, chaussettes et caleçons dans un sac de voyage. Tout en s’activant, il ne cessait de voir passer devant ses yeux la même scène : des jeunes gars à poil sur un tarmac, tremblant sous des salves d’œufs pourris, de farine et de merde, encaissant des injures proférées par des hommes masqués.
Il se demanda si cette enquête allait lui procurer le bol d’air escompté.
Grégoire Morvan marchait sur une plage : galets sombres, ciel de marbre noir. En réalité, les galets étaient des œufs, gros comme des ballons de rugby, abritant sans doute une vie abjecte, reptilienne. Il progressait avec précaution pour ne pas les écraser. Il se trompait encore : ce n’étaient pas des œufs mais des têtes. Des têtes humaines rasées. Il s’agenouilla (il était encore jeune) et tenta de les dégager du sable volcanique.
Elles étaient vivantes : des femmes tondues, au front gravé d’une croix gammée, enterrées jusqu’au cou. Certaines avaient de grands yeux blancs, sans iris ni pupille. D’autres des paupières bridées comme celles de trisomiques. D’autres encore d’innombrables dents minuscules cernant une langue de cendre.
Les femmes de sa vie.
Les femmes de sa mort.
Quand l’une d’elles tenta de le mordre, Morvan se réveilla en sursaut et se mit aussitôt debout comme pour se soulager d’une crampe. Il tituba durant plusieurs secondes puis dut prendre appui sur un des murs de la chambre. La tête lui tournait. Sa gorge était asséchée. Il avait toujours pensé que l’inconscient se vengeait, durant le sommeil, de cette censure qui l’empêche de s’exprimer dans la journée. Sa théorie ne le concernait pas : son cauchemar n’était pas un rêve mais un souvenir.
Il regarda sa montre : six heures du matin. Il ne se rendormirait pas. Il attrapa, à tâtons, ses antidépresseurs. Évian. Pilules. Goulée. Il ne savait plus si c’était la molécule qui lui permettait de tenir le coup ou simplement le geste familier de l’avaler.
Il fit encore quelques pas dans l’ombre. Il y avait si longtemps qu’il faisait chambre à part qu’il n’avait plus souvenir d’avoir fait chambre à deux. Salle de bains. Crème hydratante. Il s’en tartina la peau de longues minutes, sans allumer. Si on lui avait dit qu’il se foutrait un jour ce genre de truc sur la gueule…
Il alla se poster devant la fenêtre et écarta le rideau. Rien de plus vide, de plus désert à cette heure que l’avenue de Messine. Il contempla son propre reflet dans la vitre. Composition à la Hopper. Nuit bleue de septembre. Halo des réverbères. Arêtes dures des trottoirs. Et lui, debout, à droite du tableau, dans son jogging Calvin Klein, qui contenait mal sa bidoche qui s’affaissait.
Ses compagnons nocturnes étaient déjà là : les éboueurs. Des Noirs qui vidaient les déchets de la ville sans un mot, sans un geste superflu. Seuls les soupirs de la benne et les grincements des coups de freins résonnaient sous les platanes. Chaque année, les riverains demandaient que cette collecte ait lieu plus tard dans la matinée. Chaque fois, lui veillait à ce qu’ils ne soient pas écoutés. Pour qu’ils n’oublient jamais leurs propres ordures — et que des hommes étaient payés pour les faire disparaître.
Lorsqu’il avait démarré sa carrière, on l’avait baptisé le Nettoyeur et ce titre lui avait longtemps collé à la peau. Il avait balayé devant la porte de la République. Il avait torché le cul des salopards. Et toujours en silence. Aujourd’hui, il le regrettait : il aurait dû être le plus bruyant possible, pour que les scandales éclatent, pour que les notables, les politiques, les puissants soient obligés de se regarder en face. Voilà pourquoi, dans son quartier, les fantômes de l’aube, ses semblables, pouvaient faire tout le bruit qu’ils voulaient.
Il s’installa derrière son secrétaire — un meuble signé Jean Prouvé, qu’il avait récupéré sur une scène de crime — et alluma son ordinateur pour vérifier ses mails. Rien de neuf sur Kaerverec. Il n’attendait pas de scoop particulier, pas avant que son fils ne s’y colle.
Il ne sentait pas cette affaire. Soit la version officielle tiendrait, soit la boîte de Pandore s’ouvrirait. Dans les deux cas, une cascade d’emmerdes. C’était surtout l’origine de l’affaire qui l’inquiétait. Il n’avait pas dit toute la vérité à Erwan. Avant le télex, il y avait eu un premier coup de fil : l’amiral di Greco, dont la seule voix sonnait comme un relent de ses pires souvenirs.
Morvan n’aurait jamais dû saisir son propre fils de cette enquête mais comme toujours, il avait agi d’instinct. Depuis quarante ans, on lui prêtait des calculs complexes, des stratégies tortueuses. On se trompait : il avait toujours pris ses décisions dans l’instant, sans la moindre hésitation. Du reste, il devait bien au vieil officier de lui envoyer son meilleur élément — Erwan, son propre sang.
Il passa aux choses sérieuses, ses messages secrets. À la belle époque, il lui suffisait de décrocher un téléphone rouge ou de lire quelques lignes anonymes qu’une barbouze lui apportait. Aujourd’hui, il devait se connecter par Skype à un ordinateur crypté, qui portait un IP situé en Tchécoslovaquie, puis pianoter plusieurs codes qu’une calculette lui fournissait après qu’il avait composé un premier mot de passe. En quelques années, son métier était devenu une espèce de branche incompréhensible de l’ingénierie informatique et électronique : les agents de renseignements passaient le plus clair de leur temps en formation ou dans les boutiques de téléphonie.
Il accéda à sa boîte noire. Un seul message, celui qu’il attendait : « Fin du coup. » Une expression laconique pour signifier que la mission était achevée. Depuis un mois, un fouille-merde qu’il connaissait de longue date, Jean-Philippe Marot, menait une enquête sur la Françafrique en général et sur lui en particulier. Il avait donné des ordres. L’appartement du journaliste avait été retourné, son ordinateur siphonné, les personnes qu’il pouvait interroger « briefées » ; Marot était en bonne voie pour déterrer les vieux cadavres. Morvan aurait pu le menacer mais cela n’aurait fait que l’encourager, essayer de l’acheter mais il serait resté de marbre : Marot ne visait ni le fric ni même la vérité, plutôt la gloire, la reconnaissance de ses pairs. Grégoire aurait pu aussi le discréditer mais cela n’aurait servi à rien. Qui de mieux qualifié qu’un pourri pour en démasquer un autre ?
Finalement, il avait tranché : régler le problème « par tous les moyens nécessaires ». Il aimait cette expression de Malcolm X mais il en préférait une autre : « Calmez-vous, les gars », c’était ce qu’avait dit le leader noir aux tueurs qui lui avaient tiré dessus plus de vingt fois.
« Fin du coup », cela signifiait que le danger était écarté. Accident malheureux ou suicide accompagné d’un mot de justification : la solution avait été définitive. Pernaud, son préposé aux corvées de bois, avait sans doute fait aussi le ménage côté notes et manuscrits, effaçant toute trace informatique. Même si un éditeur, un proche ou un avocat était au courant du projet, personne ne pourrait plus rien prouver et de toute façon ils seraient paralysés par la frousse.
Morvan ne demanderait rien de plus à son exécuteur : il avait passé l’âge des détails. En revanche, il comprit une des raisons inconscientes qui lui avaient fait envoyer Erwan en Bretagne : au moins son fils ne serait pas là pour fouiner du côté de la mort d’un journaliste…
Il retourna s’allonger sur le lit et ferma les yeux. Paupières brûlantes, migraine à l’arrière du crâne, sans compter le mal de dos. L’idée qu’on ait tenté de fouiller dans sa vie le mettait mal à l’aise. Il se prit à imaginer le chapitre qu’il aurait pu lui-même écrire sur ses jeunes années.
Tout avait commencé avec la violence. La violence de gauche, bien sûr.
1966. À vingt et un ans, Grégoire Morvan est un maoïste convaincu, tendance rouge sang. Il assure le service d’ordre des meetings, distribue des tracts, casse la gueule à tous ceux qui ne sont pas d’accord. Morvan n’est pas un révolutionnaire utopiste, il préfère la baston aux longs discours. En réalité, il déteste déjà tout le monde. Les fachos qui sont des enfoirés. Les gaullistes qui puent la vieille France. Les bourgeois qui pourrissent tout avec leur fric. Les prolos qui ne comprennent rien. Et même ses camarades gauchistes, qui ont une grande gueule mais rien dans le froc.
Surtout, il se hait lui-même. Venu de nulle part, sans un rond ni un diplôme, il s’est enrôlé dans la police comme simple gardien de la paix. Un révolutionnaire en képi, sifflet et pèlerine, ça la fout plutôt mal…
Mai 68 est sa chance. Ses supérieurs, qui ont entendu parler de ses penchants gauchistes, lui suggèrent d’infiltrer les rangs trotskistes et maoïstes. Il les envoie chier mais la proposition lui donne une idée. Il part s’inscrire au SAC (Service d’action civique), la police parallèle des gaullistes. Un ramassis de gros bras, d’anciens militaires et de malfrats munis d’une carte tricolore.
Aucun problème pour être intégré. Son profil de flic est sa meilleure garantie. En quelques jours, il est au courant de tout. Les opérations coup de poing, les fausses ambulances (les sbires du SAC, en blouse blanche, ramassent les étudiants blessés et les passent à tabac au siège, rue de Solferino), les missions d’infiltration (les mêmes, lookés étudiants, montent sur les barricades et provoquent les condés pour déclencher le pire).
Après une semaine à ce régime, il va voir Benny Lévy, leader de la Gauche prolétarienne, pour lui proposer ses informations. Lévy est enthousiaste mais Morvan veut du fric. L’autre est déçu. Le flic lui répond en citant Mao : « La bouse de vache est plus utile que les dogmes : on peut en faire de l’engrais. » Lévy grogne puis concède, du bout des lèvres, une somme. Deal.
Durant plusieurs semaines, Morvan vaque à ses occupations sur fond de voitures incendiées et de slogans hilarants : « La société est une fleur carnivore », « Aimez-vous les uns sur les autres », « J’emmerde la société et elle me le rend bien ». Le jour, il fait des rondes dans le 5e arrondissement, en uniforme. Le soir, il fonce à la fac, habillé en hippie. Plus tard, il se change encore, blouse blanche et nerfs de bœuf. À l’aube, il vend ses infos aux maos et repart pour un tour.
Il ne dort plus. Les katangais, des bagarreurs qui campent à la Sorbonne, lui ont filé des amphètes. Une nuit, une équipe du SAC est envoyée en urgence pour déménager les bureaux du général de Gaulle. Morvan est de l’expédition. Il vide les tiroirs, porte les cartons, remplit les camionnettes. Et au passage, subtilise des dossiers.
Une autre nuit, son groupe tombe sur un combat de rue. Les gars d’Occident viennent de graffiter un mur : « Tuez tous les communistes où ils se trouvent ! » Justement, ils ne sont pas loin. Les gauchos fondent sur eux. Bagarre. Les nervis du SAC se ruent dans la mêlée. Morvan perd les pédales. Alors qu’un facho est en train de démolir un étudiant, il intervient et démonte à son tour le salopard à coups de chaîne. Ses collègues du SAC ne comprennent plus rien. On l’arrête, il réplique, on lui cogne dessus, il s’enfuit.
Planqué dans son commissariat, il fait profil bas, mais l’affaire remonte jusqu’à ses supérieurs. Détail aggravant : l’extrémiste qu’il a tabassé n’est autre que Pierre-Philippe Pasqua, le fils de Charles, alors vice-président du SAC. Le Corse exige la tête du traître mais obtient le résultat inverse : les flics, dont beaucoup sont encartés à la SFIO, ne tolèrent pas que le SAC leur donne des ordres. Finalement, Morvan sauve sa peau mais il doit remettre sa démission.
C’est alors qu’il se souvient de ses dossiers — ceux qu’il a volés chez de Gaulle et qui fourmillent de détails sur des opérations « feu orange », comme on disait à l’époque. Négociation. Il est maintenu dans la police mais envoyé au Gabon pour former la garde rapprochée du président Bongo. Il doit se faire oublier.
Grégoire se leva et se dirigea vers la salle de bains. Lumière. Toujours cette vieille gueule de crocodile. Pas la force de se souvenir de la suite. Comment il s’était lié, en Afrique, avec ses ennemis d’hier. Comment la racaille de droite — anciens de l’OAS, barbouzes exilées, voyous qui en savaient trop — lui avait appris le métier. Comment il avait arrêté l’Homme-Clou et rencontré le diable en personne…
Il plongea sous la douche. De retour à Paris, il n’avait plus jamais agi pour des motivations politiques. Il avait seulement œuvré au nom de l’ordre, c’est-à-dire pour préserver une forme de pérennité dans l’agitation.
Chemise. Bretelles. Costard. Comme chaque matin, le contact des tissus raffinés lui procura une secrète sensation d’invulnérabilité. Effet du fric ? Du pouvoir ? Ou simplement de l’habitude ? Il éprouvait ce que devait ressentir chaque général le matin dans son uniforme.
Il songea au bref voyage qu’il avait effectué avec son fils au Congo. Comme d’habitude, il n’avait pas dit le quart de la moitié de la vérité à Erwan. Il se foutait de la mort de Nseko — sans doute une histoire de rivalité entre Négros — et son probable successeur, Mumbanza, ne le dérangeait pas. Morvan s’était seulement déplacé pour s’assurer que ses projets n’avaient pas transpiré. Il n’excluait pas que Nseko ait été torturé et qu’il ait essayé de sauver sa peau en lâchant des informations. Or, d’après ce qu’il avait pu entendre, personne n’était au courant de ses combines. Tout roulait donc, et finalement, la mort de l’Africain l’arrangeait plutôt : un homme de moins dans le secret. Il avait aussi profité de sa présence à Lubumbashi pour passer quelques coups de fil à ses équipes sur le terrain : a priori, tout avançait comme il l’espérait dans le Nord…
Tout en nouant sa cravate, il alluma la radio. France Info. La veille, le président François Hollande avait promis un recul du chômage d’ici une année et un choc budgétaire sans précédent. Les bombes pleuvaient sur Alep. Zainab, sept ans, survivante du massacre de Chevaline, était sortie du coma. Bernard Arnault, en route vers la Belgique, assurait toujours vouloir payer ses impôts en France. Un journaliste free-lance, Jean-Philippe Marot, s’était tué en se jetant de la fenêtre de son appartement, au neuvième étage…
Morvan éteignit le poste et enfila sa veste. Deux bonnes nouvelles. Silence complet sur Kaerverec. Quelques mots sur la disparition d’un journaliste…
Il glissa son Macbook dans son cartable dont il boucla les attaches chromées. Sur le seuil de sa chambre, il chercha quelques phrases grandioses pour conclure sa petite évocation du passé.
Il n’en trouva pas.
Il fallait continuer le boulot, c’est tout.
— Où on est ?
— On a dépassé Saint-Brieuc. Il reste encore cent cinquante bornes.
— Putain…
Erwan ne voyait pas le bout du voyage. Il avait conduit de 5 à 7 heures avant de passer le volant à Kripo, puis somnolé sans vraiment réussir à dormir. Neuf heures du matin. L’Alsacien écoutait, en sourdine, des pièces pour luth d’Anthony Holborne, un compositeur anglais, paraît-il, du XVIe siècle. Pas désagréable comme berceuse, mais un peu crispant tout de même.
Un souvenir lui revint, fugitivement. Le Finistère, Finis terrae : la fin de la Terre. On n’aurait su mieux dire. Il avait l’impression de rouler depuis trois jours.
— Y a une station-service. Arrête-toi.
Kripo prit la voie d’accès et stoppa près des pompes. Pendant qu’il faisait le plein de la Volvo, Erwan rejoignit le bar-supérette. En attendant son café, il prit la mesure de la sinistrose ambiante. Effluves de graisse sous les plafonniers. Routiers sortant des chiottes en remontant leur braguette. Soûlards au comptoir, déjà bien attaqués. Malgré ce tableau déprimant, il but son café avec plaisir. Il éprouvait une chaleur réconfortante. Goût de l’expresso, corps endolori, reprise du boulot…
Kripo le rejoignit et commanda un crème. Il posa sur le zinc un dossier et, sans préambule, se lança dans un historique du mur de l’Atlantique :
— À partir de 1942, les Allemands ont transformé les grands ports bretons en forteresses pour faire face à la menace anglo-saxonne. Saint-Malo, Brest, Lorient, Saint-Nazaire…
Erwan dut faire un effort pour se souvenir que la victime, du moins ce qu’il en restait, avait été découverte dans un bunker. Le discours de Kripo lui rappelait surtout un détail : l’origine de son surnom. Quand on avait appris à la BC que Philippe Kriesler était alsacien, on l’avait tout de suite appelé Kripo, pour Kriminal Polizei, le nom de la Brigade criminelle de Berlin. Erwan avait engueulé l’étage : ce service était connu pour avoir participé à l’extermination des malades mentaux et des juifs. Mais les conneries ont la vie dure au 36. Le surnom était resté et, l’habitude aidant, tout le monde avait oublié le patronyme du Troubadour.
— C’était comme au temps des cathédrales, poursuivait celui-ci avec exaltation. Les architectes, les ingénieurs, les artisans de l’organisation Todt se déplaçaient le long du littoral et construisaient à tour de bras…
Par un obscur atavisme, l’Alsacien nourrissait une haine irrationnelle envers les Allemands tout en étant incollable sur le IIIe Reich. Son discours matinal le prouvait — il n’avait pas eu le temps de potasser la question dans la nuit : il parlait de mémoire.
— Regarde ce que j’ai trouvé chez moi, confirma-t-il en déployant une carte. La topographie des constructions de Sirling !
Erwan découvrit une île solitaire, au-dessus d’Ouessant, à cinq kilomètres du littoral, face au village de Kaerverec. Sur ce fragment de terre, des sigles désignaient les constructions des compagnons de Todt. Pas moins d’une trentaine. À chaque logo correspondait un type d’édifice : casemate, blockhaus, dôme, mur antichar, tourelle… Des photos illustraient la carte. Certains ouvrages étaient franchement bizarres : des étoiles aux pointes d’acier s’appelaient des « hérissons tchèques », des puits protégés par des couvercles de fer, enfouis parmi les herbes, se nommaient « tobrouks »…
— Ces photos n’ont rien à voir avec leur aspect de l’époque. Tout était camouflé. Les gars peignaient dessus des petites barrières blanches, des fausses fenêtres. Ils foutaient du crépi gris pour donner l’aspect de la roche au béton !
Le nombre de constructions sur l’île soulignait encore ce hasard hallucinant : le missile avait justement touché le seul abri où un homme s’était planqué.
— Bon, fit distraitement Erwan en posant sa tasse. On y va ?
— Attends, je demande une note.
Kripo avait une allure originale. Très grand, costaud, cheveux gris noués en queue-de-cheval, il portait une veste en velours couleur prune, un foulard orange et des camarguaises élimées qui peluchaient comme un vieux fauteuil. Il oscillait entre le biker déglingué et le professeur d’arts plastiques proche de la retraite.
En fait de note, il faisait remplir à la pauvre caissière un mémoire de frais. Sourire d’Erwan. L’Alsacien était à la fois un homme de rigueur et un rêveur. Un intello allergique à l’action. Le genre de flic qui pouvait rester cinq minutes devant une éclaboussure de sang, cherchant à la déchiffrer comme s’il s’agissait d’une tache d’encre de Rorschach.
Erwan s’installa de nouveau côté passager et en profita pour passer en revue ses mails. Le lieutenant-colonel Verny lui avait envoyé un nouveau rapport. L’identité de la victime était confirmée : la comparaison de la mâchoire inférieure, relativement préservée, avec le dossier dentaire de Wissa Sawiris avait permis d’obtenir une certitude. Verny avait aussi joint des pièces du dossier d’inscription du jeune homme. Erwan détailla la photo : teint mat, traits harmonieux, joues de pêche, Wissa avait quelque chose de doux, de féminin dans l’expression.
Erwan pensait qu’il fallait être une bête en maths pour devenir pilote de chasse. Wissa Sawiris n’avait qu’un bac S et un BTS en aéronautique. Il s’était inscrit au BICM (Bureau d’information des carrières de la marine) et avait posé sa candidature à Kaerverec. Il avait intégré le premier groupe de sélection en juillet puis avait été confirmé fin août, après les derniers tests en vol. Alors seulement il était devenu soldat : un OSC (officier sous contrat).
— On arrive.
Erwan ouvrit les yeux : il s’était endormi en lisant le CV. Il s’attendait à une lande d’un vert intense, parsemée de blocs de granit : il avait droit à des champs cultivés, des fermes qui ressemblaient à des pavillons de banlieue, des zones commerciales aux couleurs criardes. On aurait pu être n’importe où en France.
Il était déçu, même s’il avait toujours détesté la Bretagne. Depuis ses stages aux Glénans, à l’âge de huit ans, où il s’était efforcé de ne rien comprendre, de ne rien faire, de ne rien aimer, il avait fui cette région, alors même que son père avait acquis une maison sur l’île de Bréhat dans les années 80. Ce qu’il découvrait aujourd’hui lui prouvait qu’il n’avait rien raté. Un paysage rural, banal, miné par les pesticides et soumis aux lois du rendement industriel.
Bien sûr, il pleuvait. Le crachin transformait le tableau en un décor de pierre ponce qui foutait froid dans le dos. Seul signe de culture celte, les panneaux écrits en deux langues. Brest n’était plus qu’à quelques kilomètres.
— Ça me rappelle ma jeunesse, remarqua Kripo.
— Où ça ?
— En Alsace. Je faisais partie d’un groupe de musique celte, les Armoricains. On s’marrait bien. Entre le luth et la harpe celtique, y a tout un tas de points communs qui…
Erwan ferma les écoutilles. Il se demanda ce qu’il foutait là, accompagné d’un barde vieillissant. Pourquoi son père l’avait-il mis sur ce putain de coup foireux ?
Brest, après les bombardements de la dernière guerre, avait été entièrement rasée et redessinée selon un plan moderne et hygiéniste. Le résultat était un décor aux axes rectilignes, façon New York, dans lequel le vent du littoral s’engouffrait sans jamais rencontrer le moindre obstacle. Côté architecture, tout avait été conçu selon les préceptes des années 50 : façades dépouillées, toits-terrasses, angles arrondis… À l’époque cela semblait une bonne idée, mais Brest passait aujourd’hui pour la ville la plus laide de Bretagne, voire de France.
Au fil de la route, un détail affligeait Erwan : un peu partout, des panneaux indiquaient la direction de l’hôpital Morvan. Le fait de voir son nom répété et surmonté d’une croix rouge lui semblait un sinistre présage.
La morgue était située dans le deuxième hosto de Brest : la Cavale blanche — Gazeg Wenn en version originale. Après s’être perdus plusieurs fois — Kripo refusait d’utiliser le GPS —, ils trouvèrent enfin le site, perché sur une colline, au-dessus d’une série de logements sociaux. Le campus lui-même affichait des airs de cité-dortoir : des blocs posés sur des pylônes au ras de pelouses interminables. On aurait dit que ces cubes, portant chacun un gros numéro, abritaient les maladies de la ville par spécialité.
Ils avaient rendez-vous au numéro 1. Au fond du hall, trois gaillards en ciré noir les attendaient, attablés à la cafétéria de La Brioche dorée. Poignées de main. Présentations. Jean-Pierre Verny, lieutenant-colonel de gendarmerie de la section de recherches de Brest, l’expéditeur des mails ; Simon Le Guen, capitaine instructeur à l’état-major de Kaerverec 76 ; Luc Archambault, lieutenant de la gendarmerie de l’air, chargé de la sécurité militaire de la base. Les plis sombres perlés de pluie de leurs coupe-vent leur donnaient des allures de croque-morts funestes, chargés de convoyer des cercueils dans les pires tempêtes du littoral.
On commanda des cafés. Les hôtes s’agitaient sur leur chaise. Erwan les observa. Verny, le gendarme, affichait un physique taciturne. Court sur pattes, il bougeait par à-coups, comme dans une épreuve d’épaulé-jeté d’haltérophilie, et semblait ruminer des idées noires. Simon Le Guen, l’instructeur, était taillé sur le même modèle sauf qu’il était rouge. Dans son visage cramoisi perçaient deux yeux bleus sous des paupières fripées de volaille. Une calotte rase de cheveux blonds lui donnait l’air d’un albinos. Il paraissait aussi crispé que son collègue, mais rôti à la broche. Archambault était l’opposé. Long, étroit, son visage était verrouillé par des verres à petite monture qui évoquaient des lunettes d’aviateur. Au premier coup d’œil, il paraissait inoffensif mais en le regardant mieux, on captait un éclair de nervosité, voire de folie, dans ses yeux qui rappelaient ces instituteurs de jadis, binoclards falots qui s’avéraient être des anarchistes capables de poser des bombes sous les voitures.
Les cafés arrivèrent. Erwan redoutait un mur d’hostilité. Les trois lascars étaient au contraire soulagés de voir débarquer les flics de la capitale. À l’évidence, ils ne savaient pas par quel bout prendre cette affaire.
— Vous avez reçu mes messages, mon commandant ? attaqua Verny.
— Oui. Je vous remercie.
— J’ai pensé que ces informations vous seraient utiles avant de rencontrer les parents.
— Les parents ?
— Ceux de la victime. Ils seront là d’une minute à l’autre.
— C’est moi qui dois me les farcir ?
— Puisqu’on vous a saisi…
— Quand il est mort, Wissa Sawiris était sous la responsabilité de l’aéronavale.
— L’enquête a été confiée à la Brigade criminelle de Paris. La responsabilité vous incombe donc de…
Erwan fit un geste de capitulation.
— Parlez-moi du bizutage de l’école, fit-il à la cantonade.
— Ici, précisa Le Guen, on dit plutôt « week-end d’intégration ».
— Comme vous voulez. Quelles étaient les réjouissances de cette année ?
Archambault se déhancha sur son siège :
— Des épreuves de cradification, des trucs physiques, des courses-poursuites…
— Quand tout ça devait-il finir ?
— Samedi soir.
— Vous diriez que la tendance est plutôt soft ou dure dans l’école ?
— Dure.
Erwan n’insista pas : il aurait tout le temps d’entrer dans le détail.
— Le bizutage a commencé vendredi sur le tarmac, à 17 heures. Wissa était là ?
— Affirmatif. Tout le monde l’a vu.
— Après 20 heures, les étudiants ont été disséminés dans la lande. Correct ?
— Correct. Les Rats…
— Les quoi ?
— C’est comme ça qu’on appelle ici les nouveaux. Une heure après leur départ, les Renards, c’est-à-dire les bizuteurs, se sont lancés à leurs trousses…
Les Rats, les Renards. Il avait intérêt à s’adapter.
— Dans quel but ?
— J’y étais pas mais je pense que quand ils en repèrent un, ils lui foutent les jetons. Avec des torches, des cornes de supporter… Rien de bien méchant.
— Au cours de cette chasse, personne n’a revu Wissa ?
— Personne.
— Il a donc pris la fuite durant la nuit ?
— C’est certain.
— Il aurait pu rejoindre l’île de Sirling à la nage ?
— Impossible, remarqua Le Guen, rouge comme un homard. C’est à trois milles et les marées de septembre ont des courants très puissants.
— Il a donc utilisé un bateau ?
— Affirmatif.
— Où l’a-t-il trouvé ?
Archambault reprit la balle au bond :
— La base dispose d’une flotte de Zodiac amarrés à un embarcadère sur le littoral à un kilomètre de l’école. Surtout des Hurricane, des engins très puissants de plus de trois cents chevaux. Ici, on les appelle des ETRACO, « embarcations de transport rapide pour commandos ».
Presque chaque réponse contenait un mot nouveau : ils n’allaient pas rigoler.
— Ces bateaux ne sont pas surveillés ?
— Non. Personne dans le coin n’aurait l’idée de toucher au matériel de l’armée.
— Il faut bien une clé pour démarrer, non ?
— Wissa était né dans l’aéronautique : son père travaille dans un aéroclub, intervint Verny. Il était sans doute capable de faire démarrer n’importe quel moteur.
— Il manquait un Zodiac ?
— Non, admit le gendarme.
— Vous avez retrouvé une embarcation autour de l’île ?
— Non plus, mais on va mettre la main dessus, c’est une question d’heures.
Erwan engloba les trois hommes du même regard :
— Malgré le fait qu’aucun Zodiac n’ait été volé ni aucune embarcation retrouvée, vous maintenez que Wissa est parti en bateau se planquer pour éviter des brimades ?
— « Vous maintenez » ? répéta Le Guen. Mais c’est la vérité, nom de dieu !
Il avait prononcé ce mot avec une rage particulière. Ses paupières fripées ne cessaient de ciller.
Erwan préféra changer de chapitre :
— Qui était au courant de la manœuvre aérienne du samedi matin ?
— Personne.
— Pas même vos supérieurs ?
Verny se leva et fouilla dans ses poches.
— Encore un café ?
Les militaires acquiescèrent. Une pause était déjà nécessaire. Ils ne s’attendaient pas à un premier interrogatoire aussi serré. Kripo accompagna Verny jusqu’au bar.
— On ne peut pas être au courant de ces manœuvres, reprit plus bas Archambault. Elles sont secrètes et décidées en haut lieu.
Il avait ouvert son ciré. Ses grandes jambes, repliées sous le siège en plastique, ne cessaient de tressauter.
— D’où venaient les avions qui ont tiré ? demanda Erwan.
— Y a eu qu’un seul tir. Les Rafale ont décollé du porte-avions Charles-de-Gaulle.
— Où est-il stationné ?
— En ce moment, il mouille au nord de nos côtes, à une dizaine de milles.
— Existe-t-il un lien entre Kaerverec et le porte-avions ?
— Un seul : l’amiral di Greco.
— Qui c’est ?
— Le chef d’état-major de la K76. Il occupe aussi des fonctions sur le CDG. Il fait la navette entre les deux sites.
— Où est-il actuellement ?
— À bord.
Erwan allait donc visiter un des bâtiments de guerre les plus puissants au monde. Impossible de décider si cette perspective l’excitait ou l’ennuyait à mourir.
Nouvelle direction :
— Ce n’est pas dangereux d’organiser ce genre de manœuvres au large d’une côte aussi touristique ?
— Sirling est interdit au public. C’est le dernier champ de tir de Bretagne. Tout est sous contrôle, mon commandant.
— Faites-moi plaisir, arrêtez de m’appeler comme ça. D’abord, je ne suis pas votre commandant. Ensuite, je n’ai aucun lien avec l’armée.
— D’accord, mon… (Archambault avala la fin de sa phrase.) Les conditions de sécurité ont été validées. Sinon, il n’y aurait pas eu de tir.
— On a tout vérifié juste avant l’opération ?
— Bien sûr. Un hélicoptère fait un boulot de reconnaissance.
— Parlez-moi de la scène de crime.
Le mot fit sursauter les trois gaillards. Erwan se reprit :
— La scène de l’accident.
— Comme je vous l’ai écrit, dit Verny, c’est l’équipe balistique qui a trouvé… les restes. Les gars des pompes funèbres sont arrivés deux heures plus tard et ont collecté ce qu’il y avait à collecter. On m’a parlé de cinq ou six… parties.
— Des relevés ont été effectués sur le site ?
— Bien sûr.
— Une équipe de l’Identité judiciaire s’est déplacée ?
— Inutile. Les experts de l’armée ont pris des repères très précis. C’est leur métier.
— Leur métier, c’est de mesurer des gravats, pas des vestiges humains.
Le gendarme ne releva pas. Il attrapa son cartable et y puisa des clichés :
— Jetez un œil là-dessus. Vous verrez qu’ils ont fait du bon boulot.
Le point d’impact du missile se résumait à un trou d’un diamètre de cinq mètres rempli d’eau. Il ne restait rien de la structure du bunker : les gravats avaient été projetés à plusieurs mètres à la ronde. Les techniciens avaient planté des cavaliers jaunes pour indiquer leurs emplacements. D’autres marques bleues — sans doute pour les fragments humains — étaient disséminées sur l’herbe brûlée. Aucune photo ne montrait les restes proprement dits de Wissa.
— On est sûr qu’il n’y avait qu’un corps ?
— Comment ça ?
— Les fragments ne pourraient pas appartenir à deux hommes distincts ?
Un rire échappa à Le Guen. Un rire nerveux, chargé de mépris, qui semblait dire : « Voilà bien une idée de flic. »
— Vous pensez à quoi au juste ? cracha-t-il.
— À rien. C’est mon job d’imaginer toutes les possibilités.
— Si vous êtes venu ici pour remuer la merde qui n’existe pas, on pourra pas vous aider.
Erwan ne baissa pas les yeux. Le silence s’étira comme une corde brûlante.
— Le légiste n’a pas évoqué cette hypothèse, reprit Verny pour calmer le jeu, mais vous pourrez lui demander vous-même.
— Revenons à la nuit de l’accident : Wissa n’est pas repassé par sa chambre ?
— Aucun signe ne l’indique.
— Vous avez vérifié son portable, sa carte bleue, son ordinateur ?
— On vous attendait pour les réquises mais a priori, ses affaires ont pas bougé.
Première bonne nouvelle : ils allaient pouvoir décrypter eux-mêmes le matériel électronique et informatique.
Un infirmier fit son apparition :
— Les parents sont arrivés.
Les trois officiers se levèrent d’un bond, faisant bruisser leur ciré.
— Il vaudrait mieux éviter de leur montrer les…
— Je connais mon boulot. Kripo, attends-moi dans la bagnole. Je t’appelle dès que j’ai fini avec les parents.
Pas question de laisser son adjoint jacasser avec les mousquetaires.
— Vous, ajouta-t-il, vous bougez pas. On ira voir ensemble le légiste.
— Mais…
— Je me tape déjà les parents. Il faut bien que vous profitiez du reste.
Erwan était un habitué des morgues — le genre d’endroits où on se préoccupe rarement d’esthétique. La plupart du temps, les couloirs sont en ciment peint et parcourus de canalisations. La Cavale blanche suivait la règle mais un détail aggravait l’ambiance : au deuxième sous-sol, un artiste avait barbouillé des fresques monochromes sur les murs ; la première, rouge, évoquait des traces de sang. Pas très heureux. Plus loin, une salle d’attente était décorée d’un canapé et de fauteuils aux petits motifs à la Paul Klee. Machine à café, aquarium. Les parents de Wissa Sawiris se tenaient près des poissons rouges. Il s’avança vers eux la main tendue. Sourire ? Pas sourire ? Combien de fois avait-il vécu ce genre d’entrevues ? Trouver des mots qui ne servent à rien. Simuler une empathie artificielle. Merde.
D’après la peau sombre de Wissa Sawiris, Erwan avait imaginé qu’il était d’origine nord-africaine. Il avait aussi retenu que le père travaillait dans un aéroclub. Bref, il s’attendait à voir un mécano maghrébin, dans un costard noir de mauvaise coupe, accompagné d’une épouse voilée. Sawiris père était grand et élégant. Il portait une veste noire sur un polo Lacoste bleu roi. Teint hâlé, regard intense, il ressemblait à ce qu’il était en réalité : un ingénieur aéronautique en deuil. Sa femme était aussi grande que lui. Elle avait des sourcils marqués, une peau cuivrée et une longue chevelure rousse qui ondulait sur les épaules. Pas belle, mais racée et élégante. Erwan n’était plus à un préjugé près : il avait imaginé qu’elle dépasserait les cent kilos dans son abaya.
Il se présenta et exprima ses condoléances. Ils lui serrèrent la main en le regardant fixement. Quand on a été proche d’une forte explosion, on perd un moment l’usage de ses sens. Les Sawiris se trouvaient dans ce trou noir. Un no man’s land d’où ils allaient devoir revenir, lentement, pour découvrir une souffrance incisée dans leur chair. Une douleur chronique qui ferait désormais partie d’eux-mêmes : leur fils n’était plus.
Erwan essaya de se rappeler les caractéristiques des funérailles musulmanes. Inhumation dans les vingt-quatre heures suivant le décès. Mort considérée comme un passage, donc interdisant la crémation, la thanatopraxie ou le don d’organes. Cercueil tourné vers La Mecque…
Dans le cas de Wissa, ces considérations étaient de toute façon inutiles.
— D’ordinaire, commença-t-il, on demande aux parents d’identifier le disparu mais dans l’état présent, il vaut mieux y renoncer. Une vérification odontologique a confirmé le…
— Et si nous voulons le voir ? demanda la mère.
Voix grave, solennelle. Inflexions longues à la Fanny Ardant. Pas le moindre accent maghrébin.
— Pour l’instant, répondit-il, c’est impossible. L’autopsie n’a pas encore eu lieu. On doit déterminer les circonstances exactes de l’accident.
Allaient-ils accepter cette version ? Fermer le cercueil sans broncher ? Ou chercher au contraire des responsabilités ? Porter plainte ? Pour l’heure, ils ne réagissaient pas. Peut-être n’entendaient-ils même pas ce qu’il racontait.
— On a eu au téléphone le lieutenant-colonel Verny, dit enfin le père. Il nous a parlé d’un « week-end d’intégration ». C’est une sorte de bizutage ?
Erwan se lança dans des explications confuses, se retranchant derrière l’enquête, le devoir de prudence, l’audition des témoins. Il maudissait intérieurement les militaires qui l’obligeaient à assumer ces rites débiles. En guise de diversion, il se concentra sur les problèmes pratiques des obsèques :
— Dès que l’autopsie sera terminée, le parquet de Rennes donnera le permis d’inhumer. Vous pourrez alors appeler l’imam et…
— Nous ne sommes pas musulmans.
— Excusez-moi, j’avais cru…
— Nous sommes d’origine égyptienne. Nous sommes coptes.
La femme avait détaché chaque syllabe. Erwan serra les mâchoires — vraiment, il les collectionnait.
— Si vous voulez, proposa-t-il pour changer encore de sujet, on peut vous conseiller un avocat pour les démarches d’assurance et…
— Je suis avocate, interrompit la femme. Spécialiste des litiges dans le domaine des accidents du travail, experte aux prud’hommes de la Sarthe.
La base de Kaerverec avait du souci à se faire — et tout le ministère de la Défense avec elle. Mme Sawiris ne ferait de cadeau à personne. Lui-même avait intérêt à être irréprochable.
— On a déjà porté plainte contre les autorités militaires, confirma-t-elle. L’armée était légalement responsable de notre fils depuis qu’il séjournait à la base. D’autant plus responsable que Wissa était devenu soldat la semaine précédente.
— Personne n’esquivera ses responsabilités, madame. C’est la raison de ma présence ici. Nous voulons faire toute la lumière sur cette tragédie.
— Vous avez des enfants ? intervint le père.
— Non.
L’ingénieur secoua la tête comme pour signifier que, dans ce cas, Erwan ne serait jamais à la hauteur de sa mission.
— Il espérait « servir la France », sourit-il avec tristesse, en observant les poissons.
— Quel genre de garçon était Wissa ?
— Un héros, murmura la mère.
— Je vous demande pardon ?
— Un héros disons… en devenir. Il n’avait pas d’ambition financière, ni même professionnelle. Il voulait réussir sur le plan de la bravoure. Il lisait des livres sur la Résistance française ou sur les guérillas du XXe siècle. Il vivait dans cette interrogation : qu’aurait-il fait, lui, dans de tels contextes ? Aurait-il pris les armes ? Aurait-il fait preuve de courage ?
Erwan éprouva tout à coup l’empathie qu’il cherchait vainement depuis le départ. Il avait connu les mêmes doutes, les mêmes interrogations. Sauf que son existence de flic lui avait apporté des réponses : plusieurs fois, il avait affronté le feu.
— Parfois, commenta-t-il spontanément, la vie ne suffit pas. Je veux dire : la vie banale qui consiste à respirer et à chercher le confort sur terre. Pour certains, l’étoffe doit être plus belle, plus pure, plus héroïque.
Il regretta aussitôt cette tirade emphatique. Vraiment pas le discours à servir à des parents qui viennent de perdre leur fils dans un bizutage.
Aucune réponse. Il nota dans un coin de sa tête : Un gamin obsédé par le courage ne s’enfuit pas au premier œuf pourri sur le crâne.
Erwan changea de cap :
— Avait-il des amis, une fiancée ?
— Non, fit la mère d’une voix lugubre. Il voulait d’abord assurer son avenir.
— Pas même un ami proche ?
Erwan réalisa que la question pouvait être ambiguë mais il était trop tard, le mal était fait. Mme Sawiris s’approcha. Son visage ressemblait à celui des grandes tragédiennes — celles qui avaient su incarner les mythes grecs sur scène ou au cinéma. Maria Callas. Irene Papas. Silvia Monfort.
— Allez au bout de votre pensée.
— Je n’ai aucune pensée, madame, je vous assure…
Il mentait. Malgré lui, il avait trouvé le visage de Wissa efféminé, et l’absence de bateau autour de l’île signifiait clairement qu’il n’y était pas allé seul. Deux hommes dans un bunker ? Deux amants ?
Mme Sawiris était maintenant à quelques centimètres de lui. Il pouvait sentir le parfum de sa chevelure comme on sent le souffle des flammes au fond de l’âtre.
— Tirez-vous avant que je vous attaque vous aussi, pour diffamation et harcèlement moral, siffla-t-elle.
Il les salua rapidement et balbutia quelques formules, reculant comme un huissier effrayé.
Quand il revint dans le hall, il était livide et épuisé. La fatigue de sa nuit trop brève venait de lui tomber sur les épaules. Il était aussi furieux contre les militaires. Il hésitait entre leur casser la gueule ou se coucher, là, n’importe où, en chien de fusil, et fuir dans le sommeil. Quand il vit les trois corbeaux dans le hall, il sut que la première option était la bonne mais il devait se contenter d’imaginer la scène.
Le Guen portait maintenant un appareil photo en bandoulière.
— Qu’est-ce que vous foutez avec ça ?
Le Crustacé récita comme une leçon :
— Les opérations d’autopsie doivent se dérouler en présence d’un officier de police judiciaire et d’un technicien en identification criminelle. On n’a pas de technicien. Je vais prendre les photos moi-même.
Erwan saisit son portable au fond de sa poche et appela Kripo :
— Radine-toi. C’est l’heure de la viande froide.
— Vous vous attendiez à quoi ? s’étonna Michel Clemente. Je n’ai que ça à vous proposer. La version pièces détachées. Et encore, on n’est pas loin de la chair à pâté.
Le médecin légiste venait d’écarter le drap de la première table d’examen — les vestiges de Wissa en occupaient deux. Sous le halo des scialytiques, on reconnaissait une main, un tronçon de torse ou la partie d’un membre aux contours arrachés et brûlés.
Surmontant sa répulsion, Erwan se força à les détailler. Le bunker, en explosant, avait littéralement fusionné avec le corps du jeune homme. Certains fragments étaient labourés par des éclats de fer. D’autres incrustés de graviers. Un détail l’horrifia : il venait de repérer, à l’intérieur du poignet tranché, une croix tatouée. Il se souvint que c’était le signe distinctif des coptes orthodoxes. Sans doute les parents de Wissa portaient-ils la même…
— On a à peu près tout, résuma Clemente. Mais les pièces ne peuvent plus s’emboîter : trop de matière brûlée, pulvérisée ou encore dévorée par les crabes ou les oiseaux du large.
Visiblement, le toubib aimait jouer les cyniques. Son physique n’arrangeait rien : visage avenant, rides souveraines, chevelure grisonnante, blouse ouverte sur une tenue élégante — pantalon de velours, pull en V Ralph Lauren, chemise à rayures bleu ciel, le gars était mûr pour jouer dans un téléfilm le rôle du séduisant chef de clinique — what else ?
— Selon moi, le missile a explosé à l’intérieur du blockhaus. L’onde de choc a été amplifiée par l’espace clos.
Personne ne lui répondit. Figé dans une posture effrayée, chacun portait une blouse, des gants de chirurgien, une charlotte de papier sur la tête. Seul Le Guen tournait autour de la table pour ses photos. C’était lui qui paraissait le moins troublé. Concentré sur les meilleurs angles, il en oubliait ce qu’il avait sous les yeux.
— Les tronçons ont été numérotés sur place, poursuivit Clemente.
Il tendit le bras vers un ordinateur posé sur une console et appuya sur la barre d’espace. L’écran révéla un plan : on reconnaissait le trou du missile, entouré de chiffres — la répartition des pauvres restes de Wissa sur le sol de l’île. Nouvelle touche : les esquisses d’une silhouette humaine, en pied, de face et de dos, s’affichèrent. Pour l’instant, seules quelques parties portaient un numéro.
— Les gars ont finalement récupéré douze morceaux, sans compter les débris plus petits, incorporés aux gravats. Je suis en train de les replacer virtuellement sur ce schéma. Après, je verrai ce que je peux faire avec les vestiges réels. Il y a une dizaine d’années, j’ai participé à deux instructions de ce genre. L’explosion d’AZF à Toulouse et l’incendie du tunnel du Mont-Blanc. Dans tous les cas, il faut éviter que les parents voient ça.
Erwan revint à son idée :
— On est sûrs qu’il n’y avait qu’un corps ?
— Je vous demande pardon ?
— Parmi ces débris, il ne pourrait pas y avoir ceux d’un autre cadavre ?
— Manchot et cul-de-jatte alors : j’ai mon compte de mains et de pieds.
Erwan acquiesça. Encore une connerie. Le danger pour un flic était d’extrapoler. Le cerveau avançait toujours plus vite que l’enquête.
Le médecin rabattit le drap et Erwan put sentir — physiquement — un soulagement dans la salle.
— Dans un tel cas, reprit-il, à quoi peut se résumer l’autopsie ?
— À pas grand-chose. Je vous le répète : je vais juste essayer d’assembler les morceaux avant l’inhumation.
— Et sur les causes de la mort ?
— Si vous voulez des détails, vous n’avez qu’à lire la notice du missile.
— L’heure du décès ?
Le médecin fixa Erwan avec irritation.
— On a l’heure exacte du tir. Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?
— Je voudrais être certain que Wissa Sawiris était bien vivant au moment de l’explosion. Vous avez ordonné des analyses toxicologiques ?
— Absurde. Vous croyez quoi ? Qu’il est mort d’empoisonnement ? De toute façon, il me faudrait un estomac. La plupart des organes ont brûlé.
— Et les examens anatomopathologiques ?
— Ils prendraient trois semaines.
— Vous avez des moyens de datation pour la mort ?
— Non. Compte tenu de l’état des membres, on peut oublier la rigidité cadavérique. Quant aux taches de lividité, je vous fais pas un dessin.
Erwan changea de cap, sa détermination balayait son malaise :
— Il y a beaucoup trop de fragments de métal.
— Bien vu, monsieur l’enquêteur, fit Clemente sur un ton sarcastique. Ce ne sont pas seulement les éclats du béton. Je pense que le missile contenait des schrapnels, quelque chose de ce genre. Il faudrait analyser les résidus métalliques mais je n’en ai pas le droit.
Le légiste fit un signe de tête vers les soldats, comme s’il leur passait la balle.
— Secret défense, fit Archambault. Les ordres sont très clairs à ce sujet.
— Aucune donnée sur le missile ne doit apparaître dans mon rapport, renchérit Clemente.
— Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? s’emporta Erwan. Je dois avoir accès à toutes les informations. La loi est la même pour tout le monde !
— Impossible, reprit l’Asperge. D’ailleurs, le rapport sera envoyé en priorité aux experts militaires. Ce sont eux qui jugeront du degré de confidentialité des éléments.
— Ça va nous faire perdre plusieurs jours !
Archambault prit un air désolé. Erwan n’insista pas — un problème après l’autre.
— Dans tous les cas, je vous demande d’effectuer une autopsie aussi approfondie que possible.
— J’avais compris. Je vais faire le maximum.
— Vous devrez aussi attendre la visite des techniciens de l’IJ.
Clemente regarda Verny. Verny regarda Erwan.
— On va saisir une équipe de techniciens, expliqua le flic. Ils viendront faire un raclage sous-unguéal et d’autres prélèvements.
— Qu’est-ce que c’est que ce cirque ?
Erwan ne prit pas la peine de lui répondre.
— Lieutenant, ajouta-t-il à l’attention d’Archambault, vous restez pour l’autopsie. En tant qu’officier de la sécurité militaire, vous êtes tout désigné.
— Mais… et les photos ?
— Le Guen va vous prêter son matos. Vous vous chargerez aussi d’expliquer la situation aux parents. Ils ont intérêt à prendre un hôtel dans la région.
Le Homard se sépara à regret de son appareil et en expliqua le fonctionnement à Archambault. Tout le monde se serra la main, en gardant ses gants de chirurgien. Sans qu’Erwan sache pourquoi, ces doigts de latex enchevêtrés lui firent penser à des touchers rectaux.
Gaëlle n’avait pas eu à appeler son agent pour qu’elle lui trouve un casting. Le jeu s’appelait Qui perd gagne. Elle n’avait rien compris aux règles. Il y avait une roue, un quiz et le candidat qui obtenait le moins de points remportait la victoire. On cherchait la fille qui ferait tourner la roue — en maillot de bain, of course.
Une connerie de plus à la télé. Peu importe. Il fallait qu’on la voie, coûte que coûte. Les filles comme elle avaient la tête farcie de noms, d’anecdotes pour se motiver — des actrices aujourd’hui reconnues qui avaient débuté en remportant des concours débiles ou en assurant des rôles secondaires dans des émissions stupides. Louise Bourgoin, ex-Miss Météo de Canal+. Helena Noguerra, ex-animatrice sur M6. Aishwarya Rai Bachchan, ex-Miss Monde. Claudia Cardinale, ex-Plus belle Italienne de Tunis. Sophia Loren, ex-Miss Élégance…
Gaëlle lança un regard autour d’elle. Chaises pliantes, distributeur d’eau, moquette râpée. Côté concurrence, aucune surprise. Elle connaissait les plus âgées : des filles qui rôdaient chez Castel, au VIP, au bar du Plaza. D’autres débarquaient de leur province. Elles n’avaient pas le look mais beaucoup mieux : la jeunesse.
Par ricochet, elle se dit qu’elle allait avoir trente ans et qu’elle était foutue. Mais là encore, des précédents venaient à son secours. Cate Blanchett avait émergé à la trentaine, comme Naomi Watts et Monica Bellucci. Sans oublier leur reine à toutes : Sharon Stone, qui avait explosé dans Basic Instinct à trente-quatre ans. Tous les espoirs sont permis.
Bizarrement, alors que sa jeunesse était son seul capital, elle menait une vie où les années comptent double, voire triple. Sorties. Alcool. Défonce. Impossible de refuser. Il fallait se plier aux règles de la nuit. Ce matin encore, elle s’était couchée à 6 heures. Au VIP, elle avait réussi à s’installer à la table d’un réalisateur important qui parlait fort et picolait sec. Quand elle avait pu enfin s’asseoir près de lui, il dormait à poings fermés, la tête dans les coussins.
Elle sortit son miroir et s’inspecta, regrettant aussitôt cet aveu de faiblesse face aux autres. Mais sa tête lui plut. Malgré ses cernes, elle retrouva sa frimousse de poupée slave.
Lorsqu’elle avait seize ans, elle n’aurait jamais imaginé avoir un tel visage à trente. En réalité, elle n’aurait jamais imaginé vivre jusqu’à cet âge. À l’époque, elle ne pesait pas plus de trente-deux kilos.
Gaëlle n’avait pris conscience de son corps qu’à la puberté et cela avait été pour le détruire. Elle avait arrêté de manger, s’était murée dans une négation totale de la vie. Elle avait alors découvert la jouissance du jeûne. Cette sensation lancinante de faim, toujours associée à un léger vertige. Elle se souvenait encore de ses évanouissements : l’ivresse de se perdre au milieu des autres. Vaine illusion : dès son réveil, elle retrouvait son corps, masse de chair immonde, paquet d’organes qui lui répugnait.
Son QG était les toilettes. Vomir, déféquer, vomir… Elle vivait avec une brûlure dans la bouche, dans les intestins. Ses cheveux tombaient. Sa tension baissait. Son sang circulait mal. Au moindre choc, un hématome apparaissait et prenait de curieuses teintes mauves. Elle dormait la fenêtre ouverte, provoquait les courants d’air, réglait la climatisation au plus bas. Toutes les anorexiques (et tous les mannequins) connaissent la combine : le froid brûle les calories. Sa seule joie, c’était qu’en s’agitant, en respirant, elle maigrissait…
Un jour qu’elle avait pris des laxatifs, elle avait poussé et senti que c’était son propre intestin qui sortait. Cela lui avait valu une hospitalisation — la première d’une longue série.
