Le barouf était à son comble.
Les quais étaient fermés. Tous les flics et véhicules sérigraphiés du 36 semblaient être de sortie. Une ambulance, des camions de pompiers embouteillaient la rive gauche, du pont Neuf au pont Saint-Michel. L’ensemble était ficelé comme un paquet-cadeau avec du ruban de balisage : « Ne pas franchir. »
Son chauffeur l’arrêta au milieu du quai des Grands-Augustins. Tout se passait en contrebas, au plus près du fleuve. En descendant l’escalier vers la Seine, Morvan remarqua la plénitude de l’air, la douceur du soleil, en total désaccord avec l’atmosphère de panique qui régnait côté terre. La pierre brillait comme de l’argent. Tout était chaud, scintillant, léger. Ne manquaient que les baigneuses aux pieds nus, les pêcheurs, les joueurs de guitare, les promeneurs à l’ombre des boîtes en fer peintes en vert des bouquinistes, plus haut…
Jean-Pierre Fitoussi, le commissaire divisionnaire, l’accueillit en bas des marches. Livide, engoncé dans son costume noir, il se planquait derrière ses lunettes sombres de pilote d’hélicoptère.
— Juste en face de chez nous, grommela-t-il en ouvrant la marche. L’enfoiré a fait fort.
Morvan le suivit sans un mot. Dépassant la flicaille d’une tête, il pouvait déjà observer la scène. Le corps se trouvait approximativement sous le 35, quai des Grands-Augustins. Quasiment dans l’axe de l’entrée du 36, quai des Orfèvres, de l’autre côté de la Seine.
Malgré ses ordres, les pompiers étaient déjà en train d’extraire la dépouille de sa niche. Anne Simoni n’était pas seulement écorchée ou mutilée : ligotée en position accroupie, elle était transpercée par des centaines de clous, des fragments de miroir enfoncés dans les globes oculaires.
D’un coup, il comprit la signification du message de di Greco : la bête était de retour. Le cauchemar qui les avait possédés au Zaïre surgissait de nouveau. Comment était-ce possible ? Et comment l’amiral était-il au courant ? Morvan ressentit un nouvel impact, à la manière d’un direct décoché de nulle part. Erwan avait parlé de pointes de fer, d’ablation d’organes, de vestiges organiques cachés au fond des chairs… Comment n’avait-il pas fait le rapprochement ? Effet de l’âge : obnubilé par la disparition de Gaëlle, il avait perdu sa capacité d’analyse.
Les pompiers descendirent le corps avec d’extrêmes précautions. Autour d’eux, les techniciens de l’IJ — ceux qu’il surnommait les « Cotons-tiges » —, hissés sur des escabeaux, photographiaient chaque détail. Les miroirs dans les orbites lançaient des clins d’œil éblouissants à l’attention du 36.
Il y eut un mouvement d’effroi. Le public était pourtant constitué uniquement de pros, de flics expérimentés, de spécialistes qui en avaient vu d’autres, mais la morte appartenait à une autre dimension. Des clous lui hérissaient le crâne à moitié rasé. D’autres bourgeonnaient sur la nuque, l’épaule droite, le flanc gauche. Ces proliférations évoquaient une atroce maladie. Les poignets étaient ligotés avec de la vieille corde, enserrant aussi les jambes repliées sous le menton. L’ensemble de la dépouille formait un bloc d’horreur compressé.
— T’as déjà vu un truc pareil ? lui demanda Fitoussi.
Morvan ne répondit pas.
Dans l’assistance, il était le seul qui ait déjà vu ça.
La victime fut déposée sur une civière surélevée. Morvan avait envie de pleurer : à travers les mutilations, sous le sinistre retour de ses années les plus sombres, il disait adieu à cette môme décharnée. Ce n’était pas sa fille — personne ne prendrait jamais la place de sa fille —, mais elle était une de ces tristes demoiselles des faux départs et des rendez-vous manqués. Celles pour qui il aurait donné sa vie.
Déjà, comme quarante ans auparavant au Zaïre, un remords le taraudait. Il n’avait pas réussi à la sauver. Il n’avait pas prévu le carnage — et il n’avait pas été capable de lui éviter ces heures de souffrances inimaginables, cette mort obscène, exposée aux yeux de tous.
Soudain, alors que les pompiers l’allongeaient, ses deux jambes glissèrent sous ses bras ligotés et se déplièrent selon des angles inversés. Murmure horrifié dans l’assistance. Le pantin désarticulé venait de révéler son secret : son ventre n’était qu’un trou béant, délimité par les côtes qui sortaient des chairs comme des serres. Pas besoin d’être chirurgien pour deviner que plusieurs organes avaient été prélevés : estomac, foie, ovaires…
Sans doute aussi les reins… Morvan connaissait les règles. Il ne les avait jamais oubliées. Pour faciliter la circulation des réseaux d’énergie activés par les centaines de clous, il fallait « purifier » le corps-fétiche. Il savait aussi que cette cavité contenait sans doute des mèches de cheveux, des rognures d’ongles — selon la tradition africaine, des échantillons de la personne à protéger ou à envoûter. Dans le cas présent, des fragments de la prochaine victime. C’était un des traits de l’Homme-Clou : il transformait un rituel sacré en sinistre rébus.
Une troisième victime était donc à redouter.
— Je peux pas regarder ça.
Fitoussi tourna les talons au moment où les pompiers, aidés par les techniciens scientifiques, en équilibre sur leur Fenwick et leurs escabeaux, regroupaient maladroitement les membres de la victime. Enfin, les gars de l’IJ ouvrirent une bâche au-dessus des manœuvres. D’un coup, le grand-guignol baissa son rideau.
Tous parurent soulagés. Pas Morvan : il voyait plus loin, plus haut. Il voyait le tableau qui se dessinait derrière la scène de crime. Il voyait son passé le plus enfoui s’exhumer. Ses années de formation — qui avaient été aussi les pires de son âge adulte — revenir en fanfare.
— Sergent m’a dit que t’avais identifié la victime.
Fitoussi était déjà revenu, avec son allure de croque-mort dégoûté, mains dans les poches et bidon en avant.
— Elle s’appelait Anne Simoni. Elle avait vingt-six ans. Elle travaillait aux cartes grises.
— Comment tu l’as identifiée ?
— Par ses tatouages.
Fitoussi, qui craignait et détestait à la fois Morvan, joua des sourcils :
— Tu la connaissais d’où ?
Le préfet chaussa ses lunettes noires. Rien à voir avec les Ray-Ban du divisionnaire, des Emporio Armani qui lui rappelaient Bréhat et ses virées solitaires en voilier. Il se dit pourtant qu’en cet instant, ils ressemblaient tous les deux aux Blues Brothers.
— Je l’ai sortie du merdier pendant sa conditionnelle. Je lui ai trouvé un logement et un boulot à la préfecture.
— Je vois.
— Tu vois rien du tout et je te conseille de te tenir à l’écart de ce coup.
Fitoussi rougit comme s’il venait de se prendre une gifle.
— Qu’est-ce que c’est que ce ton ? fit-il en retirant ses lunettes d’un geste ulcéré.
— Celui qui convient à la situation. T’as pas compris ce qui se passe ?
— On a un cadavre sur les bras, on…
— Non. On a un tueur en série comme Paris n’en a encore jamais connu. Un salopard qui va aligner les victimes comme des bières sur ta table basse un soir de match.
— Qu’est-ce qui te fait croire un truc pareil ?
Morvan lança un regard aux hommes qui fermaient la housse mortuaire.
— J’ai connu une affaire similaire.
— Quand ? Où ?
— Laisse tomber.
— Je vais saisir Erwan pour l’enquête préliminaire. C’est déjà ok avec le proc.
— Pas question.
Fitoussi fit un pas vers lui. Grégoire avait beau avoir le bras long, il n’était pas sur son territoire. Un divisionnaire décide des assignations dans sa brigade.
— Le 36, c’est chez moi, Morvan. Tu l’as déjà expédié je ne sais où sans mon autorisation. La fête est finie. Retour maison. Ton fils va nous régler ça aux petits oignons. (Il lui fit un clin d’œil.) Surtout si tu lui files quelques tuyaux.
— C’est pas une bonne idée, grogna-t-il. C’est…
Son portable vibra dans sa poche. Il l’extirpa et regarda le nom du correspondant. Quand on parle du loup… Il avait envoyé un message d’urgence à Erwan, lui donnant rendez-vous sur place. Le SMS disait simplement : « Je suis là. »
Levant les yeux, il l’aperçut qui jouait des coudes parmi les plantons.
Chez les flics, c’est comme dans les médias. On croit tenir un scoop et on est coiffé au poteau par un autre, plus frais, plus fort. Erwan revenait avec sa révélation stupéfiante : l’Homme-Clou était de retour ! Mais « son » cadavre datait déjà de cinq jours et Morvan l’attendait quai des Grands-Augustins avec une confirmation spectaculaire : une nouvelle victime.
En accédant à la berge, Erwan avait posé quelques questions aux flics qu’il connaissait. Le peu qu’il en avait tiré l’avait sidéré. Il avait à peine intégré la situation que son père se dressait devant lui. Les paroles de retrouvailles furent réduites au minimum — c’est-à-dire à rien. Morvan ne fit même aucun commentaire sur l’état de son visage.
— Suis-moi, ordonna-t-il.
— Je veux voir le corps.
— Il est déjà emballé. Tu le verras à l’IML.
Ils dépassèrent l’attroupement et s’engagèrent en direction du pont Saint-Michel puis continuèrent vers Notre-Dame. Le quai était désert, des flics en interdisaient l’accès. En revanche, au-dessus d’eux, les badauds s’agglutinaient pour tenter de voir ce qui se passait. Leurs voix formaient une rumeur lointaine, chargée d’inquiétude.
Erwan résuma les nouvelles du jour — la reconstitution du corps et sa position de momie, les débris identifiés comme des clous. Cette fois, il parla aussi de la mèche de cheveux et des débris d’ongle. Son père lui confirma que d’après ce qu’il avait pu voir, les mutilations de la nouvelle victime correspondaient au mode opératoire du tueur zaïrois. Mais il ajouta aussitôt :
— Ça peut pas être lui.
— Pourquoi ?
— Parce que Thierry Pharabot est mort y a trois ans dans un centre spécialisé, une unité pour malades difficiles. L’institut Charcot.
Bizarrement, ce nom disait quelque chose à Erwan.
— C’est où ?
— En Bretagne.
— Où exactement ?
— Dans le Finistère. À quarante bornes de Kaerverec.
— Et c’est maintenant que tu le dis ?
— Déconne pas. Je te dis que Pharabot est mort et incinéré.
Erwan se souvint : Verny avait fait le tour des prisons et des asiles psychiatriques de la région, l’institut Charcot était sur sa liste — rien à signaler.
— Il a pu influencer un compagnon de cellule, imagina-t-il à chaud. Un gars qui est sorti depuis et…
— Non. Il était placé en isolement. J’ai toujours gardé un œil sur lui.
— Wissa Sawiris a été tué à quelques kilomètres, ça ne peut être un hasard !
— Ça serait trop simple.
Erwan balança un regard furieux à son père qui marchait en observant, de l’autre côté du fleuve, les grappes de lierre du square Jean-XXIII qui s’alanguissaient le long des contreforts de l’île de la Cité.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Si quelqu’un imite aujourd’hui l’Homme-Clou, ce n’est pas par folie meurtrière. Du moins pas seulement. Ces meurtres entrent dans le cadre d’un complot plus vaste.
— Putain, arrête avec tes conspirations !
Morvan s’immobilisa. Il ne cessait de tripoter les branches de ses lunettes noires, un geste de nervosité qui ne lui ressemblait pas.
— Je dois te dire d’abord quelque chose, mon grand.
Erwan redoutait le pire : son père ne l’avait pas appelé ainsi depuis vingt-cinq ans.
— La bague que t’as trouvée à Sirling est la mienne.
Il avait oublié ce détail et voilà que l’indice ressurgissait avec force.
— Enfin, nuança Grégoire, je suppose que c’est la mienne. Je l’ai perdue y a trois semaines.
— Tu l’as perdue ou on te l’a volée ?
— J’en sais rien. Mais si on me l’a piquée, c’était pour la poser à côté du cadavre.
— Pour t’impliquer ?
— Y a pas d’autre explication.
— Donc un type surgi de nulle part imite l’Homme-Clou, un tueur que tu as arrêté il y a quarante ans, et essaie de te faire porter le chapeau. C’est ça ton idée ?
— D’autres faits sont survenus. Des embrouilles qui me touchent à chaque fois, directement ou indirectement.
— Comme ?
Reprenant sa marche sur les pavés, Morvan se lança dans une explication confuse à propos d’un soupçon d’OPA visant le groupe minier dans lequel il possédait des parts. Erwan décrocha — dès qu’on lui parlait finance, ses facultés d’analyse se fermaient.
— Cette OPA existe ou non ? demanda-t-il pour couper court.
— Je ne sais pas encore mais dans le milieu de la Bourse, les rumeurs suffisent pour foutre le bordel.
— En quoi ce buzz pourrait t’atteindre ?
— Trop long à t’expliquer. Y a aussi les menaces reçues par ton frère.
Le Vieux se mit à lui raconter une histoire improbable de langue de bœuf arrivée par la poste. Erwan n’avait laissé sa famille que deux jours et voilà le résultat.
— J’ai d’abord cru que c’étaient des réfugiés de la RDC qui nous mettaient la pression mais ça n’a pas l’air d’être eux, poursuivit le Centaure.
— Qui donc alors ?
— Je vais le savoir bientôt.
Ce n’étaient plus des soupçons, c’était l’auberge espagnole. Il n’y avait aucune raison de fourrer toutes ces galères dans le même sac. Erwan reconnaissait plutôt le délire de persécution de son père qui aimait citer la phrase célèbre d’Andrew Grove, le P-DG d’Intel : « Seuls les paranoïaques survivent. »
Ils croisaient des péniches amarrées qui semblaient elles aussi verrouillées. Un des chalands faisait restaurant mais avait remballé menu, chaises et clients. Des Zodiac surpuissants de la Brigade fluviale sillonnaient les eaux vertes de la Seine. C’était la plus longue scène de crime de l’histoire de la BC.
Sous le pont au Double, le quai s’amenuisait. L’ombre les enveloppa. Erwan frissonna. L’odeur de moisi altéra sa respiration tandis que le froid lui couvrait les épaules.
— Qui pourrait t’en vouloir à ce point ?
Il avait posé la question sur un ton ironique.
— Le casting est large, fit Morvan sans sourire (sa voix grave résonnait sous la voûte). Inutile de chercher des noms pour l’instant. L’urgence, c’est de retrouver Gaëlle.
Erwan fut surpris par cet enchaînement inattendu puis il comprit où le Vieux voulait en venir :
— Tu crois que sa disparition est liée à tout ça ?
— J’en sais rien. Retrouve-la.
Il refusait de s’angoisser au sujet de sa sœur. Trop souvent il avait couru Paris, sirène hurlante, le cœur dans la gorge, pour simplement la cueillir à moitié bourrée, dans une after avec des « gens bien placés ».
Surtout, il n’avait pas encore son compte d’infos sur l’Homme-Clou.
— Revenons aux meurtres, fit-il d’un ton de juge d’instruction. À ton avis, le tueur respecte exactement le rituel de Pharabot ?
— Trop tôt pour le dire. Le cadavre de ton pilote est en capilotade. Il faut attendre l’autopsie de la petite. Pour l’instant, l’utilisation des clous, le crâne rasé, l’ablation des organes correspondent. Seul le viol anal ne colle pas.
— Le Belge ne violait pas ses victimes ?
— Pas question de ça. Je t’ai raconté l’histoire. C’était un nganga, un guérisseur. Ses meurtres avaient une valeur sacrée.
— Qui est au courant de cette affaire ?
— Personne, justement.
— À part tous ceux qui ont participé au procès, je suppose.
— C’était à Lubumbashi, au Katanga, et ça remonte à plus de trente ans.
Ils retournèrent à la lumière. Tout en marchant, Erwan réfléchissait à la meilleure question à poser. Il en avait tant que c’était comme tirer des noms d’un chapeau.
— Et les victimes ? se décida-t-il. Elles n’ont aucun lien avec toi ?
Morvan se frotta le visage. Il avait la peau si sèche qu’il pelait régulièrement. Enfant, Erwan était fasciné par ces lambeaux que son père décollait avec lenteur, en regardant la télévision, à la manière d’un serpent qui se débarrasse de ses écailles.
— Le pilote, jamais entendu parler. La fille des quais, je la connaissais.
— Tu me l’as déjà dit : une nana des cartes grises et…
— Je la connaissais mieux que ça.
— Tu veux dire… ?
— Non. Je mange pas de ce pain-là.
Tu m’étonnes. Son père lui avait toujours fait l’effet d’un titan asexué. À se demander comment il avait réussi à procréer.
— Une gamine qui sortait de taule. Je l’ai aidée dans le cadre d’un programme. Je la soutenais, je la conseillais… Je… enfin, j’étais très attaché à elle.
Avec un soupçon de perversité, Erwan contempla ce spectacle inhabituel : le Vieux rougissant en évoquant des sentiments intimes.
— On l’aurait tuée pour t’impliquer ?
— Ou simplement me faire du mal.
Ils avançaient toujours sur les pavés argentés. Le périmètre sécurisé s’achevait. Les touristes ici n’étaient pas encore au courant de la sinistre trouvaille. L’insouciance planait comme une vapeur mordorée au-dessus de la foule. Retour au fleuve souverain, aux berges ensoleillées et aux glaces Berthillon.
Erwan choisit une nouvelle question au hasard :
— Pourquoi l’Homme-Clou prélevait-il des organes ?
— Je te l’ai dit, il luttait contre les sorciers. Il se croyait lui-même menacé par un tas de sortilèges. Il s’est mis à transformer ces femmes en minkondi. D’ordinaire, les statuettes sont taillées dans du bois. Chacune d’elles abrite un esprit, une charge magique. Quand on veut l’activer, on y plante un clou ou un tesson.
— C’est ce que faisait Pharabot ?
— À une cadence délirante. En une nuit, il activait son fétiche humain avec des centaines de clous pour élever ainsi une barrière invisible entre lui et ses ennemis.
— Ça me dit pas pourquoi il prélevait des organes.
— Il pensait que ça facilitait la libération des énergies à l’intérieur du corps. Si le nouveau tueur suit à la lettre le rituel de Pharabot, il a dû aussi faire boire à ses victimes une mixture pour les faire vomir. Avant le sacrifice, l’organisme doit être… détoxifié. Tout ça est assez difficile à comprendre. Surtout à sept mille kilomètres du Congo.
— Il plaçait aussi des échantillons de sa prochaine victime dans l’abdomen du cadavre ?
— Toujours. Une sorte de jeu de piste. Il s’amusait avec nous, tu comprends ? Je parierais ma chemise que le cadavre d’Anne contient aussi des cheveux et des ongles étrangers. Le cycle a commencé. Il ne cessera qu’avec l’arrestation du cinglé.
Erwan frissonna encore. Une autre question :
— Di Greco était avec toi au Zaïre. Y a-t-il une chance pour qu’il se soit pris pour l’Homme-Clou quarante ans plus tard ?
— Aucune. Il était givré mais pas à ce point-là. D’ailleurs, on peut estimer qu’il était déjà mort quand Anne s’est fait tuer.
Un point pour le bon sens paternel.
— Et le mot « Lontano » ?
— L’explication la plus simple est qu’il avait compris ce qui se passait. Il a voulu nous prévenir, toi et moi.
Aussi étrange que cela puisse paraître, Erwan n’avait jamais entendu ces trois syllabes avant le message de di Greco. La ville où l’Homme-Clou avait sévi était une sorte de lieu mythique, sans nom ni localisation.
Cette idée en appela une autre :
— Tu m’as toujours dit que j’étais né à Kisangani. C’est ce qui est inscrit sur mon passeport.
— C’est une décision qu’on a prise avec ta mère. Lontano, c’était un mauvais souvenir pour tout le monde.
Ils parvenaient à un nouvel escalier. Sur leur gauche, l’île Saint-Louis se découpait comme un gigantesque paquebot, étrave en avant. Peupliers et platanes jouaient le rôle des passagers.
— Rentrons. Fitoussi te saisit de l’enquête.
— Quoi ?
— C’est dans l’ordre des choses. T’as travaillé sur le premier meurtre.
— Personne ne sait que les deux affaires sont liées.
— Ça va pas tarder et c’est pas la question. T’es le meilleur pour ce coup. T’as toujours été le plus doué pour retrouver la bite du curé dans le cul du bedeau.
— Très élégant.
— Si tu voulais boire le thé à cinq heures, fallait faire diplomate. Un conseil : oublie toutes ces vieilles histoires pour l’instant. Concentre-toi sur les éléments concrets. Cherche des témoins, des indices tangibles. Il faut piger comment on a pu placer un cadavre à cet endroit sans se faire remarquer. (Morvan empoigna la rampe de pierre et se retourna.) Mais avant tout, retrouve ta sœur !
— J’ai tes renseignements.
La voix d’Arnaud Condamine : le broker avait donc pris au sérieux ses soupçons.
— Il semblerait qu’un mouvement se prépare.
— Une OPA ?
— Pas nécessairement mais des positions changent. Des traders ont acheté des paquets de Coltano, d’où la hausse actuelle.
— Combien ?
— On m’a parlé de plusieurs dizaines de milliers.
L’ampleur des acquisitions traduisait une vraie volonté de modifier le paysage au sein de l’entreprise. Sans doute même d’en prendre le contrôle.
— Qui achète ?
— Je peux pas te donner de noms. Mon tuyau vaut déjà beaucoup.
Loïc fit comme s’il n’avait pas entendu :
— Qui donne les ordres ?
Condamine à son tour éluda la question — un vrai dialogue de sourds :
— Tu m’as demandé de me renseigner, voilà le topo. Je compte sur toi pour me renvoyer l’ascenseur. Quand tu sauras ce qui se passe chez toi, donne-moi une longueur d’avance.
Le financier raccrocha. Loïc garda un moment le combiné à l’oreille, sans réagir. Il considéra son bureau en demi-cercle : sa « cabine de pilotage ». À cet instant, il avait l’impression d’être dans celle du Titanic — l’iceberg était en vue et il était déjà trop tard pour dévier le cap…
D’où venait la menace ? Pour l’heure, personne n’était sorti du bois mais on visait une prise de contrôle forte — les 30 % de minorité de blocage par exemple. Une domination qui permettrait aux acquéreurs de dégager ceux qui ne leur plaisaient pas — à commencer par Grégoire Morvan.
Loïc repensait aux paroles du Vieux et à sa parano légendaire. Pour une fois, peut-être avait-il raison. On était en train de tuer le père, de virer le fondateur historique de Coltano.
Mais à qui pouvait profiter ce grand ménage ?
En tête de liste, les Africains eux-mêmes. Les membres de la cour personnelle du président Kabila et actionnaires majoritaires de Coltano, en charge du bon fonctionnement de l’extraction minière, cette gigantesque pompe à fric qui ne bénéficiait qu’à quelques-uns. Avaient-ils intérêt à dégager Morvan ? En termes économiques et logistiques, non. Mais comme disait souvent son père, « l’Africain est versatile ».
Il y avait aussi Heemecht, le groupe luxembourgeois qui possédait 18 % des actions dont Loïc n’avait jamais réussi à identifier les actionnaires ni leurs intentions. Sans compter les autres candidats. Les prédateurs extérieurs qui s’intéressaient à l’Afrique et ses matières premières, Chinois en tête, qui raflaient là-bas tout ce qu’ils pouvaient. Ou les Américains dont l’activité technologique impliquait une forte consommation de coltan, ou encore d’autres pays européens, ou même la Corée ou le Japon…
Mais quels que soient les acheteurs, il fallait qu’il y ait eu un déclic, provoqué par un élément nouveau. Une fuite à propos des futurs gisements ? Personne, hormis son père et lui — ainsi que les géologues qui avaient travaillé sur le terrain —, n’était au courant des résultats mirifiques des prospections. Sans doute Nseko était-il aussi dans le secret : avait-il parlé avant de mourir ? Morvan était sûr que non. Quant aux rumeurs sur place, elles étaient peu crédibles : même si son père avait déjà dû démarrer l’exploitation clandestine des filons, tout se passait au fond de la brousse, dans une zone de conflits où personne ne voulait foutre les pieds.
À titre de sonde, Loïc envoya un mail, le plus insignifiant possible, aux trois experts qui avaient mené les prospections. Il ne les connaissait pas directement mais son père lui avait assuré qu’ils étaient de confiance. Leurs rapports avaient-ils été piratés ? Impossible : le Vieux se méfiait au point d’interdire la moindre communication satellite, le moindre support informatique. Les géologues avaient dû rédiger leur bilan à la main. Loïc en avait une version dans le coffre de son appartement.
Revenons aux acheteurs. Le terrain où il était le plus à son aise. Il établit une liste de plusieurs brokers qui avaient le profil pour organiser une telle opération et en retint cinq sérieux. Il ajouta aussi quelques traders qui avaient les épaules pour acheter à ce niveau. Pas question de leur téléphoner. Il fallait les rencontrer, les faire parler, que tout ça ait l’air spontané. 16 h 30. Autant s’y mettre tout de suite.
Il pouvait choper les gars dans leurs agences de courtage ou dans les bars qu’ils affectionnaient après le boulot, avant d’essayer les restos chics et les boîtes à la mode où ils claquaient leurs bonus. Il avait la soirée et la nuit pour recueillir des infos.
Une ligne pour la route et vamos. Aucun effet. On réglerait ça plus tard.
Dans le parking, il brandit sa télécommande et déverrouilla son Aston Martin. Il en éprouva un frisson dont personne ne pouvait comprendre l’exacte nature. Il ne jouissait pas de posséder cette voiture, il savourait au contraire la vanité. Il achetait les biens les plus précieux uniquement pour en désamorcer le désir, en tuer l’illusion. Il jouait avec le samsara en attendant de s’en extraire…
Il démarra et décida de commencer par une des plus grandes agences de Paris, rue de la Paix. En route, une autre galère lui revint à l’esprit. Sofia, qui avait marqué un point décisif dans leur guerre pour la garde des enfants. À l’idée de ne plus les voir qu’un week-end sur deux, il sentit craquer quelque chose en lui, avec la dureté d’un os qu’on brise.
Une fois dans le parking de la place Vendôme, il estima qu’une nouvelle ligne lui ferait du bien. À l’abri du troisième sous-sol, entre deux bagnoles, il sniffa avec optimisme. Toujours rien. Cette putain de came ne lui procurait plus la moindre sensation. Peut-être un pas vers le détachement absolu ? La libération dont rêvent tous les bouddhistes ? Il était simplement en train de confondre le nirvana avec la léthargie d’un looser suicidaire.
Dans l’ascenseur, un autre souvenir l’électrisa : la langue de bœuf dans son papier journal. Les Africains reviendraient-ils à la charge ? Son père lui avait promis des nouvelles dans la journée. Il se dit que si son frère avait reçu la même menace, il l’aurait oubliée en quelques heures. Lui ne pensait qu’à ça. Il sourit en se regardant dans le miroir de la cabine, livide et secoué de tics. Il pouvait toujours compter sur la trouille pour se sentir vivant.
Il se retrouva à l’air libre, place Vendôme, et se concocta une petite prescription personnelle. Si la coke ne lui faisait plus d’effet, il se remettrait à l’héroïne. Si le brown ne donnait rien, il… Arrête tes conneries.
Il franchit le seuil de l’agence en sentant la sueur lui plaquer sa chemise sur le dos. Concentration, Loïc, concentration…
17 heures. Erwan retrouva avec plaisir son étage Quai des Orfèvres. Son vrai domicile, c’était ici. Après la grande scène du deux avec son père, il était passé chez lui prendre une douche rapide. Nouvelles fringues, idées plus claires — il avait déjà intégré le fait qu’il n’allait ni souffler ni se reposer avant longtemps.
Première étape : passage obligé chez Fitoussi. D’ordinaire, le taulier suivait de loin les enquêtes mais cette fois, la violence du meurtre d’Anne Simoni et sa mise en scène provocante faisaient de l’affaire une priorité. Ce n’était pas tous les jours qu’on découvrait un cadavre sous ses fenêtres. Fitoussi était tellement à cran qu’il ne parut même pas remarquer les blessures d’Erwan.
Ce dernier subit le discours creux et attendu du divisionnaire — urgence, discrétion, résultats, médias… — en hochant la tête et en regardant sa montre. Il ne chercha même pas à évoquer les liens présumés entre l’affaire des Grands-Augustins et celle de Kaerverec. À lui de faire bouillir sa marmite.
Fitoussi conclut sur son père : le Vieux lui avait signalé les similitudes avec l’histoire de l’Homme-Clou. Erwan se demanda si le commissaire n’espérait pas que Grégoire le piloterait en sous-main. Non. À l’heure actuelle, il était un meilleur enquêteur criminel que son père, ranci par le pouvoir et les magouilles occultes. Et on n’attrapait pas les criminels avec des souvenirs de quarante ans.
Cinq minutes plus tard, Erwan était dans la salle de réunion de la BC où il avait convoqué son groupe. Ils étaient tous là et déjà au courant. Avant d’attaquer, il prit quelques secondes pour les observer — hormis Kripo, il ne les avait pas vus depuis la mi-août.
Sans parler de « dream team », son équipe était la plus efficace de l’étage — l’année précédente, ils avaient atteint un taux d’élucidation de 92 %, un record au 36. Erwan avait parfois l’esprit puéril : il comparait ses gars aux compagnons de Robin des Bois.
Dans le rôle de Petit Jean, le costaud joueur de bâton, Kevin Morley, le troisième de groupe. Un mètre quatre-vingt-dix pour cent dix kilos. Un collier de barbe et une frange courte dessinaient autour de son visage une cagoule très Moyen Âge. En guise de bâton, Morley jouait du tonfa comme personne. Il avait fait ses armes dans les cités du 92 et sa dextérité avec son BPPL (bâton de police à poignée latérale) était devenue légendaire. À cette époque, tout le monde l’appelait Casse-tête mais ce surnom était tombé en désuétude quand il avait réussi son examen d’entrée à la PJ. Aujourd’hui, il était (presque) devenu un intellectuel. Il portait un costume noir, prenait des notes sur un carnet minuscule et ouvrait des yeux perplexes à chaque découverte. Malgré ça, personne n’avait oublié son passé de cogneur et il avait hérité à la BC d’un nouveau surnom : Tonfa.
Will l’Écarlate, le chien fou, c’était Nicolas Favini, quatrième de groupe. Un Marseillais de vingt-neuf ans qui avait intégré la Brigade criminelle grâce à des états de service exceptionnels. Un physique de petit frimeur gominé, tout droit sorti des calanques, portant des costumes satinés et des chaînes en or. Les autres, jaloux de ses conquêtes féminines, l’appelaient la Sardine, fine allusion à son côté huileux et ses origines méditerranéennes.
Dans le rôle d’Allan-a-Dale, le ménestrel de la bande, aucune hésitation : Kripo, le Joueur de luth, qu’Erwan avait retrouvé sur la berge des Grands-Augustins. L’éternel lieutenant affichait son flegme habituel et avait déjà promis de rédiger une synthèse de l’enquête bretonne à destination des autres collègues.
Quant à Marianne, la fiancée de Robin, pas le choix : Audrey, la cinquième de groupe, la seule femme de l’équipe. La trentaine, elle arborait un look grunge : baskets hors d’âge, jean élimé, veste de treillis kaki informe, gibecière en bandoulière — d’où on s’attendait à ce qu’elle sorte un lapin tué en forêt le matin même. Elle avait des traits fins mais effacés, des cheveux blonds si ternes qu’ils semblaient gris, un sourire mutin qui aurait pu être charmeur s’il n’avait été perdu dans une froideur de cadavre. Audrey Wienawski était, comme on dit, d’« extraction modeste » — fille de mineurs, née quelque part dans le Nord ou peut-être même plus haut, Pologne ou Pays baltes. Elle avait mené des études sommaires puis avait eu une période punk à chien, dormant dehors et refusant toute structure. Finalement, on ne sait comment, elle était devenue flic. Quand elle menait l’enquête, Audrey se révélait aussi dure et pugnace qu’un trépan de forage, tournant, vrillant, creusant jusqu’à briser l’imbrisable. Bien que macho à tendance misogyne, Erwan devait l’admettre, elle était son meilleur élément.
Sa revue de troupe n’avait duré que quelques secondes et il se rendit compte qu’ils attendaient ses consignes, assis autour de la table, café en main. Il les connaissait mal et n’avait jamais cherché à devenir leur ami, mais il partageait avec eux quelque chose de beaucoup plus précieux que l’amitié : le boulot. Ces flics n’avaient pas choisi la police par devoir civique ni peur du chômage. Ils ne gagnaient pas un rond et leur avenir se résumait à quelques grades à obtenir jusqu’à la retraite. Ils étaient là pour la prime d’adrénaline. Éprouver le terrible frisson du gouffre, des ténèbres, du Mal.
Malgré son humeur — échec de Kaerverec, nouveau cadavre, révélations obscures de son père —, il attaqua son briefing, comme d’habitude, par la même blague éculée :
— Des questions ?
Les premières constates du capitaine Sergent étaient arrivées (Fitoussi lui avait demandé d’intégrer la bleusaille dans son équipe mais pour l’instant, Erwan n’était pas chaud : un débutant dans un tel merdier ne pouvait que les ralentir). Après avoir rappelé les faits essentiels du rapport et les éléments qui venaient de tomber — l’identité de la victime avait été confirmée par ses empreintes digitales —, Erwan commença par évacuer une partie du boulot :
— Pour ce qui concerne la Seine, on délègue à la Brigade fluviale de Paris. Ils verront avec la capitainerie si une embarcation suspecte a été signalée cette nuit ou ce matin.
Plus question de se colleter des histoires de barques ou de Zodiac, comme à Kaerverec, mais il en avait la quasi-certitude : si le même homme avait fait le voyage à Sirling et déposé le corps quai des Grands-Augustins, alors c’était un marin, et même un excellent navigateur, aussi à l’aise en mer que sur un fleuve.
— Je vais leur demander de réfléchir à ce prodige qui consiste à amarrer un bateau en toute discrétion puis à hisser un corps dans une baie d’aération située à plus de trois mètres de hauteur, juste en face du quai des Orfèvres.
— Il a peut-être procédé à l’inverse, remarqua Audrey, bloc sur les genoux.
— C’est-à-dire ?
— Il a pu arriver par le haut du quai, côté bouquinistes, et descendre le cadavre par un système de cordée. Après tout, les gardiens du 36, en face, n’ont remarqué aucune embarcation.
Erwan éprouva un sentiment mitigé : irritation de ne pas avoir eu l’idée lui-même, admiration face à cette femme insignifiante qui était toujours la plus réactive.
— Impossible, fit-il en toute mauvaise foi. Trop de trafic : un conducteur l’aurait repéré.
— À quatre heures du matin ? Avec une camionnette et du bon matos ?
— Ou un déguisement de mec de la voirie ? (Erwan avait lancé sa vanne par provocation mais à ce stade, tout était possible.) Si tu sens cette piste, je te charge du porte-à-porte côté quai.
Audrey gribouilla quelques lignes.
— Tonfa, tu files à l’IML pour assister à l’autopsie. Qui est le légiste ?
Le géant feuilleta son carnet :
— Yves Riboise.
— Riboise, parfait. Demande-lui si notre client possède des connaissances chirurgicales. Il se pourrait qu’il ait embarqué des organes.
Les flics se regardèrent : personne n’avait entendu parler de ça. Erwan devait les affranchir au plus vite à propos de l’Homme-Clou et du meurtre de Kaerverec, mais il préférait pour l’instant s’en tenir au conseil de son père : se concentrer sur Anne Simoni, creuser les éléments matériels, laisser de côté les fantômes ainsi que le fiasco breton.
— Je veux un rapport détaillé sur les techniques utilisées.
Comparée au puzzle du corps de Wissa, la dépouille d’Anne Simoni offrait un solide support de travail. Avec un pincement à l’estomac, Erwan se rendit compte que ce fait lui procurait une satisfaction trouble.
— Demande aussi au toubib de vérifier si la cage thoracique ne contient pas des corps étrangers.
— Du genre ?
— Des ongles, des cheveux qui pourraient être ceux d’une victime à venir.
Nouveaux regards dans l’assistance. Impossible de retenir plus longtemps les informations bretonnes. Sans compter ses marques au visage qui nourrissaient le suspense depuis son arrivée. En quelques mots, il résuma son enquête dans le Finistère, glissa sur la bagarre et dressa un inventaire des sévices que le tueur faisait subir, a priori, à ses proies.
Kripo se risqua à demander :
— Qu’est-ce que tu espères si on découvre de nouveaux échantillons ?
— Que l’ADN soit fiché dans nos services, pour une raison ou une autre. Dans ce cas on pourra au mieux éviter le prochain meurtre, au pire rechercher le corps.
Lourd silence. Personne dans la salle ne souhaitait jouer à un tel cadavre exquis. Erwan enchaîna sur le modèle du tueur actuel : l’Homme-Clou du Zaïre. Nouveau discours, bref et concis.
— L’Homme-Clou, répéta la Sardine, c’est pas le gars que ton père a arrêté dans les années 70 ?
— Exactement.
— On aurait affaire à un copycat ? reprit Tonfa.
Erwan soupira — il détestait ces mots sortis des fictions télévisées, de préférence américaines.
— Ne partons sur aucune idée préconçue. Concentrons-nous sur les meurtres d’aujourd’hui. Ensuite seulement on les comparera avec le modèle.
Cette idée lui rappela le nouveau détail que lui avait révélé son père : jadis, le meurtrier « purifiait » ses victimes en les faisant vomir.
— Tonfa, demande aussi une anapath et des tests toxico. Je veux la totale.
— Il va me falloir les réquises.
— Tu les auras. Kripo, tu t’en occupes.
L’Alsacien acquiesça mais Erwan remarqua qu’il tirait la gueule sans doute vexé d’apprendre ces faits en même temps que les autres. En tant que procédurier et complice de la K76, il estimait avoir droit à la primeur de ces infos.
— Je file tout de suite, dit Tonfa en se levant.
— Attends. Tu iras voir ensuite nos amis de l’IJ. Clous, morceaux de verre, bouts de métal, tout doit être analysé. Ces trucs viennent bien de quelque part. Par ailleurs, demande-leur des prélèvements ADN sur les clous en priorité.
— Quel intérêt ? demanda la Sardine.
— Notre client les suce avant de les planter dans ses victimes.
Nouveau silence. Tous semblaient partager le même sentiment ambigu : affaire de leur vie ou cauchemar à rallonge ?
— Nico, reprit Erwan, est-ce que tu connaissais Anne Simoni ?
— Pourquoi je la connaîtrais ?
— Elle bossait à deux pas d’ici, aux cartes grises. C’est un de tes terrains de chasse, non ?
L’intéressé considéra les photos remontées des archives.
— Non, fit-il, pas mon style.
— Parce que t’as un style, maintenant ? demanda Audrey.
Ricanements dans la salle. Erwan frappa sur la table. Il détestait qu’on manque de respect aux morts — aux mortes en particulier. Par ailleurs, il haïssait les dragueurs ainsi que les vannes de cul, dont l’existence même, pensait-il, constituait une insulte à la gent féminine.
— Tu connais des filles là-bas ?
— Ça s’peut, murmura l’autre avec un sourire suffisant.
Erwan avait envie de claquer le Marseillais.
— Tu les retrouves et tu leur tires les vers du nez. Je veux un portrait détaillé d’Anne Simoni. Personnalité. Habitudes. Humeur des derniers jours. Elle avait des antécédents mais s’était racheté une conduite.
— Quel genre, les antécédents ? demanda Audrey.
— Sept ans à Fleury pour agression à main armée. Libérée au bout de trois. Depuis, elle n’avait plus de problèmes avec la justice.
La fliquette insista :
— On peut devenir fonctionnaire avec un casier ?
— Elle avait des appuis.
— Quels appuis ?
Erwan éluda la question et s’adressa à Favini :
— Tu me retrouves son dossier et tu vérifies ses anciens complices. Elle avait sans doute coupé les ponts avec eux mais on sait jamais. Renseigne-toi aussi sur ses nouveaux amis, sa famille, la came habituelle.
— Tu penses à quoi au juste ?
— Notre tueur peut émerger de cette galerie. Il peut aussi l’avoir rencontrée dans les endroits qu’elle fréquentait. Vérifie.
Le kakou notait tout sur un carnet en moleskine à bandeau élastique — soi-disant le modèle d’Hemingway, de Picasso, de Bruce Chatwin. Favini aimait les marques, les références.
Pendant ce temps Erwan ruminait les questions d’Audrey. Ils allaient rapidement croiser la route de son père. Personne ne voudrait croire qu’il ne couchait pas avec la victime. Au Vieux de se démerder. Il se demanda soudain si Kripo avait rédigé un PV à propos de la chevalière de Sirling.
— Dernière chose, conclut-il à l’attention du Marseillais, t’organises une perquise chez la petite pour demain matin.
— Ok.
— Mais tu vas y jeter un œil, ce soir, en douce.
— Pas très réglo.
— Depuis quand la police suit les règles ? On a pas une minute à perdre. (Il se tourna vers l’Alsacien.) Kripo, tu t’occupes des fadettes, de l’ordi, la gamme complète. Récupère aussi les bandes vidéo. Selon les premiers témoignages, elle a quitté son bureau hier soir, à 18 heures. Elle n’est jamais arrivée chez elle, rue d’Avron, dans le 20e. Soit elle avait rendez-vous avec notre client, soit il l’a abordée et l’a persuadée de le suivre, soit il l’a arrachée d’une manière ou d’une autre. Tu la suis à la trace, sur les quais, dans le métro, avec les caméras.
Kripo hocha la tête avec scepticisme.
— Fouille aussi dans nos fichiers, on sait jamais.
— Je cherche quoi ?
— À ton avis ? « Clou », « miroir », « ablation d’organes », comme premiers mots-clés, ça sera un bon début. Le gars s’est peut-être déjà fait la main avant de sortir le grand jeu. Dernière chose, tu contactes le parquet et tu te démerdes avec eux. Pendant une semaine, je veux avoir les mains libres et aucun juge dans les pattes.
Le Troubadour acquiesça en se levant.
— Sur un coup pareil, intervint la Sardine, on va faire appel à un profileur ?
Depuis une dizaine d’années, le fort de Rosny, le QG des gendarmes, possédait un département de sciences du comportement réunissant une poignée de profileurs, en majorité des femmes. Erwan n’était pas contre mais pour l’instant, pas question d’agrandir l’équipe. Dans la police, plus on est de fous, moins on rit.
— On va se débrouiller seuls, dit-il sobrement.
Le profileur, c’est moi. Le profileur, c’est mon père. Le profileur, c’est l’Afrique…
— Au boulot ! conclut-il en frappant dans ses mains, très chef de chantier. Le point ce soir à 20 heures.
Les flics se dirigèrent vers la porte sans oser lui demander ce qu’il allait faire, lui.
Erwan fonça place Beauvau où son père lui avait laissé le dossier de recherche sur Gaëlle. Tout était consigné dans un ordinateur mais aussi sur des bouts de papier, que la DCRI affectionnait encore. Impossible d’effacer une mémoire informatique mais on pouvait toujours brûler ou avaler un blanc — au sens littéral du terme : salive et mastication.
En vitesse, il consulta les rapports. Les gars avaient travaillé comme des cochons. Après avoir étudié ses fadettes — Gaëlle n’avait plus utilisé son portable ni sa carte bleue depuis sa disparition —, ils s’étaient focalisés sur son entourage — amis, relations, compagnons de galère… En vain. Ils avaient aussi fouillé son appartement et constaté que la fugitive avait emporté portable et agenda — et sans doute du cash.
Mais il y avait un moyen tout simple de connaître ses projets et ses castings : appeler son agent, Barbara Soaz, patronne de Cinénova, rue Saint-Ambroise, dans le 11e arrondissement. Or personne ne l’avait contactée.
19 heures. Encore une chance de trouver quelqu’un là-bas, mais mieux valait y aller en personne. Sirène hurlante, Erwan reprit les quais. En route, il récapitula le programme de sa propre enquête une fois sa sœur retrouvée. L’Homme-Clou, l’Afrique, son père : il n’avait pas l’intention d’éluder ces pistes, il se les réservait.
D’abord, vérifier que Thierry Pharabot était vraiment mort. Ensuite, se plonger dans son histoire, par l’intermédiaire du Padre mais aussi des minutes du procès qu’il devait se procurer. Quand les fantômes inspirent le présent, ils deviennent des pièces à conviction.
Les paroles du Vieux ne cessaient de tourner dans sa tête. Des aveux à la Morvan : indéchiffrables. Une fois, un gradé de la police lui avait confié : « Ton père ment tellement qu’on ne peut même pas croire le contraire de ce qu’il dit. » Erwan était d’accord : la barbouze était passée maître dans l’art de mélanger le vrai et le faux.
Il atteignit la rue Saint-Ambroise en moins de vingt minutes. Les bureaux de Cinénova faisaient face à l’église du même nom, près du Bataclan. Il se gara sur un passage piétons, rabattit son pare-soleil marqué « Police » et inspecta son visage dans le rétro. Sa lèvre avait déjà désenflé et les ecchymoses s’effaçaient. Il arracha ses pansements : ça pouvait passer.
Clé universelle. Interphone. Troisième étage. « Sonnez puis entrez ». Malgré l’heure, ambiance de ruche dans la petite agence artistique. Une apprentie comédienne photocopiait un scénario, une autre, en larmes, expliquait à un assistant distrait qu’elle avait été supplantée par une « salope qui couchait ». Une autre encore restait immobile, les yeux fixes. Ses lèvres prononçaient des mots silencieux. Sans doute répétait-elle un rôle. On aurait pu se croire dans la salle d’attente d’un psychiatre.
Un assistant se matérialisa. À la fois bodybuildé et efféminé, des tendances qui ne faisaient pas bon ménage. Erwan se présenta. La maîtresse de maison était là, on allait la prévenir et… Le flic se dirigea vers sa porte et l’ouvrit brutalement.
Barbara Soaz ne ressemblait pas à un agent, elle en était la caricature. Âgée d’une soixantaine d’années, installée dans son fauteuil comme une reine koushite sur son trône, elle était drapée dans un châle noir. Mise en plis impeccable, poitrail imposant, énormes lunettes d’écaille qui rappelaient les masques d’aviateur de la grande époque.
Elle n’eut pas l’air effrayée par l’intrusion d’Erwan : elle en avait vu d’autres. Sans préambule, il l’interrogea sur Gaëlle. Le coup du frère inquiet ne la convainquit pas. Sa carte de flic s’avéra plus efficace.
Aussitôt, elle partit dans un monologue sur la « crise du métier » :
— Trop d’acteurs, pas assez de rôles !
— Oui, bon. Gaëlle avait-elle des castings prévus ces jours-ci ?
— Aucune idée, répliqua Barbara Soaz d’un ton qui laissait entendre qu’elle ne s’occupait pas du menu fretin.
— Elle a passé un casting lundi dernier pour Qui perd gagne, fit une voix sortie de nulle part.
Une lucarne reliait les bureaux de la souveraine et du culturiste.
— C’est quoi ? fit Erwan en tournant la tête.
— Un projet de jeu télévisé.
Monsieur Muscles lui tendit à travers l’embrasure un formulaire portant l’en-tête d’une boîte de production, Anagram.
— Elle a pas été prise, ajouta l’assistant sur un ton plein d’empathie.
— Cette boîte, elle est claire ?
L’assistant regarda la reine mère sans répondre.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? répéta Barbara Soaz.
— Ces boîtes engagent des semi-putes pour de la figuration. Je veux savoir si elles s’occupent aussi de l’autre moitié du boulot.