Dans le service spécialisé dans les troubles du comportement alimentaire, elle retrouvait ses semblables, faméliques, aussi jeunes que mortes. Elle admirait leurs grands yeux intenses, leurs silhouettes décharnées. Elles lui semblaient resplendir comme des lucioles, qui scintillent au plus fort avant de s’éteindre à jamais.
Quand elle revenait à la maison, sa mère pleurait, son père gueulait. Gaëlle faisait son mea culpa, promettait de manger mais évitait toujours son assiette comme on contourne une bouche d’égout.
À dix-neuf ans, elle était tombée dans le coma. On l’avait ranimée, nourrie à coups de perfusions. De son lit d’hôpital, elle avait réussi à se traîner jusqu’à l’armoire pour prendre le miroir qu’on lui avait passé en douce. Ici, comme dans les châteaux des vampires, tout reflet était interdit. Elle avait compté ses bleus. Elle avait caressé ses os qui saillaient sous sa peau. Alors, d’un coup, elle était revenue à la raison. Ou presque. Elle avait pris le problème à l’envers et n’avait plus cessé de manger.
Elle s’était mise à écumer les supermarchés, remplissant son caddie de steaks ou profitant de la promotion sur les Granola — douze paquets pour le prix de six. Le réfrigérateur était devenu son meilleur ami. Elle mangeait, se goinfrait, engraissait, naviguant en solitaire, avec l’aiguille de la balance en guise de boussole.
Elle avait retrouvé son corps d’origine. Épaules rondes, fesses souriantes, seins avenants. Un corps qu’on avait envie de talquer ou de croquer, au choix. Ses règles étaient revenues. Les hommes avaient commencé à lui tourner autour. Un mélange d’attention flatteuse et de menace hostile.
D’abord, elle n’avait pas compris. Gaëlle avait passé son adolescence dans les hôpitaux. La découverte du sexe, l’éveil des désirs, tout ça avait été annihilé par son combat obsessionnel contre le poids. Maintenant, elle prenait conscience de son corps de femme — et de son effet sur les hommes. Il y avait eu le patron du bar où elle bossait le week-end qui l’avait plaquée sur une table de la cuisine, lui relevant la jupe en grognant. Cet ami de son père, préfet ou député, qui l’avait suivie jusque dans les chiottes d’un salon d’honneur pour lui sortir sa bite sous le nez. Ou cet acteur marié, trois enfants, qui l’avait harcelée de SMS dont un seul aurait suffi pour le faire chanter.
Elle avait fini par comprendre qu’elle ne devait pas avoir peur. Au contraire : cette force, c’était la sienne. Elle allait les rendre dingues et contrôler leur folie. Elle avait commencé à s’habiller en conséquence, affinant ses gestes, son maquillage. Au début, elle avait commis beaucoup de maladresses, comme les superhéros quand ils découvrent leurs pouvoirs, puis, progressivement, elle avait appris à maîtriser son magnétisme, à l’utiliser. Aujourd’hui, lorsqu’elle pénétrait dans un restaurant, elle pouvait capter le frémissement qu’elle provoquait, l’attirance sexuelle qu’elle suscitait.
Elle était à la fois la proie et la prédatrice. Ce corps qu’elle avait tant haï était devenu son arme.
— On s’fait une p’tite clope ?
Un type rachitique se tenait devant elle, flottant dans un tee-shirt douteux. Il exhibait un paquet de Marlboro comme si c’était la proposition de l’année.
Gaëlle cadra aussitôt le mec : moitié homo, moitié maquereau.
— Je fume pas.
L’autre, sans lâcher son sourire, s’assit auprès d’elle. Il devait avoir vingt-cinq ans mais il y avait quelque chose, sous ses traits mal rasés, de déjà rance.
— On aurait pu parler boulot.
— Quel boulot au juste ?
— T’es une marrante, toi. (Il baissa la voix.) Je travaille à la prod. Je pourrais te filer des tuyaux sur ce qu’ils cherchent.
— Ça me paraît clair, non ? dit-elle en désignant les autres filles.
Le gars ricana et tendit sa main décharnée :
— Kevin.
Gaëlle eut l’impression d’attraper une patte de poulet. Elle jeta un coup d’œil aux chaises qui se vidaient l’une après l’autre : encore deux candidates et ce serait son tour.
— Tu devais pas sortir fumer ? soupira-t-elle.
— Je préfère tenter ma chance avec toi.
— Eh bien, c’est fait. Tu peux y aller maintenant.
Il eut un nouveau ricanement qui claqua comme un pet :
— Non, vraiment, je peux t’aider. Je peux te pousser auprès du producteur et…
— J’en ai rien à foutre de ce casting.
— T’es vraiment top ! dit-il en éclatant de rire. J’ai exactement ce qu’il te faut !
— Je ne peux rien signer sans qualifier l’enquête, argua Muriel Damasse au téléphone.
— Que diriez-vous d’« homicide involontaire » et de « négligence aggravée » ?
— Ouh là : on n’a jamais parlé d’homicide… Il s’agit de l’armée et…
— Sans ce terme, on ne pourra pas saisir la police scientifique.
— La PTS ?… Mais pour quoi faire ?
— Réaliser un ensemble de prélèvements sur la dépouille et organiser un ratissage complet de la scène de crime, sur l’île de Sirling.
— « La scène de crime » ? Vous y allez fort…
Erwan ne s’adressait pas seulement à la substitute du procureur, le message valait aussi pour Le Guen et Verny, assis à l’arrière de la voiture. Ils avaient laissé leur véhicule à Archambault. Au volant, Kripo paraissait s’amuser de la scène.
— La situation est déjà assez compliquée, déplora la magistrate. On m’a dit que vous veniez simplement pour collecter les faits !
— Avec la plus grande précision. Je voulais aussi voir avec vous les détails de la procédure…
Elle parut plus à l’aise sur le terrain de la paperasserie. S’ensuivit une conversation absconse où il fut question de saisine, de cosaisies, de réquises, de perquisitions, etc. Chacun comptait ses petits. Ils trouvèrent un accord de travail sur chaque point, ou presque.
— Pour le reste, conclut-elle, je dois checker avec ma hiérarchie. Je vous rappelle.
Silence dans la voiture. Ils roulaient sur la D168 en direction de Kaerverec. Sous une pluie d’aiguilles transluscides, le tableau de l’agriculture moderne défilait toujours dans sa banalité déprimante.
N’y tenant plus, Verny prit la parole :
— Si vous voulez que je contacte une équipe scientifique, il faudrait…
— Plus tard, coupa Erwan. À quelle heure je peux voir le pilote qui a tiré le missile ?
— Philippe Ferniot. Il sera à Kaerverec à 16 heures.
Le Guen pointa sa face rouge entre les deux appuie-têtes :
— Je préfère vous prévenir : c’est une célébrité chez nous. Un des meilleurs pilotes de sa génération. Il a fait l’Irak et l’Afghanistan. Évitez de le traiter comme un suspect.
Erwan ne répondit pas. Le Guen hésita puis se rencogna contre la portière.
— Et les élèves ?
— Lesquels ? demanda Verny.
— Les bizuteurs et les bizutés. Je voudrais les interroger avant ce soir. Combien sont-ils ?
— Une vingtaine d’anciens et douze nouveaux. Enfin, onze maintenant…
— Trouvez-moi deux salles. On les auditionne un par un avec mon adjoint.
— Comme vous voudrez, mais je comprends pas trop le…
— Ils sont consignés dans leurs chambres ?
— Non. Pourquoi ?
— Ils communiquent entre eux ?
Nouveau silence. Personne n’avait imposé la moindre mesure de discrétion chez les élèves.
— Les cours n’ont pas repris au moins ?
— Tout est à l’arrêt aujourd’hui, fit Verny, mais on pourra pas indéfiniment…
Dans un couinement de ciré, Le Guen se rapprocha à nouveau. Quand sa tête apparut entre les deux sièges, Erwan songea à un jaune d’œuf sur de la sauce Ketchup.
— Je sais pas ce que vous cherchez mais vous inversez les rôles. Wissa Sawiris a fui. Il a manqué à ses devoirs. Il est mort et c’est malheureux. Commencez pas à vouloir rejeter la faute sur les autres !
— D’une façon générale, cingla Erwan, je suis du côté du mort. Au nom de l’enquête, les témoins ne doivent avoir aucun contact entre eux.
— Mais des témoins de quoi au juste ?
Erwan ne répondit pas.
— Tournez à droite, grogna le Crustacé. Dans deux kilomètres, on y sera.
Kripo braqua et d’un coup, la mer jaillit : un bouillonnement noir aux franges grises se mêlant au ciel sombre dans une soudure de rocailles. La vraie Bretagne, enfin, apparut. Des falaises vert et blanc, creusées à la verticale, évoquant des animaux monstrueux au pelage phosphorescent, ouvrant des gueules démesurées pour s’abreuver à la source du monde.
Ce paysage des origines accueillait aussi des habitations traditionnelles : toits d’ardoises et volets bleus. Les touristes étaient encore là. Silhouettes sobres et chics sous leur parapluie, bermuda à rayures et pull noué sur les épaules. Le porte-à-porte donnerait forcément quelque chose.
À l’arrière, Le Guen marmonnait des ordres au téléphone. Il était question de « chaque homme dans sa chambre », de « créneaux différents pour le déjeuner ».
Kripo augmenta la vitesse des essuie-glaces et faillit manquer un virage à angle droit. Ce fut comme une confirmation : au-delà, la mer, l’horizon, le ciel. Ils étaient parvenus au bout du monde. Le Finistère. La fin de la Terre.
— Je pourrais voir le médecin de la base ? demanda Erwan à la cantonade.
Le Guen reprit la parole, plus calmement :
— Y en a plus depuis longtemps : restrictions de budget.
— Comment vous faites quand il y a un problème ?
— On va à Morvan ou à la Cavale blanche, comme tout le monde.
— Et pendant le bizutage ?
— En cas de besoin, on appelle celui de Kaerverec, le docteur Almeida.
— Je veux le voir.
— Mais je comprends pas, on…
La fin de sa phrase fut couverte par le bruissement d’une flaque qui frappa les vitres de plein fouet. Le Guen renonça.
Enfin, un panneau annonça : « Kaerverec 76 ». Encore quelques centaines de mètres et le portail de l’école apparut. Des blasons sur le frontispice et une barrière blanche et rouge, style passage à niveau, marquaient l’entrée.
— En premier lieu, fit Verny, vous devez rencontrer le colonel Vincq.
Erwan avait déjà entendu ce nom mais impossible de se souvenir où.
— Qui c’est ?
— Le responsable de l’école.
— Je croyais qu’il s’appelait di Greco.
— L’amiral est le chef d’état-major. Sur le terrain, c’est le colonel qui dirige.
Une sentinelle en ciré leva la barrière. Ils allaient enfin se mettre à l’abri mais Erwan éprouva le sentiment inverse : ils quittaient le monde rassurant du dehors pour pénétrer dans un univers clos aux relents de prison.
Erwan s’attendait à une base importante. Kaerverec ressemblait à une école primaire : cour carrée, constructions mochardes à toit plat, galerie couverte bordant chaque édifice comme dans un village du Far West.
Ils se garèrent sur le parking et se réfugièrent sous l’auvent de droite. Le Guen partit aussitôt prévenir le colonel Vincq. Erwan s’ébroua. Il avait déjà compris que l’humidité ne lui laisserait plus de répit.
— Au fond de la cour, expliqua Verny pour meubler le temps, ce sont les salles de débriefing et les locaux administratifs. En face de nous, les classes, les chambres et les thermes. Dans notre dos, les réfectoires, le gymnase et les salles de loisirs.
— C’est pas très grand.
— Kaerverec n’abrite qu’une trentaine d’élèves, à quoi s’ajoutent les instructeurs, les moniteurs, l’état-major dirigeant et un contingent de soldats pour surveiller le matériel. Moins de cent personnes en tout. Ce sont les terrains autour qui sont immenses : une bande d’un kilomètre de large sur trois de long nous sépare de la mer. Au prix du mètre carré sur le littoral, c’est un luxe incroyable.
— C’est sur ce territoire qu’on a lâché les EOPAN ?
Verny fit mine de ne pas avoir entendu :
— On pourra vous faire visiter les hangars et les champs de manœuvres si vous voulez. La base possède une dizaine d’appareils et…
Erwan n’écoutait plus. Les drapeaux étaient en berne, sans doute en hommage à Wissa. Il y en avait quatre : le français, l’européen, le breton et un dernier aux armoiries inconnues, un cygne, une épée, un bateau… À tous les coups les symboles de l’école.
Il sentit revenir son aversion naturelle pour l’uniforme. Il détestait l’esprit militaire et tous les signes extérieurs qui y étaient attachés. Les rares fois où lui-même avait dû porter l’uniforme — sortie de l’ENSOP, remises de médailles —, ça avait été un calvaire. En plus, son unique tenue lui rappelait chaque fois les kilos qu’il avait pris.
— Qu’est-ce qu’il fout ? s’impatienta soudain Verny. Je vais voir.
Le gendarme disparut. Kripo s’adossa à un pylône et se roula une cigarette, en posture cow-boy.
À ce moment, deux pilotes traversèrent la cour. Ils portaient sur leur combinaison une sorte de surpantalon qui paraissait gonflable.
— On dirait des bibendums, remarqua Erwan.
— C’est à cause de la gravité, fit Kripo en allumant sa cigarette.
— Quoi ?
— Ce sont des combinaisons anti-g. Dans un avion à réaction, la force de gravité peut atteindre en quelques secondes huit g, c’est-à-dire une pesanteur qui fait huit fois ton poids. Ton sang descend d’un coup de la tête aux pieds, ton cerveau n’est plus irrigué et tu tombes dans les pommes. C’est la raison de cet équipement : il y a du liquide à l’intérieur qui subit la même pression, serre les jambes et empêche le sang de descendre. Ils appellent ça un « babygros ».
— Comment tu sais ça, toi ?
— Culture personnelle.
La pluie harcelait toujours le bitume et les toits dans un bruit de mitraille, déchiré parfois par le claquement des drapeaux ou le cri des mouettes. Enfin, Le Guen et Verny réapparurent : ils escortaient un homme de taille moyenne, d’une cinquantaine d’années, vêtu d’un treillis de camouflage. L’imprimé s’accordait parfaitement à sa chevelure argentée coupée court.
Poignée de main. Son visage inspirait une sympathie immédiate. Sous la grisaille bretonne, pointait le soleil du Sud : peau bronzée, presque dorée, yeux bleus évoquant la Côte d’Azur.
— Je suis désolé, sourit-il après s’être présenté, je ne peux pas vous recevoir dans mon bureau. Les travaux devaient être finis avant la rentrée mais ce n’est pas le cas.
— Aucun problème.
Erwan se demanda si ce n’était pas une manœuvre pour les déstabiliser ou leur faire sentir qu’ils étaient indésirables. L’officier se lança dans un discours cent pour cent langue de bois, déplorant ce « malheureux accident », cette « tragédie », mais revenant toujours sur l’urgence de boucler l’enquête au plus vite et de reprendre les cours. Il s’exprimait d’une manière hachée, sténographique, faisant l’impasse sur les articles et truffant ses phrases de formules de caserne, telles que « grades sur les épaules », « bleubite », « cursus officier » ou des mots énigmatiques comme « gazier », « boost » ou « over-shooter ».
Pas besoin de détails, Erwan avait compris le message : « Faites votre boulot et cassez-vous. » Vincq conservait son sourire. Un beau mec sûr de sa séduction. Il était encore aujourd’hui l’aviateur dont rêvent les jeunes filles.
— Combien de temps pour relever les faits et conclure cette information ? demanda-t-il enfin.
— Ça dépend des faits.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Qu’il est trop tôt pour vous répondre. On ne peut préjuger des découvertes à venir.
Le sourire disparut.
— Y a rien à découvrir. Le soldat a voulu échapper au bizutage et s’est réfugié…
— Ce n’est qu’une hypothèse. La seule chose concrète que nous avons est un corps découvert dans un bunker après l’explosion d’un missile. C’est un point de départ. Pas d’arrivée.
Le colonel lança un regard interloqué à Le Guen et Verny puis il cala ses mains dans son dos et se mit à faire les cent pas, tête baissée. La pluie crépitait comme une caisse claire dans un cirque, au moment du grand numéro.
— Faites au mieux, conclut-il en regardant sa montre, mais ça urge. Le SIRPA m’appelle toutes les heures pour savoir ce qu’ils peuvent dire ou non.
Le SIRPA : Service d’information et de relations publiques des armées. Il était étrange que Vincq cite en premier cet organe de communication.
— Sans compter le DRH de la marine nationale et les services de com du ministère de la Défense ! renchérit-il. De nos jours, tout le monde est obsédé par les médias ! (Il dressa soudain son index.) Surtout, n’oubliez pas, n’utilisez jamais dans votre rapport le mot « bizutage » ! Vous devez parler de « transmission de tradition », de « week-end d’intégration », de « progression pédagogique »… Mettez-y les formes ! Ces putains d’associations antibizutage vont nous tomber sur le poil dès qu’elles seront au courant.
— Je comprends.
— Vous comprenez rien du tout. Faites-moi un rapport pour demain matin, c’est tout ce qu’on vous demande. Un accident est un accident. On va pas passer l’automne là-dessus !
Il salua le groupe d’un hochement de tête et s’en alla.
— Colonel, juste un détail. Les cours n’ont pas repris aujourd’hui ?
— Non. Pourquoi ?
— On vient de voir passer deux pilotes en tenue.
— De simples vols d’entraînement. Notre planning est strict. Impossible d’annuler. (Il émit un ricanement sinistre.) À deux mille mètres d’altitude, je crois pas qu’ils vous gêneront dans votre enquête.
Le ronronnement des moteurs s’éleva au loin. Le colonel disparut. Le Guen et Verny se détendirent, cachant à peine leur satisfaction de voir Erwan remis à sa place.
— La chambre de Wissa, fit celui-ci afin de reprendre la main.
— Vous ne voulez pas vous débarrasser de vos bagages avant ?
— Pas la peine.
Les quatre hommes traversèrent la cour en direction des chambrées.
— Les poubelles ont déjà été collectées ?
— Quelles poubelles ? demanda Le Guen.
— Celles de vendredi, de samedi, de dimanche. Les poubelles du bizutage.
— Ils sont passés ce matin, qu’est-ce que ça peut foutre ?
Erwan ne répondit pas.
Le hall n’offrait aucune surprise : machine à café, tableau avec quelques annonces, étagères proposant de vieux magazines. Au premier, un couloir sans la moindre décoration. Le flic aimait cette forme d’ascétisme, même si les murs avaient l’air d’être en carton et que le lino décollé se soulevait à chaque pas. Derrière les portes, bruits de radio, de télé : les pilotes consignés. Erwan et Kripo échangèrent un coup d’œil. Ils étaient les oiseaux de mauvais augure. Verny s’arrêta face à la grande croix jaune de rubalise qui barrait le seuil d’une chambre :
— Vous avez reçu l’autorisation du parquet pour briser les scellés ?
— Aucun problème.
Erwan posa son sac et arracha les rubans. Kripo lui lança une paire de gants de latex. Il les enfila avant de saisir la clé que Verny lui tendait.
Un cube d’une douzaine de mètres carrés. Un lavabo dans un coin. Deux lits, encadrant une fenêtre, juste dans l’axe de la porte. Deux casiers en fer, comme ceux qui meublent les vestiaires de gymnase, faisaient office d’armoires. Près de chaque lit, un bureau. Sur l’un d’eux, plusieurs objets : ordinateur portable, réveil, téléphone mobile. Les effets personnels de Wissa.
— On a touché à rien, confirma Verny. Le copiaulé dort ailleurs. Il a pris toutes ses affaires.
— Foutez tout ça dans des sacs à scellés en attendant les techniciens. (Erwan remarqua le sol impeccable, les corbeilles à papier vides.) On a fait le ménage ici.
— Y a un tour parmi les élèves, expliqua Le Guen. Chaque matin, deux d’entre eux nettoient les chambres. Le samedi n’a pas failli à la règle. On savait pas encore que Wissa avait disparu.
— Les deux gars étaient donc des anciens ?
— Bien sûr. Pendant quarante-huit heures, les Rats… je veux dire les nouveaux n’ont plus accès aux bâtiments.
— Vous chercherez les mecs qui ont nettoyé ici.
— Vous avez un problème avec les poubelles, persifla le soldat.
Erwan ignora la remarque.
— Tu te trouves deux témoins et t’attaques la perquise, dit-il à Kripo. Pas d’étudiants ni d’instructeurs : des secrétaires, du personnel administratif. Fouille avec le maximum de précautions. J’y crois pas beaucoup mais on va tout de même demander aux techniciens de passer la piaule au peigne fin.
— Je saisis pas trop, là, intervint Verny. C’est pas du tout ce qu’on s’attendait à…
Le flic se tourna vers lui :
— Lieutenant-colonel, j’ai l’impression que vous comprenez pas la situation et j’ai pas les mots pour vous l’expliquer en douceur. Alors voilà : on reprend tout de zéro.
La chambre qu’on leur avait allouée était identique à celle de Wissa, avec une salle de bains en prime.
— Asseyez-vous.
Erwan avait demandé à Le Guen et Verny de les suivre. Les corbeaux attrapèrent les chaises derrière les bureaux et s’installèrent côte à côte, l’air remonté. La pluie frappait toujours les vitres, ciselant le temps en très fines unités.
— J’ai pas encore lu vos PV mais je suis sûr qu’ils sont nickel. Simplement, il y a mort d’homme. Un accident ou autre chose. On ne doit rien exclure. Pas même un meurtre avec préméditation.
Le Guen se dressa sur son siège :
— Mais d’où vous sortez des conneries pareilles ?
— C’est mon métier. Wissa était peut-être déjà mort quand on l’a placé dans le bunker. Peut-être savait-on que le Rafale allait frapper ce site. Un bon moyen pour effacer toute trace du crime.
— Personne ne pouvait connaître la cible avant la manœuvre, répliqua le gendarme.
— On va s’en assurer. Ce qu’il nous faut maintenant, ce sont des renforts. Où sont basés vos TIC ?
— Nos quoi ? demanda le Homard.
— Techniciens en identification criminelle, lui souffla Verny avant de répondre à Erwan : À Rennes. Je pense qu’ils pourront être là demain.
— Ce soir. Je veux entre autres un spécialiste paluches et moulages.
— On a un ANACRIM.
— Très bien. On pratiquera aussi des relevés organiques. Qu’ils se mettent au boulot cette nuit. D’abord la chambre de Wissa. Demain matin, Sirling. Vous avez des experts capables de bosser sur des sols mouillés ou même dans la flotte ?
— Des techniciens en investigation subaquatique, oui.
— Dites-leur d’apporter une pompe. Je veux draguer le trou creusé par le missile.
Le gendarme s’agita. Erwan arpentait la pièce, mains dans le dos, imitant malgré lui le colonel Vincq :
— Pour Wissa, Kripo s’occupera des fadettes mais il lui faut des petites mains. Combien de gendarmes pouvez-vous réunir avant demain matin ?
— Une dizaine.
— Parfait. Je veux aussi décrypter toutes les communications de la région. Tous les relevés des antennes relais du coin.
Verny siffla malgré lui. Erwan secoua la tête :
— Dans la lande, il doit pas y avoir eu un max d’appels.
— Et la réquise, pour les compagnies ?
— Le parquet la signera. On bénéficie du délai de flagrance et pendant une semaine, on a les mains libres. Pour l’ordinateur, vous avez quelqu’un de valable ?
— Un N’tech. Le meilleur de Bretagne.
N’tech pour « nouvelles technologies ». Erwan connaissait le jargon des gendarmes.
— Il est basé à Brest, continua Verny. S’il est pas en vacances, il peut être là avant ce soir.
— S’il est en vacances, trouvez-en un autre. On doit attaquer l’analyse de l’ordi dans les prochaines heures. Il décryptera les données, un de vos hommes les référencera et notera tout ce qui peut nous informer sur les relations de Wissa, ses goûts en matière de sexe et du reste.
— Pourquoi de sexe ? sursauta Le Guen.
— Parce que Internet est la plus grande machine à se branler que l’homme ait jamais inventée. Satisfait ?
— Je vois pas le rapport avec sa désertion.
— Arrêtons avec ça : ce scénario ne tient pas debout. Il n’y a aucune raison de penser que Wissa, passionné par sa formation de pilote et qui n’avait pas l’air spécialement trouillard, ait pris la mer pour éviter de faire des pompes ou de manger des croquettes pour chien. Sans compter tous les détails concrets qui ne collent pas.
Les gradés hochèrent la tête. On n’en parlerait plus.
Erwan se pencha vers eux, les mains en appui sur ses genoux, très coach sportif :
— Maintenant, vos missions spécifiques. Verny, vous envoyez un groupe du côté de l’embarcadère pour éclaircir cette histoire de bateau. Des gens vivent là-bas ?
— Des touristes. Des pêcheurs aussi, mais ils sont sans doute en mer.
— Faites-les rentrer. Ils ont des femmes, des enfants ?
— La plupart, oui.
— Je veux les PV avant demain soir. Appelez aussi la capitainerie de Kaerverec. Ils ont peut-être les moyens de savoir qui est sorti en mer cette nuit-là.
— J’en suis pas sûr.
— Eh bien, renseignez-vous ! Je veux aussi connaître la météo. Savoir si un bateau pouvait facilement accéder à Sirling. Le Guen, vous prenez deux gars avec vous et vous visionnez les bandes de vidéosurveillance de la base depuis vendredi.
Le Breton changea d’expression, jetant un regard en loucedé à Verny.
— Un problème ?
— Y a une tradition… Durant le bizutage, on coupe les caméras.
— Je le crois pas, ça, murmura Erwan. Pas de surveillance pendant quarante-huit heures ? Sur un terrain abritant des appareils militaires ?
— Les zincs sont à l’abri dans des hangars verrouillés et officiellement, les cours ont pas commencé. C’est une tolérance et…
— Vous avez peur d’enregistrer les saloperies de vos Renards ?
— C’est le contraire ! s’offusqua Le Guen. On veut protéger l’honneur des débutants ! Si jamais y en a un qui craque, autant pas laisser de traces.
Erwan eut un geste d’épuisement :
— Alors grattez sur Wissa. Retournez la moindre de ses affaires. Fouillez son passé. Famille, santé, études, amis, quotidien au Mans, origines en Égypte, personnalité…
— Mais… qui je peux appeler… ?
— Démerdez-vous. Ses parents le décrivent comme un solitaire passionné, ils ne savent sans doute pas tout. Vérifiez s’il avait une fiancée, des hobbys, des obsessions, des ennemis. Je veux savoir aussi s’il avait une expérience de marin.
— Je pensais que vous ne croyiez pas à cette version.
— Combien de fois je dois vous le répéter ? Je ne crois rien : je suis là pour trouver ! Quand Archambault rentrera de l’autopsie, briefez-le. Qu’il vérifie le pedigree de chaque élève. Je veux une fiche sur tous les gars qui ont participé à cette putain de nuit.
— Et pour les frais ? demanda soudain Verny.
— Vous rédigez un mémoire au nom de la gendarmerie, on rédigera les nôtres au nom de la BC. C’est une cosaisie. Tout sera remboursé par le TGI de Rennes. Vous avez prévu un bureau pour nous ?
— C’est-à-dire…
— Pas de problème, coupa Erwan en ouvrant son sac et en posant son ordinateur sur une des tables. On sera très bien ici. Procurez-nous des planches, des tréteaux, des prises multiples. Vos gars s’installeront aussi dans l’école. Tout le monde dort ici jusqu’à la fin de l’enquête. On ne sortira de ces murs que lorsqu’on connaîtra l’exacte vérité. Ça vous va comme ça ?
Ils se levèrent sans répondre. Leur visage verrouillé pouvait passer pour un oui.
— Il est 16 heures, fit le flic en regardant sa montre. C’est l’heure du pilote, non ?
D’après les informations qu’on lui avait transmises, le capitaine Philippe Ferniot, trente-huit ans, chef de patrouille depuis 2009, actuellement chef de l’escadron de chasse Gascogne, totalisait vingt-cinq missions de guerre, mille huit cents heures de vol, dont mille cent sur Rafale. Le héros l’attendait dans la pièce qu’on avait allouée aux enquêteurs venus de Paris. Un réfectoire impersonnel ponctué de longues tables et d’un paperboard aux pages froissées.
Assis au fond, un café devant lui, Ferniot portait encore, sous son anorak de marin, une combinaison cousue de patchs colorés et d’insignes qui lui donnait l’air d’une vieille valise. Erwan le salua, s’installa en face de lui et ouvrit son ordinateur. Il commença à prendre des notes, comme s’il était seul, en silence. Enfin, il lui demanda sa version des faits.
Dès les premières réponses, il comprit qu’il avait affaire à une sorte d’androïde dénué de sentiments. Ferniot ne manifestait ni regret ni tristesse face au décès d’un jeune homme de vingt-deux ans dont le corps avait été réduit en bouillie par le missile que lui-même avait tiré. Il semblait même ne pas avoir d’avis sur la question.
Son récit des événements tenait en quelques mots. Samedi 8 septembre, 7 h 10, décollage du Charles-de-Gaulle. Objectif : île de Sirling. Cible inconnue. Avec deux autres Rafale, Ferniot, à la fois pilote opérationnel et chef de patrouille, avait effectué plusieurs boucles au-dessus du site en attendant les ordres. Une fois la cible identifiée, il n’avait eu qu’à lancer un programme préenregistré — chaque tir potentiel faisant l’objet d’une séquence distincte. Le missile avait touché son but. Le Rafale était passé en postcombustion — une brutale accélération, si Erwan avait bien compris. Appontage sur le CDG à 7 h 38. Selon les ordinateurs, les radars et la hiérarchie, la mission avait été une réussite totale.
— J’ai rien d’autre à ajouter, conclut le pilote. Dans cette histoire, je ne suis qu’un maillon de la chaîne. Mes équipiers surveillaient mes arrières, le contrôleur radar gérait les espaces aérien et terrestre, les ingénieurs analysaient chaque paramètre. Sans compter mes supérieurs qui suivaient à la seconde près le déroulement du vol. (Il se leva et remonta le zip de son manteau.) S’il y a des responsabilités, cherchez-les au sol. Du côté des connards qui ont laissé ce pauvre bleu se casser sur l’île.
— Restez assis.
— On perd du temps vous et moi, là.
— Vous pourriez en perdre beaucoup plus.
Le pilote se pencha vers Erwan. Au physique, l’homme correspondait à son discours : tempes rases, mâchoires carrées, expression réglée sur zéro.
— Qu’est-ce que vous insinuez ? murmura-t-il.
— Je n’insinue rien. Vous êtes, pour l’instant, suspect dans une procédure d’enquête portant sur l’homicide involontaire d’un soldat. Je devrais vous placer, ici, maintenant, en garde à vue en attendant les conclusions de l’enquête préliminaire. Alors, asseyez-vous avant que notre entrevue ne change vraiment de ton.
Le pilote ouvrit la bouche pour hurler puis se ravisa et sourit. Erwan put voir, distinctement, le sang-froid reprendre possession de son visage.
— Très bien, concéda Ferniot en obtempérant. Balancez vos questions.
— Dans quel cadre officiel avez-vous effectué cette mission ?
— Les pilotes passent une qualification air-sol chaque année. C’est à la fois un test et un entraînement. En tant que chef de patrouille, je n’échappe pas à la règle.
— Vous n’avez pas l’air perturbé par ce qui est arrivé.
— Je n’y suis pour rien, je vous le répète. J’ai suivi les ordres dans un contexte donné. Si les infos qu’on m’a fournies ne correspondaient pas à la réalité, c’est leurs oignons. Je ne peux pas être à la fois derrière le manche et au sol, pour vérifier que la zone est sécurisée. Chacun son job.
Ferniot avait cent pour cent raison mais Erwan avait envie de l’asticoter :
— Vous faites où on vous dit de faire, quoi.
— Comme vous. Si vous voulez jouer les francs-tireurs, mieux vaut ne pas choisir l’armée ni la fonction publique.
— C’est vous qui avez tiré sur le bunker, oui ou non ?
— Non. Vous écoutez quand on vous parle ? Tout est informatisé, je viens de vous l’expliquer. Le vol comme le tir. Quand la cible est définie par la base, les ordinateurs font le boulot.
— Qui décide de l’objectif à détruire ?
— Personne. Un programme aléatoire tire au sort la target. L’info tombe au dernier moment.
— Si on s’était rendu compte qu’un homme était dans le bunker, vous auriez pu stopper l’opération ?
— Bien sûr. Un bouton permet de tout arrêter : Immediate Exit. On peut aussi couper le pilote automatique.
— Parlez-moi du missile qui a détruit le bunker.
— Arrêtez de dire « bunker ». Ma cible était un tobrouk.
— Quel type de missile avez-vous tiré ?
— Vous n’avez pas parlé avec mes supérieurs ?
— Pas encore.
— Vous auriez dû commencer par là. Je ne peux rien vous dire. Secret défense. D’ailleurs, je ne sais rien. On ne connaît jamais exactement la nature de l’OPIT.
— Du quoi ?
— Obus perforant incendiaire traçant.
Des souvenirs lui revinrent. Erwan avait effectué plusieurs missions dans les DOM-TOM où des morts suspectes étaient survenues. Il y avait rencontré des militaires d’élite et avait été frappé par le contraste entre leur intelligence du combat, leur expertise en armement et leur débilité dans la vie civile. Ces types qui avaient le permis de tuer, qui pouvaient torturer froidement un homme ou se trancher un membre pour s’en sortir étaient les mêmes qui pissaient dans la bouteille de shampooing de leur collègue et riaient des histoires de Toto.
Soudain, Ferniot frappa sur ses genoux et se leva à nouveau :
— Bon. Ça suffit les conneries. D’ailleurs, tout est consigné dans mon compte rendu de vol. Je peux simplement vous assurer que tout était clair pour nous. Sinon, y aurait jamais eu de tir.
Erwan l’imita. Il venait d’avoir une idée :
— Si un homme s’était planqué à la dernière minute dans le tobrouk, vous auriez eu les moyens de le repérer ?
— Évidemment. Dès que la cible est définie, les radars se focalisent sur elle.
— Quels radars ?
— Sismiques, thermiques : ceux qui nous back-upent avant l’impact, qui vérifient que rien ne bouge à l’intérieur, qu’il n’y a aucune source de chaleur sur le site.
En prononçant ces mots, son expression changea. Ferniot venait lui-même de réaliser un fait essentiel : si ces instruments n’avaient rien détecté, cela signifiait que Wissa était déjà mort.
Erwan ne releva pas. Première règle : dissimuler à son témoin l’importance de l’info qui lui a échappé. Deuxième règle : ne jamais avoir l’air surpris.
— Vous connaissiez Wissa Sawiris ?
— Non.
— Les autres élèves de Kaerverec ?
— Aucun. J’ai jamais foutu les pieds ici. Je suis en mission sur le CDG. Ma base est à Carcassonne.
— Vous irez à l’enterrement ?
— Comme tout le monde. On fera notre mea culpa.
— Ça n’a pas l’air de vous enchanter.
— Je suis triste pour le bleu mais ces cérémonies lui rendront pas la vie. Tout ça, c’est la faute des gars au sol : ce qui s’est passé n’est pas professionnel et je ne paierai pas pour ces cons.
C’était la première fois qu’il trahissait une émotion et cette émotion était la colère.
Erwan choisit un terrain neutre pour finir :
— Vous-même avez subi un bizutage ?
— Bien sûr.
— Où ?
— Un centre de pilotage à Salon-de-Provence.
— Comment ça s’est passé ?
Le pilote rit malgré lui. Comme un ordinateur, il pouvait passer d’un programme à l’autre : neutralité, colère, amusement…
— Des blagues. Rien de bien méchant.
Erwan raccompagna Ferniot jusqu’à la porte, marmonnant quelques formules administratives, paperasse à signer, supérieurs à informer.
Une fois seul, il ralluma son mobile. Michel Clemente, le légiste de la Cavale blanche, l’avait appelé pendant l’interrogatoire.
— Vous aviez raison, attaqua le médecin, la voix altérée. Wissa Sawiris était mort avant l’explosion. J’ai approfondi mon examen et plusieurs détails sont apparus. La rigidité cadavérique d’abord. En étudiant les angles de brisure des membres, j’ai acquis la certitude que la victime, au moment de l’explosion, était déjà bien raide. Un corps souple ne se brise pas de la même façon, même sous l’intensité d’un tel souffle. J’ai observé aussi les photos des fragments du corps sur l’île. Entre les brûlures, les traces de suie et les éclats de fer, j’ai repéré des taches rougeâtres qui avaient disparu quand la dépouille est arrivée chez nous : des lividités cadavériques. Vous connaissez le principe : quand le sujet est mort, le sang ne circule plus et forme des nappes sous la peau.
— Et alors ?
— Ces photos ont été prises samedi à midi. Les taches avaient visiblement atteint leur coloration maximale — un stade qui survient douze heures environ après la mort. Faites le calcul : le gamin est mort la veille aux environs de minuit.
Une première hypothèse traversa l’esprit d’Erwan. Durant la « chasse à l’homme », les Renards avaient secoué Wissa trop durement et le gamin en était mort. À ce stade, on pouvait encore parler d’homicide involontaire. Mauvaise chute sur une pierre, crise cardiaque, etc. Les agresseurs avaient paniqué. Ils avaient emprunté un Zodiac à l’embarcadère et mis le cap sur Sirling. Cacher la dépouille dans le tobrouk était une bonne idée : pas besoin de l’enterrer. La découverte du corps serait sérieusement différée. Sauf si un missile exhumait dès le lendemain le cadavre.
— Il y a encore autre chose…, poursuivit Clemente qui avait perdu sa superbe. J’ai noté deux types de blessures. Celles qui n’ont pas saigné, survenues après le décès, et d’autres qui ont saigné. Wissa a été torturé et mutilé… de son vivant.
Exit l’hypothèse de l’accident. Erwan passa directement à une version plus méchante : des Renards s’étaient déchaînés sur leur victime.
— Selon vous, de quoi est-il mort ?
— Difficile à dire mais il a subi des violences épouvantables. Des coupures, des entailles, des mutilations.
Finalement, son père avait vu juste : Erwan était bien l’homme de la situation. Quand les pires pulsions meurtrières s’exprimaient, il était celui qui venait balayer devant la porte. Dans un enchaînement réflexe, il songea aux parents du gamin. Qui allait leur annoncer la nouvelle ?
— Qu’est-ce que vous pouvez me dire sur les méthodes du ou des tueurs ?
— Rien pour l’instant mais je vais étudier chaque plaie et essayer de remonter, disons, son histoire. Ceux qui lui ont fait ça sont de vrais bouchers. J’ai aussi lancé des examens toxico et l’anapath avec ce qui reste des organes. On sait jamais.
Clemente paraissait beaucoup plus motivé que lors du premier rendez-vous.
Erwan allait raccrocher quand l’autre ajouta :
— Y a un dernier détail bizarre. Je pense qu’on lui a rasé la tête.
— Vous êtes sûr ?
— Quasiment.
— C’est pas l’effet de l’explosion ou du feu ?
— Non : on voit les marques de la tondeuse. Ça faisait peut-être partie du rituel.
— Pourquoi « rituel » ?
— Je dis ça comme ça.
Erwan songea plutôt à une épreuve du bizutage, il devait se renseigner.
— Ok, conclut-il. Vous me faites signe dès que vous avez du nouveau.
— Et pour les autres, qu’est-ce que je fais ?
— Quels autres ?
— Les officiers de Kaerverec, les experts de l’armée qui m’appellent toutes les deux heures pour savoir où j’en suis.
— Ils vous ont demandé une autopsie détaillée ?
— Non, mais je dois leur transmettre mon rapport. C’est la procédure.
— Le temps que vous rédigiez tout ça, ça pourrait nous emmener jusqu’à demain matin, non ?
— Dernier carat.
— Alors on en reparle demain.
Erwan raccrocha, troublé et excité à la fois. Il ne savait pas encore comment utiliser son scoop ni faire usage des quelques heures d’avance dont il disposait. Il appela Kripo. La perquise de la chambre était terminée : aucun résultat.
Il le mit au jus pour Wissa. Son adjoint n’eut aucune réaction. Même les joueurs de luth, après vingt-cinq ans de maison, ont le cuir tanné.
— Qu’est-ce qu’on dit aux troufions ?
— Rien pour l’instant. On les interroge comme si de rien n’était.
— T’as déjà ton idée ?
— Soit la mort de Wissa est le résultat d’un lynchage, soit l’exécution n’a rien à voir avec le bizutage : on l’a torturé pour une autre raison et le contexte du week-end n’a fait que brouiller les pistes.
Tout en parlant, il se dirigea vers les murs décorés de photos de Rafale, ainsi que de portraits d’EOPAN ayant décroché leurs « ailes ». Des étagères supportaient des coupes et des cocardes.
— Si Archambault a assisté à l’autopsie, fit remarquer Kripo, il est au parfum, non ?
— Je l’avais oublié, celui-là. Tu l’appelles et tu lui dis de la fermer.
— C’est tout ?
Erwan observait les visages des pilotes diplômés. Le sourire des rêves à portée de ciel.
— Non. Contacte Verny. Qu’il retourne les archives des gendarmeries et des SRPJ de Bretagne pour répertorier les morts violentes avec mutilations.
— Il va pas comprendre. Il en est toujours à la version bizutage.
— Reste évasif. Qu’il ratisse les taules et les asiles de cinglés de l’ouest de la France. On peut pas exclure qu’un psychopathe ait été libéré ou qu’il se soit enfui dans la lande.
— Le genre loup-garou ?
— Déconne pas. Clemente nous rédige un rapport comme on en a pas lu souvent. Maintenant, c’est toi et moi face aux EOPAN. Tu nous prépares un mix Rats-Renards. D’abord les arpettes puis les anciens. J’attends les miens dans la salle où j’ai interrogé le pilote.
— Qu’est-ce que ça a donné de ce côté-là ?
— Qu’est-ce qu’il y a de plus con qu’un soldat qui marche ? Un soldat qui vole.
— On s’est tous rassemblés sur le tarmac à 17 heures.
— Vous étiez habillés ?
— Non, en slip.
— Qui vous encadrait ?
— Les Renards. Je veux dire : les anciens.
— En uniforme ?
— Ils portaient des combinaisons peintes en noir.
— Vous les avez reconnus ?
— Non. Ils avaient des masques blancs.
— Décrivez-les-moi.
— Des masques sans expression, comme dans les films d’horreur.
— À ce moment, on vous appelait toujours par vos noms ?
— Jamais de la vie.
— Des numéros ? Des surnoms ?
— Des insultes.
— Quel genre ?
Le soldat n’hésita pas :
— « Sac à merde », « sac à foutre », « biroute », « mégafiotte »… Y en avait un qu’arrêtait pas de nous dire : « Vous avez été finis à la pisse ! Vous êtes des raclures… tous finis à la pisse ! »
— Et les Renards, ils avaient des surnoms ?
— Des grades, plutôt. Y avait un BE, « bourreau exclusif ». Un MM, « maître matamore ». Un KA, « kick in the ass »…
Un gloussement échappa au jeune soldat. Malgré la mort de son camarade, ces souvenirs lui paraissaient irrésistibles. Le Rat portait une tenue impeccable : chemisette blanche, épaulettes noires gravées d’une ancre d’argent, pantalon immaculé. Un badge pendait à sa poche de poitrine avec son nom et son grade. Il avait l’air de sortir du film Top Gun.
— Sur le tarmac, qu’est-ce qui s’est passé ?
— On nous a bandé les yeux et on a eu droit à la cradification : œufs pourris, fromage, purin, huile de moteur, excréments… Après, on a dû ramper sur le bitume.
— Les yeux bandés ?
— Toujours, oui.
— Combien de temps ?
— Impossible à dire.
— Ensuite ?
— On nous a poussés au pas de course jusqu’à un hangar.
Erwan déplia une carte des terrains d’aviation donnée par Verny. Des bâtiments longeaient chaque piste. Le nombre d’appareils qu’ils abritaient était spécifié, ainsi que le modèle et l’immatriculation.
— Lequel c’était ?
— Aucune idée. On avait toujours le bandeau.
— Quand vous l’a-t-on retiré ?
— À l’intérieur. C’était horrible. Ils avaient bouché les fenêtres avec des bâches noires. Tout était éclairé avec des torches. Sur les murs, y avait des graffitis. Des injures, des croix gammées. Et aussi des carcasses suspendues, des têtes de porc, de mouton plantées sur des pics. L’odeur était atroce.
Inutile de se demander s’ils avaient eu le temps de tout nettoyer, Erwan était sûr que oui.
— Quels étaient les ordres ?
— D’abord, on a rien compris. Ils gueulaient tous en même temps. On a dû faire encore des pompes mais cette fois, ils s’asseyaient sur nous. Quand on rampait, ils nous foutaient des coups de pied, nous balançaient des déchets sur la tête. Ils appelaient ça le « cercle de la sueur ».
Une référence aux cercles des Enfers de La Divine Comédie. Ces Renards lui paraissaient étonnamment cultivés. Il notait toujours.
— Combien de temps ça a duré ?
— Aucune idée. On avait plus de montre. Mais ça nous a semblé interminable.
— Personne ne s’est révolté ? Personne n’a refusé de faire un exercice ?
— On avait pas trop le choix.
À la ligne.
— À la fin, on est retournés dehors. On a dû avancer sur les genoux dans un bassin rempli de boyaux, avec les mains sur la nuque, comme des prisonniers. Puis on s’est foutus en rangs pour les feux de Bengale.
— Qu’est-ce que c’était ?
— Des grenades à plâtre qu’ils ont fait sauter à nos pieds.
— Y a eu des blessés ?
— Non. On était simplement couverts de poussière, en plus de toute la merde et du reste.
— Après ?
— On est passés à l’acte 2 : le cercle de la chasse…
Erwan nota dans un coin de son écran : « Relire Dante. »
— Quelles en étaient les règles ?
— Une heure pour se planquer dans la lande. Après ça, ils partaient à notre recherche avec des pistolets de paintball…
— Quelle heure était-il ?
— Je sais pas, je vous dis. La nuit était tombée. On s’est tous mis à courir. (Il ricana.) En un sens, ça nous a réchauffés.
— T’es parti seul ?
— On nous a séparés avant le départ.
— Où tu t’es caché ?
— J’ai couru jusqu’à la grève et j’ai trouvé une crique. J’me suis glissé entre deux rochers, à l’abri du vent. Au bout d’un moment, ils m’ont chopé. Ils avaient des cornes de supporter, des cloches. Je me suis mis à courir mais c’était une plage de galets. Je me suis tordu la cheville, je suis tombé, ils m’ont tiré dessus. (Il écarta le col de sa chemise immaculée : il avait gardé des traces bleues et rouges sur le cou et la clavicule droite.) Cette saloperie de peinture ne part pas.
Le légiste n’avait rien mentionné de tel sur le corps de Wissa.
— Vous aviez des moyens de vous repérer dans la nuit ?
— Aucun.
— Comment t’as trouvé le littoral ?
— Le vent venait du large, on entendait la mer.
— Quand vous vous êtes disséminés dans la lande, Wissa était avec vous ?
— A priori oui, mais c’était difficile de se reconnaître. On était couverts de merde.
— Et les chasseurs ? Quand ils t’ont attrapé, ils portaient toujours leurs masques ?
— Non. Des amplificateurs de lumière.
— Où ils avaient pris ce matos ?
— À l’arsenal, sans doute.
Si la K76 avait fourni du matériel pour ces jeux stupides et qu’il était démontré que des soldats ainsi équipés avaient tué Wissa Sawiris, cela faisait de l’armée un complice indirect. Encore une bonne nouvelle pour le colonel Vincq.
— À part la peinture, on t’a frappé ?
— Non. Une fois que j’ai été marqué, le groupe m’a foutu dans un hangar et j’ai attendu là-bas que le jour se lève.
— Seul ?
— Non. Peu à peu, ils ont ramené chaque Rat : ils le balançaient dans l’entrepôt comme un sac à patates.
— Ensuite ?
— À l’aube, on nous a préparé un petit déjeuner.
— Je suppose qu’il ne s’agissait pas de café et de croissants.
L’élève eut un nouveau ricanement. Le ressac immuable de la connerie.
— Des croquettes pour chien et de la pâtée pour chat. Des piments aussi. Après ça, plus d’eau, plus rien. On avait la gorge en feu…
— À quelle heure la disparition de Wissa a-t-elle été officielle ?
— Y a eu un flottement. Les Renards revenaient, repartaient, revenaient. Ils parlaient à voix basse. Quelque chose n’allait pas. Il manquait quelqu’un.
— Vous l’aviez pas remarqué avant ?
— Non. On était épuisés.
Erwan connaissait la suite. La recherche s’était étendue à toute la lande, on en avait référé aux dirigeants de l’école puis aux gendarmes. L’état-major du Charles-de-Gaulle s’était alors manifesté : leurs experts avaient découvert un homme sur l’île de Sirling. En pièces détachées.
Il retourna à son écran et récapitula. Si son hypothèse de lynchage était la bonne, le crime avait dû avoir lieu dans la lande, approximativement entre 22 heures et 2 heures. Ensuite, les anciens avaient pris la mer et largué le corps à Sirling. Même s’ils étaient rentrés pour l’appel du matin, les autres Renards auraient dû entre-temps constater leur disparition : étaient-ils complices ?
Un détail en particulier :
— Au cours des épreuves, a-t-on rasé la tête à certains d’entre vous ?
— Non.
Retour plan large :
— Sur ce bizutage, qu’est-ce que tu dirais ?
— Pas grand-chose : on l’a pas terminé.
— Tu aurais aimé aller jusqu’au bout ?
— Oui. Ce week-end, pour nous tous, c’est comme un baptême du feu.
— Et Wissa, tu y penses ?
— Bien sûr. (Le soldat baissa la voix.) Mais ça a rien à voir. Lui, il a pas eu de bol.
— Sur sa mort, qu’est-ce qu’on t’a dit ?
— Qu’il avait fui sur une île et qu’il s’était pris un missile.
— Ça te semble plausible ?
— Non. L’histoire du missile, ça paraît dingue. Mais surtout, Wissa, c’était pas un lâche. C’était même le plus couillu de nous tous.
— T’as une autre idée ?
— Non.
À la ligne.
— Après ça, comment tu vois ton année ici ?
— On doit faire face. On se souviendra toujours de Wissa mais notre promo doit dépasser ce coup dur.
— Tu trouves ça normal de subir ces conneries avant de commencer vos études ?
— Ce sont pas des conneries. Et ça nous a fait du bien.
— Surtout à Wissa.
— C’est pas ce que je veux dire…
— Qu’est-ce que tu veux dire alors ? demanda brutalement Erwan.
— L’inté, c’est important pour un soldat. Une étape essentielle. C’est…
— Tu sais quelles étaient les autres épreuves prévues ?
— Non.
— Tu peux disposer.
Il se mettait à parler comme un militaire. La bleusaille se leva et attrapa son blouson. Il s’éloigna en s’efforçant d’adopter une démarche martiale mais le cœur n’y était pas.
Les autres n’apportèrent rien de plus. Deux d’entre eux étaient des timides, le troisième un agressif, le quatrième un mutique. Tous étaient en état de choc, comme des somnambules qu’on aurait réveillés en pleine crise. Stoppés net dans leur initiation, ils ne savaient plus où ils étaient, ni qui ils étaient.
L’hypothèse d’un suspect parmi eux ne tenait pas (Erwan leur demandait tout de même s’ils avaient une expérience de marin). Quant aux bourreaux, avec leur masque et leurs injures, aucun selon eux ne sortait du lot. Hormis celui qui répétait : « Vous avez été finis à la pisse ! » À propos de Wissa, ils étaient unanimes : un gars courageux, qui prenait le bizutage comme la première épreuve d’une longue série. Un avant-goût de la guerre. En revanche, personne n’avait été capable de dire dans quelle direction il était parti lors du cercle de la chasse.
À 19 heures, Erwan renvoya le dernier élève et sortit sous la véranda. Il pleuvait toujours mais la Bretagne lui avait préparé une surprise : à travers la bruine, une lumière d’argent baignait la cour alors qu’une aura mordorée, aux contours irisés comme le fond d’une nacre, flambait au-dessus des toits.
— Pas mal, hein ?
Il se retourna : Kripo se roulait une cigarette avec deux doigts. Petit prodige de luthiste.
— Qu’est-ce que ça donne de ton côté ? demanda Erwan.