— Vous avez une vision pittoresque du métier, protesta-t-elle en riant. Le temps des courtisanes, c’est fini.
Il s’approcha du bureau, l’air menaçant :
— Qui est le patron de la société ?
— Ils sont plusieurs. C’est une énorme boîte qui couvre 30 % des créneaux « émissions » des chaînes principales du PAF. Ils ont des centaines d’employés.
Retour vers l’assistant — dans ce cas précis, mieux valait s’adresser aux saints qu’au bon dieu :
— Qui organisait le casting ?
— Un dénommé Kevin. Tout le monde l’appelle Kéké. Je le connais vaguement. Lui-même travaille en free-lance. Un petit maquereau de rien du tout.
Le mot provoqua un déclic dans l’esprit d’Erwan :
— Où a eu lieu le casting ?
— Dans leurs locaux : ils ont des lofts près de Nation.
Erwan trouva l’adresse sur le formulaire : avenue de Taillebourg, dans le 11e arrondissement. Il leva les yeux vers Barbara Soaz, déjà plongée dans un nouveau scénario — pour elle, l’incident était clos.
Il lui arracha les pages des mains et posa une dernière question :
— Gaëlle a-t-elle la moindre chance de devenir une comédienne professionnelle ?
— Autant qu’un sacristain de devenir pape.
En fourrant l’adresse dans sa poche, il se sentit pris d’une immense tristesse pour sa petite sœur.
Nouveau départ. Il rejoignit la place de la Nation en cinq minutes et descendit l’avenue de Taillebourg en moins de temps encore. Pour la première fois, l’inquiétude le gagnait. Il ne cessait d’imaginer Gaëlle assise avec les autres lors du casting, sorte de foire aux bestiaux pour producteurs dépravés.
Sa conscience se brouillait par intermittences, comme une télé captant un autre programme. Il se souvenait de la petite fille qui venait jouer dans sa chambre avec ses poupées pendant qu’il révisait son droit, le dérangeant en permanence mais le faisant fondre avec ses mimiques et ses « maquillages » (elle utilisait la crème Nivea de leur mère). Puis il la voyait grandir, maigrir, plancher sur ses devoirs (elle voulait être « plus forte que les garçons »). Plus tard encore, à l’hôpital, inanimée, respirant faiblement : squelette de trente kilos dont on craignait que les côtes déchirent la peau à chaque souffle. Mais surtout, il voyait Gaëlle réfugiée dans ses bras, sous la table de la cuisine, alors que leur père cognait leur mère, encore et encore…
L’adresse regroupait un ensemble d’ateliers rénovés dans une cour pavée. Erwan y pénétra et découvrit des lofts aux grandes baies voilées dont les seuils dégorgeaient des câbles épais comme des boas, surveillés par des vigiles et des jeunes gars ceinturés de VHF, de gaffeurs, de tournevis : les sans-grade d’une armée factice.
Il se renseigna sur Kéké, obtint des réponses, des gestes, des signes : il chauffait. Il continua sa route et atteignit une deuxième cour cernée par d’autres hangars. L’espace était cette fois sillonné par des sauterelles à oreillettes et des gars à casque audio : tous semblaient reliés à un autre monde — celui de millions de téléspectateurs qu’ils nourrissaient d’images et de paroles sidérantes de laideur et de connerie. Nouvelles questions.
Kevin se tenait sur le porche d’un studio, en pleine pause cigarette. D’une maigreur famélique, dans un tee-shirt crasseux, il riait comme un grelot entre deux bimbos aussi clinquantes que des morues dans des papillotes de papier d’aluminium.
Erwan s’approcha, air méchant et badge en avant. Les deux poupées s’éclipsèrent.
— Gaëlle Morvan, ça te dit quelque chose ?
— Non.
Une baffe.
— Réfléchis bien : elle a participé au casting de Qui perd gagne.
— J’en vois tellement, fit le gars en se frottant la joue.
Une deuxième baffe.
— Une jeune femme très mignonne, très blonde.
Un ricanement échappa à Kevin : il vivait dans un monde de femmes « très mignonnes, très blondes ». Erwan l’empoigna et le plaqua contre le mur. De l’autre main, il attrapa son portable et trouva une photo de Gaëlle sans maquillage, en marinière, à Bréhat. On lui aurait donné à peine seize ans.
— C’est ma sœur, enculé, hurla-t-il en braquant l’image. Tu lui as parlé ou non ?
L’autre se dégagea de son emprise et bomba son pauvre torse :
— C’est quoi, le plan, là ? Le grand frère flic qui vient jouer les gros bras ? D’où tu sors ? De Plus belle la vie ? Tu…
Il ne put achever sa phrase : Erwan venait de lui balancer un crochet dans le ventre qui le fit tomber à genoux. Puis il le saisit par le cou et lui écrasa la nuque contre le mur.
— Tu vas parler, pine d’huître ? Sinon je te jure que je vais m’occuper de toi. D’abord, te défoncer la gueule. Ensuite, te traîner au dépôt où tu passeras une nuit que t’es pas près d’oublier.
Kevin tremblait par à-coups. De jeunes actrices qui passaient par là s’enfuirent en courant.
— Je… je me souviens, ouais…
Pour l’encourager, Erwan lui frappa de nouveau le crâne contre la brique. Un carton mal scotché — « Casting » — tomba à terre.
— Tu te souviens de quoi ?
— On… on a fumé une clope. On a parlé.
— De quoi ?
— Elle voulait des contacts… Elle…
— Tu lui en as donné ?
— Un seul.
Sans s’en rendre compte, Erwan serrait ses doigts sur le cou du macaque, dont les yeux étaient voilés de larmes. Il le libéra et recula, crachant par terre de rage.
— Payol…, souffla Kevin, Michel Payol.
— C’est qui ?
— Un attaché de presse. Un mec branché, qui connaît plein de gens.
Coup de pied dans le ventre.
— UN MAQUEREAU ?
L’autre se courba en deux et vomit. Erwan attendit qu’il reprenne son souffle. Il était coutumier de cette violence. Pas si éloignée de celle de di Greco et de ses soldats.
— On utilise jamais ce genre de mots mais…
— Il gère des escorts ?
— Il fait le lien entre les filles et des mecs qu’ont de la thune… Souvent des étrangers, des diplomates, des financiers…
— Son adresse.
— J’peux pas faire ça… Je vais être grillé, je…
Erwan l’empoigna par les cheveux et le redressa :
— Vaut mieux être grillé qu’emballé sous vide.
— Pour… pourquoi vous dites ça ?
Il dégaina et lui planta son calibre sous le nez :
— Parce que si je te descends, c’est moi qui mènerai l’enquête, connard. Je suis de la Crime, capisci ? Gaëlle, c’était pas le bon choix… L’adresse perso du type, nom de dieu, et je me casse.
— 18, avenue d’Eylau.
— Pour lui avoir envoyé Gaëlle, tu vas toucher ?
— Je toucherai si elle… enfin, s’il se passe quelque chose…
L’attrapant par les cheveux, Erwan le retourna puis l’envoya à toute force contre le mur. Le nez du gars se brisa net.
— Il se passe déjà ça.
Il repartit vers sa voiture, croisant deux vigiles qui couraient vers lui, affolés. Il braqua sa carte tricolore et les oublia dans l’instant.
Changement de décor : avenue d’Eylau, courte et royale. Compression d’extrêmes richesses jouxtant la place du Trocadéro, s’ouvrant sur la tour Eiffel, de l’autre côté du fleuve.
L’inquiétude avait cédé la place à l’angoisse, l’angoisse à la panique. Dans quoi s’était fourrée sa frangine ? Il se gara devant la sortie du parking de l’immeuble, en cognant le trottoir.
Concierge. Ascenseur. Quatrième étage. Une seule porte sur le palier. Il avait l’impression de sonner chez ses parents.
— Vous êtes qui ?
Un grand échalas, la soixantaine, lunettes d’énarque et lèvres épaisses, se tenait devant lui dans la tenue casual de l’homme à responsabilités : pull en V couleur grand cru, chemise sans cravate, pantalon de velours côtelé. Il ne manquait que le cigare.
— Je suis une mauvaise nouvelle. Où est Gaëlle Morvan ?
— Qui ?
Erwan le poussa violemment et pénétra dans le vestibule.
— Je te donne une deuxième chance, Payol. Gaëlle Morvan. Jeune, jolie, arrogante. Elle a dû te contacter en milieu de semaine.
L’homme grimaça — il avait des dents à faire peur.
— C’est insensé, s’agita-t-il dans son pull Ralph Lauren. Vous débarquez chez moi et…
Il ne put achever sa phrase. Erwan venait de sortir son badge. Il vit Payol déglutir — sa glotte monta et descendit comme la boule d’un bilboquet.
— Je…
Le maquereau porta la main à son col et en resserra les deux côtés comme s’il s’agissait de sphincters, puis il coula un coup d’œil vers la salle à manger.
— Allons dans mon bureau, fit-il à voix basse.
— Qu’est-ce qui se passe ici ?
Une femme d’une cinquantaine d’années, chignon tulipe, cardigan beige, venait d’apparaître sur le pas de la double porte : le dîner familial prenait un tour particulier.
— Tout va bien, ma chérie.
Elle marcha d’un air furieux vers Erwan. Avec les années, il avait appris à se méfier des épouses : souvent les plus dures au mal au moment des perquises ou des arrestations. Il brandit de nouveau son porte-carte de la main gauche :
— Allumez la télé et restez dans le salon jusqu’à ce qu’on vous sonne.
Elle le toisa comme si elle allait lui cracher dessus. Deux adolescents apparurent aux côtés de madame, un garçon et une fille : ils paraissaient fascinés. Les bras croisés, leur mère hésitait encore. Le silence était plus bandé qu’un arc.
Payol désamorça la situation :
— Vas-y, ma chérie. Rien de grave. Je vous rejoins.
Serrant contre elle sa progéniture, elle recula avec méfiance, fusillant du regard l’intrus. Enfin, ils disparurent.
— Ton bureau.
Payol acquiesça et se dirigea vers le couloir. Erwan lui emboîta le pas. Il avait la main posée sur son arme glissée dans son holster. Il se sentait exclu. Il se sentait paria. Il se sentait fort.
Bureau sans surprise : meubles cossus, bibliothèque surchargée de livres anciens, tapis oriental. Une lampe de table diffusait une lumière parcimonieuse lustrant le décor comme de la cire.
— Assieds-toi.
Mentalement, il donna une chance au fils de pute : la pression des flics avant la pression des poings. Même s’il avait des relations, le proxo n’avait aucun intérêt à voir les Mœurs débarquer chez lui. Erwan n’avait même pas vérifié son casier ni passé un coup de fil aux collègues de la BRP : erreur de débutant.
Payol n’osa pas s’asseoir derrière son bureau. Il attrapa une chaise au dos tapissé de velours et s’y laissa tomber, rentrant les épaules, plongeant ses longues mains entre ses cuisses serrées. Il dégageait quelque chose de féminin.
Erwan brandit à nouveau le portrait de sa sœur sur son mobile :
— Gaëlle Morvan : je t’écoute.
— Elle ? On s’est vus hier soir.
— Où ?
— Bar du Plaza, en fin de journée.
Les gars de la DCRI l’avaient perdue quelques heures plus tôt. Elle n’avait pas voulu être suivie pour ce rendez-vous.
— De quoi vous avez parlé ?
— De boulot.
— Comme tu peux en fournir.
— Rapide et bien payé, oui. On s’est mis d’accord sur… les modalités.
— C’est-à-dire ?
Erwan avait l’impression qu’on lui enfonçait des esquilles sous les ongles.
— Elle cherchait des contacts… Je devais m’assurer de ses… compétences.
Le flic songea à l’ultime phrase du Pickpocket de Robert Bresson : « Oh Jeanne, pour arriver jusqu’à toi, quel drôle de chemin il m’a fallu prendre ! » Mais le chemin de Gaëlle ne devait rien au vol à la tire ni à la rédemption. C’était celui d’une volonté destructrice et du vice rémunéré.
— Depuis, elle a disparu. Où tu l’as envoyée ?
Payol suait toujours. Sa glotte tressautait mais il conservait le silence. Erwan l’attrapa par son pull et le secoua comme un tapis de sol de voiture :
— Où est-elle, bordel de dieu ? Réponds ou je t’arrache un œil !
— Elle était partante, couina l’autre. Personne l’a forcée !
— Partante pour quoi ?
— Un truc… spécial…
— Explique-toi.
— Ça s’appelle le no limit.
Erwan le lâcha et recula, la main sur le ventre. Un point de douleur fusait au fond de ses organes. Le no limit. Comment ce terme qui lui avait pris la tête pendant trois jours à Kaerverec pouvait-il ressurgir ici, dans un salon bourgeois, à propos de sa sœur ? Peut-être un hasard — mais pour un flic, ce genre d’explication est comme un fil qui finit toujours par se rompre.
— Qu’est-ce que c’est ? parvint-il à demander.
— Il… il s’agit pas de sexe. Un délire SM. Mais c’est de l’extrême et…
— Tu l’as prévenue des risques qu’elle courait ?
— Je lui ai dit ce que je savais !
— La soirée, c’était hier ?
— Ce soir.
Une douleur pour une autre, comme lorsqu’on agace une dent infectée. Il n’était peut-être pas trop tard.
— Où ça se passe ?
— Je suis désolé, je peux pas vous le dire. Il y a un secret de…
Erwan dégaina et le gifla avec sa crosse. Payol tomba sur le sol et se recroquevilla, main sur la bouche.
— Parle, enculé. Gaëlle, c’était pas la bonne personne à embaucher. Elle est plus riche que toi et elle est née dans une famille de flics !
L’autre n’en menait pas large. Des veines palpitaient sur son visage défait. Il avait perdu ses lunettes, saignait du nez et lançait des regards affolés autour de lui.
— Si je la retrouve pas cette nuit, tu vas tomber pour proxénétisme aggravé et je te ferai personnellement une réputation de pointu. Tu sais ce qu’on leur fait en taule ?
Payol s’accrochait aux plis du tapis comme s’il allait tomber plus bas encore.
— C’est à Bièvres, bredouilla-t-il. 42, allée Saint-Hilaire.
— Le nom des organisateurs ?
— Je sais pas. J’ai jamais su. Ils sont… très discrets.
Erwan rengaina.
— Si tu m’as menti, je reviens foutre le feu à ta baraque.
Il se dirigeait vers la porte quand Payol le rappela. Il était toujours assis sur le sol, un bras en appui, et avait retrouvé ses lunettes. Son regard dardait une lueur de rage vitreuse.
— Tu sais pas où t’as mis les pieds, flicard, cracha-t-il entre ses dents de chameau. Tu sais pas qui sont mes clients… C’est toi qui vas bientôt chanter…
Erwan le considéra durant quelques instants avec consternation. Il aurait volontiers passé l’éponge pour cette pitoyable tentative de sauver la face mais l’animal — toujours l’orgueil — voulut en faire trop.
Il dressa un doigt d’honneur et marmonna entre ses lèvres tuméfiées :
— Tu le vois çui-là ? C’est celui que j’enfoncerai dans l’cul d’ta sœur quand elle se f’ra mettre par des dictateurs africains et…
Erwan revint sur ses pas et dégaina à nouveau. Du pied, il écrasa la main de l’enfoiré, fit sauter le cran de sécurité, arma la chambre et appuya sur la détente. La phalange du majeur sauta dans un jet de sang, de fibres et de fumée.
Payol hurla et se roula en boule sur son tapis iranien qui devait coûter une année de salaire d’un flic moyen. Erwan partit sans lui jeter un regard et ouvrit la porte. Sur le seuil, l’épouse était là. Toute colère avait disparu de son visage pour laisser place à une panique exsangue.
Dans un élan de cruauté malsaine, Erwan sourit :
— Appelez le SMUR. Accident du travail.
Morvan raccrocha avec satisfaction. Erwan avait retrouvé la trace de Gaëlle. Une histoire de séance SM à Bièvres. Ce n’était pas une bonne nouvelle mais cela aurait pu être pire. Son fils ne lui avait pas donné les détails mais il était en route pour la récupérer. Le point dans deux heures.
Il emprunta l’escalier de béton qu’il avait remonté pour pouvoir parler au téléphone. Sa respiration reprenait de l’ampleur. Son sang lui semblait mieux circuler. Il poussa la porte coupe-feu et retrouva le décor qu’il avait quitté quelques minutes auparavant : un immense parking saturé d’une musique assourdissante et rempli de milliers de Noirs.
Quelque chose qui aurait pu s’apparenter au Pandemonium de Milton. En tout cas du point de vue de Morvan.
Pour l’instant, il demeurait en haut des marches et dominait l’espace. Il avait l’impression de contempler les vagues d’un fleuve de goudron brûlant qui se soulevaient au rythme d’un furieux ndombolo.
Il replongea dans l’arène.
Le ndombolo est une musique pétaradante, à base de guitares en dentelle, de caisses claires espiègles, de basses sautillantes, ponctuée de cris d’allégresse et d’exclamations motivantes : « Chauffe ! chauffe ! chauffe ! » Ce soir, les résonances ne formaient plus qu’un bloc de vibrations. À mesure qu’il descendait, il sentait une compression sur le thorax et les tympans. Comme s’il avait chuté en eaux profondes, ceinturé de plomb.
Il contourna la piste et se mit à longer les danseurs : les groupes VIP étaient installés en bordure. Luzeko lui avait simplement dit : « J’aurai une table. » Morvan dévisagea les hommes assis qui oscillaient de la tête, les reines de beauté hilares dans leurs robes de marque. Bloquant la poussée de la foule avec son dos, il se sentait épuisé.
Soudain, une main se posa sur son épaule. Il se retourna, craignant un tapeur, un ivrogne ou, pire encore, une vieille connaissance. C’était Luzeko.
— Suis-moi ! lui hurla-t-il à l’oreille.
Le visage de Grande Chaleur rayonnait comme un astre de carbone au-dessus de sa minerve grillagée.
— On s’ra mieux en bas pour palabrer, vrrrrraiment !
Il avait l’air complètement défoncé. Quand il était sous l’emprise de la drogue ou de l’alcool, l’intellectuel se transformait en bamboula mal dégrossi, reprenant l’accent et le vocabulaire pittoresques de la brousse.
Ils se retrouvèrent un étage plus bas, dans un autre parking, vide et silencieux. Le Noir actionna un commutateur, révélant un décor sinistre. Néons et béton sur des milliers de mètres carrés. Quelques voitures, des ventilateurs dans des niches, des taches d’huile et d’essence. Morvan songea à un tombeau façonné pour un peuple entier. Le caractère funèbre était encore renforcé par le battement lointain, profond de la musique au-dessus d’eux.
— Viens, fit l’autre en tendant l’index vers le ventilateur. J’ai vrrraiment chaud !
Ils se déportèrent vers une énorme hélice qui tournait à plein régime — Morvan avait plutôt l’impression qu’elle crachait de l’air brûlant mais Luzeko s’en accommoda.
— J’ai pas de bonnes nouvelles, prévint-il en sortant une flasque de sa poche.
Il la tendit à Morvan, qui refusa d’un signe. Le Combattant portait un costume noir brillant, comme saupoudré de cristaux de basalte.
— C’est Kabongo qui t’a envoyé la langue.
— Le général ?
— En personne. Ton associé principal dans la galère du coltan.
Grégoire secoua la tête. Au Congo, on disait : « Le borgne n’a qu’un œil mais il pleure quand même. » Pour le coup, c’est lui qui s’était enfoncé une poutre dans le sien et n’avait pas fini de pleurer. Comment n’y avait-il pas pensé ? Kabongo, le « Monsieur Mines » de Kinshasa, avait eu vent de l’augmentation des actions. Il était sans doute persuadé que c’était Morvan lui-même qui travaillait en sous-main à ce rachat, via son fils. D’ici à ce qu’il découvre les nouveaux gisements, il n’y avait qu’un coup de fusil.
— Y dit que rafler toutes les actions du marché, c’est abuser.
— Mais c’est pas moi !
Sa voix grave s’était fêlée dans les aigus avant d’être absorbée par le grondement de la soufflerie.
— Alors, t’as intérêt à le prouver. Sinon, y aura des conséquences trrrrrès fâcheuses. Ça c’est Kabongo ça : y peut aussi bien se faire envoyer ton foie par la poste qui te foutre ses avocats sur le dos pour ti saigner jusqu’au trognon. Jé sé pas c’qu’est pire.
Il comprenait à peine le jargon de Luzeko. Ce qu’il pigeait, c’était qu’il était bon pour un aller-retour Kinshasa. Mais il avait d’abord besoin des noms des vrais acheteurs — pour donner au général un gage de confiance.
Où était Loïc ? Travaillait-il sur le dossier ? Cuvait-il sa coke dans un lounge branché, en ruminant son divorce ?
Il recula vers les piliers et s’ébroua, se demandant ce que Luzeko lui rappelait dans son costume noir. Soudain, il sut : avec sa haute minerve blanche et sa tête posée dessus, on aurait dit une pièce d’échec géante — un roi ou un fou, ébène et ivoire.
— Si tu t’es foutu de ma gueule, conclut Morvan, je te ferai bouffer tes couilles.
— Occupe-toi de sauver les tiennes : y a du boulot.
À 23 heures, Erwan pénétra dans la grande ceinture de ténèbres qui entoure Paris et ses lumières. Une sorte d’anneau de Saturne en négatif. Cette campagne lugubre l’effrayait. Forêts touffues. Champs d’obscurité. Maisons humides et tristes, fermées sur leurs secrets…
Il avait quitté l’autoroute et filait maintenant sur une nationale cernée d’arbres éblouis par ses phares. Il se penchait vers son pare-brise pour mieux voir. Les frondaisons semblaient faire de même, venant à sa rencontre. C’était la route qui l’emmenait là où elle l’avait décidé.
Il regrettait déjà ses actes de violence — la dérouillée de Kevin, le doigt mutilé de Payol… Il se contrefoutait des deux salopards mais un proverbe musulman dit : « Ce que tu fais aux autres, tu le fais d’abord à toi-même. » Il se voyait perdu, damné, dominé par sa propre brutalité.
En guise de châtiment immédiat, ses douleurs bretonnes se réveillaient. Dans la fièvre de la journée, il les avait presque oubliées. Maintenant, elles se rappelaient à son bon souvenir. Points sourds dans la poitrine, élancements sous les côtes. Sans compter une migraine furieuse qui lui emprisonnait la tête dans une cagoule d’acier.
Il dépassa Bièvres puis retrouva la forêt. La route était un ruban de ténèbres dont ses feux ne venaient jamais à bout. À nouveau, les arbres s’inclinèrent vers lui comme les monstres se penchent sur les enfants endormis.
Le moment idéal pour rappeler ses hommes — il avait déjà raté le point de 20 heures et était bien parti pour manquer celui de minuit. Tout le monde devait se demander ce qu’il foutait. Il saisissait son portable quand la voix du GPS lui annonça qu’il était arrivé.
Il longeait un mur aveugle et décrépit, couvert de lierre et de lichen. Plus de trottoirs mais des fossés cachés par des herbes folles. Soudain apparut une berline noire stationnée en épi devant un portail de fer forgé. Des gars en costard fumaient en se donnant des airs de durs. Erwan se dit que tout ça allait finir en farce.
Il ralentit et baissa ses phares. Il pouvait jouer à l’automobiliste égaré mais il puait le flic à dix kilomètres. Ou bien sortir sa carte et leur ordonner d’ouvrir la grille, mais le temps qu’il accède au manoir, tout le monde serait prévenu.
Restait la troisième option.
Il stoppa à quelques mètres, se gara tranquillement sur le côté, coupa le contact. Les gars l’observaient, l’air méfiant. Erwan sortit de sa Volvo en se grattant la tête d’un air indécis, chancelant comme s’il avait trop bu.
Le plus grand s’avança en agitant les bras :
— Faut pas rester là, papa, tu…
Erwan dégaina son calibre et le braqua à deux mains, position Weaver :
— Bouge plus.
Le type se pétrifia, l’autre, resté près de la berline, l’imita. De près, ils avaient plutôt l’air de chauffeurs ou de voituriers standard.
— Oreillettes et portables à terre.
Les mecs s’exécutèrent avec empressement. Erwan, sans les quitter des yeux, recula, ouvrit son coffre d’une main et attrapa des colliers Colson. En quelques gestes, leurs mains furent ligotées dans le dos.
— Le zap du portail, ordonna-t-il, en écrasant d’un coup de talon leurs deux mobiles.
— Dans ma poche, bredouilla le moins effaré.
Erwan fouilla, trouva, ouvrit la grille :
— Avancez, et pas de conneries.
Les deux cerbères, tout en cherchant à conserver un air digne, s’engagèrent dans l’allée de gravier, Erwan sur leurs pas. Le manoir se résumait à deux longères disposées en L, tapissées de vigne vierge. Des sculptures contemporaines, rétroéclairées, trônaient sur les pelouses. Des voitures de luxe étaient garées sous un auvent soutenu par des poutres.
Toutes les fenêtres du rez-de-chaussée du bâtiment central étaient allumées. Flashs blancs, reflets mordorés, palpitations sanguines… Cela suggérait un immense dance floor mais la musique ne cadrait pas : mélopée lancinante, comme jouée par un ghaïta, ce hautbois couinard qu’on entend en Afrique du Nord.
— Combien ils sont ?
— Plusieurs centaines.
— Le programme, c’est quoi ?
— On sait pas. On a pas le droit d’entrer.
— Allez jusqu’au hangar.
Ils s’exécutèrent et stoppèrent face aux voitures. Dans leur dos, Erwan avait le souffle court mais il se détendait légèrement. Tout ça sentait plutôt la bonne vieille partouze entre notables.
— Comment s’appelle le proprio ?
— Aucune idée.
Ils mentaient mais il s’en foutait. Après avoir récupéré sa petite sœur, il enverrait les gendarmes faire le ménage.
Un des cerbères se permit une remarque :
— J’sais pas ce que tu cherches mais tu déconnes grave. Ils ont jamais de thune sur eux et c’est du lourd. Tu…
Erwan lui donna un violent coup de talon dans le pli du genou, l’homme hurla et s’écroula. Dans le même mouvement, le flic abattit sa crosse sur la nuque de l’autre. Pas d’évanouissement mais deux hommes à terre bien amochés. Il repéra un anneau rivé à un puits de pierre — il avait pris d’autres bracelets de nylon —, obligea les deux types à se relever, les poussa puis les attacha au cercle rouillé.
Il repartit au pas de course vers les sonorités orientales.
Il faillit éclater de rire en pénétrant dans la première salle : tout le monde était à poil. C’était Où est Charlie ? mais sans Charlie ni pull rayé. Erwan se coula parmi la faune. La lumière rouge et l’affluence jouaient pour lui. Il longea les murs, en quête de Gaëlle, puis gagna la deuxième pièce où les choses se compliquaient.
La décoration, les costumes et l’atmosphère générale rappelaient un mauvais film aux prétentions sadiennes. Loups pailletés, capes de soie, cuissardes de skaï, chats à neuf queues… Les convives dansaient, buvaient, paraissaient très satisfaits de leur allure. Dans les coins, des quinquagénaires à tête de notaire étaient nus, à genoux, les fesses en l’air, un collier de chien autour du cou ou un bâillon en boule dans la bouche. Des maîtresses en corset de vinyle dominaient la situation sur leurs talons aiguilles.
Aucune trace de Gaëlle.
Il poursuivit sa recherche. D’autres pièces proposaient des femmes écartelées sur des croix de Saint-André, des « esclaves » ligotés ou humiliés dans des positions ridicules. Des fouets claquaient mollement et les gémissements n’étaient pas très convaincants.
Toujours pas de Gaëlle.
Jouant des coudes, il demanda aux invités où avait lieu le no limit comme il aurait demandé le chemin du buffet. Il reçut en retour des regards soupçonneux ou des mines outrées du style « Il ne faut pas prononcer ce nom. » Il avait l’impression d’évoluer au sein d’une secte grotesque, digne d’une comédie.
Enfin, il comprit que l’épreuve se tenait au sous-sol. Il trouva l’escalier éclairé avec des torches à l’ancienne et croisa encore quelques ceintures cloutées et harnais de latex sur des chairs avachies. Il accéda à la cave principale et d’un coup, il cessa de rire.
Au fond de la pièce, sur une scène drapée d’un linceul noir, Gaëlle était attachée à un trône de pacotille, des têtes de démon surmontant le dossier. Elle était nue et avait les jambes écartées, sanglées aux accoudoirs du fauteuil.
Couverte de sang.
Une sorte de bourreau officiait à ses côtés, cagoulé, le buste ceint d’un débardeur de cuir, brandissant deux énormes couteaux à sushis. Erwan ne prit pas le temps de réfléchir. Il dégaina et tira plusieurs fois vers le plafond. Sous une pluie de salpêtre, les spectateurs s’enfuirent vers l’escalier, empêtrés dans leur cape, se bousculant les uns les autres, aveuglés derrière leur masque au rabais. Erwan remonta le courant. Au passage, il visa les platines et fit feu alors que le DJ, déguisé en officier nazi, prenait ses jambes à son cou.
Il était à présent seul dans la pièce silencieuse et enfumée. Seul avec sa sœur ligotée, que personne n’avait pensé à délivrer. Une fois sur la scène, il mesura l’ampleur de l’imposture.
Le sol était jonché de cadavres de poules décapitées, voisinant avec le corps d’un porcelet éventré. Cette séance n’était qu’une parodie de magie noire à base d’incantations, de sang de volaille et de viscères de cochon.
Il s’approcha, manquant de s’étaler sur des fragments organiques. Gaëlle, toujours les cuisses ouvertes, maculée de croûtes brunâtres, le toisait d’un œil mauvais. Ses pupilles de chien sibérien semblaient plus claires encore dans ce visage souillé.
— Qu’est-ce que t’attends pour me détacher ?
À deux heures du matin, Loïc n’avait toujours rien obtenu.
Il avait interrogé plusieurs financiers de sa liste : deux dans leurs bureaux, deux dans des bars, un autre au restaurant, dans le 8e arrondissement. Tous, sans exception, l’avaient envoyé au bain.
Il ne disposait d’aucun argument pour les cuisiner — dans un cas pareil, son père aurait sorti un dossier et son frère un calibre. Lui ne pouvait que leur offrir un verre. Brokers et traders sont tenus au secret professionnel — ils le violent chaque jour, à condition d’y avoir un intérêt. Or Loïc n’avait rien à vendre. Et tout le monde savait qu’il était l’homme de son père — c’est-à-dire celui à qui il ne fallait pas parler.
Morvan tentait de l’appeler régulièrement et chaque fois, c’était comme le coup de gong d’un combat que Loïc ne cessait de perdre.
Le pire était l’alcool. À mesure que la nuit avançait et qu’il multipliait les rencontres, il s’enfonçait dans un enfer de tintements de verre, de cliquètements de glaçons, d’odeurs de cocktails. Vous pouvez toujours prétendre avoir oublié l’alcool, lui ne vous oublie jamais. Une sorte de prurit interne lui démangeait les nerfs.
Depuis une heure, il était passé aux boîtes. D’abord le VIP, puis le Montana, et maintenant le Parnassium, près de la rue de Rennes. Un carré pas plus grand qu’un mouchoir de poche, qui rappelait ces records du type « À combien peut-on tenir dans une cabine téléphonique ? ». Juste une boîte noire avec pour seuls motifs des lumières violentes et sporadiques. Les petits soldats de la finance raffolent de ce genre de repaires d’artistes branchés, d’animateurs télé, d’intellectuels noctambules. Ce qu’ils ne possèdent pas au naturel — talent, charme, célébrité —, ils l’achètent avec leur pognon — du moins éprouvent-ils l’illusion d’appartenir au sérail.
Loïc commanda un Coca Zéro et se frotta à la mêlée. Il n’avait pas fait deux pas qu’il repéra une vieille connaissance : Hervé Serano. À l’époque de Wall Street, tout le monde l’appelait Jamón-Jamón. L’univers de la Bourse, tout en finesse… D’ailleurs, Serano, hormis ses prouesses commerciales, était connu pour ses acrobaties phalliques — hélicoptère, autosuccion et autres… Toujours la classe.
Loïc s’approcha. Il s’en voulait de n’avoir pas pensé à lui : le trader avait le bon profil. Retrouvailles. Petit, trapu, Serano était coincé sur une banquette entre deux bimbos passablement éméchées (dans un premier temps, Loïc avait cru reconnaître sa sœur). Le gars aussi était complètement ivre. Peut-être une opportunité à saisir.
Une des filles lui céda la place. Il tenait toujours son verre à la main, ce qui pouvait laisser croire qu’il buvait un whisky-Coca (en réalité, il n’avait même pas droit au vinaigre dans la salade). Sur un ton maison, mi-bourré, mi-complice, il commença à parler business. Serano déblatéra sur les millions qu’il avait gagnés dans la semaine.
— Et les minerais, où t’en es ?
— Je te vois venir, ricana l’opérateur. T’auras pas une info.
— Normal que je surveille mon territoire, non ? T’as acheté du Coltano ?
Sans répondre, Serano s’envoya une rasade de vodka au goulot. Loïc pouvait en sentir le parfum. C’était comme si on lui avait brutalement tisonné les viscères.
— T’en as acheté ou non ?
— Tu le sais aussi bien que moi.
Continue à dérouler le fil.
— Figure-toi que t’es pas le seul et que ça commence à m’inquiéter.
— C’est l’occasion de sauver tes miches ! fit Serano en agitant sa bouteille.
Nouvelle gorgée. La musique vociférait. Les enceintes étaient comme des fissures dans la coque d’un sous-marin, déversant des torrents sonores. Ces avaries allaient les engloutir purement et simplement.
— Ç’t’à y rien comprendre d’ailleurs, ajouta le financier, soudain rêveur. Quand on voit vos résultats… (Il éclata de rire.) Soit dit sans te vexer !
La blonde à ses côtés lui massait discrètement l’entrejambe. Toute cette mascarade dégoûtait Loïc. Le pouvoir que le fric conférait à cet abruti de Jamón-Jamón. Un fric qu’il avait gagné en parlant simplement au téléphone. La veulerie de cette michetonneuse, prête à tout pour quelques centaines d’euros. Et l’odeur entêtante de l’alcool…
Il commençait à ressentir des bouffées de chaleur, prémices d’une crise d’angoisse.
— Tes clients, c’est qui ?
Serano se pencha à son oreille, la main en cornet :
— J’suis pas assez bourré pour te donner des noms.
— Ce sont des fonds ? Des sociétés minières ? Des raiders ?
— J’peux te dire qu’un truc, et c’est ça qu’est vraiment bizarre : ils veulent du Coltano et rien d’autre.
Au rythme de la techno qui battait la foule comme un tambour de machine à laver, une vérité émergeait : le scoop des nouveaux gisements avait filtré. Les géologues ? Des complices de son père qui bricolaient sur le terrain ? Comment auraient-ils connu des banquiers, des investisseurs ?
Loïc donna un coup de sonde dans une autre direction :
— Chez nous, on redoute une OPA…
— Tu parles ! s’esclaffa le trader. Ils veulent juste leur part du gâteau !
— Quel gâteau ?
Il n’entendit pas la réponse. Son malaise s’accentuait. Tempes moites, nausée, battements de cœur calés sur les cent vingt beats du dance-floor…
Il se leva et posa son verre :
— Tu m’assures qu’il y a aucune action concertée ?
— Pas à ma connaissance.
Serano s’offrit une nouvelle rasade :
— À ton empire !
Par réflexe, Loïc retint sa respiration pour ne pas inhaler les miasmes du poison. Il n’avait pas bu depuis presque dix ans mais son vice n’avait pas pris une ride. En apnée, il baissa les yeux et vit Serano qui gloussait en regardant son entrejambe tandis que sa compagne se redressait avec répugnance. Elle avait sorti l’engin, le trader en avait profité pour se soulager : ce con pissait sous la table !
— Ho, ho, ho, ho !
Loïc s’enfuit alors que les danseurs sur la piste pataugeaient sans le savoir dans la flaque d’urine qui s’élargissait. Il bouscula les visages déformés par les lumières, les rires qui partaient en larsens, les bouches qui s’étiraient en blessures sanguinolentes et trouva la sortie.
Les géologues… Une fois enfermé dans son Aston Martin, tremblant, glacé et brûlant à la fois, il se dit qu’un de ces bâtards avait parlé. La piste africaine ne tenait pas. Si son père, comme il s’en doutait, avait commencé l’exploitation des mines, c’était avec l’aide de Noirs perdus au fond de la brousse. Il ouvrit sa messagerie pour voir si les experts avaient répondu à ses mails : aucun retour.
Au passage, il compta : son père l’avait appelé huit fois dans la nuit.
Un seul recours. Il plongea la main dans sa boîte à gants. Papier cristal et poudre blanche. Sur son tableau de bord, il traça trois lignes qu’il sniffa sans reprendre son souffle. Il fut pris d’une convulsion et sa nuque vint battre l’appuie-tête.
Cette fois, c’était la bonne.
Elle n’avait pas dit un mot du retour. Il avait conduit sans l’ouvrir non plus. Le club des dents serrées ou quelque chose de ce genre. Au fil des kilomètres, il prenait de nouveaux analgésiques, à la fois pour calmer ses douleurs et endormir sa colère. À l’arrière, Gaëlle, roulée dans une couverture, braquait son silence comme une arme sur sa nuque.
Elle puait la boucherie, le sang animal et les excréments mais il n’osait pas aérer, de peur qu’elle prenne froid. Elle puait aussi la haine et la débauche mais on ne s’en apercevait que dans un deuxième temps — c’était une couche plus dure, plus ancienne, les fondations qui expliquaient tout le reste.
Une fois chez elle, il l’avait poussée sous la douche et lui avait promis une engueulade en règle quand elle en sortirait. Maintenant, il écoutait le crépitement du jet sur le carrelage et sa colère retombait déjà.
Coca Zéro. Mobile. Il pouvait enfin appeler son équipe.
Tonfa d’abord, toujours à l’IML en pleine autopsie. Riboise en avait pour jusqu’au lendemain matin — rapport au nombre de clous et de tessons plantés dans la chair.
— Il a trouvé des ongles, des cheveux ?
— Pas encore. Il doit procéder à l’examen externe complet avant d’inspecter l’abdomen.
Erwan n’allait pas apprendre son métier au légiste. Du reste, il croyait de moins en moins à la possibilité d’identifier à temps une prochaine victime. S’ils découvraient des échantillons organiques, ce seraient ceux d’un cadavre.
Les premières constatations confirmaient le mode opératoire de l’Homme-Clou. Le tueur avait rasé la tête d’Anne Simoni en épargnant quelques mèches — sans doute pour permettre de faire le lien entre les cheveux déposés sous les côtes de Wissa et ceux de la nouvelle victime. Il avait utilisé, pour activer son fétiche, des clous, des fragments de verre et de fer, des fibres dont la nature exacte restait à définir. Il avait enfoncé deux éclats de miroir dans les orbites et prélevé des organes — l’autopsie préciserait bientôt lesquels. Riboise confirmait aussi le viol, à l’aide d’un objet tranchant — et sans doute même à double tranchant. La jeune femme avait été soumise, vivante, aux abominations de son bourreau. Impossible de dater exactement le moment de sa mort. Hémorragie, hématome sous-dural ou crise cardiaque, son cœur avait cessé de battre durant la séance.
— Après sa mort, les mutilations ont continué ?
— Apparemment oui, et un bon moment. De nombreuses blessures n’ont pas saigné.
— Combien de plaies en tout ?
Tonfa siffla. Sa masse physique lui permettait d’encaisser pas mal d’atrocités. Comme un sac de boxeur rembourré ne dévie jamais de son axe porteur.
— Des centaines, concentrées en espèces de… buissons. Des floraisons de clous. Selon Riboise, les os ont éclaté sous leur impact. Le squelette est en miettes. Quant aux muscles, nerfs, veines et artères, tout est déchiré. Un vrai carnage.
— Sur l’origine du matos, Riboise a un avis ?
— Il a seulement constaté que le fer est rouillé et le verre usé. Que du vintage.
— Tu les as fait passer à l’IJ ?
— On a fait une première livraison, pour l’analyse ADN que tu as demandée.
— Les organes génitaux ont été enlevés ?
— Apparemment, oui. Le sexe n’est plus qu’une plaie béante.
— Mais Riboise est certain qu’il y a eu viol ?
— Aucun doute. Ça s’est passé à l’arrière du magasin : les tissus rectaux sont en charpie.
La piste sexuelle était la seule différence, pour l’instant, avec le mode opératoire des années 70. C’était peut-être par cette divergence que le meurtrier allait se dévoiler…
— Allez, ma grosse, conclut-il d’une voix joviale pour motiver Tonfa. Courage ! On se retrouve demain matin au bureau. J’espère que Riboise aura fini d’ici là.
— Ok, chef.
Nouveau numéro : Audrey.
— Rien encore, résuma la Teigneuse. Restos, boutiques : tout le monde était fermé à l’aube. J’avais misé sur un Citadines qui a un portier…
— C’est quoi ?
— Un appart’hôtel pour des hommes d’affaires de passage. Mais personne a rien vu.
— T’as parlé aux patrouilles de cette nuit-là ?
— Bien sûr. Pour l’instant, que dalle. Mais il me reste des gars à interroger.
Erwan regarda sa montre : trois heures du matin. Il songea à lui passer le relais pour ce qu’il s’était réservé : le côté Seine.
— Appelle la Fluve pour leur demander un bilan.
— Tu l’as pas fait ?
— Appelle-les et verrouille ce côté-là.
— Okay, fit-elle sans insister.
— Après ça, tu dors ce que tu peux. Rendez-vous à l’usine à 9 heures.
— Y a Sergent qui a appelé plusieurs fois.
— Qui ?
— Le capitaine Sergent. Celui qu’a rédigé les premières constates.
— Et alors ?
— Fitoussi lui a dit de nous rejoindre.
Impossible de l’écarter plus longtemps. Erwan croisait le jeune flic de temps en temps dans les couloirs : une bleusaille à l’air timide et déprimé.
— Tu le connais ?
— Comme ça.
— Qu’est-ce que t’en penses ?
— Il fait pas de bruit mais c’est un bosseur.
— Qu’il vienne au brief. Il t’aidera pour le porte-à-porte ou on le foutra aux fadettes.
Il raccrocha et appela dans la foulée la Sardine. Erwan fut étonné par ses résultats — il avait déjà interrogé les collègues de bureau d’Anne Simoni, identifié ses potes actuels et ceux de son passé violent. Il avait aussi dégoté son dossier aux archives.
— Commence par le background.
— Née en 1986, à Montélimar, de père inconnu et de mère québécoise, qui se tire après la naissance. Foyers, centres, familles d’accueil. Très vite, elle se met à déconner. Vols, voies de fait, drogue. En même temps, toujours de bons résultats en classe. Bac littéraire. Après, on la retrouve au TGI. Première condamnation, à sa majorité, de quatre mois avec sursis.
— Motif ?
— Baston dans une manif altermondialiste. Deux ans de silence. Ni boulot ni rien. Puis elle se fait accrocher une ou deux fois pour racolage et possession d’héro. Du toxipute standard. En 2006, c’est le casse qui l’envoie direct au trou pour sept ans.
— T’as des détails ?
— Un p’tit braquage qu’a mal tourné. Ses complices ont défouraillé. Le vigile a été blessé. Handicapé à vie.
— Tu as retrouvé les gars ?
— Des mecs de Vitry. Mi-manouches, mi-punks à chien. Cent pour cent tocards.
— Ils sont sortis de taule ?
— D’après mes renseignements, seulement deux, mais…
— T’as vérifié leurs alibis ?
— Pas encore. Y en a un qu’est sur la Côte d’Azur et l’autre, je l’ai pas encore logé. Mais j’ai vérifié avec Kripo les fadettes de la môme : a priori, elle avait plus aucun contact avec eux.
— Et maintenant ?
— Une vie rangée. Des collègues de travail, des sorties, un mec.
— Un type de la préfecture ?
— Pas du tout, malheureux ! rit la Sardine. Un DJ résidant dans plusieurs boîtes à la mode.
— Tu l’as contacté ?
— Je lui ai même annoncé la nouvelle en personne.
— Ton avis ?
— Il est clean. J’l’ai laissé en larmes dans le backstage du Rex. Peu de chances qu’il mixe cette nuit.
Erwan s’interrogeait sur la métamorphose de la jeune fille. De braqueuse à fonctionnaire, la route semblait longue.
— Parle-moi de son parcours après la taule.
La Sardine hésita. Erwan l’aida un peu :
— Je suis au courant pour mon père.
Il entendit le Marseillais souffler de soulagement avant de répondre :
— Il a fortement appuyé sa libération anticipée en 2009. Puis il l’a soutenue dans son retour à la vie normale : appart, job… Il s’est même porté caution pour son loyer.
Le Vieux en bon Samaritain, c’était dur à avaler.
— Elle a tout de suite bossé à la préfecture ?
— Non. Elle s’est d’abord farci une année à la mairie de Nanterre.
— Mon père l’avait pistonnée ?
— J’ai pas pu encore les joindre mais…
— Mais quoi ?
— On va devoir entendre ton père.
— Je m’en charge. T’as contacté son officier de surveillance ?
— Ouais. Pour lui, la petite avait vraiment repris le droit chemin.
— Elle s’est plus jamais fait accrocher ?
— Jamais.
— Pas de passes ?
— J’étais pas sous le lit mais a priori, nada.
— Et la défonce ?
— Idem. Elle touchait plus à rien.
L’expérience du crime n’incitait pas à l’optimisme côté réinsertion. Comme disait son père : « À quoi bon arroser les dunes ? » Mais il était le premier à sortir l’arrosoir.
— Et ses collègues, qu’est-ce qu’ils t’ont dit ?
— Rien de spécial. Une fille sympa.
— Elle avait changé ces derniers temps ?
— Ils ont rien remarqué.
— Elle avait l’air d’avoir peur ?
— Non.
Tout ça ramenait à la thèse d’un piège ou d’un rapt : on avait choisi Anne Simoni soit à cause de sa relation privilégiée avec Morvan, soit pour une autre raison, liée à son physique ou son passé.
— Ses réseaux sociaux ?
— J’ai récupéré son ordi dans son appartement. J’vais faire une copie du disque dur. Après ça, je file la bécane aux experts. J’ai aussi son agenda mais pour l’instant, tout le monde dort.
— Chez elle, c’est comment ?
— À l’image du reste : lisse et sans histoire.
Anne Simoni commençait à être trop parfaite pour être honnête.
— La perquise, c’est bon ?
— On y va demain matin, avec Audrey.
— D’ici là, essaie de dormir un peu. Briefing à la boîte à 9 heures.
Erwan raccrocha. Il tendit l’oreille : l’eau ne crépitait plus dans la salle de bains mais des cliquetis laissaient supposer que Gaëlle peaufinait sa toilette.
Le meilleur pour la fin : Kripo.
Le Troubadour avait déjà récupéré, via le Net, toutes les images vidéo susceptibles de retracer le dernier trajet d’Anne Simoni.
— On a des images d’elle jusqu’au pont d’Arcole. Après ça, plus rien.
— Comment ça « plus rien » ?
— Je sais pas. On la voit s’engager mais jamais atteindre la rive droite. Comme si elle avait disparu en plein milieu. En tout cas, elle a jamais pris le métro à Hôtel-de-Ville.
Idée cinglée : Anne Simoni était descendue sur la berge et le tueur l’avait embarquée sur son Zodiac.
— Les fadettes ?
— On remonte chaque contact. Pour l’instant, rien de folichon.
— Et côté archives ? Des tueurs qui auraient suivi le même mode opératoire ?