— Pas grand-chose. Tous ces mecs répètent le même discours, soit le sourire aux lèvres, soit les larmes aux yeux, mais personne a l’air d’en vouloir aux Renards ni à l’armée. Personne a l’air non plus de faire le lien entre ces conneries et la mort du gamin.
Erwan était d’accord : ces types avaient subi un lavage de cerveau.
— Les techniciens viennent d’arriver, prévint Kripo.
— Où sont-ils ?
— Le N’tech t’attend avec Verny. Les TIC bossent déjà dans la chambre de Wissa.
— On commence par l’informaticien, fit Erwan en quittant la galerie.
Ils rejoignirent une classe encore meublée avec les fameuses chaises Mullca à piètements en fer. Aux côtés du gendarme se tenait un petit gars à tête de crapaud. Il avait beau porter le pull réglementaire et des galons aux épaules, il puait la contre-culture à cent kilomètres. Chétif, voûté, mal rasé, ses yeux lui sortaient des orbites et étaient injectés de sang, comme s’il avait fumé un joint de trop.
— Je m’appelle Branellec. (Il répéta un ton plus haut, mains dans les poches :) Bra-nel-lec ! En breton, ça veut dire « qui marche avec des béquilles ».
Pas vraiment de bon augure.
— Vous en faites pas, ricana-t-il en surprenant l’expression d’Erwan. Votre bécane, j’en ferai qu’une bouchée.
— Combien de temps pour la retourner entièrement ?
— Ça dépend de ce qu’il y a dedans. Dans vingt-quatre heures, on y verra plus clair.
— Je t’en donne douze, à compter de maintenant.
Branellec éclata de rire :
— Je dois bosser ici ?
— Personne ne sort de la base.
— Je peux faire venir du matériel ?
— Vois ça avec Verny. Aucun contact avec les autres soldats. J’attends un premier rapport dans la nuit.
Le gars fit un salut militaire, sur le mode ironique, puis s’installa dans un coin de la salle, l’ordinateur de Wissa sous le bras.
— Allons voir les TIC, ordonna Erwan à Verny.
Premier étage. Sous le lino râpé, les solives grinçaient. La pluie fouettait les vitres. On avait l’impression de voguer en pleine mer.
Dans la chambre de Wissa, des gars en pyjama de papier, gantés, encapuchonnés, masqués étaient au turbin. Spectacle familier. Plus question d’entrer, même si la pièce était polluée depuis longtemps.
L’un d’eux se releva et s’approcha du seuil.
— Thierry Neveux, déclara-t-il en baissant son masque antipoussière. Je suis l’analyste criminel et le coordinateur de l’équipe.
— Où on en est ? demanda Erwan après s’être présenté.
— Nulle part. Le site est plus froid qu’une cale frigorifique. Trop de temps a passé. Trop de monde. À mon avis, la piaule était une annexe du mess. On a retrouvé des particules de cannabis un peu partout. Les joints devaient tourner ici chaque soir.
— Bravo les pilotes ! fit Erwan à l’attention de Verny.
L’Haltérophile prit une mine chiffonnée :
— Je… On va interroger son copiaulé.
Neveux reprit — ton neutre, visage impassible :
— Même chose pour les fragments organiques. Va falloir relever l’ADN de tous les élèves de la base, sans compter les officiers, les soldats, les gars de la maintenance et j’en passe. Z’êtes sûr de votre coup ?
— Je veux la totale. Vous avez un labo privé ?
— J’ai des mecs à Quimper qui bossent vite et bien.
— Alors, on fonce.
— Qui va payer ?
La question avait échappé à Verny. Les notes de frais paraissaient être son obsession. Erwan avait bien fait d’emmener Kripo, le meilleur trésorier du 36.
— Y aura pas de problème.
— On peut attaquer la recherche FAED dès ce soir, ajouta Neveux. Et celle de la FNAEG demain matin.
Le flic se sentait mieux avec ces enquêteurs : des gendarmes certes, mais des traqueurs de tueurs comme lui.
— Qu’est-ce qu’on cherche au juste ?
— On saura quand on aura trouvé.
Neveux eut un geste vague — « C’est vous qui voyez » — et remit sa capuche :
— Le point à minuit. Si je vous dis : « Ça brûle », c’est que je manque de vocabulaire.
Ils abandonnèrent le coordinateur et regagnèrent leur chambre-commissariat. Kripo avait déjà installé les ordinateurs, déployé la doc, épinglé des cartes aux murs. Un portrait de Wissa trônait en bonne place, histoire que chacun se souvienne que le puzzle avait été un jeune homme à la peau de pêche et à la volonté d’acier.
Point rapide avec Verny : le gendarme n’avait rien trouvé du côté des faits divers anciens ni des libérés récents dans la région.
— Et les instituts psychiatriques ?
— Y a une UMD à quarante bornes d’ici…
Les unités pour malades difficiles sont des asiles psychiatriques pour criminels : 50 % hôpital, 50 % prison, 100 % terrifiants. Au fond du cerveau d’Erwan, une hypothèse se ralluma : un tueur dans la lande, sans le moindre rapport avec l’école.
— Je les ai contactés : rien à signaler, ajouta Verny.
— Comment s’appelle l’hosto ?
— L’institut Charcot.
— Continuez à gratter dans cette direction.
L’officier eut un mouvement brusque des épaules, comme si son pull le démangeait.
— Quelle direction ? J’ai dû manquer un épisode parce qu’aux dernières nouvelles, on enquête sur un élève qui s’est planqué dans…
— J’ai parlé au légiste. Wissa était mort avant que le missile n’explose.
— Mort ? Mais comment ?
— A priori, torturé et mutilé.
Verny passa un doigt sous le col de son pull. Incrédule, il regardait tour à tour les deux flics, en quête d’explications.
— Pour l’instant, on garde l’info pour nous, dit simplement Erwan.
— Torturé et mutilé…
— Sur l’embarcadère, du nouveau ?
— Hein ? Non. On a interrogé les voisins et passé le quai au peigne fin. Sur le littoral, on frappe à toutes les portes. On a aussi contacté la capitainerie : ils savent rien.
Il parlait d’une voix creuse, l’air abasourdi.
— Le Guen ?
— Il planche sur le passé et l’entourage de Wissa, répondit le gendarme. On en saura plus tout à l’heure.
— Archambault ?
— Sur la route du retour. Torturé et mutilé… Faut prévenir l’état-major.
— Non. Le rapport d’autopsie n’est pas rédigé. On a la nuit pour avancer.
— Mais… à quoi ça nous sert ?
— À éviter les contraintes : je ne veux personne dans mes pattes, et surtout pas des gradés avec des conseils et des discours ronflants. Continuez à chercher tout ce qui pourrait être lié à une violence de ce calibre dans la région. Et retrouvez-moi la trace du bateau qui est allé à Sirling !
Verny partit sans un mot. Sur le seuil, il s’arrêta, se retourna et, sans doute pour se rassurer, les gratifia d’un salut militaire.
Erwan ne répondit pas. Cette raideur commençait à lui peser. Base trop petite, uniformes trop serrés, cerveaux trop étroits… Surtout, depuis le matin, il n’avait pas vu une femme. Même à la BC, qui n’était pas précisément un salon de coiffure, on croisait toujours des petits culs à reluquer.
Il regarda sa montre puis fit signe à Kripo :
— On reprend l’audition.
Les renards ne lui apprirent rien non plus. Ils n’étaient même pas les fachos antipathiques qu’Erwan imaginait. Aussi sonnés que les première année, ils se raccrochaient aux valeurs de leur école et de l’armée en général. Ils faisaient corps, non par solidarité ni culpabilité mais pour préserver leur propre identité.
Quant à repérer parmi eux un ou plusieurs bourreaux capables de torturer jusqu’à la mort un jeune homme, impossible. Erwan avait aussi jeté aux orties les mobiles, disons, classiques pour un flic de terrain : vol, crime raciste, rivalité amoureuse, pulsions sexuelles morbides… Sans pouvoir encore expliquer son feeling, il sentait que ce meurtre avait à voir avec la souffrance pure — et l’esprit de la maison, c’est-à-dire de l’école.
La seule information qu’il avait pu soutirer était la suite des opérations prévues si la mort de Wissa n’avait pas tout interrompu. Dans l’ordre du sadisme et de la cruauté inutile, le standard demeurait élevé. Après le cercle de la chasse (les taches de couleur réalisées au paintball conditionnaient des gages qui surviendraient durant l’année scolaire), la matinée devait s’organiser autour du cercle de la mer. Une course où les Rats devaient nager durant un kilomètre, lestés de pierres et « parés » de colliers d’algues et de méduses. Erwan imaginait assez bien les EOPAN épuisés, la peau à vif, essayant de couvrir la distance dans l’eau glacée, avec des pierres sur le dos et des méduses leur envoyant des décharges urticantes.
L’après-midi devait s’achever sur une mystérieuse épreuve, le no limit, également surnommée le « cercle de sang ». Ça promettait. Mais à ce sujet, les Renards étaient restés évasifs. Pour les uns, il s’agissait d’une étape facultative. Pour les autres, c’était l’EOPAN lui-même qui définissait jusqu’où il voulait aller sur ce terrain. Erwan supposait une sorte d’échelle de la souffrance sur laquelle l’élève testait ses propres limites. Les Renards étaient tous d’accord sur un point : le cercle de sang avait été conçu et préparé par le BE (bourreau exclusif), un dénommé Bruno Gorce, leader des Renards de la promotion. Selon eux, il était le plus énergique — c’est-à-dire le plus vachard — et le plus autoritaire — traduisez : le plus cruel. Erwan avait compris qu’il s’agissait de l’excité qui hurlait : « Vous êtes finis à la pisse ! » Hasard des interrogatoires, il était le dernier de sa liste.
Un flic doit toujours se méfier des jugements expéditifs mais Gorce avait vraiment la gueule de l’emploi. Même carrure que les autres, même coupe en brosse, même visage inexpressif mais sous les sourcils qui se rejoignaient comme deux amarres, brillait une étincelle supplémentaire. Il s’approcha de la table vêtu d’un battle-dress couleur camouflage, un foulard orange glissé dans son col. Il porta la main à sa tempe en claquant des talons, raide comme une trique.
— Lieutenant Bruno Gorce, EOPAN troisième année à la base aéronavale de Kaerverec 76, responsable du BDE et de l’association des officiers sous contrat de…
— Assieds-toi.
Gorce tiqua au tutoiement. Après deux heures de coupes en brosse et d’idées biseautées, Erwan était mûr pour un interrogatoire à la dure. Le Renard en chef faisait un candidat idéal. Il s’installa sur la chaise et se tint aussi droit que lorsqu’il était debout. Il paraissait sanglé dans un corset de certitudes.
— C’est donc toi le fameux BE ?
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Je veux dire : bourreau exclusif. Je veux dire : bel enfoiré.
Déstabilisé, Gorce toussa :
— C’est moi.
— Parle-moi du no limit.
Il balança un regard oblique à Erwan. Il s’attendait sans doute à une audition plus formelle, centrée sur Wissa Sawiris et son « accident ».
— J’ai pas à parler de ça.
— Pourquoi ?
— Parce qu’y a pas eu de no limit cette année.
— Tu pourrais me dire ce qui était prévu.
— Y a aucune règle établie, expliqua-t-il, la voix tendue. On propose, le Rat dispose. C’est lui qui place la barre où il veut.
— La barre de la souffrance ?
Silence.
— Où le no limit devait-il se dérouler ?
— Sur le Narval.
— C’est quoi ?
— L’épave d’un croiseur, au bord de la lande.
— Vous aviez aménagé un décor ?
— Pas besoin. Le lieu est… parfait.
Erwan imagina une coque rouillée où pendaient des chaînes et des crochets. Il voyait des fouets, des étaux, des planches cloutées… Il s’ébroua de cette vision de film d’épouvante pour revenir à la réalité.
— Quand les EOPAN devaient-ils se décider pour le no limit ?
— Après le cercle de la mer.
— En général, les élèves le passent ?
Un sourire joua sur les lèvres de Gorce :
— La plupart, ouais.
— Tu l’as passé, toi ?
— Bien sûr.
— La barre était haute ?
— Très haute.
— Tu penses que Wissa aurait été candidat ?
— Aucune idée.
— Quand un bleu accepte le no limit, porte-t-il un signe particulier ?
— Non.
— On ne lui rase pas la tête ?
— Non. Pourquoi ?
Marche arrière :
— D’après ce que j’ai compris, le bizutage de la K76 est un des plus durs de France.
— Affirmatif.
— Comment t’expliques ça ?
Gorce prit une inspiration. Ses mots, comme ses pensées, partaient de la poitrine — à l’endroit exact où on lui collerait un jour des médailles.
— On est une école militaire. On est destinés à piloter des avions de chasse, à balancer des armes de destruction massive. Notre métier, c’est tuer, détruire, vaincre. Ça implique aussi d’être faits prisonniers, torturés, vaincus. Le jour où on sera pris en otage par les chiites ou capturés par les talibans, il sera un peu tard pour pleurer maman. Si les EOPAN peuvent pas encaisser aujourd’hui quelques épreuves, autant qu’ils rentrent chez eux.
La machine était lancée.
— Le bizutage ici n’a rien à voir avec les intés des écoles civiles. Ces deux jours ont valeur de test. Et d’initiation. En arrivant, la plupart des pilotes ont la grosse tête. Ils n’ont connu que les maths, les diplômes, l’aviation civile. On les fait atterrir. Ils doivent mourir pour renaître : alors seulement ils sont prêts à devenir de vrais chasseurs !
Gorce était un poète. Dans sa bouche, la profession de foi tordue de l’école prenait une dimension mystique, presque chamanique.
— Quel est votre inspirateur ? demanda le flic sur un coup d’instinct.
L’EOPAN hocha lentement la tête, l’air de dire : « On va enfin parler de choses sérieuses. »
— Ici, on n’a qu’un seul maître : l’amiral di Greco.
C’était la deuxième fois qu’Erwan entendait parler de l’officier. La vérité était à l’inverse de ce qu’on lui avait soufflé. Le colonel Vincq était l’homme du tout-venant, des problèmes logistiques. Le vrai chef était l’amiral invisible, le démiurge qui voguait sur le Charles-de-Gaulle, à des kilomètres au large.
— Di Greco couvre donc vos saloperies ?
— Attention à ce que vous dites.
— Il est d’accord pour qu’on torture et qu’on humilie les nouveaux venus ?
— Vous avez rien compris.
— C’est toi qui n’as rien compris. Tu te branles avec tes idées de petit soldat mais cette fois, y a eu mort d’homme.
— Je l’oublie pas mais la mort de Wissa a aucun lien avec notre week-end.
— Qu’est-ce que t’en sais ?
— Wissa a fui. Le feu l’a rattrapé. C’est la loi de la guerre. Il était pas digne d’être pilote.
Cette version officielle lui semblait totalement dépassée et Gorce était sans doute trop malin pour y croire lui-même. Surtout s’il était mêlé à l’exécution du gamin.
— D’après les témoignages, c’était pas le profil de Wissa.
— Quels témoignages ? Avant d’aller au front, personne ne peut évaluer le courage d’un collègue.
Pour une fois, Erwan était d’accord. Il fut tenté de lui balancer son scoop — ne serait-ce que pour voir sa tête. Il préféra revenir aux circonstances de la disparition de Wissa :
— Parle-moi du cercle de la chasse. Il y avait cinq groupes de chasseurs. Lequel tu dirigeais ?
— Le numéro 2.
— Rien à signaler durant la nuit ?
— Rien. Les Rats se planquent toujours aux mêmes endroits.
— Aucun groupe n’a disparu plusieurs heures d’affilée ?
— Qu’est-ce que c’est que ces questions ?
— Réponds.
— Aucun. Chaque équipe a ramené un ou deux Rats dans la nuit, à intervalles réguliers.
Sans transition, le flic attaqua au flanc :
— T’as une expérience de marin ?
Gorce se leva d’un bond. Erwan recula sur sa chaise.
— Vous me soupçonnez d’avoir embarqué Wissa ?
— Assieds-toi et réponds à ma question, fit-il en récupérant son sang-froid.
— J’ai tous les permis bateau. Je suis né en Vendée et je navigue depuis l’âge de six ans. J’ai été skipper à bord de voiliers célèbres et j’ai remporté plusieurs régates. Ça vous va comme ça ?
Le flic nota quelques mots sur son ordinateur. Il laissa s’étirer le silence.
— C’est quoi votre idée ? craqua l’autre.
— Cette nuit-là, toi et tes gars, vous auriez pu choper Wissa pour un petit no limit anticipé.
— Conneries.
— Vous auriez pu vous laisser aller à le torturer jusqu’à ce qu’il en crève.
— Conneries ! Wissa est mort dans le tobrouk.
— Vous auriez pu embarquer le cadavre et le déposer sur l’île, tout en étant couverts par les autres.
Gorce se leva à nouveau et hurla :
— CONNERIES !
Erwan s’était encore reculé par réflexe. Le Renard suintait une violence exacerbée et malsaine. Le commandant s’efforça de conserver une voix ferme et opta pour un direct pleine face :
— On sait maintenant que Wissa était mort quand le missile lui est tombé dessus. On sait qu’il a été torturé et mutilé. On lui a rasé le crâne, sans doute pour l’humilier davantage. Son calvaire a duré une partie de la nuit. Il est sans doute mort de souffrance.
Le lieutenant ne bougeait plus, toujours penché au-dessus d’Erwan. La sueur perlait sur son front. Ses mâchoires oscillaient sous sa peau. Le flic sentait son souffle brûlant, et légèrement mentholé. Si ce type simulait la surprise, c’était convaincant.
— Rien à me dire là-dessus ? relança-t-il au risque de s’en prendre une.
— Va te faire foutre.
Gorce sortit en claquant la porte à toute volée. Erwan fixa la paroi qui vibrait sur ses gonds. Il prit conscience qu’un bruit familier résonnait dans la pièce : le grincement de ses dents. Un de ses tics nerveux — il était même obligé de porter un appareil dentaire la nuit.
Remarquant un évier dans un coin, il se leva et se passa la tête sous l’eau froide. Quand il coupa le robinet, il perçut l’ondée qui avait repris. Le picotement des vitres matérialisait la nuit qui s’avançait.
Il attrapa son portable et composa le numéro de Verny :
— Vous pouvez m’organiser une visite sur le Charles-de-Gaulle ?
— Vous voulez rencontrer les responsables du tir ?
— Je me fous du tir. Je veux interroger l’amiral di Greco.
Fauteuils en velours rouge et plafond mordoré. Posté juste en dessous d’un lustre énorme qui diffusait une lumière trop blanche, Grégoire Morvan patientait dans un des salons du ministère des Affaires étrangères. Appelé en urgence par Éric Deplezains, secrétaire d’État du gouvernement Hollande, à 18 heures.
Il avait d’abord craint que cette convocation soit liée au suicide du journaliste Jean-Philippe Marot mais Deplezains n’avait rien à voir là-dedans — le Quai d’Orsay était loin de l’Intérieur. Et aucune raison de l’associer, lui, Grégoire Morvan, à cette disparition — si le ménage avait été bien fait. Deplezains devait plutôt vouloir le consulter sur un problème africain, la spécialité de Morvan.
Dans tous les cas, l’urgence prenait son temps.
Voilà plus d’une demi-heure qu’il poireautait. Il aurait pu gueuler auprès des huissiers mais il ne voulait pas faire ce plaisir à Deplezains. Il l’avait connu gamin, quand il était lambertiste et qu’il cassait du facho à coups de barre de fer. Il l’avait vu s’embourgeoiser et devenir un cador à la MNEF. Quand le scandale avait éclaté — les socialistes vivaient comme des nababs aux frais des étudiants —, il avait étouffé l’affaire et sauvé les miches de cette bande d’escrocs.
En le faisant attendre, Deplezains lui signifiait qu’il tenait aujourd’hui le manche. Qu’importe : Morvan n’était pas pressé de revoir sa sale gueule gominée — dans son équipe, on le surnommait le Connard laqué.
Prenant son mal en patience, il feuilletait son carnet de moleskine. Des notes pour un projet de livre, une sorte d’inventaire répertoriant les morts les plus absurdes ou les plus injustes de l’Histoire. « Vaste programme », aurait dit de Gaulle. Dès qu’il avait cinq minutes, Morvan notait un exemple qui lui venait en tête ou parcourait les pages déjà écrites — une façon pour lui de mesurer la vanité des destins.
Lors des funérailles de Guillaume Apollinaire, en novembre 1918, les gens criaient au passage du cercueil : « À mort Guillaume ! » En réalité, ils parlaient de Guillaume II, l’empereur allemand qui venait d’abdiquer le même jour. 1958 : Ruben Um Nyobe, leader révolutionnaire camerounais, avait été abattu et défiguré par les soldats français, après une longue traque dans la jungle. Tout ce qu’on avait retrouvé auprès du corps était son petit cartable, contenant seulement un carnet dans lequel il écrivait ses rêves… Morvan aimait aussi l’histoire de Sid Vicious, bassiste des Sex Pistols, soupçonné du meurtre de sa fiancée, puis mort d’overdose à vingt et un ans, à New York. La légende rapportait que sa mère, venue récupérer ses cendres à Heathrow, fortement éméchée, avait laissé tomber l’urne dans un bar de l’aéroport. Les restes du punk avaient été dispersés à coups de serpillière et d’eau de Javel. Such a life, such a death… D’autres exemples : la balle qui avait tué Gandhi retrouvée parmi ses cendres après sa crémation ; l’anecdote de Rinaldo da Capua, compositeur d’opéras du XVIIIe siècle, qui avait soigneusement conservé ses partitions toute sa vie, partitions que son fils avait vendues à sa mort comme du papier usé ; le cerveau d’Einstein volé par le médecin chargé de son autopsie, ou celui de Walt Whitman qui, ayant échappé des mains d’un assistant à la morgue, avait éclaté sur le sol et fini à la poubelle.
Morvan referma son carnet et observa le plafond : ors, moulures, peintures académiques. Après deux siècles de droit de grève et de démocratie, on en était toujours là : les apparats boursouflés de la pompe royale. Comme Tonton qui tempêtait contre les fastes de la présidence et qui, une fois élu, ne pouvait plus prendre l’avion sans convoquer une haie d’honneur de gardes républicains.
À l’évocation de Mitterrand, il eut une pensée pour Marot qui avait voulu exhumer son passé. Qu’avait-il découvert au juste ? Cela valait-il le coup d’en mourir ? Une nouvelle fois, il se prit à imaginer un autre épisode de sa propre biographie. La deuxième partie, qui aurait suivi celle de la jeunesse dissolue et des exploits africains.
À son retour en France, Morvan était devenu un flic réputé et une barbouze efficace. Les deux boulots n’étaient pas incompatibles. Au contraire. Bien souvent, il était aux premières loges pour effacer ses propres traces.
Sous Giscard, il avait rendu pas mal de services. Il avait éliminé un architecte du Var qui avait commis l’imprudence de coucher avec l’épouse d’un président africain. Il avait étouffé — ou du moins limité — le scandale des diamants de Bokassa. L’affaire avait coûté son deuxième septennat à Giscard mais le principal avait été évité : la lumière sur les véritables trafics de la France en Centrafrique.
Quand Mitterrand était passé au pouvoir, Morvan s’était assuré que personne ne vienne fouiner du côté du quai Branly et de la fille illégitime du président. En 1985, il était allé « convaincre » Charles Hernu, alors ministre de la Défense, d’endosser la responsabilité du fiasco du Rainbow Warrior. En 94, il s’était précipité chez Grossouvre après son suicide pour aider sa maîtresse à faire ses bagages. Il avait aussi organisé toutes les écoutes de l’Élysée — et Dieu sait que les zonzons avaient tourné sous Tonton… Au terme des deux septennats, il avait fallu louer des incinérateurs géants pour détruire tous les documents, dossiers et autres barbouzeries, avant de donner les clés à Chirac. Morvan avait regardé les fumées s’élever dans le ciel en songeant à celle du Vatican qui marque l’élection d’un nouveau pape. C’était un peu le même principe mais dans un autre esprit…
Sous Chirac, il avait continué le business. Il s’était chargé d’« égarer » la cassette Méry et s’était démerdé pour que les médias ne parlent plus que de ça : où était passée la bande ? Qui l’avait perdue ? Au passage, on avait oublié les révélations qu’elle contenait sur le financement du RPR. À Chirac qui le félicitait pour ce brouillage des pistes, Morvan avait déclamé, parodiant L’Avare de Molière : « Ma cassette ! Qui a volé ma cassette ? » Rire crispé du président.
Il y avait eu d’autres affaires — et des plus saignantes. Il ne comptait plus les brasiers qu’il avait éteints, les égouts qu’il avait siphonnés. Ses plus belles victoires étaient celles dont personne n’avait jamais entendu parler.
Morvan était toujours resté incorruptible. Il ne votait pas, n’avait jamais accepté de mandat officiel ni le moindre centime d’un gouvernement pour une fonction politique. Comme son modèle, Jacques Foccart, il avait conservé son indépendance en touchant son simple salaire de flic et les bénéfices de ses affaires en Afrique.
Mais il avait échoué sur un point : il aurait voulu être froid et indifférent, garder une neutralité sans tache, or il vivait dans la colère et la haine. Ça avait commencé en 68 et ça ne s’était jamais calmé. Son moteur intime n’était ni le patriotisme ni le détachement, mais la rage.
Il détestait les hauts fonctionnaires, les énarques, les cols blancs. Tous ceux qui avaient oublié que l’Histoire, avant d’être des chapitres dans des livres, avait été des coups de chaud, des bagarres de rue, des magouilles de caniveau.
Il détestait les groupes, les clans, les corporations. Tous ceux qui avaient besoin d’être plusieurs pour être quelqu’un. Les partis politiques, les francs-macs, les racistes, les antiracistes, les écolos, les syndiqués, les lobbyistes, les juges, les flics, les militaires, sans oublier les juifs, les cathos, les musulmans et les pédés… Tous pour un, tous paumés.
Il ne supportait pas non plus les héritiers — qui n’avaient pas eu à faire leurs preuves pour arriver où ils étaient — et encore moins les parvenus, qui étaient arrivés trop vite, trop fort. Sans oublier ceux qui n’allaient jamais nulle part et vivaient sur la bête : les courtisans, les planqués, les lèche-culs de toute espèce.
Mais par-dessus tout, il détestait les journalistes. Ceux-là étaient pires que les autres parce qu’ils ne s’impliquaient pas. Ils pointaient les erreurs des politiques mais ne prenaient jamais de décision. Ils montraient du doigt les corrompus mais auraient vendu leur mère pour une note de frais. Ils dénonçaient ceux qui trahissaient leur parti mais eux-mêmes changeaient d’avis chaque matin, à la une de leur torchon. Les baveux ne devaient pas approcher Morvan et ils le savaient. On avait parfois essayé d’enquêter sur lui ou de le traîner dans la boue. Les plus puissants — les conseillers en communication — avaient même tenté d’avoir sa tête. Des enfants de chœur. En matière de lobbying, de jeu d’influences et de lynchage, il était le maître.
Surtout, on le craignait, physiquement. Il n’avait pas le bras long, il avait le poing dur. Une chose est d’écoper d’un contrôle fiscal, une autre de perdre un œil ou une jambe.
Aujourd’hui, plus besoin de l’attaquer ni de le menacer. L’époque elle-même l’avait largué comme une vieille Ronéo inutile. Avec sa colère et sa brutalité, il était devenu obsolète. Il était le fils d’une époque plus âpre, plus couillue, où de Gaulle échappait à des tentatives d’assassinat et où Pompidou conservait dans sa poche la liste de ceux qui avaient voulu faire croire que sa femme participait à des partouzes. Le temps des dents serrées, des méthodes expéditives, des affrontements violents. Désormais, les présidents mangeaient du fromage blanc et réunissaient leur cabinet pour choisir un simple mot.
— Monsieur Morvan ?
Un huissier se tenait devant lui, en frac et faux col.
— M. le secrétaire d’État va vous recevoir.
Il se leva avec difficulté de son fauteuil de brocart. La kermesse reprenait.
Éric Deplezains était à la fois mince et gras.
C’était assez curieux à regarder.
Grand, svelte, il paraissait en même temps enrobé d’une fine couche de gelée comme les viandes froides chez le charcutier. Un visage régulier, toujours bronzé, un front haut et les cheveux fortement gominés vers l’arrière — encore du gras. La parfaite tête à claques.
— Grégoire ! fit-il en ouvrant les bras. Mon frère, mon mentor !
Le vieux flic accepta l’éloge avec un hochement de tête mais évita l’accolade.
— Assieds-toi. Tu es ici chez toi.
— Parle pas de malheur. Qu’est-ce que tu veux ?
Deplezains ne répondit pas tout de suite. Il restait debout, son sourire accroché aux lèvres comme une défroque sur un portemanteau. Morvan s’installa et l’observa du coin de l’œil. Il se félicita de ne jamais porter de costard croisé : dans son complet Hugo Boss, son hôte avait l’air d’un origami géant.
Le secrétaire d’État s’assit enfin. Il planta ses coudes sur le bureau et joignit ses mains en toit d’église — il avait dû étudier ce geste devant sa glace pour se donner plus d’autorité.
— Je voulais te parler de Coltano.
— Quoi, Coltano ?
— Mes agents me disent que son directeur sur place a été assassiné.
Morvan émit un sifflement ironique :
— T’as des agents maintenant ?
— Déconne pas. Il a été tué ou non ?
— Des histoires de Nègres. J’ai pas d’informations là-dessus.
— Tu étais à son enterrement.
— Seulement parce que Coltano, c’est chez moi.
— On m’a parlé de cannibalisme.
— Des histoires de Nègres, je te dis. Nseko avait beaucoup d’ennemis : impossible à démerder, et parfaitement inutile.
— Aucun lien avec les mines ?
— Je tiens les mines. Nseko sera remplacé, c’est tout.
— Par qui ?
— A priori, le général Mumbanza.
Deplezains ouvrit un coffre de bois précieux et y puisa un cigare. Des manières de parvenu qui dataient de son règne à la MNEF.
— Tu le connais ?
— Très bien.
— Il est fiable ? demanda le secrétaire d’État tout en attrapant un coupe-cigare à double lame.
— Comme les autres : tant qu’on paye…
L’énarque trancha l’extrémité du barreau de chaise d’un coup sec.
— La situation va donc rester stable ?
— Personne ne peut parier sur l’avenir au Congo.
— Le président veut pas d’emmerdes de ce côté-là : on a déjà assez de casseroles comme ça.
— Tu m’étonnes, sourit Morvan.
Deplezains tira une longue allumette, la gratta puis alluma son cigare en crachant d’énormes nuages de fumée.
— Comme tu le sais, reprit-il après plusieurs secondes, l’État français a investi dans Coltano…
— Deplezains, tu parles de ma boîte : c’est moi qui l’ai introduite en Bourse. C’est moi qui vous ai vendu des parts !
— On ne veut pas être impliqués dans la moindre magouille : la Françafrique, c’est fini.
— Alors, reprenez vos billes et cassez-vous.
Coltano exploitait des mines de coltan, un minerai rare utilisé dans la fabrication des téléphones portables et d’autres engins électroniques. La présence de la France dans ce business n’était ni un choix politique ni une option économique. C’était une pure obligation physique et géographique.
— Tu m’assures que ton Mumbanza va pas déconner et faire alliance avec les Tutsis ? insista Deplezains en soufflant comme une machine à fumée. En aucun cas on ne veut être soupçonnés de financer la guerre du Kivu.
Il avait beau avoir été catapulté aux Affaires étrangères, le gominé n’y connaissait rien. L’est de la République démocratique du Congo était un sac de nœuds : une guerre sans fin y était engagée entre armée régulière, Tutsis, Hutus, milices rebelles… La plupart des factions se finançaient en exploitant le sous-sol de la région mais justement, les mines de Coltano, entre Kolwezi et le lac Upemba, ne se situaient pas sur ce territoire.
— Regarde une carte. Le Kivu est à plus de mille bornes du Katanga. Je te dis que la situation est sous contrôle.
— Très bien, très bien…, marmonna l’autre en pompant toujours.
Morvan observait ses mimiques. Il ne pouvait pas blairer Deplezains en particulier et les lambertistes en général, un courant trotskiste qui évitait le combat frontal en infiltrant les autres partis et en essayant d’influencer leur doctrine. On appelait ça l’« entrisme ». Morvan connaissait d’autres noms pour ça, qui avaient tous à voir avec la sodomie.
— Et si tu me disais la vraie raison de ma présence ici ?
— Je te le répète : notre gouvernement a une éthique, pas question de couvrir tes magouilles.
— Quelles magouilles ?
— Si on apprend que tu combines avec les fronts armés ou des crapules corrompues, on pourra pas te couvrir.
— C’est moi qui vous couvre, ducon.
Deplezains braqua son cigare dans sa direction :
— Ton problème, Grégoire, c’est de te croire au-dessus des lois.
Morvan se leva brusquement et contourna le bureau. Le secrétaire d’État recula sur son fauteuil à roulettes.
— J’vais te rafraîchir la mémoire, mon salaud. Qui vous a évité la taule quand vous étiez tout juste bons à casser des gueules rue d’Assas ? Qui vous a donné la MNEF, avec les clés du coffre, et vous a permis de vous engraisser comme des oies ? Qui vous a torché le cul en 1995, à toi, Cambadélis, DSK et les autres, quand le pot aux roses a été découvert ?
L’énarque se tassait dans son siège en tremblant. Son cigare lui échappa, roula sur son costard et atterrit sur le parquet près des rideaux.
— Merde… Ça va foutre le feu…
Morvan écrasa le Montecristo d’un coup de talon et empoigna les accoudoirs du fauteuil :
— Si t’es assis ici aujourd’hui, c’est à moi que tu le dois, enculé de trotskiste !
— Calme-toi, putain, fit l’autre en rajustant sa cravate. Je… je voulais te prévenir, c’est tout.
Grégoire se mit à marcher dans la pièce d’un pas lourd. Il soufflait comme un bœuf dans sa chemise Charvet, il avait perdu assez de temps comme ça :
— Me prévenir de quoi au juste ? C’est ni pour t’assurer qu’un Négro va remplacer un autre Négro ni pour me servir ta petite leçon de morale que tu m’as convoqué. Accouche !
Deplezains se leva pour entrouvrir la fenêtre. L’odeur du cigare avait l’air tout à coup de l’indisposer.
— Comme tu le sais, en tant que fonds souverain, nous avons accès à des données boursières confidentielles… On peut connaître les mouvements des actions avec plus de précision que…
— Au fait.
— On a constaté des mouvements bizarres chez Coltano.
Morvan fut désarçonné : s’il y avait eu le moindre frémissement sur le marché, Loïc l’aurait prévenu.
— C’est normal que la mort de Nseko provoque des soubresauts, hasarda-t-il.
— Les mouvements dont je parle ne sont pas de simples oscillations. Ils ont l’air concertés.
— C’est-à-dire ?
— On a pas encore les noms ni les quantités mais il semblerait que de véritables paquets aient été achetés.
— Tu veux dire… comme pour une OPA ?
— C’est ce qu’on craint, oui.
Il attrapa le siège et s’assit d’un coup.
— C’est absurde, souffla-t-il.
Il perdait la main. Il perdait ce qui avait toujours fait sa force : la vigilance.
— Pas tant que ça. Le cours est en hausse. Des positions changent. Tu sais comme moi que votre talon d’Achille est votre actionnariat disséminé. Un autre groupe pourrait vouloir prendre le leadership sur le coltan. Ou un autre pays. La menace pourrait même venir de l’intérieur : tes « Négros », comme tu dis, pourraient essayer de nous la faire à l’envers.
Morvan déglutit. Deplezains avait peut-être raison. Quelque chose se préparait, sur un terrain qu’il n’avait jamais envisagé : la Bourse.
— Voilà ce que je voulais te dire, fit l’autre en raffermissant sa voix. Si Coltano change de mains, on laissera tomber. Pas question de s’associer avec des Chinois ou des assassins cannibales.
— Où vous trouverez le coltan ?
— En Australie, au Venezuela.
— Ça sera plus cher.
— Ça sera plus sain. Quand on veut chier bio, faut y mettre le prix.
Morvan se leva pesamment :
— Je vais me renseigner.
— C’est ça. Donne-moi des nouvelles.
Morvan partit à reculons. Une fois dehors, sa sueur se glaça d’un coup. Le bœuf en gelée, c’était maintenant lui.
Son chauffeur l’attendait au coin de l’avenue du Maréchal-Gallieni. Il lui fit signe qu’il voulait marcher un peu, traversa le quai et se posta face à la Seine.
Dans tous les coups durs, Paris avait été là. La seule présence sur laquelle il pouvait vraiment compter. Il s’accouda au parapet. Sa position au sein de Coltano avait toujours été minoritaire : il ne possédait que 16 % des actions. À tout moment, les généraux qui représentaient l’État congolais dans cette structure pouvaient s’allier avec d’autres et l’expulser, lui qui incarnait une autre époque, celle de Mobutu et sa dictature.
Au pire, il revendrait tout et se mettrait au vert. Ce n’était pas ça qui l’inquiétait. Il se demandait si finalement Nseko n’avait pas parlé avant de mourir. L’information sur les nouveaux gisements pouvait expliquer ces achats d’actions. Si ce n’était pas le cas, cette hausse de l’action risquait alors de mettre le feu aux poudres. On allait se demander pourquoi Coltano devenait si intéressant. Morvan pourrait dire adieu à son projet caché.
Il attrapa son portable et composa le numéro de Loïc. Il devait passer ses nerfs sur quelqu’un.
À bord de l’hélicoptère Dauphin SA 365N (que tout le monde appelait, allez savoir pourquoi, Pedro), assis à côté de Le Guen, Erwan avait la tête farcie de clichés, de mythes et de visions dantesques. Il imaginait le Charles-de-Gaulle émergeant dans la nuit, ville flottante bardée de lumières — quelque chose comme une cité futuriste d’un émirat arabe scintillant de tous ses feux dans l’obscurité.
En attendant, il dressait un bilan de l’enquête. C’était vite vu. L’embarcadère n’avait rien donné. Pas de témoin, aucun bateau disparu. Les gendarmes, qui connaissaient leur boulot, avaient vérifié les jauges à essence des Zodiac de l’école et les avaient comparées avec le registre des consommations : tout concordait. Aucun ETRACO n’avait pris la mer dans la nuit du vendredi au samedi.
Les affaires personnelles et fringues de Wissa étaient restées muettes. Ses amis et ses profs du Mans n’avaient rien à dire non plus. Le copte était croyant, sobre, célibataire. Aucun vice, aucun angle caché. Il avait placé toutes ses forces dans le concours de l’aéronavale — et l’avait réussi. Point barre. Seul fait à noter : aucune expérience de marin. Il n’aurait jamais su naviguer de nuit jusqu’à Sirling. De l’avis des spécialistes, il fallait être capable de suivre les chenaux, lire une carte maritime, connaître les récifs de la zone.
On revenait toujours à la même hypothèse : lynchage sauvage, panique des bourreaux, embarquement du cadavre… Mais sur quel bateau ?
Les empreintes de la chambre avaient été identifiées — uniquement des première année. Le copiaulé avait avoué : il était bien le roi de la fumette à Kaerverec. Côté fragments organiques, les résultats n’étaient pas encore tombés mais Erwan n’en espérait plus rien.
Les fadettes étaient en cours d’analyse — appels de tous les soldats de l’école, du vendredi matin au dimanche soir, mais aussi relevés des antennes relais de la zone. Matériau réduit : les Bretons n’avaient pas l’air portés sur le téléphone — et à Kaerverec, on avait carrément supprimé les mobiles pendant le bizutage.
Une fiche sur chaque élève avait également été dressée — tous les pilotes avaient le même profil et la sélection drastique de la K76 faisait foi. Discrètement, Erwan avait demandé à Kripo de s’attarder sur le passé de Bruno Gorce : rien à signaler non plus.
Erwan aurait voulu reconstituer les allées et venues de chaque étudiant durant les derniers jours mais, sans caméra de sécurité, ses seuls témoins étaient les suspects eux-mêmes. La base aéronavale ressemblait de plus en plus à un trou noir absorbant toute lumière, toute information.
— On arrive ! hurla Le Guen en pointant son index vers la vitre.
Erwan tendit le regard. Il n’aperçut qu’une nuit d’écailles luminescentes. Au ras de l’eau, des milliers de dents d’argent riaient à perte de vue. Il se pencha encore : une énorme tache noire se dessinait sur la mer. Empêtré dans son gilet de sauvetage, il identifia enfin l’incroyable masse qui se déployait : le Charles-de- Gaulle.
Pas une lumière, pas un signal. Un tanker aveugle. Un vaisseau fantôme de la taille d’un pétrolier. Les contours du monstre se détachaient seulement parce qu’ils étaient plus sombres que la mer et le ciel.
Le bâtiment rompait avec toute échelle humaine. Une tour de soixante étages couchée sur l’eau, flottant comme par miracle. Seule une construction verticale se dressait sur la gauche, bardée d’antennes et de radars. Erwan se souvint qu’on appelait cette partie le « château ». Le nom était bien trouvé. On hésitait entre les délires de Louis II de Bavière et le repaire de la reine de Blanche-Neige. Une citadelle hérissée de tourelles, percée de meurtrières. Sans le moindre signe de vie.
— Impressionnant, hein ?
Archambault, assis aux côtés du pilote, s’était tourné vers Erwan. Celui-ci sourit pour ne pas le décevoir mais la nuit, le raffut des pales, l’immensité du vaisseau lui donnaient plutôt l’impression d’avancer dans un cauchemar.
— Des fusiliers commandos vont venir nous chercher ! ajouta l’Asperge avant de se retourner.
Erwan hocha la tête. Le casque sifflait dans ses oreilles. Ils n’étaient plus qu’à quelques mètres du pont du vaisseau. Le tarmac était inondé par un halo rouge. Ils appontaient dans une gigantesque mare de sang.
— Après le couvre-feu, expliqua Le Guen, toutes les lumières passent au rouge. Même en mode non hostile, le porte-avions ne doit pas avoir une seule lumière blanche visible.
Des hommes en ciré jaune, gilet orange et casque bleu accoururent. Un manœuvrier ouvrit la porte du Dauphin. Erwan déboucla sa ceinture de sécurité et sauta à terre.
Malgré les gouttes qui lui cinglaient les yeux, il scruta le pont qui se perdait dans les ténèbres. Pas un avion. Malgré lui, il en éprouva une déception. Il aurait aimé voir les Rafale propulsés par la catapulte, les Rafale freinés par le câble d’arrêt, les chiens jaunes courant autour des appareils, comme des coachs auprès des boxeurs entre deux rounds.
Un capitaine d’armes s’approcha. Saluts, présentations, mises en garde. Les visages disparaissaient sous les capuches. Erwan ne comprenait rien à ce qui se racontait. Un mot sur deux était volé par le vent ou couvert par un cliquetis.
Ils ôtèrent leur gilet de sauvetage et se mirent en route vers le château. Des portes de métal s’ouvrirent, résonnant comme des chaussures cloutées. Erwan s’attendait à pénétrer dans un immense hangar rempli d’avions de chasse et d’hélicoptères. Il découvrit un dédale de corridors étroits, de coursives, d’escaliers. Tout était rouge. Non seulement les lumières mais aussi la signalisation, le matériel de secours.
Ils prirent un premier ascenseur, puis un deuxième.
— Le bâtiment a plus de dix étages, précisa le capitaine.
On conservait le silence, le cortège avait quelque chose de funèbre, de solennel. La porte s’ouvrit, dans un nouveau claquement métallique. Le décor, comme irradié de pourpre, évoquait une construction incandescente, tout juste sortie d’une fournaise.
Encore des couloirs, des canalisations, des portes à volants. Ils croisèrent des hommes en combinaison qui parlaient dans des micros VHF, de « patrouille » et de « papa Charly ».
L’officier s’arrêta devant une porte sans signe distinctif :
— L’amiral di Greco vous accorde trente minutes.
Jean-Patrick di Greco mesurait près de deux mètres. Dans sa cabine exiguë, il ressemblait à un aigle coincé dans une cage à serin. Il n’était pas seulement grand mais absolument vertical. Épaules étroites, bras interminables, jambes en échasses. Âgé d’une soixantaine d’années, voûté, il dégageait une impression d’usure, d’épuisement, qui faisait peine à voir, malgré ses cheveux épais et noirs comme ceux d’un Indien d’Amérique.
Durant quelques secondes, l’amiral observa son visiteur sans un mot — ce qui permit à Erwan d’approfondir son examen. Le visage de l’officier n’était qu’une ossature. Peu de muscles, encore moins de chair. Des pommettes saillantes, un nez busqué, des orbites cernées d’ombre. Le tout roulé dans une peau jaunâtre, façon parchemin antique.
Les présentations furent rapides. Erwan accrocha son ciré au portemanteau, cognant au passage des armoires en fer. L’espace n’était éclairé que par une petite lampe arasante posée sur le bureau. Discrétion oblige : la cabine était dotée d’un hublot extérieur et il n’était pas question de déroger à la règle de l’obscurité.
— Vous êtes venu me parler de ce regrettable incident.
Di Greco avait le sens de l’euphémisme.
— Asseyez-vous, ajouta-t-il en agitant sa longue main. Je vous en prie.
Erwan se trouva une place dans le coin réception : quelques mètres carrés occupés par un canapé qui tenait de la chaise pliante et une table basse pas plus large qu’un skateboard. Le tout cerné par des piles de dossiers, de classeurs, de cartons. On se serait cru dans un débarras.
Di Greco parut deviner sa surprise :
— Sur le vaisseau, l’espace est compté.
— Je n’ose pas imaginer la cabine des simples soldats.
— Ni plus petite ni plus grande, mais ils la partagent. Et surtout, ils n’ont pas ce privilège ! (Il pointait son index osseux vers le hublot.) L’équivalent ici d’un balcon ou d’une terrasse… Je suis désolé. Je n’ai rien à vous offrir à boire.
— Tout va bien. Je ne suis pas venu faire salon.
Di Greco retourna s’asseoir derrière son bureau, éprouvant quelque difficulté à y caser ses jambes. Erwan se demanda s’il avait été pilote : il ne voyait pas comment ce double mètre aurait pu rentrer dans le cockpit d’un Rafale.
L’amiral attaqua un discours stéréotypé, à l’image de celui de Vincq, en plus solennel. Sa voix était grave, son élocution lente et ses mots n’appartenaient pas au jargon militaire. Mais pour le fond, rien de neuf : toujours le même message insignifiant et creux.
D’un geste, Erwan l’arrêta — il en avait sa claque de la langue de bois — et dressa le bilan de l’affaire. Le meurtre sadique d’un EOPAN sur le site même d’une institution militaire. Le bizutage cruel et débile. L’absence totale de communication entre une école de l’aéronavale et un porte-avions distants seulement de quelques kilomètres. L’indifférence générale face à la mort tragique d’un jeune homme qui avait décidé de vouer sa vie à l’armée.
Di Greco n’eut pas l’air surpris par la nouvelle de l’assassinat — Erwan était sûr qu’il était déjà au courant. Il ne semblait pas non plus préoccupé par les multiples manquements dans l’organisation de l’école.
— Pour l’instant, quels sont vos indices ?
— Je n’ai pas à en parler avec vous.
L’amiral hocha la tête. La lampe du bureau l’éclairait par en dessous, comme dans un film d’épouvante.
— Vous pensez sans doute à un lynchage. Une épreuve qui aurait mal tourné.
— C’est le moins qu’on puisse dire.
— On aurait donné carte blanche à des éléments incontrôlables ?
Erwan décida de passer à la vitesse supérieure :
— L’institution n’a pas seulement couvert ces criminels, elle les a inspirés.
— Je ne comprends pas.
— Je pressens à Kaerverec une culture de la violence et de la cruauté qui a aggravé le fond de sadisme des étudiants.
— Vous avez des preuves ?
— Non. Juste un feeling.
— Selon vous, qui a instillé ce poison ?
— Vous.
— Je ne suis que le chef d’état-major de Kaerverec. C’est le colonel Vincq qui dirige la base.
— Vincq gère les plannings de vol. Vous, vous incarnez l’esprit de l’école.
— Je suis donc le diable ? sourit di Greco.
Erwan eut envie de lui répondre qu’il en avait déjà la gueule. Il préféra se taire. Il était fasciné par ces yeux tombants, soulignés de cernes charbonneux. Je connais cette tête, se dit-il. Où l’avait-il croisé ? À moins qu’il ne s’agisse d’une simple ressemblance avec les zombies des films d’horreur ?
— Y a-t-il déjà eu des accidents de ce type dans votre école ?
— Non.
— Des bagarres ? Des accès de violence ?
— Jamais.
— Même pendant des bizutages ?
— Surtout pas. Durant ces week-ends, tout est cadré, vérifié, contrôlé.
— On m’a déjà dit ça plusieurs fois, on voit le résultat.
— Il y a eu des négligences. Nous punirons les coupables. Mais vous vous doutez bien qu’on limite les risques au maximum.
La cabine était surchauffée, Erwan étouffait. La sueur exsudait le long de sa nuque, se mêlant aux gouttes de pluie qui poissaient encore son col.
— Vous répondez de tous vos soldats ?
— Bien sûr.
— Instructeurs ? Étudiants ? Contingent ? Maintenance ?
— Chacun est soumis à des tests psychologiques, des entretiens. Encore une fois, ici moins qu’ailleurs, on ne peut se permettre d’enrôler nos soldats à la légère.
Di Greco parlait avec calme. Son regard, sa voix exprimaient une étrange rigueur. Même sa silhouette dans sa veste bleu marine sans le moindre galon révélait une forme d’ascétisme.
— Que pensez-vous de Bruno Gorce ?
— C’est votre suspect ?
— Répondez à ma question.
— Bon militaire. Excellent pilote.
— Et sadique. Gorce dirige le bureau des élèves, fit remarquer Erwan. C’est lui qui a supervisé le moindre détail du bizutage cette année. Sur le terrain, il occupait le rôle du BE, « bourreau exclusif ».
L’officier croisa ses longs doigts — ses phalanges ressemblaient à des nœuds marins.
— Admettons que le lieutenant ait un humour particulier. Cela ne fait pas de lui un tueur.
— Il m’a paru sensible sur un point précis : le no limit.
— Cette épreuve n’existe pas.
— C’est ce que tout le monde me dit. Pourtant, dès que je lâche ce nom, on fait dans son froc.
— Elle n’existe pas du point de vue des dirigeants de Kaerverec. Les Renards ne sont pas tenus de nous en parler lors de la présentation de leur projet.
— Vous admettez donc qu’il y a une faille dans votre connaissance des festivités ?
— Cette année, il n’y a pas eu de no limit. Que cherchez-vous au juste ?
Erwan se leva et s’approcha du bureau :
— Le no limit permet aux EOPAN de prouver leur courage, leur endurance. Il est l’apothéose d’une sorte de chemin de croix. Je pense que vous prenez secrètement en compte ces résultats pour dresser le profil de vos étudiants.
Di Greco se leva à son tour. Erwan retourna à sa place. À eux deux, ils se livraient à un étrange ballet. Leurs ombres se détachaient sur le mur comme un jeu de marionnettes balinaises.
— Je vais vous faire une confidence, murmura l’amiral. Vous avez raison. Durant ce week-end, nous testons les limites de nos étudiants. Mais pas de ceux que vous croyez. Nous n’avons pas besoin de bizutage pour savoir que nos futurs pilotes sont courageux et prêts à encaisser des coups. En revanche, nous devons connaître les limites des autres.
— Les autres ?
— Les Renards. Les bizuteurs.
Il y eut un blanc. Erwan sentit — il le sentit physiquement — que les signes qu’il avait pris en compte jusqu’ici s’inversaient. Comme si, depuis le départ, il s’était trompé de code pour déchiffrer des hiéroglyphes.
— Vous avez entendu parler du test de Milgram ? reprit di Greco.
— Plus ou moins, oui.
Stanley Milgram, psychologue américain, avait mis au point dans les années 60 un protocole célèbre. Il faisait mine de tester les connaissances d’un homme à qui on posait des questions. À chaque erreur, un autre sujet lui envoyait une décharge électrique, de plus en plus forte. En réalité, c’était l’instructeur, celui qui balançait les volts, qui était évalué, le premier n’étant qu’un comédien simulant la souffrance. L’objectif du test était clair : jusqu’où peut-on aller dans la torture quand on est couvert par l’autorité ? Peut-on tuer quelqu’un sous le seul prétexte qu’on obéit aux ordres ?