— Aucune trace d’un tueur à clous. Quand j’ai intégré les différents mots clés, l’ordinateur central m’a donné qu’un seul mot : Leroy-Merlin.
— C’est pas le moment de déconner.
— Tout ce que j’ai glané, c’est des affaires de violences domestiques avec usage de marteau et tournevis.
— Où t’es, là ?
— Chez moi. Je rédige les premiers PV.
— Essaie de voir ce que tu peux sortir autour de « no limit ».
— On en est encore là ? fit Kripo en songeant au programme de di Greco.
Erwan éluda la question et poursuivit :
— Vérifie s’il y a pas des réunions spéciales qui portent ce nom, à Paris ou ailleurs.
— SM, tu veux dire ?
Erwan eut une vision des corps meurtris de cicatrices des pilotes de la K76. Le no limit n’était pas toujours une mascarade.
— Cherche sur tous les fronts. Au taf à 9 heures demain matin.
Il raccrocha et se rendit compte que la salle de bains était silencieuse.
La peste blonde n’allait pas tarder à apparaître.
— T’es content de toi ?
Il se retourna et découvrit Gaëlle enroulée dans une serviette de bain blanche. Elle semblait s’être ébouillantée avec sa douche. Ses bras et ses épaules portaient des marbrures écarlates, son visage lançait des éclairs rouges dans toute la pièce.
L’eau brûlante, mais aussi la colère.
— Super content, répondit Erwan sur le mode ironique. Tu disparais deux jours, les parents se font un sang d’encre, je dois laisser tomber le boulot pour te chercher et je te retrouve couverte d’abats et de merde, entourée de notables qui se branlent déguisés en Zorro. Que demander de plus ?
— C’est ma vie.
— J’ai eu peur que tu me parles de ta carrière.
Elle gagna la cuisine et prit à son tour un Coca — tous les Morvan se méfiaient de l’alcool, à cause de Loïc qui avait bu pour toute la famille.
— J’en peux plus de ta sale gueule de héros, marmonna-t-elle en plaçant la canette glacée sur sa joue. T’en as pas marre d’être parfait ? De toujours marcher du bon côté ? Tu te fatigues pas toi-même ?
Sa serviette éponge portait le sigle doré d’un palace parisien où elle avait dû se faire sauter. Parfois, il avait l’impression qu’elle se complaisait dans la dépravation comme une truie dans sa bauge.
En même temps, malgré tout, il admirait ses épaules rondes, ses petits mollets rebondis, son cul pousse-au-crime. Erwan, comme tous les Morvan, l’avait vue maigrir jusqu’à se réduire à une poignée d’os. Aujourd’hui, quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle dise, elle portait dans sa chair cette bonne nouvelle : elle était guérie.
— Quand est-ce que tu grandiras un peu ? rétorqua-t-il. Te faire arroser de sang de poulet, à poil, devant des notaires de province ?
— Six mille euros, ducon. Deux mois de ton salaire de merde.
— Je gagne plus que ça. Et ne me dis pas que tu fais ça pour l’argent. Un coup de pompe dans tes assurances vie et tu en récolterais dix fois plus.
Elle s’assit sur le canapé en faisant claquer l’opercule de la canette :
— Je veux pas de ce fric. J’ai des principes.
— Tu me rassures, cingla-t-il.
Elle but lentement, le regard fixe.
— Je vis dans un monde en guerre, dit-elle enfin.
— Quelle guerre ?
— Celle des hommes et des femmes.
— Quel est l’enjeu ?
— L’argent.
— L’arme ?
— Le désir.
Il vint s’asseoir près d’elle, comme pour raisonner un enfant boudeur. Il respirait les effluves de savon et de crème émanant de son corps.
— Tu racontes n’importe quoi, fit-il, plus calme. Tu fais commerce de ton corps, c’est tout.
— Je refuse la logique de la bourgeoisie.
— Tu passes ta vie dans des suites à boire du champagne, alors ne viens pas me parler de lutte des classes.
— La bourgeoisie, c’est pas ça.
— Non ?
— C’est vieillir en regardant grandir ses enfants. C’est tout sacrifier au nom du confort et de la tranquillité. C’est s’ennuyer, mais à l’abri de tout danger. Crois-moi, mon monde n’est pas confortable. C’est un univers guerrier, hostile, performant. Les hommes doivent y être toujours plus riches, les femmes toujours plus belles. Ils couchent ensemble mais au fond, ils se détestent.
— Un monde de michetons et de putes.
— Erwan, tu es plus intelligent que ça.
Un jour, il l’avait accompagnée rue Lincoln, dans le 8e arrondissement. Avec un léger effet retard, il avait réalisé qu’il venait de la déposer pour une passe : son attitude dans la voiture, entre excitation et appréhension, son besoin de se remaquiller… Il avait bondi de sa bagnole, trouvé la société de production où elle avait rendez-vous, débarqué à l’accueil la main sur le calibre. Il avait vite compris que l’erreur, c’était lui. Tout le monde ici connaissait Gaëlle et était habitué à ses rendez-vous avec le boss. Un monde libre d’adultes consentants. Il avait battu en retraite, presque honteux.
— Quelle est la différence entre une mère au foyer et une femme entretenue ? continuait Gaëlle. La seconde est simplement mieux sapée.
— Et l’amour ? Les enfants ? La construction d’un foyer ?
— Tu veux dire : comme nos parents ?
Le mot était lâché. Depuis qu’elle était en âge de comprendre — c’est-à-dire d’avoir peur —, Gaëlle n’était plus que révolte. D’abord contre sa famille, puis contre le système hypocrite qui avait permis un tel mensonge.
— Laisse les parents en dehors de tout ça, fit-il d’une voix sourde.
— C’est justement le sujet ! Tu me reproches quoi au juste ? De coucher sans amour ? De baiser pour survivre ? C’est pas ce qu’a fait notre mère toute sa vie ?
— Non. Elle aime papa.
— Alors elle est encore plus conne que moi. Au moins, on me paie et on me cogne pas dessus.
Il se leva et fit quelques pas, baissant la tête sous le plafond mansardé. Il était déjà à court de répliques. Sur les étagères, L’Homme unidimensionnel d’Herbert Marcuse, Un si funeste désir de Pierre Klossowski, La Naissance de la tragédie de Friedrich Nietzsche… Il avait lu ces bouquins dans sa jeunesse — de la haute volée. À sa façon, Gaëlle était une intellectuelle.
— Je méprise les hommes, fit-elle entre ses petites dents. Mais je méprise encore plus les femmes.
— Quelles femmes au juste ?
— Pas besoin de chercher loin. Maggie bien sûr mais aussi mes copines, mes rivales. J’ai honte pour elles. Leurs histoires foireuses, leur complaisance dans leur rôle de victimes. Un siècle de libération pour ça ? Le MLF, Simone de Beauvoir, Nancy Fraser, pour obtenir quoi ? Le droit d’être un peu plus bafouées, un peu plus trompées ! Les seuls qui ont été libérés dans cette histoire, ce sont les hommes. Ils sont toujours aussi salauds mais ne sont même plus obligés de payer ni de respecter certaines règles. Plus besoin d’être gentlemen ni d’offrir le moindre cadeau pour baiser. C’est ça, l’égalité des sexes.
— Dans quel monde tu vis, Gaëlle ? On est plus au XVIIIe siècle, les femmes s’assument et ne demandent plus rien aux hommes !
— C’est exactement ce que je dis. Elles ont tout perdu.
— Les règles ont changé. Les femmes sont indépendantes. Elles vont au bout de leurs ambitions. Elles ne vivent plus à travers le désir des hommes.
— Alors pourquoi font-elles toujours la gueule quand le mec ne paie pas l’addition ? Pourquoi les boîtes de nuit sont-elles gratuites pour elles ? Pourquoi des femmes mariées prennent-elles des cours de pole dance ? On en revient toujours à la même balance : la danse du ventre d’un côté, le pognon de l’autre.
— Tu oublies le principal : l’amour, le sentiment.
— Tu comprends décidément rien. La seule prison des femmes, c’est l’amour. Elles seront toujours victimes de leur sentimentalisme. Un siècle de combats n’a rien pu faire contre cette faiblesse chronique. Simone de Beauvoir, malgré son « deuxième sexe », a été la plus belle cocue de Saint-Germain-des-Prés. Tu peux changer les lois, tu changeras jamais le code génétique. Ou alors pas avant des millions d’années…
Gaëlle avait le sens de la dialectique, son frère l’avait toujours admirée pour ça. Elle palabrait dans sa serviette de luxe mais elle aurait pu être à la Mutualité, en sous-pull et grosses lunettes dans les années 70.
— J’ai pas l’impression que tu sois un modèle de femme émancipée, rétorqua-t-il.
— Je joue le jeu des mâles et je les maîtrise, c’est pas pareil.
— Ben voyons.
— Les femmes me méprisent, moi, la pute, la femme-objet, mais en vérité, c’est moi qui contrôle la situation. Ce qui place la femme en esclavage, c’est pas le cul, c’est le cœur !
Il en avait assez entendu. La mission était accomplie : tout danger était écarté et Gaëlle avait retrouvé la forme.
— Bon, fit-il en attrapant sa veste, repose-toi. J’y vais.
— Tu connais rien à la vie ! cria-t-elle en se levant d’un bond. Les hommes sont des porcs ! Ils sont capables de te sortir leur queue, comme ça, sous une table. De te plaquer contre un lavabo et de t’arracher ta culotte. De te fourrer la main dans le cul au moindre coin d’ombre !
Erwan blêmit. En bon macho, c’est-à-dire le versant coincé de la bestialité que Gaëlle venait de décrire, il ne tolérait pas l’idée qu’on maltraite sa petite sœur.
Elle parut lire dans ses yeux :
— T’en fais pas, j’te dis, je maîtrise.
Il se dirigea vers le seuil. Elle le suivit d’un pas furieux :
— C’est ça, mon pouvoir ! Une femme qui jouit, c’est une femme qui se tire une balle dans le pied !
Elle hurlait maintenant malgré la porte ouverte. La rage de Gaëlle avait vidé la sienne. Il l’adorait, il ne pouvait rien faire contre ça. Sa beauté le fascinait. Sa colère l’attendrissait. Elle avait retrouvé sa pâleur naturelle. Sa tête de poupée russe, ronde et polie comme une sculpture de Brancusi. Ses yeux dont la clarté rappelait celle de la banquise au mois de juin, quand la glace redevient peu à peu la mer…
Il revint sur ses pas et prit son ton le plus doux :
— Calme-toi, Gaëlle : on sort de la même blessure, toi et moi. Je suis flic et tu es escort. Je cache ma violence derrière la loi, tu philosophes pour te justifier, mais la vérité est plus simple : personne ne changera notre enfance.
Elle voulut répondre mais il fut plus rapide :
— À quarante-deux ans, j’ai derrière moi dix ans de psy et deux ulcères, je passe ma vie chez l’ostéo et je porte un appareil dentaire la nuit. Toi, à vingt-neuf ans, tu dors toujours la lumière allumée.
— Comment tu le sais ?
Des larmes coulaient sur ses joues, si lourdes, si blanches qu’on aurait dit des gouttes de cire de bougie.
Il se pencha et l’embrassa :
— Repose-toi. Je t’appelle demain.
Il était épuisé mais impossible de dormir.
Après le Parnassium, une fois rentré chez lui, son premier réflexe avait été d’ouvrir son coffre-fort et de relire le rapport établi en 2010 sur les nouveaux gisements potentiels dans le Nord-Katanga.
Selon les ordres de son père, le document avait été écrit à la main et il n’en existait que deux exemplaires — un chez Morvan, un chez lui. Des méthodes de conspirateurs : aucun ordinateur utilisé, aucun contact par téléphone ou Internet, aucune trace numérique d’aucune sorte.
Tout était resté secret. Les gars avaient creusé, prélevé, emporté avec eux leurs échantillons, ni vu ni connu. Les analyses ne s’étaient même pas faites sur place mais dans chaque pays d’origine des géologues. Personne sur le terrain ne pouvait soupçonner le pactole en puissance — le minerai en lui-même n’était pas encore accessible, seuls des experts pouvaient déduire de la composition de la roche apparente les trésors qu’elle recelait.
Quatre heures du matin. Il essaya de contacter par téléphone le Canadien, Harry Cook, installé dans les environs d’Ottawa. Personne. Il ne laissa pas de message mais rédigea un nouveau mail, sibyllin, demandant à être rappelé, « en urgence ». Il fit de même avec les géologues français et suisse, Jean-Pierre Clau et Sylvain Dumezat.
Il chercha ensuite des informations sur les trois experts. Il commença par le Français et son sang se bloqua. Jean-Pierre Clau était mort deux mois auparavant, en mission en Tanzanie. Les dépêches évoquaient un accident d’hélicoptère lors d’un retour à la base. Le crash — trois morts au total — restait toujours inexpliqué.
Prospecter dans ces contrées comporte toujours des risques mais l’« accident » pouvait être aussi connecté à Coltano. Clau avait-il été éliminé après avoir parlé ? Parce qu’on ne voulait pas le payer ? Pour effacer toute trace de transaction ?
Il passa aux deux autres. Aucune entrée particulière à propos de Sylvain Dumezat, hormis les habituelles occurrences LinkedIn ou Viadeo. Rien de spécial non plus sur Harry Cook. Tous deux experts en métallogénie et gîtologie, ils avaient roulé leur bosse à travers le monde. Loïc éteignit son écran. Dormir, coûte que coûte. Il y verrait plus clair demain. Il se leva, se dirigea vers le comptoir de la cuisine ouverte et avala un somnifère. Il déposait son verre dans l’évier quand un bruit l’arrêta. Un frottement provenant d’une des portes-fenêtres.
Immobile, il observa les rideaux blancs qui occultaient les balcons. On grattait derrière le châssis du milieu. Un oiseau ? Un voleur ? Il vivait au troisième étage et rien n’était plus facile que d’escalader une façade haussmannienne.
Par réflexe, il éteignit la seule source de lumière, des LED au-dessus du plan de travail, et resta sans bouger. Le rectangle des rideaux l’hypnotisait mais impossible de distinguer une ombre derrière le lin épais.
Les bruits se diversifiaient : chuintements, craquements, crissements… Le bois et le fer étaient torturés mais à l’étouffée. On était en train de démonter le cadre. Loïc avait l’impression de n’être plus qu’un corps vide, une caisse de résonance centrée autour d’une pulsation cardiaque.
Il pouvait encore fuir par la porte d’entrée mais ses jambes ne répondaient plus. Des esquilles de bois, de la poussière de plâtre tombèrent sur le parquet. Ce fut comme un signal : il courut vers le couloir mais d’autres bruits retentirent — scie, perceuse, levier… On s’attaquait aussi à la porte d’entrée !
Trop tard pour appeler la police et il n’avait pas d’arme chez lui. Il tomba à genoux. Les bourdonnements, les cliquetis, les frottements lui semblaient s’articuler comme les mécanismes d’une machine infernale.
La porte s’abattit dans un fracas d’obus. Un horrible craquement dans son dos : la porte-fenêtre. Loïc cria — ou eut l’illusion de crier — puis, comme un enfant, partit à quatre pattes se planquer derrière le comptoir. Le temps de rejoindre sa cachette, il aperçut les rideaux blancs se soulever : le vent de la nuit pénétrait dans le salon.
Il serra ses bras autour de ses jambes repliées, tête entre les genoux, guettant d’autres signes. Il ne percevait désormais que le silence, à moins que la peur lui ait assourdi les tympans. Il n’était plus capable de la moindre idée, la moindre décision.
La seconde suivante, il fut tiré vers le haut par des mains invisibles. Il passa par-dessus le comptoir puis roula sur le parquet. Par réflexe, il se recroquevilla encore et noua ses bras sur son crâne — la peur reptilienne des coups. Un moment passa encore puis il leva les yeux. Le cauchemar avait pénétré le monde réel.
Ils devaient être cinq ou six. Noirs, ils portaient des maquillages de craie blanche.
L’un d’eux avait l’ossature d’un crâne dessiné sur la figure. Un autre était talqué comme un marquis. Un troisième ressemblait à une citrouille d’Halloween : pupilles énormes et mâchoires en dents de scie.
Ils étaient torse nu — dessins de côtes apparentes, signes ésotériques, scarifications farineuses. L’enfer avait ri et laissé échapper ses messagers. Loïc réalisa qu’une des créatures portait un pantalon bouffant, un autre un simple slip, évoquant un carnaval dans les favelas. Et dire qu’il avait eu peur de deux flics à Saint-Maurice…
Ils se mirent à parler entre eux. Des rafales de dentales. Sûrement du lingala, la langue de Kinshasa. Il les regardait, entre ses bras croisés, sidéré par leur taille et leur musculature.
Un des zombies s’approcha :
— T’as déconné, patron.
Il portait des lentilles rouges. D’autres fantômes pénétrèrent dans le salon. L’un d’eux en manteau en cuir noir, coiffé d’un haut-de-forme, tenait une hache dans la main. Un autre, le visage à demi caché sous une perruque de femme, arborait des tatouages fluorescents.
— De… de quoi vous parlez ?
— T’as continué tes conneries. Ça, on t’avait pourtant prrrrrévenu…
Son accent africain était comique mais pas question de rire.
— Je… j’ai pas d’argent ici…
— Pas ici, patron… Mais du fric, t’en as beaucoup, et c’est le nôtre.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— On va se trouver un coin tranquille pour parler.
Avant de s’accorder quelques heures de sommeil, Erwan passa au 36 pour voir s’il ne pouvait pas glaner de nouvelles informations auprès de son équipe. Il ne trouva que son second, toujours à pied d’œuvre, dans le bureau qui jouxtait le sien.
— T’en es où ?
Kripo leva la tête de son ordinateur — derrière lui, un grand drapeau à l’effigie de Che Guevara tenait lieu de décoration.
— Hakim Bey, ça te dit quelque chose ?
— Non.
— Un poète et philosophe américain, de son vrai nom Peter Lamborn Wilson. Il a passé plusieurs années en Orient où il est devenu soufi puis il est rentré aux États-Unis. Il est surtout connu pour être à l’origine du concept de TAZ, temporary autonomous zones, les zones d’autonomie temporaire.
— C’est quoi ?
— Des groupes invisibles qui partagent, durant un moment, un ensemble de valeurs communes, toujours à l’encontre des règles sociales et des normes établies. Des anarchistes des temps modernes.
Erwan ne put qu’esquisser un geste de lassitude :
— Je vois pas le rapport avec notre enquête.
— Dans les années 90, les raves étaient l’expression d’une TAZ. Des gens libres avec leurs propres règles. Comme les hackers aujourd’hui.
— Putain, Kripo, viens-en au fait.
— Une TAZ organise des no limit. Des hommes et des femmes fondus de fetish et de SM. Ils se considèrent comme des rebelles sexuels et affirment leur droit à la différence.
Erwan ne voyait pas comment di Greco et son endoctrinement sadique pouvaient entrer dans cette catégorie. Encore moins les notables de Bièvres. Il ne voulut pas décevoir Kripo, qui continuait :
— Les infos ne sont pas faciles à obtenir : ces groupes cultivent le secret. Mais il semblerait qu’ils aient un leader, une sorte de gourou : Ivo Lartigues, un sculpteur contemporain très coté.
— Garde ça sous le coude, dit Erwan pour en finir. L’urgence, c’est d’avancer sur le meurtre d’Anne Simoni.
— C’est pas incompatible. Certains membres de cette TAZ vont très loin. Tortures, châtiments… Pourquoi pas un meurtre ?
La punkette n’aurait donc pas été tuée par un meurtrier solitaire mais victime d’un sacrifice collectif. On revenait, par un détour sociologique, à son idée de cérémonie morbide en Bretagne. Il n’y croyait pas mais accorda un os à Kripo :
— Elle avait peut-être conservé des liens avec des marginaux. Vois ça avec Favini. Vérifiez si elle n’avait aucune connexion avec ta zone d’anarchie temporaire.
— Zone d’autonomie temporaire.
— Tu m’as compris.
Kripo nota quelque chose sur un Post-it avant d’ajouter :
— J’ai aussi contacté l’institut Charcot.
— C’est quoi ?
— L’UMD où Thierry Pharabot a fini ses jours. On les avait déjà appelés du temps de Kaerverec.
Il perdait la boule : non seulement il n’avait pas vérifié ce fait crucial — l’Homme-Clou était-il bien mort ? — mais il n’avait même pas mémorisé le nom du site. Réveille-toi.
— Comment tu sais ça, toi ? demanda-t-il pour faire diversion.
— Recherches personnelles. Thierry Pharabot n’est pas totalement inconnu. À sa mort, y a eu quelques papiers dans la presse. Je dois dire que j’ai été plutôt surpris : le fait que cette UMD et l’école de pilotage ne soient séparées que de quelques kilomètres ne peut être un hasard.
— Je suis d’accord. Il est bien mort, au moins ?
— Mort et incinéré, selon l’hôpital. Il a fait un AVC en 2009 dans sa cellule.
— Rien de suspect de ce côté-là ?
— Le gars avait soixante-deux ans. Ce qui est suspect, c’est qu’on l’ait gardé au trou jusqu’à sa mort. J’attends le certificat de décès. Détail : les cendres de Pharabot ont été disséminées dans l’espace de dispersion du cimetière de… Kaerverec.
Un nouveau lien entre l’institut psychiatrique et la K76. L’imitateur avait-il choisi l’école de pilotage pour sa proximité avec le cimetière ?
— Un espace de dispersion, qu’est-ce que c’est ?
— Une sorte de puits où on jette les cendres des disparus. « Souviens-toi que tu es né poussière et que tu redeviendras poussière. »
Erwan sentait qu’ils touchaient là un point important mais à tâtons, et armés seulement d’une canne blanche.
— T’as parlé au directeur de l’UMD ?
— En pleine nuit, j’ai pas parlé à grand monde mais je t’ai pris un billet d’avion pour Brest.
— Quoi ?
— Tu pars demain à 11 h 20, Orly Ouest.
Il faillit se mettre en colère avant de se souvenir que c’était sa première idée : Thierry Pharabot avait peut-être influencé (et formé) un autre détenu de l’UMD ; le disciple avait été libéré et reprenait la série des meurtres.
— J’ai pris qu’un seul billet, ajouta l’Alsacien. Tu m’en voudras pas de ne pas y retourner avec toi. J’ai aussi rappelé Muriel Damasse, elle nous renvoie le dossier complet.
Erwan s’imagina atterrissant à Brest et retrouvant les trois mousquetaires. À cette seule idée, il se sentit comme foudroyé par la fatigue. Il devait dormir quelques heures, quitte à se faire une injection de Rohypnol, et retrouver un semblant d’énergie.
— Des nouvelles des autres ?
— Tonfa est toujours à l’IML. La Sardine fait la tournée des boîtes destroy, en quête des potes d’Anne Simoni. Quant à Miss Brocante, elle doit arpenter les quais en guettant le lever des rideaux de fer.
Kripo avait surnommé Audrey ainsi parce que ses vêtements avaient toujours l’air de sortir d’un vide-grenier. Ce qu’Erwan comprenait, c’était que malgré ses conseils, aucun d’entre eux n’était allé dormir. Il décida finalement d’en faire autant — il se reposerait dans l’avion.
— Okay. Je vais prendre une douche et gratter de mon côté sur l’Homme-Clou. On se retrouve tous ici à 9 heures.
— C’est ça. Apporte les croissants.
— C’est quoi, c’est carnaval ?
Après avoir encaissé la nouvelle de Luzeko — la lettre de menace adressée à son fils venait de Kabongo, c’est-à-dire du pouvoir central de Kinshasa —, Morvan avait passé en revue tous les hommes à Paris liés de près ou de loin à Kabila. Il n’avait pas mis longtemps à retenir dans sa top-list Youssouf Ndiaye Mabiala, dit le Khmer noir. Un communiste fanatique d’origine luba, réputé pour se nourrir de quelques olives et vouloir exécuter tous les riches de la planète. Assez étrange qu’un tel lascar se soit acoquiné avec le gouvernement Kabila mais Morvan avait renoncé depuis longtemps à saisir les contradictions africaines. D’après ses renseignements, le Khmer noir résidait à Paris depuis quatre ans en tant que réfugié politique (il se faisait passer pour un opposant du clan qu’il servait et vivait aux frais de la princesse). Violent, tyrannique, stupide, il avait fait ses armes dans la région des Grands Lacs durant les deux guerres du Congo.
Morvan en était là de ses recherches quand il avait justement reçu un appel du coco en personne — parfait exemple de synchronicité. Celui-ci lui donnait rendez-vous dans un parking souterrain de Nanterre. Argument de poids : il tenait Loïc.
Avec fatalisme (il n’avait même pas eu le temps de savourer son soulagement concernant Gaëlle), il avait repris sa bagnole. Durant le trajet, il avait hésité à prévenir Erwan puis avait renoncé : plus dangereux qu’utile. Alors qu’il s’engageait sur le boulevard circulaire, au pied de la Défense, un nouveau coup de fil l’avait guidé à travers les méandres de Nanterre jusqu’à une obscure zone industrielle où un Congolais assurait un rôle de vigile.
Finalement, dans un sous-sol crasseux, des gaillards peints comme des squelettes l’attendaient en fumant et en picolant. Morvan songea aux milices qu’il avait croisées à la frontière rwandaise, dans le Kivu, où des soldats surarmés portaient des perruques et des masques en caoutchouc. Où est Loïc ?
— Pourquoi ces faces de clown ? insista-t-il.
Un des spectres s’avança :
— Prends-le de moins haut, Morvan. On est déjà bien bons de t’avoir appelé avant de foutre ton gamin dans la Seine.
Il ne répondit pas : il venait d’apercevoir son fils à l’arrière d’une Mercedes noire, tête dans les épaules. Son visage dessinait une tache blême dans l’habitacle, comme si on avait explosé une bouteille de lait sur la vitre.
Morvan eut un geste vers le calibre glissé dans son dos mais il serra les poings pour stopper son réflexe. Ne bouge pas, ne tente rien. Joue-la mollo. Les morts vivants étaient au moins six, équipés d’armes automatiques.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
Le Noir secoua la tête. À tous les coups, Mabiala en personne.
— On a envoyé un message à ton fils… Visiblement il sait pas lire le français.
— Et toi, tu sais pas l’écrire.
Le colosse rit en silence et s’approcha encore : ils étaient de la même taille. Au Congo, carrière rimait avec carrure. Si Morvan n’avait pas avoisiné les deux mètres, jamais il n’aurait pu s’imposer sur cette terre de colosses.
— C’était un avertissement, patron. Et ça, vous en avez pas tenu compte.
— De quoi tu parles, nom de dieu ? De Coltano ?
— Tss, tss, tss. Les magouilles doivent s’arrêter.
Morvan prit une inspiration. Ce rendez-vous lugubre allait peut-être permettre de clarifier les choses.
— Si tu penses qu’il y a magouilles, explique-toi.
— Les actions, patron, les actions…, chantonna le Noir. Vous êtes en train d’essayer de nous la mettre profond, nquilé…
Le « nous » amusa Grégoire : il doutait sérieusement que Mabiala soit impliqué dans les intérêts miniers du Congo. La solidarité des chiens envers leur maître.
— Si je te dis que c’est pas moi, ça servira à quelque chose ?
— Non.
— Qu’est-ce que je dois faire pour vous convaincre ?
Mabiala lança un regard à la voiture — façon de souligner ses arguments — puis revint planter ses yeux de carbone dans ceux de Morvan. Avec sa tête enfarinée, il rappelait les lutteurs noubas immortalisés par Leni Riefenstahl.
— Tu dois parler au général. Y a un vol demain matin pour le pays, à 8 h 20. (Il s’inclina et fit une révérence.) Sept cent treize euros, monsignèèèèère… Une paille pour votre bourse…
À l’idée de retourner dans le bourbier, il en avait déjà un haut-le-cœur. Quand donc les bamboulas lui lâcheraient-ils le jonc ?
— Ça changera quoi ? cracha-t-il. J’aurai pas plus d’arguments pour convaincre Kabongo.
— Trouves-en. Si c’est pas toi qu’achètes, trouve ceux qui le font. (Le Black frotta son pouce contre son index, produisant une vapeur de poudre blanche.) Cherche l’oseille, patron. Et ramène-nous l’ennemi sur un plateau.
— Je pourrai pas trouver d’ici demain matin.
— Le général, lui, il a pas de patience. Ça, non. Demande-lui un délai, et demande-le bien gentiment. Pendant ce temps, nous, on te garde ton gamin au chaud.
Mabiala l’enlaça par les épaules, sortit son portable — « Souris ! » — et se photographia aux côtés de Morvan en éclatant de rire. Puis il pianota sur son clavier pour sans doute envoyer la photo à Kabongo.
— Ça fera patienter le général… (Il regarda sa montre — la Jaeger-LeCoultre de Loïc.) T’as juste le temps d’aller faire ta valise.
Grégoire se vit dégainer et les abattre tous, en position de tir instinctif. Pam-pam-pam-pam ! La seconde suivante, il eut une vision très claire de son avenir proche : Paris-Kinshasa, se fader les conneries du général en costume Mao, Kinshasa-Paris, courir partout pour trouver qui était en train de la leur faire à l’envers. N’avait-il pas passé l’âge pour tout ça ?
— Je peux lui parler ? demanda-t-il en désignant la Mercedes.
— Sé sé sé. Va faire ta valise. Je trouve qu’on est déjà sympas de pas tous vous rôtir à la broche, nquilé de Blancs !
Le Khmer noir était soudain d’une gravité de bourreau. Il devait avoir cet air-là quand il coupait les mains ou les bras — « manches courtes, manches longues », disait-il — des électeurs qui ne votaient pas du bon côté.
Morvan acquiesça d’un hochement de tête. Il ne réussit pas à attraper le regard de Loïc mais il lui adressa un signe qui se voulait réconfortant. Il allait partir puis se ravisa : pas question de baisser son pantalon à ce point-là.
— Y a une différence entre toi et moi, murmura-t-il en revenant vers Mabiala. J’ai pas besoin de me poudrer le cul pour faire peur à mes ennemis.
Six heures du matin. Douché, rasé, habillé, Erwan se sentait d’attaque pour mener son briefing avant de s’envoler en direction de Brest. Mais il fallait d’abord interroger son père sur l’Homme-Clou.
Sans le vouloir, Kripo lui avait remis les idées en place : il devait fouiller la toile de fond de l’affaire. Que s’était-il passé exactement à Lontano, Katanga, entre 1969 et 1971 ? Et ensuite, durant près de quarante ans ? Avait-on simplement enfermé la bête et jeté la clé ?
Dans l’enfance d’Erwan, l’Homme-Clou avait remplacé les traditionnels sorcières et autres Barbe-Bleu. Chaque nuit, ce n’était pas un croquemitaine ni un vampire qui allait venir le chercher mais un jeune ingénieur belge portant une boîte à outils et des sacs de clous… Sans compter les sculptures effrayantes dans le bureau de son père. Il s’était toujours dit qu’un de ces démons avait mangé l’âme de son père. Voilà pourquoi le Vieux frappait sa femme.
Il se gara sous les platanes de l’avenue de Messine et prit l’escalier de service pour accéder directement à l’aile du Padre.
— Qu’est-ce que tu fous là ?
— Charmant, l’accueil.
Bizarrement, son père était déjà prêt lui aussi — l’uniforme standard : bretelles et chemise bicolore.
— Rentre, fit-il en regardant sa montre.
Le seuil donnait directement accès à un petit vestibule puis à la chambre-bureau. Erwan aperçut la valise ouverte.
— Tu pars en voyage ?
— Un aller-retour. L’affaire de deux jours.
— Où ?
— Kinshasa.
— Tu plaisantes !
Morvan empila plusieurs chemises dans sa valise format cabine.
— J’ai l’air de plaisanter ? Avec cette putain de chaleur, je suis bon pour me changer toutes les deux heures.
— Qu’est-ce que tu vas foutre là-bas ?
— Business. Café ?
— Je veux bien.
— Y en a du chaud dans la cuisine. Rapporte-m’en aussi.
Erwan s’exécuta. Il devinait que cette visite éclair au Congo était liée à Coltano et aux problèmes dont son père lui avait parlé. Il s’en foutait. Tout ce qui touchait au fric paternel le débectait. Il se demanda aussi s’il n’y avait pas un lien lointain avec le nouvel Homme-Clou…
Dans la petite cuisine, il trouva le café fumant dans la machine. À près de soixante-dix ans, le Padre menait ici une vie d’étudiant. Tout ça pour ça…
Il revint dans la chambre portant les deux mugs.
— Merci. Donne-moi des nouvelles de ta sœur.
— Tout va bien. Elle est chez elle et… calmée.
— J’espère bien. Où elle était encore partie, cette conne ?
— Je t’épargne les détails.
— T’as raison. J’ai un service à lui demander mais il vaut mieux que ça passe par toi.
Il revit Gaëlle vociférer sur le seuil de son appartement, roulée dans sa serviette-éponge. Il n’était pas sûr d’être le mieux placé pour lui demander quoi que ce soit.
— Quel genre de service ?
— On est vendredi. C’est le week-end de garde de Loïc. Il ne pourra pas l’assurer.
— Pourquoi ?
— Cas de force majeure.
— Me dis pas qu’il…
— Non. Il sera pas chez lui, c’est tout. Du moins pas ce soir. Il faudrait que Gaëlle aille chercher les petits à l’école et les garde chez lui jusqu’à son retour.
— Où est-il ?
— Désolé, je peux pas t’expliquer.
Morvan avait pris sa voix la plus posée. Malgré sa capacité à dissimuler ses vrais sentiments, Erwan le sentait anormalement nerveux. Son mug en main, il achevait sa valise : trousse de toilette, iPod, livres, serviette…
— Pourquoi ne pas demander à Sofia de…
Le Vieux laissa retomber son rasoir électrique, l’air accablé :
— T’as donc rien compris ? On n’a pas le droit à l’erreur.
— De quoi tu parles ?
— S’il y a divorce, Loïc doit être irréprochable. Cette salope italienne utilisera le moindre fait contre lui.
— Elle a pourtant promis d’enterrer la garde à vue, non ?
— Justement. Elle se servira de tout le reste.
Il ouvrit un tiroir de son secrétaire, attrapa un calibre dans son étui et le glissa entre deux chemises.
— Tu passes les contrôles avec ça ? s’étonna Erwan.
— Après quarante ans de boutique, encore heureux.
— Tu pars à la chasse ou quoi ?
— T’occupe. Qu’est-ce que tu voulais ?
— Parler de l’Homme-Clou.
Son père saisit une enveloppe bourrée de cash, feuilleta rapidement la liasse (que des billets de cent) puis la fourra dans sa poche de veste, avec son passeport.
— C’est vraiment pas le moment.
— M’oblige pas à te convoquer au 36.
— T’es en bagnole ? sourit Morvan. Emmène-moi à Roissy. On discutera en route.
— Quand je suis arrivé à Lontano, il avait déjà tué quatre femmes.
— T’étais en poste au Gabon, pourquoi t’envoyer au Zaïre ?
— Parce que la dernière victime était française, on voulait que j’aille voir tout ça de plus près.
— Resitue-moi le contexte. Parle-moi de Lontano.
— C’était une immense zone d’habitation, une ville nouvelle qui abritait tous les ingénieurs, cadres et contremaîtres du secteur minier. Des Belges en majorité. Des écoles accueillaient les enfants. L’université formait l’élite. À cette époque, ça faisait beaucoup de monde, pas un Noir n’avait encore accès à un boulot qualifié.
— Quand les meurtres se sont produits, ça a dû être la panique, non ?
— Plus personne n’osait sortir. En fait, plus personne ne voulait rester. La ville a connu un exode massif. Les Belges préféraient être rapatriés. Côté Noirs, c’était pas mieux : ils étaient persuadés qu’un démon rôdait et ne voulaient plus travailler dans les zones où le tueur avait déposé une de ses victimes. Toute la région était à l’arrêt.
Erwan ne pouvait s’empêcher de penser qu’il était né là-bas. Son père avait raison : ce lieu funeste pouvait apparaître comme une malédiction. À défaut de fées, c’était un tueur en série qui s’était penché sur son berceau.
— Que foutait la police ?
— Il n’y avait pas de police zaïroise et les Belges ne trouvaient rien. À leur décharge, il n’y avait alors qu’une seule voie d’investigation : les témoignages. Or personne ne savait rien. En tout cas, c’était la loi du silence. Tu mets pas le deux-tons ?
Erwan parvenait porte de la Chapelle. Il prit la direction de l’E19, l’autoroute du Nord.
— Non. On a encore le temps et je veux tous les détails.
— Pour ça, faudrait aller à l’aéroport à pied.
— Le gouvernement zaïrois t’a autorisé à enquêter ?
— Les Blacks m’attendaient comme le messie. L’affaire était revenue aux oreilles de Mobutu qui voyait d’un très mauvais œil l’exode de Lontano. Il redoutait le moment où toutes les mines du coin seraient obligées de fermer.
— Les Belges ont coopéré ?
— Ils avaient d’autres chats à fouetter. L’urgence était de rétablir l’ordre dans la ville. Leur erreur avait été de soupçonner les Africains, à cause des rituels magiques du tueur. Les Blancs s’en sont mêlés. Il y a eu des affrontements, des lynchages. Quand je suis arrivé, on était au bord de la guerre civile.
— Par quoi tu as commencé ?
— J’ai repris l’enquête de zéro. Les Belges avaient fait une découverte intéressante. Les pratiques de l’Homme-Clou étaient inspirées par une magie qui n’avait rien à voir avec le Katanga. Des rites du Mayombé, une région située à l’embouchure du fleuve Congo, à plus de mille cinq cents kilomètres à l’ouest. Le réflexe des flics avait été de chercher parmi les ouvriers des gars appartenant à l’ethnie yombé.
— Ils en ont trouvé ?
— Des centaines. Au Zaïre, le Katanga, c’était l’eldorado : on venait de partout pour y bosser. Ils se sont enfoncés eux-mêmes dans cette impasse. En fait, ils pouvaient même plus approcher les ghettos noirs sous peine de se faire lyncher à leur tour. Pendant ce temps-là, les victimes se multipliaient.
— Quel était leur profil ?
— Toujours le même : une jeune fille de bonne famille, étudiante ou travaillant dans les bureaux des sociétés minières. Des poulettes que tout le monde connaissait, qui dansaient le samedi soir à la salle des fêtes au son de « I’m a Man » ou de « Yellow River ».
— Tu te les rappelles ?
Le Vieux se mit à débiter, sans la moindre hésitation :
— Octobre 69 : Ann de Vos, vingt et un ans, étudiante en biologie. Décembre 69 : Sylvie Cornette, dix-neuf ans, secrétaire à la scierie Fyt Kolenmijn. Mars 70 : Magda de Momper, vingt ans, étudiante en lettres. Mai 70 : Martine Duval, dix-huit ans, étudiante en hypokhâgne.
— Tu te souviens de chaque nom ?
— Elles ont jamais quitté ma mémoire. Et encore, celles-là ont été tuées avant que je commence l’enquête. Celles qui sont mortes après, c’est comme si elles avaient appartenu à ma propre famille. (Le regard fixé sur la route, il reprit sa déclamation :) Novembre 70 : Monika Verhoeven, vingt-quatre ans, géologue chez Mangaan Corp. Février 71 : Anne-Marie Nieuwelandt, vingt et un ans, traductrice au consulat de Belgique. Avril 71 : Catherine Fontana, vingt-trois ans, infirmière au dispensaire du kilomètre 5. Mai 71 : Colette Blockx, vingt-deux ans, mère au foyer avec un nouveau-né de quatre mois. Novembre 71 : Noortje Elskamp, vingt ans, religieuse… Magne-toi, je vais finir par rater mon avion.
Erwan accéléra sans répondre. Ils venaient de dépasser le Stade de France, à Saint-Denis.
— Le tueur procédait toujours de la même manière, poursuivit Grégoire. Enlèvement, tortures, mutilations, dépose dans un coin de brousse. On ne retrouvait jamais de trace ni d’empreinte. Il frappait toujours durant la saison des pluies. Une seule averse et tout était balayé.
— Il attendait la pluie pour cette raison ?
— Non. Selon ses croyances, la mousson provoquait un afflux d’esprits, donc de danger. Il devait renforcer sa protection à ce moment-là. Il avait alors besoin d’un puissant fétiche — une victime.
— Ces meurtres me semblent trop espacés pour tenir en une seule saison.
Un sourire échappa à Morvan :
— T’es bien un flic ! Au Katanga, la saison des pluies dure huit mois, d’octobre à mai. Ça te donne une idée du bourbier.
Erwan remarqua en passant que le nouvel Homme-Clou ne respectait pas cette condition. Il n’avait pas plu dans la nuit du 7 au 8 septembre sur la lande de Kaerverec et il faisait plein soleil le mardi 11 septembre à Paris.
— Et les clous, les tessons, les morceaux de miroir ?
— Tout venait des décharges, des stocks des mines ou des usines. On n’a jamais pu retracer leur origine exacte. Encore une fois, c’était un autre temps. Et c’était l’Afrique…
Erwan parvenait aux abords de l’aéroport. Il n’aurait pas le temps d’entendre toute l’histoire.
— Comment l’as-tu chopé ? demanda-t-il abruptement.
— J’avais vingt-cinq ans. C’était ma première enquête criminelle. J’avais pas la moindre idée de la marche à suivre mais je suis entré, comment dire, en résonance avec ce tueur, avec sa folie. J’ai compris que la magie était noire mais que le tueur était blanc.
— C’est dans tous les manuels de criminologie : les tueurs en série s’attaquent en priorité à leur propre ethnie.
— À l’époque, les bouquins dont tu parles n’étaient pas écrits. Je me suis lancé à la recherche d’un Occidental qui aurait grandi ou vécu dans la région du Mayombé.
— C’est comme ça que t’as repéré Pharabot ?
— Non. Pas mal de Blancs avaient bossé un peu partout au Congo, notamment au Mayombé. Je pouvais pas interroger tout le monde. J’ai essayé de resserrer la liste de mes suspects en me fondant sur le profil du tueur.
— Tu veux dire… psychologique ?
— Pas vraiment. Je m’en suis tenu aux faits concrets. Quels savoir-faire impliquaient les meurtres, quelles connaissances, quelles croyances. Mon client était un Blanc qui avait pratiqué la magie yombé, c’est-à-dire qu’il avait vécu là-bas mais aussi fréquenté la communauté noire. Le gars connaissait la brousse comme sa poche : la dépose des corps le prouvait. Un homme de terrain — ingénieur, géologue, contremaître…
Erwan ralentit en vue des aérogares. Chaque seconde gagnée lui valait une information supplémentaire.
— J’ai alors croisé plusieurs données, continua Morvan, les lieux, les heures, les alibis de chacun de mes suspects. J’ai agi avec minutie, méthode. Vraiment le genre laborieux. Le pire, c’était que le tueur continuait à tuer. Ça me rendait dingue mais je pouvais pas aller plus vite. D’autant plus qu’on m’avait aussi assigné des missions de surveillance et de maintien de l’ordre dans les mines.
— Comme di Greco ?
— Exactement. À la cinquième victime, je suis moi-même allé chercher en avion un toubib français que je connaissais au Gabon pour qu’il pratique une autopsie digne de ce nom. Grâce à ça, j’ai fait une découverte : les ongles et les cheveux à l’intérieur du thorax.
— Ça t’a aidé ?
— Non. Ça a juste confirmé que le cinglé suivait les rites yombé.
— Finalement, comment tu l’as identifié ?
— Comme d’habitude : un coup de chance. La dernière victime, Noortje Elskamp, la religieuse, travaillait dans un dispensaire ouvert aux Noirs. J’ai interrogé les autres infirmières. Je leur ai demandé si elles avaient remarqué un mec au comportement bizarre qui rôdait dans le coin. Ou simplement un Blanc qui se faisait soigner ici. À Lontano, tous les Européens allaient à l’hôpital officiel, la Clinique blanche. Le dispensaire, c’était pour les Blacks.
— Ça a donné quelque chose ?
— Un jeune ingénieur était venu plusieurs fois pour se faire vacciner contre le tétanos. Ce qui était absurde : une fois qu’on est vacciné, on l’est pour des années. J’ai compris que je tenais mon client.
— À cause de la rouille des clous ?
— Exactement. Après chaque sacrifice, il venait se faire piquer. Ce qui était, au passage, une connerie : le tétanos provient de la terre et non du fer.
— Tu l’as arrêté ?
— Au nom de quoi ? Usage de vaccins abusif ? Pharabot correspondait exactement au profil que j’avais établi mais c’était un gamin que tout le monde aimait. Ses patrons l’appréciaient, ses ouvriers le respectaient.
— Qu’est-ce que t’as fait ?
— J’ai pris mon calibre et je suis allé l’abattre. Il s’est enfui dans la brousse et je l’ai rattrapé.
— Mais tu ne l’as pas tué.
— Non.
— Pourquoi ?
— Je me pose encore la question.
La sortie pour Roissy 2E était en vue. Fin de la première audition. Erwan s’orienta vers la zone des départs et montra sa carte pour accéder au plus près des portes.
— Tu crois que tu le connais ?
— Qui ?
— Le tueur d’aujourd’hui.
— Lui me connaît. Ou il a enquêté sur moi. Le choix d’Anne le prouve.
— Et Wissa Sawiris ?
— Celui-là, je ne l’explique pas. À moins de faire le lien avec di Greco mais ça me paraît vraiment tiré par les cheveux.
— Tu ne m’as rien dit sur lui. À l’époque, il a participé à l’enquête ?
— Non. Les patrons des exploitations françaises cherchaient un gars solide pour faire régner l’ordre dans les mines. J’ai proposé di Greco que j’avais connu au Gabon. Il est venu bosser deux années à Lontano.
— C’est tout ?
Morvan hésita :
— Il était… fasciné par cette histoire de tueur. Je crois que c’était devenu une obsession pour lui. Mais va pas te monter la tête.
— Quand tu l’as revu en France, il t’a reparlé de cette époque ?
— Jamais. C’est pas des bons souvenirs.
Le Vieux mentait mais Erwan n’avait plus le temps d’insister.
— Y a forcément un lien entre Kaerverec et Charcot.
— Oublie l’institut. Pharabot est mort y a trois ans. (Il regarda sa montre.) Faut que j’y aille. Je vais rater mon vol.
— Durant toutes ces années, t’es jamais allé le voir ?
— Jamais.
— Il a passé quarante ans en Bretagne ?
— Non, il a d’abord été interné à Kinshasa puis en Belgique. Ce n’est que dans les années 2000 que la France a proposé de récupérer le fauve. Charcot avait un nouveau programme, je sais pas quoi. Les Belges étaient trop contents de s’en débarrasser.
Le Vieux attrapa sa valise à l’arrière puis saisit la poignée de la portière.
— Attends ! J’ai encore des questions.
— J’ai plus le temps, là, protesta Morvan.
— Les victimes ont le crâne rasé, pourquoi ?
— Pour accentuer la ressemblance avec les fétiches en bois, les vrais minkondi.
— Les miroirs devant les yeux ?
— Ça symbolise le don de voyance. Un nkondi de ce genre peut voir l’avenir.
— Essaie de te souvenir de tous ces rituels. Il n’y en a pas un qui pourrait trahir le tueur aujourd’hui ? Avec nos moyens actuels d’analyse ?
Morvan réfléchit quelques secondes. Il puait l’eau de toilette d’Hermès mais quoi qu’il fasse, il suintait surtout une sourde menace, une puissance latente.
— Pour activer son fétiche, le nganga lui crache dessus, l’arrose de vin de palme… Pharabot était allé plus loin : il faisait couler son propre sang sur le crâne et les épaules de la victime.
— Ça signifie que…
— Les femmes portaient sa signature ADN, oui. Mais à l’époque, ça me faisait plutôt une belle jambe.
— Tu penses que notre meurtrier fait la même chose ?
— S’il veut suivre avec précision le même rituel, oui.
— Il laisserait son ADN sur le corps ?
— S’il est aussi fou que son modèle, il n’a pas le choix. Il doit se protéger des esprits.
— Je croyais qu’il se vengeait de toi.
— L’un n’empêche pas l’autre.
— Qui est au courant de ce détail ?
— Personne. Pharabot me l’a avoué des années plus tard, au moment du procès. (Morvan éclata d’un rire sinistre et lui donna une bourrade dans l’épaule.) T’as de quoi gamberger, là…
— Tu reviens quand ?
— Si tout se passe bien, demain matin.
— Et si tout se passe mal ?
— Alors, ça sera dans les journaux.
Erwan ne releva pas la boutade — il espérait que c’en était une.
Son père ouvrit la portière mais s’arrêta :
— J’allais oublier.
Il lui tendit une enveloppe, format courrier.
— C’est quoi ?
— La liste des michetons de Gaëlle.
— Tu vas pas recommencer !
— C’est pour que ça recommence pas que tu vas aller les voir. Fais-leur passer le goût de ta sœur. Je veux plus de problèmes de ce côté-là.
Nervosité extrême dans la salle.
Audrey se tenait tordue sur sa chaise, bloc en main, toujours habillée comme si son idée de la séduction se résumait à donner son corps à la science. Tonfa avait l’air d’un catcheur qui a oublié sa cape. La Sardine la jouait sportive, survêtement noir aux couleurs d’un club de foot anglais. Quant à Kripo, il apportait comme d’habitude sa touche bohème : veste en velours carmin, gilet de soie gris, catogan qui lui donnait l’allure d’un bandit de grand chemin.
Un intrus s’était glissé dans les rangs : un jeune type en chemise blanche et costume noir mal coupé, portant en bandoulière un cartable en toile. Il ressemblait aux jeunes cadres qu’on croise le matin à Manhattan.
Présentations : le nouveau, dont le visage lui disait quelque chose, était Jacques Sergent. Erwan lui proposa de s’asseoir dans un coin. Sous-entendu : « Pas un mot. »
— J’ai du nouveau sur les quais, attaqua Audrey.
— Côté terre ?
— Côté Seine : la Fluve a recueilli le témoignage d’un marinier qui a vu un Zodiac amarré quai des Grands-Augustins aux environs de quatre heures du matin.
Le mot « Zodiac » lui rappela Kaerverec. Une idée absurde lui traversa l’esprit : le tueur était venu de Bretagne à bord de son embarcation.
— On a l’heure exacte ?
— Non. Le mec a juste remarqué qu’il était amarré dans la direction de Bercy.
— Une immat’ ?
— Non. Sa péniche voguait dans l’autre sens.
— Quel modèle ?
— Un des plus gros du marché. Un truc qu’utilisent les commandos de marine. Ils appellent ça un ETRACO.
— Je connais.
— Je me suis déjà renseignée : y en a des centaines en circulation.
— Tu prends des gars d’autres groupes et vous vous fadez la liste.
— J’en étais sûre…
Erwan se tourna vers Tonfa :
— L’autopsie ?
— Riboise a toujours pas fini. Il est en train d’ouvrir la bête.
Le flic avait donc quitté son poste de veille pour assister à la réunion — totalement illégal.
— Pour l’instant, qu’est-ce qu’on a ?
Le colosse s’empara de son petit carnet :
— Soixante-quatorze clous, vingt-deux morceaux de verre — miroir, tessons de bouteille, débris de vitre… — et d’autres fragments de métal divers et variés.
— On m’a parlé de fibres, c’est quoi ?
— A priori, du crin de cheval ou du raphia. L’IJ précisera.
— Selon Riboise, combien de temps ont pris ces mutilations ?
— Ça a pu aller vite, avec un pistolet à clous.
L’utilisation d’un tel engin ne cadrait pas avec le caractère sacré du sacrifice. En même temps, Erwan imaginait la chronologie des faits : Anne enlevée vers 18 heures, dépose du corps à 4 heures. Ça laissait une dizaine d’heures à l’assassin pour emporter sa victime dans un lieu sûr, la torturer, la mutiler puis la ramener quasiment là où il l’avait cueillie.
— T’as fourgué les scellés à l’IJ ?
— J’ai fait une deuxième livraison, ouais.
— Qui dirige le groupe ?
— Cyril Levantin.
Le meilleur du labo : une bonne nouvelle.
— Toujours rien, côté ongles et cheveux ?
— On en saura plus en fin de matinée : Riboise a les mains dans le moteur.
Erwan se tourna vers la Sardine :
— Anne Simoni, ses réseaux sociaux ?
— Pour l’instant, que du standard. Mais y a un dossier verrouillé dans son ordi. J’ai demandé de l’aide aux nerds de l’étage.
Encore une fois, il songea à Kaerverec. Les deux enquêtes s’enchaînaient trop vite : la seconde était hantée par la première.
— C’est tout ?
— On s’est parlé à trois heures du mat.
— Creuse du côté d’éventuelles activités politiques.
— Comme quoi ?
— Altermondialisme. Anarchisme. Ce genre de conneries.
— Je crois qu’elle avait raccroché.
— Gratte tout de même. Vois aussi du côté sexe.
— Pour l’instant, son disque dur est kasher, à part le dossier inaccessible. Tu penses à un truc en particulier ?
— Le SM.
Un piano mécanique retentit dans la salle. La musique d’un vieux film de gangsters, Borsalino, avec Alain Delon et Jean-Paul Belmondo. La Sardine se mit à palper fébrilement ses poches pour trouver son portable puis il bondit vers la porte en marmonnant des paroles sucrées.
— Kripo, les fadettes ?
Le Luthiste parut mal à l’aise :
— Elle a appelé plusieurs fois la même personne le dernier jour…
— Quel numéro ?
— Il était protégé. On a mis la nuit pour…
— Quel numéro ?
— Celui de ton père. Son portable perso.
— On sait qu’ils se connaissaient.
— Ça n’explique pas pourquoi elle l’a appelé six fois en quelques heures.
— Je lui demanderai moi-même.
Il réalisa qu’il avait complètement oublié de l’interroger, en voiture, sur Anne Simoni.
— Les images vidéo ?
— Rien de neuf. La fille s’est volatilisée sur le pont d’Arcole. On fait un appel à témoins.
— C’est tout ?
— C’est tout.
Erwan frappa dans ses mains, à la fois pour balayer son malaise et stimuler les troupes qui lui paraissaient, malgré leur bonne volonté, en sous-régime.
— Audrey, tu tapes la perquise chez la victime ce matin. Vas-y avec Favini : il a déjà fait l’état des lieux.
— Pas de problème.
— Tonfa, tu retournes à l’IML pour la fin de l’autopsie.
— Et moi ?
Les regards se tournèrent vers la voix. Jacques Sergent avait la main levée. Comme à l’école. La petite trentaine, très brun, des traits ordinaires hormis un nez busqué et proéminent — modèle toucan —, un front déjà dégarni.
— Toi ? reprit Erwan. Tu te colles aux fadettes avec Kripo.
Le jeune flic acquiesça : rien de folichon mais il était intégré au groupe, c’était déjà beaucoup.
Erwan regarda sa montre :
— Kripo, dans l’immédiat tu m’emmènes à l’aéroport.
Pendant que l’alsacien briefait rapidement Sergent, Erwan passa dans son bureau et regroupa ses affaires. Il trouva une bouteille d’eau et la vida d’un trait. Il avait la gorge comme un four à pain. Soulagement. Pourtant, il s’en voulait de céder à ce besoin — il méprisait, par principe, les gens qui se désaltèrent pour un oui ou pour un non. Il y voyait la basse satisfaction d’un instinct plus bas encore. Presque un vice.
Erwan éprouvait de nombreuses aversions de ce genre, complètement absurdes. Au fond, il agissait souvent en fanatique religieux, haïssant sa propre nature, toujours à deux doigts de la flagellation. Le problème, c’est qu’il n’avait pas de dieu à qui s’adresser.
Coup d’œil à sa montre : qu’est-ce que foutait Kripo ?
Il en profita pour appeler Levantin, le coordinateur de l’IJ.
— Morvan. T’as reçu les nouveaux scellés ?
— Je suis dessus.
— Les premiers ont donné quelque chose ?
— Si tu me disais ce que tu cherches, ça m’aiderait.
— D’abord, l’origine et la composition des clous, des tessons, etc. Pour l’instant, c’est notre seul lien avec le tueur.
— À première vue, cette quincaillerie pourrait sortir de n’importe quelle décharge.
— Tu bosses pas « à première vue » et tu m’as habitué à mieux que ça. Le tueur d’aujourd’hui imite un assassin des années 70, qui frappait au Zaïre.
— Et alors ?
— Un lien avec l’Afrique est possible. Analyse la composition des métaux, du verre, de la rouille.
— À condition d’avoir les réquises.
— T’auras tout ce que tu veux : combien de temps pour du concret ?
— J’ai plusieurs dizaines de scellés. Faut compter au moins deux jours dans le meilleur des cas et en admettant que le 36 paie le tarif rush hour pour…
Erwan ferma les écoutilles. Ces problèmes de paperasse, de temps d’analyse, de budget lui vrillaient les nerfs.
— Fais le maximum. Je veux savoir aujourd’hui d’où viennent ces putains de clous.
— Bien, chef.
— Autre chose : Tonfa t’a parlé de la salive ?
— Non.
— Avant de les planter dans la chair, le tueur suce peut-être les clous.
— Si c’est le cas, ça va pas être facile d’en retrouver la trace. Encore une fois, le corps est un bourbier.
— Tu peux faire des miracles.
— On cherche aussi du sperme ?
— Pas du sperme, du sang. Parmi ses rituels délirants, le meurtrier a pu faire couler le sien sur la victime, afin de créer un lien… physique avec elle.
— C’est de la sorcellerie ?
— Appelle ça comme tu veux mais cherche des échantillons dont le groupe serait différent de celui de Simoni. Commence par la région du crâne.
— C’est un boulot de prélèvement énorme !
— Tu réquisitionnes toute ton équipe, t’appelles d’autres labos : y a le feu.
— Et si le tueur et la victime sont du même groupe ?
— Alors on l’a dans l’os. T’as reçu les scellés de Bretagne ?
Erwan avait fait revenir les cheveux et les ongles découverts dans l’abdomen de Wissa.
— Les éléments de Brest matchent avec la fille des Grands-Augustins, aucun doute possible. Je sais pas à quoi ça rime mais la rime est riche.
Le nouvel Homme-Clou avait donc prélevé les mèches et les ongles d’Anne avant le meurtre de Kaerverec. Quand ? Comment ?
— Tu m’appelles dès que t’as du nouveau.
En raccrochant, il fut pris d’un élan d’optimisme irrationnel : Levantin allait trouver l’origine des clous, ou bien isoler sur le corps d’Anne Simoni un sang dont l’ADN serait fiché au FNAEG.
— On y va ?
Kripo se tenait devant lui, manteau sur le dos.
— On fonce, tu veux dire.
Ils dévalèrent les escaliers du 36. Erwan serrait contre lui son cartable, bourré des PV de ses flics — la plupart écrivaient plus vite que leur ombre, tapant leurs rapports en voiture sur leur ordinateur portable. Cette prose l’occuperait durant son vol jusqu’à Brest.
Il avait envie de retourner en Bretagne comme de se couper un bras.
Grégoire Morvan avait opté pour un vol direct. Huit heures seulement pour atteindre Kinshasa.
Installé dans la cabine des premières, entouré de diplomates noirs et de patrons blancs, il s’agitait sur son siège en priant pour que le sommeil vienne — il avait pris un somnifère, en plus de ses anxiolytiques, et ne se souvenait plus si tout ça était compatible.
Il était surtout inquiet pour les siens. Pour son aîné, qui venait d’hériter d’une affaire qui le dépassait. Pour son cadet, aux mains de Négros survoltés. Pour sa fille, lancée dans une grande mission de destruction d’elle-même et de sa famille.
Il s’efforça de se rassurer. Erwan était le meilleur flic qu’il connaisse — après lui. Les ravisseurs de Loïc ne bougeraient pas une oreille sans un ordre de Kabongo. Quant à Gaëlle, elle finirait bien par se calmer. Même sa colère s’émousserait avec les années. Sa mission à lui était de la protéger jusque-là.
Pour se changer les idées, il ouvrit son ordinateur et relut le mail que Loïc lui avait envoyé dans la nuit. Jean-Pierre Clau, le géologue, s’était tué en hélicoptère deux mois auparavant. Il devinait entre les lignes les soupçons de son fils. Sceptique à propos d’une OPA contre Coltano, Loïc penchait plutôt pour un délit d’initiés : le scoop des nouveaux gisements avait fuité et un ou plusieurs financiers voulaient entrer dans la danse. Dans un tel scénario, les géologues pouvaient être les informateurs. Mais Morvan n’y croyait pas. D’abord, il connaissait les zigues : des pros. Ils avaient rempli sa mission puis étaient passés à autre chose. Ensuite, la mort de Clau ne signifiait rien : travailler en Afrique était déjà en soi un boulot à risque. Il appellerait les autres et leur tirerait les vers du nez. Il consulta le cours de l’action : encore deux points de gagné. Merde. Qu’allait-il dire à Kabongo ?
Son esprit devint confus. Effet du somnifère. Il songea à un détail : il appela des agents à la DCRI et leur ordonna de faire réparer les dégâts causés chez Loïc par les bamboulas. Pas question d’accueillir Milla et Lorenzo dans un appartement aux portes et fenêtres éventrées.
Il referma son ordi et plaça sur ses yeux un masque pour dormir. S’il parvenait à expédier Kabongo en une heure ou deux, il pourrait reprendre le vol du soir : il serait à Paris demain.
L’Homme-Clou traversa ses pensées. Il se remémora, mot pour mot, l’histoire qu’il avait servie à Erwan. Un savant mélange de vrai, de faux et d’omissions. Il savait que son fils reviendrait à la charge. Lui devait s’en tenir à sa version, ne pas dévier d’un millimètre sous peine d’ouvrir la porte des Enfers.
Dans son demi-sommeil, il revint à son obsession : les événements récents étaient le fruit d’une vengeance concertée. Les meurtres à l’africaine, la bague retrouvée à Sirling, le choix d’Anne Simoni, les attaques contre Coltano… Qui est derrière tout ça ?
Il sombrait dans l’inconscience mais s’accrochait encore à un semblant de lucidité.
Alors elles apparurent. Les seules femmes de sa vie.
Nues, crâne rasé, elles étaient enterrées ou simplement recroquevillées dans les sillons d’une terre sèche. Elles hurlaient sans que leur bouche produise le moindre son. Des croix gammées sur leur front suintait un pus noir qui s’insinuait dans l’humus et le fertilisait.
Leurs corps, comme huilés, rappelaient les formes à la fois sensuelles et répugnantes des célèbres poivrons photographiés par Edward Weston. D’ailleurs, ces créatures n’avaient ni mains ni pieds mais des crochets ou des racines.
Ces monstres n’étaient pas ses compagnes, mais ses mères.
Il leur devait la vie.
Du déjà-vu. Les trois mousquetaires l’attendaient comme la première fois à la cafétéria de l’aéroport. Ils ne portaient plus leur long ciré noir et étaient visiblement heureux de le retrouver. Ils s’accordèrent un café avant de prendre la route de l’UMD. Erwan leur devait des explications mais il leur demanda d’abord des nouvelles à propos de di Greco.
Son suicide était validé mais rien de nouveau concernant son implication dans le meurtre de Wissa. Aucune arme blanche dans sa cabine. Aucune trace dans son ordinateur d’un quelconque projet d’exécution. Aucun contact non plus avec le lieutenant Gorce et ses Renards. Pas la moindre preuve que l’amiral et l’apprenti pilote se soient vus dans la nuit du vendredi. Affaire classée, sans lien avec la disparition du copte. L’enquête sur le meurtre de Wissa continuait, en mode mineur, mais aucun juge n’avait été saisi et Muriel Damasse avait réclamé l’ensemble du dossier — Verny ne comprenait pas pourquoi.
Enchaînement facile, Erwan révéla son premier scoop, c’était le meurtrier de Kaerverec qui venait de frapper en plein Paris.
— Comment pouvez-vous en être certain ? s’étonna le gendarme.
— Je vous ai apporté une brève synthèse, fit-il en tendant à chacun quelques feuillets.
Kripo, toujours bienveillant, avait rapidement rédigé ces notes. Les militaires lurent en silence. Histoire de les achever, Erwan sortit de son cartable les photos du corps d’Anne Simoni.
— Le mode opératoire est identique, clous, tessons, miroirs, ablation d’organes compris. Sans parler du crâne rasé et du viol anal. L’autopsie est en cours.
Le Guen, toujours aussi rouge, attrapa un des tirages.
— Ça nous dit toujours pas ce que vous allez faire à Charcot.
Erwan rangea les clichés, prit son souffle et résuma les liens avec le passé. L’histoire de l’Homme-Clou. Son mode opératoire. Son internement en Bretagne dans les années 2000. La volonté de l’imitateur de frapper près de son lieu de décès.
— Sur ce tueur, intervint Verny, je veux dire l’africain, qu’est-ce que vous savez ?
Erwan donna des détails importés de Lontano. Des mots comme « sorcellerie », « réseaux d’énergie », « esprits » avaient de quoi les assommer.
— On y va ? conclut-il pour briser l’envoûtement.
Il s’installa à l’avant, côté passager. Archambault prit le volant, les deux autres montèrent à l’arrière. Tout ça avait décidément un goût de revival. Il songea aux parents de Wissa Sawiris mais n’osa pas demander de leurs nouvelles.
Pour son retour, la Bretagne lui offrait un tableau somptueux : ciel immaculé, soleil éclatant, reliefs tourmentés, bien nets, comme décapés par le vent. Des rocs noirs s’érigeaient sur des plaines de gazon gris, évoquant l’île de Pâques et ses totems de basalte.
— Vous vous êtes renseignés sur Charcot ?
— Dans la région, répondit Verny, tout le monde connaît l’UMD. On l’appelle la Cage aux monstres.
— C’est la réalité ?
— Non. Juste une prison spécialisée. Avec une partie pour la détention et une autre pour les soins. Ils traitent des patients dangereux, notamment des pédophiles. Ils pratiquent la castration chimique.
— C’est autorisé en France ?
— Aucune idée. Mais je pense pas qu’il y ait eu de réclamations.
— Vous avez prévenu de notre visite ?
Le gendarme eut un petit rire, qui ne lui ressemblait pas :
— J’ai même parlé de perquise !
— Pourquoi ?
— Pour être sûr de tout visiter.
À travers le pare-brise, le panorama reprenait des couleurs. Buissons rouillés émergeant des flaques, surfaces de vert chatoyant, floraisons de bruyère et d’hortensias. Erwan n’aurait su dire s’il était heureux de retrouver ces paysages. Il y avait en Bretagne une puissance qui inquiétait et épuisait à la fois. Au loin, la mer se gonflait comme le dos d’un animal fantastique. Ses écailles venaient se frotter à la lumière du ciel. Il songea à une respiration puissante, régulière. Une force au repos qui ne demandait qu’à se réveiller.
Son esprit dériva, revenant malgré lui à la blessure de la veille : sa sœur en bête de foire, les cuisses ouvertes sur son trône. Il ne se souvenait déjà plus des arguments de Gaëlle, plus forte pour la dialectique que pour l’équilibre psychique. Il se rappela tout à coup qu’il devait lui demander d’aller chercher les petits à l’école. Il opta pour un SMS, sans la moindre allusion à la nuit précédente. Gaëlle n’avait jamais refusé de garder les enfants de Loïc. Mystérieusement, elle considérait que cette mission faisait partie de ses devoirs.
Il leva les yeux : les panneaux indiquaient Locquirec, à la lisière du Finistère et des Côtes-d’Armor. L’institut n’était plus qu’à deux kilomètres.
À cet instant, son portable tinta — un SMS. Sans doute la réponse de Gaëlle. Il baissa les yeux.
Le dernier message auquel il aurait pu s’attendre : « J’ai checké avec mon avocate : on peut dîner. Ce soir ? Tu passes me prendre à 20 heures ? » Elle avait seulement signé d’un S.
À première vue, l’unité pour malades difficiles Jean-Martin Charcot ne différait pas d’une prison de haute sécurité. Mur d’enceinte haut de cinq mètres. Miradors surmontés de projecteurs aux quatre angles. Double rangée de fils barbelés cernant à bonne distance la forteresse. Les bâtiments étaient plantés sur une plaine rase ; les premiers bois devaient se trouver à un kilomètre : de quoi voir venir ou plutôt s’enfuir…
Le ciel s’était déjà couvert mais une lumière frémissante perçait çà et là, révélant des champs cultivés, des sous-bois, du bétail. À midi, des nappes de brume s’échappaient encore des sillons fertiles, donnant l’impression que la terre respirait.
Premier portail : celui des barbelés. Sous la clôture, des douves remplies d’eau. Cartes officielles. Photos. Empreintes digitales. Ni la Ford sérigraphiée ni les uniformes n’eurent valeur de passe-droits. Ils roulèrent plusieurs centaines de mètres jusqu’au bâtiment lui-même et son parking.
Nouveau contrôle. Laissant leur voiture, ils s’acheminèrent jusqu’à la porte blindée. La Cage aux monstres : l’idée paraissait de moins en moins farfelue. Dès le premier sas, ils durent se délester de leurs armes, ainsi que de tout objet métallique, de leurs portables et papiers d’identité, sous l’œil attentif des vigiles. Encore une fois, le fait d’être flic ou gendarme ne leur valut aucun traitement de faveur. Ces gardes étaient confrontés à un danger qui dépassait la banale délinquance : celui de la folie.
Encadrés par trois surveillants, ils accédèrent à la cour intérieure. Changement de décor : pelouses fraîchement tondues, terrains de sport, bâtiments blancs rénovés, drapeaux français et européen. Un vrai campus d’université. À gauche, un bloc compact qui devait être la prison elle-même — peu de fenêtres, encore des miradors, des clôtures, sans doute électrifiées. À droite, un édifice qui ressemblait à un hôpital standard : croix rouges, ambulances, signalisation au sol indiquant la direction des services. Des infirmiers fumaient sur le seuil, mains dans les poches, sabots aux pieds.
Un homme apparut, marchant d’un pas alerte en direction des visiteurs. Grand, athlétique, il devait avoir dépassé la soixantaine mais son sourire éclatant balayait les années avec insouciance. Son look preppy étonnait pour son âge : blazer à écusson, pantalon chino, mocassins bateau. Malgré sa crinière argentée, il paraissait sortir d’une salle de cours d’Oxford. Tout à fait raccord avec le décor. Sa poignée de main confirma le message : énergie et joie de vivre à revendre.
— Professeur Jean-Louis Lassay, psychiatre et neurologue. C’est moi qui dirige la boutique !
Erwan marqua son étonnement :
— Je croyais que les psychiatres et les neurologues se faisaient la guerre.
L’autre éclata de rire :
— Des blagues de journalistes ! Vous pensez bien que face à la complexité des maladies mentales, chacun a appris à coopérer, à associer son domaine d’expertise. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
Erwan présenta ses collègues puis, en quelques mots, exposa la raison de leur visite. Lassay ne parut pas surpris : comme tout le monde, il avait lu la presse du matin et noté les similitudes avec le mode opératoire de Thierry Pharabot. Erwan n’évoqua pas le meurtre de Wissa. Il venait chercher des infos, pas en donner.
— Allons boire un café ! s’exclama le psychiatre.
Erwan acquiesça sans entrain : le café était devenu une sorte de maladie sociale, un poison censé huiler les rapports humains mais qui laissait surtout des aigreurs d’estomac et des relents de bile dans la gorge.
Quelques portes et fouilles plus tard, ils pénétrèrent dans une salle de réunion dont les murs paraissaient être en plastique. Longue table entourée de chaises du même tonneau, supportant thermos et gobelets de polystyrène. Lassay avait intérêt à leur lâcher un scoop. Erwan ne s’était pas tapé cinq cents bornes pour se retrouver dans ce décor de réunion commerciale.
— Je ne vois malheureusement pas comment vous aider, commença le médecin. Thierry Pharabot est décédé il y a trois ans. En novembre 2009.
— Nous le savons. Le problème est qu’à l’évidence, un tueur s’inspire de sa folie. Une histoire vieille de quarante ans dont personne, ou presque, n’a entendu parler.
— Quelle est votre idée ?
Erwan ne renseignait jamais ses témoins mais il voulait gagner la confiance du psychiatre.
— Partons de la plus simple, fit-il en ouvrant les mains. Pharabot aurait pu influencer un autre détenu libéré depuis.
— Ici, on dit plutôt « patients »… Non, ça ne tient pas. Il vivait seul dans une cellule. Il sortait très peu. Et nous ne « libérons » pas, comme vous dites, des pensionnaires qui présentent un danger.
— Vous l’aviez placé en isolement ?
— Pas du tout. C’était un solitaire. Il n’avait presque aucun contact avec les autres. En dix ans, personne n’a vraiment percé son mystère.
— Le personnel soignant ?
— Non plus.
— Qui était son psychiatre traitant ?
— Mais… moi.
— Il vous parlait ?
— Je vous arrête : l’article 4 du Code de la santé…
Erwan remit les pendules à l’heure :
— Docteur, soit vous témoignez maintenant et nous gagnons un temps précieux, soit je contacte le conseil de l’Ordre pour obtenir une dérogation qui vous libérera du secret médical. Personne n’hésitera à trahir les confidences d’un assassin mort pour aider à arrêter un meurtrier vivant.
Lassay se racla la gorge. Erwan avait marqué un point.
— Comment résumer dix années d’échanges, d’analyses, de soins ?
— Je me contenterai des grandes lignes.
— Pharabot était un « schizophrène paranoïde ». Il souffrait d’un délire de persécution. Il était persuadé d’avoir été envoûté durant son enfance. Des esprits puissants lui parlaient, le menaçaient, le persécutaient… Sa seule arme était de fabriquer des sculptures chargées de contre-pouvoir… Des minkondi.
— Durant toutes ces années, son état n’a pas évolué ?
— Malheureusement, non. La psychiatrie est souvent impuissante à guérir. Elle vise seulement à soulager.
— On m’a parlé d’un nouveau traitement… En quoi consistait-il ?
— Nous avons essayé des molécules inédites. Les noms ne vous diraient rien. Disons que certaines le calmaient, d’autres l’aidaient à faire la part des choses entre réalité et délire. Mais les résultats n’étaient pas probants.
Verny, Le Guen et Archambault s’étaient mis à prendre des notes.
— De quoi est-il mort ?
— D’un AVC, pendant son sommeil. Ou d’une crise cardiaque, on n’a jamais su.
— Il n’y a pas eu d’autopsie ?
— Pour quoi faire ?
— Présentait-il d’autres symptômes de maladies physiques ?
— Pas du tout : il était en pleine forme. On a tous été surpris.
— Était-il agressif ?
— Non. Toujours calme. Très doux, même.
— Il n’y a jamais eu de problème ?
— Non. Mais les médicaments y étaient pour beaucoup.
— Vous avez des portraits de lui ?
— Aucun. Il refusait d’être pris en photo. Des superstitions africaines.
— Et pour votre dossier anthropométrique ?
— Nous avons des dossiers médicaux, pas des fiches de police.
— Mais vous avez bien reçu son dossier d’instruction ?
— Celui des années 70 ? Non. Depuis longtemps, Pharabot n’était plus qu’un patient transféré d’un hôpital à l’autre.
Erwan lui aussi avait sorti un petit carnet, gagné par l’atmosphère studieuse de la salle.
— Recevait-il des visites ?
— Jamais. En dix années, pas la moindre demande le concernant.
— La justice se préoccupait-elle de lui ?
— Non. Aucun juge ne s’est jamais manifesté. Tout le monde avait oublié Pharabot. Son destin était de mourir entre ces murs.
Ce ton compatissant agaça Erwan :
— Vous savez ce qu’il a fait, au moins ?
— Vous voulez dire… à Lontano ? Les faits marquants seulement.
— Ça n’a pas l’air de vous choquer.
— Ne croyez pas ça. Simplement, au fil des années, j’ai mieux compris sa folie et je crois que nous avions réussi, comment dire, à la… désamorcer.
— Je ne comprends pas.
— Pharabot vivait dans la peur des esprits. Il aurait sacrifié n’importe qui pour se protéger. Mais ici, cette obsession n’était plus qu’un symptôme parmi d’autres. Il n’était plus du tout la bête sauvage que vous imaginez.
— Je pourrais voir son dossier ?
— Non. Secret médical.
— On en a déjà parlé, je crois.
Le visage du psy se ferma :
— Sur ce sujet, je ne céderai pas. Demandez les dérogations que vous voudrez, revenez quand vous les aurez obtenues, mais pour l’instant vous devrez vous contenter de cette conversation. Il me semble que je fais déjà preuve de bonne volonté.
Inutile d’insister.
— Revenons à notre problème actuel : un homme, un tueur, s’inspire du passé de l’Homme-Clou pour frapper aujourd’hui. Il paraît très bien renseigné sur son mode opératoire et je pense qu’il savait que Pharabot était interné ici. N’avez-vous jamais remarqué quelqu’un qui rôdait autour de l’UMD ? Une présence inhabituelle ?
— Jamais.
— Pas de vol d’informations, de piratage ?
— Non.
— Il recevait du courrier ?
— Non plus.
Erwan se leva :
— On pourrait voir sa cellule ?
Le professeur haussa les sourcils :
— Qu’espérez-vous y découvrir ? Il est mort depuis trois ans !
— Elle est occupée ou non ?
— Je ne crois pas. On a remarqué qu’elle avait un effet… négatif sur les patients.
— Vous voulez dire qu’elle est hantée ?
Sourire de Lassay :
— On évite de tomber dans ce genre de pièges. Disons plutôt que, quoi que vous en pensiez, personne n’a oublié que la 234 était habitée par le plus dangereux de nos patients. Allons-y.
Les espaces intérieurs de l’UMD étaient cloisonnés, saucissonnés, verrouillés. Pas moyen de faire trois pas sans jouer de son badge ni être obligé d’ouvrir une porte à code. Grilles et parois blindées se succédaient. Aucune fenêtre ne donnait sur l’extérieur. Tout était blanc, lisse, sans la moindre prise ni aspérité. Un immense réfrigérateur dont chaque compartiment était fermé à double tour.
Des caméras de sécurité étaient fixées aux plafonds. Des vigiles dans des cages vitrées montaient la garde, avec à leurs côtés de superbes collections de menottes et de Serflex. Il ne se passait pas grand-chose. En dix minutes de marche, ils ne croisèrent personne, à l’exception d’un ou deux matons en blouse blanche. Pas un bruit dans les couloirs. Encore moins derrière les portes.
Un élément ne trompait pas : l’odeur. Un mélange d’urine et de médicaments rappelant à la fois la prison et l’hôpital.
Erwan songeait à son père : sa place aurait été dans un établissement de ce genre. À titre de preuve, il se remémora le jour où le Vieux avait enlevé Maggie et l’avait enfermée dans leur caveau de famille, à Montparnasse. Le gardien l’avait délivrée le lendemain matin, tremblante, traumatisée. Elle avait refusé de porter plainte. Erwan n’avait que quinze ans — il n’avait rien pu faire mais il était allé sur le lieu du crime. Il avait découvert que le caveau était vide : ni sépulture ni ancêtre. Aucune trace des Morvan-Coätquen.
Ils accédèrent au premier étage, celui des geôles — « des chambres », rectifia Lassay. En effet, tout était conçu pour faire oublier le dispositif d’incarcération. La lucarne de chaque porte était même voilée par un store de toile qui préservait l’intimité du patient.
— Vous êtes un établissement public ?
— Mi-public, mi-privé.
— Vous recevez des fonds de particuliers ?
— De quelques-uns, oui.
Erwan avait du mal à imaginer le profil des mécènes de ce type d’instituts. Remarquant sa surprise, Lassay sourit :
— Vous seriez étonné… Nous avons ici des pédophiles. Des familles de victimes nous versent de l’argent pour mener nos recherches. Le mal est une distorsion, une pathologie de l’homme. Il n’est pas étonnant que les premiers concernés, les parents des victimes, aient à cœur de financer nos travaux dans ce domaine.
Erwan laissa filer le discours. Son code génétique ne prévoyait pas de considérer les assassins et les violeurs comme des malades à soigner. Ils croisaient maintenant quelques patients qui déambulaient lentement, oscillant comme des Culbuto. Crâne rasé, yeux exorbités, jogging informe : ils avaient l’air complètement défoncés. Personne ne les surveillait mais ils semblaient si faibles qu’un enfant aurait pu les étaler d’un croche-pied. Ils lui faisaient penser à ces souches rongées par des termites qui, au moindre contact, s’effondrent en sciure.
Ils s’arrêtèrent sur le seuil d’une cellule. Lassay sortit son badge et déverrouilla la porte comme il l’aurait fait dans un hôtel.
— Voilà.
Un espace vide de sept mètres carrés environ. Pas de prise de courant ni de toilettes. Une table solidarisée au sol.
— Il n’a jamais changé de cellule ?
— Jamais.
Erwan commença à observer la pièce en mode Kripo, s’attardant sur les angles, les plinthes, à la recherche d’un détail, d’une trace de vie.
— Qu’espérez-vous trouver ? Des graffitis ?
— Quelque chose comme ça.
Lassay rit :
— Vous n’avez pas idée du mode d’existence de nos patients. Les vêtements, le matériel électronique, les affaires de toilette, tout est proscrit. A fortiori des stylos ou quoi que ce soit qui puisse devenir une arme. Ils ne peuvent quasiment rien toucher quand ils sont seuls.
Sur la pointe des pieds, Erwan se hissa jusqu’à l’étroite lucarne surélevée qui donnait sur les enclos de fil barbelé.
— Il détestait cette vue, souligna Lassay en s’approchant.
— À cause des clôtures ?
— Non. À cause des douves remplies d’eau. Il disait que les esprits se cachent dans ce genre d’endroits. Les Yombé redoutent les fossés, les flaques, les sources…
Erwan se souvint que Morvan lui avait parlé de l’importance de l’eau : Pharabot tuait à la saison des pluies, période de migration des esprits.
— Il ne sortait pas ?
— Rarement. Il avait peur de s’endormir au pied d’un arbre et de se transformer en fourmilière. Il vivait dans ce que les Africains appellent le « deuxième monde ».
Erwan regarda sa montre — il perdait son temps ici. Pharabot était fou à lier. Lassay avait raison : il avait été, du temps de Lontano, un monstre redoutable mais il était devenu un dément parmi d’autres, assommé par les médocs, en hibernation jusqu’à sa mort.
Le psychiatre parut deviner sa déception :
— Venez. J’ai quelque chose à vous montrer.
Nouveaux couloirs. Ils franchirent un sas qui donnait accès à une grande salle occupée par des tables, des chevalets, des pupitres. L’espace était désert — l’heure du déjeuner —, mais on y découvrait des dessins, des objets artistiques plus ou moins convaincants — certains étaient effrayants, d’autres semblaient avoir été confectionnés par des enfants maladroits.
— Vous pratiquez l’art-thérapie ?
— Il faut bien les occuper. (Il se dirigea vers une porte d’inox.) Nous conservons ici les pièces les plus réussies pour un projet d’exposition.
Dans le réduit en longueur étaient entreposées des œuvres de carton, de papier, de balsa — que des matériaux légers et inoffensifs. Erwan leva les yeux vers une étagère et resta pétrifié.
Une vingtaine de minkondi — pas plus hauts que trente centimètres — s’alignaient : des sculptures comme celles que collectionnait son père, éclaboussées de rouge. Les clous et les tessons étaient figurés par des cotons-tiges et des fragments de papier d’aluminium.
— Pharabot en réalisait plusieurs par an. Très habile de ses mains, il les décorait avec les moyens du bord.
Erwan détailla les statuettes. Une, hérissée d’esquilles de papier, évoquait un bourgeonnement de ronces. Une autre représentait une tête dardant ses épines, façon cactus, émergeant elle-même d’un froissement de feuilles d’apparence tropicale. Un homme debout, les genoux fléchis, portait une grappe de pics sur les épaules.
Lassay en saisit une autre : tête en œuf, yeux bridés de trisomique, bouche en forme de lame de rasoir. La petite langue qui en pointait lui donnait l’air espiègle.
— Celui-ci est réputé pour faire pendre la langue de ses ennemis. (Le psy sourit tristement.) À Charcot, ce nkondi paraît particulièrement efficace : la plupart des patients, sous l’effet des pilules, ont la bouche entrouverte et la langue sortie.
— Il se méfiait des autres patients ?
— Tous des sorciers selon lui. Il devait s’en protéger… avec ses statues.
Erwan s’approcha et en remarqua une qui s’ornait d’un collier de minuscules coquilles d’escargot.
— Selon les croyances yombé, expliqua le psychiatre, les coquilles d’escargot symbolisent l’enfantement, la fécondité. Les rares fois où il sortait, Pharabot cherchait dans les jardins des dépouilles d’animaux. Une de ses sculptures contient un œil d’oiseau, symbole de regard perçant, une autre une tête de serpent, qui rend plus fort.
— Savez-vous s’il plaçait dans ces fétiches des cheveux, des ongles ?
Lassay sourit en acquiesçant de la tête :
— Vous avez potassé la question. Oui, Thierry y cachait des mèches, des rognures d’ongles des autres patients.
— Où se les procurait-il ?
— Il se débrouillait. Dans les douches, les salles de bains. Parfois même, il les échangeait avec les intéressés eux-mêmes contre des cigarettes, des magazines.
— L’avez-vous déjà observé lorsqu’il confectionnait ces figures ?
— Souvent, oui.
— Suçait-il les cotons-tiges ou les esquilles en papier avant de les planter ?
— Oui. Il prétendait que ça renforçait le lien avec le fétiche.
— Ces éclaboussures rouges, c’est de la peinture ?
— Bien sûr.
— Il n’a jamais utilisé son propre sang ?
Lassay sourit de nouveau — il paraissait heureux d’avoir trouvé à qui parler :
— Je l’ai surpris une fois, si. Je l’ai laissé faire. Ces figurines, et le pouvoir qu’il leur prêtait, étaient sa meilleure thérapie.
Erwan se dit qu’il n’avait pas totalement perdu son temps avec ce voyage. D’une certaine manière, il s’était rapproché de Pharabot, de ses croyances, de sa démence.
— Je peux les emporter ?
— Vous me les rendrez ?
— Aucun problème mais à la fin de l’instruction, et même du procès, si procès il y a. Ce n’est donc pas demain la veille.
— Quand vous vous êtes présenté, votre nom m’a frappé. Vous êtes parent avec l’homme qui a arrêté Pharabot au Zaïre ?
— C’est mon père.
Le psychiatre ouvrit les mains et retrouva le sourire :
— Alors, embarquez-les. Ça restera dans la famille.
— Gaëlle, depuis combien de temps je te suis ? Dix, douze ans ?
— Quinze ans. J’ai jamais eu d’autre gynécologue.
— Quinze ans. Alors permets-moi de te demander de réfléchir encore.
Elle ne répondit pas. Elle serrait son sac Fendi comme s’il s’agissait d’un baluchon contenant toute sa vie. Une immigrée polonaise sur Ellis Island.
— C’est tout réfléchi.
— Tu as bien compris qu’il s’agit d’une opération irréversible ?
— J’ai bien compris.
Le médecin leva les bras en signe de dépit. Elle aimait bien le docteur Biguenau : elle le trouvait marrant. Chauve, moustachu, il arborait une blouse à manches courtes, avait des bras très poilus et portait des santiags. Adolescente, elle l’appelait Bigorneau.
— Je peux savoir pourquoi tu as pris cette décision ?
— Pour en finir.
— Avec quoi ? s’exclama-t-il. Tu n’as même pas commencé ! En général, on me demande ça après une ou plusieurs grossesses. Une décision pareille sans jamais avoir eu d’enfant…
Gaëlle se tenait bien droite sur sa chaise : Biguenau la prenait encore pour une gamine mais elle avait toujours songé à la stérilisation. Pour dire la vérité, elle n’avait jamais eu d’autre horizon.
— C’est long comme intervention ?
Le gynécologue attrapa une planche représentant les organes génitaux féminins.
— Il y en a à peine pour trente minutes et on peut même se contenter d’une anesthésie locale si le fait d’être consciente ne t’impressionne pas.
— Au contraire.
Il soupira en la regardant par en dessous, l’air de dire : « Quand arrêteras-tu de jouer les fiers-à-bras ? » Il pointa son index sur le dessin — il portait une Rolex incrustée de minuscules diamants.
— Il s’agit de brûler l’extrémité des trompes de Fallope, ici et ici. De cette façon, elles seront obturées pour toujours. Le sperme et les ovules ne pourront plus être en contact. Plus aucune chance d’être fertilisée.
— Ça marche à tous les coups ?
— Le pourcentage de réussite, c’est-à-dire d’échec, dépasse 90 %.
Il se pencha au-dessus de son bureau et prit brutalement les mains de Gaëlle — ses doigts fins dans ces pattes poilues offraient un spectacle répugnant.
— Réfléchis encore. C’est irréversible ! Tu as peut-être un coup de cafard, des difficultés à trouver un petit ami ou…
Elle retira ses mains :
— Ça n’a rien à voir avec les mecs.
— Un peu tout de même, non ? sourit-il.
— Non. C’est une décision qui ne regarde que moi.
— D’où t’est venue cette idée ?
— Je veux pas me reproduire.
— Pourquoi ?
— Les blagues les plus courtes sont les meilleures.
Il agita son gros index dans sa direction, à la manière d’un professeur en colère :
— Tu crois que tu vas t’en sortir avec ce cynisme à la petite semaine ? Que toute ta vie, tu vas t’esquiver avec des répliques de téléfilm ? La vie, c’est pas ça, ma petite. Il faut accepter sa part de responsabilité, il faut s’engager. Tu t’es jamais demandé ce que tu foutais sur terre ? Ce qu’on inscrira sur ta pierre tombale ?
Elle ne répondit pas. Elle se voyait bien finir dans une fosse commune à l’ancienne, là où on jetait les cadavres des putes et des lépreux. Bigorneau soupira, presque un grognement, et lui tendit une brochure ainsi qu’un formulaire intitulé : « Consentement pour la stérilisation chirurgicale permanente ».
— Je te donne une semaine pour lire ce document et surtout réfléchir ! Il n’y aura pas de deuxième chance, Gaëlle.
Elle se leva, évita de lui serrer la main et insista pour régler la consultation — il avait d’abord refusé avec exaspération.
Une fois dehors, elle chercha un taxi. Elle n’avait qu’une demi-heure pour récupérer les petits à leur école, rue Paul-Valéry, dans le 16e arrondissement. Cette fin de journée était pleine d’ironie amère. Parvenue à destination, elle contempla ces mères de famille si fières, si heureuses de venir chercher leur progéniture.
Deux groupes distincts : les bourgeoises progressistes qui avaient choisi de mettre leur enfant « dans le public », et les concierges et autres bonniches, toutes d’origine étrangère, qui habitaient dans ce quartier chic, mais à la marge — rez-de-chaussée ou chambres de bonne. Gaëlle tranchait avec les deux catégories. Elle était plus jeune, plus belle — et plus originale. Elle portait un jean élimé, des boots Giuseppe Zanotti et une parka militaire piquée de badges écolos. Dans son dos était cousu l’Union Jack, le drapeau britannique, comme pour rappeler la sainte époque du Swinging London.
Elle méprisait ces mères qui piaffaient d’impatience devant le portail. Surtout, elle se méprisait elle-même. Elle se sentait funeste, déplacée dans cet univers. Un oiseau de malheur perché sur sa branche. Elle songeait qu’à vingt mètres, la rue Lauriston avait accueilli la Gestapo durant la dernière guerre mondiale, que plus loin encore, rue Copernic, une bombe avait explosé le 3 octobre 1980 devant une synagogue en plein shabbat. Même les longs murs aveugles du réservoir de Passy à proximité lui rappelaient une prison, ou un gigantesque tombeau.
Enfin, les portes des deux écoles s’ouvrirent. Elle devait être vigilante : Milla, en maternelle, allait sortir à gauche et Lorenzo, en primaire, à droite. Malgré elle, elle comptait sur eux pour la réconcilier avec la vie, lui redonner foi en l’amour et l’avenir.
Quand elle les vit (elle avait acheté des bonbons et des pains au chocolat), elle comprit que ses espoirs étaient vains. Ils eurent beau crier de joie, l’embrasser, l’étreindre de toutes leurs forces, rien n’y faisait. Leur vitalité, leur fraîcheur ne lui étaient d’aucun secours.
Elle tenait dans sa paume deux glaçons alors qu’elle brûlait en enfer.
— C’est pas possible, nom de dieu : bouge-toi le cul !
Dans la flotte jusqu’aux genoux, Morvan retrouvait l’Afrique, la vraie, celle qui vous colle aux pompes et vous dégouline dans le cou. Il n’avait pas quitté l’aéroport de Kinshasa-N’Djili depuis trois kilomètres que son taxi était déjà embourbé, au milieu d’un chaos de voitures, de camions, de carrioles. « Embourbé » n’était pas le mot juste : un fleuve avait d’un coup remplacé la route habituelle. Sous la pluie battante, les automobilistes contemplaient, mi-peinés, mi-amusés, leur véhicule immobilisé.
— Si tu nous sors pas de là, hurla Morvan à son chauffeur, j’te jure que je vais te botter le cul !
— Patron, y a rien à faire…
Combien de fois avait-il entendu cette phrase ? Avec la même petite musique derrière : « Qu’est-ce qu’on en a à foutre ? » Les Noirs n’adhéraient pas au réel. Entre les événements et leur conscience, il y avait un flottement, un décalage qui provoquait les réactions les plus bizarres. Morvan s’était cassé mille fois les dents, les poings, les nerfs sur cet air et savait depuis longtemps qu’on ne pouvait rien y changer.
Il balança quelques euros à son interlocuteur, attrapa sa valise sur la banquette arrière et pataugea jusqu’au remblai qui bordait la route. En marchant d’un bon pas, il finirait par rejoindre un morceau de route praticable. Il était 16 heures : son vol avait atterri on time et il avait cru un instant — on n’apprend jamais — qu’il parviendrait à temps à son rendez-vous de 17 heures.
Après avoir maugréé durant plusieurs centaines de mètres, tête baissée, il leva les yeux et prit soudain conscience du décor. Une longue file de bus défoncés, de véhicules rafistolés baignaient dans la flotte rouge. Des milliers de Noirs gesticulaient dans la fange ou patientaient assis sur les talus, leurs chaussures à la main, s’abritant sous un journal ou carrément sous une bassine en plastique. Un tableau dantesque ou comique, au choix, dont les couleurs exacerbées procuraient une véritable ivresse. L’orage semblait avoir chauffé le ciel à la braise, marbrures violacées, lignes mauves s’échappant des nuages sombres comme les veinules encore brûlantes d’un magma noir. Au-dessous, un film monochrome se déroulait à perte de vue : du pur sépia, tendance rouge corrida, qui engloutissait toute autre teinte.
Morvan éclata de rire. Au fond, il aimait cette pluie, ce chaos, « le Vrai Ordre se rétablissant dans le faux ordre », disait Flaubert. La puissance de la nature balayant en quelques secondes les arrangements factices de l’homme. Contrairement à ce qu’on pense, personne n’est au-dessus des lois en Afrique, parce qu’il s’agit des lois de la nature. L’atmosphère y est plus saine qu’aux États-Unis par exemple, où l’homme se croit souverain. Puis Katrina passe et tout le monde est remis à sa place. En Afrique, Katrina, c’est tous les matins : alors, pas question de se prendre pour le pape…
Il devisait ainsi pour lui-même quand il s’aperçut qu’il avait dépassé la congestion de carrosseries et d’alluvions. La route s’élevait de nouveau au-dessus du courant. Il n’eut qu’à faire un signe pour arrêter un 4 × 4 défoncé. L’engin était si maculé de boue qu’il était impossible de distinguer le modèle.