Les résultats de Milgram avaient été affligeants. La plupart des candidats, déresponsabilisés, avaient obéi jusqu’au meurtre. Plus profondément, ils avaient sans doute joui d’assouvir leur instinct de cruauté, à l’abri d’une hiérarchie. C’était la démonstration scientifique de ce que n’importe quelle guerre prouve sur le terrain.
— Vous voulez dire que votre bizutage fonctionne comme le test de Milgram ?
— Absolument. Je ne peux pas entrer dans les détails mais les bizuteurs sont surveillés durant ces vingt-quatre heures. On étudie leurs réactions, leurs excès, leur sadisme. Nous formons à Kaerverec des pilotes d’élite, pas des tortionnaires. Pas question de laisser nos appareils entre les mains d’hommes déséquilibrés, qui cèdent à leurs pulsions à la première occasion.
Erwan transpirait maintenant de honte. Il avait envie de rentrer dans sa chambre, de prendre une douche et de s’enfouir sous la couette. Bonsoir.
— Vous est-il arrivé d’éliminer des Renards ?
— Parfois. Des gars trop zélés qui avaient montré un fort penchant pour la violence, ou qui s’étaient révélés incontrôlables.
— Que leur est-il arrivé ?
— Ils ne sont pas partis aux États-Unis pour leur troisième année. On les a mutés.
— Sous quel prétexte ?
— On y a mis les formes. Ils n’ont jamais su que c’était leur attitude qui les avait disqualifiés.
Le flic regarda l’amiral retourner à son bureau et glisser dessous ses membres d’échassier. Encore une fois, il éprouva un sentiment de déjà-vu.
— Le paradoxe, reprit l’officier, une fois installé, c’est que si le tueur faisait vraiment partie de nos élèves, nous l’aurions identifié au terme du bizutage.
— Si vous aviez mieux surveillé vos troupes, il n’y aurait pas eu de victime.
— Aucun cerveau ne peut tout prévoir. Sinon les guerres ne dureraient que quelques jours.
Pour ne pas perdre la face, du moins pas complètement, Erwan se rabattit sur les faits concrets :
— Vous étiez au courant pour la manœuvre de samedi matin ?
— J’ai un bureau ici mais je ne dirige pas l’état-major.
— Personne n’a estimé que cette opération comportait un risque en plein bizutage ?
— Au contraire. Le week-end d’intégration est circonscrit sur le terrain de la K76. Aucun soldat ne doit sortir de la base. Aucun vol n’est prévu. S’il y avait eu un risque, cela aurait été plutôt du côté des touristes, mais tout est balisé. Retournez à terre, commandant, c’est là-bas que vous trouverez les responsables de la mort de Wissa.
Erwan se leva, marmonnant un remerciement. Di Greco se déplia à son tour mais le flic lui fit un signe : pas la peine de le raccompagner.
Archambault et Le Guen l’attendaient dans le couloir. Le capitaine d’armes, en retrait, regarda sa montre, l’air satisfait. Sans le vouloir, Erwan avait respecté l’horaire imposé.
À bien y réfléchir, c’était l’amiral qui l’avait congédié quand l’heure avait sonné.
Ils reprirent les ascenseurs sans un mot et retrouvèrent la nuit chavirée de pluie. Les pales de l’hélicoptère tournaient déjà. Sur le tarmac, le flic comprit que les conditions météo s’étaient encore détériorées.
— Une tempête ? s’exclama Archambault en riant. Juste un petit grain. (Il lui enfila d’office le gilet de sauvetage par la tête.) Mais bon, le retour va un peu secouer.
21 heures. Le siège de Firefly Capital bruissait encore de la rumeur des traders — le décalage horaire avec Wall Street. Quand Loïc avait choisi ce symbole — la luciole —, cela sonnait plutôt bien : il était seul, minuscule, et voulait briller dans la nuit boursière. Aujourd’hui, avec près d’une trentaine d’employés et plus de cinq milliards de dollars à gérer, la luciole ressemblait à un énorme ver luisant.
Il se leva et ferma la porte : il détestait ce climat d’excitation des salles de marché. On beuglait, on brassait, on s’agitait mais en définitive, on restait toujours le cul vissé sur sa chaise. Dans l’immense appartement haussmannien qu’occupaient ses locaux avenue Matignon, Loïc s’était octroyé une pièce en arc de cercle : cela lui donnait l’illusion d’être dans la cabine de pilotage d’un paquebot. Un cliché certes, mais qui certains matins lui redonnait de l’énergie.
Depuis une heure, il ruminait le coup de fil de son père. Une engueulade, une de plus, qui n’était pas allée bien loin. Morvan n’était pas un expert des marchés financiers et visiblement, on venait de lui apprendre une nouvelle dont il ignorait le sens exact : l’action Coltano était en hausse.
Loïc avait connu une époque où ses collègues et lui vivaient l’œil rivé sur le cours de certaines valeurs — à New York, on ne regardait pas un match de baseball sans une lucarne sur le CAC 40 ou le Dow Jones. Aujourd’hui, on passait son temps sur son portable à suivre l’évolution de telle ou telle action. Lui ne donnait plus dans ce genre d’excès et il n’avait pas surveillé la position de Coltano depuis des jours. L’action avait en effet pris 20 %, résultat sans doute d’achats importants au prix fort.
C’était énorme et cela laissait Loïc sceptique. A priori, Coltano n’intéressait personne — les industries extractives ne sont pas de bonnes affaires : investissements lourds, cours fluctuants, pays instables, corruption galopante… On ne sait jamais ce que gagnent au juste ces firmes perdues dans la brousse et elles-mêmes jouent l’opacité. Il était bien placé pour le savoir : c’était lui qui avait transformé Coltano en boîte noire. Il avait réussi à déjouer les contrôles récents de la SEC (Securities and Exchange Commission) et de l’AMF (Autorité des marchés financiers). L’année précédente, il s’était même débrouillé pour que les investissements absorbent tous les bénéfices apparents.
Stratégie à double détente.
Cela leur permettait de payer moins d’impôts mais surtout de dissimuler les fabuleux profits à venir : les dernières prospections sur le terrain avaient révélé des gisements prometteurs. Ces perspectives devaient rester secrètes, notamment parce qu’il devenait de plus en plus difficile de gagner des fortunes dans les pays pauvres.
Mais la vraie raison de cette stratégie était que son père, Loïc en était certain, préparait une entourloupe. Le Vieux avait été clair : personne ne devait soupçonner l’existence des nouveaux filons, on ne devait plus regarder du côté de Coltano. Pas besoin d’être Machiavel pour deviner qu’il projetait d’exploiter ces ressources en douce, dans le dos des autorités congolaises et de ses associés. Un trafic avec le Rwanda ? Autre chose encore ?
Sans parler d’OPA — l’idée était absurde —, l’achat massif d’actions pouvait signifier que quelqu’un connaissait la nouvelle situation et voulait sa part du gâteau. Cette hausse allait attirer l’attention des généraux, qui se demanderaient pourquoi Coltano prenait tout à coup de la valeur.
Loïc n’avait pas tous les éléments pour juger de l’affaire mais il était certain que la mort de Nseko, directeur historique du groupe et dictateur souriant, jouait aussi un rôle — lequel ? Le Congolais était-il au courant ? Avait-il parlé ? Qui au juste l’avait assassiné ?
Tout en dessinant des têtes de mort sur son bloc, il se remémora la genèse de la compagnie. Quand son père avait arrêté l’Homme-Clou en 1971, le maréchal Mobutu, pour le remercier, lui avait accordé une convention minière pour des terrains riches en manganèse. Morvan, qui n’y connaissait rien, avait créé une joint venture avec des sociétés belges, françaises, luxembourgeoises et congolaises pour exploiter ces terres dont il avait l’usage.
Durant deux décennies, l’extraction s’était faite sans problème et Morvan, tout en exerçant son métier de flic en France, avait gardé un œil sur son pactole. À la fin des années 90, il avait anticipé deux faits. D’une part Mobutu ne serait bientôt plus là pour renouveler la convention et d’autre part il y avait désormais un meilleur produit à extraire du sol congolais : le coltan. Un minerai utilisé dans la fabrication des composants électroniques des téléphones portables ou des consoles de jeux vidéo en plein essor à l’époque. Avant que le vieux Léopard, malade et lâché par les grandes puissances, ne soit poussé vers la sortie, Morvan lui avait arraché une nouvelle signature, validée par les ministres des Mines, des Finances et du Plan — des hommes qu’il arrosait depuis vingt-cinq ans avec le soutien de la France et qui n’allaient pas tarder non plus à sauter. L’autorisation portait sur des zones riches en coltan qui se trouvaient au Katanga, loin de la région du Kivu où tous les autres gisements se situaient — une poudrière qui allait devenir un bourbier sanglant après le génocide du Rwanda voisin.
En 1998, Morvan avait monté Coltano, holding basée à Paris qui englobait des fonds français, luxembourgeois et congolais. Les généraux avaient dû accepter le deal : l’extraction était faite officiellement par une société de droit congolais, le raffinage et la distribution étaient assurés par des compagnies européennes. Mais Morvan, au sein du groupe, se sentait fragile. Quelques années plus tard, pour renforcer sa position, il avait proposé d’introduire Coltano en Bourse. Cette décision avait à la fois permis d’apporter des capitaux neufs et d’asseoir sa présence au sein du comité directeur — on avait vite fait de disparaître d’une société au Congo, et même de disparaître tout court.
L’introduction, supervisée par Loïc, s’était bien passée, mais son père n’avait pas réussi à tirer son épingle du jeu : à l’heure actuelle, il ne possédait que 16 % des parts, Heemecht, la boîte luxembourgeoise, en avait 18 % ; les Congolais s’étaient partagé le gâteau à hauteur de 28 % ; pour le reste, le tour de table avait été large et comprenait des sociétés belges impliquées dans cette activité, l’État français, qui avait apporté sa technologie, et une infinité de petits porteurs, ce qu’on appelait le « flottant ».
Aujourd’hui, Coltano était la seule entreprise d’exploitation de coltan cotée en Bourse. La seule aussi à être équipée de matériel moderne — dans le Kivu, on forçait les fermiers locaux à creuser à la pioche ou à la main, dans un climat de violence et de terreur hallucinant. Cela donnait au groupe un profil intéressant, mais pas de quoi compenser ses points faibles. Loïc relut les analyses qu’il avait rédigées lui-même, en sous-main, pour étouffer toute velléité d’achat. Revenus ronronnants. Filons épuisés. Matériel vieillissant… De vrais tue-l’amour.
Il décrocha son téléphone.
Mark Cesby était analyste chez Blackrock, premier gestionnaire d’actifs au monde, dix mille soldats pour faire fructifier un capital de trois mille cinq cents milliards de dollars. Loïc l’avait connu du temps de Wall Street. L’Anglais était un spécialiste des fonds miniers. Un géant qui portait des favoris comme Joe Cocker et jouait à fond l’excentricité vestimentaire british — des carreaux, toujours des carreaux !
— T’as vu la progression de Coltano ? attaqua Loïc sans fioritures.
Il l’appelait sur son portable personnel, toutes les conversations sur les lignes de Blackrock étant enregistrées.
— Incompréhensible, répondit l’Anglais.
— C’est tout ce que tu peux me dire ?
— Mec, c’est ta boîte. C’est toi qui devrais m’expliquer.
Cesby, qui venait de Liverpool, avait conservé son accent ouvrier.
— Tu sais bien que c’est plus compliqué que ça, esquiva Loïc. Qui achète ?
L’analyste ricana :
— Mec, je veux pas te vexer mais je vois pas qui pourrait bander pour ton trou dans la forêt… Sans compter son patron qui vient de se faire dessouder. Tout ça nous renvoie au problème des marchés émergents : l’idée est bonne mais tant qu’il y aura les guerres, la corruption, l’instabilité politique…
Loïc connaissait le refrain par cœur.
— T’as rien entendu sur une possible OPA ?
— Pourquoi pas une troisième guerre mondiale ?
— Les actions montent. On achète à la hausse.
— Tu veux un conseil ?
— Te gêne pas.
— S’il y a des types assez tarés pour miser sur tes cailloux, profites-en. Vends au prix fort et tourne-toi vers des activités d’avenir. Coltano dort si profondément que vous pourriez vous faire enculer sans même vous réveiller.
— Merci du conseil, rit Loïc.
Il raccrocha, rassuré sur l’image de la firme : son propre boulot de sape avait fonctionné. Mais le mystère restait entier. Il regarda sa montre — plein après-midi à Wall Street — et composa un autre numéro.
Arnaud Condamine était un trader — donc un acheteur. Il avait survécu à la crise de 2008 et bénéficiait encore de la confiance de plusieurs fonds institutionnels. C’était un gars étrange, à l’air hirsute et juvénile. Un nerd qui donnait l’impression d’avoir été ligoté à sa chaise dans son costume sombre. Il travaillait, mangeait et sans doute dormait devant son terminal Bloomberg.
Condamine fut moins négatif que Cesby — l’idée d’une attaque en règle ne lui semblait pas si absurde :
— Ça vous pend au nez : votre actionnariat est trop disséminé. Pas de leader, pas de ligne de force… En plus, avec la mort de Nseko, le groupe est affaibli.
— Tu sais pas qui achète ?
— Comment je pourrais savoir ça ?
Officiellement, les noms des acheteurs et des vendeurs sur le marché étaient confidentiels. En réalité, les opérations d’envergure étaient des secrets de polichinelle, les courtiers n’hésitant pas, pour booster le commerce, à révéler l’identité de tel ou tel acquéreur « visionnaire ».
— Appelle tes brokers. Vois qui achète, et sur ordre de qui.
— On fait pas ça dans le business.
— Et moi, je ne prends qu’un sniff à Noël.
— Qu’est-ce que j’obtiens en échange ?
Loïc prit un ton mystérieux :
— Tu le regretteras pas.
— Je te rappelle.
Loïc croisa les mains derrière sa nuque et soupesa encore ses deux hypothèses. Une OPA lancée par un groupe concurrent, aux positions fortes dans les minerais. Des petits malins qui étaient au courant des gisements et se livraient à un délit d’initiés.
Invasion ou trahison : il fallait choisir.
Il se décida surtout pour une petite ligne, afin de s’éclaircir les idées.
— Vous voulez dîner ?
— Non merci.
— Il doit rester au mess du cabillaud à la basquaise et…
— Ça ira, je vous dis.
23 heures. Erwan regrettait de rembarrer Archambault mais il avait passé son voyage de retour à essayer de survivre. Il ignorait qu’on puisse avoir le mal de mer dans les airs. Les rafales de vent avaient secoué le Dauphin comme une branche de prunier, avec son cœur à lui en guise de fruit mûr. Maintenant, il savourait le contact de la terre ferme, tout simplement. Frigorifié, trempé jusqu’aux os, il n’aspirait qu’à une chose : se réfugier dans sa chambre.
— Dites à Verny de passer me voir dans un quart d’heure.
— À cette heure-ci ? Je…
— Je suis sûr qu’il bosse encore.
— Bien, mon commandant. Je dois être présent ?
Erwan avait renoncé à lutter contre le vocabulaire militaire : il était lentement emporté par le courant.
— Non. Briefing demain matin, 8 h 30, dans le réfectoire. Mais si vous apprenez quoi que ce soit cette nuit, vous m’appelez sur mon portable.
Il salua l’Asperge et s’en alla vers le bloc de gauche, celui des chambres. La nausée lui filait encore des crampes d’estomac. Il monta les escaliers puis gagna sa piaule dans un silence pesant. Ni radio ni télé derrière les portes. Seul le cri des mouettes couvrait parfois la vibration des vitres secouées par le vent. Absolument lugubre.
Kripo était à pied d’œuvre. Deux imprimantes tournaient à plein régime. L’une crachait des listings, l’autre éditait des PV d’audition. Sur un des bureaux, deux moniteurs déroulaient des heures de vidéosurveillance. Kripo, tout en cravachant sur son Mac, conservait un œil sur les écrans. Erwan devina qu’il avait récupéré les archives vidéo de la semaine précédente — au cas où.
— J’ai bouffé au mess, fit-il sans lever les yeux. Y avait du superpoulet.
— C’était du cabillaud.
L’Alsacien hocha la tête comme si c’était ce qu’il venait de dire. Erwan se demanda une fois de plus comment un type aussi distrait pouvait être aussi précis dans le boulot. Son adjoint s’était changé et portait maintenant un gilet de cuir sans manches sur une chemise western, un pantalon de velours vert et des Crocs jaune fluo.
— Tu veux qu’on fasse le point ?
Sans répondre, Erwan attrapa sa trousse de toilette et s’enferma dans la salle de bains. Il plongea directement sous la douche et commença à se réchauffer. La stabilité revenait dans ses membres.
— Ça va mieux ? demanda Kripo quand il réapparut.
— J’ai failli crever pendant le retour. J’avais l’impression d’être dans une barcasse en pleine tempête.
— Et l’amiral ?
— Un embrouilleur. Et toi ?
— La gamme continue. Côté téléphonie, ça donne pas grand-chose. On checke aussi les GPS des véhicules de la base et le trafic maritime dans les environs. Pas l’ombre d’un déplacement suspect.
Sur un des écrans, les EOPAN, soldats de fraîche date, marchaient au pas sur le tarmac, tee-shirt et short blanc : l’entraînement matinal.
— Toujours pas de nouvelles du N’tech ?
— Il galère. Wissa avait pris ses précautions. Son disque dur est verrouillé. Branellec m’a promis un point pour demain matin. Il prévoit aussi de retourner les bécanes des autres élèves, histoire de savoir qui s’est connecté à qui, et comment s’est organisé le fameux week-end d’intégration.
— Ça prendra combien de temps ?
— Au moins trois jours.
Erwan hocha la tête, sans conviction.
— La seule bonne nouvelle, continua Kripo, c’est que le départ pour demain matin à Sirling est confirmé. Les plongeurs sont arrivés avec leur matos. Embarquement à l’aube. Tout le monde en bateau !
Erwan eut un haut-le-cœur à l’idée de prendre la mer — d’instinct, il devinait que ça serait pire encore que l’hélicoptère.
Il décrocha le téléphone fixe et appela Muriel Damasse — elle lui avait laissé trois messages pendant son périple. Malgré l’heure, la substitute répondit au bout de deux sonneries. Elle commença par l’engueuler pour son silence et son manque de coopération, mais Erwan lui cloua le bec avec la révélation de l’assassinat de Wissa. D’un coup, le rapport de force s’inversa : elle le supplia presque de lui donner quelques pistes pour sa conférence de presse du lendemain. Erwan promit de la rappeler avant son départ pour Sirling mais il ne voyait pas ce qu’il pourrait apprendre dans la nuit. Il checka encore sa boîte vocale : deux messages des parents de Wissa. Il n’avait pas la force de les affronter.
On frappa à la porte : Verny au rapport. Aucune mort violente avec torture dans la région depuis des lustres. Aucun cinglé en cavale ni tueur libéré dans les environs. Pas plus de traces de bateau volé ni de vaisseau fantôme à l’horizon.
Avant de sortir, le gendarme signala qu’il se tenait prêt pour l’expédition du lendemain. Erwan comprit qu’il aurait droit à la bande des trois : Le Guen, Archambault, Verny. Au fond, il commençait à bien les aimer.
— Tu veux que je te fasse une place ? demanda Kripo en désignant le bureau.
— Ça ira, merci.
Il plongea la main parmi les PV déjà rédigés et en feuilleta quelques-uns comme il l’aurait fait au 36. Pas le courage de les lire en détail. Il préféra se rabattre sur des photos glissées dans des enveloppes cristal. De quoi se piquer les yeux avant de dormir.
Kripo avait choisi son lit : la housse de son luth marquait son territoire. Erwan s’allongea sur l’autre. Cheveux encore mouillés, corps tiédi par la douche — il y avait là un réconfort qui remontait à loin, quand il était enfant, après le bain, les soirs où son père était de permanence au 36.
Il ouvrit la première enveloppe : les restes de Wissa épars sur le sable. D’une manière absurde, une réplique célèbre, signée Michel Audiard, dans Les Tontons flingueurs lui traversa l’esprit : — « J’vais lui montrer qui c’est Raoul. Aux quatre coins d’Paris qu’on va l’retrouver, éparpillé par petits bouts, façon puzzle. » Il se passa la main sur le visage pour chasser ces mots irrespectueux et se concentra. La répartition des vestiges paraissait aléatoire — le souffle de l’attaque — et leur aspect n’apportait rien.
Deuxième enveloppe : le trou laissé par le missile. Des surfaces d’herbe brûlée. Des lichens noircis. Du sable devenu verre. Il posa les documents et balança un coup d’œil à Kripo qui travaillait encore — il était parti pour la nuit. Erwan fouilla dans son sac à dos et y attrapa un masque de sommeil.
À cet instant, une illumination lui traversa l’esprit. Il savait pourquoi le visage de di Greco lui était familier.
L’amiral ressemblait à Sergueï Rachmaninov, célèbre pianiste et compositeur russe. Durant son adolescence, Erwan avait eu sa période classique. Il passait alors ses soirées à écouter des concertos et des symphonies en lisant des biographies de compositeurs. Rachmaninov faisait partie de son panthéon. Il se releva et attrapa son ordinateur portable. Kripo lui donna le code pour accéder au réseau Wi-Fi de la base et en quelques secondes, allongé sur son paddock, Erwan afficha des portraits du musicien.
Il avait vu juste : même visage en longueur, mêmes yeux tombants, mêmes cernes noirs. Il sélectionna des photos en pied. Nouveau point gagnant : avec leur silhouette interminable, les deux hommes semblaient être passés dans le même miroir déformant.
Sur une impulsion, Erwan lut rapidement la notice que Wikipédia lui consacrait. Le pianiste avait partagé sa vie entre concerts et composition, Russie et États-Unis. Erwan avait toujours été fasciné par ce génie post-romantique qui avait la réputation de privilégier, quand il composait, les touches noires du clavier, donnant une sonorité orientale à ses lignes mélodiques.
Il découvrit bientôt un détail qu’il ignorait : ses singularités physiques — avec ses mains géantes, Rachmaninov était capable de jouer des intervalles de treize notes — étaient probablement liées à une maladie génétique, le syndrome de Marfan. D’un simple clic, Erwan accéda à un article sur cette affection rare touchant en priorité les yeux, les os et le système cardiovasculaire. Extérieurement, la maladie se caractérise par une croissance exagérée des membres, une déformation du squelette et un allongement démesuré du visage.
Suivait la liste des célébrités « sans doute atteintes » du même syndrome. Niccolo Paganini, Abraham Lincoln, Joey Ramone des Ramones, Bradford Cox, chanteur du groupe Deerhunter, Javier Botet, acteur espagnol de films d’horreur… et même Oussama Ben Laden. Tous avaient un air de famille : mêmes traits distendus, mêmes yeux mélancoliques, même taille immense. Un clan qui aurait partagé un atavisme à travers les siècles — des analyses génétiques démontraient même que la dynastie de Toutankhamon en souffrait déjà. Les bandelettes retirées, on obtenait les mêmes personnages filiformes.
Erwan songea à di Greco. Le syndrome de Marfan ne cadrait pas avec sa carrière militaire. En même temps, il se souvenait de l’impression que l’amiral lui avait laissée : un être usé, rongé, affaibli.
Nouvelle recherche, cette fois sur l’amiral. Rien, ou presque. Quelques cérémonies officielles, remises de médailles, et basta. Pas d’article Wikipédia. Pas de fiche dans le Who’s Who. Aucune notice militaire. Di Greco était un parfait inconnu. À moins que tout ce qui le concernait ne soit classé secret défense et qu’une obstruction interdise toute diffusion de renseignements sur le Net.
Erwan s’arrêta là. Ses paupières se fermaient d’elles-mêmes. Il se glissa dans son lit comme on se réfugie à l’abri et se dit qu’il avait oublié son appareil dentaire. Encore une nuit à grincer des dents.
Les secousses du Dauphin revenaient l’assaillir. Il avait l’impression de tanguer sur son matelas. Alors qu’il sombrait dans le sommeil et que ses pensées perdaient toute cohérence, il vit soudain l’amiral apparaître au fond de son cerveau.
Il était à bord de son château flottant mais ses bras interminables étaient déjà dans les couloirs de la K76. Lorsque ses doigts ne furent plus qu’à quelques centimètres du visage d’Erwan, ses os poussèrent brusquement et crevèrent sa chair pour l’atteindre.
Il y avait la rose pour l’été. La blanche pour l’hiver.
La ligne de coke s’étirait sur la table basse et se reflétait dans la baie majestueuse du salon, dans l’axe exact de la tour Eiffel. Loïc habitait désormais avenue du Président-Wilson, à quelques pas de son ancien appartement place d’Iéna, où Sofia et les enfants vivaient toujours.
Il s’était fait faire une paille en aluminium poli au bord arrondi pour ne pas se blesser le nez — elle ne le quittait jamais. Il inhala la poudre et ne ressentit rien. Il se dit que c’était la faute de la came, trop coupée. Ou alors le contraire : c’était lui le produit frelaté, le mec à ce point émoussé qu’il était immunisé contre toute sensation.
Il se leva et attaqua l’étape numéro deux : coup d’œil aux écrans et terminaux de son bureau. Coltano avait encore monté. Merde. Quelque part dans le monde, on achetait et on vendait ces putains d’actions. Qui ? Il songea à son père qui allait l’engueuler, comme si c’était sa faute, lui-même craignant les généraux congolais. Pourquoi fallait-il qu’il soit lié à ce bordel ?
Loïc passa au site Reuters, où une alerte était signalée à propos de Coltano, justement. Quelques lignes pour confirmer la nomination du général Trésor Mumbanza à la tête de la compagnie au Katanga. Originaire de la région, de l’ethnie des Luba, Mumbanza avait sans doute un passé chargé mais son portrait était ici édulcoré. Carrière, expérience, titres, tout sonnait faux. En réalité un général sanguinaire de plus, doublé d’un escroc, à la botte de Morvan avec la bénédiction de Kabila. Le Vieux disait qu’il choisissait ses directeurs comme de Gaulle ses présidents en Afrique : « Des hommes de confiance, qui sachent au moins lire et écrire. »
Loïc gagna sa cuisine ouverte pour l’étape trois : un café guatémaltèque qu’il recevait directement d’Antigua. Pour sa préparation, il utilisait des ustensiles dignes d’un chirurgien, avec en guise de salle d’opération une cuisine aménagée, marbre et inox, signée Boffi. Nouvelle déception. Le nectar n’avait pas la moindre saveur. Loïc avait l’impression d’être anesthésié. Un reflux acide lui offrit aussitôt un démenti. Il songea à un ulcère. Par association, il pensa à Sofia. Toute la nuit, il s’était retourné dans son lit, non pas à cause de Coltano mais à cause de l’Italienne.
L’existence humaine est une alchimie inversée : on ne transforme pas le plomb en or, on change, avec obstination, l’or en plomb. Comment son histoire d’amour avec Sofia avait-elle pu devenir un tel torrent de haine ?
Nouvelle brûlure. Il releva son tee-shirt et se massa l’abdomen, au niveau du plexus solaire. Penser à faire des examens. Radio. Coloscopie. N’importe quoi pour trouver le mal et son remède. Il rêvait déjà d’emplâtres qui régénéreraient sa flore intestinale. De la poudre, encore…
Une deuxième tasse en main, il s’assit sur son canapé — un machin de mousse et de cuir créé par un designer italien. Le soleil et son escorte de nuages se levaient comme une grande armée au loin, boucliers d’or et lances de feu, entre les sculptures du palais de Tokyo. Il se souvint des péplums qu’il regardait quand il était môme, des films des années 60 que collectionnait son père. À l’époque, il se rêvait en héros courageux…
Pas question de divorcer. Non pas parce qu’il aimait encore Sofia — il la détestait de toutes ses forces —, mais parce qu’une séparation officielle l’éloignerait de ses enfants. Sofia n’aurait aucun mal à prouver ses problèmes d’addiction devant un juge et il ne pourrait plus voir Milla et Lorenzo qu’une fois par semaine. Peut-être même refuserait-on qu’ils restent dormir chez lui le week-end…
Troisième café. Lui qui depuis près de dix ans vivait dans un monde de fric où le sentiment de puissance était roi, il était à la merci de cette salope. Cela lui paraissait odieusement injuste. À contre-courant de sa carrière fulgurante.
Il était entré dans le business au milieu des années 2000.
Parrainé par son mentor, James Thurnee, propriétaire d’un important hedge fund, il avait commencé en tant qu’analyste. Il s’était d’abord enfermé plusieurs mois pour lire tout ce qui lui tombait sous la main dans ce domaine. Il avait rédigé ses premières analyses avec prudence puis y avait glissé des conseils qui s’étaient avérés pertinents. Le milieu l’avait repéré. On avait suivi ses intuitions. On avait gagné de l’argent grâce à lui.
Bientôt, sa parole avait eu valeur d’oracle.
Au bout de deux années, il en avait eu marre de prodiguer ses conseils sans en tirer profit. Thurnee lui avait confié un « book » de 200 millions de dollars à gérer. D’un coup, Loïc avait les mains dans le moteur. Il voyait comment l’argent, chaque jour, fructifie, s’emballe, déprime. Il avait commencé à brasser des fortunes et raflé au passage ses 20 % de bonus. Personnel merci…
Il voulait plus : monter son hedge fund. Thurnee lui avait accordé une nouvelle niche au sein de sa propre boîte et l’avait recommandé à ses plus anciens clients. Les dinosaures, magnanimes, lui avaient donné quelques milliards pour qu’il se fasse les crocs.
Il se les fit.
Il avait opté pour des placements inattendus, s’intéressant aux actions sous-évaluées, aux entreprises passées de mode. Il avait fouillé les fonds de tiroirs et y avait trouvé des pépites. Il marchait à contre-courant, n’écoutant pas les rumeurs, ignorant les modes, jouant toujours à l’outsider.
Amusé, Thurnee l’observait : il savait que Loïc avait un secret. Le gamin revenait de contrées infernales qui lui avaient durci le cuir. Il avait connu l’alcoolisme, l’héroïne, la mort dans des sombres régions de l’Inde. Les marchés, quelles que soient les sommes vertigineuses en jeu, ne pouvaient plus l’impressionner. Surtout, comme Thurnee lui-même, il était bouddhiste (c’était l’Anglais qui l’avait initié). Dans un univers où la seule règle est l’avidité, il était désintéressé, détaché de toute passion et de tout matérialisme. Cette distance lui permettait souvent de percevoir des lignes de force que personne ne décelait…
Loïc regarda sa montre : bientôt 8 heures. Le soleil envahissait déjà son salon. Il avait gâché deux heures à rêvasser. Il se leva d’un bond, s’accorda une nouvelle ligne et fila dans la salle de bains. Douche fraîche. Rasage express. Costume. Il ouvrait sa porte, allumant déjà son téléphone portable, quand il tomba en arrêt devant un colis posé sur son paillasson.
Un carton couleur kraft, fermé avec du mauvais adhésif.
Il s’en empara avec prudence — à vue de nez, près d’un kilo — et rentra dans son appartement. La présence même de cette boîte était étrange : l’immeuble était une forteresse domotisée et la concierge lui gardait son courrier jusqu’au soir. Des hypothèses sinistres se bousculaient déjà dans sa tête. Une bombe. Un doigt sectionné. Une lettre empoisonnée à l’anthrax.
Une odeur organique émanait du colis, quelque chose d’animal. Il se dit qu’il valait mieux ne plus y toucher et appeler son père mais la curiosité fut la plus forte. Dans la cuisine, il attrapa un couteau à sushis, coupa l’adhésif avec précaution, ouvrit le carton.
Il fit un bond en arrière en réprimant un cri : enveloppée dans du papier journal, une langue énorme, hérissée de tessons de verre. Du sang baignait le fond de la boîte. Avec la pointe du couteau, Loïc souleva l’organe — un simple abat de boucherie — et découvrit, cachée dessous, une feuille pliée en quatre dans une poche en plastique. Sans prendre la peine d’enfiler des gants, il la saisit et l’ouvrit. Le message était écrit en lettres capitales avec une encre brunâtre — peut-être du sang.
Il s’effondra sur un des tabourets de sa cuisine américaine, relut plusieurs fois le message et sentit une terrible pression sur sa poitrine. La frousse contaminait la moindre parcelle de son corps, bouleversant son métabolisme, altérant sa perception du monde extérieur. Souffle court, cœur à cent vingt beats, suées brûlantes. L’odeur du sang lui montait à la tête au point de lui donner le vertige.
Maintenant qu’il avait fait à peu près tout le contraire de ce qu’il fallait faire, il ne lui restait plus qu’un seul numéro à composer.
Mer noire. Herbe bleue. Rochers verts. Un tableau inouï se dessinait dans la brume matinale. Du primitivisme féerique. L’abordage de Sirling était comme une traversée du miroir.
Ils accostèrent l’île par l’ouest, derrière un éperon de granit noir — le seul abri où mouiller selon Archambault. Erwan se dit qu’il fallait envoyer une équipe ici : Wissa et son tueur avaient forcément mouillé dans cette crique et peut-être laissé des traces. Il emboîta le pas à ses coéquipiers : Archambault, Verny, Le Guen — Kripo avait pris son avion pour Paris. Après avoir remonté la plage, ils grimpèrent sur un tertre offrant un point de vue à cent quatre-vingts degrés.
Plusieurs collines de faible envergure évoquaient les plis d’un tapis gris et roux. Sur la première, des blocs de granit se dressaient comme les arêtes dorsales d’un squelette monstrueux, entièrement recouvertes de fourrure verte.
Andiamo. Erwan était heureux. Après avoir dormi comme une pierre, il avait englouti son petit déjeuner au mess, parmi les soldats silencieux, puis pris la mer à la manière des pêcheurs dans un roman d’Henri Queffélec. Il avait moins souffert de la nausée qu’il n’aurait cru et maintenant, ragaillardi, il marchait dans le froid, savourant la chaleur de ses vêtements.
Il n’y avait pourtant pas de quoi pavoiser. Rien de neuf n’était survenu dans la nuit. Il avait renoncé à appeler la substitute : qu’ils se démerdent entre gendarmes et magistrats, et qu’ils tirent à la courte paille celui ou celle qui préviendrait les Sawiris. Il ne comptait pas non plus sur une découverte capitale à Sirling.
Ils passèrent la deuxième colline. Des joncs et des roseaux bordaient des flaques noires aux reflets d’anxiété mauve, dans un paysage de toundra monochrome et sinistre.
Troisième colline : changement de décor. Des couleurs y pétaradaient comme des feux d’artifice. Bosquets roses, blancs, jaunes, jouant à saute-mouton au gré des reliefs. Surtout, un champ de bruyère déployant une sorte de crumble de roses et de violets paraissait receler une énergie mystérieuse.
— Qu’est-ce que vous foutez ? s’impatienta Le Guen. C’est par là que ça se passe.
Erwan se remit en marche. Ils dépassèrent un nouveau sommet et découvrirent le théâtre des opérations : des centaines de mètres carrés sécurisés, une trentaine de gars au travail sur fond de flaques saumâtres et de sable gris. Les techniciens s’agitaient dans leur tenue blanche autour d’un trou d’environ cinq mètres de diamètre. Les plongeurs étaient en train de l’assécher, manipulant de lourds tuyaux striés.
« Vous gaspillez l’argent du contribuable. » C’était le dernier mot que lui avait adressé le colonel Vincq sur le seuil de l’école.
Un des TIC passa sous le rubalise pour venir à leur rencontre. Il portait une chapka qui lui donnait l’air d’un cosaque. Thierry Neveux, l’analyste criminel.
— Bon voyage ? demanda-t-il sur un ton ironique. Venez. L’épicentre de l’explosion est là-bas.
— On met pas de surchaussures ?
— Laissez tomber. En quarante-huit heures, l’île a connu des pics à plus de dix millimètres de précipitations. Aucune chance qu’il subsiste des empreintes dans ce bourbier. Encore moins de fibres ou de fragments organiques…
Vous gaspillez l’argent du contribuable.
Ils atteignirent la cavité où les plongeurs descendaient en rappel. D’autres gars se passaient des coffres étanches de polypropylène noir.
— Ils ont apporté des radars et des sondes. L’explosion a retourné la terre et a peut-être enterré des objets. Mais encore une fois, faut pas espérer des miracles.
— Qu’est-ce que vous pouvez me dire sur le missile qui a fait ça ?
— Pas grand-chose et on m’a dit que c’était secret dé…
— Je vous pose une question, vous me répondez.
Neveux sourit sous sa chapka — les longues oreilles d’astrakan lui cinglaient le visage. Maintenant, il ressemblait à Dingo.
— La bombe a été déclenchée par une réaction chimique. Oxydoréduction ou décomposition. Un vrai flash incandescent. Tout a été pulvérisé et brûlé. Mais pour dire exactement ce que…
Erwan lui prit des mains le morceau de métal noirci qu’il venait de ramasser :
— Selon vous, la bombe contenait des fragments métalliques ?
— Comme les DIME, vous voulez dire ? Je pense pas, non. Il n’y en a pas aux alentours. Et d’ailleurs, je doute que notre armée expérimente de telles munitions. Elles sont interdites par la convention de Genève.
Erwan se souvenait de la chair déchirée, des morceaux de fer sous la peau. Il avait imaginé des shrapnels. Quoi d’autre ?
— Le légiste va extraire les résidus métalliques incrustés dans le corps, reprit-il. Vous pourrez les identifier ? Reconnaître s’il s’agit de débris d’armes blanches, d’instruments de torture ?
Neveux haussa les sourcils : on ne lui avait pas donné cette version des faits. À force de jouer au cachottier, Erwan était en train de ralentir l’enquête.
— Vous pensez que le gars a été tué avant l’explosion ? demanda l’analyste.
Erwan n’eut pas le temps de répondre. Un Rafale traversa les airs. En un mouvement réflexe, techniciens et plongeurs rentrèrent la tête dans les épaules. Ce n’était pas un bruit — pas à échelle humaine en tout cas —, plutôt une sorte de lacération du ciel. Un arrachement de la matière la plus dure qu’on puisse imaginer : le magma originel. Comme si on déchirait une montagne aussi facilement qu’une feuille de papier.
L’avion de chasse avait déjà disparu. Erwan observa les autres : ils étaient stupéfaits, en position d’arrêt. Un râle lointain planait encore, semblant se dilater dans l’univers lui-même. Puis le bruit se condensa en une nouvelle attaque. Un sifflement se précisa — une mèche gigantesque qui allait crever l’éther — et s’amplifia pour redevenir un rugissement.
Cette fois, Erwan ne baissa pas les yeux. Il vit le triangle noir qui coupait les nuages. Les traînées blanches sur ses ailes évoquaient des flammes de gel. Les bouches hurlantes de ses réacteurs crachaient un feu d’une telle concentration qu’on pensait à un quartier de soleil. Une pulpe si brûlante qu’on se grillait les yeux rien qu’en la regardant.
Soudain, lui qui depuis son arrivée méprisait pilotes et uniformes fut pris d’une admiration sans bornes pour ces hommes capables de maîtriser de tels engins et d’asservir les puissances du cosmos. De vrais démiurges.
Le fracas s’estompa et le vent nettoya l’atmosphère. Les manœuvres des Rafale continuaient donc. Pas de deuil du côté du Charles-de-Gaulle. Le flic revit la longue silhouette de l’amiral di Greco — il avait oublié de se renseigner sur ses fonctions exactes à bord du porte-avions.
Ils s’approchèrent du puits. Au fond, les hommes en combinaison de néoprène ressemblaient à de gros phoques huileux. L’un d’eux était en train de remonter par le câble.
Il se présenta : le chef des techniciens en investigation subaquatique.
— On a déjà trouvé ça, annonça-t-il simplement. Ça vous dit quelque chose ?
L’objet était enveloppé dans un sac à scellés. Parmi les plis transparents, Erwan distingua un anneau. Il attrapa le sac et l’exposa à la lumière irisée du large. C’était une chevalière de métal brut, plomb ou argent usé. Sur le dessus, des armoiries celtes étaient gravées.
— Qu’est-ce que ça vaut ? demanda le plongeur.
Erwan tendit l’objet à Neveux sans répondre. Sa poitrine était devenue une chambre à vide. Il avait reconnu la bague, sans le moindre doute possible.
La chevalière de son père.
Quand Morvan avait lu la lettre de menace adressée à Loïc, il avait tout de suite pensé aux Combattants, des Congolais exilés qui continuaient la lutte contre le régime de Kabila en France. Ils sabotaient les concerts parisiens des musiciens qui avaient adoubé le gouvernement de Kinshasa, cassaient la gueule aux notables congolais qui passaient à Paname, inondaient le Web de messages vindicatifs et organisaient dans le quartier de la gare du Nord ou place des Invalides des manifestations dont personne n’avait rien à foutre.
Pourquoi s’en prenaient-ils aujourd’hui à Loïc ? L’assimilaient-ils aux complices de Kabila ? Absurde. Son fils n’était qu’un des gestionnaires de Coltano : il ne possédait, pour l’instant, aucune part dans la compagnie et n’avait jamais mis les pieds au Congo.
Surveillaient-ils le cours de l’action ? Avaient-ils noté sa hausse ? Que pouvaient-ils en déduire ? Que la clique de Kabila était en train de magouiller avec les Blancs et les Tutsis, spoliant plus encore leur terre ? Morvan avait du mal à imaginer les lascars observant l’évolution du marché. La plupart vivaient dans des squats pourris du 18e arrondissement et n’auraient pas pu miser dix euros en Bourse.
Un autre fait ne collait pas : le message lui-même, plein de fautes d’orthographe. Pas le genre des Combattants, dont la plupart étaient des intellectuels issus de la Sorbonne.
On va voir ça.
Après la visite de Loïc, il avait pris une douche, s’était habillé et s’était jeté dans les escaliers sans croiser sa femme. Il avait emporté un 9 mm et avait failli prendre un deuxième chargeur mais il s’était ravisé. Il allait à Château-d’Eau, pas à OK Corral.
À présent, il patientait à Radio Katanga, boulevard de Strasbourg. Odeurs de tabac froid, hall crasseux, murs lézardés. De temps à autre, des Noirs passaient. Des colosses aux yeux injectés de sang. Des gazelles gansées de cuir qui se tapaient un kebab en guise de petit déjeuner — en fait leur souper. Pas un seul ne lui adressait la parole. Ni même un regard. Pourtant, un Blanc sexagénaire de plus de cent kilos en costard-cravate avait de quoi surprendre dans cette station de radio cent pour cent africaine.
Morvan essayait de se tenir tranquille, ne cessant de revoir l’image mi-comique, mi-tragique de son fils avec sa boîte ensanglantée sous le bras. « Je vais demander à ta mère de nous la cuisiner pour dimanche ! »
Loïc n’avait pas esquissé un sourire. Morvan avait coutume de dire à son sujet : « L’audace n’est pas son fort ni le courage sa spécialité. »
Du côté de Coltano, il avait vérifié, Deplezains disait vrai et Loïc n’avait aucune explication. Lui en avait une mais il préférait ne pas l’envisager. La veille au soir, il avait appelé Bizot, le président du groupe à Paris — un énarque mollasson qu’il avait placé dans le fauteuil directorial. À l’évocation de cette montée du cours, l’autre s’était rengorgé : « La rançon du succès ! » Quel con. Il avait aussi proposé d’envoyer des détectives privés sur le terrain pour enquêter sur le meurtre de Nseko. Encore une connerie. Morvan avait aussitôt calmé ses ardeurs. À tort ou à raison, il était persuadé que la mort du Noir ne jouait aucun rôle dans cette soudaine montée en flèche de l’action.
Il avait ensuite appelé les patrons des unités d’exploitation, à Lubumbashi. Des petits Blancs usés jusqu’à l’os par le pays. Aucun n’avait pu lui donner une raison valable : l’exploitation des mines continuait sur le même rythme, sans perspective nouvelle. Il avait aussi tenté de contacter, au cas où, les lieutenants de Nseko, mais ils s’étaient enfuis, terrifiés par la mort de leur patron et redoutant les nouvelles mesures de Mumbanza — là-bas, on pouvait vous remercier de toutes sortes de façons…
Enfin, plus tard dans la nuit, Morvan avait tenté en vain de joindre son équipe dans la brousse du Nord. Aucune nouvelle depuis qu’il leur avait parlé de Lubumbashi. Mauvais signe ? Il se prit à imaginer un lien entre ce mystère et la menace reçue par Loïc. Non, il délirait. Personne à Paris ne pouvait savoir ce qui se passait autour d’Ankoro, en zone de conflit. Pas même les gars sur place…
Une voix l’interrompit dans ses pensées. Un grand Noir se penchait sur lui pour lui dire qu’on avait prévenu Thomas Luzeko, dit Grande Chaleur, leader des Bana Congo — l’autre nom des Combattants. Il tenait ici une chronique qui s’achevait à neuf heures du matin — il allait bientôt sortir du studio.
Morvan connaissait le Congolais de longue date : un Luba exalté qui avait fait ses études à Bruxelles et à Paris avant de retourner foutre le bordel dans son pays. Désormais interdit de séjour à Kinshasa, il fomentait ses complots dans le 10e arrondissement. Un intellectuel qui citait Hobbes et Marx et prônait la violence comme seul recours possible.
Deux cerbères apparurent et lui firent signe de se lever. Ils le fouillèrent et lui confisquèrent son calibre. Gestes lents, brume de joints, grande fatigue : l’équipe de nuit n’allait pas tarder à aller se coucher. Morvan les suivit à travers un dédale de cabines aux vitres sales puis pénétra dans une remise où s’accumulaient CD, matériel hi-fi et ordinateurs obsolètes, le tout recouvert d’une épaisse couche de poussière. Au fond, Grande Chaleur l’attendait, un joint à la main, droit comme un I dans son fauteuil.
Le Black portait en permanence une minerve qui lui enserrait les épaules dans une sorte de grillage. Il prétendait avoir été torturé par la police de Kabila : les coups reçus lui auraient démis une ou plusieurs vertèbres — ça dépendait des jours.
Morvan s’approcha, attrapa une chaise et s’assit en face de son hôte. La salle semblait avoir subi une fumigation au cannabis.
— Qu’est-ce qui me vaut l’honneur de cette auguste visite ?
Luzeko avait une voix sombre et polie comme du cuir Hermès. On sentait derrière chaque mot une formation hors norme — sur ses vieux jours, Mobutu partageait sa vie avec des sœurs jumelles. Luzeko était le neveu de l’une d’elles. Des mauvaises langues disaient même son fils illégitime. Le gamin avait grandi dans les palais du Léopard et avait reçu l’éducation la plus brillante qu’on puisse imaginer.
Morvan sortit le message de sa poche :
— Lis.
Grande Chaleur déplia la page avec des gestes d’automate. Il adorait jouer à l’infirme. Durant quelques secondes, il se concentra sur la feuille :
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Que tes gars devraient apprendre l’orthographe.
Posément, l’autre replia le message et le rendit à Morvan :
— C’est pas nous, et tu le sais.
— Mon fils a reçu cette saloperie ce matin, agrémentée d’une langue de bœuf farcie de tessons de bouteille. Complètement grotesque. Les fameux Combattants ont décidé de s’attaquer aux financiers du système ?
— Tu te fais trop d’honneur. Ça a toujours été ton défaut : tu te prends pour le nombril du Congo-Kinshasa. Mais pardon de te le rappeler, tu n’es qu’un intrus, un sale Blanc pilleur de notre terre. Un…
Morvan se leva en un seul mouvement et se pencha sur l’homme corseté :
— Vous avez décidé de faire chier le régime de Kabila par tous les moyens possibles à Paris. Vous faites ce que vous voulez, chacun sa merde. Mais si vous touchez un seul cheveu de mon fils, je vous arracherai de vos squats comme des dents pourries et on en parlera plus !
Grande Chaleur restait impassible. Lentement, il porta le joint à sa bouche et aspira une longue bouffée.
— Je te répète qu’on y est pour rien, dit-il en lui soufflant la fumée au visage. Notre combat est politique et…
— Ta gueule. Que dis-tu du mot « Kongo » écrit avec un « k » ?
— On a pas le monopole de cette orthographe. Tous les Africains du Centre se réclament du vieil empire. Tu es venu me poser une question, je t’ai répondu. Salut, Morvan. Je peux rien pour toi et tu peux rien contre nous.
— Tiens donc ! Si vous bougez une oreille, je vous fous tous dans un charter à la santé de Valls. Qu’est-ce que tu crois ? Que tu vas baiser la France en levrette et t’essuyer la queue au rideau ?
— Je reconnais là ta classe, Morvan.
Le vieux flic l’empoigna par la minerve :
— Toujours à croire que ta merde ne pue pas ! On verra ce que tu diras à Fleury, quand tu te feras enfiler par des pédés huilés !
Un vague sourire flottait sur les lèvres de Luzeko. Le cannabis et aussi une décontraction lunaire le tenaient à distance de toute émotion. Lentement, il attrapa le bras de Morvan et se libéra de son emprise. Le flic ne résista pas. Il lui aurait bien écrasé son nez de babouin mais le Noir devait être armé.
Il se recula dans le brouillard de drogue et attendit.
Toujours raide, l’autre plongea la main sous sa veste. Morvan se crispa. Luzeko en sortit seulement un téléphone portable et commença à pianoter.
— Tu crois que c’est le moment de consulter tes messages ?
— Pas mes messages, cousin. Tes comptes en Suisse. Ainsi que ceux de ton fils.
— Donne-moi ça !
Il tendit le bras mais Luzeko l’esquiva, avec une dextérité inattendue pour un prétendu infirme.
— Tu crois être le seul à avoir des dossiers, toubab ? (Il lut posément son écran.) Tu savais que Loïc avait toujours un compte commun avec sa femme ? Pas très raisonnable, vu leurs rapports…
Morvan arma son poing :
— Enculé de Nègre !
La gueule noire d’un.45 l’arrêta. Grande Chaleur braquait un calibre dans sa direction.
— Assieds-toi et écoute-moi bien.
Morvan se laissa retomber sur sa chaise.
— On se contente pas de casser quelques gueules gare du Nord. On a nos réseaux, nos alliés, nos renseignements. C’est toi qui nous as appris ça, Morvan.
— Pourquoi vous menacez mon fils ?
— Je te dis que c’est pas nous. (De sa main gauche, il saisit la feuille aux plis coagulés et la balança au visage du flic.) Une langue de bœuf ? Un mot écrit en p’tit nègre ? Pour qui tu nous prends ? Quand ton fils passait son bac à moitié bourré, j’étais déjà à Sciences po !
Morvan empocha la lettre, faisant mine de capituler. Il se leva et lissa son costume. La seconde suivante, il balançait un tranchant de la main, façon shomen uchî, sur le poignet du connard qui lâcha son arme sans un cri. De son autre main, le Vieux le souleva du sol. Pas mal pour ton âge.
Il sortit à son tour son portable, tout en maintenant sa prise. Luzeko n’esquissa pas le moindre geste pour se défendre. Le flic lui fourra l’écran sous le nez :
— Moi aussi, j’ai mes renseignements. Tu sais ce que c’est, ma couille ? La prochaine charrette de la Cour pénale internationale. Souris : t’es en tête de liste !
— Qu’est-ce… qu’est-ce que tu racontes ?
— Personne n’a oublié ton passé dans la brousse.
— Des mensonges !
Le flic desserra son étreinte et éclata de rire :
— Tu sais que le cannibalisme, c’est excellent pour la vigueur sexuelle ? Ma parole, avec ce que t’as bouffé là-bas, tu dois en avoir des petits bâtards dans la forêt !
— Nquilé, tu…
— Ta gueule. Si tu suis pas mes ordres, je me ferai un plaisir d’aller témoigner à La Haye.
— Qu’est-ce que tu veux au juste ?
— Trouve-moi les enfoirés qui ont écrit ce message et démerde-toi pour savoir qui se cache derrière.
Il recula de deux pas. Il était toujours possible que Grande Chaleur tente quelque chose mais il rajustait simplement sa minerve.
— Je te donne quarante-huit heures. Un mot de moi et ton nom disparaît de cette liste.
— Je t’appelle ?
— C’est ça, pour me filer la vérole. Je viendrai en personne recueillir ton « auguste parole », prévint-il en marchant vers la porte.
Une fois dehors, il s’essuya le visage et la nuque avec des Kleenex. Son costume puait la transpiration et les miasmes de joint : il était bon pour retourner se changer. Merde.
Sur le boulevard de Strasbourg, ils étaient déjà tous là, à pied d’œuvre, groupés autour de la bouche de métro. Coiffeurs-défriseurs. Glandeurs professionnels. Marchands de bitume. Dealers en tous genres, sans doute armés pour éviter de se faire braquer. Une fusion indémerdable entre survie et pognon, trafic et fainéantise, violence et joie de vivre. Putains de Blacks… Au fond, Morvan les aimait bien.