— Où tu vas, patron ?
— Je t’indiquerai, fit-il en lingala.
Le Black tira la gueule car la phrase en langue locale voulait dire aussi : « Tu me la feras pas. » De mauvaise grâce, il embarqua le passager et s’économisa côté salive : pas la peine de lui servir son bullshit touristique. D’ailleurs, il était assez occupé à essayer de voir au-delà de son pare-chocs : la pluie écarlate cinglait les vitres avec une force de kärcher. L’impression générale était qu’on était en train d’égorger un bœuf sur le capot.
Kinshasa était immense : une alternance de grandes avenues rappelant qu’il y avait eu ici un « projet » et de minuscules quartiers groupés comme des termitières signifiant que tout ça était aujourd’hui oublié.
— Vers le fleuve, ordonna Morvan.
Ils filèrent sur le boulevard Lumumba. Se tenant à la poignée de la portière (ils étaient ballottés comme en pleine jungle), Grégoire regarda encore sa montre : 17 heures. Ici, les horaires importaient peu. Kabongo lui-même serait en retard. Mais son avion de retour décollait à 20 heures et il ne voulait pas le rater. En Afrique, on ne pouvait compter sur rien, même pas sur les retards.
— Prends l’avenue du Peuple et va jusqu’à la gare maritime.
Sous l’averse, les immeubles inachevés, les marchés misérables, les ruelles de boue se succédaient en un grand concert de gerbes pourpres, de passants trempés, de boutiques bariolées.
Enfin, ils arrivèrent. Morvan paya le chauffeur et courut. Kabongo lui avait donné rendez-vous dans une guinguette au bord du fleuve, près de Gombe, un quartier résidentiel de Kinshasa.
Sa seigneurie était déjà là : trois Mercedes noires en témoignaient. Une dizaine de gardes du corps faisaient les cent pas sous les auvents dégoulinants. Oreillettes, calibres, regards furtifs, ils paraissaient protéger Obama en personne. Morvan n’était pas dupe : ni les VHF ni les armes ne devaient fonctionner. Quant aux cerbères, leur haleine empestait déjà l’alcool de palme.
Après deux fouilles au corps, on le laissa passer.
Le bar-dancing ouvert aux quatre vents se résumait à une toiture posée sur quelques piliers. À cette heure, il n’y avait pas un rat. La piste était nue et vermoulue. Les chaises empilées dans un coin. Les enceintes sur l’estrade protégées par des sacs en plastique. La pluie mitraillait la tôle du toit comme du gravier.
— Salut, Isidore.
— Salut, Grégoire.
Morvan balança son pouce derrière lui, désignant les gardes du corps :
— C’est obligatoire, cette armada ?
— Le léopard se déplace pas sans ses taches.
Kabongo avait une manie : il utilisait à tort et à travers des proverbes incompréhensibles, soi-disant congolais, le plus souvent de son cru.
— Comment ça va, mon général ?
— Ça va mal, trrrrès mal. Et c’est à cause de toi !
Il se tenait près de la rambarde qui surplombait le fleuve, tirant sur une blonde vissée dans un fume-cigarette. De taille moyenne, cheveux crépus et gris, Isidore Ntahwa Kabongo portait l’abacost jadis imposé par Mobutu à tous les apparatchiks du régime : veste à col Mao et pantalon assorti qui représentaient une solution alternative au costard-cravate du Blanc, « abacost » étant d’ailleurs un condensé de « À bas le costume ! ». Une telle tenue aujourd’hui était un anachronisme. Pour Kabongo, c’était un message : il avait beau servir la dynastie Kabila, il n’oubliait pas qu’il devait tout à Mobutu.
Son parcours ressemblait à celui de Morvan. Cent pour cent luba (Kabongo est aussi le nom d’un territoire et d’une localité du Katanga), l’intellectuel zaïrois avait construit sa carrière sous Mobutu puis avait survécu aux gouvernements suivants : il devait sa longévité à son expérience de la terre. Deux fois ministre des Mines, des Industries minières et de la Géologie, il conservait un rôle d’expert : c’était lui qui, en sous-main, veillait à la bonne gestion des gisements de la RDC. Personne n’aurait pu le remplacer dans ce domaine.
Morvan avança et s’arrêta net. Il avait oublié une originalité du général : l’Africain possédait, à titre d’animal de compagnie, une hyène. Il avait eu beaucoup d’épouses et plus encore d’enfants (trente, prétendait la rumeur, sans compter les « balles perdues »). Mais rien ni personne ne pouvait remplacer dans son cœur Cocotte, l’horrible bestiole qu’il traînait partout. Une espèce de brouillon raté de léopard, avec pattes asymétriques et gueule noirâtre. La bête claudiquait autour de son maître, grognant sous sa muselière : la vieille carne paraissait à moitié aveugle mais toujours prête à vous sauter dessus.
— Je suis venu en paix, prévint Morvan. On est toi et moi dans la même galère.
Kabongo rit, dans un nuage de fumée :
— T’as raison mais c’est toi qui rames et c’est moi qui commande.
Morvan s’approcha de la balustrade. Une série de bouteilles de bière y étaient posées — Kabongo ne l’avait pas attendu pour l’apéritif. Il prit quelques secondes pour respirer l’air détrempé du fleuve. Pas question de voir aujourd’hui Brazzaville, la capitale de l’autre Congo, située juste en face. L’eau, la terre, le ciel semblaient mener d’obscures magouilles sous un rideau de brume. Un business de pluie et d’alluvions…
— Je suis venu te parler de…
— Non, coupa l’officiel, c’est moi qui vais parler et tu vas m’écouter. Assieds-toi.
Morvan attrapa deux chaises dans la pile et les disposa près de la rambarde. Kabongo resta debout : il dominait, un point c’est tout. Il saisit une bouteille de trente-trois centilitres dans un cageot : une Primus, la marque locale. D’un geste sûr, il coinça le goulot dans les mailles de la muselière de la hyène et fit sauter la capsule dentée.
— Bois ça, ordonna-t-il à Morvan.
Grégoire saisit la bière sans lâcher des yeux Cocotte. Un souvenir le traversa : les hyènes femelles possèdent un clitoris aussi gros que le pénis des mâles. De quoi faire débander le plus couillu de la meute.
— Mi-août, neuf mille actions Coltano ont été achetées, déclara Kabongo d’un ton de présentateur télé. Début septembre, douze mille. Lundi dernier, dix-sept mille. On en est à près de quarante mille actions qui ont changé de mains. Sans qu’on sache pour lesquelles ni pourquoi.
Morvan but une gorgée tiède. Il était surpris par la précision des chiffres. Son fils, dont c’était le métier, n’avait pas été foutu de décrocher la moindre information.
— Tu peux m’expliquer ? demanda le Noir de sa voix d’Isaac Hayes.
— Non.
— T’es dans la combine ?
— Non.
— T’es pas en train d’essayer de nous la mettre ?
— Je te jure que non.
— Parce que avec tout ça, tu finirais par avoir la minorité de blocage et tu pourrais faire la pluie et le beau temps dans notre belle province.
— Je te dis que j’y suis pour rien !
— Et tes amis du Luxembourg ?
— Je vérifierai mais je suis certain qu’ils ne sont même pas au courant. Quel intérêt pour nous de faire bouger les choses ? Vous êtes maîtres chez vous et ce ne sont pas quelques paquets d’actions qui changeront la donne.
Le général acquiesça d’un lent mouvement de tête.
— Si c’est pas toi, prouve-le.
— Je trouverai les acheteurs.
Morvan essaya de boire une autre goulée, pas moyen. Il eut même un renvoi qu’il tenta de dissimuler en un simulacre de toux.
— Elle est pas bonne ?
— Délicieuse.
— Tu crois que t’as le cul trop blanc pour t’asseoir à notre table ?
— Après tout ce que j’ai fait pour le Congo ?
Kabongo ne répondit pas. En réalité, le gouvernement congolais tenait beaucoup à Coltano — même si la compagnie payait moins de taxes que les autres. Du fait de sa position géographique, elle échappait aux pilleurs et autres milices de l’Est. C’était un des rares revenus liés au coltan qui parvenait dans les caisses de l’État.
L’autre paradoxe était que Morvan, le Blanc, connaissait mieux ces régions tourmentées (le Nord-Katanga n’était pas un eldorado tranquille) que la plupart des notables de Kinshasa. En d’autres termes, on avait besoin de lui.
Kabongo finit par répliquer, en toute mauvaise foi :
— C’est ça ton problème, patron : tu crois toujours que le Congo te doit. Mais c’est le contraire, tout à fait ! C’est ce bon vieux Zaïre qui a couvert tes exactions quand…
— Je sais, je sais… Revenons à Coltano. T’as l’air bien renseigné. Tu sais par qui sont passés les acheteurs ?
— Un trader du nom de Serano.
— Comment tu l’as appris ?
— Qu’est-ce que tu crois ? Qu’on passe nos journées à baiser et à manger des bananes ?
C’était exactement ce que pensait Grégoire mais il prit un air offusqué.
— Trouve les enfoirés, Morvan.
— Je me mettrai au boulot qu’à une seule condition.
La hyène ricana. Kabongo grogna.
— Libère mon fils aujourd’hui.
— C’était son boulot et il a merdé, ça.
— Il a des problèmes… personnels.
— Je connais ses problèmes et je connais les tiens. Trouve les acquirères, Morvan, et fais-les vendre.
— Qui rachètera ?
— On est preneurs : c’est le moment de regrouper nos forces au sein de Coltano.
Dans cette histoire, il allait finir à poil. Soit l’offensive était confirmée et il serait viré. Soit les généraux rachetaient ces actions et pour le coup, ils auraient la minorité de blocage et ne lui feraient pas de cadeau.
— Vous devez libérer Loïc. Il est le seul qui puisse m’aider dans mon enquête. Il…
La hyène s’était approchée et tournait autour de ses jambes.
— T’as la cote avec Cocotte ! gloussa Kabongo.
Le flic la repoussa du pied.
— C’est parce que je pue la mort. Libère mon fils.
— Va pas trop vite : on a un autre problème.
— Quel problème ?
— Cette histoire d’achat d’actions, là, c’est l’arbre qui cache la forêt.
— Comprends pas.
— La vraie question, c’est : pourquoi tout le monde veut du Coltano aujourd’hui ?
Il n’était pas étonné de la remarque : les Blacks savaient additionner deux et deux.
— Aucune idée.
— Peut-être que ces gens-là savent quelque chose que je sais pas. Y a peut-être des raisons de s’intéresser à notre vieille entreprise.
— Je comprends rien à ce que tu dis.
— Des nouveaux gisements, par exemple.
Morvan se leva. Cocotte ricana.
— Qu’est-ce que t’insinues ? s’indigna-t-il. Que je t’ai caché des informations ?
— Tu sais ce qu’on dit chez nous ? « Tout a une fin, sauf la banane qui en a deux. »
— Arrête de parler comme un dessin animé !
— Si t’essaies de nous la faire à l’envers, ça va chier, Morvan.
C’était le moment de hausser le ton :
— Lâche mon fils et je t’amène les acheteurs sur un plateau ! Sinon, je te jure que je bute tous tes gars, ce con de Mabiala en tête !
— Calme-toi. Je vais libérer Loïc, là, parce qu’on est comme des frères.
— À la bonne heure.
— Et aussi parce que tu vas me filer du fric.
— Quel fric ?
— Je veux une commission sur l’exploitation des nouveaux gisements.
— Y a pas de nouveaux gisements !
Cocotte ricana encore : au sens propre, elle était la voix de son maître.
— M’oblige pas à mettre mon nez dans tes magouilles, Morvan. M’oblige pas à découvrir ce que tu trafiques avec les Tutsis, les Maï-Maï ou autres… On va faire ça à la grecque. En douce et dans le dos de cet enfoiré de bâtard…
Il existait un tas de rumeurs sur Joseph Kabila selon lesquelles il n’était pas le fils de Laurent-Désiré. On prétendait même qu’il était d’origine tutsi. Ce qui étonnait le plus Morvan, ce n’était pas la déloyauté de Kabongo mais ce merveilleux principe : en Afrique, la corruption était la seule chose sur laquelle on pouvait compter.
Il capitula et tendit sa main :
— Je te tiens au courant.
— Ton fils sera libre ce soir, assura Kabongo en l’acceptant.
La messe était dite.
— Attends, fit le général en pivotant.
Dans son espèce de costume chinois, il marcha vers un réfrigérateur en ruine. Il l’ouvrit et en revint avec une assiette de cossa-cossa, de grosses crevettes à la carapace noircie, et une coupelle de sauce pili-pili.
Les amuse-bouches étaient servis. Morvan jeta un coup d’œil à sa montre : 18 h 15. Avec un peu de chance, il pouvait encore expédier ce pique-nique et attraper son vol.
Kabongo fit craquer une crevette entre ses dents et éclata de rire. Ses gencives mauves jaillirent dans toute leur splendeur.
— Mabiala… Le Khmer noir… Encore un con de Nègre !
Le vieux flic fit mine de rire en piquant une bestiole dans l’assiette en carton. La hyène avait senti l’odeur de la bouffe et tournait sur elle-même pour deviner qui pourrait lui donner à manger.
— File-lui donc une crevette, fit Kabongo. En Afrique, il faut toujours paaaarrrtager ! Ce coup-là, les nouveaux filons, il était trop gros pour toi, voilà. Comme on dit chez nous : « Qui mange une noix de coco fait confiance à son anus ! »
— Riboise a du nouveau. (La voix de Tonfa, surexcitée.) Des particules d’ongles et des mèches de cheveux, dans l’axe de l’épigastre. Je sais pas trop ce que c’est mais…
— Vous avez lancé une analyse ADN ?
— C’est en route.
— Dans combien de temps les résultats ?
— Levantin a parlé d’une heure. Après, il faudra les soumettre au FNAEG et…
18 h 30. Erwan venait seulement d’atterrir. L’avion avait pris du retard. Il avait essayé de joindre son équipe mais personne ne lui avait répondu. Encore une erreur : il avait foutu une journée en l’air, dans les premières heures cruciales de l’enquête, simplement pour visiter un asile de fous et récupérer des sculptures en papier — elles seraient livrées dans les vingt-quatre heures par un gendarme.
Il sortit de l’aérogare, téléphone à l’oreille. Il tenait son sac en bandoulière et la sangle altérait sa respiration. Il avait mal partout : ses blessures récentes, son mal de dos plus ancien, ses dents qui grinçaient. Il tentait de défroisser ses idées comme on aplatit des feuilles chiffonnées avec son avant-bras.
— Vous avez d’autres résultats ?
— Levantin analyse les clous. Selon lui, chaque métal a sa signature et cette signature se précise avec la rouille.
— Donc ?
— Ils ont une sorte de catalogue… Les clous utilisés par le tueur sont constitués d’un alliage qui réunit plusieurs éléments spécifiques au Congo.
Erwan bouscula les voyageurs dans la file d’attente des taxis et brandit sa carte sous le nez du premier chauffeur :
— 36, quai des Orfèvres.
L’adresse coupa court à tout commentaire.
— Ils viennent de là-bas ? reprit-il en grimpant dans la voiture.
— A priori, oui. Mais les explications de Levantin, c’est vraiment chaud et…
Tonfa était le garde du corps de l’équipe, l’élément fort en cas de bagarre. Malheureusement, à la Crime, il n’y a jamais de bagarre. En revanche, il faut gamberger vingt-quatre heures sur vingt-quatre…
— On a rien de plus précis ?
— Levantin a lancé d’autres examens. Les clous portent des particules qu’il peut identifier. Grâce à elles, on pourra savoir s’ils ont servi à construire des baraques dans la forêt, sceller des caisses de machines-outils ou de fruits… Il a même mis des biologistes sur le coup.
— Des biologistes ?
— Des micro-organismes pourraient nous dire s’ils ont voyagé par air ou par mer. Du sel par exemple, ou du plancton, dans le cas d’un cargo…
Ces clous avaient finalement pas mal de choses à révéler. Encore une fois, le conseil de son père — s’en tenir aux éléments concrets — était juste. Le taxi filait à bonne allure. En face, au contraire, c’étaient les embouteillages des départs en week-end.
— Quand aura-t-on les résultats ?
— Dans la nuit.
— T’es où ?
— À l’usine.
Tonfa avait donc encore séché sa corvée d’autopsie.
— J’arrive.
Erwan raccrocha, passa à Audrey :
— C’est moi. La perquise ?
— Rien de spécial. L’appartement d’une jeune fille standard. Mi-sérieuse, mi-rebelle. On a juste trouvé des déguisements bizarres.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je sais pas : des blouses orange, des masques médicaux, des tuyaux et des sangles… On dirait des costumes pour un film d’horreur.
Il conserva ce détail dans un coin de sa tête.
— Les Zodiac ?
— On continue à vérifier les ETRACO en Île-de-France : ça en fait un paquet. J’ai pris Sergent avec moi. Il téléphone aux capitaineries et aux propriétaires. Pour l’instant, rien.
— Et la Fluve ? Quelle est leur idée sur le tueur ?
— Un pro. Il s’est amarré, a hissé le corps — un poids plume : elle pesait quarante-cinq kilos — puis il est reparti comme il était venu. Presque une manœuvre militaire.
— Hormis le marinier, pas d’autres témoins ?
— Plein, mais que du bidon. Merci les médias. Tout le monde a vu quelque chose. Tout le monde a tué Anne Simoni. J’ai organisé un standard spécial pour gérer tout ça.
— J’arrive à la boîte. On se fait un point plus précis.
— Ça sera vite fait.
Porte d’Orléans, le trafic se ralentit brusquement. Il faillit ordonner au chauffeur de mettre le deux-tons et réalisa qu’il était en taxi.
Restait la Sardine. C’était le cas de le dire : Erwan ramassait ses filets.
— Les fadettes ont parlé, Anne Simoni avait gardé des contacts dans certains milieux plutôt glauques.
— Quel genre ?
— On est en train de dresser la liste : zonards, défoncés, dealers, ex-taulards.
— Tu les as localisés ?
— Pas encore : pour la plupart des squatteurs, des mecs qu’ont aucune existence légale.
— Creuse par là. Je sens quelque chose.
— J’espère que tu marches dos au mur.
Erwan glissa sur la vanne, bref tribut à la culture policière.
— Et mon père ?
— D’après ce qu’on a récolté, pas une relation suivie. Un déjeuner de temps en temps et basta. Mais on sait toujours pas pourquoi la môme l’a appelé six fois mardi. Tu lui as posé la question ?
Erwan songea au Vieux qui devait patauger dans la boue du Congo.
— Il est en déplacement. Demain sans faute.
L’avenue du Maine saturée. S’arrêter au commissariat central à quelques blocs ? Réquisitionner une bagnole et en avant la sirène ? Non, la démarche prendrait plus de temps encore.
— Une seconde… (Il s’adressa au chauffeur.) Vous pouvez doubler, non ?
— Et comment, je vous l’demande ? J’tiens à mes points, moi !
Erwan brandit son badge entre les deux accoudoirs :
— Si tu veux les garder, t’as intérêt à foncer, là, tout de suite. Démerde-toi.
En maugréant, le gars se déporta vers le centre de l’avenue et la remonta à contresens — par un miracle inexpliqué, c’était maintenant dans cette direction que la circulation était fluide.
Erwan revint à Favini :
— T’es au bureau ?
— J’allais partir pour les contrées sauvages.
— Tu m’attends. Je serai là dans cinq minutes.
— Tu parles ! ricana le chauffeur.
Erwan raccrocha. Ils roulaient maintenant rue de Vaugirard, toujours au ralenti.
— Grillez le feu.
— Mais…
— Je vais pas me répéter, putain !
Le chauffeur franchit la rue de Rennes dans un concert de klaxons. Erwan composa le numéro de Kripo — à ce rythme, ses gars n’auraient plus rien à lui dire à son arrivée.
— J’ai un truc à la marge, mais intéressant, fit l’Alsacien.
— Quoi ?
— Tu te souviens du sculpteur dont je t’ai parlé, Lartigues, le mentor d’une communauté adepte des no limit ?
— Vaguement.
— J’ai vérifié son profil sur le Net et je suis tombé sur ses sculptures. Je te conseille d’aller voir.
— Pourquoi ?
— Je t’ai envoyé des liens sur Internet, tu…
— Je suis en bagnole, résume-moi.
— Ce sont des versions géantes des fétiches dont tu m’as parlé.
— Les minkondi ?
— C’est ça. Des personnages énormes, criblés de clous et de tessons. Des machins terrifiants qui se vendent à prix d’or.
Erwan ne croyait pas à une connexion directe du type « Le sculpteur est passé à la chair humaine », mais c’était la confirmation du réseau qu’il pressentait : les no limit, la communauté SM, l’Homme-Clou, les meurtres actuels…
— Imprime-moi les photos, j’arrive au bureau. Sur Lartigues lui-même, qu’est-ce que t’as trouvé ?
— Il a émergé dans les années 80, après des études à Paris et à Rome. Il a tourné le dos aux mouvements de l’époque, Figuration libre, Trans-avant-garde et compagnie, pour se consacrer à une forme de sculpture brute, inspirée des arts africains. Le mec a la cote.
— Un casier ?
— Même pas un PV. Il gagne des fortunes depuis l’âge de vingt-cinq ans. Ateliers à Paris, Rome, New York. Expos retentissantes. La grande vie, mais façon bohème. Le genre à rouler en vélo pendant que son chauffeur astique la Jaguar.
— Les no limit : il a jamais eu d’emmerdes avec les flics ?
— Ça doit pas aller bien loin, et jusqu’à preuve du contraire, se faire fouetter le cul n’est pas répréhensible. Et toi, Charcot ?
— La piste est froide. Je t’expliquerai.
Alors que la voiture s’engageait quai des Orfèvres, Erwan regarda sa montre : 19 h 10. Briefing général et tout le monde retournerait au taf pour la nuit… sauf lui.
Il avait rendez-vous avec Sofia à 20 h 30 chez Mimmo, un petit restaurant italien rue Blanche. Quand on ne peut pas faire riche, autant faire simple.
Il montait les escaliers du 36 quand une jeune femme se rua sur lui : la secrétaire de Fitoussi, le patron de la Brigade criminelle.
— Il veut vous voir en urgence, chuchota-t-elle. Tout de suite !
— Je peux poser mes affaires dans mon bureau, au moins ?
— Non. Ça peut pas attendre. Il est furieux.
Il se trouvait à l’étage du divisionnaire. Dans le clair-obscur du palier, la fille avait l’air paniqué.
— Je vous suis.
Le bureau du taulier, le plus grand de la brigade, avait abrité des flics de légende mais Erwan n’était pas impressionné : quel que soit le décor, Fitoussi restait un con. Un gros bonhomme qui devait sa carrière à ses appuis politiques et voyait des complots partout.
— Où vous étiez, nom de Dieu ?
— Déplacement en Bretagne. Recherche d’éléments dans l’intérêt de la vérité.
— C’est pas le moment de déconner : ce voyage, c’était quoi ?
— Le meurtrier d’Anne Simoni s’inspire d’un assassin jadis interné dans une UMD du Finistère. Je devais fouiller cet aspect de l’affaire.
— Et alors ?
— Rien. L’homme est mort depuis trois ans. Il n’avait aucun contact avec les autres patients. Aucune libération ni évasion dans l’unité ces derniers temps.
Fitoussi se leva et carra ses mains dans ses poches. Il avait une bedaine qui posait question : quel type d’organisme pouvait se déformer à ce point ?
— Le parquet m’appelle. Le préfet m’appelle. Valls m’appelle. Et vous, vous retournez en Bretagne ? On m’a dit qu’il y a un lien avec l’histoire du bizutage, c’est vrai ?
— Tout porte à le croire. Wissa Sawiris, la victime de l’école de pilotes, a sans doute été tué de la même façon. Mais l’état du corps touché par le missile interdit toute certitude. La seule chose dont nous soyons sûrs, c’est que le meurtrier avait laissé à l’intérieur de l’abdomen du pilote des ongles et des cheveux de la victime des quais.
— C’est dégueulasse.
— Non, c’est religieux.
— Quoi ?
— Laissez tomber.
— Épargnez-moi vos grands airs, Morvan ! Ces trucs, ils peuvent nous mener au tueur ?
— Non. Mais le légiste en a trouvé de nouveaux dans le corps d’Anne Simoni. Ils pourraient nous conduire à la prochaine victime.
Fitoussi marcha vers la fenêtre. La plus belle vue du 36 : plan large sur la Seine, les quais, les immeubles du XVIIIe siècle. Malheureusement, aujourd’hui, ce décor rappelait plutôt le cadavre de la veille.
— Quoi d’autre ?
— Pas grand-chose. Notre client ne laisse aucune trace. On analyse les clous et les tessons : ils viennent probablement d’Afrique. On attend d’autres résultats : les pointes ont peut-être servi à sceller des caisses abritant des matières organiques ou…
Le gros flic se tourna brusquement vers Erwan. Il avait conservé ses Ray-Ban fumées — des lunettes de vue — qui lui donnaient l’air d’un entrepreneur mafieux de la Côte d’Azur.
— Vous avez pas l’air de comprendre, Morvan : on a pas le temps de mettre en culture des chiures de mouche. Ce genre de pinailleries, c’est bon pour la télé. Vous avez rien de plus concret ? Des témoignages ? Des suspects ? Y a le feu, putain !
— Les reportages ont provoqué des appels mais c’est du vent. Des fêlés, des zélés, rien d’utile.
— Quelle merde…
Fitoussi arpentait son bureau comme un ours obèse une cage trop petite. Erwan sentait, physiquement, les secondes passer. Il avait hâte de retrouver son équipe.
— Monsieur, bluffa-t-il pour en finir, je vous promets des résultats pour demain matin.
— J’espère bien. Il me faut quelque chose à dire aux médias.
Erwan décida d’ouvrir pour de bon le robinet à conneries :
— On a enrichi le groupe : nous sommes plus d’une dizaine sur le coup. Le labo scientifique tourne à plein régime. Le passé et l’entourage d’Anne Simoni sont décryptés et…
— Pas de problème de ce côté-là ?
— Quel genre de problème ?
— Vous savez bien…
Il comprit l’allusion :
— Mon père a soutenu la libération de la victime et l’a aidée dans sa réinsertion, c’est tout.
Fitoussi le regarda par en dessous, entre sourcils et monture :
— Grégoire m’a laissé entendre que cette affaire était peut-être liée à une enquête qu’il avait menée dans le passé.
— Exact. C’est lui qui a arrêté l’assassin dont s’inspire notre meurtrier.
— Celui qu’était interné en Bretagne ?
— L’Homme-Clou. Mon père l’a serré à ses débuts, en 1971, au Zaïre.
Le commissaire se frotta le front avec sa paume, comme s’il pouvait effacer d’un coup toute cette charge d’ennuis qui lui compressaient le cerveau.
— Je connais l’histoire. Bon dieu, c’est…
— Excusez-moi.
Le portable d’Erwan venait de sonner. Un SMS. Pas n’importe lequel : le signal sonore de son équipe.
Le message était signé Kripo :
« Radine-toi. Urgence. »
Dans la voiture qui fonçait en direction du 12e arrondissement, gyro hurlant, Erwan lisait les premiers renseignements sur Ludovic Pernaud. Les ongles et les cheveux mystérieux avaient parlé : ils appartenaient à un extrémiste politique de trente-deux ans, condamné à deux reprises, dont l’empreinte génétique était fichée au FNAEG.
Pour l’instant, les informations sur Pernaud traçaient un portrait incohérent. Militant d’extrême droite. Condamné à un an de prison avec sursis et deux ans de mise à l’épreuve pour sa participation à l’agression de quatre étudiants gauchistes en 2002 sur le campus de la faculté de Nanterre. Puis, l’année suivante, trois ans de prison ferme pour violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner contre des militants de la LDJ et du Betar lors d’une manifestation pro-israélienne. Après une remise de peine, le joyeux drille réapparaissait en 2006 en Guyane française, lors d’une prise d’otages ratée à l’aéroport de Cayenne par des militants créoles. Cette fois du bon côté de la barrière, si l’on peut dire : il était un des parachutistes blessés pendant l’intervention. Nouvelle disparition. Il vivait aujourd’hui à Paris, au 45, rue de la Voûte, près de la porte de Vincennes, apparemment sans boulot ni revenus, hormis une pension d’invalide de guerre. Pas de voiture. Pas de téléphone. Pas de compte en banque ni de carte de crédit.
Voilà l’homme dont on avait retrouvé des échantillons dans le cadavre d’Anne Simoni. Erwan était quasiment certain qu’il était déjà mort et ne savait pas qu’en penser. Pourquoi s’en prendre à lui ?
Parvenu porte de Bercy, il reçut d’autres nouvelles de Kripo, resté au 36 — plutôt un boulet sur le terrain. Un portrait photographique confirmait la première impression sur Pernaud : un facho aux idées ras la brosse. Des traits durs, inexpressifs, rectilignes comme un plan d’attaque. Le genre à s’habiller en kaki la semaine et en motifs camouflage le dimanche.
Pour l’intervention, Erwan avait appelé en renfort Tomasi et ses gros bras de la BRI. Il ne les appréciait pas mais ils étaient qualifiés pour une opération de saute-dessus. Pernaud était peut-être toujours vivant, et impliqué d’une autre manière dans les meurtres. Or son profil appelait à la prudence. D’après Kripo, il possédait une carte de la Fédération française de tir et détenait au moins cinq armes à feu.
Ils se pointèrent boulevard Soult pour s’apercevoir que la rue de la Voûte était à sens unique — leur GPS avait refusé de s’allumer. Ils rebroussèrent chemin, firent un grand tour pour découvrir, à l’autre bout de l’artère, un nouveau sens interdit. Merde.
Pas question de foutre le deux-tons en marche ni de prendre la rue à contresens. Après plusieurs manœuvres et engueulades par radio, arrêt cours de Vincennes devant le passage de la Voûte — un simple escalier qui permettait d’accéder à la rue du même nom.
Vamos. À pied, et sans brassard, ils dévalèrent les marches.
La nuit tombait. Les trottoirs étaient déserts. Clé universelle. Erwan laissa passer les membres de son équipe avec un sentiment de sécurité : Tonfa était solide, la Sardine un tireur hors pair, Audrey une vraie sandiniste…
Pas de concierge mais le nom des habitants dans un cadre sous verre avec, en tête de liste, Ludovic Pernaud, troisième étage gauche. Les renforts de la BRI avaient trouvé un deuxième accès par la cour intérieure. Briefing à voix basse, dans le hall obscur puant le moisi, l’encaustique et les poubelles.
— Tomasi, tu…
— Pas de nom pendant l’opération.
Erwan soupira :
— Je monte avec mon équipe, tu sécurises le rez-de-chaussée, les fenêtres de la cour intérieure et les toits.
Tomasi n’aimait pas qu’on lui donne des ordres mais il parut d’accord avec ce plan pour le moins basique. Sans un mot, il tendit une oreillette à Erwan, qui la fixa avec difficulté.
— On est sur la même fréquence, chuchota le cow-boy.
Rose et rasé comme un cochon de lait, il était plus proche des pilotes de Kaerverec que des flicards qui hantent le 36.
— Je vous préviens quand on est là-haut, répondit Erwan, percevant l’écho de sa propre voix dans le corridor.
Tous dégainèrent en produisant des arrachements de velcro qui résonnèrent trop fort dans le hall. Les gars de la BRI vers la cour, Erwan et les siens vers la cage d’escalier, se faisant le plus légers possible.
Sur le palier du troisième étage, il reprit la tête du groupe. Ils n’avaient pas allumé. Les lattes du sol couinaient horriblement. Dans les ténèbres, deux portes se découpaient sur la gauche.
Erwan alluma sa Maglite et éprouva la sensation que la lampe fonctionnait sur sa propre énergie, à lui. Il était bouillant, le cœur comme un gong. Dans le faisceau, il vit un nom inconnu au-dessus d’une sonnette. L’autre n’en portait pas. Il posa son oreille contre la porte : aucun bruit. Il fit un geste explicite à son équipe et recula pour murmurer dans son oreillette :
— On est en place. Et vous ?
— On est okay. Ça bouge à l’intérieur ?
— Que dalle. On tape.
Erwan s’avança, en se déportant sur la droite pour ne pas se trouver dans l’angle de tir. Il sentait la sueur qui coulait entre ses doigts et la crosse du flingue.
— Police, cria-t-il après avoir frappé. Ouvrez !
Aucun retour. Il s’attendait plutôt à voir les autres portes s’ouvrir comme ça arrivait chaque fois. D’un signe, il donna le feu vert à Tonfa, qui s’approcha armé d’un bélier Monoshock. Premier coup : le verrou résista. Un autre, puis un autre encore — le châssis était blindé.
À chaque heurt, Erwan revoyait les autorisations préfectorales de Pernaud : deux fusils 22 long rifle, un fusil à pompe Remington calibre 12, un pistolet automatique 9 mm Glock, un revolver à six coups Smith et Wesson 357 Magnum…
La porte s’arracha enfin de ses gonds, s’abattant vers l’intérieur. Les armatures métalliques se décrochèrent dans la foulée, manquant d’assommer Tonfa, emporté par son élan. Erwan l’écarta de l’épaule et bondit, en position de tir réflexe :
— POLICE ! PO…
Il ne put achever sa sommation. Les murs du studio étaient couverts de sang. Des traits, des motifs, des éclaboussures qui évoquaient les divinités yombé. Des masques aux traits naïfs. Des sagaies en forme de pénis. Des croissants aux allures de serpents.
Dans un autre temps, cette pièce avait été le repaire d’un homme de main passionné par les armes, l’extrême droite et pas mal d’autres conneries comme les sinistres voies de fait des supporters de foot — des articles épinglés au mur en témoignaient. C’était maintenant un champ de bataille retourné, fouillé, sondé en tous sens — et le théâtre d’un carnage. Un espace tellement ensanglanté que le sol ressemblait à un parterre d’abattoir. L’odeur de l’hémoglobine, lourde, métallique, était déjà sur le départ. Le sacrifice de Ludovic Pernaud datait d’au moins douze heures.
Sans un mot, ils s’avancèrent dans la pièce, formant d’instinct, comme on l’apprend à l’école de police, un chevron dont la pointe était Erwan, calibre au poing. Une voix résonna dans son oreille :
— Où vous en êtes, bon dieu ?
— C’est sécurisé. Y a plus rien de vivant ici.
— C’est comment ?
— Venez voir par vous-mêmes.
Au centre (le lit avait été relevé et plaqué contre un des murs), le corps de Ludovic Pernaud était accroupi dans un panier tressé circulaire d’un mètre de haut environ, raide de sang séché. Seule sa tête en sortait, dévastée par des grappes de clous qui bourgeonnaient sur le front, une joue, le menton. Malgré ces meurtrissures, on reconnaissait le parachutiste, la boule à zéro, bouche ouverte sur un cri d’agonie. Des éclats de miroir, placés dans ses orbites, achevaient le tableau. Où qu’il soit maintenant, Pernaud pouvait désormais voir le monde des esprits.
Les flics contournèrent le corps. Des lambeaux noirâtres sortaient du panier. Faciles à identifier : des lanières de peau ensanglantées. Erwan remarqua que le cadavre reproduisait une figurine du bureau de son père, réputée aspirer les sorts et les maladies. Et aussi une des statuettes de papier de Pharabot.
Il rengaina et souffla aux autres :
— Appelez le proc, l’IJ et les pompes funèbres.
Chacun craignait de marcher sur un des vestiges de peau. Erwan devinait qu’ils ne respiraient plus, en apnée dans ce bain de terreur. Toute la scène semblait se dérouler au ralenti, dans un climat d’irréalité.
Lui pourtant était dans un état différent. Il notait chaque fait, mémorisait chaque détail, avec recul, comme à distance. Sa respiration même — brève, retenue, pour ne pas inhaler l’odeur de barbaque — lui paraissait flotter hors de son corps.
Les flics de la BRI arrivèrent et ce fut pire encore : huit mecs dans une turne rouge sang en état de stupeur.
Erwan coupa son oreillette puis attrapa son mobile. Lentement — il avait l’impression que chacun de ses gestes était décomposé —, il rédigea un SMS à l’attention de Sofia : « Désolé. Je serai en retard. »
Quand les noirs l’abandonnèrent, il ne pouvait plus bouger les bras. Il avait passé près de vingt-quatre heures les mains ligotées dans le dos, accroupi au fond d’une voiture. On lui avait accordé deux pauses : l’une pour pisser, l’autre pour manger. On l’avait déplacé plusieurs fois, en lui mettant une cagoule sur la tête, qu’on lui retirait (ou non) à l’arrivée. De toute façon, le décor variait peu : parkings désaffectés, terrains vagues, friches industrielles…
Malgré cette constante atmosphère de menace, Loïc avait vu sa peur reculer — il se doutait que son père s’occupait de lui et que sa situation, imperceptiblement, s’améliorait.
Le problème était la coke : le manque l’avait torturé beaucoup plus que la peur, l’asphyxie ou les courbatures. Le besoin de drogue se manifestait par bouffées, brèves ou lancinantes. Parfois, une montée d’angoisse l’oppressait jusqu’à lui faire espérer la mort. Ou alors des sensations physiques l’assaillaient : accès de froid, crampes au fond du ventre, tremblements. D’autres fois, il voyait des traces devant lui, de beaux traits blancs qu’il ne pouvait pas approcher. Puis ça passait et il grinçait des dents de plus belle en attendant la prochaine crise.
Maintenant, il était seul dans un parking.
Les gars lui avaient arraché sa cagoule et avaient tranché son bracelet avant de le pousser dehors. La dernière voiture qu’ils avaient utilisée portait des plaques diplomatiques, façon de lui dire : « Tu peux noter l’immat’, on est intouchables. » De toute façon, il n’avait pas eu la présence d’esprit de mémoriser quoi que ce soit. Il avait simplement ramassé son portable et son portefeuille lancés par la portière puis s’était massé les poignets.
Assis par terre (son costume était taché de graisse, le deuxième foutu en deux jours), il vérifia son téléphone : par miracle, il restait un peu de batterie, mais impossible de capter dans ce trou. Il gagna la sortie en titubant légèrement — faim, manque, engourdissement. Ses pas résonnaient dans l’espace vide. Où je suis ? pensa-t-il. Il fit le tri dans ses priorités. D’abord, se repérer — il était peut-être aux portes de Paris ou à l’autre bout de l’Île-de-France. Ensuite, trouver un distributeur de cash — on ne lui avait rendu que ses cartes de crédit.
Dehors, paysage mortifère de banlieue industrielle. Une longue avenue percée de réverbères, des blocs noirs, des cheminées d’usine. Il pouvait être à Nanterre, Gennevilliers ou Ivry-sur-Seine. Il se mettait en marche en quête de panneaux quand sa vraie préoccupation revint le saisir : Milla et Lorenzo. Entre ses crises, il n’avait cessé d’y penser : on était vendredi et c’était son week-end de garde. Qui était allé les chercher à l’école ? Avait-on prévenu leur mère ? Le Vieux avait-il géré l’urgence ? Il était sûr que oui.
Il appela Gaëlle — la préposée aux enfants quand il n’était pas dispo. En quelques mots, elle le rassura : elle était chez lui, les petits déjà couchés. En retour, elle lui demanda des explications, il répondit de manière vague. Elle l’interrogea aussi sur les travaux qu’il y avait eu chez lui, il fut plus évasif encore.
— J’arrive dans une demi-heure.
Il venait de voir un panneau : « Stains ». Il consulta ses messages : en vingt-quatre heures, il en avait reçu près d’une trentaine. Les seuls qui l’intéressaient étaient ceux de son père. Morvan avait déjà appelé deux fois. Il savait sans doute qu’il venait d’être libéré et voulait le vérifier « de vive voix ».
D’une pression, Loïc le rappela. Sonnerie bizarre.
— T’es dehors ? demanda le Vieux de sa grosse voix inquiétante.
— Ils viennent de me relâcher, ouais. Qu’est-ce que t’as fait ?
— Je t’expliquerai. Je suis en train d’embarquer.
— Pour où ?
— Pour Paris. Je suis à Kinshasa. Il a fallu négocier en haut lieu.
— T’as… t’as payé ?
— Non. Mais on a peu de temps pour prouver notre bonne foi.
— Quelle bonne foi ? Qu’est-ce qu’ils nous reprochent ?
Morvan éluda :
— Kabongo m’a balancé le nom du trader qui achète les paquets d’actions.
— Comment il l’a eu ?
— Il est moins con que toi. Un certain Serano.
Loïc étouffa un juron. La nuit dernière, il n’avait pas été foutu de lui tirer les vers du nez.
— Je le connais.
— Tu vas aller chez lui et tu vas le faire parler.
— Il a aucune raison de me répondre.
— Démerde-toi. On doit retrouver les acheteurs. C’est notre seule chance de convaincre les Négros !
Loïc se passa la main sur le visage. Il eut l’impression de toucher un cadavre.
— Je… je saurai pas faire.
— Alors, appelle Erwan.
L’évocation de son frère le ranima :
— Il va venir lui casser les dents et je ramasserai les infos, c’est ça ?
— Il peut être convaincant.
— Je sais pas dans quel monde tu vis, papa. Les affaires dont il s’agit se règlent pas à coups de poing. On parle de la Bourse, pas d’un saloon !
Quelques secondes passèrent. Loïc crut que la communication était coupée mais la voix de son père revint à la manière d’une lame de fond :
— Je monte dans l’avion. Rentre chez toi et prends un bain. Gaëlle s’est occupée des gamins. Demain matin, tu vas chez Serano.
— Je te dis que…
— Et moi je te dis que le monde est un vaste saloon. Tes financiers ne valent pas le crottin sous les bottes de mes cow-boys. Ton frère t’accompagnera et crois-moi, Serano s’allongera en vous remerciant de lui laisser ses dents.
Nappe à carreaux, carafe d’eau, bougie bon marché : Erwan avait honte d’avoir invité Sofia dans un tel boui-boui. Ce qui était dans son souvenir un bon petit italien n’était qu’une sinistre pizzeria. Par ailleurs, l’idée d’amener ici une Florentine pure souche était à peu près aussi judicieuse que de proposer un fish & chips à un lord.
Tant bien que mal, il avait réussi à larguer ses hommes rue de la Voûte au moment où l’équipe de l’IJ et le fourgon à viande froide arrivaient. Il avait retrouvé Sofia déjà à table, patiente et souriante. En guise d’introduction, il avait risqué une blague sur ses propres blessures puis avait dû expliquer leurs origines.
Les ennuis avaient alors vraiment commencé.
Impossible de se concentrer. Deux meurtres en deux jours. Trois en une semaine, si on comptait Wissa. Sans doute l’affaire de sa vie. Un coup à passer divisionnaire en quelques années ou au contraire à croupir dans les entresols de la préfecture s’il échouait. Erwan percevait les mots prononcés par Sofia mais il n’en captait pas le sens. C’était comme entendre une langue étrangère.
— Tu m’écoutes ou quoi ?
— Bien sûr.
Pernaud écorché dans son panier, qui se répandait en pétales monstrueux. Un tueur qui évoluait dans le deuxième monde, où rôdent démons et forces occultes. Erwan s’accrochait à son idée : la seule différence entre l’ancien et le nouveau meurtrier était le viol anal — à vérifier pour Pernaud. L’assassin luttait peut-être contre ses pulsions homosexuelles ou nécrophiles. En violant ses propres minkondi, il n’assouvissait pas ses désirs mais les exorcisait.
— Qu’est-ce que t’en penses ?
— Pardon ? sursauta-t-il.
— Je te demandais ton avis sur le rythme de l’alternance pour les enfants : une semaine sur deux, ou un week-end sur deux et tous les mercredis ?
— Vous en êtes pas encore là, non ? esquiva-t-il (il n’avait pas la moindre idée sur la question). Pour l’instant, c’est toi qui as la garde.
— À terme, ce n’est pas mon but. Milla et Lorenzo ont besoin de leur père.
Erwan joua la provocation :
— Vous avez qu’à vous remettre ensemble.
— Pas question.
— Tu es certaine que tout sentiment est mort entre vous ?
Elle coupa un morceau de sa pizza et le mastiqua sans la moindre expression.
— Tu sais ce que disait Nixon à propos de l’amour ?
— Le président des États-Unis ?
— « L’amour, c’est comme un cigare. Une fois éteint, tu peux toujours le rallumer : il aura plus jamais le même goût. » À quoi bon recoller les morceaux ? On est encore jeunes. D’autres histoires nous attendent. Et puis, il y a la drogue : tant que Loïc n’en sera pas sorti, je dois protéger mes enfants.
Rien de neuf sous le soleil. Ce qui était inédit ce soir, c’était le ton détaché de Sofia : elle paraissait apaisée, sereine. Comme toutes les guerres, les divorces ont aussi leurs cessez-le-feu.
— Et toi ? relança-t-elle. On parle toujours des problèmes de ton frère, des frasques de ta sœur mais toi, où t’en es ?
— Noyé dans le boulot. (Il regarda sa montre comme pour confirmer.) Je travaille justement sur une affaire qui…
Elle posa sa main sur la sienne, il frissonna.
— Non. Je te parle de ta vie personnelle. Qu’est-ce que tu attends pour te caser ? Faire des enfants ?
— C’est pas une obligation.
— C’est pas une malédiction non plus. Tu as quelqu’un de sérieux ?
Elle l’avait déjà interrogé dans les jardins du Luxembourg.
— Non. Ça va, ça vient…
— Très chic.
Il eut peur de rougir :
— C’est pas ce que je voulais dire, je…
— Tes nanas, où tu les rencontres ?
Les yeux de Sofia brillaient — on abordait enfin les choses sérieuses.
— Dans le boulot, au fil de mes enquêtes…
— C’est quoi ton genre ?
Il répondit sans hésiter. Ce soir, il était incapable de se composer un personnage. D’ailleurs, il n’aurait pas su lequel.
— Les serveuses, les vendeuses.
— Pour nourrir ton complexe de supériorité ?
— Je ne les ai jamais considérées comme inférieures.
— Pour leur conversation ?
— Sois pas comme ça, protesta-t-il. Je les aime… parce qu’elles sont jolies.
— Original.
— Tu me demandes, je te réponds.
— Elles ne le sont pas toutes.
— Presque toutes : ça fait partie de leur job.
Elle leva la main à l’attention du garçon.
— Je vais prendre du vin. T’es pas obligé de me suivre.
Il avait prétendu qu’il ne buvait jamais — il voulait retourner au 36 l’esprit clair.
— Je t’accompagne, concéda-t-il.
Une nouvelle carafe arriva, rouge. Il remplit leurs deux verres tandis que Sofia reprenait son assaut :
— Donc elles sont mignonnes. Mais y a pas que ça, si ?
— Elles ont aussi un petit côté perdu qui m’émeut.
— Dans quel sens ? demanda-t-elle en buvant une longue gorgée.
Il baissa les yeux sur sa pizza : il n’y avait pas touché. Impossible d’avaler un morceau. La proximité de Sofia. Le cadavre de la rue de la Voûte…
— J’ai une théorie sur la beauté féminine.
— Ho, ho, tu m’intéresses…
Elle tendit de nouveau son verre, déjà vide.
— On prête beaucoup aux belles et c’est un mensonge qui se referme sur elles. Quand elles sont petites, on leur raconte qu’elles seront princesses. En grandissant, on leur prédit un avenir de mannequin. Et plus tard encore, de comédienne. Peu à peu, ces filles s’alanguissent dans leurs rêves. Elles perdent toute ténacité.