D’un geste, il effaça le texte qu’il avait exhibé sous le nez de Luzeko : une simple liste de flics promus et leur mutation. Il n’y avait pas d’enquête internationale sur le Katanga. Personne n’était pressé d’initier là-bas la moindre investigation. La seule priorité était l’exploitation des mines.
Avec le recul, il se dit que Luzeko avait dû bluffer lui aussi. Ses données ne devaient être que sa dernière facture de costumes donnée au pressing.
Deux caïds en carton. Deux trouillards qui avaient tant de choses à se reprocher qu’il suffisait à chacun d’allumer un mobile pour que l’autre chie dans son froc. Lamentable.
À cet instant, le portable vibra dans sa main. Erwan.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
Erwan répéta ses explications : le trou du missile, les recherches, la découverte de la chevalière. Au téléphone, il ne pouvait pas la jeter au visage de son père, mais l’esprit y était.
— Calme-toi, fit Morvan de sa voix de stentor. Tu es flic. Ton rôle est d’analyser les faits.
— Tous les flics ne trouvent pas un indice pareil sur une scène de crime.
— C’est pas la mienne.
— Tu oublies que je la connais bien. Le blason de la famille. L’aigle et la feuille de fougère.
— La mienne est à mon doigt.
— Vraiment ? Tu as toujours prétendu qu’il n’y en avait qu’une. Les symboles de notre clan !
— J’ai menti.
Erwan se tut. À toute chose malheur est bon : un voile tombait.
— C’est du toc, avoua Morvan. Une babiole vendue sur n’importe quel marché du Finistère ou des Côtes-d’Armor.
— Pourquoi nous avoir raconté ça ?
Erwan se calmait : mieux valait un mensonge qu’un meurtre.
— Parce que vous avez toujours méprisé vos racines. J’ai cru qu’avec cet objet, j’allais donner du crédit à vos origines bretonnes.
Erwan prit un ton ironique :
— Tu veux dire que la dynastie des Morvan-Coätquen n’existe pas ?
— Elle existe mais on a jamais été une lignée d’aristocrates. De simples pêcheurs. Ce qui ne nous a pas empêchés de participer à la chouannerie.
— Pourquoi je te croirais aujourd’hui alors que tu mens depuis notre naissance ?
— Je te répète que la chevalière est à mon doigt. Tu peux vérifier sur Internet ou chez n’importe quel marchand de souvenirs, on peut se la procurer partout. Je l’ai achetée après la naissance de Gaëlle, dans les années 80.
— Je ne peux croire à un hasard.
— Ton rôle n’est pas de croire mais de trouver. Tu vas faire une analyse ADN ?
Son mea culpa terminé, Morvan avait déjà repris son ton autoritaire.
— Inutile. On l’a exhumée de la boue. D’ailleurs, toute la scène baigne dans son jus. Aucune chance de dénicher quoi que ce soit.
— Tu m’as donné aucune nouvelle. La version bizutage ne tient plus ?
— Je parlerais plutôt de lynchage : Wissa Sawiris a été assassiné, après avoir été torturé. Il était mort avant que le missile ne l’atteigne.
— Qu’est-ce que tu sais d’autre ?
Erwan ne put lui livrer que des suppositions : l’étudiant supplicié dans la lande, la dépose du corps au fond du bunker par le ou les tueurs.
— Des suspects ?
— Les élèves de Kaerverec. Soit ils ont pété les plombs, soit ils ont voulu éliminer un témoin gênant.
— Témoin de quoi ? Il y aurait eu préméditation ?
— Tout est possible. J’exclus pas non plus un tueur de l’extérieur qui passait par là. Le genre Francis Heaulme.
— Tu nages complètement, quoi.
Erwan ne répondit pas, il devait avant tout éclaircir cette histoire de chevalière.
— T’as rédigé une synthèse ? reprit son père.
— Pas encore mais ça sera vite fait.
— Et la conf’ de presse ?
— Impossible aujourd’hui : pas assez de biscuits.
Morvan, de plus en plus Commandeur :
— Je veux un rapport détaillé par mail pour ce soir. Tu donnes rien à la substitute avant que je l’aie lu. Je m’arrangerai avec elle. Conférence de presse demain matin, dernier carat, quel que soit le degré d’avancement de l’enquête.
Erwan chercha des objections mais le Vieux avait raison : impossible de repousser encore l’échéance. Il raccrocha et considéra le décor qui l’entourait.
Ils venaient d’accoster à l’embarcadère où les ETRACO de l’école étaient amarrés, un simple ponton cerné de roseaux, aux piliers rongés par la vase. Erwan s’était éloigné pour appeler son père — pas de réseau sur Sirling. Archambault rinçait le pont du Zodiac. Verny et Le Guen aidaient les techniciens scientifiques à décharger leurs mallettes. On aurait dit un retour de colo.
Il fit quelques pas vers le rivage et découvrit une côte touristique, ponctuée de jolies maisons blanches aux volets bleus, où des hortensias éclataient sur chaque seuil. Comment expliquer qu’avec tous ces témoins potentiels, personne n’ait « rien vu, rien entendu » ?
Il n’avait pas cru un mot des explications de son père mais ses soupçons ne tenaient pas non plus. Si le Vieux avait été impliqué dans ce meurtre — pour une raison inimaginable —, il n’aurait jamais laissé sur place un objet aussi personnel. Ou alors il s’en serait aperçu et n’aurait pas délégué son fils sur l’affaire. Un coup monté ? Ou simplement une autre bague, comme il le prétendait ?
Erwan s’orienta vers la plage, ôta ses chaussures et fit connaissance avec le sable humide. La marée était basse et quelques bateaux étaient échoués. C’était un spectacle triste, désolé, mais qui révélait une autre clé du pays : ces bateaux ne se contentaient pas de naviguer sur la mer, ces hommes de marcher sur le sable, un lien intime les unissait. Une sorte de fusion, de soudure ancestrale avec la terre bretonne.
Il vérifia ses messages. Muriel Damasse, Vincq, les parents de Wissa… Il ne voulait plus de contact d’aucune sorte. Seulement se concentrer sur l’enquête.
Il atteignit une crique cernée de pins et de cyprès. Des résidus charriés par le ressac s’y accumulaient : lambeaux de cordages, fragments de polystyrène, bois flotté…
Son portable sonna de nouveau. Il y jeta un coup d’œil prudent : Clemente, le légiste.
— J’ai du nouveau.
— À propos de quoi ?
— Les blessures.
Erwan observait au loin ses compagnons qui rejoignaient les voitures. Malles et valises disparaissaient dans les coffres.
— J’ai étudié les restes les mieux préservés, continua Clemente. Ceux dont je pouvais analyser les tissus, les lésions, les saignements. C’est effrayant : il y a des blessures partout. La plupart ont été provoquées par des armes blanches, des pointes, des lames.
— Vous en avez retrouvé des fragments ?
— Dans certaines plaies, oui.
— Vous les avez identifiés ?
— Non. La chaleur a fait fondre le métal et…
— Envoyez-les à Neveux, l’analyste criminel. Quoi d’autre ?
— Je vous confirme que ces actes de barbarie ont été commis alors que le gamin était vivant. Le visage surtout m’a frappé. Le tueur s’est… acharné dessus. On dirait qu’il a utilisé une pointe, un tournevis, un objet de ce genre, et qu’il a percé des trous dans les joues et les gencives. Il y a aussi une série de perforations sur une épaule…
Erwan ne sentait plus ses pieds enfoncés dans le sable froid. À cet instant, le soleil creva la masse des nuages et éclaboussa la crique. Les rochers se couvrirent de paillettes, les aiguilles des pins se mirent à pétiller de toutes leurs gouttelettes.
— Vous avez eu le temps d’étudier d’autres vestiges ?
— Une partie de l’abdomen. À l’intérieur, j’ai découvert quelques tissus intacts qui m’ont permis de pratiquer une analyse plus poussée. On lui a prélevé des organes.
— Quoi ?
— J’ai repéré des coupures très nettes de nerfs, de ligaments. On a tranché dans ces zones avec du matériel spécialisé.
— Un bistouri ?
— Ce genre-là, oui.
— L’assassin est médecin ?
— Il a certaines connaissances anatomiques, en tout cas. Mais impossible de dire s’il a suivi quinze années d’études ou s’il a été infirmier au front.
— Pourquoi « au front » ?
— Je dis ça comme ça. L’ambiance militaire.
Derniers claquements de portières. Erwan tourna la tête. Tout le monde était monté en voiture. Derrière les pare-brise, il devinait les paires d’yeux braquées sur lui. Il les fit patienter d’un signe de la main.
— Quels organes ont disparu ?
— Difficile d’être sûr. Le foie, la vessie, la prostate… Plus bas, c’est trop endommagé pour en tirer des conclusions précises mais je pense qu’on lui a prélevé aussi les organes génitaux. Ça collerait avec le reste.
— Quel reste ?
— Il a été violé.
— Comment pouvez-vous le savoir si cette partie est détériorée ?
— Pas à l’arrière. Je suis désolé pour ces détails mais la région anale porte la trace de multiples blessures. D’après la paroi interne du rectum et des sphincters, Wissa a subi un viol extrêmement brutal.
— De son vivant ?
— Sans doute : les tissus ont saigné.
Erwan revenait en terrain de connaissance : violences sexuelles, la mort substituée à l’amour, sauvagerie lancinante de l’homme…
— Vous avez trouvé du sperme ?
— Non. Il n’y a pas eu éjaculation. On a utilisé un outil, un instrument. Certaines entailles sur les fesses évoquent un engin multitranchant, une barre de fer hérissée de lames ou de clous. Comme les masses d’armes du Moyen Âge qui portaient parfois des ailettes très coupantes.
Connaissances médicales, ablation d’organes, utilisation d’instruments délirants : le scénario d’un lynchage improvisé s’éloignait. Bienvenue au tueur psycho. Erwan songea aux parents de Wissa qui allaient demander à lire le compte rendu d’autopsie.
Il revint sur l’aspect chirurgical qui rompait avec une violence chaotique :
— Il y aurait un intérêt à prélever ces organes ? Pour une greffe, par exemple ?
— Non. A priori, aucune condition d’asepsie n’était remplie pour préserver le… enfin, le matériel. Je pense plutôt que le gars a gardé ça pour sa collection personnelle. Le genre à se branler tous les soirs dans un bocal plein d’organes.
Le cynisme de Clemente revenait mais sa voix était lasse — rien de plus épuisant que la férocité humaine.
Le soleil avait disparu. La plage baignait maintenant dans un bain de plomb qui pesait sur chaque détail. Le paysage semblait avoir du mal à respirer.
— Vous pouvez mettre tout ça par écrit et me le mailer ?
— J’ai pas fini.
— Vous pensez pouvoir trouver autre chose ?
— Je vous le dirai demain matin.
— Appelez-moi dans la nuit à la moindre découverte. Vous avez vraiment fait du bon boulot.
— Dans certains cas, on aimerait mieux en rester là.
— N’oubliez pas d’envoyer les fragments de métal à Neveux.
Erwan raccrocha et rejoignit les voitures au pas de course. L’averse avait déjà repris.
— La substitute a appelé, prévint Archambault. Elle aimerait que vous…
— Plus tard. Elle m’emmerde.
Le gendarme s’engagea sur la départementale sans insister. La visibilité ne dépassait pas trois mètres. Les gouttes énormes s’écrasaient sur le pare-brise comme des bombes à eau. Cette marée aveuglante cadrait bien avec la confusion d’Erwan : impossible d’aligner une idée claire.
Il se rendit compte qu’Archambault avait repris la parole.
— Quoi ?
— Philippe Almeida vous attend à la base.
— Qui c’est ?
— Le médecin de Kaerverec : vous vouliez le voir…
— Oui… bien sûr… (Il avait complètement oublié.) Mais pas à l’école.
— Où ?
— Sur le Narval.
— L’épave ?
Erwan avait dit ça sans réfléchir. Faire d’une pierre deux coups : interroger le toubib et visiter un site important — le théâtre du no limit. Il ne croyait plus à une épreuve qui aurait mal tourné mais le vaisseau abandonné demeurait un lieu possible pour le sacrifice d’un homme.
— Dans un quart d’heure.
L’Asperge attrapa son portable et lança un regard dans son rétro. Ils étaient suivis par la voiture de Le Guen et Verny ainsi que par les véhicules des techniciens scientifiques et des plongeurs.
— Qu’est-ce que je dis aux autres ?
— Le boulot continue.
Le Narval était planté dans le sable comme un poignard rouillé. Seule une partie du pont supérieur émergeait selon un angle de vingt ou trente degrés.
S’avançant sur la plage, Erwan évaluait la bête. Construit dans les années 60, le vaisseau devait mesurer une centaine de mètres de long. À son époque, cet « aviso escorteur », comme l’avait précisé Archambault, avait dû être un fleuron de la lutte anti-sous-marine. Aujourd’hui, ce n’était plus qu’une vieille carcasse désossée. Plus un seul canon, pas le moindre équipement ne saillait de cette épave qui ressemblait à un gigantesque épi de maïs aux couleurs de l’automne. Le plus étonnant était qu’on l’ait laissé là, comme la première pierre d’un cimetière marin.
Archambault l’avait prévenu : la marée allait bientôt remonter, dans une heure et demie l’épave serait totalement immergée.
En cherchant une voie d’accès, Erwan remarqua une série d’empreintes de pas. Jouant au Petit Poucet, il les suivit jusqu’à une trouée dans la coque : la cavité était remplie de sable à mi-gueule. Il plongea dans le ventre de fer, allumant la torche qu’Archambault lui avait passée. Tout de suite, il se retrouva cerné par une plomberie ruisselante et rongée de sel.
— Almeida ?
Il avança en pataugeant, précédé par le rayon de sa lampe. L’eau stagnait au fond de la cale et continuait d’osciller, comme si elle se souvenait du roulis de la marée précédente.
Erwan ne cessait d’éclairer ses pieds immergés — l’inclinaison du navire rendait le moindre pas difficile. Autour de lui, les structures semblaient frappées par une maladie atroce. Les murs, les tuyaux, les volants, tout portait des marques de lèpre, des ulcères livides, des brûlures rouges…
— Almeida ?
Les empreintes étaient peut-être celles d’un autre visiteur, passé plus tôt dans la matinée. Il s’aventura dans la salle suivante. On entendait les petits rires des filets de flotte, les grondements des trouées plus larges, les goutte-à-goutte dans les flaques…
Une échelle. De quoi accéder aux cabines ou au poste de pilotage. Coinçant sa lampe entre ses dents, Erwan empoigna les barreaux et parvint au niveau supérieur. Il se hissa à travers l’orifice circulaire en songeant à tous ces films de sous-marin où les gars passent leur temps à se glisser dans des écoutilles et à fermer des portes à volant.
Un couloir. Toujours gîtant à gauche, mais au sec. Il avança en se retenant à la rampe du mur supérieur.
— Almeida ?
Sa voix se perdait parmi les clapotis. Braquant son faisceau dans l’obscurité, il n’apercevait que des portes scellées. Enfin, au-dessus de lui, il trouva une embrasure — il ne restait plus que les gonds. Une nouvelle fois, il réussit à grimper.
L’espace avait dû être une salle de tir ou une chambre des torpilles. Des longs coffrages, des râteliers géants. Des lucarnes laissaient passer des rais de lumière grise striés de pluie étincelante. La salle offrait un clair-obscur fascinant, mouvant comme le fond d’un aquarium.
— Je suis là.
Erwan plissa les yeux et discerna une ombre assise derrière des fûts rouillés. Il s’avança de guingois, s’appuyant et s’accrochant à la fois pour ne pas tomber.
Installé sur un volant de métal, le médecin, avec ses moustaches tombantes, ressemblait à un musicien des seventies : Nick Mason, le batteur des Pink Floyd. Il devait avoir la cinquantaine, portait les cheveux longs et affichait un air de Viking vaincu.
— Pourquoi m’avoir donné rendez-vous ici ?
Le ton était agressif mais au moins, tout préambule était évité. Erwan trouva un tuyau sur lequel s’asseoir.
— Je pense que ce lieu a joué un rôle dans le meurtre de Wissa Sawiris.
— C’est un meurtre ?
— Vous n’êtes pas au courant ?
Le médecin baissa la tête en signe d’assentiment et s’ébouriffa les cheveux.
— Gagnons du temps et dites-moi ce que vous savez, reprit le flic.
— Je sais rien.
Pas de meilleure entrée en matière pour un interrogatoire décisif.
— Vous étiez bien le médecin de garde pour la K76 ce week-end ?
— Exact.
— Vous a-t-on contacté entre la fin d’après-midi du vendredi et l’aube du samedi ?
— Non.
— Et le samedi matin, après la disparition de Wissa ?
— Non plus. Ils ont découvert les restes à Sirling et les ont directement expédiés à la Cavale blanche.
— C’était la première fois que vous étiez de garde pour un bizutage ?
— Non. J’occupe ce poste depuis une dizaine d’années. Restrictions budgétaires. Surtout, ça permet aux uniformes de conserver les mains propres.
— C’est-à-dire ?
— Certains rapports pourraient être embarrassants à rédiger ou à archiver. (Almeida poussa ses cheveux en arrière, dégageant une boucle à l’oreille gauche.) Arrêtez de tourner autour du pot. Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— Le no limit, ça vous dit quelque chose ?
— Oui.
— Vous est-il déjà arrivé de soigner des blessures survenues dans le cadre de cette épreuve ?
— Oui.
— Quel genre ?
— Scarifications. Entailles. Brûlures.
Erwan avait de la chance : Almeida n’était pas un adepte de la langue de bois.
— Sur le certificat médical, vous écrivez quoi ?
— Je fais preuve d’imagination.
— Pourquoi ne pas balancer les faits ?
— La vérité ne servirait à rien. Les EOPAN nieraient en bloc et je me retrouverais seul comme témoin à charge.
— Durant l’année, il vous arrive de soigner encore les étudiants ?
— Bien sûr. Le no limit se poursuit toute l’année. Les épreuves, c’est-à-dire les blessures, font partie de la formation de la K76. Elles durent pendant les deux années du programme. Au même titre que le sport ou les crapahutages dans la lande.
— Et c’est vous que les soldats consultent ?
— Ils ont pas le choix. Les hostos demanderaient des explications, les toubibs rédigeraient des rapports. D’ailleurs, la plupart du temps, les troufions cicatrisent tout seuls.
— Comment vous expliquez qu’aucun d’entre eux ne se rebelle ?
— Ils sont envoûtés.
— Par qui ?
— En Afrique, on dit : « Le poisson pourrit par la tête. » C’est di Greco qui les conditionne. Ici, on l’appelle Grand Corps Malade.
— Parce qu’il est fou ?
— Non, parce qu’il souffre d’une maladie génétique qui déforme les os.
— Le syndrome de Marfan ?
Nick Mason hocha la tête, comme s’il marquait le rythme d’un nouveau morceau :
— Vous êtes quand même pas mal renseigné.
— Di Greco est toujours en état de commander ?
— Ça fait deux ans qu’il est au rancart. Plus aucune charge, aucune responsabilité. Il est à moitié aveugle et a du mal à se déplacer. En 2010, sa maladie s’est brutalement aggravée. Il est bon pour la casse.
— Comment a-t-il pu faire carrière dans l’armée avec un tel handicap ?
— De Gaulle aussi souffrait du syndrome de Marfan, ça l’a pas trop gêné…
L’évocation du Général offrait un enchaînement rêvé :
— Que fait-il sur le porte-avions ?
— De simples missions honorifiques, des trucs de prestige. Sa présence est plutôt une tolérance, eu égard à ses faits d’armes.
— Lesquels ?
— Aucune idée. À mon avis, son intention est de mourir à bord.
Di Greco n’avait donc plus que quelques années à vivre. Pour s’occuper, et aussi sans doute pour se venger du destin, le pervers entraînait les élèves de la K76 dans une spirale de cruauté.
— Vous ne l’avez jamais soigné ?
— Personne ne peut l’approcher. Il refuse tout examen médical.
— Pourquoi ?
— Y a des rumeurs. On raconte qu’un jour, il a passé une IRM à la Cavale blanche. La machine a failli sauter, à cause du métal qu’il a dans le corps.
— Des prothèses ?
— Non, des aiguilles. Il en a plusieurs dizaines enfoncées dans le corps. Le no limit, c’est aussi valable pour lui. Ce gars-là ne cesse de se mortifier.
— Comme un prêtre fanatique ?
— On peut dire ça, ouais. L’armée est sa religion et son dieu est le mal.
Le toubib aimait l’emphase mais Erwan avait compris l’idée. Il songeait aux pointes métalliques retrouvées dans la chair de Wissa. La même chose ? Non, Clemente avait parlé de fragments d’armes blanches visant à mutiler et tuer.
— Il vient encore à Kaerverec ?
— Parfois. Il organiserait aussi des réunions secrètes avec ses élèves, la nuit…
— Où ?
— Ici. Sur le Narval.
L’épave n’était donc pas seulement le théâtre du no limit, c’était aussi le mont des Oliviers du gourou. Cette cathédrale rouillée offrait un décor parfait.
— En quoi consiste sa… philosophie ?
— J’ai jamais été à ses sermons mais les étudiants m’en parlent parfois. Sa grande vision est fondée sur le furor guerrier de l’Antiquité.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Dans les poèmes épiques grecs, les soldats entrent dans une sorte de transe qui les rend à la fois invincibles et incontrôlables. Le goût du sang leur donne une force divine. Di Greco veut contrôler cette transe. Il veut aguerrir ses soldats au point d’atteindre au furor tout en le maîtrisant.
— Mais on parle de pilotes, non ?
— Pilotes, marins, soldats d’infanterie, peu importe : il s’agit avant tout de force mentale. Des hommes qui ont un pouvoir d’endurance décuplé.
— Vous ne leur avez jamais conseillé d’en référer à leurs supérieurs ?
— Inutile, je vous dis. Les officiers fermeraient les yeux et les mômes seraient virés.
— Mais ils pourraient au moins se révolter face à leurs tortionnaires.
Almeida fit rouler ses doigts sur un tonneau. Plus que jamais Nick Mason.
— Vous n’avez pas compris. La plupart du temps, ce sont eux-mêmes qui se mutilent. On n’est jamais mieux servi que par soi-même…
Depuis qu’il avait foutu les pieds à la K76, Erwan ressentait un malaise. Ce qu’il découvrait expliquait son trouble : di Greco créait ici des guerriers d’un genre nouveau, ne craignant plus ni la douleur ni la mort ; peut-être même éprouvaient-ils un certain plaisir au contact du danger et de la souffrance. Wissa était-il mort de ces excès ?
— Pourquoi vous me déballez tout ça ?
— Parce que les conneries ont assez duré. La mort du gamin, c’est l’« accident » de trop.
— Que s’est-il passé selon vous ?
— Aucune idée. Mais la nuit de vendredi a été une véritable Walpurgisnacht.
— Vous pensez que les autres l’ont torturé ?
Le Viking quitta son siège de fortune :
— Allons-y. La marée monte.
Erwan ne bougea pas :
— Donnez-moi votre sentiment.
— Di Greco les a rendus fous comme on rend fou un chien en l’affamant ou en le frappant. Ils se sont vengés sur le môme.
— Connaissez-vous un étudiant qui aurait des connaissances médicales ?
— Non.
— Un Renard qui serait plus sadique que les autres ?
— Impossible à dire.
— Vous seriez prêt à témoigner devant une cour ?
— Quelle cour ?
— Cour d’assises. Cour martiale. Y aura du boulot pour tout le monde.
Almeida disparut dans l’écoutille. Sa voix résonna de façon lugubre :
— Pas de problème. J’en ai marre de tout ça.
Loïc n’avait toujours pas digéré le coup de la langue.
À 15 heures, il sortait du service du docteur Lavigne, secteur psychiatrie adultes des hôpitaux de Saint-Maurice. Il avait essayé d’assurer sa journée de boulot, en vain. L’angoisse n’avait cessé de le tarauder. Dans la matinée, il avait vomi, s’était envoyé plusieurs lignes et une poignée d’anxiolytiques. Rien n’y avait fait. Au déjeuner, face à d’importants investisseurs écossais, il avait tenu jusqu’au plat de résistance puis avait commencé à suffoquer, à voir les murs palpiter, les visages se déformer en ricanant… Il avait fui sans un mot d’explication.
Sa première tentation avait été de renouer avec ses anciennes amours : free base, acide ou brown sugar. La drogue était la meilleure pharmacopée pour ses troubles. À moins qu’elle n’en soit l’origine…
Il avait finalement réussi à prendre l’autoroute de l’Est, s’accrochant au volant pour maîtriser ses convulsions. Direction Charenton — le fameux asile où avaient résidé le marquis de Sade et Paul Verlaine —, devenu Esquirol, puis aujourd’hui Saint-Maurice. Welcome back home.
Lavigne lui avait donné, en urgence, du Solian, le neuroleptique qu’il supportait le mieux, puis il l’avait fait poireauter une heure. Loïc était resté dans les jardins, attendant les effets de l’amisulpride, en tremblant sur un banc. Puis il avait arpenté les terrasses du parc (l’institut est installé au sommet de la colline de Gravelle, au-dessus de la vallée de la Marne) et avait rêvassé sur les pelouses. Il aimait cet endroit dont les vieux bâtiments étaient inspirés par la villa d’Este. Il y était à l’abri — loin des regards qui auraient pu le juger. Aucune chance de rencontrer ici un banquier, un capitaine d’industrie, un homme politique. Ou bien alors en pyjama et dans le même bain que lui.
À peine assis dans le cabinet de Lavigne, il avait débité sa litanie : angoisses, gémissements, analyses foireuses sur sa vie et ses mécanismes de peur. Il avait vidé son sac comme on vide une plaie. Puis il s’était lancé dans un discours sans queue ni tête sur le caractère paradoxal du bouddhisme, qui prône à la fois compassion et indifférence, amour et retrait du monde… « Parlez-moi du vrai problème », avait coupé le psychiatre.
Loïc avait demandé un verre d’eau — sa gorge était un four — puis il avait raconté l’épisode du colis. Il avait expliqué sa terreur à grand renfort de clichés psychanalytiques : l’Afrique, pays de son père, terre de castration et… « J’ai dit : le vrai problème. »
Il avait fondu en larmes et évoqué ses enfants. Sofia. La menace du divorce. Émaillant son discours de nouvelles considérations sur sa foi bouddhiste : pouvait-il accéder à la Voie du milieu submergé par de telles émotions ? Le psychiatre n’avait pas répondu.
Ce silence avait réussi à lui faire cracher le morceau. Sofia avait raison. Il n’était qu’un ex-alcoolique, ex-addict à l’héro, dépendant de la coke. Un homme fuyant, instable. Ses enfants ne pouvaient pas compter sur lui, c’est lui qui comptait sur eux. Il avait pleuré, tempêté, retrouvé son calme. Comme toujours en sortant du cabinet de Lavigne, il se sentait mieux. Il n’avait rien résolu mais tout exprimé à voix haute. Déjà pas si mal.
Il en était là de ses réflexions quand il remarqua deux hommes en contrebas des jardins. Ils ne ressemblaient ni à des patients ni à des infirmiers. Encore moins à des parents en visite. Deux Noirs en blouson de cuir, costauds, patibulaires.
Arete tes magouille au Kongo, sinon on te la coupe.
En une seconde, la peur revint lui serrer les tripes. Les Combattants avaient décidé d’en finir. On allait lui trancher la langue entre les charmilles — ou pire : le castrer. Les Blacks remontaient déjà les terrasses, en suivant le zigzag marqué par les haies. Loïc recula sous les voûtes de la galerie et se mit à courir. Un autre chemin, sur la gauche, menait aux potagers de l’institut. Il y avait passé des semaines à biner, semer, désherber. Il contourna le bâtiment et descendit le sentier jusqu’aux parterres cultivés.
Au fond, des hêtres, des marronniers. Au-delà, un solide mur de clôture. Il traversa les allées au pas de charge et atteignit la rangée d’arbres. Pas l’ombre d’une faille dans la paroi. Qu’espérait-il ? On était dans un asile d’aliénés, pas dans un village de vacances.
Il entendait déjà, dans son dos, les frottements du cuir contre les haies. Une pensée absurde le saisit : il avait laissé ses papiers dans sa voiture ; si ces salauds le butaient et le balançaient dans la Marne, personne ne pourrait l’identifier. Une autre réflexion, encore plus bizarre : il avait les parois nasales renforcées par des plaques de titane — un cadeau de Thurnee ; son père lui avait souvent raconté qu’on pouvait identifier des cadavres grâce au numéro de leur pacemaker, de leur prothèse articulatoire ou de leurs implants mammaires. Lui, ce serait par ses plaques.
Son vice.
Loïc longea le mur du potager. Tous les anciens d’Esquirol savent que l’institut abrite des galeries souterraines. Aujourd’hui, la plupart sont murées mais des puits donnent encore accès aux rues de Saint-Maurice. C’est par là que se font les échanges entre dealers en visite et pensionnaires en sevrage.
Il contourna un carré de salades, rejoignit un axe qui s’enfonçait sous des chênes. Au bout, une cabane contenait des instruments de jardinage. Une clé était posée sur la lucarne, à gauche. Il l’attrapa, déverrouilla la porte. La pioche semblait l’attendre, comme jadis. Il l’empoigna, ressortit, fit le tour de la cahute et trouva la plaque de fonte gravée aux initiales IDC (Inspection des carrières). Il planta la pointe de son outil dans l’orifice central et fit levier, le disque de cinquante kilos se souleva.
Loïc balança la pioche dans les fourrés et fit basculer la plaque. Les herbes étouffèrent le bruit du métal. Dans son dos, les tueurs arpentaient les allées. Trop tard pour refermer après son passage. Il se glissa dans le puits en espérant qu’ils n’iraient pas regarder derrière la cabane…
Il descendit les barreaux et toucha le sol en quelques secondes. La première galerie, en pente douce, menait aux autres, situées à trente ou quarante mètres de profondeur. Avant d’atteindre ce réseau, il aurait déjà trouvé un puits par où remonter.
Il marchait d’un pas rapide, sentant le froid et l’humidité se refermer sur lui. À chaque mètre, l’obscurité se renforçait. Il actionna un commutateur et reconnut les lieux. D’abord une cave immense, en forme de croix, puis une voûte qui courait en variant les matériaux : moellons, masse rocheuse, mortier de sable…
Il courut. Les ampoules lui montraient la voie. Une nouvelle salle, plusieurs galeries. Suivre la plus large — celle qui avait été conçue à l’époque pour laisser passer les charrues chargées de pierres.
La terre battue céda la place au béton. Les parois affichaient des graffitis lugubres, laissés par des ouvriers morts à la tâche ou des patients en fuite. Loïc courait toujours quand il crut entendre des pas derrière lui. Il s’arrêta et essaya d’estimer leur distance. Impossible : les sons ricochaient contre les parois et ses sens étaient comme engourdis par la peur, les médocs, la folie.
Il se trompait : c’était la pluie qui résonnait. L’orage qui couvait avait fini par éclater. À cet instant, il croisa une graduation peinte sur le mur permettant de mesurer la hauteur des eaux. Ce détail lui rappela que le réseau était cerné par une nappe phréatique, elle-même soumise aux fluctuations de la Marne. En cas de crue ou de grosses averses, les galeries se remplissaient jusqu’au plafond.
Loïc reprit sa course. Un premier puits ne devait plus être très loin. Une échelle et il serait de nouveau dans le monde des hommes. Mais le grondement s’aggravait, comme arrivant vers lui. Hallucination sonore ? Il rebroussa chemin. Des légendes lui revenaient. Des cinglés qui s’étaient perdus et n’avaient pas réussi à échapper aux flots déchaînés. Des pauvres gars qui s’étaient noyés ici et dont on buvait, disait-on, les os dissous dans l’eau du robinet.
Il accéléra. Il était perdu. Il repartit dans l’autre sens, ne sachant plus s’il marchait vers la survie ou sa propre mort.
Nouvelle cave en croix. Trois ouvertures face à lui. Il en prit une au hasard, se remettant à galoper, ignorant toujours s’il s’éloignait du danger ou s’il y fonçait tête baissée. Imprégné par l’odeur des pierres humides, du salpêtre, il était en train de pourrir, il…
Son visage s’écrasa dans la boue. Quand il se releva, un canon sur sa nuque le bloqua.
— La fête est finie, ma poule.
Un Noir entra dans son champ de vision alors que Loïc était à genoux, tentant de reprendre son souffle. Il regrettait que cette sale gueule soit la dernière chose qui lui soit donné de voir sur cette terre. Mauvais karma.
Il ferma les yeux et récita, les mains jointes, une des prières du Bardo-Thödol, le Livre des morts tibétain, pour faciliter son passage dans le monde intermédiaire :
— « Ô bouddhas et bodhisattvas dans les dix directions, vous qui êtes toute compassion… »
Le Black éclata de rire, relayé aussitôt par l’autre, dans son dos. Tant d’années à chercher la Voie, tant d’efforts orientés vers l’absolu pour mourir dans une cave, aux pieds de ces deux cons. Mauvais karma.
Un claquement bref retentit. Loïc crut que c’était la culasse d’une arme mais le cliquetis qui suivit ne cadrait pas.
Il ouvrit les yeux et découvrit, stupéfait, des menottes autour de ses poignets.
— Qui… qui êtes-vous ?
— À ton avis ?
L’autre fouillait ses poches. Il en extirpa plusieurs grammes de cocaïne.
— C’est la police, papa ! lui cria le Noir à l’oreille. Les Stups ! (Il considérait le sachet en souriant.) Putain, y a au moins dix grammes là-dedans. T’es bon pour le trou. À partir de maintenant, t’es…
— Mais… vous êtes tous les deux noirs ?
— Qu’est-ce que tu crois, connard ? Que dans la police c’est « Un Blanc, un Noir » ? Tu nous prends pour qui ? Des putains d’Oreo ?
— Vous avez une manière très particulière de mener l’enquête, mon vieux. Et je parle même pas de votre lenteur !
— L’affaire est plus complexe que prévu.
L’exclamation du colonel claqua dans le combiné :
— Mais c’est vous qui compliquez les choses ! Vous convoquez à Sirling une armada de techniciens pour faire un boulot qui a déjà été fait puis vous disparaissez tout l’après-midi. Personne n’a réussi à vous joindre !
— Je rentre à la base.
— Me voilà rassuré, cingla Vincq. Demain matin, on annonce officiellement la mort de Sawiris aux médias. J’espère que vous avez du nouveau.
Erwan contre-attaqua :
— Priez surtout pour que ses parents ne s’expriment pas avant nous. Visiblement, personne ne les a prévenus du tour que prenait l’enquête.
— Mais c’est vous qui deviez les tenir au courant !
Le flic ne répondit pas, laissant se poursuivre le sermon alors que la voiture filait le long du littoral. La côte ondulait comme un serpent vert, ménageant des renflements de gris ou de bleu. Parfois, elle s’effondrait dans un déchirement abrupt. D’autres fois, elle dessinait une longue anse polie par des millénaires de vagues. Tout le paysage était sculpté par le ressac.
Archambault tourna à droite et rentra dans les terres. Erwan admira cette fois le ciel, tout aussi minéral : nuages marbrés de noir, carrières d’ardoise s’effritant dans la lumière, mines d’argent crachant leur métal scintillant. Dessous, les rochers avaient l’air plus abrasés que jamais, une lividité d’ossements oubliés depuis des siècles.
Il se rendit compte que le colonel avait raccroché et appela aussitôt Verny. Le gendarme avait enfin contacté les Sawiris et les avait trouvés bizarres.
— Bizarres comment ?
— Bizarres inquiétants.
Le lieutenant-colonel planchait maintenant sur une synthèse destinée à la substitute en vue de sa communication du lendemain. Elle tenait en quelques lignes : Sirling n’avait rien donné — pas de paluches, pas de résultats ADN ; la chambre de Wissa non plus ; le reste se résumait à un zéro absolu — fadettes, enquête de proximité, itinéraires des bateaux et des voitures…
— Et Branellec ?
— Aucune nouvelle. Il a l’air d’en chier avec le PC du gamin.
Restait la découverte du jour :
— La chevalière ?
— D’après les techniciens, elle a pas trempé plus de trente-six heures dans la flotte — ce qui signifie qu’elle appartient au tueur. Mais c’est un modèle banal. Un de ces trucs pour touristes qu’on trouve sur les marchés bretons.
— Pas de particules organiques ?
— Non. Elle a été lessivée par la flotte et le sel.
Erwan pensait à la Bretagne, à son père, à ses mensonges. Des calvaires surgissaient au bord de la route, évoquant des motifs noirs imprimés sur un ruban verdoyant.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
La question s’adressait à Archambault. Le flic venait d’apercevoir, à environ trois cents mètres au-dessus des croix, une patrouille d’hommes en treillis courant en file indienne, fusil au poing et sac sur le dos. Casqués et en tenue de camouflage, ils étaient quasiment invisibles sur la lande.
— C’est l’entraînement qui a repris.
— Je vous rappelle, fit Erwan à Verny avant de raccrocher. J’avais ordonné que personne ne bouge de sa chambre !
Archambault conserva le silence : prudente neutralité.
— Ce sont des première année ?
Le gendarme plissa les yeux derrière ses lunettes :
— Non. Des anciens. C’est Gorce qui mène le groupe. Ils rentrent à la base. Y a des jumelles dans la boîte à gants.
Erwan s’en empara. L’Asperge avait raison : Gorce courait en tête, le visage maquillé de traînées brunes, le front barré par son casque. Il avait l’air de sortir d’un jeu vidéo. Toute sa patrouille suivait dans le même ton, une vingtaine de gars couverts de boue.
— Magnez-vous, fit le flic en baissant les jumelles. Je veux arriver avant eux.
Erwan pénétra dans sa chambre, fila dans la salle de bains et en ressortit aussitôt, serviette et trousse de toilette sous le bras. Il rassembla des vêtements de rechange et redescendit en vitesse.
Les thermes étaient situés au rez-de-chaussée du bâtiment. Dès qu’il approcha des vestiaires, il perçut le ruissellement de l’eau, le brouhaha des voix. Les troufions étaient déjà sous la douche. Finalement, ce n’était pas plus mal.
Il se déshabilla, fourra ses frusques dans un casier. L’espace puait la boue et la sueur. Il plaça sa trousse de toilette devant son sexe, sa serviette sur l’épaule puis se dirigea vers les douches. Les résonances de faïence s’accentuaient à chaque pas.
Il poussa la porte et fut aussitôt submergé par la chaleur. L’humidité lui poissa la peau et l’intégra d’office à l’écoulement général. Des cabines s’ouvraient de part et d’autre d’un alignement de lavabos. Le carrelage immaculé rappelait les paillasses des laboratoires ou des boucheries industrielles.
Personne n’avait encore remarqué le flic dans les nuages de vapeur. Il tendit le cou vers les box et vit exactement ce qu’il s’attendait à découvrir : les corps musclés portaient tous des cicatrices. Blessures, scarifications, croûtes et chairs à peine refermées.
Quand les pilotes s’agitaient sous l’eau, les marques semblaient prendre vie. Plus précisément, Erwan distinguait des brûlures de cigarette, des plaies par balle, des stigmates électriques, souvenirs d’une gégène locale ou de fils de batterie détournés…
— T’es venu te rincer l’œil ?
Erwan sursauta : Bruno Gorce, nu, se tenait derrière lui, entouré de plusieurs hommes. Leurs torses enflammés par la chaleur luisaient sous les plafonniers. Des colosses taillés dans de la brique rouge.
— C’est interdit de prendre une douche ?
Gorce le poussa au fond d’une cabine :
— Tu nous prends pour des cons ?
— Ma salle de bains… a des problèmes.
— C’est toi qu’as des problèmes.
Le groupe se resserra autour de son chef. L’eau continuait de couler et de crépiter partout.
— Tu serais pas plutôt un de ces pédés vicieux venu se branler en douce ?
— Arrête de déconner, fit mine de rire Erwan.
Il s’avança pour sortir mais les gars lui barrèrent le passage. La méthode douce n’avait aucune chance. La dure non plus. Il ouvrit la bouche pour négocier mais Gorce bondit, lui attrapa le cou en repliant son bras, façon lutteur, puis l’entraîna dans sa volte-face jusqu’à l’envoyer valdinguer contre les lavabos centraux.
— Joue pas au con, Gorce, prévint Erwan en se relevant.
Le maître bourreau s’approcha. Ses yeux luisaient dans la brume comme des têtes d’épingle. On pouvait distinguer sous la peau chaque muscle, chaque veine, chaque os du crâne.
— Je vais te dire ce qu’on va faire : on va régler nos comptes.
— Qu’est-ce que tu veux ? bluffa Erwan. Un duel ?
Gorce sourit. Les autres observaient fixement Erwan. Sur leur torse, leurs épaules, leurs membres, les cicatrices dessinaient des graffitis menaçants.
Un bruit sec claqua. Les troufions s’écartèrent. Erwan découvrit deux paires de sabots de bois sombre, avec bride de cuir et pointe ferrée.
— Tu voulais connaître une de nos épreuves ? fit Gorce en enfilant les siens. Eh bien, tu vas être servi.
Du pied, il fit glisser l’autre paire vers Erwan. Les soldats reculèrent : un groupe à droite, un autre à gauche, quelques-uns sur le seuil des cabines ruisselantes — les loges du théâtre.
Erwan connaissait le gouren, une lutte pratiquée en Bretagne depuis des lustres, mais il n’avait jamais entendu parler de combat à coups de sabots. Une spécialité de la K76 ? Il chaussa les objets — au moins deux kilos chacun — puis jaugea son adversaire. Il n’avait aucune chance. Il avait pratiqué jadis le kickboxing et la boxe française mais avait tout arrêté depuis…
Il n’eut que le temps de se reculer pour éviter le premier coup de pied. Le sabot ne rencontra que la vapeur et le lieutenant, emporté par son élan, tomba en un grand écart grotesque. La scène était comique mais personne ne rit.
Loin d’être mis en confiance par ce raté, Erwan se dit que si un combattant chevronné se vautrait dès le premier mouvement, il valait mieux qu’il n’essaie même pas de lever la jambe.
Gorce s’était déjà récupéré, la gueule crispée par l’humiliation. Erwan se mit en garde, les deux pieds lestés. L’autre frappa à nouveau. Il bondit en arrière mais le pilote avait prévu l’esquive : il stoppa son mouvement et attaqua de sa jambe gauche. Le sabot passa à quelques millimètres du flanc d’Erwan, qui se rattrapa à un bras ou une épaule avant d’être repoussé au centre du ring.
Le poing de Gorce vint s’écraser sur son nez. Les larmes lui jaillirent des yeux, alors que le sang inondait ses lèvres. Aveuglé, Erwan essaya de battre l’air de ses mains mais un nouveau coup l’atteignit aux côtes, un autre dans l’aine droite, un troisième au ventre. Il se plia en deux, crachant du sang.
Il s’essuya les paupières et vit le sabot jaillir pour frapper son genou gauche. Ce fut comme si on lui coupait la jambe. Il tomba sur les rotules, la douleur irradiant de partout à la fois. Sous une barre noire, il distingua l’autre qui prenait son élan. In extremis, il évita le choc. Mais le mieux était de se laisser assommer — pour en finir.
Un coup sur la nuque exauça ses prières. Le contact du carrelage le réveilla dans un flash. Il aperçut son reflet dans une flaque rose. Mû par un pressentiment, il se propulsa sur le côté. Le sabot de Gorce s’écrasa. Erwan était maintenant sur le dos. Instinctivement, il releva la tête et, dans le même mouvement, balança de toutes ses forces sa jambe droite en direction de son adversaire. Le miracle se produisit : l’autre fut fauché alors que les soldats reculaient pour le laisser tomber. Erwan sentait ici un respect sans faille, presque mystique, à l’égard de la violence.
Entre deux éclipses (il perdait conscience par millisecondes), il se traîna vers l’ennemi. Au lieu d’attaquer, il s’assit et tenta d’ôter un de ses sabots. Impossible. Sa cheville était si gonflée qu’elle restait prisonnière de l’étau de bois.
Gorce était déjà debout. L’odeur du sang tournait dans la salle, comme portée par la vapeur. Réprimant un hurlement, Erwan arracha son pied de la gangue ferrée et fourra sa main à l’intérieur, comme dans un gant de pelote basque. L’adversaire était sur lui : il détendit son bras à toute force. La pointe ferrée écorcha le tibia de Gorce, qui tomba sur un genou. Il murmura quelque chose qu’Erwan refusa d’entendre.
Toujours assis comme un bébé dans son parc, le flic arma son bras puis frappa à nouveau. Le sabot cueillit le soldat à la mâchoire. Dans une giclée de sang, Gorce fut projeté en arrière, se cognant la nuque sur l’angle d’une cabine.
Il bredouilla encore un mot. Sa bouche n’était plus qu’une tuméfaction mais cette fois Erwan dut l’admettre, le militaire avait dit « Merci ».
Erwan se remit à quatre pattes. Un sabot dans une main, l’autre au pied, il repartit à l’attaque. Il levait sa masse de bois quand Gorce déplia ses jambes et l’atteignit à la poitrine. Il eut l’impression qu’on lui enfonçait les côtes dans la gorge.
Autour de lui, les soldats répétaient à voix basse :
— Merci… Merci… Merci…
Erwan tomba en arrière, le cul dans l’eau. Son visage était réduit à une plaie ensanglantée, sa poitrine était fracassée — impossible de respirer —, ses membres tressautaient des coups reçus. Il était totalement anesthésié et en même temps vibrant comme un canard à qui on vient de couper la tête.
Gorce chargea. Le temps qu’il l’atteigne, Erwan lui balança un coup de pied — celui qui était encore chaussé — dans le flanc gauche. La pointe retroussée s’enfonça dans l’abdomen et remonta comme un éperon. L’homme se recroquevilla. Ses gencives suintaient de sang, de vomi, de salive visqueuse. À travers cette bouillie, il chuchota encore :
— Merci.
Et les autres reprirent en chœur :
— Merci… Merci… Merci…
Le coup porté lui parut être une victoire et l’énergie revint comme un filet d’eau dans le désert. Dans un engourdissement total, le flic arracha son deuxième sabot et glissa ses doigts à l’intérieur, puis il avança sur les mains, faisant claquer ses gants de bois à la manière d’un cul-de-jatte.
Gorce recula, se protégeant derrière ses poings. Erwan rua et projeta l’officier dans une cabine où la douche crépitait toujours. Le bassin rougit instantanément. Ils passèrent au corps-à-corps. Deux embryons flottant dans du liquide amniotique.
Penchés sur eux, les autres scandaient toujours :
— Merci… Merci… Merci…
Erwan se débattait, Gorce cherchait maintenant à le noyer, lui enfonçant la tête sous l’eau. Ses yeux se voilèrent. Dans un ultime sursaut, il parvint à échapper à la prise de son adversaire, qui retomba dans la flotte. Il leva son sabot, frappa, manqua son coup. Ils plongèrent à nouveau. Le pilote l’attrapa aux oreilles et les tordit à lui dévisser. Erwan ne sentait plus rien. Excepté cette pulsation noire qui battait sous ses paupières : tuer, tuer, tuer…
Il repoussa encore le salopard contre le mur et se jeta sur lui. Il vit ses propres doigts autour de la gorge de Gorce : il comprit qu’il avait perdu ses armes — ses sabots. Pas grave, il finirait le boulot à mains nues.
Il serra avec la vigueur qui lui restait — de la rage pure. Gorce avait le blanc de l’œil gauche complètement noir. Sa propre bouche était remplie d’un goût de fer. Le sang les saturait, les submergeait…
Puis, avec un temps de retard, il perçut un changement autour de lui. La litanie s’était modifiée. Le rythme binaire devenait ternaire. La prière se disloquait, devenait chaotique…
Dans un réflexe absurde, Erwan délaissa sa proie, se retourna pour tendre l’oreille — ce qui lui en restait, c’est-à-dire une brûlure bourdonnante. Les soldats se précipitèrent, plongèrent dans la flotte, récupérèrent leur champion.
Gorce qu’on emporte.
Gorce qui disparaît.
Et les syllabes qui se révèlent enfin, ricochant contre la céramique :
— DISPERSION !
— Alors comme ça, on veut faire du cinéma ?
Michel Payol, la soixantaine drapée dans un blazer à écusson et une chemise bleu layette, affichait une silhouette de dromadaire et les dents qui allaient avec. Officiellement directeur d’une agence de relations presse pour le cinéma, en réalité maquereau chic pour une certaine faune parisienne, l’homme s’était spécialisé dans le tourisme sexuel de haute volée : émirs arabes, ministres africains, financiers asiatiques composaient sa clientèle de choix.
C’était tout ce que les fameux tuyaux de Kevin, alias Kéké, alias « Je connais du monde », avaient donné. Pas si mal : les réseaux de Payol pouvaient servir les plans de Gaëlle. Elle s’était entendue avec le stagiaire pour une commission en cas de rendez-vous porteurs.
Elle répondit en faisant papilloter ses paupières aux longs cils de biche innocente :
— C’est ma passion.
— Je peux vous aider. Vous faire rencontrer des gens.
Gaëlle eut un petit sourire et saisit son Perrier — surtout pas de champagne : trop province. Ils étaient installés au bar du Plaza Athénée où, malheureusement, elle était déjà bien connue. Pour l’occasion, elle avait semé les deux crétins que son père lui avait collés aux basques.
— Vous semblez sceptique…
— Dans ce milieu, tout le monde croit pouvoir pistonner tout le monde alors que le cinéma est un univers… autonome, indépendant, qui avance tout seul. Au fond, il n’y a que le cinéma lui-même qui décide.
Payol attrapa sa tasse et but une brève gorgée. Il avait commandé un ristretto — quelque chose d’électrique qui convenait à sa nervosité.
— J’ai du mal à vous suivre.
— Pas grave. D’ailleurs, je n’ai pas encore assez d’expérience pour donner des leçons. Arrêtons de tourner autour du pot. Vous pouvez m’aider, mais dans un autre domaine.
Payol éclusa son café sans répondre. Visage tendu, il se méfiait. Le silence dura quelques secondes.
— Vous avez un fiancé ? demanda-t-il en guise de préliminaire.
— Non.
— Vous n’en cherchez pas ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Disons que j’ai une vision pessimiste des hommes.
— Pourquoi ?
— À cause des hommes, justement.
Payol se pencha sur elle. Il avait de longues mains qui s’accordaient avec ses ratiches. Gaëlle songea au Petit Chaperon rouge et au loup déguisé en grand-mère.
— Les gens tombent amoureux, fondent des familles ! s’exclama-t-il, faussement enthousiaste.
Il fallait jouer le jeu. Lui, le proxo, défendait le mariage et le foyer. Elle, la petite pute, devait en rajouter dans le cynisme et l’arrogance. C’était une sorte de casting où on testait les aptitudes de l’autre à la perversité.
— Pas autour de moi, répliqua-t-elle.
Payol commanda un autre café.
— Vous me ferez pas croire que vous avez eu tant de mauvaises expériences !
— Pas moi, mes copines. Elles collectionnent les enfoirés.
— Par exemple ? s’amusa-t-il.
— Il y a le modèle indépendant, qui ne veut pas s’attacher. Celui qui vous aime trop pour rester, ou celui qui vous quitte parce que vous méritez mieux. Celui pour qui « il est trop tôt » un jour et « trop tard » le lendemain. Celui qui remballe ses cadeaux au moment de la rupture. Je pourrais continuer comme ça jusqu’à demain matin. Des menteurs, des lâches, des égoïstes qui diraient n’importe quoi pour vous baiser sans s’engager. Le pire, c’est qu’ils sont pour la plupart des peine-à-jouir qui bandent mou et n’en profitent même pas…
Le yachtman se rengorgeait. Gaëlle avait plus de conversation que les habituelles Miss de province et autres apprenties comédiennes.
— Vos amies n’ont pas de chance, rit-il avec une nuance de compassion (il avait un timbre de baryton). Il y a des hommes qui veulent se marier, faire des enfants.
— La dernière de mes copines qui est tombée enceinte l’a annoncé au géniteur par téléphone tant elle craignait sa réaction. Quand elle est rentrée le soir, ses affaires l’attendaient devant la porte dans des sacs-poubelle.
Elle s’approcha à son tour et sentit des effluves d’Eau d’Orange verte d’Hermès. Il devait penser que ce parfum lui donnait de la personnalité, mais ils portaient tous Eau d’Orange verte — à commencer par son père.
— Et si on passait aux choses sérieuses ? revint-elle à la charge. Je cherche des contacts. Donnez-les-moi. Vous toucherez votre part.
Payol haussa les sourcils. Au loin, un piano jouait des arrangements sirupeux, les cocktails cliquetaient aux quatre coins de la pénombre. On aurait pu croire qu’il était deux heures du matin. Le lieu était aussi coupé du monde extérieur qu’un caisson hyperbare.
— Qu’êtes-vous prête à faire au juste ? demanda-t-il finalement.
— Presque tout, si le prix est à la hauteur.
Payol sourit et changea brusquement de registre :
— Anal ? Double pénétration ? Threesome ? Bukkake ? Fist fucking ?
Elle se mit au diapason :
— On peut me fourrer un hamster dans la chatte si on me paie en conséquence.
Le maquereau ferma lentement les yeux comme s’il faisait un calcul mental.
— Prenons la question dans l’autre sens, si j’ose dire. Quelles sont vos limites ?
— Je touche pas au kaviar.
Le mot, dans l’univers des perversions sexuelles, désigne les excréments. La version allemande, Kaviar und Klyster, y ajoute les lavements.
— L’ondinisme ?
— Pas de problème.
— Pas d’allergies particulières ?
— Du genre ?
— Blacks, Arabes, Niakoués…
Elle sourit :
— Plus on est de fous…
Payol continuait d’estimer la « palette » de Gaëlle :
— Le SM ?
Elle marqua un temps : elle n’avait jamais voulu jouer avec la douleur. Pas question qu’on lui fasse mal, pas question non plus de simuler. Pourquoi était-elle bloquée sur ce plan, elle qui avait fait bien pire ? Une crainte superstitieuse : la souffrance faisait partie de sa vie intime. C’était le tissu même de son destin, de son identité. Domaine réservé.
Soudain, elle se ravisa. Après tout, elle poursuivait un autre but. Tous les moyens étaient bons pour parvenir à ses fins.
— À condition qu’il n’y ait aucun risque, dit-elle.
Le maître mot du milieu SM : on pouvait tout faire, tout supporter, pourvu que ce soit safe. Le mal devait rester superficiel, sans danger. Cesser sur un claquement de doigts.
— Dans ce cas, on peut y réfléchir, répondit Payol.
Gaëlle sentait fondre sur elle des forces longtemps conjurées. Ses mains étaient moites. Des sucs gastriques lui brûlaient les entrailles. Pour la première fois, elle envisageait un contrat avec le diable.
Payol l’enveloppa de son long bras. Les effluves de parfum se mêlaient maintenant à des relents de sueur. La bête sourdait sous le mince vernis de civilité. À moins que ce soit sa propre transpiration à elle…
— Écoute-moi bien, petite, murmura-t-il de sa voix de carnassier, si tu es prête à aller loin, alors y a beaucoup, beaucoup de fric à se faire.
Elle répondit en fredonnant une chanson de Shinedown : « I’ll Follow You ». Elle chantait pour ne pas reconnaître sa propre voix, pour ne pas mesurer sa propre chute. Le maquereau l’interpréta au contraire comme une ironie supplémentaire. Quelque chose de cynique et de totalement distancié.
— Qu’est-ce que tu dirais de commencer demain soir ?
— Quel est le programme ?
Il gloussa en sortant son téléphone portable :
— T’as déjà entendu parler du no limit ?
— C’est comme ça que vous vous faites des amis ?
Avec un soin de mère poule, Archambault nettoyait les plaies d’Erwan — il avait pris du matos à l’infirmerie. C’était lui qui, mû par une intuition, l’avait cherché dans l’école puis avait interrompu la petite fête thermale. En faisant irruption dans les douches, il avait provoqué la débâcle des troupes. Il n’avait arrêté personne, ni même identifié le moindre coupable mais il avait sauvé le flic de Paris et, à ses yeux, c’était l’essentiel.
Maintenant, on aurait dit qu’il souffrait à la place d’Erwan. Chaque fois qu’il effleurait les bords d’une blessure avec du coton, il se mordait les lèvres pour ne pas crier. Erwan, de son côté, n’aurait pu ni crier ni mordre quoi que ce soit : sa lèvre inférieure avait triplé de volume.
— Ce sont eux qui l’ont tué, bredouilla-t-il d’une voix pâteuse.
Archambault s’attarda sur une entaille. Erwan grimaça. L’officier lui avait injecté un analgésique mais la douleur persistait. Il sentait le sang séché tirer sur son visage comme de l’eau de mer après une baignade.
— On va les arrêter ?
— On a rien. Seulement des présomptions.
— Vos présomptions saignent pas mal, je trouve.
Un rire d’adolescent lui échappa. Erwan nia de la tête. Il était amorphe mais ses mains avaient encore la tremblote.
— Il faut les laisser libres. Ils vont finir par faire une erreur.
— Ils vont surtout vous faire la peau. Je connais ces gars-là, ils ne rigolent pas.
Il passa aux compresses. Erwan savoura cette parenthèse mais des décharges de violence revenaient sous son crâne. Les coups de sabot. La cabine pleine de sang. Les cicatrices… Derrière cette sauvagerie, il sentait la présence de l’Autre : di Greco. Dans le livre de Job, l’Éternel demande à Satan : « D’où viens-tu ? » Le démon répond : « J’ai rôdé sur la terre et je l’ai parcourue… »
On frappa à la porte. Branellec, l’Homme-Béquille. Enfin…
— Alors ?
— Le PC banal d’un jeune passionné d’aviation.
— Les réseaux sociaux ?
— Wissa avait une bande de potes au Mans et quelques camarades d’aéroclub. J’ai lu certains messages. La routine.
Archambault, tenant de la gaze verdâtre imprégnée de liquide lymphatique, souffla à Erwan :
— Bougez pas.
— Vous êtes tombé ? ironisa l’informaticien.
— En prenant ma douche. Pas de nana ?
— Pas d’officielle.
— Côté porno ?
— Consommation raisonnable. Rien de compulsif.
— Quelle tendance ?
Branellec fit un salut comique :
— Hétéro, mon général ! La mer est calme et tout va bien !
Archambault appliquait les pansements.
— Faites le minimum, lui conseilla Erwan.
Il ferma les paupières — la sensation des adhésifs sur la gaze avait quelque chose de contradictoire. Agréable et funèbre, rassurant et inquiétant. On était en train de murer son visage.
— C’est tout ? demanda-t-il en revenant à Branellec. On attend depuis des heures ton bilan…
— Non. Y a quelque chose de bizarre.
Erwan rouvrit les yeux.
— Un dossier résiste encore. Un truc verrouillé. J’étais sûr de le forcer avant ce soir mais…
— Tu veux que je fasse venir des spécialistes de Paris ? le provoqua-t-il.
— Ça va pas, non ? J’aurai fini avant demain matin.
— T’as une idée du type de programme utilisé ?
— Pas encore. Mais c’est du lourd. Peut-être des logiciels qui viennent de l’Est.
— C’est courant comme technique ?
— Pas du tout. On trouve plutôt ce type de verrous dans l’armée, les services secrets.
— Et voilà ! fit Archambault en reposant son matériel avec des airs de chirurgien au sortir d’une greffe cardiaque.
Erwan se leva et se dirigea vers le miroir de la salle de bains. Un pansement sur l’arcade droite, un autre sur la tempe, un troisième sous l’oreille : il s’attendait à pire. Son nez était gonflé. Sa lèvre fendue. Pour le reste, les biffures de sang deviendraient vite des croûtes superficielles.
Branellec parlait toujours de « cryptage sophistiqué », de « cybernétique militaire ». Erwan songea à un scénario écarté depuis longtemps, un mobile lié au passé de Wissa ou à un autre secret. Quelque chose qui n’aurait rien à voir avec le bizutage ni la culture de violence de la K76.
Ses origines coptes ? L’actualité prouvait que cette communauté pouvait être active sur le terrain du terrorisme : ils venaient de produire Innocence of Muslims, le film blasphématoire contre Mahomet, provoquant des émeutes aux quatre coins du monde musulman.
Wissa, un terroriste ? Une taupe infiltrée dans une école militaire ?
Ça ne tenait pas debout. Erwan revint dans la chambre.
— Côté religion, t’as remarqué quelque chose ?
— Que dalle. Notre ami n’avait pas l’air très pratiquant.
Le flic revit la croix tatouée sur le poignet arraché.
— Ok. Je te laisse encore cette nuit.
— À vos ordres, chef !
Le geek disparut. Erwan nota qu’il avait tout de suite tutoyé l’informaticien alors qu’il vouvoyait encore ses trois comparses. Il avala deux Doliprane et se prépara du café. La chambre, avec les ordinateurs, les imprimantes, les moniteurs et le réchaud, ressemblait de plus en plus à leur bureau du 36. Il songea à Kripo — il pouvait tenir sans lui jusqu’au lendemain.
Archambault proposa d’aller dîner mais Erwan n’avait pas faim — et pas question d’exhiber ses plaies au mess. En vérité, il n’aspirait qu’à s’écrouler sur son lit. Il libéra le lieutenant et s’installa derrière son Mac. Dans le silence de sa chambre, il était comme dans un cocon. L’anesthésie l’enveloppait. Les Doliprane venaient en renfort. Dehors, la nuit tombait et mettait les scellés sur le soir…
Il ne pensait plus à la violence démente des douches, ni à la sale gueule de Gorce (où était-il ? Où se faisait-il soigner ?). Il revoyait l’amiral aux mains d’araignée, avec sa tête de spectre et ses os qui avaient trop poussé. Cette école était possédée par son esprit.
Internet, nouvelle recherche sur di Greco.
Au bout d’une heure de liens, de connexions, de déductions, il réussit à recomposer un maigre CV. Le père, Piero Francesco, d’origine lombarde, s’était installé en France dans les années 50. Après plusieurs années de service dans les DOM-TOM, il avait pris la nationalité française et achevé sa carrière en tant que commandant d’infanterie à Djibouti. Jean-Patrick, né en 43, avait grandi dans les territoires français d’outre-mer : Mayotte, Guyane française, Guadeloupe. Après l’école aéronavale de Rochefort, il était sorti major de sa promotion à Saint-Cyr en 1967. À partir de là, les informations devenaient sporadiques. Sa carrière se voilait d’ombre. Stratège militaire ? Espion ? Consultant occulte ? On le retrouvait dans les années 80 aux commandes de vaisseaux d’importance puis conseiller dans le cadre d’opérations majeures — il avait participé à la guerre du Golfe, mais impossible d’identifier son rôle exact.
Sur ses faits d’armes : pas un mot.
Sur sa maladie : pas un mot.
Sur sa philosophie de la guerre : pas un mot.
Côté portrait, Erwan n’avait pu dénicher qu’un cliché datant de 1962. Un beau jeune homme de dix-neuf ans au visage tourmenté, tout droit sorti d’une nouvelle d’Edgar Allan Poe.
Erwan se souvint des paroles d’Almeida, à propos du furor guerrier de l’Antiquité. Quelques pages sur le Net confirmèrent les informations du médecin : di Greco cherchait sans doute à aguerrir ses hommes jusqu’à libérer en eux une rage supérieure tout en la dominant — comme les chercheurs américains de Los Alamos avaient maîtrisé l’énergie atomique. Un rêve de vieil homme malade…
Son portable sonna : Neveux, l’analyste criminel.
— Ça devient vraiment chelou, attaqua-t-il.
— Explique-toi, ordonna Erwan en passant aussi au tutoiement.
— J’ai analysé quelques pointes retrouvées sur l’île ce matin, autour du trou. J’y ai décelé, en quantités infinitésimales, de l’urée, du glucose, de l’acide urique et des hormones.
— Qu’est-ce que c’est ?
— De la salive. A priori, le tueur a sucé ces pointes, à moins qu’il les ait fait sucer à sa victime…
— Elles n’étaient pas dans les chairs ?
— Non. Elles ont dû être expulsées au moment de l’explosion. D’ailleurs, il y a aussi dessus du sang appartenant au groupe de Wissa.
Le crâne rasé, l’ablation d’organes, le viol à coups de masse d’armes — et maintenant ce détail cinglé. Malgré le climat délétère de Kaerverec, on revenait toujours à l’œuvre d’un meurtrier solitaire — la folie secrète d’un psychopathe. Gorce dans ses œuvres ?
— Ces pointes, tu penses qu’elles proviennent d’une arme ?
— J’en sais rien. Ce sont des débris trop infimes.
— Et l’ADN de la salive ?
— Rien à en tirer. Les échantillons sont pollués.
— T’as reçu les pointes de Clemente ?
— Je les attends.
— Rappelle-moi dès que tu les auras regardées de près.
— Dernier truc : au fond du trou, on a aussi découvert des bouts de miroir. Soit le tueur s’en est servi pour infliger ses mutilations, soit il en a besoin pour lui-même.
— C’est-à-dire ?
— Se maquiller, se coiffer, je sais pas. Il s’est passé dans ce bunker quelque chose… d’inimaginable.
Erwan était d’accord mais il s’abstint de tout commentaire — chez les flics comme partout ailleurs, moins on en dit, plus on a l’air malin. Il raccrocha après l’avoir remercié. Aussitôt, la vibration reprit dans sa main. Il allait finir par choper la maladie de Parkinson.
— C’est moi.
Le Padre en personne.
— J’allais t’appeler, dit Erwan, j’ai pas eu le temps de rédiger la synthèse de…
— Ton frère est en garde à vue.
— Quoi ?
— Ce con s’est fait accrocher avec douze grammes de coke. Je sais pas qui est derrière ça mais…
Un tueur qui volait des organes, suçait ses instruments de torture, violait avec des armes acérées… Face à une telle démence, les frasques du petit frère millionnaire ne pesaient pas lourd.
— Tu lui as envoyé un avocat ?
— Non. Une nuit en cellule, ça lui fera pas de mal.
— Tu vas en rester là ?
Rire tonitruant. Le rire d’un ogre qui n’aurait pas mangé depuis longtemps.
— Je t’appelle pour savoir si tu connais quelqu’un aux Stups.
— Plus maintenant mais je peux me renseigner, je…
— Laisse tomber. Il faut que tu rentres.
— Pour torcher mon frère ?
— J’ai un mauvais pressentiment : rentre.
— Je dois boucler cette affaire.
— Où t’en es au juste ?
— Il faut oublier le bizutage. Et même ma théorie du lynchage. On a affaire à un tueur dément. Sans doute un des pires meurtriers du début du siècle.
— Qu’est-ce que c’est que ce verbiage ? T’es flic ou journaliste ? Bon dieu, accroche-toi aux indices et retrouve l’enfoiré !
— Donne-moi la nuit.
— Quand je t’appelle demain matin, t’es sur l’autoroute.
Erwan raccrocha et considéra un instant le mobile au creux de sa paume. À la différence du Vieux, il savait qui était à l’origine du coup des Stups.
Il composa un numéro de mémoire et attaqua sans préambule :
— Qu’est-ce que t’as foutu avec Loïc ?
— Je t’avais prévenu.
— T’es en train de briser une famille.
— Elle est bonne.
Sofia perdait beaucoup de son charme au téléphone : elle avait une voix aigre, trop aiguë.
— Je sais pas ce que tu cherches mais les enfants ont besoin de leurs deux parents.
— Économise-toi pour l’audience, répliqua-t-elle. Vos discours ne pèseront pas lourd face à mon dossier. C’est ce que vous dites chez les flics, non ? « Des faits, rien que des faits. »
Malgré lui, il admira son aplomb : elle était de taille à affronter les Morvan.
— Pourquoi ne pas vous entendre ? Renoncer au divorce pour l’instant ? Vous réfléchissez et…
Elle éclata de rire :
— Vous vous êtes toujours crus les plus forts mais la loi est la même pour tous : c’est une Italienne qui va vous le prouver.
— Tu peux t’organiser avec Loïc…
— Non. Je veux un accord en bonne et due forme.
Il révisa mentalement ses arguments : une plaidoirie improvisée.
— De toute façon, après deux ans de séparation de corps, tu obtiendras le divorce pour altération définitive du lien conjugal.
— Tu es bien renseigné.
— Votre séparation prend la tête à tout le monde.
— Tu veux dire à toi et ton père.
— Peu importe. Vous êtes déjà séparés depuis un an, encore une année et…
— Trop long. Pendant ce temps-là, mes enfants sont ballottés entre deux domiciles et ils vivent la moitié du temps sans règle ni horaire.
— Tu noircis le tableau. Il n’y a pas que Loïc. Il y a Maggie, Gaëlle…
— Une hippie à moitié givrée et une…
— Tais-toi !
Elle marqua une pause. Il l’entendait tirer sur sa cigarette et imaginait son visage voilé par les volutes bleutées.
— Concrètement, qu’est-ce que tu espères avec les Stups ? reprit-il.
— Si Loïc signe une conciliation selon mes conditions, je ne citerai jamais son arrestation.
— C’est une garde à vue !
— Selon mon avocate, avec douze grammes dans les poches, il peut être inculpé pour trafic illicite et recel aggravé.
— Toi aussi t’es bien renseignée. Et s’il refuse ?
— J’invoque la faute grave.
— Quelle est la différence entre les deux options ? Tu gagnes à tous les coups.
— S’il accepte, il pourra voir les enfants régulièrement. Si nous allons devant le juge pour faute, il ne les verra plus : on ne confie pas des mômes à un trafiquant.
Il essaya de déglutir. La bile lui brûlait l’œsophage.
— Pourquoi te faire confiance ?
— D’abord, parce que vous avez pas le choix. Ensuite, parce que je pense aussi que nos enfants ont besoin de leur père.
— Je vais parler à Loïc.
— Tu aurais dû le faire quand je te l’ai demandé.
— Ça ne te gêne pas d’agir comme un maître chanteur ?
Nouveau rire :
— C’est Machiavel qui l’a dit, et il était de chez moi : on doit s’adapter à son ennemi. Loïc est un être faible mais ton père est un homme dangereux contre lequel je dois me protéger.
Beaucoup plus dangereux que tu ne penses… Si elle continuait à ce rythme, il était capable de foutre un contrat sur sa tête. Mais elle bénéficiait d’une assurance vie : Morvan voulait que ses petits-enfants grandissent auprès de leur mère.
Tout à coup, il fut pris d’une terrible lassitude. Qu’ils se démerdent entre eux, les deux parrains, la sorcière italienne et le défoncé bouddhiste… D’ailleurs, pourquoi s’opposer à ce divorce ? Loïc, malgré ses bonnes intentions, était un père déplorable. Quant au Vieux, personne ne comprenait pourquoi l’officialisation de cette rupture le mettait dans tous ses états. Il n’avait jamais pu encaisser Sofia et haïssait le ferrailleur florentin.
Erwan allait raccrocher quand elle proposa :
— Et si on dînait ensemble à ton retour ?
— Pour quoi faire ? demanda-t-il sur la défensive.
Elle rit encore, d’un rire franc et moqueur. Dans ces cas-là, son timbre baissait de plusieurs degrés et on y percevait tout à coup les accents rauques des chansons italiennes.
— D’habitude, j’ai plus de succès.
— Excuse-moi : dînons ensemble, bien sûr.
— Quand ?
— Dans quelques jours, hasarda-t-il.
— Appelle-moi à ce moment-là. Je vais demander à mon avocate si j’ai le droit de te parler.
Elle raccrocha sans qu’il sache si elle plaisantait ou non. Troublé, il empocha son cellulaire et se replongea dans ses recherches. Il allait cliquer sur une ligne portant sur les navires amiraux quand un bruit lui fit tourner la tête.
— Putain !
Dehors, un homme agrippé au châssis de la fenêtre l’observait. Erwan attrapa son calibre, bondit et tenta d’ouvrir la vitre. Pas moyen. Cinq bonnes secondes pour piger le mécanisme latéral et débloquer enfin la poignée.
L’autre avait sauté à terre et détalait en direction du tarmac. Erwan évalua la hauteur : trois mètres au moins. Encore une prouesse de jeune homme.
Il rengaina, enjamba la pièce d’appui et se posta sur la gouttière : pas impossible mais après la corrida des thermes… Il sauta en ramassant son corps au maximum, atterrit sur le gazon, roula sur lui-même et se remit debout avec difficulté. Il avait mal partout. Ou plus exactement, pas une zone de son corps ne lui semblait indolore.
Qui était ce gars ?
Courir d’abord. La réponse au bout.
La nuit avait la gorge sèche.
Sur la lande, toute trace d’eau ou d’humidité avait été aspirée. Le ciel, l’air, la terre paraissaient près de se casser comme du verre.
Erwan n’avait jamais dépassé l’enceinte des bâtiments. Entre les deux édifices, il découvrit un paysage absolument plat, offrant sans doute, de jour, une visibilité jusqu’à la mer. Le fuyard se découpait comme une flamme noire dans le halo des projecteurs.
Erwan ne gagnait pas du terrain, il en perdait. Mais il était sûr de sa méthode. Sa proie n’avait pas d’autre choix que de foncer droit devant lui. Tôt ou tard, il se fatiguerait, alors Erwan le rattraperait. S’il avait renoncé aux sports de combat, il pratiquait toujours assidûment la course, et cette fois, pas question de se faire avoir.
Il sortit de la zone protégée par les hangars comme on sort de la rade d’un port et soudain, la nuit révéla sa vraie nature. Un vent furieux, craché par le large, faillit l’abattre au sol. Il récupéra son équilibre et repartit de plus belle. L’autre s’éloignait toujours, luttant contre les bourrasques, sautillant de droite à gauche, s’épuisant au fil de la piste. Il était vêtu d’un treillis militaire et d’un anorak noir : un homme de la base.
Erwan trouvait son rythme. Il progressait de trois quarts face au vent, déchirant la nuit comme un couteau tranche la toile d’une tente. Ses points de douleur se réveillaient mais ils lui semblaient se dissoudre dans la chaleur de son corps.
Trois cents mètres environ le séparaient de l’autre. Il n’accélérait toujours pas : il faisait confiance au décor. À droite et à gauche, les avions tremblaient sous leurs housses. Des câbles invisibles, des crochets ne cessaient de cliqueter, rappelant les drisses des voiliers qui tintinnabulent dans les ports.
Tarmac. Plus de projecteurs, seulement des veilleuses enfouies dans le gazon. L’espion montrait des signes de fatigue. Erwan allongea sa foulée. Le vent ne le freinait pas mais le nourrissait. Il se gorgeait des rafales, buvait leur fraîcheur.
Le fugitif à deux cents mètres. Ils couraient maintenant dans un silence oppressant. Les mâts et les avions étaient loin derrière eux. Ne restaient que le vent qui mugissait, le ciel qui lançait des traînées huileuses, irisées, façon aurores boréales, et leurs pas qui frappaient le ciment — tap-tap-tap-tap…
Cent mètres. Devant Erwan, la nuque et la coupe en brosse. Aucun moyen de l’identifier. Cinquante mètres. Il se ferma au monde extérieur et attaqua son sprint.
Trente mètres… Vingt mètres…
— HALTE !
En un mouvement réflexe, il tourna sur lui-même sans s’arrêter, cherchant la voix dans les ténèbres. Un soldat jaillit d’un fossé, FAMAS en main. La base de Kaerverec était soumise à une surveillance militaire. Comment avait-il pu oublier ça ?
Malgré lui, il ralentit. Erreur fatale. L’autre continua de plus belle, se fondant dans les ténèbres. Le flic voulut hurler quelque chose mais il était à bout de souffle. Il se plia en deux, mains en appui sur les genoux, crachant un gémissement. Chaque seconde creusait un peu plus la distance avec le fuyard. Une radio VHF retentit : le garde baissa les yeux vers sa ceinture.
Sans réfléchir, Erwan repartit à fond.
— ARRÊTE-TOI ! ARRÊTE-TOI OU JE FAIS FEU !
Roulements de pas, cavalcades autour de lui. Des sirènes, des grondements de moteur. L’alerte était donnée. Il courait toujours. Une détonation éclata dans le vide de la nuit. Tir de semonce.
— ARRÊTE-TOI !
Il essaya d’accélérer. Impossible. Il sentait, comme un mur, la limite de ses forces. Quelques foulées encore et il s’effondrerait sur le bitume. Nouvelles détonations. Des soldats largués par des véhicules. Des interférences, des codes hurlés aux quatre coins de la piste. Il reprit de la vitesse — la peur, le plus puissant des stimulants.
Une fois dans les bois, il ralentit malgré lui. Tout son corps était brûlé par l’acide lactique. L’adrénaline gorgeait son sang. À travers ses larmes, les arbres se déformaient, l’obscurité coulait entre les troncs comme du goudron. Derrière lui, la cavalerie arrivait. Il se dit qu’il était cuit mais déjà les fûts s’espaçaient : la forêt n’était qu’un mince ruban avant la plage.
Une levée sablonneuse, puis le fracas du ressac. Il tenait sa proie. Retrouvant un semblant d’espoir, il se hissa sur la dune et découvrit la marée haute. Les rouleaux se brisaient à quelques dizaines de mètres seulement devant lui.
Personne. Des sommations dans son dos. Erwan tomba à genoux quand un éclair blanc déchira le ciel. Un missile. Non, une fusée éclairante. La patrouille arrivait sur la plage et faisait la lumière sur la zone.
Il balaya la grève d’un regard. À deux cents mètres sur sa gauche, le fugitif se détachait. Erwan se releva et repartit alors que des flammèches retombaient déjà dans des chuintements.
Cinquante mètres. L’obscurité revenait. Trente mètres. Le fuyard titubait comme un ivrogne, penchant vers les flots, remontant sur le sable, toujours au bord de la chute. Dix mètres. Erwan s’élança et le plaqua au sol. Ils roulèrent dans l’écume. Il l’attrapa par le col et le retourna.
— Qui tu es ? hurla-t-il.
Pas de réponse. Il ne voyait qu’un visage noyé d’ombre. Les vagues remontaient vers eux et leur léchaient les membres. Le vent charriait une odeur de soufre.
— QUI TU ES ?
Erwan levait le poing quand une nouvelle fusée éclata. Dans le flash, il reconnut le visage : il l’avait déjà vu quelque part mais impossible de dire où.
— D’où tu viens ?
— J’m’appelle Frazier. J’suis du Charles-de-Gaulle !
Un des officiers mariniers qu’il avait croisés sur le porte-avions, dans la lueur rouge des couloirs.
— Pourquoi tu m’espionnais ?
Le brasier blanc dans le ciel faisait osciller la plage. Erwan avait empoigné le marin par le col et le serrait à l’étouffer. Les soldats déboulaient de tous les côtés à la fois. Plus que quelques secondes pour lui tirer un mot.
— Parle, nom de dieu !
— La nuit de vendredi… j’ai vu quelque chose…
— Où ? Sur le Charles-de-Gaulle ?
Une nouvelle fusée explosa.
— PARLE !
— Quelqu’un a pris la mer… Sur un ETRACO…
— QUI ?
Le flash passa dans les pupilles du jeune gars. Erwan voyait ses lèvres trembler. Derrière lui, l’écume se cuivrait et évoquait un métal en ébullition.
— LÂCHE-LE ET MAINS EN L’AIR !
— Qui a pris la mer ? QUI ?
— LÂCHE-LE OU ON TIRE !
Le flic leva les bras. C’était foutu. Sur la crête de sable, une ligne de soldats le tenaient en joue sur fond de pins scintillants de soufre.
À cet instant, Frazier se redressa et l’agrippa au col.
— Di Greco, lui cracha-t-il à l’oreille. Di Greco est parti à terre cette nuit-là !
Le bar s’appelait Du côté de chez Wam.
Il avait commencé ses recherches en début de soirée. Il avait interrogé les portiers, les barmen, menacé les patrons, arraché des promesses : quiconque croiserait Gaëlle cette nuit devait l’appeler. Il avait poursuivi avec les concierges des palaces, visité les boîtes à partouzes, les bars sombres de la rive droite — mais rien n’était encore ouvert.
Personne n’avait vu sa fille. Personne ne possédait la moindre information. Ou personne ne voulait lui parler.
Il n’était peut-être plus assez malin, ni assez convaincant. C’était ce qu’il s’était répété à chaque fois, pour se rassurer, au volant de la Golf qu’il avait empruntée à la fourrière de Balard. La méthode Coué : se dire que Gaëlle s’amusait quelque part et qu’on voulait simplement le lui cacher.
Le fait qu’elle ait disparu n’était pas si grave — après tout, elle était majeure et en avait fait bien d’autres. Ce qui l’inquiétait, c’était qu’elle ait faussé compagnie à ses sbires. Morvan connaissait sa fille : être suivie ne la gênait pas, au contraire, l’idée qu’on puisse rendre compte à son père de ses frasques devait lui plaire. Mais cet après-midi, elle en avait décidé autrement. Pour manifester son indépendance ? Se rendre à un rendez-vous secret ? S’enfuir ? Morvan s’affolait sans doute trop vite. Gaëlle avait simplement repris sa liberté pour un soir. Mais sa crainte majeure était qu’elle se soit fourrée dans un merdier qu’elle ne maîtrisait pas. La prostitution peut mener à un beau mariage mais aussi à une place au cimetière.
Grâce à la DCRI, il avait une vision assez claire du quotidien de Gaëlle. Elle n’avait rien d’une professionnelle. Elle michetonnait seule, irrégulièrement, et toujours au nom de ses rêves. Ses partenaires étaient invariablement liés, de près ou de loin, au milieu du cinéma. Ou à celui du pognon — ce qui était plus ou moins la même chose.
S’il n’obtenait rien d’ici demain matin, il lancerait les grandes manœuvres, avec les moyens que son statut lui conférait. Mais autant crier sur les toits : « Ma fille est une pute. » Ou encore : « Je ne suis pas maître chez moi. » Or sécurité bien ordonnée commence par soi-même.
Installé au bar, il leva les yeux et observa autour de lui l’espace sombre à moitié vide — l’idée qu’on puisse venir s’enfermer ici toute la nuit pour s’amuser lui échappait totalement. Il régla son Perrier et retrouva la sortie.
Se dirigeant vers sa voiture, il passa à ses autres préoccupations. Il avait menti à Erwan : il n’avait plus sa chevalière. Il l’avait perdue le mois précédent ou on la lui avait volée. Pourquoi ? Pour la placer sur la scène de crime ?
Cette histoire de Kaerverec prenait une tournure étrange. D’abord, il y avait eu l’appel de di Greco. Des années qu’il n’avait pas revu l’amiral à tête d’endive. Il aurait dû se débarrasser de ce bâton merdeux mais il avait décidé au contraire d’en charger son propre fils. Il avait cru y voir une bonne occasion de l’éloigner au moment du suicide de Marot. Son instinct l’avait-il trahi pour la première fois ?
L’enquête devenait maintenant une affaire personnelle. On avait frappé sur le terrain d’un ancien partenaire, le forçant d’une certaine façon à intervenir, tout en plaçant sur la scène de crime un objet compromettant… Une machination ?
Il n’avait pas roulé un kilomètre qu’il trouvait de nouveaux arguments pour nourrir sa parano. D’abord ce projet de bouquin qui menaçait de révéler son passé, puis la mort de Nseko qui, quoi qu’il prétende, allait redistribuer les cartes du côté du Katanga. Et maintenant cette histoire d’OPA sur Coltano ou il ne savait trop quoi… Sans parler du message reçu par Loïc. Dès demain, il retournerait voir Luzeko : l’homme à la minerve aurait bien appris quelque chose…
Il commençait à se demander si tous ces événements n’étaient pas liés. Orchestrés par un homme, ou un groupe, voulant sa perte. Qui ? Il avait tellement d’ennemis…
Ses réflexes au volant l’avaient ramené à la niche : place Beauvau. Finir la nuit au bureau et enchaîner direct ? Non. Il devait reprendre sa recherche mais avant, manger quelque chose. Il prit la direction de l’hôtel Bristol, à quelques centaines de mètres du ministère.
Voiturier. Clés. Porte tambour. Quand il traversa le hall, le concierge se planqua derrière son comptoir. Morvan se rappela qu’il l’avait bousculé quelques heures auparavant. Il lui fit un signe amical : il n’était plus d’humeur belliqueuse.
Il accéda à la salle du restaurant où des femmes de ménage passaient l’aspirateur, puis rejoignit les cuisines. Quelques marmitons le reconnurent et le saluèrent. Il s’assit à la table du fond — un comptoir d’inox réservé aux intimes du chef.
On lui servit un club sandwich au saumon — son plat favori — sans qu’il ait un mot à prononcer et de l’eau minérale. La simple vue de la bouteille lui fit penser à ses anxiolytiques. Les avait-il pris ce soir ? Dépressif et amnésique, vraiment temps qu’il raccroche…
Le divorce de Loïc occupait maintenant son esprit. Il ne pouvait accepter cette perspective. Pour des raisons personnelles, secrètes, mais aussi parce que l’idée d’un éclatement de sa famille lui était intolérable. D’une certaine manière, c’était la seule chose qu’il avait construite — et réussie, si on omettait cette haine unanime qu’il avait instillée autour de lui, à son corps défendant. Un divorce ? Pas question. Il ne désespérait pas de négocier avec la Vierge de glace mais la partie serait difficile.
Savourant son sandwich, il se mit à rêvasser, les yeux dans le vague, alors que les cuisiniers rangeaient leur matériel. Des soirs heureux, pris au hasard. Quand Erwan, interne à l’école des flics de Cannes-Écluse, trouvait le temps de venir dîner à l’improviste avenue de Messine. Quand Loïc, adolescent, promenait sa beauté surnaturelle dans la maison, sans même se rendre compte de son caractère unique (en réalité, il était déjà alcoolique et c’était lui, Morvan Senior, qui était aveugle). Quand Gaëlle, pesant encore un poids raisonnable, dans son petit pyjama en éponge, était autorisée à veiller avec ses frères devant la télévision.
Les rouages de sa mémoire se grippèrent et se fixèrent sur cette image : Gaëlle à l’abri du mal. Des années plus tard, elle était devenue un être méconnaissable, d’une maigreur atroce, rappelant un insecte géant de film d’horreur.
Morvan repoussa son assiette. Gaëlle avait toujours été un mystère. Cette nuit encore, il n’était pas foutu de retrouver sa trace. Il signa sa note — il avait un compte à l’hôtel — puis fila dans les toilettes pour se refaire une beauté. Une heure du matin. Il se passa le visage sous l’eau et essaya de lisser sa veste et son pantalon — son costume était aussi froissé qu’un kleenex après une branlette. Dans la glace, il se fit l’aumône d’un sourire comme il aurait donné un billet à un clochard.
Allez, retour bitume.
Depuis une heure, Erwan essayait de survivre.
En fait d’hélicoptère, il n’avait réussi à réquisitionner qu’un Hurricane — un Zodiac uniformément noir, de onze mètres de long, boudin en hypalon et coque en résine. Un des fameux ETRACO des commandos de la marine. « Six cents chevaux ! » avait fièrement annoncé Archambault à la barre. Le Guen jouait le rôle du navigateur, concentré sur le radar embarqué et le GPS. Verny suivait le mouvement.
« Va falloir s’accrocher, avait prévenu l’Asperge alors qu’ils sortaient du chenal, la météo n’est pas bonne ! » Sans blague… La houle les avait aussitôt happés pour les faire plonger dans le ventre noir de la mer. Un ventre plein, gonflé, qui semblait porter dans ses flancs une vie furieuse. Une force à la fois maternelle et maléfique, rageuse, destructrice. Une Médée qui allait les dévorer…
Erwan se tenait à l’arrière, en gilet de sauvetage, agrippé à la main courante de son siège jockey, de trois quarts face aux vagues. Par mesure de sécurité, on l’avait attaché à son siège. Après la bagarre des douches et la course du tarmac, il touchait le fond.
Devant lui, Archambault se cramponnait à la barre. Son poignet était relié au poste de commande par un bracelet coupe-circuit. S’il tombait à la baille, cela coupait directement le moteur et évitait que le Zodiac rejoigne tout seul l’Angleterre.
— Ça va pas mieux ? demanda Le Guen par-dessus son épaule.
Le Homard paraissait plus bienveillant qu’à terre. La mansuétude du vainqueur, sans doute. Erwan se pencha pour vomir. Encore raté. Il sentait le souffle fétide de la mer, saturé de sel, sous le flotteur. Il avait pris un antihistaminique contre le mal de mer — aucun résultat sauf un, contradictoire : il avait entendu dire que ce type de médicaments pouvait avoir un effet excitant ; tout ce qu’il ressentait, c’était une puissante envie de dormir, aggravée encore par les antidouleurs qu’il avait avalés avant le départ.
Il s’efforçait pourtant d’analyser les nouveaux faits. Une fois le calme revenu à la base, il avait fait amende honorable pour la violation du couvre-feu — qu’il avait lui-même imposé. Le colonel Vincq s’était montré compréhensif et l’avait autorisé à poursuivre l’interrogatoire de Patrick Frazier, le « témoin spontané » à l’origine du rodéo nocturne. L’officier marinier n’avait rien à ajouter : il avait vu, dans la nuit du vendredi au samedi, aux alentours de 21 heures, l’amiral di Greco s’embarquer sur un ETRACO et partir en direction du continent. Le vieil homme ne l’avait pas fait comme son statut et sa santé l’exigeaient, accompagné d’un pilote et après avoir signé tout un tas de paperasses. Il s’était esquivé discrètement, par une soute ouverte sur la mer, où plusieurs annexes étaient disponibles. Selon Frazier, di Greco était un marin hors pair et malgré ses déficiences physiques, il était capable de gagner la côte en solitaire.
Pourquoi le soldat n’avait-il pas témoigné plus tôt ? Pourquoi cette visite nocturne et cette fuite absurde ? La réponse était dans la question : après plusieurs jours d’hésitation, Frazier s’était résolu à parler mais il voulait le faire le plus discrètement possible. Et même dans ces conditions, il s’était dégonflé à la dernière minute — on ne touchait pas impunément au Commandeur.
Une vague plus forte arracha Erwan à ses pensées. Il sentit son cœur remonter vers sa gorge. Il se voyait bien le cracher sur le pont puis le regarder palpiter, à la manière d’un poisson qui s’asphyxie. Pour balayer cette hallucination, il releva la tête et découvrit un décor cauchemardesque. Sous la pluie, les vagues noires s’élevaient maintenant comme des falaises au rythme d’une respiration géante, prêtes à s’abattre et à les engloutir.
Il baissa de nouveau les yeux, serra les dents et se concentra sur ses pensées. Qu’allait faire à terre di Greco cette nuit-là ? Son expédition avait-elle un lien avec la mort de Wissa ? Ou le bizutage ? L’amiral était-il le commanditaire du meurtre ? Ou avait-il voulu au contraire calmer ses troupes qu’il sentait en surchauffe ? Quand était-il rentré sur le porte-avions ? Autant de questions que le flic avait l’intention de poser à sa seigneurie en personne.
Ce départ à la sauvette n’était pas une bonne idée. D’abord, les conditions météo étaient, comme on dit, « défavorables ». Ensuite, convoquer l’amiral à terre — non pas à Kaerverec mais à la gendarmerie — plutôt que de l’affronter, encore une fois, sur son terrain aurait constitué une meilleure stratégie. Erwan avait opté pour une tactique différente : la surprise. Ils n’avaient prévenu personne de leur arrivée — il fallait maintenant espérer qu’on les accepterait à bord.
Une déferlante stoppa toute réflexion. L’eau mousseuse remplit l’ETRACO comme un bassin. Verny se détacha d’un geste et vérifia le vide-vite, un drain situé sous le flotteur qui permet d’écoper en quelques secondes. Une minute plus tard, il était de nouveau sanglé au siège jockey.
Avec une coupable satisfaction, Erwan constatait que ses compagnons n’étaient pas à la fête non plus. Engoncés dans leur gilet fluorescent, gavés de Mercalm, ils portaient des lunettes de plongée — consigne d’Archambault — et affichaient un teint verdâtre.
Nouvelle vague. Erwan somnolait. Secoué, ballotté, douché, il ne cessait de perdre conscience, entre mer et orage. Ses doigts crispés sur la main courante ne lui appartenaient plus.
Une voix le ramena à la réalité.
Impossible de dire qui criait mais il finit par saisir un nom : Verny. Il réalisa enfin la situation : le gendarme avait disparu. À force de quitter son siège pour écoper, il était passé par-dessus bord.
Le temps qu’il essaie de se lever, Archambault manœuvrait déjà, en hurlant :
— Personne se détache !
Le Guen était penché sur l’écran GPS, le protégeant des deux mains pour mieux y voir. Erwan se souvint que les gilets de sauvetage étaient équipés d’une balise de localisation — il fallait espérer que Verny aurait eu le réflexe de la déclencher. La brassière était aussi munie d’un dispositif clignotant.
Braquant à la volée, Archambault réussit à faire demi-tour. Chacun tentait d’apercevoir quelque chose tout en essuyant ses lunettes. Soudain, à une cinquantaine de mètres, le clignotement de la balise jaillit au creux d’une crevasse bouillonnante. Un pacemaker battant dans une cage thoracique monstrueuse. Archambault se rapprocha et se plaça face au vent. À fleur d’écume, Verny se débattait dans son ciré, luttant contre le poids de son corps qui l’emportait par le fond.
Le temps qu’Erwan saisisse ce qui se préparait, Le Guen détacha sa ceinture, ôta son gilet de sauvetage et arracha ses vêtements : il portait dessous une combinaison de plongée. La seconde suivante, il avait enfilé un masque, chaussé des palmes et bouclé un nouveau harnais autour de sa taille. À cet instant, Erwan se demanda comment il pouvait prétendre enquêter sur cet univers dont il ignorait tout.
Le Guen plongea, relié au Zodiac par une corde — un « bout » en langage marin. La voix d’Archambault devint perceptible. Pas ses mots, sa voix seulement. Un cri de gorge qui répétait les deux mêmes syllabes alors qu’il restait accroché à la barre et à la manette des moteurs, tentant, quasiment couché sur le sol, de stabiliser l’ETRACO :
— Le bout !
Erwan comprit enfin. Se détachant à son tour, il rampa le long des flotteurs et parvint à gagner l’étrave. À travers la pluie et les embruns, il découvrit la corde qui fouettait le pont : elle était reliée à un tambour. Maladroitement, il se posta derrière l’engin, cala ses pieds contre le boudin, empoigna les deux manivelles de part et d’autre du rouleau et attendit un signe du capitaine.
Archambault manœuvrait toujours, trimant vers le haut pour éviter que le bateau ne se remplisse d’eau. Les moteurs rugissaient, ahanaient, sifflaient. Les hélices fourrageaient dans ces eaux de vaisselle. Le lieutenant leva la main : Le Guen avait récupéré Verny. Erwan tourna les manivelles, luttant contre ses propres douleurs.
Bientôt, il les vit : attachés l’un à l’autre, les naufragés n’étaient plus qu’à quelques mètres, disparaissant puis réapparaissant au gré des flots, jouant à cache-cache parmi les lames. Erwan accéléra ses moulinets.
Enfin, ils jaillirent au-dessus du boudin et s’accrochèrent aux poignées de portage — le Homard hurlait des syllabes inintelligibles. Il y eut quelques secondes d’incertitude puis Erwan réalisa qu’en actionnant toujours le tambour, il les tirait et les compressait contre le flotteur. Il lâcha les manivelles et se précipita.
Il se vautra d’abord, se releva, hissa Verny qui roula sur le pont. Encore un effort, Le Guen bascula à son tour du bon côté de la vie. L’ETRACO faisait toujours des bonds furieux et les paquets de mer menaçaient de les engloutir. Pourtant, ils étaient tous sains et saufs et durant quelques secondes, il y eut une sorte de répit. Ils ne bougeaient plus, savourant la victoire qui venait de changer de camp.
Puis le fracas des vagues revint. Erwan retrouva sa lucidité. Verny toussait, vomissait, balbutiait des prières et des remerciements. Le Guen dans sa combinaison tentait de s’extraire de son harnais, les pieds dans le bout qui se tordait à la manière d’une bobine de fil géante.
Erwan prit une décision. À quatre pattes, il revint vers le poste de pilotage, se hissa à la hauteur de la barre puis hurla à l’attention d’Archambault :
— On rentre !
— Quoi ?
— ON RENTRE !
En guise de réponse, le pilote tendit l’index :
— Trop tard. On y est !
Le flic se retourna et découvrit la muraille noire. Entre les remous des nuages et la surface boursouflée des flots, l’aplat sombre se détachait, sans la moindre lumière. La vision du vaisseau dans la tourmente était absolument dantesque. Plus sombre que les ténèbres qui l’entouraient, plus fort que la tempête, il paraissait impassible, détaché du tumulte — immobile alors que la mer se déchaînait contre ses flancs.
Erwan tomba en arrière, rebondissant contre le flotteur, les bras écartés — un boxeur sauvé par le gong. À cet instant, dans un énorme grincement, un portail s’ouvrit dans l’obscurité, révélant une plateforme bordée de chevrons jaunes. Erwan songea à une effrayante branchie, une faille palpitante dans le ventre d’un monstre marin. L’ouverture qui se profilait, encadrée de deux chaînes massives, était phénoménale : de quoi laisser passer des camions-citernes et des escadrons entiers. La lumière qui s’en échappait était complètement rouge.
Archambault envoya les gaz. Le Guen, encore dégoulinant, hurlait dans la radio. Verny restait cramponné à un flotteur. Blotti sur son siège, Erwan observait, fasciné, la lumière incandescente qui irradiait la surface des flots.
La plateforme parut se poser au ras des vagues, formant un embarcadère d’acier. Le Zodiac s’approcha encore. Archambault accélérait, décélérait, trimait en haut, en bas, montait à l’assaut des derniers obstacles, chassant de l’arrière, dérapant puis zigzaguant jusqu’à passer la crête. Des gaffes se tendirent, des grappins cliquetèrent, des bouts retombèrent dans l’eau rouge.
Le spectacle était rassurant — la vie revenait après la mort. Erwan en avait les larmes aux yeux.
Cette nuit, ce n’étaient pas les pêcheurs qui avaient harponné la baleine mais la baleine qui avalait le bateau des téméraires.
Quand ils posèrent le pied sur la plateforme, ils n’avaient plus grand-chose à voir avec une brigade de choc venue interroger un suspect. Trempés comme des éponges, salés comme des harengs, ils faisaient peine à voir. Verny avait l’air d’un noyé. Le Guen était toujours en combinaison gonflée d’eau. Archambault avait les bras encore tremblants de ses manœuvres à la barre. Erwan courbait la tête sous sa capuche, en signe d’allégeance au dieu de la mer.
Cette fois, les manœuvriers n’étaient pas seuls à les attendre. Des fusiliers-commandos encadraient l’amarrage, doigt sur la détente. La passerelle monta jusqu’à la gueule d’acier, inondée de lumière rouge. Tout le monde se réfugia à l’intérieur.
— Qu’est-ce que vous foutez là ? aboya le capitaine d’armes.
— Nous venons auditionner l’amiral di Greco, fit Verny sur le même ton.
Avec le fracas des vagues, il fallait hurler pour se faire entendre.
— Vous avez une commission rogatoire, quelque chose ?
— Pas besoin : nous sommes saisis par le parquet de Brest dans le cadre de l’information judiciaire sur la mort du soldat Wissa Sawiris. Nous sommes habilités à mener toute démarche et toute audition dans l’intérêt de la vérité.
Le gendarme avait prononcé son discours d’un trait. Pas mal pour un survivant. Le galonnard ne parut pas impressionné. Il attrapa sous son ciré une radio, tourna le dos au vent et se mit à parler en se penchant, comme s’il cherchait à allumer une cigarette.
— On doit attendre le capitaine de vaisseau, dit-il en revenant vers eux.
— On y va, fit Erwan à bout de nerfs. Il nous rejoindra.
D’un seul mouvement, les soldats lui barrèrent le passage, armant leurs fusils. Dans la même seconde, Verny et Archambault réussirent à dégainer. La violence de la scène était encore accrue par les lampes écarlates.
— On se calme.
Les regards se tournèrent vers la voix qui venait de trancher le bruit des flots. Un homme en parka sombre se découpait dans le halo rouge. Petit, la cinquantaine, sans escorte ni signe distinctif : Erwan devina qu’il s’agissait du chef suprême du navire.
— Capitaine de vaisseau Martin, confirma-t-il. Vous croyez qu’on peut aborder comme ça le Charles-de-Gaulle ? Vous vous prenez pour qui ?
Erwan se présenta et résuma la situation, répétant à peu près le discours de Verny, dans un langage à la fois plus modeste et plus circonstancié. L’officier ne répondit pas. Les fusiliers-commandos s’étaient groupés autour de lui — sans baisser leurs armes.
— Pourquoi voulez-vous entendre l’amiral ? demanda-t-il enfin.
Par la porte ouverte, le vent sifflait si fort que les voix humaines évoquaient de simples interférences échappées dans la nuit. Pourtant, Martin ne haussait pas le timbre. Maître des lieux, maître de la tempête.
— Secret de l’instruction, asséna Erwan. Je pense que l’amiral est assez grand pour nous répondre ou nous envoyer au bain si le cœur lui en dit.
Il avait usé de termes familiers pour briser la glace — la tentative tomba à plat. L’homme en parka conserva le silence, mains dans le dos. Les fusiliers les tenaient toujours en joue.
— Cela a à voir avec l’officier marinier Frazier ?
La nouvelle les avait donc précédés. Le jeune soldat avait dû s’enfuir du porte-avions pour livrer son témoignage. Mais Erwan était certain que personne ici n’en connaissait le contenu.
— Je suis désolé, je ne peux rien dire. Nous devons voir l’amiral.
— Il est trois heures du matin.
— Si nous nous sommes déplacés à cette heure, c’est qu’il s’agit d’un…
— Son état de santé ne lui permet pas de vous recevoir.
— Voilà ce que je vous propose : on renonce à l’audition cette nuit mais on présente au moins notre requête. On ne le dérange que quelques minutes pour l’aviser, il choisira lui-même le moment de l’entrevue. S’il peut nous recevoir demain matin, on attend à bord.
— Et s’il dort ?
Ces détails prosaïques trahissaient la situation : aux yeux de tous, di Greco n’était plus qu’un vieil homme malade, une légende à l’agonie.
— Lors de notre première rencontre, bluffa Erwan, l’amiral a évoqué ses insomnies. Je ne pense pas qu’on risque de perturber son sommeil. (Il sourit.) Il doit observer la tempête par son hublot.
Nouvelle familiarité, nouvel échec : on ne parlait pas d’un souverain en ces termes. L’officier posa le regard sur ses hommes toujours en position de tir. Un seul geste et les marins baissèrent leurs fusils.
— Dix minutes. Montre en main. Je vous conduis moi-même.
Coursives. Ascenseur. Lumières rouges. À l’intérieur du bâtiment, on oubliait la tempête mais Erwan sentait encore l’eau salée au fond de ses poches et les vibrations des flotteurs dans son sang. Il était comme imprégné de la mer, de sa fureur.
Deuxième ascenseur. Nouveau couloir. Devant le seuil de l’amiral, l’escorte s’écarta pour laisser le flic frapper : après tout, c’était son idée. Il s’exécuta à la manière d’un huissier en marche pour une saisie.
Pas de réponse.
Il frappa de nouveau, plus fort.
Toujours pas de réponse.
Erwan baissa les yeux. Un rai de lumière sous la porte. Il échangea un regard avec le capitaine de vaisseau. Ils se comprirent.
— On a un passe.
Sur un signe du gradé, un des hommes sortit un trousseau de clés et fit jouer la serrure. Il y eut un instant d’hésitation puis Erwan pénétra dans la cabine, la main sur son arme.
Les plafonniers étaient allumés. Tout était dans l’ordre — c’est-à-dire le désordre — de la première fois. Dossiers entassés, cartes enroulées, armoires surchargées.
Assis derrière son bureau, près du hublot qui constituait son « unique privilège », di Greco était défiguré. La balle avait fait sauter sa boîte crânienne et projeté sa cervelle derrière lui.
Il portait toujours sa veste d’uniforme bleue sans décoration. Sa main tenait encore le calibre qu’il avait utilisé pour mettre fin à ses jours : un Beretta 92G inox qu’Erwan connaissait bien — c’était son arme de service à la BRI. Il s’approcha et constata que le sang n’était pas encore sec : le suicide datait de moins d’une heure, alors qu’ils avaient déjà pris la mer. L’avait-on prévenu ? Savait-il que tôt ou tard, il serait arrêté ?
Erwan éprouvait un sentiment mitigé. Ce suicide allait passer pour un aveu. On bouclerait l’enquête le plus vite possible. En même temps, aucune réponse n’était plus à espérer. Quel mobile ? Quelles circonstances ? Comment tout ça avait-il pu survenir ?
Il s’avança pour voir si di Greco avait laissé un mot d’adieu.