— J’ai plutôt l’impression qu’il y a pas plus tenace qu’une apprentie comédienne. Regarde ta sœur.
— Oublie-la. Il s’agit toujours de rêves. Elles n’ont aucune force pour affronter la vraie vie : un job de merde, un chef de service sadique, un salaire dérisoire…
— Je suis pas d’accord : beaucoup de modèles ou d’actrices débutantes bossent dans des restos, enchaînent les petits boulots. À New York…
— C’est toujours du temporaire, dans l’espoir du vrai contrat.
— Où tu veux en venir ?
— Le provisoire devient du permanent. Ce soi-disant passage n’est que la réalité qui s’impose. Pendant ce temps, elles n’ont acquis aucune formation réelle. Pas d’école, pas de fac, pas de stage… Elles sont nues et désarmées face au combat de l’existence.
Elle éclusa son verre une nouvelle fois et se resservit elle-même. Elle portait un pull en V bleu marine aux mailles très fines. Au détour du geste, il aperçut, par accident (si tant est qu’il y ait des accidents dans ce qu’une femme a décidé de vous montrer), la bretelle de son soutien-gorge. Aussitôt, il baissa les yeux, comme un gamin pris en faute. Au fond, il avait toujours pensé que Sofia n’avait ni seins ni sexe. Elle n’était pas un être matériel.
— Tu veux donc les sauver ?
Il se renfrogna : il avait eu tort de se livrer. Sur le plan du désir et des sentiments, il n’avait pas dépassé treize ans d’âge mental. Et pour cause, il n’avait pas plus d’expérience qu’un adolescent.
— Laisse tomber.
Sofia eut un rire de gorge. Elle commençait à être un peu ivre et n’en était que plus séduisante. Elle croisa les bras sur la table et se rapprocha :
— Quelle a été ta préférée ?
— Une parfumeuse du Sephora des Champs-Élysées, avoua-t-il spontanément. Une petite femme très fière, très jolie, qui n’aimait pas faire l’amour.
— Un sacré handicap.
— Ça ne me dérangeait pas.
— Toi non plus tu n’aimes pas ça ?
— Pas trop, non.
Elle gloussa. À moitié saoule, elle paraissait plus proche, plus réelle. Le vin rosissait ses pommettes. Ses yeux en amande devenaient liquides.
— Y a quelques années, lâcha-t-il, j’ai fait une dépression.
— Je savais pas. Tu veux pas qu’on reprenne du vin ?
— Non. Je pense que t’as assez bu.
Le janséniste revenait. Un nouveau rire comme seule réponse. Elle attendait la suite de l’histoire.
— Je m’en suis sorti grâce aux anxiolytiques, aux antidépresseurs. Ces médicaments ont été miraculeux mais pas pour ma libido.
— C’est vrai ce qu’on raconte ? Ça rend impuissant ?
— Il a suffi que je le croie pour que ça le devienne. Depuis ce temps, faire l’amour est plutôt une source de stress, un sujet d’angoisse.
— Le trac de l’artiste.
Il s’accorda enfin une gorgée de vin.
— Autant partir modeste, l’arrivée ne peut être qu’une bonne surprise.
— Ça donne envie tout ça…
Il sentit qu’il valait mieux en rester là. Il régla à la caisse. Le dîner avait été un fiasco. Du moins, il n’avait rien apporté de neuf. Le flic et la comtesse : chacun était resté dans son rôle. Pas grave, se dit-il par pure lâcheté, dans une demi-heure je serai au 36.
Il l’aida à enfiler sa veste et la guida jusqu’au seuil. Il poussa la porte et sortit en premier, comme pour prévenir une embuscade.
— T’es venue en voiture ? Tu…
Il n’acheva pas sa phrase. Les lèvres de Sofia s’étaient posées sur les siennes. Il ne ressentit rien. Seulement un vertige à l’intérieur de lui-même. Son cerveau s’était enrayé. Il ne parvenait pas à analyser ce qui était en train de survenir.
Il fit un effort et revit seulement le corps de Pernaud épluché comme un fruit, le buste éventré d’Anne Simoni, les fragments de Wissa Sawiris. Retourner au bureau, reprendre l’enquête…
Il libéra ses lèvres mais à cet instant, il se ravisa et empoigna Sofia qui devint toute molle entre ses bras. Il l’embrassa avec violence, libérant d’un coup un sentiment qui ne l’avait pas quitté, il le comprenait maintenant, depuis la première fois qu’il l’avait vue.
Lorsqu’il relâcha son étreinte, elle eut un sourire gêné mais ce fut lui qui s’effondra sur le capot d’une voiture, les jambes coupées, la bouche pleine de son odeur de vin.
Sofia retrouva la première son sang-froid — des siècles de noblesse florentine étaient passés par là.
— Pour un curé, t’embrasses pas mal.
Gaëlle fumait une cigarette sur le balcon.
Quand Loïc était rentré, elle l’avait douché puis vêtu d’un pyjama, peigné, parfumé. Elle lui avait cuisiné des pâtes avant de le mettre au lit comme un bébé. Sans poser de questions — Loïc était coutumier de ces virées mystérieuses.
Voilà où elle en était : un vendredi soir, téléphone saturé de messages, de SMS, d’invitations, à jouer les nounous chez son couillon de frère.
Il faisait encore chaud et, sous ses pieds nus, l’avenue diffusait une clameur bleue et souveraine. Accoudée à la rambarde, elle distinguait le parvis du palais de Chaillot, cerné par les deux blocs années 30 des musées des Monuments français et de la Marine nationale. Au loin, la tour Eiffel crépitait de lumières, preuve qu’il était exactement 23 heures. Pas mal.
Toute la soirée, elle avait ruminé sa honte de la veille. La partouze bidon, la cérémonie ridicule, les notables dépravés… Ce qui la tuait, c’était le regard de son frère. Il était à la fois la personne qu’elle aimait et haïssait le plus.
Pour les mêmes raisons.
Erwan, le héros, l’irréprochable.
Son père était un monstre, Maggie une cinglée, Loïc une épave. Au moins, avec eux, les choses étaient claires. Mais l’aîné… Elle réfléchit encore et parvint à ordonner les éléments d’une autre façon — cinq ans de philo, ça aide. Elle voulait humilier sa famille, piétiner leurs valeurs hypocrites. L’arrivée du frangin avait donc été une bonne chose : que vaut le blasphème si le croyant n’est pas là pour l’entendre ?
Elle se retourna et s’adossa à la rambarde de pierre. La pièce immense qui tenait lieu de salon se déployait dans la lumière brisée des lampes MaMo Nouchies d’Ingo Maurer. Sur le mur d’en face, le triptyque d’Anselm Kiefer devait valoir plusieurs millions d’euros. Le canapé, la table basse et les différents meubles profilés plusieurs centaines de milliers.
La beauté épurée de ces lignes la bouleversait mais elle était comme les Barbares qui admiraient la perfection des villes romaines avant de les détruire. L’admiration n’empêche pas la haine, elle la nourrit. Cet appartement, ces meubles, ces œuvres d’art allaient bientôt voler en éclats.
Elle ne voulait pas l’argent. Sa carrière même n’était pas si importante.
Elle voulait les mettre à terre.
Sa bonne humeur revint d’un coup.
Ils croyaient la tenir, la contrôler, la sauver. Mais elle était en train de les anéantir selon une stratégie qu’ils ne pouvaient imaginer.
Il ouvrit les yeux. Le jour n’était pas encore levé. Un bref instant, il ne se souvint plus où il se trouvait. La chambre était blanche. Un parfum d’encens flottait. Sur le mur face à lui, un homme bleu ramait sur une mer d’écume rouge.
« La Trans-avant-garde italienne, lui avait murmuré Sofia à l’oreille alors qu’ils s’écroulaient sur le lit. J’ai couché avec tous les peintres du mouvement… » Dans l’obscurité, il avait vu son rêve de madone balayé comme un château de sable par la vague écarlate du tableau. Après ça, ses souvenirs se brouillaient. Des émotions, oui, mais dans le désordre, jouissance, peur, plaisir, remords…
Il regarda sa montre : 6 heures. Il était tellement excité qu’il n’était même pas sûr d’avoir dormi. Il sortit du lit, enfila caleçon et chemise puis attrapa son portable dans sa poche de veste et s’esquiva sans bruit. Il était souvent venu ici : à l’époque, c’était « chez Sofia et Loïc » et cette seule idée suffisait à lui faire tout trouver, jusqu’au moindre détail, ostentatoire et vulgaire.
Ce matin, c’était une autre histoire.
Il visitait le palais en guerrier victorieux. Tout lui semblait noble et magnifique. Il marcha jusqu’au salon. À gauche, la cuisine ouverte. Il réussit à faire fonctionner une machine à café futuriste puis se posta devant les portes-fenêtres du séjour. Les hauteurs de la place d’Iéna. Au centre, la statue de Washington. À gauche, la Seine et le palais de Tokyo. À droite, une forêt de toits gris qui montaient jusqu’au réservoir de Passy. Un point de vue d’empereur.
Il but son café d’une traite — du fort, du brut. Une fierté animale l’emplissait. Lui qui avait toujours prôné une nette séparation entre sexe et amour, désir et sentiment, lui qui se prenait pour un homme de principes, il avait fait l’amour avec Sofia, sa fée inaccessible, la femme de son frère — et il ne voyait qu’une chose : il s’en était bien sorti. Pas de problème d’érection ni de maladresse.
Dans l’élan, ses douleurs avaient quasiment disparu. Cette nuit d’amour avait agi à la manière d’un baume salvateur. Il n’aurait même pas su dire si cette étreinte lui avait plu — et il refusait d’envisager la suite des événements. L’important, pour l’instant, c’est qu’il avait assuré et…
Son enquête lui revint à l’esprit. Que foutait-il là à se pavaner au-dessus de Paris en divaguant sur sa vie sexuelle ? Il avait déjà gâché une nuit à courir après Gaëlle, une journée en Bretagne, et maintenant une nouvelle nuit dans les bras de sa belle-sœur.
D’un geste, il alluma son mobile, attendit sa mise en route, puis composa son code. Nouvelle attente. Enfin, il put accéder à ses messages.
Le premier, à 21 h 30, sonnait comme un avertissement ironique. Loïc : « Rappelle-moi. » Le temps d’une fulguration, il se dit que son frère savait déjà. Mais non, aucune raison de s’inquiéter. Ensuite, c’était la sarabande habituelle : Morvan, Fitoussi, Kripo, Audrey… On l’avait cherché toute la nuit. Un nouveau meurtre et pas de commandant à bord : une première au 36.
Il appela en priorité l’Alsacien, qui lui répondit la bouche pleine :
— Où t’étais ?
— Je t’expliquerai. Toi, où t’en es ?
— Je lutte contre la masturbation.
Le ton était jovial.
— Quoi ?
— Je suis au bureau et je mange des Kellogg’s. Tu savais que les corn-flakes avaient été inventés par le docteur Kellogg dans le but de diminuer les pulsions masturbatoires des jeunes ?
Erwan soupira — assez perdu de temps :
— Kripo, je t’en prie.
— L’autopsie est en cours. Riboise aux commandes.
— Il a trouvé quelque chose ?
— Des cheveux dans la zone épigastrique de la victime. Cette fois, il savait où chercher. On aura les résultats ADN dans la matinée.
Quatrième corps en vue. La France n’avait jamais connu une série de meurtres aussi rapprochés. Et il fallait que le Vieux soit impliqué…
— Le légiste a aussi reçu les premiers résultats des analyses toxicologiques, continua son adjoint.
— Alors ?
— Les intestins de la fille contiennent des résidus d’un cyanure spécifique, qu’on trouve dans les tubercules de manioc.
— C’est ça qui l’a tuée ?
— Pas du tout. Riboise pense que ça lui a seulement fait vomir ses tripes : l’effet est instantané.
Son père lui avait parlé de la nécessité de purger le corps avant le rituel. Comment le nouveau tueur connaissait-il ces détails ?
— Les autres ?
— L’IJ a retourné la turne, passé le moindre recoin au peigne fin, sondé les siphons. Audrey et Favini écument le quartier. Pour l’instant, tout se passe comme sur les Grands-Augustins : pas de témoin ni d’indice. Notre gars est une ombre.
— Et sur Pernaud ?
— Rien non plus. Pas un abonnement, pas une carte à son nom, aucune trace d’activité professionnelle. C’est plus une enquête, c’est SOS Fantômes.
— Qu’est-ce que t’en penses ?
— Après avoir été terroriste et para, j’ai l’impression que Pernaud avait rejoint le « côté obscur de la force ».
— Comprends pas.
— Une barbouze.
Erwan ne pouvait pas entendre ce mot sans tressaillir.
— Réfléchis, insista Kripo. Le mec bénéficie d’une remise de peine inexplicable en 2005. On le retrouve l’année suivante chez les paras en Guyane. Ensuite, plus aucune existence officielle hormis son adresse où il touche une pension d’invalide de guerre. J’ai fait des recherches : ses blessures de Guyane n’ont entraîné aucun handicap. C’était une rétribution déguisée. Le facho était un agent dormant, payé à la mission en plus de sa rente.
N’importe quel bleu aurait compris : le gars travaillait pour Morvan. L’Homme-Clou l’avait choisi pour cette raison. Encore un point pour la théorie de la vengeance.
— Ça vaudrait le coup d’en parler à ton père, fit Kripo comme s’il suivait le raisonnement d’Erwan. Il le connaissait peut-être…
— Je m’en occupe.
— Après la petite Simoni, c’est…
— Je te dis que je m’en charge ! (Il avait crié trop fort. Il regagna la cuisine et se prépara un autre café.) Qui tape la perquise ?
— La Sardine et Audrey sont là-bas, mais tu te souviens de l’état du studio… Le tueur l’a retourné en profondeur. Soit il cherchait quelque chose qui l’intéressait, soit il connaissait la victime et a effacé toute trace de leur relation.
Le breuvage noir et âpre, une nouvelle fois cul sec.
— Un truc peut lui avoir échappé.
— Je suis sceptique, souffla Kripo, on a affaire à un esprit supérieur.
— Sans blague ? C’est tout ?
— Non. Levantin déboule au 36 à 9 heures. Il veut nous montrer quelque chose, à propos d’Anne Simoni.
— Quoi ?
— Il a pas précisé.
Erwan retourna vers les portes-fenêtres, en ouvrit une et sortit sur le balcon. L’air était vif, la vue à couper le souffle. Dans la lumière du jour naissant, l’image se révélait peu à peu comme un tirage argentique dans son bain chimique. Les détails, encore flous, doucement chahutés par les plis liquides de l’aube, se précisaient.
— T’as regardé les liens que je t’ai envoyés ? relança Kripo.
— Lesquels ?
— Les sculptures d’Ivo Lartigues.
— Pas eu le temps.
— Mais qu’est-ce que t’as foutu cette nuit ?
Il allait répondre quand un chatouillement effleura sa nuque. Il bondit de côté, comme si un scorpion l’avait touché. Sofia se tenait dans l’encadrement : tee-shirt Chloé et petite culotte taille basse, à moitié transparente, bordée de dentelle de Calais. En un éclair, il se souvint qu’il tenait ce vocabulaire de son adolescence, l’époque où il se masturbait sur les catalogues de lingerie volés dans les grands magasins.
Un mélange de pudeur et d’incitation au péché : tout ce qu’il aimait.
— Je serai à la boîte à 9 heures, fit-il d’une voix rauque.
Il raccrocha et s’aperçut qu’il était en érection.
Sofia voulut faire l’amour à même le parquet mais il s’y refusa, par un obscur principe de décence, ou de respect, ou d’il ne savait quoi. Ils atterrirent dans la chambre. Cette fois, il fut plus lucide, plus serein — et toujours aussi vigoureux. Tout se passa sans bruit, sans éclat, alors qu’il attendait toujours, au-dessus de sa tête, des fracas d’orage, des semonces divines, des châtiments supérieurs…
Une demi-heure plus tard, ils étaient exactement à la même place que lorsqu’elle l’avait surpris au téléphone.
— Un autre café ? proposa-t-elle en passant derrière le comptoir.
— Non merci. J’en ai déjà pris deux. (Il regarda sa montre.) Faut que je file.
— Me la joue pas gros flic bourru ! rit-elle.
— Non, pas du tout. Je…
Elle revint vers lui, tasse à la main. Son parfum surpassait celui du café. Métabolisme mystérieux de la femme qui distille toujours un sillage douceâtre et envoûtant.
— Pour nous deux, grommela-t-il, je…
— Stop. Je préfère parler avant que tu dises des conneries.
Il ouvrit les bras d’un air penaud. Sa chemise pendait. Il était toujours en caleçon, pieds nus sur le parquet.
— Je pourrais te dire qu’hier j’avais bu et que je regrette. C’est précisément le contraire : j’ai bu pour oser faire ce que je regrettais de ne pas faire depuis un bon moment. Tu me suis ?
— Je crois, oui.
— Maintenant, rentre chez toi et réfléchis. Pour moi, c’est du sérieux. Et j’espère que pour toi, je suis pas la fille d’une nuit.
Il ne put s’empêcher de sourire :
— T’es pas vraiment le genre one-night stand.
— Alors, embrasse-moi.
Disant cela, elle posa sa tasse et l’attrapa par les deux pans de sa chemise. L’image qui lui vint : son propre cœur, organe palpitant, enduit de miel, embroché au-dessus d’un feu.
Il reprit son souffle comme un apnéiste au bord de la syncope.
— Pour moi, risqua-t-il, t’es la fille de toutes les nuits.
Elle rit encore, retrouvant sa voix de gorge, celle des chansons italiennes :
— N’en fais pas trop tout de même.
— Je voulais juste te dire…
— Plus tard. Maintenant, ouste : va attraper tes assassins.
Il obtempéra. Chambre. Pantalon. Veste. Elle se tenait derrière lui, les bras croisés. Il se sentit obligé de se justifier :
— Je vais prendre une douche chez moi. Faut que je me… reconstitue.
Elle lui posa la main sur le sexe :
— N’oublie rien au moment de l’assemblage.
Charme exquis de l’aristocratie : elle pouvait prononcer n’importe quelle obscénité, faire n’importe quel geste, ses actes étaient toujours élégants, raffinés. Ils infusaient dans la réalité aussi naturellement que des feuilles de thé dans de l’eau bouillante.
— Et Loïc ?
La question lui avait échappé alors qu’il fourrait son portable dans sa poche et fixait son holster. Il ne l’avait pas encore rappelé.
— Loïc, c’est mon affaire.
— C’est aussi mon frère.
— Je crois qu’on sera d’accord toi et moi pour ne rien dire pour l’instant.
Il acquiesça en enfilant sa veste.
— Je risque plus gros que toi sur ce coup-là, ajouta-t-elle. S’il apprenait ce qui s’est passé cette nuit, il serait beaucoup plus fort face aux juges.
— Adultère contre garde à vue, la balle au centre.
— Exactement.
Il sortit de la chambre et remonta le couloir. Elle le suivait d’un pas silencieux, à la manière d’un félin parfaitement intégré à son biotope.
— Je voulais te parler d’un truc, dit-elle dans le vestibule. La soirée ne m’en a pas laissé le temps.
— Quoi ?
— Mon avocate fait actuellement l’estimation de notre patrimoine, pour le divorce.
— Vous êtes en séparation de biens, non ?
— Non. Au début de notre mariage, c’était…
— Le grand amour ?
— Oui… On voulait fusionner tout ce qu’on avait. Et surtout faire chier nos pères.
Il sentit une morsure au fond du ventre. Il avait toujours été jaloux de son frère mais aujourd’hui, il lui semblait qu’il en avait le droit. La douleur lui parut simplement plus aiguë, et aussi plus juste.
— Elle s’est procuré des documents pour évaluer la fortune de Loïc. Elle est tombée sur un truc bizarre : ton père a déjà préparé son héritage.
— Ça n’a rien d’étonnant.
— Il prévoit de léguer à Loïc toutes ses parts de Coltano. Avec ta sœur, vous vous partagerez le reste des biens.
— Comment tu peux savoir ça ?
— Je te dis que mon avocate est une fouille-merde. J’ai pas les détails.
— Je suppose qu’il a fait une donation stricte qui t’exclut du testament.
— Justement, non. Les documents stipulent que tout me reviendra aussi à moi, selon la règle de la communauté réduite aux acquêts.
— T’as vu ces papiers ?
— Pas encore. C’est étrange, non ?
Il posa la main sur la poignée de la porte blindée :
— Je vais me renseigner. Je te rappelle.
Une touche humoristique aurait été la bienvenue pour briser la gravité de ces adieux mais il n’était pas inspiré. Sofia opta pour la version sans parole — le baiser, beaucoup mieux.
Morvan était rentré à l’aube avec une seule idée : repartir.
La gravité de la situation exigeait une réunion en haut lieu, à Florence. À huit heures du matin, épuisé, courbaturé, il était arrivé dans son repaire et avait aussitôt préparé de nouvelles affaires. Douché, rasé, il buvait un café en essayant de remettre de l’ordre dans ses projets.
Son plan à propos des nouvelles mines, à peine ébauché, était déjà éventé. Il ne comprenait toujours pas d’où venait la fuite. Pas un seul salarié sur le terrain n’était au courant. Aucun investissement n’avait pu le trahir. Son blitzkrieg minier se déroulait à des centaines de kilomètres de Lubumbashi, dans une zone non sécurisée. Un enrichissement éclair avant de céder la place à sa propre compagnie et d’entrer dans une phase conventionnelle d’extraction. Il pouvait le faire.
En Afrique, on peut tout.
Mais maintenant, il devait compter avec Kabongo, et finalement, ce n’était pas si grave. La complicité de l’Africain rendrait l’opération sur le terrain plus sûre. Ils siphonneraient, d’un commun accord, la part du gouvernement et se partageraient le butin. Ce qui le mettait en rage, c’était pourquoi le projet de départ avait capoté.
Loïc soupçonnait les géologues et il avait tort. Clau était mort et rien ne prouvait que sa disparition soit suspecte. Quant aux deux autres, il avait réussi à les contacter de Kinshasa, la veille au soir — rien à signaler. L’information avait filtré d’ailleurs.
Il fallait que le trader, Serano, livre le nom de ses commanditaires. Ensuite, on irait les interroger pour obtenir leur source. Quand Morvan aurait le nom de la taupe, il saurait comment agir.
Son téléphone vibra : Erwan, enfin.
— Je t’ai appelé je ne sais combien de fois !
— Excuse-moi. L’enquête me prend cent pour cent de mon temps et…
— Je t’appelais pas pour ça. Il faut que tu aides ton frère.
— Quoi ?
— Ce matin, il va aller interroger un opérateur de marché. Je veux que tu l’accompagnes.
— Tu crois que j’ai que ça à faire ?
— C’est très important. Y a eu des fuites au sein de Coltano et seul ce gars peut…
— J’en ai rien à foutre. J’ai déjà perdu une nuit à retrouver ma sœur, c’est pas pour griller une nouvelle matinée avec…
— Ça te prendra une heure. Loïc posera les questions. Ta présence suffira pour intimider le mec.
Erwan eut un rire forcé :
— Le méchant qui ne dit rien ?
— Si tu le fais pas, ça pourrait mal tourner pour Loïc.
— Il est impliqué dans les fuites ?
— Non, mais nos amis africains le soupçonnent. Aide-le. Tu lui dois bien ça.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Même à l’autre bout du fil, Morvan perçut le changement de timbre : son fils n’avait pas la conscience tranquille. Il se promit d’en trouver la raison.
— Tu es l’aîné, répondit-il posément. Le maillon fort de la famille. Que tu le veuilles ou non, tu es responsable de ton frère.
— Je l’appellerai ce matin, capitula Erwan.
— L’enquête, où t’en es ?
— On a un nouveau meurtre.
— Quoi ? J’ai reçu aucun télex !
— On a pas encore rédigé la dépêche.
— C’est vous qui l’avez découvert ?
— Grâce aux échantillons organiques dans le corps d’Anne Simoni.
— Qui c’est ?
— Un dénommé Ludovic Pernaud.
Morvan encaissa le coup. Son homme à tout faire. Celui qui avait liquidé Jean-Philippe Marot. Voilà pourquoi il ne donnait plus de nouvelles.
— Tu le connais ? reprit Erwan.
— Le nom me dit quelque chose.
— Arrête tes conneries, papa. Le type était une barbouze.
— Faut que je vérifie.
— Tu contrôles depuis quarante ans toutes les opérations souterraines de l’État. Ce type travaillait pour toi, oui ou non ?
À quoi bon mentir ? Autant que chacun gagne du temps.
— Oui.
— Que faisait-il ?
— Des basses besognes.
— Tu témoignerais à ce sujet ?
— Non.
— Tu connais son emploi du temps de ces jours derniers ?
— Non.
— À quand remonte votre dernier contact ?
— J’ai des carnets pour ça. Je te dirai.
— Essaie pas de m’enfumer, papa. Je t’ai évité la convoc au 36 pour Anne. Cette fois, tu risques d’y avoir droit.
— Je ne pourrai rien dire. Secret d’État.
Erwan ricana :
— T’as pas l’air de comprendre la nature de ton problème. Sur le premier site, le tueur a laissé ta bague. La deuxième victime était ta protégée. Maintenant, c’est un de tes cerbères qui est dégommé. Ta théorie de la vengeance est devenue une réalité. Alors, joue franc jeu avec moi.
— T’as une bien grande gueule ce matin. Occupe-toi de ton frère et rappelle-moi.
Il raccrocha violemment et demeura quelques secondes immobile. Son fils avait raison. Pernaud, après Anne et la bague. Au Mayombé, les minkondi sont des fétiches vengeurs. On les utilise pour contrer un sorcier ou se venger de lui. À l’évidence, c’était lui, Grégoire Morvan, que l’assassin prenait pour un démon à combattre.
Il boucla sa valise. Cette nouvelle catastrophe le confortait dans son départ pour Florence. S’il devait y rester, autant régler les seules affaires qui comptaient pour lui : celles de ses enfants.
En descendant l’escalier de service, il eut une pensée pour Pernaud. Sa mort avait dû être atroce mais à la différence d’Anne, lui était formaté pour une telle fin. Morvan ne l’avait jamais apprécié mais le facho n’avait pas froid aux yeux. Solitaire, criminel, à moitié fou : un guerrier utile.
Qu’on établisse qu’il travaillait pour lui ne serait pas dramatique — l’État le couvrirait. Mais Erwan pouvait remonter jusqu’à la disparition de Jean-Philippe Marot. Or personne n’avait ordonné ce « suicide ». Affaires personnelles…
Sur le trottoir, il héla un taxi et s’engouffra à l’intérieur.
— Roissy. Terminal 2G.
Erwan arriva au 36 à 9 heures pétantes. Il s’était décapé au gant de crin pour finalement sortir de sa salle de bains rouge comme un homard. Il s’était rasé, parfumé, avait revêtu un nouveau costume — il ne savait pas quand il rentrerait de nouveau chez lui. Il était passé à la boulangerie et avait englouti trois croissants en roulant vers le bureau. Malgré le coup de fil de son père qui l’avait mis en rogne, il se sentait encore d’humeur conquérante — depuis combien de temps n’avait-il pas fait l’amour avant d’aller au boulot ?
Dans la salle de réunion, ses champions l’attendaient. Tonfa était encore à l’IML mais le groupe s’était enrichi d’un nouveau membre : Levantin, le coordinateur de la police scientifique, qui affichait un air réjoui. C’était un grand gaillard aux cheveux d’Apache, regard clair sous des sourcils ombrageux, avec une démarche de fier paysan de retour des champs. Tout le monde l’appréciait, sauf la Sardine, qui le jalousait. Ce que Favini obtenait des femmes à force de blagues, d’invitations, de cadeaux, Levantin le gagnait en un sourire.
Il lança sur la table un sac à scellés qui produisit un bruit métallique.
— Les clous d’Anne Simoni ont fini par parler, fit-il en enfilant des gants de latex.
Avec précaution, il ouvrit le sac, saisit une des pointes et l’exhiba à la lumière. D’un signe de tête, Erwan fit signe à Audrey de lui envoyer des gants.
— La composition du métal est spécifique à l’Afrique centrale mais il y a plus. On voit ici que la tête porte un poinçon. Ces clous étaient utilisés il y a plus de cinquante ans par une société aujourd’hui disparue : la CBAO, Compagnie belge d’Afrique occidentale, implantée principalement au Zaïre. Ce sont des sortes… d’objets de collection.
— Comment sont-ils arrivés en France ?
— L’analyse a mis en évidence du sel et d’autres micro-organismes marins sur la rouille. A priori, ils ont voyagé par cargo.
Erwan en attrapa un : tordu, usé, corrodé.
— Selon toi, ils viennent de RDC et le tueur les a récupérés d’une façon ou d’une autre dans un port français ?
— C’est l’explication la plus probable. À moins qu’il les ait lui-même rapportés d’Afrique.
Instinctivement, il excluait la piste d’un tueur congolais.
— Où arrivent ce genre de marchandises ?
— À Marseille. Je me suis permis de passer quelques coups de fil.
Levantin avait trop regardé Les Experts. Ce n’était absolument pas dans ses attributions de mener ainsi l’enquête. Le Beau Brun ne leur laissa pas le temps de râler :
— Selon les services du port de Fos, des caisses de vieille ferraille importées de RDC sont de temps en temps acheminées par un groupe international d’origine luxembourgeoise, Heemecht. (Il consultait ses notes sur un cahier.) Plusieurs conteneurs partis de Matadi, le port du Bas-Congo, arrivent justement cet après-midi dans les bassins ouest de Fos.
— Ils contiennent des clous ?
— Aucune idée. Mais ça vaudrait le coup de vérifier. Soit notre prédateur se fournit à la source, au moment du déchargement, soit il passe par un revendeur européen. Visiblement, y a un marché pour ces métaux.
— T’as des noms ?
— Je pense que vous pouvez finir le boulot, répondit-il en leur faisant un clin d’œil.
— On s’y colle. T’as bien bossé. Et les tessons, les miroirs ?
— Rien. Ils pourraient provenir de n’importe où.
— Les fibres ?
— Du raphia. On étudie son origine.
— Des traces de salive ?
— Pour l’instant, non.
— Et en ce qui concerne le sang ?
Les membres de l’équipe tiquèrent : c’était quoi cette histoire du sang ? Erwan n’avait jamais évoqué devant eux un problème à ce sujet.
— On a effectué une quarantaine de prélèvements, un peu partout sur le corps. À cette heure, c’est toujours le groupe d’Anne Simoni qui est tombé.
— Continue. Tu me refais la totale sur le corps de Pernaud ?
— C’est en route.
Erwan songea à l’arrivage prévu au port de Fos. On pouvait imaginer que le tueur, par souci de mimétisme avec son modèle, ou pour une autre raison superstitieuse, tienne à utiliser des clous africains, mais de là à penser que les chargements d’aujourd’hui en contiennent et que le tueur vienne précisément se fournir ce soir…
Pourtant, même infime, l’opportunité d’un flag ne pouvait être négligée.
— Kripo, tu me prends un billet pour Marseille ?
— C’est toi qui y vas ?
— Je pars cet après-midi. Je rentrerai cette nuit ou demain matin.
Coups d’œil au sein de la troupe : depuis le début de l’enquête, Erwan n’avait pratiquement pas mis les pieds au 36.
— Et rue de la Voûte ? demanda-t-il à Levantin.
— Aucune empreinte à part celles de Pernaud. Pas d’échantillons organiques. L’assassin a pris ses précautions.
— L’analyse des cheveux retrouvés à l’intérieur du corps ?
— C’est une femme, une Caucasienne, blonde, mais elle n’est pas fichée au FNAEG. Les généticiens continuent leur analyse. L’ADN pourrait nous révéler quelque chose de spécifique : maladie, particularité chromosomique… Mais c’est peu probable.
Erwan se tourna vers Audrey :
— Le porte-à-porte, on en est où ?
— Personne a vu ni entendu quoi que ce soit. La plupart des voisins de Pernaud n’ont même pas reconnu son portrait. C’était l’homme le plus discret de la Terre.
— Vous aviez une photo ?
— Une reconstitution numérique d’après son cadavre.
— Les sommiers ?
— Un numéro de Sécu et basta. À croire que depuis son passage chez les paras, son dossier a été effacé.
— T’as contacté la DCRI ?
— Toujours francs comme des ânes qui reculent. À l’évidence, ils le connaissent mais ils n’ont rien voulu dire.
Pourquoi parler aux saints quand on peut s’adresser à Dieu en personne… Il se jura de tirer les vers du nez à son père.
— Vous attaquez la perquise ?
— De ce pas. Un détail : Anne Simoni habitait rue d’Avron, Pernaud rue de la Voûte. Y a moins d’une borne entre les deux adresses. Tu crois que ça signifie quelque chose ?
— Du genre « le tueur du 12e arrondissement » ? Non. Le mobile, s’il en a un hormis sa folie, est ailleurs. Rien à voir avec le quartier. (Il revint vers Kripo.) Les fadettes d’Anne ?
— On a encore un ou deux gars à interroger. Mais personne n’a l’air bien méchant. En tout cas pas à ce point-là. Idem pour son ordi : les mails et les réseaux sociaux n’offrent rien d’intéressant. Reste le dossier verrouillé, les nerds s’en occupent.
Erwan espérait qu’il n’allait pas encore tomber sur des échanges obscurs à la Wissa-di Greco.
— Tonfa vous a dit quand l’autopsie se terminerait ?
— A priori en milieu de journée.
— Vérifie qu’il a bien lancé les analyses toxico.
Kripo acquiesça d’un signe de tête et tendit une enveloppe kraft à Erwan.
— C’est quoi ?
— Les sculptures d’Ivo Lartigues.
Le Scribe faisait une fixette sur cet artiste. Il ouvrit l’enveloppe et comprit en un coup d’œil pourquoi son adjoint insistait : Lartigues sculptait dans le bronze et le fer, à une échelle géante, de purs minkondi.
Le premier tirage représentait un homme colossal — deux mètres de haut —, bras le long du corps, couvert d’un manteau de fibres. Sur ses épaules, des éruptions de clous faisaient mal à voir. Son visage forgé refusait toute expression — grands yeux, narines béantes, lèvres épaisses.
Il feuilleta les autres tirages : chaque sculpture était une réplique, dans une version stylisée et moderne, d’une statue du Bas-Congo. Femme-bouclier au corps auréolé de clous. Homme aux pieds en fer à repasser. Figure en forme de porc-épic, aux dents innombrables. Erwan repéra même un homme-fleur jaillissant d’un foyer de pétales tordus au chalumeau qui évoquait étrangement le cadavre de Pernaud dans son studio.
— On va l’interroger ? demanda l’Alsacien.
— Gratte d’abord sur sa communauté, les no limit et tout ça. On ira le voir quand on aura plus de biscuits.
— Je peux m’en charger…
— Non. Je veux me le faire. Creuse le filon. On ira demain première heure, à mon retour.
Kripo grimaça pour exprimer son désaccord mais finit par ranger les photos dans son enveloppe. Erwan sentit son téléphone tinter dans sa poche. Un SMS de Loïc : « 34, boulevard de Courcelles. 75017. »
Après son père, il avait appelé son cadet : il lui accordait une heure pour l’accompagner chez le trader, à lui de trouver l’adresse. Il lui donna rendez-vous à 10 heures et glissa son portable dans sa veste.
— Tout le monde sur le pont, fit-il en se levant. Je reviens dans une heure et demie maxi.
— Dans une heure et demie ? s’étonna Kripo.
— Un truc urgent à faire.
— Un truc urgent ?
— Au lieu de répéter tout ce que je dis, prends-moi un billet pour Marseille, départ Orly. Je peux choper un vol à partir de 14 heures.
Il n’attendit ni réponse ni commentaire. Il sortit de la salle et se dirigea vers l’escalier. Il vérifia à nouveau son portable et réalisa qu’il espérait un message de Sofia.
Vraiment pas la tête au boulot.
Grégoire Morvan eut de la chance : malgré le vent, son avion atterrit à Florence et non, comme cela arrivait souvent, à Pise. Pour le reste, il avait effectué un voyage exécrable. Le colosse était formaté pour les business-class et premières des longs-courriers, pas pour ces vols étriqués et bringuebalants.
Sac à l’épaule, il traversa le petit aéroport et trouva un taxi. Lumière saupoudrée d’or, douceur de l’air, clémence de la température. Profite de ce pur paradis et oublie le reste.
Il n’était pas encore 10 heures. Il avait rendez-vous à midi dans un restaurant de la Via degli Strozzi. Ça lui laissait le temps de renouer avec les merveilles du passé.
Deux heures à tuer à Florence, c’étaient deux heures à vivre.
Il se fit déposer près de la Piazza della Signoria mais ne s’attarda pas près des sculptures monumentales qui se dressaient au coude à coude. Il ne s’arrêta pas non plus à la galerie des Offices, sur la droite, et s’engagea dans les rues étroites de la cité. Au chaud et à l’abri, au plus près de la part divine de l’homme. La Renaissance florentine, c’était la pure manifestation de cette étincelle — et aussi celle du diable. L’homme s’était surpassé dans tous les domaines de l’art alors même que ses mains baignaient dans le sang. Morvan adorait la fameuse citation de Harry Lime dans Le Troisième Homme qui disait en substance : « Durant trente ans, en Italie, ils ont eu les Borgia, la guerre civile et la terreur. Cela a produit Michel-Ange, Léonard de Vinci et la Renaissance. En Suisse, ils ont eu cinq siècles de paix et de fraternité et qu’est-ce que ça a donné ? La pendule à coucou ! »
Il atteignit la Piazza della Santissima Annunziata, qui s’ouvrait sur la merveilleuse loggia de l’orphelinat des Innocents. L’architecte Brunelleschi avait conçu au XVe siècle cette galerie parfaite, creusée de voûtes délicates, surmontée de médaillons de terre cuite représentant des bébés emmaillotés. Depuis 1987, Morvan apportait une contribution financière au Spedale degli Innocenti, toujours en activité, en partenariat avec l’UNICEF. Personne ne savait pourquoi le donateur français était passionné par ce site. On pensait que son intérêt était lié au fait qu’il avait perdu lui-même ses parents très jeune (c’est ce qu’il racontait). On attribuait aussi sa générosité à la splendeur du bâtiment : un sommet du Quattrocento.
La vraie raison était la ruota.
Sur la gauche, au bout de la façade, était préservée une porte à tambour couchée à l’horizontale, tout juste assez large pour y glisser un nouveau-né. Durant des siècles, les filles mères avaient ouvert ce guichet, y avaient placé leur enfant avant d’actionner la cloche pour prévenir les sœurs. La porte tournait alors et on récupérait le bébé de l’autre côté, sans jamais voir le visage de la mère indigne.
Alors que le soleil de la matinée cuisait déjà la place et que la pierre semblait se nourrir de cette lumière, Morvan imaginait les nourrissons qui, par le simple jeu de deux battants, passaient du chaos à la paix religieuse. Il était fasciné par ce mécanisme qui symbolisait à ses yeux la roulette de la vie — et sa propre malédiction. Si celle qui l’avait enfanté l’avait déposé dans un de ces « tours d’abandon », comme on disait au Moyen Âge, son existence aurait été totalement différente…
— Va bene, signore ?
Morvan releva la tête et réalisa qu’il s’était mis à genoux devant le comptoir de bois, comme s’il se trouvait face à l’autel d’une église. Ses mains étaient crispées sur la grille. Une religieuse était penchée sur lui, sa robe noire claquant dans les courants d’air qui filaient à travers la galerie. Il se redressa, les yeux pleins de larmes. Bon dieu, son cuir se ramollissait avec l’âge. Il ne pouvait même plus supporter l’évocation de son enfance. Il acheta des mouchoirs en papier au kiosque le plus proche et se moucha. Puis il accéléra le pas et fut bientôt rattrapé par l’essoufflement.
Il ne courait plus assez vite pour fuir ses souvenirs. Il arracha un nouveau mouchoir et essuya son visage en sueur, sentant son cœur s’affoler sous sa chemise.
— C’est mon sang qui fout le camp…, murmura-t-il.
— Loïc ? Je comprends pas très bien, là…
Serano se tenait debout sur son palier, vêtu d’un survêtement, veste et pantalon, de grande marque. Derrière lui, des pièces immenses, des parquets rutilants, des toiles colorées. Après l’appartement de Sofia, celui de Loïc et maintenant celui-là, Erwan avait l’impression d’être à la marge avec son modeste deux-pièces du 9e arrondissement.
— Faut qu’on parle, je suis venu avec un ami.
Le dénommé Serano ne cessait de regarder ses visiteurs, comme si la connexion entre ces deux visages allait enfin se produire. Large d’épaules et court sur pattes, il ressemblait à Popeye, dans une version autobronzée et déplaisante.
— Ça peut pas attendre ?
— Laisse-nous entrer, asséna Loïc.
Il s’était pris une ligne juste avant de monter, de quoi avoir le jus nécessaire pour s’imposer. Erwan, qui espérait se cantonner dans le rôle du méchant en retrait, se demandait combien de temps cette mascarade allait durer.
Sans se départir de sa méfiance, Serano s’effaça pour les laisser passer. Son torse en barrique donnait l’impression que ses bras étaient trop longs.
Loïc entra, suivi d’Erwan qui referma la porte avec son dos.
— T’es seul ?
— Mais qu’est-ce que c’est que ce ton ? s’insurgea l’opérateur. Tu te prends pour qui ?
Erwan s’interposa entre les deux hommes et plaqua Serano contre le mur. Autant accélérer le mouvement. Le financier hurla. Loïc avait l’air de jubiler.
— Je sais que tous les ordres pour Coltano sont passés par toi, reprit-il d’une voix de caïd.
— Et alors ?
— Je veux les noms des acheteurs.
— Impossible, je…
Erwan l’attira à lui et le repoussa plus violemment. Au fond, le rôle du mec silencieux le reposait.
— Les noms ! hurla Loïc.
À cet instant, une jeune femme superbe — le modèle ukrainien — déboula dans la pièce, vêtue d’une veste de jogging elle aussi, qui cachait tout juste sa culotte. Erwan lui sourit, sans lâcher Serano. Ce qui est agréable avec les corporations, c’est que leurs clichés se vérifient toujours. La mannequin ne pouvait manquer à la panoplie du financier en vogue.
— What’s going on, here ?
Cette violence matinale ne paraissait pas la choquer outre mesure. Elle devait en avoir vu d’autres au pays. Serano ne répondit pas : il reprenait son souffle. Loïc roulait des épaules en poussant des ricanements nerveux.
— Don’t worry, dit enfin Erwan. If this guy is behaving well, we will be gone in ten minutes.
Elle haussa les épaules et repartit, sans doute pour prendre un bain et soigner, d’une manière ou d’une autre, la jeunesse de ses traits ou la douceur de sa peau.
Erwan admira la silhouette durant quelques secondes. Comme son père, il aimait surprendre l’humanité en flagrant délit de médiocrité : pourquoi les femmes les plus belles s’alliaient-elles toujours aux hommes les plus riches ? Pourquoi ce qu’il tenait en plus haute estime — la beauté de la nature — s’unissait-il avec ce qu’il méprisait le plus — la banale course au pognon ? Il songea à Sofia : il n’avait aucune chance.
— Alors, Serano, t’as pas envie de retrouver ta bombasse ? reprit Loïc.
— Je peux rien dire…
Erwan leva le poing. Le trader poussa un cri et croisa les mains devant son visage.
Dans la vie normale, la violence n’intervient jamais, ou presque. Erwan aurait été partisan d’imposer à l’école des cours de préparation à la souffrance physique — afin d’éviter ce genre de scènes pathétiques.
— Le premier, c’était Richard Masson, couina le financier, le gestionnaire de la banque espagnole Diaz. Il m’a mandaté…
— Pour sa banque ?
— Non. Pour lui-même.
— Je vois qui c’est. Il y connaît rien en minerais. Qu’est-ce qu’il t’a demandé ?
— Du Coltano. Il voulait que ça. Le maximum que je pouvais rafler.
— Il t’a dit pourquoi ?
— Non. Mais c’était évident qu’il avait une info… sérieuse.
Loïc et Erwan échangèrent un regard.
— C’était quand ?
— Mi-août.
— Combien t’en as acheté ?
— C’que j’ai trouvé. Plusieurs milliers d’actions. C’était pas difficile : ta valeur, c’est de la merde.
Faible tentative de Serano, toujours ratatiné contre le mur, pour retrouver un peu d’ascendant.
— Ok. Ensuite ?
— Sergueï Borguisnov. Il s’occupe d’un fonds de gestion russe. Il a fait fortune avec ses propres ressources minières. Tout d’un coup, on sait pas pourquoi, il a voulu de l’africain. Du Coltano. Il disait que ça allait être chaud.
— Il t’en a pas dit plus ?
— Non, mais c’était déjà trop. Borguisnov est une grande gueule.
— Il t’a parlé d’un rapport d’experts ?
— Non.
— Il t’a expliqué d’où venait le tuyau ?
— NON ! Il a juste fait une blague : il a dit qu’il se fournissait « à la source ».
Nouveau regard entre les frangins : la fuite africaine se précisait.
— Combien t’en as acheté ?
— J’me souviens plus. J’ai gratté le flottant. J’achetais plus cher mais j’en ai dégoté encore plusieurs milliers.
— Quand ?
— Début septembre.
Erwan n’y connaissait rien mais il pouvait imaginer que le cours de l’action monte en flèche après de telles tractations. Il n’avait pas suivi l’affaire et s’en moquait. Pourtant, il soupçonnait un problème à plusieurs niveaux : d’abord ces achats mettaient Morvan dans une situation délicate (les Africains devaient le soupçonner d’en être le commanditaire), ensuite ces changements de position s’appuyaient sur des renseignements qu’il avait tenté de cacher. Encore une de ses combines.
— T’as entendu parler de la mort de Jean-Pierre Clau ? hurlait Loïc qui se prenait de plus en plus pour Tony Montana.
— Je sais pas qui c’est !
— Y a eu d’autres acheteurs ?
— Un autre, lundi dernier.
— Qui ?
— Un Chinois que je connais depuis des années. Johnny Leung.
Un nom à jouer dans les films de kung-fu de Hong Kong. Il planait sur toute cette affaire un parfum d’irréalité.
— Connais pas, claqua Loïc, péremptoire.
— Il bosse à la Hong Kong Securities, section des acquisitions.
— Combien il en a acheté ?
— Près de vingt mille.
— Il t’a rien dit sur son informateur ?
— C’est pas le genre à dire quoi que ce soit. Mais j’ai compris qu’il voulait bluffer ses propres clients. Leur montrer de quoi il était capable.
— Tu t’es pas demandé pourquoi ces types se jetaient tout à coup sur Coltano ?
— J’en ai tellement vu…
— T’as pas été tenté d’en acheter toi aussi ?
— Parce que trois couillons avaient décidé de plonger ?
— T’es sûr qu’ils se connaissent pas ?
— Non, et d’ailleurs, jamais ils se seraient refilé un tuyau.
— Mais ils sont tous basés à Paris.
— Même pas. Masson fait la navette entre Paris et Madrid. Borguisnov vient de temps en temps. Leung a des bureaux à Paris mais il est jamais là.
Erwan essayait d’imaginer un scénario, en vain. Exit les géologues dont lui avait parlé Loïc : il ne les voyait pas débarquer dans les salons parisiens avec leur rapport sous le bras. De son point de vue, la source africaine ne tenait pas non plus : même si un Belge, un Français ou un Congolais avait eu vent de nouvelles mines sur le terrain, pourquoi aurait-il contacté justement ces trois banquiers toujours entre deux avions ?
— C’est bon. On se casse, dit-il en frappant l’épaule de Loïc.
Serano ouvrit des yeux ronds : il venait de comprendre que le chef était en réalité celui qu’il avait pris pour le gorille de service.
Dehors, Loïc s’agitait encore, esquissant des petits pas de boxeur.
— Y a pas de quoi se réjouir, prévint Erwan, on a toujours pas la source.
— Mais on a les noms des acheteurs ! Il suffit de les localiser et puis on…
Erwan l’empoigna pour l’obliger à s’immobiliser :
— Tu fais ce que tu veux, moi, je retourne au boulot.
— Papa a dit que…
— Ta gueule.
Il fut surpris par la maigreur du cou de Loïc. Il avait gardé le souvenir d’un frérot remis de ses excès, pesant ses soixante-quinze kilos dans ses costards à plusieurs milliers d’euros. Mais il flottait dans sa chemise. La drogue était de nouveau en train de le grignoter jusqu’à l’os.
— Qui possédait ce rapport sur les gisements ?
— Y a que deux exemplaires : un chez moi, un chez papa.
— T’as pas été cambriolé ?
Loïc hésita mais conserva le silence.
— On a pénétré chez toi ou non ?
— Non. Et j’ai vérifié : le rapport est toujours au coffre.
— Et au Katanga ? fit Erwan en le lâchant.
— Personne n’est au courant. Il n’existe même pas de carte des sites. Papa m’a raconté que l’hélico déposait les géologues à plusieurs kilomètres des zones. Après, c’étaient des jours de marche avec des porteurs qui ne savaient même pas ce qu’ils cherchaient.
— Papa n’a pas commencé l’exploitation ?
— J’en sais rien mais dans ce cas, il a dû prendre des locaux qui n’ont aucun contact à Paris.
— Alors, tu te démerdes. Je lui ai promis de t’aider à obtenir des noms, t’en as au moins trois. Tu m’excuses mais j’ai une enquête criminelle à diriger.
Il abandonna son frère pantois près de la station de métro Courcelles et monta dans sa voiture. Midi. Il avait juste le temps de foncer à Orly pour son vol de 14 heures destination Marseille.
La ruelle qu’il cherchait était hachée par la lumière de midi. D’un geste, Morvan lissa son costume et rajusta son col de chemise — il ne portait pas de cravate. Le restaurant lui tendait les bras : devanture écaillée, voilages grisâtres, carte discrète. Non loin de là, deux gardes du corps faisaient les cent pas : Montefiori s’était toujours considéré comme un parrain, ou au contraire un juge antimafia — il n’avait jamais compris.
Il tourna la poignée, sentant la même résistance que d’habitude, pas moyen ici qu’on huile les gonds ou qu’on rabote le seuil. Il contempla avec une secrète satisfaction la salle au plafond bas, le sol aux carreaux blancs et noirs, les nappes beiges sur les tables. Murmures, cliquetis de couverts, peu de clients. Un parfum de vieilles boiseries et de farine de blé planait.
Il avança dans le demi-jour — les rayons du soleil étaient atténués par les rideaux. Tout semblait fané ici et il en résultait une impression de sagesse ancestrale. Morvan remarqua les petits pains dans les corbeilles qui, mystérieusement, avaient le goût de cette atmosphère surannée, comme les hosties ont le goût des églises.
Montefiori était assis au fond de la salle. Impossible de le surprendre sur le terrain de la ponctualité. Si vous décidiez d’arriver en avance, il le devinait et était là plus tôt encore. Résultat, à peine assis, vous deviez vous excuser, faire amende honorable.
Morvan se contenta d’un sourire et s’installa en tenant des deux mains l’assise de sa chaise.
— T’en fais pas, fit l’Italien dans un français parfait, c’est du solide.
Le ferrailleur était quasiment analphabète mais il parlait plusieurs langues à la perfection. « J’ai l’oreille musicale », disait-il. Il avait surtout le tympan commercial : il n’avait jamais assimilé que des langues utiles pour ses affaires.
— Je sais, fit Morvan, en retirant sa veste (manger en bras de chemise faisait partie du rituel). Merci de m’accorder ce déjeuner.
— Le plaisir est pour moi.
— J’ai vu ta fille y a quelques jours.
— T’as de la chance.
— Elle a réussi à faire signer la conciliation à Loïc. « C’est plié », comme elle dit.
Montefiori sourit. Il avait un profil abrupt, à la grecque, des traits harmonieux, toujours bronzés, surlignés par des rides profondes où perçaient ses yeux bleus, comme deux lagons rafraîchissants au fond d’une grotte. Le Condottiere était parti de rien mais avait toujours eu ce visage de prince.
— Face à Sofia, j’ai un avantage sur toi, fit-il en piochant un gressin.
Morvan chaussa ses lunettes et détailla le menu. Il se faisait une fête de déjeuner ici. Son cœur retrouvait son rythme. Son corps s’apaisait. La ruota lui semblait loin.
— Ça fait trente-six ans que je la connais. Je l’ai vue grandir, mûrir, se refroidir comme du métal. Elle est taillée dans un alliage qui ne bougera plus.
— Tu parles comme un ferrailleur.
— Sono ferrovecchio ! clama-t-il en se levant légèrement et en saluant un public imaginaire.
Morvan le revit au milieu des années 90, dans un campement de brousse, lui démontrant que la voie d’avenir n’était ni le cobalt ni le manganèse, ni même l’or ou les diamants. L’avenir était le coltan. Morvan ignorait ce que c’était. Le Condottiere lui avait expliqué que ce minerai contient du tantale, un élément chimique qui fusionne à plus de trois mille degrés, couramment utilisé dans les superalliages des industries électroniques. Morvan ne comprenait toujours pas. Sous ses yeux, l’autre avait alors brisé d’un coup de talon son propre téléphone portable (un gros machin comme on en fabriquait en ce temps-là) et extirpé une plaque sur laquelle étaient collés des circuits et des puces : sur chacune de ces pièces était coulée une petite goutte d’argent. Montefiori avait gratté l’une d’elles, révélant un autre métal de couleur noire : « Dans quelques années, toutes les industries électroniques et aérospatiales s’arracheront ce métal. Or les plus grandes réserves sont ici, au Congo. » Morvan n’était fort ni en minerais ni en finance, mais il connaissait les hommes : le coltan allait devenir l’or de la fin du siècle. Le Français avait soutiré la convention au vieux Mobutu et l’Italien avait apporté des fonds conséquents — Coltano était en marche.
— Je vais prendre des pâtes aux sardines, dit-il en revenant au présent.
— Va pour les sardines, confirma son hôte. Sofia me manque.
— Elle est en pleine forme. Les enfants aussi.
— Mais ces deux cons divorcent.
— Aucun doute là-dessus.
— Nos plans tombent donc à l’eau.
— De ce côté-là, oui.
Le garçon arriva. Montefiori commanda. Ni l’un ni l’autre ne prit du vin : une eau italienne frizzante, ça irait très bien.
— Je suis pas sûr que notre idée ait été si bonne, avoua Morvan.
— Ils ont eu quelques années de bonheur. Milla et Lorenzo sont magnifiques. Que demande le pape ?
— Le peuple.
— Tu vois ce que je veux dire. Ce sont des enfants gâtés : ils n’ont pas les mêmes priorités que nous…
Depuis quarante ans, ils étaient alliés et leur point fort était le seul qui vaille : le secret. Secret de leur rencontre au Zaïre, en 1970. Secret de leur pacte sur les mines de manganèse puis celles de coltan. Secret de leur volonté de fusionner leur sang à travers Sofia et Loïc…
Morvan et Montefiori étaient des rois : ils avaient associé leurs royaumes en unissant leurs enfants comme les souverains de jadis. Leur projet était imparable, sauf que les gosses ne s’étaient pas suffisamment aimés — ou entendus.
Les pâtes arrivèrent : des bucatini, spaghettis larges et creux. Morvan en connaissait la recette par cœur. Fenouil, oignons, anchois, raisins secs et pignons. Et bien sûr les sardines fraîches, qui cuisent à mesure que le vin blanc s’évapore…
Comme Montefiori, il glissa sa serviette dans son col — plus paysan que nature. Pendant un moment, ils ne parlèrent plus, savourant ce qui s’apparentait à un chef-d’œuvre. Le fenouil, se dit Morvan, le secret est dans le fenouil. Il fallait d’abord le cuire à part dans de l’eau salée puis garder cette eau pour les bucatini. Tout se jouait à cet instant : la première cuisson venait en renfort de la seconde. À Paris, Morvan ne parvenait jamais à obtenir ce parfum.
— Il y a eu une fuite, asséna-t-il enfin.
— J’ai vu le cours grimper.
— Des salopards achètent à tour de bras.
— J’espère que tu ne me soupçonnes pas.
Morvan ne répondit pas, jaugeant son adversaire. Il prétendait que seuls son fils et lui étaient au courant des nouveaux filons. Faux : Montefiori était aussi dans la confidence. Le silence s’étira. Peu d’hommes bénéficiaient du respect de Morvan mais l’Italien appartenait au club.
— Bien sûr que non.
— Comment les arrêter ?
— J’ai mon idée. C’est pas le vrai problème. Cette hausse a éveillé la méfiance de Kabongo qui commence à m’emmerder. J’ai dû lâcher du lest.
Le Condottiere cessa de manger.
— J’ai fait un deal, le rassura Morvan. On exploite les mines en douce et on lui file sa commission. D’une certaine façon, ça sera plus sûr. Il protégera nos arrières.
L’Italien reprit une bouchée en hochant la tête, l’air résigné.
— Tu me suis ou non ?
— Je te suis. Comment ça se passe là-bas ?
— Aucune nouvelle. Normalement, l’exploitation a commencé mais je dois d’abord régler le problème des actions et retrouver les acquéreurs.
— Et la source ?
— Je saurai bientôt qui c’est.
— Qu’est-ce que tu feras ?
— Je le forcerai à faire machine arrière. Les acheteurs l’écouteront et revendront leurs parts. Ils l’ont cru une fois, ils le croiront à nouveau.
— Qui rachètera les actions sur le marché ?
— Kabongo et les autres veulent tout rafler mais on ira plus vite.
— Ils ne nous laisseront pas dépasser un certain chiffre.
— On les revendra ensuite. Notre meilleur atout, c’est la dissémination. Éparpiller pour mieux régner.
Montefiori avait fini son plat. Il planta ses coudes sur la table — le géant donnait aux meubles, aux objets une existence dérisoire.
— On n’a pas passé l’âge pour ces conneries ?
— Appelons ça notre baroud d’honneur. On peut encore se faire quelques millions sur l’opération. Et à notre mort, les enfants seront plus forts en Afrique. Tu en es ou non ?
L’Italien sauçait son assiette avec du pain blanc.
— J’en suis. C’est tout ?
Deuxième point réglé. Restait à annoncer la dernière nouvelle. Le pire pour la fin…
— Non. L’Homme-Clou est de retour.
Pour la première fois, les rides du ferrailleur se contractèrent :
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Lis les journaux français : depuis une semaine, quelqu’un tue de la même façon.
— Où ?
— En Bretagne. À Paris.
Montefiori attrapa son verre — sa main tavelée était couturée de cicatrices. Ce n’était pas une main mais une fresque. On y lisait les colères, les combats, les victoires d’un pionnier.
— Pharabot est toujours vivant ? demanda-t-il après avoir bu une longue gorgée.
— Non, mais un tueur l’imite. On en est à trois victimes. Bientôt une quatrième.
— T’as ton idée ?
— J’oscille entre la vengeance de Dieu et un cinglé de la belle époque.
— Il doit y avoir une troisième voie, plus… rationnelle.
Morvan se rapprocha et poursuivit à voix basse :
— Il essaie de m’impliquer. Il laisse des traces qui m’accusent, choisit des victimes que je connais. Il venge son maître. Tu as remarqué quelque chose de suspect autour de toi ?
— Non.
Il avait posé la question pour la forme. Le ferrailleur n’avait rien à voir avec cette histoire. Son regard voulait dire : Arrangiati come cazzo vuoi (Démerde-toi).
— Qui enquête sur cette affaire ? demanda-t-il pourtant.
— Mon fils. Il est sur le coup et il trouvera.
Montefiori leva son verre :
— Prie pour qu’il ne trouve pas plus que ce qu’il cherche.
Morvan sentit une boule d’angoisse lui remonter dans la gorge. La pire vengeance serait que ses enfants apprennent la vérité à son sujet.
— Un dessert ?
— Non. J’ai mon vol à 16 heures.
— Le vent est clément : l’avion décollera de Florence. Tiens-moi au courant. J’aimerais venir à Paris embrasser mes petits-enfants mais je suis pas sûr d’avoir le temps.
Morvan se leva et revit Montefiori, quarante ans auparavant, enfoncer la main d’un ouvrier dans une broyeuse sous prétexte qu’il lui avait volé un kilo de fer.
Une dernière nouvelle à lui annoncer :
— Di Greco est mort.
— On y passera tous.
— Il s’est suicidé.
— Il a toujours été cinglé.
— Je pense qu’il est lié à cette affaire.
— De quelle façon ?
— Je ne sais pas encore.
Il remit sa veste et ne proposa pas de partager l’addition : il était l’invité du Florentin.
— T’as eu le temps de te promener ? demanda Montefiori en se levant à son tour.
— Par-ci, par-là.
— La ruota, hein ?
Ils se serrèrent la main.
— C’est triste à dire, sourit Morvan, mais c’est toi qui me connais le mieux.
— Le bateau en question est l’Apnea Gaillard. (L’homme de la zone maritime et fluviale de régulation tenait une tablette tactile entre ses mains.) Un porte-conteneurs d’une capacité de dix mille unités qui fait la navette entre l’Afrique et Fos-sur-Mer. Il vient d’arriver, tribord à quai. Le déchargement va commencer.
Ils se trouvaient dans le terminal des bassins ouest du port autonome de Marseille-Fos. L’agent portait un pull camionneur bleu marine. Il aurait pu sortir de Kaerverec ou du porte-avions Charles-de-Gaulle.
À son arrivée à Marseille, deux OPJ du commissariat central de Noailles avaient conduit Erwan directement au port. Il avait dormi tout le vol et avait l’impression que son crâne était rempli d’eau lourde. À peine se rappelait-il pourquoi il faisait ce voyage. Une demi-heure plus tard, ils rejoignaient un site démesuré formé de deux murailles de caisses colorées. D’un côté les cargos encore chargés de conteneurs. De l’autre, sur le quai, les mêmes blocs alignés comme des dominos. Des portiques sur des rails faisaient la jonction entre les deux fronts, déchargeant les boîtes à une vitesse impressionnante. Des cavaliers, Fenwick géants en forme de parallélépipède, les réceptionnaient et les entreposaient aussi proprement qu’ils l’étaient sur le porte-conteneurs.
— En général, reprit Erwan, qu’est-ce qu’il transporte ?
Avec son costume noir impeccable, la distance qui le séparait de l’officier marin, nourri au grand vent et aux calmars, et des deux flics, purs kakous pressés de retourner à leur match de foot, se comptait en nautiques.
— Du vrac solide. Du bois. Du cuir. Des épices. Dans tous les cas, du dry, c’est-à-dire des marchandises qui ne présentent aucun danger.
— Rien d’autre ?
— En général, on n’importe pas beaucoup de haute technologie d’Afrique.
Erwan ne releva pas la vanne :
— Vous avez pu retrouver la trace des conteneurs Heemecht ?
L’officier saisit son stylo électronique et en tapota son lecteur numérique :
— Numéro 89AHD34 et numéro 89AHD35.
— D’après mes renseignements, bluffa-t-il, l’un d’eux contient de la ferraille à récupérer.
— J’ai pas eu le temps d’étudier le manifeste — le document qui décrit par le menu ce que renferme chaque boîte. Un annuaire de plusieurs milliers de pages.
— Les boîtes, elles sont déjà à quai ?
— Faut voir ça avec la logistique.
Un cavalier roulait dans leur direction, portant entre ses barres verticales un conteneur de six mètres de long, l’équivalent d’une petite maison, pesant sans doute de vingt à trente tonnes. Le conducteur se trouvait dans une cabine suspendue à dix mètres de hauteur. Ils durent s’écarter et se plaquèrent contre des wagons qui attendaient leur chargement. Tout se passait ici à une échelle hors norme, qui réduisait l’homme à l’état de parasite.
Son propre plan lui parut soudain absurde. En tout cas fondé sur des suppositions gratuites. La première : le prédateur avait besoin de renouveler son stock de clous. La deuxième : il venait se fournir sur ce quai, au cul du camion. La troisième : les caisses contenaient justement cette ferraille et tout allait se passer ce soir.
— Des conteneurs sont ouverts ici ?
— Y a tous les cas de figure. Certains repartent tels quels en train. D’autres en camion. D’autres encore sont dépiautés au dépôt et finissent en pièces détachées.
Des aboiements retentirent. Des douaniers accompagnés de leurs chiens longeaient les boîtes, en quête de chargements suspects. Des gars criaient plus fort encore : les radiodeckmen, cramponnés à leur VHF, guidant les pilotes des portiques et des cavaliers.
— Vous pourrez me prévenir quand les caisses seront à quai ?
— Bien sûr, mais pas question d’y toucher.
Erwan se tourna vers ses collègues marseillais :
— On aura la paperasse nécessaire.
L’officier alluma une cigarette. La flamme du briquet parut dédoubler son visage couperosé.
— C’est pas si simple. Au large, on est chez le préfet maritime. À terre, chez le préfet terrestre. Mais ici, c’est les douanes…
Erwan n’écoutait pas — du verbiage administratif. En revanche, une image se précisait : le voleur de clous venant se servir ici, cette nuit…
— Ces conteneurs, ils sont faciles à ouvrir ?
— Vaut mieux apporter son chalumeau. D’ailleurs, on a jamais eu de vol. Quand on attaque ces parois, c’est plutôt de l’intérieur.
— Comprends pas.
— En Afrique, des gars se font enfermer dedans avec une scie à métaux. Quand ils sont suffisamment loin des rives, ils taillent dans la tôle. Parfois, ils attendent d’être arrivés. Dans ces cas-là, on les retrouve dans un drôle d’état…
Erwan fixait le flanc aveugle du porte-conteneurs : on aurait dit une falaise de métal ondulé composée de plusieurs étages de boîtes bariolées chauffées par le soleil de la Méditerranée et salées par les vents marins.
— Vous savez combien de temps l’Apnea va rester à quai ?
— Douze heures environ. Demain matin, il sera plus là. Un porte-conteneurs qui navigue pas, c’est un rafiot qui perd de l’argent.
— Une nuit pour vider plusieurs milliers de conteneurs ?
— Chaque portique décharge soixante boîtes par heure, faites vos comptes. En même temps, ils rechargent, font le plein de fuel, et en voiture Simone !
Erwan regarda ses deux collègues : ils avaient la nuit pour régler la procédure, convaincre les autorités douanières et le parquet de Marseille que l’Apnea avait peut-être un lien avec une enquête criminelle parisienne. Autrement dit mission impossible. Sans compter que le bateau naviguait sous pavillon d’Antigua.
— Je peux rencontrer les gens de Heemecht ?
— Bien sûr, fit l’officier, mais c’est une société luxembourgeoise : ils seront pas obligés de vous répondre. Je vais vous arranger un rencard pour demain matin. Faut que j’y retourne. (Il se tourna vers les flics marseillais.) Vous avez quelques heures pour réviser votre copie, les gars.
Erwan recula pour englober du regard l’Apnea Gaillard : sous les flèches de levage, l’empilement multicolore lui rappelait la fameuse toile de Gerhard Richter, 1 024 couleurs, composée uniquement de petits rectangles.
Les clous du tueur étaient-ils à l’intérieur de ce nuancier ?
Il se chercha un plan B et n’en trouva qu’un : jouer les sentinelles auprès des conteneurs toute la nuit.
— Vous avez mon portable, fit-il. Appelez-moi dès que les caisses seront à terre.
22 heures. L’Apnea Gaillard en plein déchargement.
« Son » conteneur — le numéro 89AHD34 — avait été débarqué aux environs de 19 h 30 et l’officier de la ZMFR l’avait aussitôt prévenu. Après vérification, cet EVP — on appelait ainsi les caissons : « équivalent vingt pieds » — contenait, parmi beaucoup d’autres choses, un stock de « pièces de fer usé ». Première confirmation. Erwan n’avait pas appelé ses collègues marseillais, il pouvait assurer sa veille tout seul. Il avait pris son arme de service, sa carte de flic, et quitté son hôtel, situé près du terminal. Une fois franchi le check-point, il s’était installé à proximité de la cahute des vigiles, le long du dépôt. De là, il pouvait surveiller à la fois sa boîte et, au-delà des rangs serrés des caisses, les manœuvres qui continuaient.
Tout se passait sous les rayons de projecteurs surpuissants. Le spectacle hurlait, mugissait, tournoyait, ponctué de claquements de ferraille, de grincements de câbles, de voix déformées par les crachotis radio. Aucune présence humaine n’était visible : seulement des machines qui s’activaient dans l’éclat des lumières. Les boîtes passaient du pont aux quais, des quais aux parkings. Les cavaliers allaient et venaient comme des serveurs géants portant des plateaux immenses. Les palonniers enserraient les EVP telles des pinces à sucre gigantesques. On aurait dit une ville de Lego en pleine déconstruction.
Au début, Erwan avait suivi ces opérations avec intérêt. Maintenant, assourdi par le vacarme, fatigué par les faisceaux lumineux, il laissait filer ses pensées. L’Homme-Clou, son rituel démoniaque, ses victimes. Une fois encore, il revenait à sa double hypothèse : d’une part le tueur se vengeait de Morvan, d’autre part il tentait d’exorciser ses propres démons — dont l’homosexualité et la nécrophilie.
En y réfléchissant, il avait ajouté un trait au tableau : l’impuissance. Après tout, l’assassin violait ses victimes avec une masse d’armes ou un engin de ce genre — le fer se substituait à la chair. Peut-être parce qu’il ne pouvait pas faire autrement. Mais pourquoi imiter l’Homme-Clou ? D’où connaissait-il cette histoire ? Visait-il Morvan parce qu’il avait arrêté son modèle ? Ou parce qu’il avait joué un rôle funeste dans son propre destin ?
Un projecteur pivota dans sa direction et l’éblouit. Par réflexe, il se tourna et vit sa propre ombre s’allonger contre une rangée de conteneurs. Son portable sonna. Sofia, pensa-t-il (il attendait toujours un signe de sa part et n’avait pas voulu se manifester, par orgueil). C’était Kripo.
— T’es là ? J’entends rien !
Erwan se réfugia entre deux conteneurs.
— Je suis là, dit-il en haussant la voix.
— J’ai découvert un truc important.
— Quoi ?
— Anne Simoni avait des contacts avec une communauté… particulière.
— Genre ?
— SM. Fetish.
— Les no limit ?
— Trop tôt pour le dire mais d’après mes sources, elle participait à des soirées très spéciales où chacun était déguisé d’une manière pas possible, avec séances de torture et tout.
Ce goût morbide la reliait, même de loin, à l’amiral di Greco. Culture de la souffrance, jouissance dans la douleur : l’officier et la punkette avaient peut-être eu, chacun de leur côté, un contact avec le nouvel Homme-Clou…
— Comment t’es tombé là-dessus ?
— Les fadettes. Un numéro appelé y a plus d’un mois. Celui d’une boutique fetish des Halles. J’ai téléphoné. Ils vendent des combinaisons de latex, des costumes d’infirmière, des uniformes nazis.
— On se la rappelait ?
— Non. Mais il m’est revenu un détail. Quand Audrey et la Sardine ont tapé la perquise chez elle, ils ont trouvé des trucs étranges : des masques médicaux, des blouses de chirurgien, des sangles, des combinaisons orange…
— Audrey m’en a parlé.
— D’après le type de la boutique, c’est une tendance à part entière du monde fetish. L’obsession de l’univers médical, fondée sur la teinte orange.
— Pourquoi orange ?
— C’est la couleur de la Bétadine. Et aussi des garrots, des sangles. Ce fétichisme peut aller du goût pour les injections à celui des examens invasifs, doigts dans le cul, coloscopie et j’en passe. D’ailleurs, on a aussi trouvé chez elle des instruments bizarres comme des étuis de contention, des spéculums, des sondes, des canules, des curettes…
Erwan réfléchit. Une jeune femme qui se déguise en garrot, s’empêche d’uriner ou pratique des avortements imaginaires : ça constituait un profil en soi — et renvoyait à un monde bien particulier.
— Ces faits collent avec une autre trouvaille, continua le Luthiste. Les gars de l’informatique ont enfin ouvert le mystérieux dossier de son ordi. Ils sont tombés sur des milliers de films, disons, techniques : irrigation du côlon, dilatation de l’urètre, sonde anale… Je t’épargne les détails.
Les disques durs, boîtes noires de la psyché…
— Demain, dès mon retour, on se fait Lartigues. Y a forcément une connexion avec lui.
— Heureux de te l’entendre dire.
— En attendant, cherchez dans cette direction. Ceux qui ont déjà eu des ennuis avec la maison.
— Tu me prends pour un stagiaire ou quoi ?
— Je te rappelle, conclut brutalement Erwan avant de raccrocher.
Il venait d’apercevoir une ombre au bout des rangées. Il bondit dans cette direction et atteignit les plateformes des wagons : personne. Un vigile ? Non, le gars aurait eu une torche électrique, ou un chien, ou les deux.
Un rôdeur était là. Peut-être pas l’assassin, mais un type qui cherchait à passer inaperçu. Le flic prit à gauche et longea les EVP. Il avait déjà dégainé. Première allée perpendiculaire : personne. Seconde : idem. Troisième… Il commençait à se demander s’il n’avait pas rêvé.
Il allait renoncer quand il vit, au fond de la quatrième, une silhouette. Il piqua un sprint. Tourna, courut, tourna encore. Il n’entendait plus rien, à l’exception de la fanfare de métal au loin. À l’instinct, il bifurqua à gauche puis emprunta un nouveau couloir à droite.
Perdu dans ce labyrinthe de couleurs, il ne savait plus où il était. Au-dessus de lui, les projecteurs du chantier passaient et repassaient, les flèches de levage tournaient. Son champ de vision latérale se limitait aux parois ondulées. L’anecdote du gars de la ZMFR lui revint : les clandestins africains qui s’enfermaient, armés d’une scie. Un fugitif de ce genre ? Plus il avançait, plus il s’égarait. Il se sentait comme un prisonnier qui, en s’agitant, resserre ses liens. Appeler au secours ? Les robots de la nuit avaient plus de voix que lui.
De rage, il frappa un battant et se prit à imaginer ce que ces boîtes pouvaient contenir. Meubles africains. Épices. Babioles de cuir. Fruits… Un flic séquestré par des bananes et des céréales, c’était à mourir de rire.
Soudain, il se retrouva à terre. Le temps de tourner la tête, il vit le fuyard partir sur la droite. Il avait jailli de sa planque, l’avait bousculé et filait. Erwan était à genoux, paumes contre terre : son arme lui avait giclé des mains. Il démarra comme un athlète, poussant sur ses arrières, et ramassa son calibre au passage.
Nouveau croisement. Sa proie, à cent mètres sur sa gauche, fouettait les murs de son ombre. Erwan y croyait à nouveau. Le dédale reprenait sens. Cinquante mètres. Le bruit du chantier plus fort. Trente mètres. La silhouette entièrement sombre, sa tête aussi — un Noir ? Un Blanc en cagoule commando ?
Sans savoir comment, Erwan accéda au quai de déchargement. L’homme réapparut entre deux empileuses. Chaque seconde confirmait ce qu’Erwan avait déjà remarqué : le fuyard courait trop vite. Un sportif entraîné. Erwan l’était aussi : il accéléra. L’autre contourna le chantier, passant de l’autre côté du train, replongeant dans l’ombre des wagons. Personne ne semblait le remarquer. Ni les pilotes dans leur nacelle, ni les conducteurs des diables élévateurs, ni le radiodeckman, préoccupé par les boîtes qui planaient comme des mobiles dans la lumière blanche.
Erwan s’arrêta pour essayer de repérer sa cible et voir comment lui-même pouvait couper à travers les manœuvres. Tout à coup, il l’aperçut. À quelque trois cents mètres, au-delà de la flaque de lumière, entre les jambes des grues qui déposaient les EVP. Il galopait vers le bassin proprement dit.
Sans réfléchir, Erwan se lança sous les flèches et les conteneurs qui voyageaient à plusieurs dizaines de mètres de hauteur. Coups de sifflet, hurlements de freins, insultes… Le radiodeckman ordonnait aux pilotes de stopper, les dockers beuglaient, les alarmes s’emballaient. Le flic s’en moquait : l’autre grimpait maintenant le long de la coupée de l’Apnea Gaillard, la passerelle oblique qui permet d’accéder au pont du bateau.
Erwan zigzagua encore, évitant les cavaliers et leurs pneus géants, rejoignit le porte-conteneurs. Le fuyard parvenait en haut de la coupée. Il le distinguait mieux : un peu plus d’un mètre quatre-vingts, carrure large, une combinaison de couleur grise. Mais pas moyen de voir s’il était noir ou simplement masqué.
Erwan bouscula plusieurs ouvriers, gagna quelques secondes. Quand il attrapa la rampe, l’autre était déjà à bord. Tu es pris au piège.
Mais le piège mesurait trois cents mètres de long.
Sur le pont, les conteneurs empilés s’alignaient jusqu’au bout du bastingage. Tout juste si une coursive creusée sous les boîtes ménageait un passage. Erwan ne courait plus : il plaçait un pied devant l’autre, à la manière d’un funambule. À bout de souffle, ses douleurs se réveillaient.
Il découvrit un gouffre : d’immenses cales déjà vides, d’une profondeur de six ou sept étages. Aucune trace du fugitif. Il emprunta une échelle de métal, lançant des coups d’œil par-dessus son épaule et apercevant, à l’autre extrémité du navire, les EVP qui s’envolaient toujours à une cadence infernale.
Nouvelle coursive. Succession de palettes. Il se cramponnait à la rampe quand il le repéra, plusieurs étages plus bas, traversant en diagonale une cale vide. Erwan trouva une autre échelle, s’accrocha aux barreaux et les descendit l’un après l’autre — pas moyen d’être plus rapide.
Une fois en bas, personne. À droite, une porte battait. Il se précipita. À l’intérieur, une nouvelle cale, bourrée de caisses qui n’attendaient que l’ouverture du plafond pour décoller et rejoindre la terre.
Claquement : on venait d’ouvrir puis de fermer une autre porte. Si le nord était devant lui, alors le bruit provenait du nord-ouest. Il emprunta une autre allée, à gauche, puis une autre encore, à droite. Elles étaient aussi étroites que les passerelles du pont, encadrées de boîtes solidement arrimées par des cadres de fer, eux-mêmes fixés par des boucles de métal.
Il trouva la porte, l’ouvrit et découvrit une énième passerelle qui surplombait une soute à demi remplie. Il joua encore une fois à l’équilibriste le long de la paroi, jusqu’à atteindre un sas. Descendre encore. Cette fois, il se retrouva dans une cellule rivetée et close baignée de lumière rouge. Des extincteurs. Une hache de secours. Des alarmes.
Sensation intime : il était là, seul avec son ennemi, dans des sous-sols qui puaient le fer, la graisse et la mer — selon les options, il allait y rester, découvrir un clandestin sous-alimenté, ou le tueur.
Sous ses pieds, une trappe. Il la déverrouilla avec un sinistre pressentiment. Se glissant dans une nouvelle écoutille, il songea, sans raison, à di Greco, à son crâne fracassé, au mot qu’il avait laissé : « Lontano »… Il atterrit dans une flaque de suie noire. Le couloir n’offrait qu’une possibilité : droit devant. Avancer dans ces cales gigantesques, c’était comme cracher dans le désert. Vain et dérisoire.
Le rôdeur connaissait le navire. Il l’emmenait sur son terrain — dans un piège qui allait se refermer sur lui. Plus un bruit de pas. Erwan se trouvait au cinquième ou sixième sous-sol, sans le moindre repère.
Nouvelle porte. Nouvelle salle immense et vide, éclairée par des veilleuses rouges. Un coffre-fort aux dimensions d’une piscine olympique. Il s’immobilisa et retint sa respiration, tendant l’oreille. En réalité, il ne pouvait plus bouger. Le moindre pas en avant et il était à découvert.
L’autre n’était pas loin, il le sentait. Les angles de l’espace baignaient dans l’ombre. Calibre en main, il avança sur la gauche en rasant le mur. Cet endroit n’était pas une cale : impossible de la décharger avant les autres, celles des étages supérieurs. Pourquoi était-elle vide ? L’idée que l’Apnea Gaillard n’était pas rempli à cent pour cent ne tenait pas debout. Quoi d’autre ?
Il n’avait pas fait cinquante mètres qu’il entendit claquer la porte qu’il avait franchie quelques secondes auparavant. Il se précipita pour découvrir le volant tournant à toute vitesse. Le système se bloqua dans un « klong » lugubre.
Il faillit éclater de rire : vingt ans de police pour se faire niquer comme un bleu. Il rengaina, attrapa le volant et essaya de l’actionner, en vain. Il observa les gonds, le châssis. Parfaitement étanches. Il se mit à courir le long de la paroi, espérant dénicher une autre issue.
Soudain, un bruit de cataracte explosa. Il leva les yeux et resta stupéfait. Dix mètres plus haut, des vannes lâchaient des colonnes d’eau dignes des chutes d’Iguaçu. Il était dans un ballast. Un de ces réservoirs qu’on remplit pour rééquilibrer l’assiette du navire ou le maintenir au niveau du quai à mesure qu’on décharge.
Refusant de paniquer, Erwan s’accrocha à son idée de départ : une porte qu’il pourrait encore ouvrir. Il reprit sa marche, en pataugeant. Les déversoirs, qui s’ouvraient l’un après l’autre, libéraient des milliers de mètres cubes dans un fracas assourdissant.
Mais ce n’était pas que de l’eau. Plutôt un magma puissant et sombre, tendance mazout, ou encore, au sortir des bouches, une masse jaunâtre rappelant les mousses vomies par quelque usine chimique.
Une autre porte, comme soudée au chalumeau. Erwan se retourna. Les trombes déferlaient sur lui. De l’eau déjà jusqu’à la taille. Froide ? Il ne savait pas tant son corps brûlait encore de la poursuite. Il se cramponnait au volant pour résister au courant qui l’entraînait. Un monstrueux lavabo dont on aurait ouvert la bonde. En fait, c’était le contraire : le niveau ne cessait de monter. La ligne sombre lui coupait maintenant la poitrine. Les blocs liquides s’abattaient comme des éboulis, provoquant des craquements sourds d’avalanche.
À bout de forces, il finit par lâcher prise et fut aussitôt emporté vers le centre du réservoir — l’œil de la tourmente. Goût de sel sur les lèvres, goût de mort dans la gorge. Il se mit maladroitement sur le dos — il n’avait jamais su faire la planche — et renonça à toute pensée, fixant seulement le plafond qui se rapprochait. Étrange sensation : il dansait une valse funèbre, tournant sur lui-même, s’élevant vers sa propre fin.
Tout à coup, il se dit qu’il y avait forcément ici un moyen de déclencher une alarme. Il chercha des caméras de surveillance. Aucune en vue. Des capteurs d’incendie ? Aucune utilité dans ces bassins. Les vagues le catapultaient maintenant contre le plafond alors qu’il s’efforçait de rester à la surface. Il ferma les yeux, vaincu. Il retournait aux eaux primordiales, il…
Les jauges. Le bassin en possédait forcément, non seulement pour surveiller le niveau de l’eau mais aussi pour en analyser la composition. Il avait lu ça quelque part : les vidanges des ballasts posent un problème de pollution. En relâchant en pleine mer des milliers de mètres cubes d’eaux souillées des ports, les grands navires perturbent les écosystèmes océaniques. La loi les oblige à analyser cette masse avant de la libérer.
Erwan plongea dans les remous. Les lampes rouges étaient toujours allumées, fantomatiques dans l’ombre liquide. S’il avait de la chance, les capteurs seraient installés près de ces veilleuses. En nageant plus bas, il échappa au vortex et atteignit une première lampe. À tâtons, il chercha une sonde ou un engin de ce type.
Il trouva — il ne savait pas à quoi servait ce truc mais des curseurs à quartz et des câbles laissaient supposer une connexion avec le monde extérieur. Il avait toujours son arme à la main. Il poussa sur ses jambes pour prendre un peu de recul, fit monter une balle dans la chambre et tira.
Il nagea encore, résistant à l’envie réflexe d’ouvrir la bouche. Ses poumons étaient saturés de gaz carbonique. À une trentaine de mètres, une autre lanterne brillait dans la tourbe. Encore une fois, il s’éloigna du mur et fit feu. Il espérait déclencher une alarme quelque part. Ou un système automatique qui ferait refluer les flots.
Il nagea de nouveau vers la droite. Le temps ne passait pas, il l’étouffait. Une barre noire lui descendait devant les yeux. Il savait qu’il ne pouvait plus remonter à la surface — il n’y avait plus de surface. Il savait qu’il ne devait pas respirer. Il savait…
Il voulut appuyer sur la détente mais il ouvrit la bouche.
Quand Erwan reprit conscience, il crut qu’il était en enfer.
Il n’était qu’aux urgences de la Timone, au cœur de la nuit.
Allongé sur un brancard, isolé dans un box (on l’avait déshabillé et affublé d’une blouse en papier), il voyait, par les rideaux entrouverts, les patients évoluer dans le service, variant tous les flirts possibles avec la maladie et la mort. Accidents domestiques et bronchiolites pour les enfants. Bastons, bitures et crashs routiers pour les jeunes. Arrêts cardiaques, chutes et AVC pour les vieux. Parmi ces échantillons macabres, une autre population, sang-froid et blouse blanche, s’agitait, alternant questions — numéro de Sécu, composition du dernier repas, circonstances de l’accident… — et gestes qui sauvent.
Erwan contemplait ce spectacle dans un état second. Il avait passé son premier quart d’heure de réveil à vomir, le deuxième à cracher, le troisième à se rincer la bouche à l’eau douce tout en sentant la morsure du sel dans sa gorge, ses poumons, son cœur. Son impression était qu’il était brûlé… de l’intérieur. Symbole de son naufrage, son costume et sa chemise étaient pendus à une patère, raides et maculés de taches blanchâtres. Sous sa blouse, sa peau en séchant se craquelait comme le vernis d’un vieux tableau.
Les urgentistes avaient ordonné des radios (il s’était pris plusieurs coups sur la nuque et les hanches, dans la violence des flots) et avaient tiqué sur les blessures de Kaerverec. Pourtant, rien de cassé. Simplement d’autres bleus, d’autres croûtes pour sa collection.
Il ferma les yeux. Ses paupières se scellèrent sur une fournaise. Jouissance étrange de flotter ainsi dans ce service où cris, diagnostics et cavalcades se confondaient en un brouhaha inintelligible. Après la fureur du ballast, Erwan avait l’impression de voguer sur un lac où roucoulaient des oiseaux embrumés.
Pour le moment, il avait mis de côté celui qui l’avait attiré dans ce traquenard et les circonstances de l’agression — l’ennemi connaissait le système du ballastage. Il ruminait le fait que cette fois, il avait vraiment failli y passer et éprouvait une reconnaissance viscérale pour les pompiers qui l’avaient sauvé.
Son rideau s’ouvrit. Devant lui se tenaient les deux flics de Noailles, accompagnés de l’officier de la ZMFR. Tous les trois tiraient la gueule. Premièrement, Erwan n’avait prévenu personne de sa promenade nocturne. Deuxièmement, aucun d’eux n’était de permanence cette nuit, ce qui signifiait que son escapade les avait arrachés, un vendredi soir, à leur famille ou à quelque soirée arrosée.
Erwan se redressa sur sa civière : il attendait les reproches. Pénétration dans la zone de fret sans autorisation. Traversée d’un chantier interdit au public. Intrusion dans un porte-conteneurs naviguant sous pavillon d’Antigua. Il était devenu une prodigieuse source d’emmerdements pour le commandant et l’équipage du porte-conteneurs, la compagnie maritime qui avait affrété le bâtiment, les dirigeants du bassin ouest de Fos et les trois gaillards devant lui.
Pourtant, à le voir ainsi, roulé dans sa blouse verte comme un maki dans sa feuille d’algue, ils parurent se radoucir.
— On a fouillé tous les bassins, annonça un des flics. Aucune trace de votre gars.
— Les ouvriers du chantier ?
— On les interroge. Pour l’instant, personne a rien vu.
— C’est mon agresseur qui a ouvert les vannes ?
— Non, fit l’officier de marine. Le ballastage est automatique. Vous avez joué de malchance, à moins que l’autre ait été au courant de la manœuvre. À mesure du déchargement, on remplit ses ballasts pour maintenir la ligne de flottaison.
Erwan conserva le silence quelques secondes. Son cerveau lui paraissait cuire au bain-marie dans une cuve d’eau salée.
— Les gars de l’Apnea ?
— C’est en cours aussi, reprit un des OPJ. Mais faut pas s’attendre à grand-chose. La moitié de l’équipage était à terre, l’autre roupillait déjà.
— Combien sont-ils ?
— Seize.
— Pour un navire de trois cents mètres de long ?
— Aujourd’hui, intervint l’officier du port, tout se gère électroniquement.
— Les gars vous paraissent clairs ?
— Standard. Philippins, Nigérians, Croates… Le cargo repart demain matin.
— Même après l’histoire de cette nuit ?
— Le commandant va pas faire traîner l’affaire. Il est plutôt victime de vos conneries et il va pas s’amuser à porter plainte pour rester à quai trois jours de plus.
— Et si je le fais, moi ?
— Je vous le déconseille.
— Les douanes vont le laisser repartir ?
— Si vous n’aggravez pas le bordel, aucune raison de le retenir.
— Et les conteneurs Heemecht ?
— On va les ouvrir. Selon vous, que cherchait votre gars ?
— De la vieille ferraille, je vous l’ai dit.
L’officier secoua la tête pour exprimer son incrédulité :
— Personne n’exporte du métal usagé. Et surtout pas d’Afrique.
— Pourquoi ?
— Parce que là-bas, même des clous tordus et sans tête, ça peut encore servir.
Erwan était d’accord, mais il n’avait pas la force de s’expliquer.
— Vous avez parlé au commandant de l’Apnea ? Aux douanes ? À la capitainerie ?
— J’ai parlé à tout le monde et je me suis fait engueuler chaque fois. Si jamais votre histoire provoque le moindre retard, ça va être l’émeute. Sans parler du service d’inspection maritime qui va débouler demain matin pour vérifier que les consignes de sécurité ont été respectées. Votre escapade risque de coûter des centaines de milliers d’euros.
Il allait devoir rédiger lui aussi un PV détaillé — et Kripo n’était pas là pour jouer au scribe. Autant s’y coller tout de suite. Il voulut mettre pied à terre mais une douleur à la hanche le força à se tourner pour trouver son équilibre. Sa blouse s’ouvrit dans son dos et il se retrouva le cul à l’air. Tout le monde rigola — à commencer par lui-même. C’était vraiment la grande déconfiture de la Brigade criminelle.
— Vous n’auriez pas des fringues sèches ?
Un des flics lui lança un sac plastique, sourire aux lèvres :
— Vous avez rien contre l’OM ?
Erwan découvrit un tee-shirt noir portant les deux lettres imbriquées façon enluminure, un sweat à capuche aux couleurs du club marseillais et un pantalon de jogging gris. Pour rejoindre son hôtel, près du Vieux-Port, c’était parfait. Il ferait nettoyer son costume là-bas.
Ses compagnons passèrent de l’autre côté du rideau pour le laisser se changer. En s’habillant, il dressa mentalement un portrait de son assaillant : un mètre quatre-vingt-cinq, athlétique, entraîné à la course. Sur la couleur de sa peau, aucune certitude. Pour le reste, un homme connaissant le monde du fret maritime — ce qui était largement compatible avec le profil d’un pilote de Zodiac. L’Homme-Clou ?
Il enfila sa veste à capuche et attrapa l’enveloppe dans laquelle les infirmières avaient réuni ses clés, son portable et ses papiers — trempés. Il essaya d’allumer son mobile : rien. Sans doute foutu. Il plaça l’ensemble dans le sac plastique puis vérifia une nouvelle fois les poches de son costume.
Dans sa veste, il restait une feuille de papier pliée en quatre. Elle était collée par l’eau de mer et Erwan l’ouvrit avec soin. Dès qu’il vit les noms imprimés, il se souvint : les « clients » de Gaëlle identifiés par les agents de son père. À chaque fois, l’adresse et l’heure du dernier rendez-vous étaient précisées. Il allait balancer la feuille quand un nom retint son attention. Richard Masson. Il l’avait déjà vu ou entendu quelque part. Il prit le temps de lire la liste. Un autre provoqua un déclic : Sergueï Borguisnov. Sa mémoire s’agitait. Il continua. Troisième réminiscence : Johnny Leung.
Cette fois, il y était : les trois initiés qui avaient fait main basse sur les actions de Coltano.
Erwan reçut le coup en plein visage. Sonné, il se cramponna à la civière.
Ces hommes avaient été les michetons de Gaëlle. Sa sœur était la source des banquiers.
D’une manière ou d’une autre, elle avait eu accès à l’information — soit qu’elle ait entendu une conversation téléphonique, soit — c’était plus probable — qu’elle connaisse la combinaison du coffre-fort de Loïc. La suite tombait sous le sens : elle avait livré le tuyau à ses trois banquiers de clients. Un détail suffisait à confirmer les soupçons d’Erwan : d’après Serano, l’achat d’actions le plus récent datait du lundi 10 septembre et avait été ordonné par Leung lui-même, or, selon les filatures de la DCRI, le dernier rendez-vous de Gaëlle avec Leung avait eu lieu la veille.
Erwan connaissait trop bien sa sœur pour imaginer qu’elle leur avait vendu le renseignement. C’était bien pire : elle le leur avait sciemment donné afin de nuire à son père et à son jeune frère. Sans doute ignorait-elle précisément l’importance de ces informations mais elle avait deviné leur pouvoir de nuisance. Et elle les avait livrées comme un pyromane fout le feu à sa propre maison avec sa famille à l’intérieur.
Borguisnov s’était vanté de se fournir « à la source ». Il ne parlait pas des terres africaines mais du clan Morvan.
— Vous venez ?
Erwan fourra la feuille dans sa poche et sortit du box :
— J’ai besoin de téléphoner.
— Où elle est ? Je vais la tuer !
Morvan pénétra dans l’appartement en rugissant. Il écarta Loïc qui ne comprenait rien à cette visite — Erwan ne l’avait pas prévenu, le Vieux le lui avait interdit. Il parcourut le couloir au pas de charge. Son champ de vision lui paraissait compressé par sa propre colère. L’appel de son fils l’avait cueilli au lit alors qu’il ressassait encore ses angoisses. Ce qu’il lui avait raconté avait mis le feu à son insomnie.
Au fond, il n’était pas étonné — c’était la confirmation de ce qu’il avait expérimenté à de nombreuses reprises : le pire est toujours en dessous de la vérité. Gaëlle, son enfant chérie, son ange devenu pute, avait tout manigancé pour le ruiner — et elle allait peut-être réussir.
Dans le salon, il la découvrit pelotonnée sous une couverture de feutre signée Paola Lenti, celle qu’il avait offerte à Loïc et Sofia pour leur mariage. Elle était en train de regarder la télé, tout simplement, aux côtés de son imbécile de frère. Telle était l’existence de Gaëlle : elle veillait sur les enfants de Loïc, couchait avec n’importe qui et, accessoirement, poignardait son père dans le dos.
Elle se leva d’un bond, déjà prête à encaisser les coups.
— Qu’est-ce que t’as trafiqué avec ces banquiers ?
Pas de réponse.
— Tu veux nous ruiner, c’est ça ?
Pas de réponse.