Il était sur la table, feuille pliée couverte de minuscules taches de sang. Erwan se plaça à côté du mort pour s’orienter dans l’axe de la lecture et ouvrit le papier. Grand Corps Malade avait seulement inscrit, en lettres capitales :
— Nam-myoho-renge-kyo… Nam-myoho-renge-kyo… Nam-myoho-renge-kyo…
Loïc murmurait à voix basse le Sûtra du Lotus, dans la version japonaise de Nichiren. La phrase essentielle, qui contenait le sûtra tout entier et qui l’avait si souvent inspiré dans les pires situations. Il n’avait pas dormi et les épreuves ne faisaient que commencer. Après la garde à vue, il aurait droit à une comparution devant le juge puis à une mise en examen et, pourquoi pas, une détention provisoire. Douze grammes de coke, ça vous propulsait direct en préventive.
Sans compter le vrai châtiment : l’utilisation immédiate de ces accusations par Sofia et sa pute d’avocate pour obtenir une injonction en urgence. Ses enfants lui seraient retirés, il n’aurait plus le droit de les voir que quelques heures par mois, avec un flic en guise de nounou.
— Nam-myoho-renge-kyo… Nam-myoho-renge-kyo…
Malgré ses efforts, dans cette cage de verre sordide, il ne parvenait pas à faire le vide dans son esprit. Des questions pragmatiques revenaient lui cingler les tempes : qui l’avait balancé ? Le dealer de la veille ? Les Blacks vengeurs ? Ce n’était le style ni de l’un ni des autres.
Sofia était la suspecte idéale. Il ferma les yeux et repoussa la bouffée de haine qui le submergeait. Pour le bouddhiste, haine et amour se valent, or il faut sortir du cercle des passions, quelles qu’elles soient.
Pour l’instant, il se serait bien contenté de sortir de cette cellule. Son voisin — un clodo qui « connaissait ses droits » — beuglait comme un veau et frappait la vitre à coups de pied. Loïc renonça à sa prière.
Faute de mieux, il se concentra sur son passé. Le meilleur passage de sa propre légende dorée.
Calcutta, février 2001.
Il n’avait jamais su comment il s’était retrouvé dans la capitale du Bengale-Occidental. Sans doute avait-il été viré du voilier dont il était le skipper, après avoir été surpris en train de sniffer les solvants de la salle des machines ou quelque chose de ce genre. Des îles Andaman, il avait embarqué à bord d’un cargo puis dérivé avec des pêcheurs dans les Sundarbans, la plus grande mangrove du monde. Son seul souvenir : le maddok, dérivé bon marché des pailles d’opium ramassées lors de la récolte, qu’il fumait au fond des barques.
Quand il avait débarqué à Calcutta, on aurait pu le prendre pour un sadhu. Vêtu d’un pagne, il était si crasseux et si brûlé de soleil qu’il était devenu noir. Sa barbe lui descendait à la poitrine, ses ongles dessinaient des virgules, sa tignasse était pleine de poux.
Il s’était choisi une marraine : Kali, déesse sombre, funeste, qui veille sur la ville. Elle porte un pagne de bras coupés, tire une langue sanguine, détruit tout ce qui ne lui plaît pas. Un bon symbole pour la capitale. À l’époque, dix millions d’habitants y survivaient à l’ombre de palais victoriens en ruine. Mendiants, lépreux, camelots, salariés, sadhus, brahmanes, intellectuels, intouchables, tout ça coulait dans les rues en une crue irrésistible.
Loïc flottait sur ce courant, dépensant ses derniers dollars en héroïne douteuse et opium frelaté. Il se faisait des fix sous les porches, mangeait des restes de riz, buvait des chai à une roupie. Dans ses rares moments de lucidité, il partait dans le parc du Maidan, emportant un livre aux pages maculées : The Gospel of Sri Ramakrishna, en anglais. Il en comprenait environ une ligne sur deux mais l’idée de mourir ce bouquin à la main lui plaisait.
Un jour, recroquevillé sur un trottoir, il prit conscience que ses jambes étaient en train de pourrir. Aucune panique : il l’avait bien cherché. Il allait crever dans cette peau, piétiné par des milliers de tongs, de sandales, de pieds nus, en rêvant de dieux dont il ne parvenait pas à prononcer les noms. Il souriait, prêt à se dissoudre dans l’odeur de fleurs et de merde de Calcutta. Se réincarner en dieu ou en pierre.
C’est alors qu’une voix s’était penchée sur lui :
— Toi, il va falloir te redonner le sens des réalités.
Loïc se redressa et discerna l’image sans relief d’un Occidental à large tête grise, aussi ridée que le cul d’un éléphant. L’individu portait une robe de chanvre et la triple corde des brahmanes symbolisant les trois dettes de l’homme : envers les sages, les ancêtres et les dieux.
Dans un demi-songe, il pensa : Encore un Blanc qu’a trop fumé…, puis il s’évanouit. À partir de là, ses souvenirs se mélangeaient. Injections. Perfusions. Délires. Pas d’effet de manque. Pour le reste, odeurs de camphre, relents de fleurs moisies, terre humide. Et fièvre incandescente. Beaucoup de sommeil.
Quand Loïc se réveille, un médecin indien l’affranchit : son tube digestif est rongé de parasites, ses intestins grouillent de vers, son corps est couvert de lésions, il souffre de scorbut. Seule bonne nouvelle : il a évité le sida et l’amputation.
— L’amputation ?
Il se rappelle être tombé d’un bateau dans les Sundarbans. Il revoit ses deux genoux blessés, le pus suintant des plaies.
— Ça s’appelle la gangrène. On a stoppé l’infection.
Il devrait remercier le toubib mais il n’est pas en état. Ses membres sont agités de spasmes, sa chair brûle. Il demande — il supplie — qu’on lui injecte quelque chose, n’importe quoi, ou qu’on le renvoie à ses limbes, délivré de toute sensation.
Coma.
Quand il reprend conscience, il a l’impression d’avoir sué sa cervelle sur l’oreiller. Le Gourou est là, cette fois en trois dimensions. La soixantaine. Riche et bien nourri. Veste à col Mao blanche, pantalon de pyjama de lin, accent écossais. Il lui parle de cauchemars, d’hallucinations. Lui explique que tout ça est lié au sevrage, aux plantes qu’on lui fait ingérer ici.
— Ici ?
Il lui parle de vérité, de sagesse, d’unité. Il s’exprime par images, par paraboles.
— On se connaît, non ? parvient enfin à demander Loïc.
— Tu as skippé un de mes bateaux, il y a deux ans.
Aucun souvenir. L’homme sort des ciseaux et entreprend de lui couper les cheveux, les ongles, la barbe.
— L’hindouisme ne te vaut rien, dit-il alors que les draps se couvrent de corne et de tifs. Je ne crois pas non plus pour toi au bouddhisme classique. Je veux dire : le Petit et Grand Véhicule. Ce qu’il te faut, c’est le Vajrayana. Le Véhicule de diamant. Le bouddhisme tibétain.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Qu’on part demain.
Ils n’atterrissent pas à Lhassa, capitale du Tibet, mais à Kunming, dans la province du Yunnan, près de la frontière sud-est du pays. L’Écossais tient à respecter un certain parcours avant d’atteindre les contreforts de l’Himalaya. D’abord en 4 × 4 puis à cheval.
Trois mille mètres d’altitude. Falaises de terre cuite. Au fond, un fleuve, rouge lui aussi : l’embryon du Mékong. Loïc a l’impression d’évoluer dans un gigantesque utérus, flancs féconds d’une déesse indienne assoupie au pied des glaciers. Il grelotte sur sa monture. On l’a emmitouflé comme un bébé nomade, dans des peaux et des fourrures, puis attaché à sa selle. Il n’a d’autre choix qu’admirer le paysage et souffrir du manque.
Il met plusieurs jours à réaliser qu’ils sont en train de traverser une région interdite, étroitement surveillée par l’armée parce que jouxtant le Triangle d’or. Il ne comprend pas les motivations de l’Écossais. De cheval à cheval, Loïc essaie de le provoquer :
— Si tu crois qu’après tout ça je vais coucher avec toi.
— Ne t’en fais pas, c’est déjà fait.
— Quand ?
— Pendant notre croisière.
Aucun souvenir non plus. L’homme s’appelle James Thurnee, il vient d’Édimbourg et a fait fortune en Europe. Plusieurs fois. D’abord dans la fabrication de guitares électriques et de consoles d’enregistrement, puis dans les télécommunications et enfin sur Internet. Maintenant, il gère sa fortune à distance. Il peut prier ici et là, se consacrer aux visiteurs en détresse…
Les semaines passent. Ponctuées, dans le désordre, d’embrouilles avec la police chinoise, d’averses dantesques, d’éboulements, de traversées du fleuve sur un câble, de tempêtes de grêle, de camions accidentés au bord de la route, d’une explosion au fond d’une mine de cuivre où ils doivent jouer les premiers secours…
Ils croisent maintenant des colosses à chignon noir portant à la ceinture un poignard d’argent, des femmes au visage absolument plat barbouillé de terre, de lait et de pluie. Des Tibétains, premiers messagers de la frontière.
Un jour, ils découvrent une immense vallée. Au fond, un village aux murs chaulés a l’air d’être construit en morceaux de sucre. Au-dessus, deux tours carrées, blanches et puissantes, jaillissent de leur gangue lie-de-vin. Le monastère. Tout autour, des champs d’orge et de blé ondulent dans le vent du soir, accueillant les ombres immenses des nuages en un ballet chatoyant.
Loïc n’a jamais contemplé une telle merveille. Des larmes de reconnaissance lui viennent aux yeux. D’autant plus que son corps est purgé : il a vaincu l’absence — celle de la drogue.
Une année parmi les moines. Réveil au son des trompes, prières, sermons, cueillettes, mandalas… En Inde, il a connu une spiritualité enivrante comme une fièvre. Ici, la foi a la vigueur d’un poing serré. Après lui avoir purgé l’organisme et lavé les yeux, Thurnee lui nettoie l’âme. Loïc connaît encore de terribles crises de manque. Cloué au lit, pris de convulsions, il supplie qu’on équarrisse son corps et qu’on en donne les morceaux à manger aux vautours, comme le veut la tradition tibétaine. Personne ne vient et la crise passe. Il reprend alors le quotidien du temple : prières, méditation, enseignement…
Parfois, il pense à son père qui le croit toujours sur les mers. Au fond, sa méthode a eu du bon. Loïc s’initie au Vajrayana. Il lit, écoute, médite. La prière devient une nouvelle forme de drogue mais aux effets inverses : il quitte son corps pour mieux retrouver son âme.
Alors, contre toute attente, Thurnee lui propose de revenir au monde des illusions, le samsara, la vallée des larmes — ce que les autres appellent la « réalité ». Le bouddhisme n’est pas une fuite, explique-t-il à son protégé, mais un envol. Il l’emmène à New York, l’initie à la finance. Loïc se passionne pour ce monde d’extrême vanité. C’est comme jouer aux échecs en n’oubliant jamais que tout ça n’est qu’un jeu.
Mais les sentiments sont toujours là. Il rencontre Sofia à Manhattan et en tombe instantanément amoureux. Pour assurer face à l’Italienne, il reprend de la coke. En un seul rail, il réduit à néant deux ans de sevrage. Pas grave : il est drôle, charmeur, volubile, il séduit la demoiselle. De son côté, Thurnee l’emmène dans une clinique spécialisée pour lui faire greffer des parois de titane sur les cloisons nasales.
Pas d’engueulade, pas de sermon : Loïc ne comprend pas.
— Les passions ont cette faiblesse de ne pas durer, répond Thurnee.
Il avait raison : sept ans plus tard, Loïc et Sofia se haïssaient de toutes leurs forces. Bientôt, ils s’oublieraient dans une indifférence réciproque.
Un claquement de verrou le fit sursauter. La porte de la cage s’ouvrit. Loïc se rendit compte que le clodo vindicatif s’était endormi et que ses autres compagnons de cellule étaient aussi à moitié assoupis.
Il jeta un regard réflexe à son poignet — on lui avait pris sa montre lors de la fouille à corps.
— Morvan, suis-moi.
Montant l’escalier à la suite du planton, il se dit qu’on allait enfin l’entendre. On allait lui permettre de téléphoner à son avocat, qui le ferait libérer dans l’heure.
Ce n’était pas un flic qui l’attendait dans le bureau mais Sofia.
Il noua ses poings pour lui casser la gueule. Il allait bondir quand elle lui ordonna simplement :
— Assieds-toi.
Il obéit sans un mot.
Au fond, la vie était simple auprès de l’Italienne.
— Comment t’es entrée ici ?
— Mon avocate.
— Il faudra que tu m’expliques comment une avocate du droit de la famille a des connexions avec la brigade des Stups.
— Elle sait y faire.
— Elle leur a servi le fils Morvan sur un plateau, oui.
— C’est sûr que t’es pas en territoire ami, sourit Sofia. Je découvre que ton père n’a pas que des alliés dans la police.
Il eut un rictus mais quelque chose se coinça dans sa gorge. Ses organes se vissèrent en une crampe, une onde de chaleur monta dans son thorax et se répandit en fièvre d’angoisse. Le manque. Sofia lui parlait, il n’entendait plus.
Son visage s’était couvert de sueur. Il ne cessait de ciller comme s’il était ébloui. Il parvint à se ressaisir.
— Qu’est-ce que tu veux au juste ?
— Trouver un arrangement.
Il exhiba ses poignets — les flics lui avaient remis les bracelets :
— C’est sûr que je suis en bonne position pour négocier.
— T’es en position de m’écouter et de réfléchir.
Il ne se souvenait plus d’avoir aimé Sofia. Elle était maintenant beaucoup plus réelle, beaucoup plus légitime dans le rôle de l’ennemie. Il redoutait ses attaques, ses stratégies, ses manipulations. Elle était devenue sa déesse Kali.
— D’après mon avocate, tu vas être inculpé pour trafic illicite et recel aggravé. Même si ton père parvient à magouiller quelque chose, la garde à vue laissera des traces. Si je produis ces pièces devant le juge aux affaires familiales, tu n’auras plus jamais les enfants.
Il serra les mâchoires. Ses dents étaient douloureuses comme à l’époque où tous les dealers de Paris lui refusaient de la dope.
— Qu’est-ce que tu proposes ?
— Un mercredi sur deux et un week-end sur deux.
— Pas question.
— C’est ça ou deux heures par mois, en présence d’une assistante sociale.
— Pourquoi tu fais ça ? Je suis pas capable de les élever ?
— Tant que tu te soigneras pas, non.
Se soigner… Combien de fois avait-il entendu ce mot ? Comme si la drogue était une maladie. Grossière erreur : elle était le remède. Il n’avait jamais croisé un défoncé qui ait été équilibré et heureux avant la came.
— J’ai apporté une proposition de conciliation selon mes conditions, reprit Sofia. Tu la signes et je te jure qu’on ne parlera jamais de cette garde à vue durant l’audience.
— Pourquoi je te ferais confiance ?
— Parce que t’as pas le choix et que je suis une femme de parole.
Elle ouvrit son éternel Balenciaga — une vieillerie de cuir souple, grande comme une gibecière, qu’elle préférait à tous les modèles qu’elle achetait régulièrement — et en extirpa une liasse de feuilles et un stylo plume au capuchon nacré. Chaque détail rappelait à Loïc qu’elle était la femme la plus chic qu’il ait jamais rencontrée. Pourtant, elle ne valait pas mieux que lui : ils étaient tous deux des enfants de gangster.
— Tu dois parapher chaque page.
Il attrapa le stylo et s’exécuta. Les gribouillis produisaient des couinements de plume en or et des cliquetis de menottes.
— Tu ne lis pas ?
— Non.
Le temps qu’il revisse le capuchon, le diable avait remballé son contrat.
— T’as fait le bon choix.
— Pour qui ?
— Pour nos enfants.
Le bruit des bracelets persistait. Ses mains tremblaient sur ses genoux. Sans doute pour ne pas montrer qu’elle l’avait remarqué, Sofia détourna les yeux et ferma son sac. Elle se leva, déployant son allure de reine dans ce bureau miteux.
Mais sa beauté ne le touchait plus. C’était comme écouter à la radio un hit qu’on a passionnément aimé : les notes, les arrangements, la voix sont bien là mais le charme n’opère plus. Le temps a tout détruit.
À l’exacte seconde où il lui semblait être perdu dans un désert sans espoir ni émotion, elle lui passa la main dans les cheveux.
— Dommage que James ne soit plus des nôtres, murmura-t-elle.
Cette simple remarque prouvait qu’elle le connaissait mieux que personne. James Thurnee, son père de substitution, son ami, son amant, était mort d’un AVC trois ans auparavant. Loïc fondit en larmes. D’une manière irrépressible, sans retenue ni pudeur, comme si on lui avait crevé le cœur. Au bout de longues secondes, il réalisa que Sofia lui caressait la nuque. C’était un geste de tendresse, sans arrière-pensée.
Il releva la tête et se vit dans ses yeux : un horrible masque de désespoir.
— Je me demandais…, bredouilla-t-il en reniflant, tu en as ?
Sofia lui balança un sachet de coke au visage et quitta le bureau.
Erwan ne s’était pas couché.
Après la découverte du corps de di Greco, il avait attendu à bord du porte-avions, avec ses compagnons, les spécialistes de l’identification criminelle. On les avait accompagnés au mess et pour ainsi dire enfermés à l’intérieur. Durant plusieurs heures, ils avaient enchaîné les cafés, en silence, chacun essayant de digérer la catastrophe. Sous les coups de la douleur qui se réveillait, Erwan savait qu’il vivait là un des pires moments de son existence — qui en comptait déjà pas mal. Il avait décidé de ne pas appeler son père tant qu’il ne serait pas certain des circonstances du décès.
Les TIC étaient arrivés aux environs de quatre heures du matin, en hélicoptère. Des officiers, des responsables, des politiques leur avaient emboîté le pas — tous paniqués. Un suicide à bord du premier vaisseau de guerre français, ça faisait désordre. Pendant ce temps, on avait cherché qui était la famille proche à prévenir. Il n’y avait personne. Pas d’épouse ni d’enfant, en tout cas. Comme Dracula, di Greco avait vécu seul dans son château.
À 6 heures, après avoir briefé Neveux et ses comparses, Erwan avait réquisitionné un des Dauphin pour rentrer sur le continent — la dépouille de l’amiral serait transférée après examen détaillé de la scène d’infraction. Ses acolytes s’étaient précipités dans son sillage pour ne pas rester une minute de plus sur ce bâtiment de malheur (même Archambault avait abandonné son ETRACO).
Durant le vol, il n’avait pas desserré les mâchoires, ne cessant de secouer les faits pour essayer d’obtenir une explication plausible.
La première : Jean-Patrick di Greco, coupable du meurtre de Wissa Sawiris, se sentant démasqué, avait préféré mettre fin à ses jours. Son suicide était une forme d’aveu et réglait définitivement l’enquête. Erwan détestait ce genre de conclusions. Cela lui rappelait la blague des étudiants en médecine : « Opération réussie. Patient décédé. » L’acte de l’amiral ne résolvait pas les principaux écueils de ce scénario : absence de mobile, faiblesse physique…
Une autre hypothèse émergeait dans son esprit — qu’il n’avait bizarrement jamais évoquée : Wissa Sawiris avait pu être torturé et mutilé à l’intérieur même du tobrouk. Dans ce cas, le missile avait servi le tueur sur un point : l’explosion avait balayé la scène de crime et effacé tout indice.
Revenons à di Greco. Un autre scénario, pour ainsi dire inverse, était envisageable : l’amiral, pressentant que l’apprenti pilote était menacé par les Renards, avait voulu le protéger, ou du moins calmer ses troupes. N’y étant pas parvenu, il s’était tué par remords — ou n’acceptant pas la faillite de sa méthode : il ne maîtrisait pas ses hommes, il avait simplement ouvert une boîte de Pandore. Cette version n’était pas non plus satisfaisante : pourquoi sacrifier cet élève ? Pourquoi tant de sadisme ? Ces mutilations bizarres ? Comment di Greco, le maître absolu de l’école, n’aurait-il pas su retenir ses Renards ?
Entre ces deux hypothèses, Erwan imaginait des variantes. Di Greco n’avait pas tué Wissa de ses mains mais incité ses sbires à le torturer jusqu’à la mort ; réalisant que le no limit était allé trop loin, il avait mis fin à ses jours. Ou bien encore il avait poussé Wissa à endurer des épreuves et c’était le jeune soldat lui-même qui avait voulu dépasser son seuil de tolérance, acceptant, pour ainsi dire, une mort programmée. Mais aucune de ces théories ne cadrait avec le profil du tueur : un homme dominé par une folie intime, possédant des connaissances médicales, souffrant de frustration sexuelle et de graves penchants sadiques.
Quelles que soient ses réflexions, on revenait toujours à la même équation : l’expédition à terre du vendredi, associée à son suicide, désignait di Greco comme le coupable — ou au moins comme un complice du meurtre. C’était ce que les autorités diraient à la conférence de presse, dans quelques heures.
Le plus étrange était le mot laissé par l’amiral : « Lontano ». En attendant l’équipe scientifique, il avait effectué une recherche sur Internet. Il avait obtenu pas mal de réponses mais aucune ne collait avec l’affaire ni le geste de di Greco.
Lontano signifiait « loin » en italien. Di Greco était d’origine lombarde mais était-ce une explication suffisante ?
Lontano était aussi le titre d’une œuvre du musicien du XXe siècle György Ligeti. Erwan avait pris le temps d’en écouter quelques mesures : de longues notes émergeant d’un accord dissonant sans fin. Di Greco avait-il pensé à ce morceau au moment de se faire sauter le caisson ? Peu probable.
C’était également le titre d’une mélodie plus chaleureuse d’Ennio Morricone — qui avait fait les beaux soirs d’une chaîne française dans les années 70, sous le titre À l’aube du cinquième jour. Erwan ne croyait pas non plus que l’amiral ait sifflé cet air avant d’appuyer sur la détente.
Lontano était encore une compagnie française de production musicale, un festival anglais de musique, une société espagnole de transport, une chanson de Luigi Tenco, un distributeur d’épices, une marque de jeans… Bref, comme toujours avec Google, on constatait que le mot désignait à peu près tout et n’importe quoi.
De retour à la base, Erwan emprunta une voiture pour trouver une pharmacie : les points de souffrance éclataient en lui comme des feux d’artifice. Le village n’était qu’à quelques kilomètres. Entre les soubresauts des essuie-glaces, un véritable ker apparut bientôt : maisons de granit et volets bleus, à la fois superbes et sinistres.
Il faisait encore nuit mais Erwan distingua une place cernée de murets noirs, des boutiques qui semblaient creusées à même la roche, un clocher dressé comme un glaive au fond de l’espace. Il repéra la croix verte. Bien sûr, la pharmacie était fermée. Il boucla son ciré et frappa avec violence à la porte qui jouxtait la vitrine — le domicile du maître des lieux.
Son badge fit office de prescription :
— Donnez-moi ce que vous avez de plus fort contre la douleur.
Le pharmacien, mal réveillé, déballa pilules, sirop, onguents, injections et se fendit de quelques conseils : heures et quantités de prises, effets secondaires indésirables… À chaque produit, il ajoutait des commentaires du type :
— Surtout, évitez de conduire après l’avoir ingéré…
Erwan régla et embarqua le tout. Dans la bagnole, il ingurgita ce qui lui parut raisonnable, s’envoya un shoot, s’appliqua des pommades anesthésiantes. Effet placebo ou non, de retour à la K76 il se sentait déjà mieux.
Dans sa chambre, il prit une douche jusqu’à vider le ballon d’eau chaude. Défoncé par les calmants, hanté encore par la nausée, il avait l’impression que la salle de bains tanguait.
Une fois changé, il fila chez Vincq, qui n’avait pas dormi non plus. Outre le suicide de l’amiral, le colonel venait d’apprendre que les parents de Wissa avaient accordé une interview au journal Ouest-France à paraître le matin même. L’officier en avait déjà une copie sur son bureau. Les coptes avaient tout balancé. La violence du bizutage. La pagaille qui régnait à la K76. Le retard pris par l’aéronavale pour annoncer le drame. Et ils avaient aussi laissé entendre qu’une autre version de la mort de leur fils était possible. Une version criminelle et non plus accidentelle.
Vincq partait pour une nouvelle réunion de crise afin de préparer la conférence de presse. Il fallait calmer le jeu, jouer la transparence, avouer le principal : l’enquête s’orientait désormais vers un homicide volontaire dans lequel di Greco était sans doute impliqué.
Le colonel n’avait pas l’air peiné par la disparition de l’amiral — dans son esprit, il était sans doute mort depuis longtemps. Une sorte de zombie qui empoisonnait l’existence de l’école avec ses discours ésotériques et sa culture de l’endurance.
En quelques mots, Erwan résuma ce qui s’était passé sur le porte-avions. Pour l’instant, il n’y avait rien à ajouter. Sans aucun doute, Neveux, l’analyste criminel, confirmerait la thèse du suicide — poudre sur les doigts, axe de tir déduit de la blessure et des projections de sang. Il évoqua aussi le mot laissé par di Greco mais Vincq ne parut pas intéressé : il était pressé de le congédier, de mettre au point son intervention. Erwan n’était convié ni à la réunion interne ni à la conférence de presse. L’armée entendait montrer qu’elle maîtrisait l’enquête, en collaboration avec les seuls gendarmes : on restait entre galons et képis.
À 7 h 30, il se retrouva dans la cour de l’école, les bras ballants, oppressé par un sentiment de vacuité. La pluie ne désemparait pas. Les drapeaux étaient toujours en berne — pour Wissa ou di Greco ? Cette question en appela une autre : la nouvelle du suicide était-elle parvenue aux élèves ?
Pour vérifier, il se décida à aller boire un café au mess. Il traversa la cour — le temps de se faire tremper jusqu’aux os — puis se coula dans la semi-pénombre de la salle. On distinguait à peine les EOPAN qui mangeaient sans dire un mot. Le lino du sol, les murs en PVC, les tables en formica, tout semblait avoir été fabriqué à la manufacture du désespoir.
Le silence était éloquent : oui, la nouvelle était tombée. Erwan n’avait pas fait deux pas qu’il reconnut ses ennemis de la veille — Gorce et sa garde rapprochée. Il se servit du café au buffet et attrapa deux croissants à peine décongelés. Tenant son plateau comme dans un self d’entreprise, il fit mine de chercher une place puis s’avança vers la table de son adversaire :
— Je peux m’asseoir ?
Pas de réponse. Il trouva une chaise et s’installa comme si on l’y avait invité. Il but quelques lampées de café, mordit dans son croissant. Les soldats le regardaient fixement.
Assommé par son traitement antidouleur, Erwan les observait en retour, avec une distance nébuleuse. En bout de table, Gorce portait des pansements — il était amoché, mais pas plus que lui. Son expression semblait coincée en un rictus lugubre, comme s’il était frappé de paralysie faciale.
— T’es content de toi, petite salope ?
Son œil gauche était toujours gorgé de sang. Dans la pénombre, on aurait juré qu’il n’en avait plus qu’un.
— Je suis désolé, répondit Erwan.
La nuit blanche, associée aux anesthésiants, le privait du minimum de repartie exigée dans une telle situation.
— T’es désolé ? répéta Gorce en frappant sur la table.
— L’enquête continue. On…
— T’ES DÉSOLÉ ?
Le pilote s’était levé, les poings serrés. Erwan recula sur sa chaise : pas question d’un match retour. D’un seul geste, Gorce balaya vaisselle et couverts et se rua sur Erwan, qui n’eut que le temps de bondir en arrière. Il s’attendait déjà à être tabassé mais pour une obscure raison, les autres bloquèrent leur chef. Les soldats des autres tables vinrent à la rescousse. La bête, qui gueulait et balançait encore des coups de pied dans les airs, était maîtrisée.
Erwan se dirigea vers la sortie, gagné pour de bon par cette conviction : Kaerverec vivait un double drame — disparition d’un nouveau, suicide d’un ancien —, mais tout ça ne collait pas avec la folie spécifique du meurtre de Wissa. La solution était hors des murs de la K76.
Il n’avait pas mis un pied dehors qu’il tomba nez à nez avec Branellec, qui protégeait sous son ciré un ordinateur portable.
— J’ai réussi à ouvrir le dossier verrouillé ! fit-il avec un air de triomphe.
La bécane de Sawiris ne recelait ni échanges codés, ni conspiration religieuse, ni secrets militaires. Dans sa mémoire verrouillée, le copte avait simplement planqué ses chats et ses mails avec un interlocuteur de choix : di Greco lui-même.
La chronologie des échanges était facile à déduire : quand Wissa avait su qu’il était admis aux premiers tests de l’école, début juillet, il avait contacté l’amiral par voie postale — sans doute une déclaration d’admiration et d’enthousiasme ; l’amiral lui avait répondu par mail, initiant une véritable correspondance.
Au début plutôt froid, Grand Corps Malade était rapidement devenu bienveillant à l’égard de l’étudiant, lui prodiguant conseils et avertissements. Ce ton ne collait pas avec l’idée qu’Erwan se faisait de la personnalité de l’officier, mais l’âge et la maladie l’avaient sans doute ramolli. À moins qu’il ne s’agisse d’un piège… Quoi qu’il en soit, il retrouvait dans son style la solennité qui l’avait frappé lors de leur première rencontre : di Greco écrivait avec la même voix grave et sentencieuse.
Erwan passa aux messages du mois d’août. Les encouragements devenaient des ordres, des exhortations. En quelques semaines, di Greco semblait avoir totalement lavé le cerveau du gamin. Les « lettres ouvertes à un jeune pilote » tournaient désormais au pur endoctrinement en vue de ce que di Greco appelait le « baptême ». L’amiral voulait savoir si Wissa accepterait un apprentissage parallèle… Erwan n’avait pas le temps de tout lire mais il devinait que le maître attirait déjà son disciple sur le chemin du furor guerrier.
Ces échanges avaient quelque chose de fascinant. D’abord, par la rigueur de leur écriture : pas une faute d’orthographe ni de syntaxe, pas d’abréviation façon SMS. Ensuite, di Greco ne cachait rien : ni nom ni lieu. Plusieurs fois, il évoquait Bruno Gorce, son « homme de confiance ». Souvent, il parlait du no limit et de l’épave du Narval.
Erwan avait donc vu juste : depuis le départ, au-delà des simagrées du bizutage, Wissa était prêt à endurer un rituel beaucoup plus dangereux. Le gamin paraissait résolu à s’engager « jusqu’à la mort », façon kamikaze.
— Ça fout les jetons, hein ?
Erwan tourna la tête : planté derrière lui, Branellec sirotait un café. La salle de classe où il s’était installé rappelait un studio d’enregistrement. Des ordinateurs tournaient à plein régime — machines à sonder, à décrypter, à fouiller l’univers immatériel du Web. Des câbles s’enchevêtraient au sol. Des imprimantes crépitaient sur des pupitres. Des disques durs bourdonnaient le long des cloisons, sous des cartes d’état-major et des schémas d’avions. L’Homme-Béquille ne s’était pas contenté de forcer l’ordinateur de Wissa, il analysait toutes les bécanes de l’école et les connexions Internet aux alentours.
— Du lavage de cerveau standard, minimisa Erwan. Je ne pense pas qu’on ait là la clé du meurtre…
— Je ne sais pas ce qu’il vous faut. (Le N’tech s’approcha et pianota sur le clavier, debout au-dessus du flic.) Le dernier mail de di Greco donne clairement rendez-vous à Wissa sur le Narval vendredi à 22 heures.
Branellec disait vrai. Un bref instant, Erwan estima l’affaire bouclée. Il tenait le coupable : un vieil homme aigri, sadique et manipulateur. Le mobile : la volonté de faire le mal et le culte de la souffrance. Les circonstances : un no limit qui avait mal tourné et s’était achevé en bacchanales de sang. Les preuves : ce message qui confirmait que di Greco avait attiré Wissa sur le Narval. On pouvait même y ajouter, puisque le seul point litigieux était la faiblesse physique de l’officier, quelques complices, comme Bruno Gorce et ses fidèles soldats. Avec le suicide de l’officier en guise de nœud final pour envelopper le tout.
Puis Erwan revint au principe de réalité. Ni le vol d’organes, ni le viol, ni les détails rituels ne cadraient avec un concours d’endurance parti en vrille.
Il n’excluait pas la culpabilité de di Greco mais d’une autre manière, qui restait à définir. D’ailleurs, même en parcourant les messages de l’officier, il avait surpris quelques allusions à un autre secret. Le militaire évoquait un « récent bouleversement » dans sa vie, un « tournant radical » qui avait changé son « être profond ». De quoi parlait-il ? De sa maladie et de son aggravation ? Il promettait de s’en ouvrir au jeune étudiant quand ils se rencontreraient sur la plage funeste.
Derrière ces mots, di Greco révélait une complicité ambiguë avec le jeune Wissa. L’amiral en vieil homosexuel refoulé ? Essayons ça : Grand Corps Malade donne rendez-vous au copte sur le Narval, l’endort d’une manière ou d’une autre, le ligote puis le torture à coups de pointes de fer ; il le viole ensuite avec une masse d’armes, lui arrache des organes, le transporte jusqu’au tobrouk.
Ça ne tient pas. Le timing d’abord : le vieil homme aurait exaucé ce cauchemar en une nuit puis aurait tranquillement regagné le porte-avions avant l’aube ? Impossible. La force physique ensuite : ce scénario demandait une énergie que le vieux briscard n’avait plus depuis longtemps. Le profil enfin : on ne devient pas un tueur psychopathe après la soixantaine. À moins que l’amiral n’ait eu des antécédents. Un passé guerrier qui aurait satisfait impunément sa soif de sang…
Il fallait creuser encore, demander de l’aide aux militaires eux-mêmes. À ce stade, les autorités ne pourraient plus lui refuser le dossier complet de l’amiral.
— Tu peux vérifier d’où étaient envoyés les mails de di Greco ? demanda-t-il pour revenir à des considérations concrètes.
— Techniquement, c’est facile. Sur le plan légal, ça sera plus hardos. Le serveur utilisé par di Greco est celui du porte-avions et…
— C’est prioritaire. (Erwan se leva.) Tu me copies tout ça sur une clé ?
— C’est comme si c’était fait.
L’Homme-Béquille sifflota en insérant la clé dans un des disques de son installation. L’ordinateur se mit à ronronner. L’assurance et la satisfaction de Branellec irritaient Erwan. Elles préfiguraient la conviction qui allait s’étendre dans toute la base.
Lui voyait pointer maintenant un autre scénario : di Greco s’était rendu sur le Narval mais Wissa n’était jamais arrivé, il avait fait une autre rencontre dans la lande ; l’amiral n’avait pas su protéger son disciple. Ce remords-là pouvait aussi expliquer son suicide.
Mais que signifiait « Lontano » ?
D’un geste, Branellec débrancha la clé USB et la lui tendit :
— Help yourself !
Se dirigeant vers le seuil, Erwan vit la pendule fixée au-dessus : 8 h 30. Devait-il livrer ces nouvelles données à Verny et aux autres — pour nourrir la conférence de presse ? Trop tôt. D’abord relire ces textes à tête reposée, les assimiler avant de rédiger une synthèse.
Il allait ouvrir la porte quand on frappa. Il tourna la poignée sans répondre. Michel Clemente, le légiste, se tenait sur le seuil. Il était drapé dans un trench trempé et portait un petit chapeau écossais à la Sherlock Holmes. Du pur comique involontaire.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Le médecin tiqua devant le visage marqué d’Erwan.
— Vous avez une minute ? demanda-t-il enfin. Il faut que je vous parle.
Le flic jeta un œil à Branellec, qui n’avait même pas levé le nez de ses ordinateurs.
— Venez avec moi.
Sans un mot, ils traversèrent de nouveau la cour sous la pluie. Le jour s’était levé. À leurs pieds, des flaques s’élargissaient, des ruisseaux s’infiltraient entre les failles du macadam. Erwan déverrouilla la porte du réfectoire (il avait gardé la clé), pénétra dans la salle et la trouva comme il l’avait laissée. Sombre, vaste, poussiéreuse.
Il fit entrer Clemente et lui demanda une minute.
La douleur revenait en force. Peut-être aurait-il dû filer à l’hôpital, faire des radios, voir un médecin — ou simplement se faire examiner par Clemente. L’attitude des gens sains quand il leur arrive des trucs malsains. Il se contenta de piocher des calmants au hasard dans son sac à pharmacie et les avala d’un geste. Puis il alluma son portable afin de vérifier ses messages. L’écran sembla lui péter à la gueule : pas moins de dix-sept messages. Sans doute les effets cumulés de la mort de di Greco et de l’article dans Ouest-France. Du pouce, il fit défiler les noms et les heures. Muriel Damasse, Vincq, son père… Pas la force de les lire.
Clemente s’était assis au bout de la longue table en inox. Il n’avait pas retiré son imper — seulement son chapeau. Sa jambe droite tressautait et la commissure de ses lèvres frémissait. Nerveux, le mec.
— Je vous écoute.
— J’ai poursuivi mon analyse de l’abdomen.
— Là où des organes ont été prélevés ?
— Exactement. Pour observer à nouveau les blessures internes. J’ai fait une autre découverte.
Il sortit de sa poche un tube à essais fermé. La pièce était toujours plongée dans la pénombre. Erwan saisit l’objet translucide et l’orienta vers la fenêtre. On y discernait des fragments difficiles à identifier.
— C’est quoi ?
— Des rognures d’ongles, une mèche de cheveux.
Erwan, qui pensait être anesthésié, tressaillit :
— Vous avez trouvé ces trucs dans l’abdomen de Wissa ?
— Absolument.
— Il lui a fait manger ?
— Non. Il les a simplement placés là, post-mortem. Ça devient vraiment dingue : ils viennent d’un autre corps.
— Comment le savez-vous ?
— Regardez vous-même. Les cheveux sont roux.
Erwan plissa les yeux et fit tourner les échantillons à la lumière. Un autre détail attira son attention : les ongles étaient longs, effilés — et vernis en noir. Des ongles de femme sans doute, modèle gothique.
Il posa le tube à essais sur la table et regarda Clemente qui semblait avoir largement dépassé son seuil de tolérance. Ils s’étaient déjà compris : selon toute vraisemblance, ces éléments provenaient d’une autre victime — déjà assassinée ou en voie de l’être.
C’était la confirmation qu’Erwan attendait. L’amiral di Greco n’avait pas tué Wissa. Impossible de l’imaginer se procurant on ne sait où des ongles et des cheveux d’une autre victime. Le copte, en se rendant à son rendez-vous sur l’épave, avait croisé un meurtrier qui n’avait rien à voir avec la K76 ni l’armée. Un assassin qui avait déjà tué ou prévu de le faire après ce meurtre et laissé une sorte de message désignant le prochain ou la prochaine de sa liste.
— Qu’est-ce que vous dites ?
Clemente poursuivait ses explications mais Erwan n’avait rien écouté.
— Je disais qu’on va procéder à une reconstitution du corps ce matin, avec Neveux.
— Pourquoi Neveux ?
— Il doit venir récupérer d’autres pointes que j’ai extraites. On va essayer de déterminer la position exacte du cadavre dans le tobrouk.
— C’est possible ?
— Je vous ai déjà parlé de la rigidité cadavérique du corps au moment de l’explosion. D’après l’angle de brisure des os, on pourrait peut-être déduire sa posture dans le puits.
Erwan demanda d’un ton hagard :
— Et alors ?
Le temps d’une fulguration, Clemente répondit en vrai enquêteur :
— Une chose que j’ai comprise. Malgré son état, ce corps est comme une boîte de Pandore : plus on ouvre, plus on trouve.
Une nuit dehors pour rien.
Aucune trace de Gaëlle.
Il avait arpenté les bars, les boîtes, les rades qui accueillent les afters, tous sur la liste des lieux prisés par sa fille — il avait une fiche sur chacun d’entre eux. Il avait ruminé jusqu’à l’aube, faisant semblant de boire — il détestait l’alcool —, faisant semblant de s’amuser — il détestait la fête et, en un sens, il détestait les femmes.
À sept heures du matin, il était repassé avenue de Messine, avait avalé ses cachets, pris une douche froide — choc électrique mais bénéfique. La sueur rance, les odeurs de la nuit, les âmes en perdition avaient disparu. Il s’était senti redevenir le géant qu’il avait toujours été, toisant les faiblesses humaines et les utilisant.
Il se rasa. Tous ses espoirs reposaient maintenant sur Erwan, il espérait qu’il était déjà en route. Une fois habillé — nouveau costume, nouvelle chemise et bretelles —, il se décida à s’occuper de Loïc. Une nuit au poste, c’était suffisant.
Il appela son chauffeur (il avait abandonné sa Golf près du parc Monceau) pour se faire conduire Quai des Orfèvres.
Durant le trajet, il essaya d’appeler — pour la cinquième fois — son aîné. Ce con ne répondait pas. Depuis la veille, il ne donnait plus signe de vie. Où en était-il ? Quand le procureur se déciderait-il à annoncer la mort de Wissa ? Déjà ce matin lui-même avait reçu plusieurs coups de fil de la Place Beauvau : on venait aux nouvelles. Il avait dû admettre qu’il n’en avait pas et s’était pris des savons dignes de ses débuts. Pas grave. Il était un fusible et comme tous les fusibles, il était habitué aux coups de chaud.
Pour plus de discrétion, il demanda au chauffeur de le laisser à quelques centaines de mètres du Quai.
Il ne connaissait pas le commandant Kursanoff, le responsable de l’arrestation de Loïc, mais il connaissait les flics des Stups qu’il avait toujours considérés comme de dangereux guérilleros. Des gars tellement à la marge qu’on ne savait plus s’ils étaient des condés infiltrés ou des défoncés émargeant chez les keufs.
Il franchit le porche alors que tous les plantons s’écartaient, au garde-à-vous. Pour l’anonymat, il devrait repasser. Dans les escaliers, il révisa ses atouts face à l’ennemi. Il n’en avait qu’un, mais de taille : le proc de permanence, un vieil ami, lui avait signé un ordre de remise en liberté pour son fils, agrémenté d’un « classement sans suite ». Tout ça était bidon : le parquet ne pouvait préjuger des développements d’une enquête et libre aux OPJ de prolonger une garde à vue (jusqu’à quatre jours pour une affaire de stupéfiants). Mais le document serait une bonne entrée en matière.
Il retrouvait le 36 sans la moindre nostalgie : les couloirs, les filets antisuicide, les câbles plaqués en grappes au plafond qui lui avaient toujours semblé absorber les tensions d’angoisse qui couraient dans ces lieux.
Il était encore tôt et il croisa peu de monde. Tant mieux. Marchant tête baissée, ses épaules frôlant les murs, il repéra enfin le bureau de Kursanoff. Il frappa puis, sans attendre de réponse, entra.
Un petit gars d’une quarantaine d’années en veste de treillis parlait au téléphone, pieds sur la table. D’un geste, il fit signe à Morvan de refermer la porte derrière lui. Grégoire obtempéra puis détailla le bonhomme. Chétif, une barbe de trois jours, des cernes sous les yeux. Ses pupilles étrécies semblaient griller dans ses orbites comme des marrons au fond de l’âtre.
Kursanoff acheva sa conversation puis raccrocha avec une délicatesse exagérée.
— Ho, ho, ho, mais qui voyons-nous venir ? fit-il d’une voix théâtrale. Le maître de la place Beauvau, the Punisher en personne. Que nous apportez-vous là, grand maître ?
Morvan plaqua sur le bureau l’ordonnance du proc et siffla entre ses dents :
— Torche-toi avec ça. Tu sors mon fils du dépôt, là, tout de suite, et j’essaie d’oublier ton nom.
Le commandant fit tomber ses pieds sur le sol, simulant une fatigue exagérée, puis ouvrit un tiroir. L’un après l’autre, il lança sur le bureau des sachets de coke, eux-mêmes empaquetés dans des enveloppes à scellés transparentes. Toutes étiquetées « Loïc Morvan ».
— Douze grammes, fit-il en changeant de ton, ça fait un peu beaucoup pour une consommation personnelle, non ? Je parlerais plutôt de trafic illicite de stupéfiants. Ou encore d’éléments constitutifs de recel aggravé.
— Tu peux pas étouffer quelques grammes, non ?
Kursanoff prit un air offusqué : ses yeux sombres parurent reculer au fond de ses cernes.
— Depuis quand les Stups s’assoient sur des quantités pareilles ?
— Depuis que tout l’étage se talque le pif. Putain, me la joue pas incorruptible ou je vais vraiment m’énerver !
Le flic se leva et contourna son bureau. Il ne devait pas dépasser un mètre soixante-dix ni peser plus de soixante kilos. Pourtant, il ne manifestait aucune peur face au colosse :
— Les temps ont changé, papa. Tu peux plus arriver ici et faire ta loi. Les barbouzes, c’est bon pour les livres d’histoire.
Grégoire comprit enfin qu’il n’était pas en position de force. D’abord, il venait chercher son fils — le péché de sa chair. Ensuite, il se sentait mal à l’aise sur le terrain de la drogue — le seul ennemi qu’il n’avait jamais su vaincre.
— Écoute, répondit-il plus calmement, cette GAV te mènera nulle part. C’est pas mon fils qui va te permettre de pêcher quoi que ce soit. Alors, on déchire le PV, restitution de la fouille et…
— Je suis pas d’accord, fit l’autre d’une voix de velours. Je compte plutôt la prolonger. J’ai déjà l’ordre de perquise à son domicile.
— Putain, mais à quoi tu joues ? s’emporta Morvan. C’est juste un financier qui s’envoie une ligne de temps en temps pour tenir le coup !
— La porte est derrière toi. Et c’est moi qui vais essayer d’oublier que t’es venu ici pour nous menacer.
Morvan recula d’un pas. Il cadrait déjà la fenêtre et ses barreaux, conçus pour empêcher les tox de se suicider : ces grilles feraient un splendide filet de réception pour le têtard en treillis kaki.
Il allait bondir quand il eut une nouvelle inspiration. Des couilles, mais aussi de la cervelle. Sa mémoire d’éléphant, qui lui avait si souvent servi, se mit enfin en marche.
Kursanoff : ce nom n’était pas courant et il l’avait déjà entendu ici même, au 36. Celui d’un schmitt de sa génération qu’on avait gentiment poussé à la retraite quand on avait découvert qu’il dirigeait en loucedé une chaîne de hammams à pédés. Un triste sire de la Brigade des mœurs qui avait plus contribué à la propagation des mycoses rue Sainte-Anne qu’aux arrestations dans le 1er arrondissement.
Avec un peu de chance, un membre de sa famille.
— J’ai connu jadis un Kursanoff, fit-il pensivement. J’espère que t’as aucun lien avec lui.
L’OPJ ne répondit pas mais son visage se figea. Sa pâleur s’accentua et ses cernes s’assombrirent.
Son père, à tous les coups.
— C’était la belle époque, continua-t-il avec perfidie. Le temps où on laissait chacun faire son business et…
— Putain de salopard…
Morvan fut plus rapide : il lui enserra le poignet pour l’empêcher de dégainer. De son autre main, il lui attrapa la gorge et lui écrasa la tête sur le bureau. De la cervelle, mais aussi des couilles. Il appuya davantage, faisant passer le têtard du blanc au vert puis du vert au rouge. Quand l’autre devint violacé, il relâcha son emprise et lui murmura à l’oreille :
— Va chercher mon fils, enfoiré. Sinon, demain, tout l’étage saura que ton père suçait des bites de mineurs dans son bain à la turque.
Dix minutes plus tard, Loïc arrivait dans son costard froissé, penaud et honteux comme un gamin qui sort de colle. Dès qu’il le vit, Morvan sentit sa colère s’évanouir. Il était toujours émerveillé par la beauté de son fils — il ne pouvait s’empêcher d’en éprouver une fierté viscérale.
Ils franchirent le porche sans un mot. D’un signe de tête, Morvan désigna la voiture qui les attendait plus loin, en double file. Le chauffeur était déjà au garde-à-vous.
— Papa…
— Monte.
— Non, laisse-moi t’expliquer…
— C’est bon. J’attends pas ces connards pour savoir ce que tu te fous dans le pif.
— Je veux te parler d’autre chose.
Morvan se figea. À nouveau, il fut sidéré par la régularité des traits de Loïc et la fraîcheur qui y persistait, malgré la drogue, malgré l’alcool, malgré tout.
— C’est Sofia, papa…
— Quoi, Sofia ?
— C’est elle qui m’a donné. Elle et son avocate ont monté un dossier contre moi. Avec des détectives, tout ça. Tu la connais pas. Elle est capable de tout. Elle…
Morvan chassa d’un signe le chauffeur et ouvrit lui-même la portière à son fils.
— On s’en fout. Ils vont détruire les traces de ta GAV et…
— Elle m’a menacé, papa.
S’arrêtant de nouveau, il comprit enfin qu’il était arrivé trop tard :
— Qu’est-ce que t’as fait ?
— J’ai signé la conciliation de divorce. Je ne…
Loïc n’acheva pas sa phrase : Morvan venait de lui balancer une gifle à toute volée.
C’était la première fois qu’il levait la main sur un de ses enfants.
— Qu’est-ce que tu fous, bordel de dieu ?
La voix du Centaure en colère. Celle qui résonnait à travers les murs de la cuisine quand il dérouillait leur mère. Erwan s’était enfin décidé à rappeler son père.
— Je poursuis l’enquête.
— Putain, mais tu te sors la tête du cul au moins ? T’es au courant qu’il y a le feu dans toute la Bretagne ?
— Les choses sont compliquées et…
— J’ai toujours pas reçu la moindre synthèse.
— On a un nouveau mort sur les bras.
— Qui ?
— L’amiral di Greco.
Un blanc. Erwan eut l’impression d’avoir frappé son père en plein ventre. Soudain, il comprit ce qu’il aurait dû deviner depuis longtemps : les deux hommes se connaissaient.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Suicide.
— Impossible.
Erwan sourit : il pouvait encore compter sur son instinct, même s’il toussait un peu à l’allumage.
— Vous vous connaissiez ?
Pas de réponse.
— C’est lui qui t’a appelé ?
Enfin, le Vieux concéda :
— Quand j’étais flic au Gabon, il dirigeait la flotte qui protégeait les puits de pétrole de Port-Gentil. Il m’a appelé le week-end dernier, quand on a retrouvé le cadavre sur l’île.
Les prédateurs se tiennent toujours les coudes. Lors de sa visite sur le CDG, di Greco ne l’avait pas affranchi. Le goût du secret. Ou pire encore…
— Tu étais resté en contact avec lui ?
— Pas vraiment. On se voyait de temps en temps.
— À quelles occasions ?
— Des remises de médailles. Des cérémonies officielles. Des conneries.
— Durant toutes ces années, quelles étaient ses fonctions exactes dans la marine ?
— Aucune idée.
— Il n’a jamais fait du renseignement ?
— Aucune idée, je te dis. J’ai pas travaillé avec lui depuis l’Afrique si c’est ta question. Mais je connaissais ses valeurs : il n’a pas pu se suicider.
— Il s’est tiré une balle dans la tête cette nuit, sur le Charles-de-Gaulle.
— Absurde.
— C’est moi qui l’ai découvert dans sa cabine. Les analystes criminels sont en plein boulot, ils confirmeront cette version.
Erwan percevait la respiration de son père, lourde, lente. Un buffle au-dessus des terres fumantes d’Afrique.
— Tu crois qu’il est lié au meurtre ? reprit enfin Morvan.
— Peut-être.
— Un flic ne connaît que deux réponses : oui ou non.
— Di Greco conditionnait des élèves de la K76. Il les poussait à se mutiler, à endurer des épreuves, à s’aguerrir pour devenir des supersoldats. Il a peut-être rendu fou un des pilotes, qui s’est lâché sur Wissa. (Erwan ne croyait déjà plus à cette version mais il voulait sonder son père.) Y a autre chose : di Greco et Wissa échangeaient une correspondance plutôt… curieuse.
— Tout ça, c’est de l’indirect. Concrètement, qu’est-ce que tu as ?
— Ils avaient rendez-vous la nuit du meurtre.
— Et alors ? Ils se sont vus ? Où sont tes preuves ?
Erwan éluda la question :
— Le suicide de di Greco va être annoncé ce matin. Son acte est déjà considéré comme un aveu.
— Ça va pas, non ? Laisse-le en dehors de tout ça.
— Pourquoi ?
— Il n’est pour rien dans ce merdier. C’est lui qui m’a appelé. Il voulait boucler cette enquête au plus vite et il m’a demandé un flic en béton pour diriger la procédure. Vous allez salir sa mémoire alors que le vrai assassin court encore.
— Est-ce que le nom de Lontano te dit quelque chose ?
Cette fois, le silence prit une profondeur abyssale. Il n’était pas si fréquent de surprendre la vieille barbouze.
— Tu sais ce que ça veut dire ou non ?
— Pas au téléphone.
— Donne-moi au moins une piste.
— Non. Je dois t’en parler de vive voix.
Le calme, la puissance dans le timbre : Erwan ne parviendrait jamais à une telle autorité. C’était la différence entre les vrais patrons et les suceurs de bitume comme lui.
— Revenons à l’essentiel, reprit son père. As-tu la moindre idée de l’identité du tueur ?
— Non.
— Alors tu rentres à Paris. Maintenant. Tu leur laisses le bébé et tu rappliques.
— Impossible. J’ai commencé l’enquête et…
— Tais-toi. Y a plus important à régler ici.
— Quoi donc ?
Son père parut prendre une inspiration puis cracha :
— Ta sœur a disparu.
— Je croyais que tu la faisais suivre.
— Justement. Mes gars l’ont perdue.
— Quand ?
— Hier après-midi. Elle les a plantés. Je suis inquiet.
— T’as checké son portable ?
— Je veux que ce soit toi qui t’en occupes.
— Pas question. Je finirai le boulot ici.
Il faillit évoquer la sinistre découverte de l’aube — les cheveux roux, les ongles noirs annonçant sans doute une prochaine victime — mais, pour une obscure raison, il se tut.
Morvan paraissait réfléchir.
— La conférence va mettre le feu aux poudres, répondit-il sur un ton plus posé encore. Les militaires et les gendarmes vont lancer les grandes manœuvres. Le Finistère sera sous haute surveillance. Reviens à Paris et occupe-toi de Gaëlle. Tu prendras une décision après ça.
— Et le délai de flagrance ?
— Quand l’histoire sera rendue publique, le parquet nommera un juge, tu le sais comme moi.
Son père avait raison. Après la conf’ il ne serait plus question de mener son enquête en solitaire, aidé par trois mousquetaires. Les politiques, les médias, l’opinion publique allaient faire pression. L’enquête virerait à l’affaire d’État.
— Je te propose un deal, continua Morvan. Reviens à Paris, retrouve ta sœur. Ensuite, si l’assassin n’est toujours pas identifié ou qu’on découvre un autre cadavre, tu retournes là-bas. Crois-moi, un jour ou deux de recul te feront du bien.
Erwan se posta face à la fenêtre et réalisa que la météo s’était encore plus dégradée. Des sentinelles baissaient les drapeaux, verrouillaient les fenêtres, condamnaient des portes. Avis de tempête confirmé.
Il fut soudain pris d’une lassitude extrême. Cette base militaire, ces soldats, ce pays… Il avait la nostalgie des ponts parisiens, de l’odeur de l’asphalte, des gaz d’échappement, des crimes familiers de la violence urbaine.
— Et Loïc ? demanda-t-il comme pour se donner une raison de plus de revenir.
— Je viens de le faire libérer.
— Comment ?
— T’occupe.
— Y aura une suite ?
— Non, mais le mal est fait. Ce con a signé sa conciliation de divorce. Sofia lui a arraché sa signature durant sa garde à vue.
Les plis mongols de ses yeux. Ses taches de rousseur. Ses cheveux de squaw. Son invitation à dîner…
— C’est plutôt une bonne nouvelle, non ?
— Le problème dans notre famille, c’est que personne ne comprend jamais rien.
— Prends le temps de nous expliquer.
— Reviens. On en parlera face à face. Tu veux la nationalité bretonne ou quoi ?
Erwan pesa encore une fois le pour et le contre : à Paris, il pourrait interroger le Vieux sur Lontano, il parviendrait peut-être à placer di Greco sur l’échiquier.
— Je serai là cet après-midi, dit-il enfin. On se voit à ton bureau et je repars aussi sec.
— Tu retrouves d’abord ta sœur.
— J’aurai mis la main dessus avant ce soir. Commence les réquises, les fadettes et le reste.
— Je t’attends place Beauvau à partir de 15 heures. Laisse-les se démerder !
Son père raccrocha. Erwan ne bougea pas, la tonalité dans l’oreille, les yeux brouillés par l’averse qui inondait les vitres.
Le Vieux.
Gaëlle.
Loïc.
Il eut soudain envie d’appeler sa mère pour compléter le tableau de famille. La ligne fixe de la maison. Maggie laissait toujours son portable au fond de son sac ou dans un tiroir. En tant qu’ex-hippie, elle se méfiait des appareils électroniques et de leurs ondes cancérigènes.
La sonnerie retentit. Pas de réponse. Jadis, il se serait inquiété. Le Padre l’avait-il assommée ? Blessée ? Tuée pour de bon ? Enfin, la boîte vocale. Erwan laissa un message en comprenant, les tripes serrées, que jadis, c’était maintenant.
Il avait toujours autant la trouille.
Di Greco suicidé : il ne pouvait le croire.
Morvan ne l’avait pas dit à son fils mais il était du même avis : impossible que ce ticket de sortie ne soit pas lié à la mort du gamin. Impossible aussi que leur rendez-vous n’ait aucun rapport avec le meurtre. Que signifiait ce bordel ?
La vieille endive avait toujours eu le chic pour se foutre dans des guêpiers de première, ou sombrer dans des états proches de l’internement. Quand il lui avait téléphoné, Morvan avait simplement eu peur. Passé un certain âge, l’appel à l’aide d’un ami ressemble toujours à une menace de chantage.
Son erreur avait été d’envoyer son fils. Pourquoi avait-il eu besoin d’impliquer sa famille ? Avait-il voulu, inconsciemment, rapprocher Erwan de son passé africain ?
Et Lontano : pourquoi l’amiral avait-il exhumé ces années maudites au moment de mourir ? Qu’avait-il voulu dire ? La culpabilité ressurgissait-elle au seuil de la mort ? Dans ce cas, lui ne craignait rien car les remords ne l’avaient jamais quitté.
Son chauffeur l’arrêta place d’Iéna. Trop tard pour renoncer à son projet matinal : visiter la Vierge de glace.
Sofia Montefiori vivait toujours dans l’appartement que Loïc et elle avaient acheté à l’époque où elle était enceinte de Lorenzo. Rien qu’à considérer la façade de l’immeuble, Morvan sentit sa détermination revenir : pas question de briser ce patrimoine. Lui qui avait partagé sa vie avec une gorgone pour préserver le sien, il ne pouvait imaginer que des écervelés pourris-gâtés par la vie décident de se séparer à la moindre discorde.
Il utilisa sa clé universelle pour pénétrer dans le hall puis obtint le deuxième code par la concierge. Il se souvenait de l’étage : quatrième. Ascenseur à l’ancienne, porte grillagée, boiseries vernies, tout ce qu’il aimait. Lui, le gamin de nulle part, n’avait jamais trouvé mieux pour se rassurer que la douceur du luxe.
Il rajusta son nœud de cravate dans l’étroit miroir de la cabine. Pour affronter l’héritière des Montefiori, il fallait être au top de son charme.
La Philippine qui lui ouvrit le reconnut et le fit entrer à regret. D’après ses souvenirs, il y en avait trois qui bossaient ici à temps plein — ce qui, pour une mère inactive avec deux enfants, faisait pas mal de monde. Mais Sofia concevait ainsi son rôle de femme au foyer.
Une fois, elle lui avait dit : « Je suis crevée : j’ai dû tout expliquer à la nouvelle nounou. » Sofia ne percevait pas le ridicule de telles phrases : elle était née dans la soie et mourrait dans du cachemire, en critiquant encore sa texture. Mais Morvan aimait chez elle une vérité souterraine : sa grâce, son élégance, son assurance étaient l’œuvre d’un seul homme, son père. Une brute qui avait fait fortune dans la ferraille et qui, aujourd’hui encore, ne devait pas vraiment savoir lire ni écrire.
Il traversa le vestibule, grand comme un salon, puis accéda au séjour, vaste comme une salle de concerts. Hautes fenêtres, parquets en point de Hongrie, mobilier design — le soleil était compris dans le forfait. Il paraissait s’inviter avec plaisir par les larges ouvertures, circulant à son aise dans ces espaces où meubles et sols lui renvoyaient des reflets d’une qualité particulière.
Morvan contempla ce décor avec satisfaction. Indirectement, c’était aussi son œuvre. Il fantasmait déjà sur ce mirage quand il n’était qu’un exilé miséreux au Zaïre. À l’époque, il se prétendait encore de gauche mais il lisait Les Beaux Quartiers de Louis Aragon et rêvait de ces lieux où « les tapis sont épais » et où « de petites filles courent pieds nus dans de longues chemises de nuit ».
— Nonno !
Ses petits-enfants venaient d’apparaître dans leur tenue d’écoliers. Bilingues, ils avaient pris l’habitude d’utiliser le mot italien pour « grand-père ». Il n’avait rien contre. Au contraire…
Ils bondirent vers lui avec enthousiasme. Morvan leur ouvrit les bras. Cette seule embrassade racheta sa nuit de merde. Durant une seconde, il se sentit fort et valeureux.
— Qu’est-ce que tu fous là ?
Il reposa les anges et considéra Sofia dans l’encadrement de la porte. Elle portait un pyjama de soie blanche froissée et des chaussons tibétains doublés de fourrure — Morvan avait les mêmes, ainsi que tous les membres du clan : cadeaux de Loïc.
Pas le moins du monde gênée d’être surprise dans cette tenue, elle était superbe.
— Si t’es là pour Loïc, sa garde à vue finit aujourd’hui. Je l’ai vu tout à l’heure.
Le monde à l’envers : c’était l’Italienne qui lui donnait des nouvelles de la maison poulaga.
— Tu m’offres pas un café ?
Sofia regarda sa montre :
— J’ai pas trop le temps, là : j’ai rendez-vous.
— Un cours de Pilates, peut-être ?
La vanne lui avait échappé. Elle eut un geste de lassitude.
— Viens dans la cuisine.
Ils avaient toujours partagé une étrange familiarité, inexplicable en surface mais compréhensible en profondeur. La comtesse avait hérité une part de la brutalité, de la moralité louche de son père. Cet atavisme était tout de suite entré en résonance avec le Vieux.
Elle confia ses enfants aux pinay (c’était ainsi qu’elle appelait ses Philippines, comme on le faisait au pays) qui se tenaient prêtes près de la porte, puis elle le rejoignit dans la cuisine — un laboratoire lisse et immaculé où la nourriture semblait être avant tout affaire de chiffres, de chimie et de parcimonie. Morvan s’installa sur un tabouret, s’accoudant au bloc central couvert d’un granit brésilien. Il se sentait mieux ici que dans les autres pièces de la maison. Avec ses cent kilos bien pesés, il préférait se confronter à ces matériaux bruts plutôt qu’aux machins raffinés du salon.
— Ils ont école le mercredi ?
— Ils vont au catéchisme.
Sofia attrapa une cafetière italienne et le servit.
— De quoi tu voulais parler ?
— De votre divorce.
— C’est plié. Loïc a signé la…
— Je suis au courant.
— Alors quoi ?
Il tournait sa cuillère dans sa tasse — geste purement symbolique : il ne prenait pas de sucre.
— T’es sûre de ta décision ?
— C’est une blague ?
— T’as pensé aux enfants ?
— Une autre blague ?
Elle se servit à son tour. Un breuvage d’un vert mordoré passa d’un thermos chromé à une petite tasse de grès.
— Loïc les verra régulièrement, fit-elle après avoir bu une lampée de chat. Il est pas en état de faire beaucoup plus. Tu le sais comme moi.
— Mais… et votre histoire ? Tout ce que vous avez construit ? Vous ne voulez pas vous donner une deuxième chance ? Vous…
Elle posa sa tasse avec violence :
— Grégoire, t’es pas venu chez moi à une heure pareille pour me parler d’amour !
— Et votre patrimoine ?
— On est mariés sous le régime de la communauté réduite aux acquêts. Je renonce à tout ce qu’il a pu gagner pendant notre mariage. Il me cédera l’appartement. Le deal est équitable.
— Tu sais ce que disait Aristote ? « La somme des parties n’est jamais égale au tout. »
Elle soupira :
— Où tu veux en venir ?
— T’as pensé aux enfants ? À ce que vous leur laisserez ? Si vous restez mariés, vous bénéficierez vous-mêmes d’un solide héritage et…
Sofia plaqua ses deux mains sur la pierre glacée :
— De quoi tu parles, nom de dieu ? Mon père et toi, vous avez toujours été contre ce mariage. Vous vous êtes toujours haïs et vous étiez verts à l’idée que vos deux fortunes puissent un jour se réunir.
— Ton père et moi, nous sommes le passé. Je te parle de votre avenir.
Elle se pencha vers lui, avec son air eurasien et ses taches de rousseur. Un mélange enjôleur contrecarré par la colère des pupilles, dorées comme des dos d’abeille.
— Les enfants ne seront jamais lésés : ils sont ma priorité absolue.
Morvan quitta son tabouret en capitulant :
— Je devais t’en parler une dernière fois.
Sofia l’observa d’un œil soupçonneux :
— T’as une sale gueule. T’as passé la nuit dehors ?
On ne pouvait rien cacher à la Florentine.
— Le boulot. Te casse pas, je connais le chemin.
Une fois dehors, il évalua ses sensations : chaleur des enfants, froideur de la mère. Il ne s’avouait pas vaincu. Il devait trouver, d’une façon ou d’une autre, une solution pour éviter la séparation des biens. Comme tous les gosses de riches, Sofia ne soupçonnait pas les enjeux troubles et dangereux du monde dans lequel elle vivait — et dont elle était, à son insu, le pur produit.
Il vérifia son portable. Déjà plusieurs messages : la routine des plaintes et des réclamations. Il se dirigea vers sa voiture. Un torrent de merde l’attendait pour une partie de rafting en solitaire.
Dernier inventaire avant liquidation. Erwan, Verny, Le Guen et Archambault avaient préféré se réunir loin de la base. Ils suivaient maintenant le gardien ensommeillé à travers les couloirs de la petite mairie de Kaerverec. Ils se décidèrent pour la salle des fêtes — pièce sinistre aux voilages gris qui ne méritait pas vraiment son nom.
— Asseyez-vous, ordonna Erwan.
Ils déplacèrent des tables pour former une microsalle de classe. Erwan s’éclaircit la gorge et commença par résumer ce que tous savaient déjà : les faits et gestes supposés de Wissa durant la nuit du vendredi, le raid clandestin de di Greco et sa correspondance ambiguë avec le copte, la culture de la violence de la K76, le profil inquiétant des Renards et les mutilations très spécifiques subies par la victime.
Durant quelques secondes, il laissa reposer ces éléments. Verny prenait des notes, toujours en vue de la conférence de presse. Le Guen crayonnait sur sa table, dans le rôle taciturne du mauvais élève. Archambault laissait ses grandes jambes trépigner, comme désolidarisées de son corps. En soixante-douze heures, ces gars-là avaient vieilli de dix ans. Livide sous les plafonniers, leur expression était sinistre.
Erwan reprit la parole pour évoquer la découverte des ongles et des cheveux apparemment féminins dans l’abdomen de Wissa, en lieu et place des organes volés. Ce nouveau scoop produisit son effet : les gaillards se mirent à s’agiter sur leurs chaises comme s’ils cherchaient à se réveiller d’un cauchemar.
— A priori, on peut supposer qu’il y a une autre victime dans la nature. Ou que le meurtrier sait déjà qui il va tuer dans les prochains jours.
Verny leva la main :
— Je dois en parler aux journalistes ?
Erwan sourit :
— Tout dépend du degré de panique que vous voulez provoquer.
— Sérieusement.
— Je vous le déconseille : moins les médias en sauront, mieux on se portera.
— Et di Greco ? demanda Le Guen.
Erwan prit son souffle et fit un portrait mi-réel, mi-fantasmé de l’officier. Il le décrivit comme un vieil homme autoritaire et malade, claquemuré dans sa cabine. Une sorte de gourou maléfique responsable du pourrissement des esprits de la K76.
Le Guen et Archambault échangèrent un coup d’œil : malgré tout, ils n’aimaient pas qu’on parle ainsi de Kaerverec et de son chef spirituel.
— Concrètement, reprit Verny, vous pensez qu’il est l’assassin ?
Erwan venait de parler à Thierry Neveux. L’analyste criminel lui avait confirmé que les traces de poudre sur la main de di Greco prouvaient le suicide. Par ailleurs, le premier décryptage de son ordinateur avait révélé que l’amiral recevait les bilans de l’enquête régulièrement envoyés par Verny aux autorités militaires (Erwan ignorait l’existence de ces messages et il aurait pu engueuler le gendarme mais on n’en était plus là).
— Ces deux faits, continua le flic après les avoir exposés à son auditoire, l’accusent. D’autant que selon les premières constatations du légiste, di Greco est mort aux environs d’une heure du matin. Or, c’est à ce moment précis qu’il a reçu un message concernant le témoignage de Frazier qui l’incriminait.
— Ce suicide pourrait donc passer pour l’aveu d’un homme acculé, conclut Erwan.
— Vous n’avez pas l’air d’y croire, remarqua Archambault.
— Non. D’une façon générale, tous les liens qu’on a pu imaginer entre le meurtre de Wissa et le bizutage ou la personne de l’amiral sont à oublier. Les nouveaux échantillons prouvent qu’on a affaire à un tueur organisé, qui a tout prémédité. Un homme d’une grande intelligence et d’une force physique peu commune. Un prédateur qui connaît la région, qui possède des connaissances médicales et qui sait passer inaperçu. Même si di Greco était toujours vivant, il ne correspondrait pas au profil.
Verny, maussade, se fit l’avocat du diable :
— Un élève de la base ?
— C’est une piste que je n’exclus pas mais sans plus. Malheureusement, l’enquête est plus ou moins revenue au point zéro. Wissa était nu, épuisé, vulnérable : il est tombé sur le pire prédateur qu’on puisse imaginer et à mon avis, il a ouvert le bal.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Que les meurtres ne font que commencer.
Ses compagnons se tortillèrent encore sur leur chaise. Ils portaient leur long ciré noir, celui qu’ils arboraient lors du premier rendez-vous. Erwan se dit avec tristesse qu’ils n’avaient pas avancé d’un pouce depuis leur entrevue à La Brioche dorée.
— Concrètement, qu’est-ce qu’on fait ? s’impatienta Archambault.
— La prochaine onde de choc sera la conférence de presse. La pression va redoubler. Des renforts vont arriver. Vous allez devoir briefer les nouvelles troupes, rendre des comptes à tous, peaufiner un dossier pour le juge qui va être nommé sous peu. Tout ça va considérablement ralentir l’enquête.
— Pourquoi vous dites « vous » ? demanda Le Guen, l’air suspicieux.
— Parce que je rentre à Paris. C’est à vous de jouer. Vous reprenez le bébé et vous travaillez en collaboration avec le magistrat.
Le trio parut abasourdi.
— Les rats quittent le navire, cingla Le Guen.
Erwan sentit monter sa colère et s’efforça de revenir à la température réglementaire. Il avait déjà appelé la substitute du procureur et le colonel Vincq pour les prévenir : sonnés, ils n’avaient même pas réagi.
— Je n’ai pas dit que je n’allais pas revenir. Tout dépend de mes ordres à Paris et de l’évolution de l’affaire.
— Vous voulez dire… si on découvre un autre corps ?
— Exactement.
Le Guen se leva avec humeur :
— Alors quoi ? On attend les bras croisés qu’un autre cadavre fasse surface ?
— J’espère que le tueur sera identifié avant.
Erwan se fit penser à un homme politique qui balance des promesses auxquelles personne ne croit, même pas lui.
— Vous n’avez rien dit sur le mot étrange qu’a laissé di Greco : « Lontano »…
— J’ai fait des recherches cette nuit et pour l’instant, je n’en sais pas plus. En revanche, j’ai une source à Paris qui pourra me renseigner.
Leurs yeux s’allumèrent : le flic ne les abandonnait pas totalement.
Le Homard demanda, d’un ton plein de rancœur :
— Pourquoi vous partez aussi vite ?
Sa sœur disparue. Son frère sortant de garde à vue. Sa mère aux abonnés absents. Son père peut-être mouillé, à un degré quelconque, dans ce chaos…
— Raisons familiales.
Quand ils sortirent, la tempête semblait être passée et le soleil pointait derrière les maisons noires, jetant un violent clair-obscur sur tout le village.
Erwan avait demandé qu’on lui amène sa voiture. L’idée de prendre le volant lui foutait les nerfs en pelote — il aurait adoré, comme Kripo, s’avachir dans un siège d’avion et rejoindre Paris en une heure. Il salua tout le monde, essayant de faire passer dans sa poignée de main l’affection qu’il éprouvait pour ses partenaires.
Erwan démarra sans regarder son rétroviseur : il ne voulait pas voir les mousquetaires lui faire des signes de la main comme les membres d’une famille de province qu’on quitte à regret (mais aussi avec soulagement). Des têtes de nœud qu’il avait fini par apprécier et auxquelles il penserait souvent.
En passant la troisième, son coup de mou se transforma en coup de traître. Son corps devint glacé : il était naïf de penser qu’il serait capable de lâcher cette enquête. Il devait la vérité à Wissa et à ses parents. Et aussi à celle ou celui dont les ongles et les cheveux reposaient au fond de l’abdomen du copte.
D’ailleurs, il rentrait surtout à Paris pour arracher à son père des informations. En dépit de tout ce qu’il venait de dire, il n’excluait pas que le meurtre de Wissa, celui de la victime aux cheveux rouges et le suicide de di Greco aient un lien avec Morvan.
Durant près de deux heures, Erwan pulvérisa les radars de la N104. À chaque péage, il déclenchait sa sirène avec une joie féroce et franchissait les portiques en ralentissant à peine. Comme pour pas mal de flics, sa propre indépendance s’accommodait mal de la rigueur de la loi. La prévention routière en particulier l’irritait. Cette théorie du zéro risque lui paraissait lamentable. Un jour, on interdirait carrément les voitures.
11 h 30 : il avait couvert plus de trois cents kilomètres. À ce rythme, il serait à Paris en début d’après-midi. Il avait prévenu Kripo qu’il pouvait rester l’attendre — tout s’était bien passé avec l’IGS, qui avait sans doute déjà entendu parler de l’excentrique. Aux alentours de Rennes, il s’arrêta dans une station-service.
Tout en faisant le plein, il ruminait encore les éléments de l’enquête. Un point en particulier le tracassait : cet événement récent dont parlait di Greco dans ses mails et qui avait « bouleversé sa vie », « quelque chose qui changeait la signification de toutes choses ». À quoi faisait-il allusion ? Un fait qui pouvait expliquer son suicide ? Ou le meurtre de Wissa ? Erwan songea aux aiguilles que le vieil homme avait, selon le docteur Almeida, implantées dans le corps. Peut-être suivait-il lui-même une autre quête, aux confins de la douleur…
Son portable sonna alors qu’il achevait de remplir son réservoir.
— C’est Maggie.
— Je te rappelle dans cinq minutes.
Il paya, but un café dégueulasse, acheta une bouteille d’eau et s’enfila plusieurs antidouleurs. Puis il alla se garer un peu plus loin sur l’aire de stationnement. Il ressortit de sa voiture, prit une grande goulée d’air matinal sur fond de rugissement d’autoroute et composa enfin le numéro de sa mère.
Avant de lui parler, il préférait toujours prendre son élan.
Maggie était un être à deux faces. Quand le Vieux était dans les parages, ou traversait seulement son esprit, elle avait un visage effrayé dont les yeux exorbités — elle souffrait de la thyroïde — semblaient jaillir des orbites. Sa voix dans ces cas-là était précipitée, tendue, murmurée. Mais il y avait l’autre Maggie, souriante, et même séduisante. Une belle femme aux lèvres sensuelles, avec quelque chose de cool, de perpétuellement amusé dans l’attitude. Cette femme-là prenait un certain plaisir à jouer avec la vie, à se moquer des valeurs bourgeoises, à toujours capter un ressort comique sous chaque détail du quotidien.
Les deux Maggie n’avaient pas la même origine. La première venait des ténèbres de l’Afrique et semblait marquée par un passé qu’aucun des trois enfants n’avait jamais élucidé. Une créature de peur et de latérite, façonnée par Morvan lui-même. L’autre était un pur produit de la génération hippie, libérée, droguée, révoltée. Une jeune femme avec des fleurs dans les cheveux et des utopies plein la tête. Maggie avait été une égérie de la contre-culture, parfumée au patchouli, portant des boubous africains ou dansant les seins nus sur la musique du film More, signée Pink Floyd. La légende voulait même qu’elle ait joué dans un groupe de rock féminin en Afrique : les Salamandres.
Aujourd’hui, baba devenue bobo, elle était végétarienne, bouddhiste, militait pour l’accouchement dans l’eau et luttait contre la mondialisation ou le réchauffement climatique. Elle était une émanation de tout ce qu’exécrait le vieux Morvan, tueur apolitique qui comparait volontiers le monde à une vaste fourrière où il fallait tenir l’homme en cage.
Pour l’instant, son fils ne savait pas à quelle Maggie il avait affaire. Elle venait d’attaquer une litanie sur Loïc, qui avait eu des « ennuis » — à l’évidence, elle n’était pas au courant de la fugue de Gaëlle.
— Tout va bien avec papa ? coupa-t-il.
— Bien sûr. Pourquoi ça n’irait pas ?
Elle l’agaçait déjà : elle avait toujours vécu dans le déni du problème majeur de sa vie — la violence de son mari — et prenait toujours sa défense ; dans sa bouche, il apparaissait comme un héros incompris.
— Quand vas-tu rentrer ? reprit-elle.
— Je suis en route.
— On compte sur toi dimanche.
Le fameux déjeuner dominical. Elle lui semblait totalement déconnectée de la réalité — à moins que ce soit lui, avec son tueur voleur d’organes et ses militaires SM, qui soit dans une dimension parallèle.
Il allait raccrocher quand un détail lui revint : Morvan avait connu di Greco en Afrique, Maggie l’avait peut-être croisé ?
— Tu te souviens d’un militaire du nom de di Greco ?
— Non.
— Un officier de marine, qui travaillait à Port-Gentil.
— Je ne suis jamais allée au Gabon.
Erwan confondait les périodes : Morvan avait commencé par former les troupes du président Bongo en 1968 puis s’était rendu au Zaïre en 1969 pour enquêter sur l’Homme-Clou.
Di Greco appartenait au chapitre gabonais. Maggie au zaïrois.
— Il est peut-être venu au Katanga…, hasarda-t-il.
La mémoire de Maggie se réveilla :
— Un type au physique particulier ?
— Plutôt : il faisait plus de deux mètres avec des mains de vampire.
— Tu en parles au passé, il est mort ?
— Cette nuit.
— Ça concerne ton enquête en Bretagne ?
— Plus ou moins, éluda-t-il. Essaie de te souvenir.
— Il bossait dans la brousse, je crois, au plus près des mines…
— Celles de papa ?
— Il n’en avait pas encore à l’époque. Le type dont je me souviens était chargé de la sécurité des gisements de la Gécamines, la grande société minière du Katanga.
— C’est papa qui l’avait fait venir ?
— Aucune idée.
— Qu’est-ce qui te revient ?
La voix se fit vaporeuse :
— C’est si loin… Un bonhomme dur, violent, très maigre et tourmenté. Une ordure avec les Noirs. J’ai essayé d’organiser une association de défense des ouvriers. J’étais très impliquée et…
— Tu te souviens de ses relations avec papa ?
— Plutôt amicales, je crois.
— Ils ont assuré des missions pour le gouvernement français ?
Elle rit en douceur :
— Pourrir en Afrique, c’était déjà très « citoyen », crois-moi…
Elle avait pris ce ton qu’il aimait : léger, détaché. Mais l’image des deux barbouzes était sinistre, l’un traquant un tueur en série, l’autre persécutant une armée d’esclaves. Deux monstres en herbe qui allaient bientôt s’épanouir à l’ombre du pouvoir.
— C’est tout ce que tu peux me dire ? insista-t-il. Réfléchis encore. Maggie cherchait ses mots :
— Il paraissait… fou, comme habité par la violence.
— Il devait faire la paire avec papa.
— Ne parle pas comme ça.
— Tu vois très bien ce que je veux dire.
La voix de Maggie, imperceptiblement, changea, comme si Morvan était entré dans la pièce :
— Je n’aimais pas qu’ils se voient… Il avait une mauvaise influence sur ton père…
Erwan faillit éclater de rire.
Une question lui échappa, hors du contexte, mais qui lui brûlait les lèvres depuis des années :
— Qu’est-ce qui s’est passé entre vous, en Afrique ?
— Je comprends pas ta question.
— Vous vous êtes rencontrés et vous avez décidé tout de suite de vous marier ?
Elle eut un rire bizarre :
— On était amoureux…
— Ça n’a pas dû durer longtemps.
— Tu te trompes. L’amour est toujours là. C’est différent, c’est tout.
— Jamais je ne pourrai te suivre.
— Ton père est malade.
Erwan arpentait de plus en plus nerveusement le parking. Le grondement des voitures vibrait sous ses tempes. Le ciel était bleu mais il avait la dureté d’un métal en fusion.
— Tu invoques toujours l’excuse de ses nerfs, reprit-il comme un gamin qui chercherait la bagarre. C’est peut-être juste un salopard qui cogne sa femme, non ? Au 36, il y en a beaucoup comme lui. Crois-moi, ces enfoirés ont rien à voir avec Artaud ni Althusser.
Le poète et le philosophe étaient les grands héros de sa mère. Deux intellectuels qui avaient fini leurs jours en asile psychiatrique — avec un petit plus pour le second : il avait étranglé sa femme un jour de crise en 1980.
— C’est ça le plus triste. Tu ne nous as jamais compris.
— J’ai partagé votre quotidien pendant près de vingt ans.
— Tu n’en connais qu’une partie. Tu ne sais pas ce qui se passe dans l’intimité d’un couple.
— Épargne-moi les détails.
— On a toujours fait chambre à part, rétorqua-t-elle en baissant la voix. Mais dans le secret de la nuit, la violence révèle son vrai visage…
Il s’enfonçait dans ses confidences comme dans un marécage. Le timbre de Maggie, à la fois murmuré et proche, était hypnotique.
— Faut que je raccroche, là. Je suis en plein boulot et…
— Vous ne connaissez que la version diurne de sa maladie. La nuit, on se rend compte qu’il est réellement… possédé.
Erwan revint vers sa voiture et ouvrit sa portière.
— Maggie, je te rappelle, je…
— Tu te souviens quand il plaçait son arme sur la table avant les repas ?
— Comment je pourrais oublier ça ?
— Une nuit où nous étions seuls, il m’a tiré dessus.
Erwan s’appuya sur le toit de sa Volvo, coudes en avant, et baissa la tête entre ses bras. Le passé de son père, c’était comme les archives du nazisme : on peut gratter, on trouve toujours une nouvelle abjection, une horreur inédite. La source n’était jamais tarie.
— Tu… tu as été blessée ?
— L’arme était chargée à blanc. Je me suis évanouie et j’ai fait sous moi.
Il eut l’impression que des lividités cadavériques recouvraient son âme.
— Je raccroche…
— Il m’a humiliée des mois et des mois avec cette histoire.
— Pourquoi tu me racontes ça ?
— Pour que tu comprennes qu’il n’est pas juste violent : il est fou.
— Qu’est-ce que ça change ?
— Tout. Il n’est pas responsable de ses actes.
— Dans ce cas, il faut l’interner.
— Dis pas n’importe quoi.
Son ton signifiait : « Que ferait la France sans Morvan ? »
Le café qu’Erwan venait de boire lui remonta dans la gorge. Il ne savait pas ce qui le rendait le plus malade : son père, sa mère ou leur entente délirante.
Il allait vraiment raccrocher quand il décida de poser la question au hasard :
— Lontano, ça t’évoque quelque chose ?
— Bien sûr, c’est la ville qu’on habitait là-bas.
— Au Katanga ?
— Une ville nouvelle construite avec les bénéfices des mines. Une ville de colons. J’y vivais avec toute ma famille.
Une fois, son père lui avait dit : « Ta mère est la fille exsangue d’une famille de consanguins d’origine wallonne qui moisit depuis plus d’un siècle au Zaïre. Elle est à la fois belge et congolaise. Deux tares pour le prix d’une ! »
— Avant de se suicider, di Greco a écrit ce nom sur une feuille, pourquoi à ton avis ?
— Mais… je ne sais pas.
— C’est le dernier mot qu’il a choisi avant de mourir : il a bien dû se passer quelque chose d’exceptionnel dans ce bled, non ?
— Peut-être pour lui… Je te répète que je le connaissais très peu.
— Réfléchis. Tu te souviens pas d’un événement spécial ?
Elle eut un soupir qui était aussi un sourire — elle prit sa voix tout droit d’Ibiza :
— Je ne m’en souviens que d’un seul, très important, mais pas pour di Greco.
— Lequel ?
— C’est là-bas que tu es né, mon chéri.
Morvan se réveilla en sursaut. Un bref instant, il crut qu’il était frappé à la fois d’amnésie et de tétanie. Mais il s’ébroua et retrouva ses facultés. Coup d’œil à sa montre : midi dix ! Il reconnut son bureau de la place Beauvau. Bon dieu de merde. Il avait dû s’asseoir dans son canapé et s’était simplement endormi. Comme un vieux !
Personne n’avait osé le déranger — et surtout pas sa secrétaire qui attendait toujours qu’il se manifeste pour esquisser le moindre mouvement. Il n’avait même pas entendu la sonnerie de son portable…
Il étouffa un nouveau juron puis s’arracha du sofa. Son premier réflexe fut d’écouter ses messages. Pas la moindre nouvelle de Gaëlle ni d’Erwan. Il vérifia les télex de l’État-major : le flux ordinaire. Il allait devoir lancer les grandes manœuvres.
Son téléphone vibra — il mit plusieurs secondes à le trouver : il était glissé entre les coussins. Maggie. Putain, la journée commençait décidément mal.
— Je viens d’avoir Erwan, fit-elle sans même lui dire bonjour. Il m’a questionnée sur Lontano.
Morvan se passa la main sur le visage.
— Il m’a appelé aussi. Je gère. Qu’est-ce que tu lui as dit ?
— Qu’il était né là-bas.
Il s’approcha de la fenêtre et s’aperçut qu’il faisait beau. Cette simple constatation lui crispa le cœur. Il aurait voulu qu’un orage roule ses nuages au-dessus des toits et que des pluies torrentielles engloutissent la ville.
— Et toi ? reprit-elle.
— Rien. J’attends de le voir.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire avec di Greco ? Cette connerie de mot ?
— Je ne sais pas. Je m’en occupe.
— Ça a un lien avec l’affaire d’Erwan ?
— Je l’attends. Il va m’expliquer.
Silence de Maggie. Puis :
— Je te jure que si ce vieux fou a écrit ça pour réveiller le passé, je creuserai sa tombe et lui arracherai les yeux de mes propres mains.
— Je te dis que je gère.
Il raccrocha violemment et eut une fulgurance : il avait rêvé de Lontano, il en était sûr, mais pas moyen de se souvenir d’autre chose. Pourquoi le Zaïre refaisait-il ainsi surface ? Qu’avait voulu dire di Greco ? Maggie se trompait. L’amiral n’avait pas voulu exhumer les crimes de jadis. Il lui avait adressé un message, à lui et à lui seul. Mais lequel ?
Il se passa la tête sous l’eau puis régla la climatisation en mode frigo. Il balaya le nom honni et se concentra sur l’urgence : Gaëlle. Attrapant son téléphone fixe, il contacta plusieurs de ses hommes. Il choisit, par principe, d’autres gars que ceux qui s’étaient fait planter par la gamine. Il leur ordonna de décrypter ses appels, ses connexions Internet, les mouvements de son compte en banque, ses allées et venues en Vélib (mademoiselle faisait du vélo), les appels téléphoniques et mails de ses proches, de checker les compagnies de taxis… Il exigea aussi qu’un avis de recherche et un appel à témoins soient diffusés à l’échelle de Paris. Il n’était plus temps de jouer les pères pudiques.
Une fois cette machine lancée, il revint à Lontano. Il chaussa ses lunettes et se connecta sur Google. Il doutait qu’un fait nouveau se soit produit autour de ce trou perdu mais sait-on jamais.
Pas une ligne, pas un mot sur « son » Lontano. Les cendres de jadis étaient bien froides. À l’heure actuelle, l’ancienne cité n’était plus qu’un champ de ruines rongé par la brousse, planté au cœur d’une zone de guerre. D’ailleurs, s’il s’y était passé quelque chose, il en aurait été le premier informé.
Le téléscripteur bourdonna. Morvan jeta un œil sur les lignes imprimées et son souffle s’arrêta. D’un geste, il arracha la feuille et lut avec attention : le corps d’une jeune femme — entre vingt-cinq et trente ans — venait d’être découvert au fond d’une des anciennes baies d’aération du bas-quai des Grands-Augustins, juste en face du quai des Orfèvres. Le cadavre avait été aperçu par des touristes en bateau-mouche aux environs de 11 heures — une des premières balades fluviales de la journée —, provoquant une onde de panique. La police avait débarqué. Tout trafic fluvial était suspendu jusqu’à nouvel ordre.
Le télex ne disait rien de plus. Pas de signalement de la victime. Aucune précision sur la cause de la mort. Pas un mot sur la position de la dépouille ni sur la manière dont on l’avait placée dans la cavité.
Morvan reprit son téléphone. En moins de cinq minutes, il obtint les coordonnées du capitaine Sergent — le nom sonnait comme une blague —, « diligenté pour procéder aux premières constatations sur la scène de crime ».
L’OPJ répondit à la deuxième sonnerie. Une bleusaille de la BC qui ne voyait pas qui était Morvan et ne connaissait que son fils, Erwan. Le gars paraissait totalement dépassé par la situation. Pire encore, il prit le préfet de haut, refusant de lui livrer la moindre info par téléphone.
Le Vieux, tout en s’efforçant de rester calme, lui fit comprendre que s’il continuait sur cette voie, il allait se retrouver au service études et statistiques de la préfecture plutôt que sur le meurtre le plus brûlant de la fin de l’été.
— La fille a été identifiée ?
— Pas pour l’instant, bredouilla l’autre. Elle est nue et couverte de blessures et…
— La couleur des cheveux ?
— Rouges.
— Rouges ?
— Enfin, roux. Mais il ne lui en reste plus que la moitié.
La pression sur sa cage thoracique se relâcha.
— Des signes particuliers ?
— Pour l’instant, on voit rien. Le corps est toujours encastré, replié sur lui-même, et sa peau est très abîmée. On lui a labouré la chair et…
— Des tatouages ?
— On en a déjà repéré quelques-uns. Les lettres O-U-T-L-A-W dans le cou…
Ses poumons se dilatèrent pour de bon : Gaëlle ne portait pas la moindre inscription sur la peau. Elle avait décrété que cela pouvait limiter le « champ des opportunités dans son métier ». Ils avaient échappé à cette connerie — une fois n’est pas coutume.
Mais un nouveau malaise pointait déjà.
— Elle en a un aussi sur la hanche : une tête bizarre de barbu…, ajouta l’OPJ.
Sa respiration s’arrêta encore une fois.
Avril 2009. Il faisait alors partie d’une commission des libérations conditionnelles. La môme à l’époque avait déjà purgé une peine de trois ans de sûreté à Fleury pour attaque à main armée, violences aggravées et association de malfaiteurs. Il lui avait demandé, devant les autres membres de la commission et le juge d’application des peines, qui était le personnage que son tee-shirt trop court révélait sur sa hanche gauche. Il entendait encore sa voix, rauque et craquante : « Charles Manson. »
Morvan lui aurait bien foutu une paire de claques. D’abord, parce que se tatouer le visage d’un taré sadique et illettré n’est pas un acte rebelle mais une connerie. Ensuite, parce que l’avouer devant le groupe susceptible de vous trouver un toit et un boulot est plus stupide encore. Pourtant, lors des délibérations, il l’avait défendue avec éloquence. Il sentait cette petite. Il avait obtenu sa conditionnelle.
« Tu aurais dû dire que c’était Marx », lui avait-il reproché plus tard, à quoi elle avait rétorqué :
« Un autre gourou criminel, non ? » Encore une connerie, pourtant la punkette lui plaisait. Elle débordait d’une énergie brutale, mal canalisée mais prometteuse. Il l’avait logée, aidée, fait embaucher. Au fil de leurs rencontres, il avait eu le loisir de remarquer ses autres tatouages, dont le mot OUTLAW dans son cou.
— Les techniciens de l’IJ ont terminé les premiers prélèvements, continuait le capitaine. On a ses empreintes : ça sera facile de l’identifier si elle est déjà fichée.
— Pourquoi elle le serait ?
— Je sais pas…, se reprit aussitôt le jeune flic. Les tatouages, les cheveux rouges… Elle a aussi les ongles vernis en noir.
La voix du flic lui paraissait lointaine. Il était toujours en 2009. Malgré ses vingt-trois ans, la gamine n’en paraissait pas plus de seize. La frontière imaginaire du désir à ses yeux. Et celle de la protection qu’il pouvait lui apporter. Depuis ce jour, il lui accordait au moins un déjeuner par mois, lui filant de l’argent à l’occasion. Il ne l’avait jamais touchée. Ce qu’il aimait, c’était jouer au pygmalion. Se désaltérer à cette source de jeunesse.
— Les pompiers vont la désincarcérer ?
— C’est en cours. Mais la baie est située à deux mètres de hauteur et…
— Attendez-moi pour ça.
— Mais…
— J’arrive avec le commissaire divisionnaire Fitoussi.
— Je comprends pas…
Morvan prit son ton bienveillant — le gars omnipotent mais sympa :
— Y a pas mal de choses que t’as pas comprises, petit. La fille s’appelle Anne Simoni. Elle a vingt-six ans et elle a fait de la taule à la suite d’un casse avec violences. Aujourd’hui, elle est, enfin, elle était totalement réhabilitée. Elle travaillait même à la préfecture de police, au service des cartes grises.
— Vous… vous la connaissez ?
— Vous bougez plus. Je serai là dans une demi-heure.
Il raccrocha et s’effondra sur son siège — un fauteuil qu’il avait fait renforcer lui-même avec des chevilles de chantier et des lamelles de carbone pour qu’il supporte son poids.
Cette sinistre découverte révélait plusieurs vérités.
La première : le tueur qui venait de frapper était aussi l’assassin de Wissa Sawiris. Les cheveux roux et les ongles noirs étaient ceux d’Anne Simoni, aucun doute là-dessus. Pour l’instant, Morvan ne voulait pas réfléchir aux conséquences de ce fait — tueur en série, préméditation, extrême organisation, liste macabre qui ne faisait que commencer…
L’autre vérité, c’est qu’on voulait l’impliquer, lui. Après la chevalière à Sirling (qui sait, le tueur avait peut-être laissé d’autres indices détruits par le missile), le choix de la petite Simoni était une autre manière de l’atteindre.
Cette fois, on allait faire le lien avec lui. S’apercevoir qu’il avait été l’artisan de son embauche à la préfecture, qu’il s’était porté caution pour son appart. On allait remonter ses mails et ses appels. Tout un tas de petites choses qui laisseraient croire aux enquêteurs que la gamine était sa maîtresse. On allait l’interroger, le suspecter, lui flairer le cul…
Il était certain que d’autres indices l’accuseraient, sur la scène de crime ou dans l’appartement de la môme. Il n’était plus question de parano : une vengeance était en marche. De qui ? De quoi ? Pas la peine de se casser la tête à ce sujet. Ce qu’il fallait retenir, c’était qu’on allait le détruire en utilisant ses propres méthodes, bruits de chiottes et fausses preuves à l’appui.
Il ne pensait déjà plus à lui mais à son œuvre. À tout ce qu’il avait construit — pouvoir et fortune — au nom de ses enfants. C’était ce royaume qui était menacé. Un écheveau de combines et de dossiers patiemment mêlé depuis plus de quarante ans était sur le point de s’écrouler. Il en avait perçu les premières fissures. C’était maintenant tout un bloc qui s’effondrait.
Il se dévêtit à nouveau et ouvrit son placard. Costume sombre fil à fil, bretelles, chemise bicolore, cravate noire. Respect pour les morts. Depuis l’Afrique, il n’avait jamais contemplé un cadavre dans une autre tenue.
Avant d’attraper ses clés, il s’assit derrière son bureau, coudes plantés sur la table, front baissé contre mains jointes. Il pria à mi-voix, y mettant toute son âme. Sous ses paupières fermées, il lui semblait voir la prostituée géante qui symbolise, dans l’Apocalypse de saint Jean, la ville de Babylone, la « mère des impudiques et des abominations de la terre ». Le « mystère de la femme et de la bête qui la porte, qui a les sept têtes et les dix cornes » était là, devant lui. Son œuvre. Son empire. Sa faute. Il allait enfin payer pour ses péchés.
En guise de prière, il répétait du bout des lèvres, et en boucle, le célèbre verset de l’Apocalypse, qui lui paraissait résumer son avenir proche :
— « La bête que tu as vue était, et elle n’est plus… »
À Cent bornes de Paris, son portable vibra. Erwan était si tendu au volant qu’il eut l’impression que c’était la terre qui tremblait.
— J’ai du nouveau.
Il s’attendait à un appel de son père, de sa mère, ou de Kripo. C’était Thierry Neveux, l’analyste criminel de Rennes. Sa voix paraissait surgir d’un autre monde — d’un passé déjà lointain.
— Les pointes extraites de la chair de Wissa, on a réussi à les identifier.
— C’est quoi ? Des aiguilles ?
— Des clous.
— Jusqu’à présent, on parlait de fragments d’armes blanches, de masse d’armes, de débris de béton armé.
— On avait tort. Les pointes qui étaient à la surface de la peau ont été expulsées par l’explosion. Par ailleurs, elles étaient brûlées et déformées. Mais celles qui étaient enfouies dans les chairs sont en meilleur état. Aucun doute : ce sont bien des clous de différentes tailles, de différents modèles. Ils ont encore leur tête, marquée par un poinçon.
Des clous. Ce seul mot sonnait comme une malédiction. Impossible de ne pas songer à l’affaire qui avait fondé la gloire de Morvan Senior et marqué l’histoire de leur famille.
— Y a autre chose, continua l’ANACRIM. Clemente a reconstitué le corps, on a pu repérer des zones de concentration des blessures — c’est-à-dire des clous. Un foyer dans la joue. Un autre sous la gorge, descendant sur l’épaule, un autre encore dans le dos. Selon Clemente, y avait aussi plantés là des tessons de verre, des lames de fer…
Erwan voyait la route osciller à travers le pare-brise :
— Ça fait trois jours que l’autopsie est commencée et vous me sortez ça maintenant !
— Clemente a procédé par ordre. Il a passé au moins une journée sur une partie de l’abdomen et…
— Ok, Ok… Quoi d’autre ?
— Une autre série devait orner le flanc gauche, au niveau de la hanche, mais la chair est labourée à cet endroit et…
— Pourquoi « orner » ?
— Je dis ça comme ça. Le corps donne plutôt l’impression, comment dire, d’avoir subi des éruptions, des sortes de poussées d’acné dont les boutons seraient des clous…
Dans d’autres circonstances, Erwan aurait été pris de dégoût mais une chose le frappait : c’était presque, mot pour mot, les termes que Morvan utilisait pour décrire les victimes de l’Homme-Clou, le tueur du Zaïre.
— Et ce n’est pas fini. On a bossé toute la matinée sur la position du corps en étudiant la manière dont les os des articulations étaient brisés…
— Et alors ?
— C’est pas certain à cent pour cent mais on pense que le cadavre, avant l’explosion, était replié, un peu comme une momie inca. On vous a envoyé plusieurs mails. Des schémas.
— Attendez.
Erwan mit ses warnings et s’arrêta sur la bande d’arrêt d’urgence. Il coupa le contact et ouvrit son ordinateur. Il ne mit que quelques instants pour accéder à sa boîte aux lettres. Parmi la cascade de mails, il alla droit à celui de Clemente. « Documents joints ». Encore quelques secondes à patienter, sur fond de vrombissement des bagnoles. Tic-tac-tic-tac… Il sentait les déclics pulser au fond de son estomac mais le vrai crochet à la mâchoire vint avec les images.
Le corps était assis, jambes repliées sous le menton, bras enserrant les genoux, nuque penchée et visage levé. Le dessin semblait représenter un nkondi, une des statuettes africaines collectionnées par son père. En fait, il évoquait plus encore les victimes de l’Homme-Clou — Erwan enfant avait pu en apercevoir quelques photos. Le visage meurtri, les grappes de clous, la position foetale, tout y était.
— Vous êtes là ?
— Je suis en train de regarder vos images.
— C’est complètement dingue. On pense qu’il lui a enfoncé au moins plusieurs dizaines de clous, de son vivant, dans chaque zone et l’a placé dans cette posture après sa mort. Ça vous parle ?
Quand Erwan était gamin, son père lui avait souvent raconté son enquête — sa « chasse au fauve ». Comment le tueur, un jeune ingénieur d’origine belge, perçait ses victimes de centaines de clous, reproduisant les sculptures sacrées de l’ethnie yombé du Bas-Congo. Comment, dans sa folie, il croyait se protéger des esprits malfaisants en transformant ces femmes en fétiches. Comment, après des mois d’investigation, Morvan avait fini par l’identifier et l’avait traqué jusqu’au cœur de la brousse, le long des pistes défrichées des scieries.
— Je vous rappelle, dit-il brutalement avant de raccrocher.
Il ouvrit sa portière et vomit son café d’un trait. Durant plusieurs secondes, les salves acides lui coupèrent le souffle. Bientôt, il n’eut plus rien à dégueuler mais resta ainsi, observant sa propre bile sur l’asphalte, les jambes flageolantes, le sang lui battant les tempes.
Depuis le départ, il avait tout faux.
Comment un tueur arrêté en 1971 pouvait-il ressurgir aujourd’hui ? En admettant qu’il soit encore vivant, avait-il été libéré ? Dans ce cas, il devait avoir plus de soixante ans. Pourquoi se jeter sur la première victime venue ? Et pourquoi dans la lande bretonne ? Quel était le lien avec la K76 ?
Di Greco ?
En une seconde, Erwan recomposa les éléments. Un imitateur connaissait l’affaire dans ses moindres détails et suivait le modus operandi du meurtrier. Seul problème : en France, personne, ou presque, n’avait entendu parler de cette histoire vieille de quarante ans qui s’était déroulée à sept mille kilomètres de là.
Autre scénario possible : son père s’était trompé, il n’avait pas arrêté le vrai coupable au Zaïre. Pour une raison inconnue, l’Homme-Clou reprenait du service aujourd’hui. Un volcan mal éteint s’était réveillé de la façon la plus brutale.
Quelle que soit l’option choisie, la possible culpabilité de di Greco regagnait des points. Marqué par le tueur — le futur amiral était au Zaïre quand l’Homme-Clou sévissait —, il avait voulu avant de mourir renouer avec ce sinistre héritage. Autre hypothèse, encore plus démente : di Greco avait toujours été le tueur du Katanga, épargné par Morvan, volontairement ou non. Au crépuscule de sa vie, il était revenu à ses premières amours.
Il y avait une autre option, plus plausible : informé par Verny des détails de l’enquête, l’amiral avait discerné la main de l’Homme-Clou dans le meurtre de Wissa Sawiris, ou bien encore il avait vu quelque chose ce soir-là, sur la lande. Avec son mot, il avait simplement voulu adresser un message aux enquêteurs — Lontano, Erwan le réalisait maintenant, était la ville où l’assassin avait frappé. À qui au juste était destiné ce message ? À Morvan bien sûr. Le seul à connaître de bout en bout l’affaire. Avant de tirer sa révérence, l’officier avait voulu l’avertir.
Pour l’heure, c’était Erwan qui allait devoir reprendre l’enquête de zéro. Remonter l’histoire du criminel du Katanga. Retrouver sa carcasse vivante ou sa sépulture. Décrypter sa folie et son éventuelle influence sur d’autres esprits.
Il attrapa la bouteille d’eau qu’il avait achetée pour avaler ses médocs et se rinça la bouche. Il démarra en trombe, laissant de la gomme sur le bitume. Très vite, il atteignit sa vitesse de croisière — deux cents kilomètres-heure. Dans trois quarts d’heure, il serait à Paris.
Son téléphone portable était fermé, ainsi que son ordinateur et ses vitres. Personne ne pouvait le contacter. Personne ne savait où il était. Cette idée le rassurait. Il était parfaitement seul pour réfléchir mais justement, il ne devait pas réfléchir. Il devait rejeter toute question, toute spéculation jusqu’à Paris et sa confrontation avec son père.