Morvan s’approcha, les poings serrés. Le cercle de peur qu’il créait autour de lui s’élargissait à la manière d’ondes magnétiques. Gaëlle recula. Loïc se pétrifia. C’était la seule vraie émotion qu’il ait jamais réussi à provoquer chez ses enfants : la terreur.
— Combien tu leur as vendu ces infos ?
Gaëlle se tenait près du canapé, toujours muette. Elle faisait front avec son corps mais une lueur paniquée dans ses yeux démentait sa posture.
— Putain de conne, tu les leur as même pas vendues, c’est ça ? C’était pour le simple plaisir de me faire tomber ?
Il s’élança. À cette seconde, elle l’esquiva, courut vers la porte-fenêtre, l’ouvrit et sauta. Dans le vide.
Le grognement de Morvan se mua en un cri de gorge :
— NON !
Il se précipita sur le balcon et ne vit rien, hormis des frondaisons arrachées, des branches brisées, des percées de bitume et de voitures, trois étages plus bas. Des coups de freins et des cris retentissaient sur l’avenue. Il fit un saut en arrière comme si la balustrade l’avait brûlé et se rua vers la porte d’entrée. À la périphérie de son esprit, il remarqua Loïc, aussi figé qu’un animal empaillé.
Morvan dévala l’escalier sans respirer. Il entendait ses pas tonner sur le tapis rouge des marches. Il sentait la rampe de fer forgé sous sa main. Il voyait la cage de l’ascenseur à l’ancienne, grillage et boiseries vernies, scander chaque palier. Il ne respirait toujours pas, comme si cette apnée avait le pouvoir d’arrêter le temps. De bloquer la scène qui venait de le crucifier.
Il faillit briser la première porte vitrée, traversa le hall, empoigna la seconde et jaillit dehors. Il ne s’attendait à rien mais il savait qu’il y aurait du sang, de l’immobilité, de la mort. Or, Gaëlle titubait entre deux voitures stationnées, pieds nus, sans le voir, ni lui ni personne, les cheveux fous, trébuchant pour rejoindre le trottoir.
Un miracle — mais pas si exceptionnel : en quarante ans de flicailleries, Morvan avait entendu parler d’une bonne vingtaine de défenestrations ratées. Sa chute avait sans doute été amortie par les branches et les feuilles comme par un filet, puis par le toit d’une voiture. Elle avait roulé sur un capot jusqu’à s’encastrer entre deux pare-chocs dont elle s’extrayait maintenant, l’air plus morte que vive.
Morvan se précipita mais stoppa à deux mètres. C’était maintenant elle qui irradiait des ondes — choc, haine, folie. Il s’écarta pour la laisser venir. En quelques secondes, il conclut qu’elle n’avait ni blessure ni fracture grave — sa démarche, même incertaine, l’attestait.
Autour d’elle, un cercle de badauds s’était formé, qui reculait à mesure qu’elle avançait. Il respira enfin, murmurant des « merci » à répétition sans savoir à qui il s’adressait au juste. Tous les emmerdements qu’il encaissait ces derniers jours étaient effacés. Il se sentait même prêt à en affronter de nouveaux : faillite, meurtres, taule, n’importe quoi pourvu que Gaëlle s’en sorte.
À cet instant, elle chancela pour de bon et tomba. Avant qu’elle n’effleure le bitume, Morvan l’avait cueillie dans ses bras :
— Ma petite fille… Ma petite…
Loïc apparut près de lui. Son expression résumait sa place exacte dans l’univers : décalée, hors du temps et des autres. Morvan baissa de nouveau les yeux : Gaëlle semblait au bord de s’évanouir mais elle luttait pour rester consciente. Sur son visage exsangue, un bleu apparaissait le long de la tempe droite, s’ouvrant comme une fleur aquatique à la surface d’un étang.
Il voulut poser un baiser sur son front mais elle trouva la force de le repousser.
— C’est toi que j’aurais dû tuer, souffla-t-elle à son oreille.
Vers six heures du matin, un orage éclata au-dessus du port de Fos. Erwan, assis devant la fenêtre de sa chambre d’hôtel, regardait les rayures grises cingler les réverbères, mitrailler la rade pleine de remous et vernir les milliers de conteneurs qui attendaient d’être emportés.
Il n’avait pas dormi — ou seulement de brefs instants, comme on tombe dans la boue pour se relever aussitôt. La boue, c’était sa famille, son passé, toutes les raisons pour lesquelles une jeune femme pouvait consacrer ses forces à détruire les siens. Jusqu’à deux heures du matin, il avait ressassé la violence de son père, la résignation de sa mère, la terreur de son frère et de sa sœur, ce dégoût sans fin qui avait constitué sa « vie de famille ».
Peut-être aurait-il pu vraiment s’endormir là-dessus, par pure lassitude et désespoir, mais Morvan l’avait alors rappelé pour lui annoncer que Gaëlle avait tenté de se suicider.
— Encore ? avait-il répondu, regrettant aussitôt ce trait d’humour cynique.
Son père lui avait raconté, la voix blanche, ce qui s’était passé. On était loin des tentatives de jeunesse, overdoses de médicaments, lavages d’estomac et autres. Cette fois, Gaëlle avait réellement voulu tirer sa révérence. Par un miracle qui allait réconcilier tous les Morvan avec Dieu, elle en était sortie indemne.
— Où elle est maintenant ?
— À l’Hôpital américain : ils font des examens.
À Paris, enfin, à Neuilly-sur-Seine, la maladie a son carré VIP. Si vous voulez mourir sans faire la queue, ou simplement vous faire soigner au prix fort, cet étrange établissement à l’accent américain et aux photos d’infirmières des années 40 placardées aux murs est pour vous.
— Comment elle va ?
Morvan avait répondu à sa manière :
— Après ça, je l’emmène à Sainte-Anne.
Une spécialité du Vieux, qui y avait déjà fait interner plusieurs fois son épouse, et avait été lui-même soigné là-bas. Erwan n’avait pas insisté. Il devait rentrer à Paris au plus vite. Pour embrasser sa petite sœur qui lui cracherait au visage. Calmer son père qui l’écouterait le doigt sur la détente. Jouer les arbitres dans cette famille de cinglés toujours au bord de l’implosion.
Il avait passé les dernières heures de la nuit à contempler le port de Fos à travers la vitre et à ruminer ses remords. Quand il avait compris la combine de Gaëlle, il avait d’abord cherché à la joindre : elle n’avait pas répondu. Il avait renoncé à appeler Loïc qui, selon le taux de cocaïne dans son sang, aurait réagi de manière plus ou moins appropriée. Restait le Padre : Erwan lui avait communiqué ses soupçons en essayant de minimiser l’affaire. Peine perdue. Il aurait dû attendre d’être sur place — l’accompagner pour la confrontation.
Au bout du compte, le clan avait une fois encore raflé la vedette aux autres événements. Erwan avait beau sortir d’une course-poursuite, avoir frôlé la mort, avoir (peut-être) approché le tueur, son esprit était accaparé par les affaires familiales.
Par la fenêtre, il vit ses collègues arriver. Le tableau possédait le charme d’un vieux film policier : le terminal et ses blocs brillant sous la pluie, les flaques sur le quai zébrées de rouge et de jaune, la Saab épuisée des flics. Cette image lui plut et il se dit que la matinée réserverait peut-être quelques bonnes surprises.
Dans la voiture, les Marseillais firent le point. Ils n’avaient pas dormi non plus. En dépit des apparences, ils étaient efficaces : en quelques heures, ils avaient rédigé les PV, les réquises et les demandes nécessaires pour valider l’ouverture du conteneur numéro 89AHD34. Ils avaient contacté le parquet, les préfets et quelques autorités douanières bien ciblées. Tout était en ordre. On allait voir si la boîte recelait les fameux clous rouillés.
En revanche, côté indices et témoins : nada. Les membres de l’équipage avaient tous été interrogés, ainsi que la plupart des dockers présents autour de l’Apnea : personne n’avait rien vu. Une équipe scientifique avait foncé à bord afin de relever des empreintes et chercher d’éventuelles traces organiques : en pure perte. Il aurait fallu plusieurs jours pour palucher le porte-conteneurs — et pour trouver quoi ? Du reste, ils s’étaient fait virer au bout d’une heure. Le flic assis à la place du passager soupira :
— Le bateau repart ce matin et il n’est déjà plus accessible. Tout ce qu’il nous reste, c’est le conteneur.
— On a ouvert son chargement ?
— C’est en cours.
Erwan se tut, observant les quais qui défilaient, totalement déserts. Quand ils parvinrent sur celui des bassins ouest, il dut se frotter les yeux pour y croire : non seulement le pont de l’Apnea Gaillard était chargé de nouveaux conteneurs mais tout le dépôt était vide. Le train interminable avait embarqué son lot de boîtes. Les autres avaient sans doute filé en camion ou étaient stockées dans les entrepôts de la zone logistique.
Seul demeurait le conteneur Heemecht, gueule béante, répandant sur le béton son chargement comme une poubelle renversée. Des douaniers fouillaient à l’intérieur. Ils en extrayaient d’autres boîtes plus petites, qui elles-mêmes en abritaient de plus réduites. Une version poupées russes du fret.
Ils s’approchèrent. L’averse ne désemparait pas. Les gouttes sur les capes de pluie des douaniers produisaient une gamme de notes graves qui rappelaient une marche funèbre.
— C’est à vous que je dois ce bordel ?
Erwan se retourna. Un homme coiffé d’une chapka et emmitouflé dans une doudoune de ski se tenait debout, solide sur ses jambes écartées.
— Je suis désolé.
— Mon cul. Vous faites votre boulot, c’est tout. Alors dépêchons-nous, que je puisse faire le mien.
Présentations. Serrements de pinces. Le responsable de Heemecht s’appelait Xavier Schneider. Il était si costaud qu’il semblait porter un gilet pare-balles sous son anorak.
Erwan attaqua par une question générale :
— C’est vous qui achetez la ferraille au Congo ?
Schneider éclata de rire :
— Vous connaissez rien au fret. Y a les vendeurs, qui expédient leurs produits africains, et les acheteurs, qui les réceptionnent. Entre ces deux points, y a l’armateur qui équipe le navire, le propriétaire du bateau, qui n’est pas toujours l’armateur, le personnel du PC, embauché encore par une autre boîte, l’agent maritime qui représente au port l’armateur… Tout ce bordel est supervisé par un coordinateur, qu’on appelle l’« affréteur »…
— Vous ?
— Non. Heemecht a seulement la responsabilité de ses propres conteneurs et se charge ensuite d’acheminer chaque lot jusqu’à son acheteur. Point barre.
— Il vous arrive d’en restituer certains ici, au terminal ?
— Jamais.
Inutile de tourner plus longtemps autour du pot :
— Vous avez la caisse de ferraille ?
Schneider fit un pas de côté et balança un coup de pied dans une boîte en bois de deux mètres de long environ. Erwan songea à un cercueil. Le couvercle en était entrouvert. Du talon, il l’écarta : la caisse était remplie à ras bord de clous rouillés. Différents modèles. Différentes tailles. Il en prit une poignée : la plupart portaient le poinçon de la CBAO.
Enfin une ligne qui mordait.
— Vous connaissez l’adresse de livraison ?
— Confidentiel.
D’un regard, Erwan appela au secours les OPJ marseillais mais Schneider se ravisa, sortant une tablette tactile de sa doudoune :
— Je plaisante. La caisse doit être expédiée au 19, villa du Bel-Air, Paris, 75012. Le destinataire est Ivo Lartigues.
Deuxième ligne qui mordait. Erwan observa l’homme d’Heemecht. Derrière lui, on apercevait les docks harcelés par la pluie et les flaques qui avaient la chair de poule. Il aurait voulu l’embrasser. Qui pouvait acheter des vieux clous sinon un sculpteur qui en criblait ses œuvres ?
Il savait déjà que Lartigues n’était pas son agresseur : pourquoi venir voler ici ce qui lui serait livré à domicile ? Mais il se rapprochait du tueur.
— Vous avez déjà eu affaire à lui ?
— Le nom m’est familier. Ça doit être un client régulier.
— Vous savez ce que contiennent les lots, en général ?
— Non. Faudrait vérifier dans nos archives.
Un des flics marseillais s’approcha, incrédule :
— Vous croyez vraiment que le gars de cette nuit en avait après ces clous ?
— Aucun doute.
— Qu’est-ce qu’ils ont de si particulier ?
Erwan observa la ferraille dans sa main. Sa paume était rouge de rouille.
— Ils sont ensorcelés.
Durant le vol de retour, Erwan lut — enfin — la doc de Kripo à propos d’Ivo Lartigues. Chaque ligne lui confirmait qu’il devait des excuses à l’Alsacien : depuis le départ, c’était lui et lui seul qui travaillait sur la piste la plus intéressante.
Lartigues était un nom d’artiste : l’homme était né Franciolini en 1952, près de Bolzano, à la frontière de l’Italie et de l’Allemagne. Fils d’ouvrier métallurgiste, il avait passé son enfance à subir les coups de son père alcoolique et les prières de sa mère dévote. Du chaud, du froid, de quoi vous forger le caractère. À dix-sept ans, il s’était inscrit aux Beaux-Arts à Paris. Marqué par le Nouveau Réalisme français (Yves Klein et ses peintures de feu) et le mouvement Fluxus (caractérisé par l’utilisation de matériaux industriels), il avait creusé sa propre voie dans les années 80 en assemblant des débris métalliques avec des clous, vis, crochets… Plus tard, il avait découvert les arts traditionnels africains — notamment celui du Mayombé — et s’était mis à créer ces géants de tôle transpercés de pointes, de verre, de fibres. Il sculptait aussi des verges hérissées de lames, des fragments de corps torturés par une armée de tessons. Il baptisait ses œuvres de simples numéros ou parfois déclinait ses séries à partir de la référence du clou qu’il utilisait — Congo no 6, op.13.
Côté vie privée, pas de femme ni d’enfant, aucune liaison officielle. Sur son activité de gourou SM, Kripo n’avait rien trouvé non plus, à part de simples rumeurs. Il allait falloir mettre les mains dans le cambouis.
Erwan retenait toutefois plusieurs faits. D’abord, Lartigues était riche — certaines de ses œuvres avaient été achetées plus d’un million d’euros, notamment par des collectionneurs américains. Ensuite, il travaillait avec des clous africains, provenant spécifiquement du Bas-Congo. Autre détail, à la marge : ses sculptures de verges cloutées ou surmontées de lames évoquaient irrésistiblement l’instrument qui avait provoqué les blessures anales des récentes victimes.
Il existait assurément un lien entre Lartigues et les meurtres mais Erwan avait déjà compris que ce rapport serait complexe à établir — et qu’il n’avait certainement pas encore identifié l’assassin.
Dès l’atterrissage, à 11 heures, il essaya de rallumer son portable. Miracle : l’écran montra des signes de vie. Fébrilement, il consulta ses messages. Sous une pluie de SMS pros, il trouva la perle qu’il espérait : un texto de Sofia qui lui fit l’effet d’une explosion de coke dans les sinus.
L’Italienne avait simplement écrit : « Tu boudes ? »
Enfantillages liés au premier temps de l’amour, qui bêtifie, dissout et régénère à la fois. Erwan se sentit d’attaque pour une grande journée d’enquête. Lorsqu’il aperçut son père qui l’attendait à la porte des arrivées d’Orly, dépassant tous les autres d’une tête, son enthousiasme retomba aussitôt.
Pourtant, le rendez-vous avait été fixé. Avant toute chose, Erwan devait effectuer un crochet à Sainte-Anne. Il demanda des nouvelles de Gaëlle mais le visage de Morvan se passait de commentaire. Il semblait avoir perdu dix kilos dans la nuit, ce qui accentuait sa ressemblance avec Erwan. Son visage était secoué de tics et sa peau, rouge et sèche, semblait s’effriter dans l’air.
Leur conversation bifurqua rapidement vers les aspects techniques de l’affaire boursière afin d’éviter le plus pénible : les motivations de la gamine.
— Il suffit qu’une femme sortie de nulle part souffle un tuyau à des banquiers pour qu’ils y croient ?
— Ta sœur n’est pas n’importe qui. Elle est ma fille et la sœur de Loïc. Une enfant de Coltano. Elle a dû leur balancer l’info en jouant à la conne. Les gars se sont renseignés et ont compris que c’était du solide.
— Qu’est-ce que tu comptais faire avec ces nouveaux gisements ?
— N’en parle pas au passé : je vais les exploiter en douce, et en vitesse.
— Dans le dos des Africains ?
— Cela n’aurait pas posé de problème si le cours n’avait pas monté.
— Et maintenant ?
— Je vais me débrouiller.
Morvan conduisait calmement. Un samedi midi, quelque part dans la banlieue parisienne. Un paysage où le béton avait définitivement gagné son combat sur la vie. Les deux sosies, en costume sombre dans la Mercedes noire, cadraient bien dans le décor : des croque-morts en route pour le cimetière.
— À ton âge, je sais pas après quoi tu cours. Toujours plus de fric ?
— C’est facile de mépriser le pognon quand on en a pas. Et d’ailleurs, ce n’est même pas vrai. Au fond de toi-même, tu sais bien que le fric t’attend, avec les fleurs sur ma tombe.
— S’il y a des fleurs.
Lâchant d’une main le volant, le Vieux lui donna une tape amicale sur la nuque :
— La chaleur familiale !
Erwan ne répondit pas.
— Il faut que tu parles à Gaëlle, reprit Morvan. Tu dois lui faire comprendre qu’on est tous là et qu’on l’aime.
— Le problème n’est pas de savoir si on l’aime ou non. Le problème c’est qu’elle nous déteste.
— Elle grandira. Elle finira par comprendre.
— Et toi ? Quand comprendras-tu ?
Silence. Porte d’Orléans. Erwan sentit sa colère monter…
— Comment tu peux frapper ta femme ? explosa-t-il.
— C’est des histoires entre nous.
— Comment tu peux frapper une femme ?
— Maggie n’est pas une femme. Pas au sens où tu l’entends. Elle est plus forte que moi.
— J’ai jamais remarqué qu’elle ait eu le dessus.
— Sa force est ailleurs.
Erwan cogna violemment sa portière :
— Tu te rends compte de ce qu’a été notre vie ? (Il braqua son index sur sa tempe.) Chaque coup porté est là, au fond de ma mémoire.
— Arrête ton numéro : j’ai l’impression de me voir.
— Je serai jamais toi. Tu nous as détruits. Loïc avec sa drogue. Gaëlle avec sa haine. Et moi qui me noie dans les crimes des autres pour oublier les seuls qui comptent : les tiens.
Morvan braqua brutalement et pila sur la bande d’arrêt d’urgence. Erwan se prit le tableau de bord en ronce de noyer en pleine face et crut que les airbags allaient se déclencher.
— Ça va pas, non ?
Le Padre coupa le contact.
— Je vais t’expliquer la situation.
— Alléluia, ricana Erwan (il saignait du nez). Quarante-deux ans que j’attends ça !
— Avec ta mère, il s’est passé certaines choses quand on s’est rencontrés. Notre relation a été nourrie par… la violence et la terreur. Il y a eu…
Il parut hésiter. Erwan ne l’avait jamais vu à ce point troublé.
— Je peux pas t’en dire plus, se ravisa Morvan.
— C’est lié à l’Homme-Clou ?
— Laisse tomber, conclut-il en tendant des kleenex à son fils.
Erwan s’était déjà heurté à ce mur : autant ne pas perdre de temps. Retour aux affaires.
— Comment l’as-tu arrêté ?
— Je te l’ai déjà dit.
— Non, tu m’as raconté comment tu l’avais identifié.
Morvan redémarra et se glissa dans la circulation, en douceur. Il paraissait rongé par ses propres aveux — ceux qu’il n’avait pas faits. Pour lui, être sincère, c’était devenir une balance.
— Quand mes soupçons se sont portés sur Pharabot, je l’ai interrogé. En pure perte. Juste un gamin sympathique et rêveur. Comme disent aujourd’hui les spécialistes, « ses pulsions meurtrières constituaient la part cachée de sa vie psychique ». Son emploi du temps posait aussi problème : pour chaque meurtre, il avait un alibi.
— Comment c’était possible ?
— Le travail en forêt. Il racontait n’importe quoi, ses ouvriers confirmaient. J’ai commencé à le harceler, à essayer de le déstabiliser. Pas moyen. J’ai finalement décidé de le tuer. Je t’ai déjà raconté ça. Il s’est enfui. Je l’ai traqué en forêt.
— Comment l’as-tu retrouvé ? Pourquoi l’as-tu épargné ?
— Désolé, fiston, c’est un chapitre tabou.
— Pour qui ?
— Pour moi. Il y a certaines peurs qu’il ne faut pas rallumer… Je n’en ai jamais autant chié que lors de cette chasse. Il connaissait la forêt comme un Noir et je n’étais qu’un petit Blanc à sa poursuite. Il avait tous les esprits avec lui et j’étais nu…
— Les esprits, le coupa Erwan, tu y crois ?
— T’en as déjà douté ?
Il aurait au moins décroché ce scoop : le deuxième monde n’était pas, pour son père, une illusion ni une superstition. Dans de telles enquêtes, c’était un atout. Peut-être Erwan ne pourrait-il jamais approcher le nouveau prédateur parce qu’à la différence du Padre, cette dimension n’existait pas pour lui.
Morvan sortit du boulevard périphérique après l’église du Sacré-Cœur de Gentilly. Il plongea dans les petites rues qui bordent la porte d’Orléans.
Encore une fois, Erwan n’allait pas avoir le temps de tout évoquer. Il passa au plus urgent :
— On a maintenant la certitude que Pernaud était une barbouze.
— Et alors ?
— Que faisait-il pour toi ?
— Je te répète qu’il bossait pas pour moi.
— Que sais-tu sur lui ?
— C’était un spécialiste du film étirable.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Le film fraîcheur qu’on utilise pour la cuisine. Il asphyxiait ses clients avec ce genre de pellicule adhésive. Après usage, il l’ôtait : ni vu ni connu.
Le mur aveugle de l’hôpital Sainte-Anne, véritable ville fortifiée, apparut. Erwan était sûr de pouvoir coincer son père à propos de Pernaud — il fallait attendre d’avoir un indice, l’un des deux avait bien fait une erreur…
Un détail lui revint — autant vider tous les abcès d’un coup :
— D’après les fadettes d’Anne Simoni, elle t’a appelé plusieurs fois le jour de sa mort.
— Exact.
— Pourquoi ?
— Je sais pas : j’ai pas eu le temps de la rappeler. Peut-être se sentait-elle en danger, peut-être…
Il n’acheva pas la phrase et Erwan décida qu’il disait la vérité — les communications n’avaient duré à chaque fois que quelques secondes.
— Ivo Lartigues, ça te dit quelque chose ?
— Un artiste, non ?
— Allons, papa. Un gars qui sculpte des minkondi de deux mètres de haut, ça n’a pas pu t’échapper.
— Je vois qui c’est. Tu le soupçonnes ?
— Je l’interroge aujourd’hui.
— Où t’en es au juste ? C’était quoi, cette connerie à Marseille ?
Erwan sourit :
— J’avance pas à pas.
— Tu ferais bien de passer la seconde. Les journaux titrent sur le meurtre de Pernaud. Tout le monde m’appelle, tu…
— Laisse-moi encore la journée.
Ils parvinrent devant le porche de l’hôpital. Sur un signe de Morvan, la barrière se leva. Toujours ce pouvoir induit, mystérieux…
— Ta sœur est au pavillon Broca.
La curée, la vraie.
Elle les regardait autour de son lit et elle voyait des chasseurs en livrée rouge, tout juste descendus de leur monture, cor à l’épaule, en train d’éviscérer une biche — elle-même. Ils arrachaient les entrailles de son ventre béant et les lançaient aux chiens hurlants, enivrés par l’odeur du sang.
Elle n’avait pas fait long feu à l’Hôpital américain : aucune fracture, pas la moindre blessure, un miracle. Mais un miracle avec l’aide du diable. On l’avait traînée à Sainte-Anne. HDT — hospitalisation à la demande d’un tiers. Elle n’avait même pas eu la force de se révolter. Elle était déjà sous sédatifs… prête à l’emploi.
— Ça va, ma chérie ?
Maggie se penchait sur elle. Rousseur incertaine des cheveux, rides à profusion. Des yeux exorbités lui donnaient un air de rapace nocturne.
Le tueur en série de sa mère, c’était la vie.
Gaëlle remarqua qu’elle tenait dans sa main des graines de pavot de Californie (elle en cultivait elle-même sur son balcon, pour leurs vertus anxiolytiques). Tout en parlant, elle les grignotait avec avidité et ressemblait à un de ces animaux pelés qu’on peut observer au Jardin des Plantes. C’étaient ces petites manies qui l’ulcéraient au-delà de tout.
— Ça va, Maggie, murmura-t-elle. Je… je veux me reposer.
— Bien sûr.
Elle donna un baiser mouillé. La Grande Bourgeoisie Bohème accordait son absolution, marmonnant des regrets à propos du prochain déjeuner dominical. Quelle blague !
Sa mère s’écarta et Gaëlle put détailler les autres : Erwan et le Vieux, raides comme des matraques, l’observaient d’un œil aussi noir que leur costard ; en retrait, Loïc, hagard, lorgnait avec convoitise le lit inoccupé de la chambre. Sans doute aurait-il aimé s’installer ici, à ses côtés, et lui piquer ses somnifères…
Elle ferma les yeux pour chasser cette vision.
Les Blues Brothers conspiraient à voix basse :
— J’leur fais pas confiance. Prends un mec à toi pour la surveiller.
— J’ai un nouveau dans mon équipe…
— Très bien.
— Ça sera juste pour cette nuit.
— Bien sûr. Demain, on avisera.
Elle sourit, les paupières toujours closes. On voulait la surveiller, tant mieux. On lui avait parlé d’une cure de sommeil, tant mieux aussi. Tous les dépressifs connaissent ça : le sommeil comme seul refuge.
Peu importait l’échec de son plan. Et comment elle avait été démasquée. Ce qui comptait, c’était qu’elle s’était trompée encore une fois. Durant des semaines, des mois, ce projet l’avait maintenue debout. Mais la haine est une impasse, un mirage. Réussite ou échec, le goût est toujours le même : l’amertume…
Elle rouvrit les yeux et eut une bonne surprise. Elle avait dû s’endormir : ils étaient tous partis. Elle savoura le silence chargé d’odeurs chimiques et de fatigue — un silence d’asile de fous, confiné, murmurant, presque réconfortant.
À l’aube, à son arrivée, après l’examen clinique et l’électroencéphalogramme, le psychiatre de garde, un Roumain, lui avait fait visiter son étage. Les chambres, la salle des repas, le distributeur de boissons… Rien à signaler, sauf qu’il était impossible d’en sortir. La première chose qu’elle avait entendue, c’était le bruit d’un verrou. La dernière aussi.
La scène du balcon lui revenait, atténuée par les médocs. Elle avait senti le vide s’ouvrir, l’aspirer et s’était vue mourir. Ce n’était pas le pire. Le pire, c’était le mobile. Elle n’avait pas voulu en finir. Elle avait simplement eu peur de son père — une peur si enfouie en elle qu’elle avait littéralement explosé dans son cœur. À vingt-neuf ans, elle en était toujours là. Comme les crustacés, elle s’était forgé un solide exosquelette mais la chair à l’intérieur était toujours aussi tendre.
Ce n’était pas un psychiatre qu’il lui fallait mais un exorciste.
Elle eut un geste réflexe vers sa montre et se souvint qu’on la lui avait prise, comme le reste. Vêtements, bijoux, portable étaient sous scellés, dans l’armoire en fer de sa chambre. Ce dénuement contribuait à la perte des repères. Il devait être midi et elle avait l’impression qu’il était minuit. Ou six heures du matin. Plus aucune notion du temps, ni même de douleur. Merci la chimie.
Un voile noir s’abattit sur sa conscience. Le sommeil encore : quand on aime, on ne compte pas…
Il avait passé un coup de fil à Sergent pour qu’il joue les sentinelles devant la porte de Gaëlle. Le flic n’avait rien compris : il fallait protéger la sœur du patron contre… elle-même. Erwan n’avait pas eu le temps d’attendre l’OPJ à Sainte-Anne. Il imaginait l’accueil que lui réserverait Gaëlle quand elle se réveillerait…
La place de la Nation apparut dans toute sa tristesse. Trop vaste, trop vide, elle ouvrait les bras vers des lieux qui n’incitaient pas eux-mêmes à la liesse : cimetière du Père-Lachaise, quartier crasseux de la Bastille, faux pittoresque du viaduc des Arts de l’avenue Daumesnil…
Kripo opta pour le cours de Vincennes et les confins de Paris — il était venu chercher Erwan à Sainte-Anne. L’atelier de Lartigues se trouvait le long de la petite ceinture, voie ferrée abandonnée de tous, même de ses riverains.
Erwan gardait le silence. Plus de soixante-douze heures après la découverte du corps d’Anne Simoni, quarante-huit heures après celle de Ludovic Pernaud, il ne disposait toujours d’aucune piste sérieuse. Un pseudo-voleur de clous sur les docks de Marseille, les cheveux d’une inconnue, un sculpteur qui achetait de la ferraille rouillée au Congo, et c’était tout.
L’une après l’autre, les voies d’investigation avaient tourné court alors qu’un vent de panique soufflait sur Paris. Les médias parlaient déjà du Tueur aux clous, témoignages absurdes et aveux spontanés se multipliaient, la pression de la hiérarchie montait. Depuis ce matin, Fitoussi avait appelé cinq fois — et pour cause : personne ne comprenait les méthodes d’Erwan. Il ne cessait de disparaître, n’avait pas arrêté le moindre suspect ni auditionné de témoins depuis quatre jours. Qu’est-ce qu’il foutait, nom de dieu ?
Il avait dû promettre d’étoffer son groupe dès lundi — et d’appeler à l’aide les gendarmes du fort de Rosny, profileuses incluses. Il fallait au moins faire du bruit, s’agiter, brasser de l’air. Trouver un truc à dire aux journalistes !
Quand il sortit de ses pensées, Kripo était en train de faire demi-tour, au croisement du boulevard Soult et de l’avenue Courteline. Encore une fois, ils se retrouvaient dans le 12e arrondissement, à quelques mètres de la rue de la Voûte et de la rue d’Avron. Toujours un hasard ?
L’Alsacien s’engagea sur la droite dans une rue perpendiculaire.
— Tu roules en sens interdit, remarqua Erwan.
— À la guerre comme à la guerre.
Nouveau coup de volant : la villa du Bel-Air se déployait au pied de la voie ferrée surélevée et s’achevait en impasse. La chaussée était pavée comme dans un dessin animé de Walt Disney. Un front de petits immeubles avec jardinets à l’anglaise s’égrenaient en contrebas des rails. Pas un passant à l’horizon.
Erwan sortit de la voiture et observa le décor : les rails sous les arbres et les mauvaises herbes offraient une trouée verte fascinante, comme si on avait arraché le couvercle d’un des secrets de Paris. Un mélange d’abandon et de mélancolie, qui rappelait à la fois les romans d’Henri-Pierre Roché et les sous-bois japonais. De l’autre côté des voies, des immeubles leur tournaient le dos, couverts de graffitis.
L’atelier de Lartigues était au fond. Le calme qui régnait ici lui fit du bien : il ravala son impatience et décida de mener cette visite en douceur. Le 19 était une ancienne gare — un haut bloc sans étage, qui devait abriter jadis les voyageurs attendant leur train.
Il aperçut des conteneurs de plastique et rappela Kripo à leurs devoirs :
— Poubelles.
Ils renversèrent les bacs et se livrèrent au tri habituel. Lartigues ne mangeait que des yaourts et du quinoa. Il abusait aussi de produits d’utilité sexuelle : poppers, Viagra, Cialis, pilules de ginseng et alcaloïdes vasodilatateurs.
— C’est la fête à la maison, ricana Kripo.
Dans un autre bac, ils trouvèrent des fragments de métal qui sentaient encore le feu comme les corps sentent le sexe après l’amour, des résidus de produits chimiques (sans doute des colles), des lambeaux d’élastomère (pour les moulages)…
— Vous cherchez quelque chose ?
Ils se retournèrent.
— Ivo Lartigues, énonça l’homme qui se tenait sur l’étroit trottoir. Je suppose que c’est moi que vous venez voir ?
Erwan savait qu’il ne correspondrait pas au signalement de son voleur de clous mais le sculpteur échappait à tout soupçon : il était en chaise roulante.
Le flic masqua sa surprise en tendant son porte-carte — ce qui lui laissa un bref répit pour retrouver son sang-froid. L’infirme observa le badge tricolore puis le lui rendit avec un long regard scrutateur.
— Sclérose en plaques, commandant. Je lis dans vos yeux que vos renseignements à mon sujet étaient incomplets. Suivez-moi. J’ai du café chaud.
Six mètres de hauteur de plafond, plusieurs centaines de superficie : l’atelier était surmonté d’une large mezzanine. Plus haut encore, des poutres d’acier soutenaient une verrière aux structures d’acier dont les lames diffusaient une lumière grise aussi glacée que celle de vitraux.
— C’est l’ancienne gare de Bel-Air, dit sobrement l’artiste, en disposant trois tasses sur un petit guéridon couvert de brûlures et de taches de peinture.
Erwan et Kripo arpentaient l’espace, frappés par ses habitants : des colosses de plusieurs mètres reproduisant la naïveté inquiétante des statues africaines. Bras à angle droit, torses d’un bloc, regards aussi ronds que des trous d’obus, le tout dans une couleur rouille qui était plus qu’une couleur : une poudre d’anxiété qui étouffait le cœur.
— Vous venez sans doute pour les meurtres de ces derniers jours ? ajouta Lartigues en leur désignant les tasses pleines.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? demanda Erwan.
— Je lis les journaux. Visiblement, le mode opératoire du tueur rappelle mes propres œuvres…
Leur hôte n’était pas un imbécile : on allait gagner du temps.
— Selon nos sources, l’une des victimes, Anne Simoni, s’intéressait à votre… groupe.
— De quoi parlez-vous ?
— Des no limit.
Lartigues acquiesça, comme pour lui-même.
— Je ne connais pas tout le monde. Et même, si je voulais vous provoquer, je dirais que je ne connais personne.
— Où vous réunissez-vous ?
— Ça dépend. Dans des friches industrielles, des parkings, ici aussi…
— Et vous ne connaissez pas ceux que vous recevez ?
— Ces soirées sont fondées sur l’anonymat.
— Et pour les invitations ?
Lartigues gloussa. Il avait un long corps, très étroit, qui, une fois déplié, aurait été élégant. Mais dans son fauteuil, il paraissait au contraire atrophié. Une épaule trop haute, les jambes cagneuses, les poignets tordus. L’idée qui venait était celle de crampes d’un genre particulier qui l’auraient foudroyé et figé à jamais.
— Pas d’invitations. Nous agissons comme les terroristes. Jamais de trace écrite. Et surtout rien sur Internet.
Erwan siffla son café en une gorgée — délicieux.
— Vous vous considérez comme un terroriste ?
— S’il s’agit de terroriser l’ordre bourgeois et l’intolérance de la masse, oui.
Laisse tomber pour l’instant. Il remarqua des photographies noir et blanc au mur. Des détails le frappaient : une tête gansée de cuir, des gros plans de bouches, d’orteils ou de papillons, un flingue posé parmi des ampoules de morphine…
— Jacques-André Boiffard, commenta Lartigues en s’approchant. Médecin et photographe, un génie méconnu du groupe surréaliste. Les spécialistes le préfèrent même à Man Ray…
Ces images distillaient un vrai malaise qui, bizarrement, faisait écho aux œuvres de Lartigues — et à son corps difforme.
— Cette nuit, reprit Erwan, j’étais à Marseille…
— Je suis au courant. Heemecht m’a téléphoné. Grâce à vous, ma livraison va être retardée d’au moins une semaine.
— Je peux prendre des photos de vos œuvres ? demanda Kripo, iPhone en main.
— Aucun problème si vous ne les diffusez pas sur Internet.
— Pourquoi achetez-vous ces clous, monsieur Lartigues ?
L’infirme effectua un demi-tour avec son fauteuil pour se placer face à son interlocuteur. Ses traits tourmentés, hiératiques, semblaient aussi aiguisés qu’une lame. Erwan songea à la ligne de trempe des sabres japonais, résultat d’un savant dosage de chauffage extrême et de refroidissement brutal. Le visage de Lartigues semblait résulter d’un tel traitement.
— Vous connaissez la réponse : je m’inspire de la magie yombé, il me paraît plus… authentique d’avoir recours à des clous fabriqués au Congo.
— Pensez-vous qu’ils aient été utilisés par des nganga ?
Le sculpteur sourit. Malgré son handicap, il avait une manière particulière de vous regarder de haut. Ses yeux gris clair étaient coupés comme au rasoir par la paupière supérieure trop basse. Au lieu de lui donner une expression endormie, ce trait lui conférait un air de prédateur à l’affût.
— Je vois que vous avez potassé avant de venir…
Erwan haussa le ton :
— Vos clous ont-ils eu un contact avec la magie du Bas-Congo ?
— Bien sûr que non. Ceux qui sont plantés par les guérisseurs dans leurs fétiches n’en ressortent jamais. De plus, les rites yombé ne sont presque plus pratiqués. Ceux que j’achète proviennent de vieux stocks d’une compagnie belge.
Un point pour lui.
— Ces derniers temps, vous en a-t-on volé ?
— Oui. Le mois dernier, une caisse entière.
— Vous avez porté plainte ?
— Ce n’est pas mon genre. Et je n’espérais pas vraiment qu’on se mette à la recherche d’une caisse de clous rouillés.
— Il y a eu effraction dans votre atelier ?
— Non. C’est le plus étrange.
Erwan n’était pas surpris : le tueur au Zodiac, véritable homme invisible, pouvait sans doute passer aussi sous les portes.
— Ce sont ces clous qu’utilise l’assassin ? demanda Lartigues.
Le flic fit mine de ne pas avoir entendu. Il reprit sa déambulation parmi les colosses — il était dans l’atelier d’Héphaïstos, le dieu du feu, des forges et des volcans, qui sculptait lui-même des titans de bronze.
— À travers vos œuvres, vous rendez hommage aux cultes animistes du Congo. Vous y croyez vous-même ?
— Disons que mon art circule entre expression païenne et incantation mystique. Vous comprenez ce genre de langage, commandant ?
— Assez pour savoir quand je n’obtiens pas une réponse. Prêtez-vous des vertus magiques à vos sculptures, oui ou non ?
— Non. Je suis un artiste, pas un sorcier.
Lartigues opéra avec son siège une sorte de 8 sur le sol de béton ciré. Le contraste d’échelle, entre cet infirme replié dans son fauteuil et ces statues géantes, était frappant.
— Comment faites-vous pour sculpter de telles pièces ?
— Vous voulez dire compte tenu de mon handicap ?
— Entre autres.
— C’est simple : j’ai des assistants. Je trace les plans, je choisis les matériaux, je dirige les opérations de soudure. Mon équipe s’occupe du gros œuvre. Je me charge des finitions, perché sur une espèce de Fenwick.
Erwan se dit que ces comparses mériteraient une audition :
— Vous me laisserez leurs coordonnées ?
— Aucun problème.
— Et les clous, vous les plantez vous-même ?
— Toujours. C’est une étape de grande précision où la main de l’artiste ne peut être remplacée. Vous avez entendu parler d’Aleijadinho ?
— Non.
— Un sculpteur du XVIIIe siècle. Le maître du baroque brésilien. En réalité, il s’appelait Antonio Francisco Lisboa mais il était atteint d’une grave maladie, sans doute la lèpre. On l’a affublé du surnom Aleijadinho qui signifie « petit infirme ». Difforme, défiguré, il ne travaillait que la nuit, pour échapper au regard des autres. Ses assistants le transportaient à bord d’un palanquin couvert. On liait ses outils à ses moignons et il montait à genoux sur une échelle. Il a ainsi sculpté les fabuleux prophètes du sanctuaire de Congonhas. Vous voyez pourquoi je pense à lui ?
Erwan hocha la tête : Lartigues était l’Aleijadinho du 12e arrondissement.
— Soyons plus directs, répliqua-t-il. L’Homme-Clou, ça vous dit quelque chose ?
— Impossible de s’intéresser à la culture yombé sans croiser ce nom.
— Que savez-vous sur lui ?
— C’est un tueur en série qui a sévi à Lontano, une ville nouvelle du Katanga, au début des années 70.
— Vous connaissez son mode opératoire ?
— Il torturait et mutilait des jeunes femmes, avec des centaines de clous et de tessons. Il reproduisait, à sa façon, les rituels des Yombé.
— Comme vous.
— Comme moi, oui. Sauf que je travaille sur des métaux et qu’aucune vie humaine, que je sache, n’a jamais été sacrifiée au nom de mon art.
— Parmi vos admirateurs, en connaissez-vous un qui s’intéresse à l’Homme-Clou ?
— Non. Mais j’ai peu de contacts avec mes acheteurs.
— Je pensais aux participants des no limit.
— Au risque de me répéter, nos réunions respectent la plus grande discrétion.
Erwan rejoignit Kripo qui photographiait un géant dont un bras était levé et l’autre caché par une cape de toile de jute rapiécée. Ses orbites scintillaient sous la verrière : le sculpteur y avait encastré des éclats de miroir. Son épaule nue était couverte de clous et de lames, comme une vérole de pointes rougeâtres.
Il était temps de passer à la vitesse supérieure :
— Où étiez-vous le week-end dernier ?
— À Martigny, en Suisse. Une fondation organise une rétrospective de certaines de mes œuvres. Vous pouvez vérifier.
— Et le mardi 11 septembre à 18 heures ?
— Ici, dans mon atelier.
— Seul ?
— Seul, oui. Je peaufinais la sculpture que vous venez d’observer.
— Et dans la nuit de mercredi à jeudi ?
— Je suis allé à un vernissage, au palais de Tokyo. Et ensuite dîner avec des amis. Vous êtes sérieux ? Vous me soupçonnez ?
— Vous êtes rentré seul ?
— Non. Je ne sais pas si vous avez remarqué mais je ne suis pas d’une grande autonomie : un jeune Philippin, Reuben, m’aide chaque soir. Il pourra témoigner si vous voulez.
— Vous vivez ici ?
Lartigues fit un geste en direction du fond de l’atelier :
— J’ai aménagé un appartement de l’autre côté.
— Et cette nuit, où vous étiez ?
— Ici, avec des amis.
L’infirme parut soudain épuisé. Erwan n’aurait pas cru que quelques questions pouvaient le fatiguer ainsi. Peut-être n’était-ce que de la lassitude face à un flic borné. Aux yeux du sculpteur, Erwan devait incarner le parfait spécimen du petit fonctionnaire, bourgeois et étriqué.
— On vérifiera tout ça, dit-il comme pour bien jouer son rôle. Revenons aux no limit : en quoi ça consiste ?
— Ce sont des soirées très libres, où chacun agit selon sa sensibilité.
— J’ai assisté à l’une d’entre elles à Bièvres, jeudi soir.
— Jamais entendu parler.
— Peut-être une imitation ?
— La rançon du succès…
— Sans plaisanter, combien de membres compte votre groupe ?
— Je vous répète que je ne les connais pas tous et le terme de « membre » n’est…
— Si vous deviez donner un nombre, même approximatif ?
— Plusieurs centaines.
— Quel est son mode d’existence ?
— Le groupe n’existe pas, justement. Sauf quand nous décidons de nous réunir. D’un coup, nous allions nos désirs et l’énergie qui se dégage est… magnifique.
— Que faites-vous, précisément, pendant ces soirées ?
— Nous redevenons nous-mêmes. Nous nous habillons, nous nous comportons selon notre nature profonde.
— Pratiquez-vous des activités SM ?
— Nous n’utilisons jamais ce genre de mots. Mais ces soirs-là, c’est vrai, douleur et jouissance ne sont plus opposées.
— Ces pratiques peuvent-elles aller plus loin ?
— Que voulez-vous dire ?
— Le sang coule-t-il parfois ?
Lartigues retrouva son regard hautain et rusé :
— Comme dit le Nouveau Testament, « heureux l’homme qui supporte l’épreuve ».
— Quelle épreuve par exemple ?
— Vous n’avez qu’à venir ce soir : j’organise, ici même, un no limit.
Au loin, les flashs de Kripo trouaient la pénombre de l’atelier. Il n’était que 16 heures et le temps couvert jouait déjà les crépuscules.
— Il y a un dress-code ?
— Le dress-code est la raison d’être de la soirée. Venez comme vous êtes : vous serez parfait.
— Ne vous foutez pas de moi.
— Je ne plaisante pas : un des courants forts de notre communauté est l’uniforme.
Erwan eut une vision : Lartigues régnant, depuis son siège roulant, sur une communauté d’officiers nazis et d’athlètes en combinaison de latex. Il songea à di Greco et ses soldats. Deux gourous, deux communautés. Il sentait qu’il brûlait mais il ne parvenait pas à déterminer, exactement, la source de chaleur.
Coup de sonde, à l’aveugle :
— Connaissez-vous le nom de Ludovic Pernaud ?
— C’est la deuxième victime, non ?
— Exactement.
— Avant de lire le journal, je n’avais jamais vu ce nom.
Kripo tournait autour d’une femme-oursin comme s’il réfléchissait à la meilleure façon de l’aborder.
— Voyez-vous des membres de votre communauté qui pourraient passer à l’acte ?
— Je ne comprends pas la question.
— Quelqu’un qui irait plus loin que vos simples… jeux. Qui pourrait tuer, mutiler, enivré par sa propre violence.
— Nos pratiques aspirent à l’inverse : la paix par l’assouvissement du désir.
— Et s’il s’agit du désir de tuer ?
— Venez ce soir, vous vous ferez une idée par vous-même.
Erwan fit signe à Kripo, qui rempocha son appareil — et releva au passage les noms et les numéros des assistants du maître. Au cas où.
— À ce soir, dit-il à Lartigues.
— Je ne vous raccompagne pas.
Dehors, ils retombèrent sur les détritus qu’ils avaient abandonnés à même le pavé.
— Viens m’aider, ordonna Erwan à son adjoint.
Enfilant des gants stériles, ils se mirent de nouveau à fureter comme des rongeurs affamés se risquant aux abords de la ville. Pas besoin d’explication : ils savaient ce qu’ils cherchaient. Aucune trace du moindre médicament. Comment soignait-on la sclérose en plaques ? Existait-il un traitement ? Ou bien la maladie de Lartigues était-elle imaginaire ?
Ils balancèrent leurs gants dans le conteneur puis s’acheminèrent vers la voiture.
— Tu te démerdes pour avoir son dossier médical le plus vite possible.
— Ok, chef.
— Ton avis, pédé ou pas pédé ?
Ils aimaient jouer à ce jeu débile après une audition — deviner les penchants sexuels du gars interrogé. Ils appelaient ça la « roulette rose ». Lamentable.
— Je pense qu’il a largement dépassé ce stade.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— J’me comprends.
Erwan n’insista pas : il n’était même pas sûr de l’obédience de Kripo. Il ne lui avait jamais connu aucune fiancée, ni sur une rive ni sur l’autre.
— Tu m’accompagnes ce soir ? lui demanda-t-il.
— Quelle question ! Plutôt deux fois qu’une !
— J’ai quelque chose, fit Audrey d’une voix fébrile.
Elle l’attira dans son bureau et referma la porte. Avec sa veste de treillis olivâtre, elle ressemblait plus que jamais à une guérillera dans une version pâlichonne et asexuée. Elle sortit d’une chemise de papier une illustration représentant une tête de léopard surmontée d’une étoile :
— Tu sais ce que c’est ?
Erwan reconnut l’insigne d’une célèbre école de guerre brésilienne, spécialisée dans le combat en forêt. Deux bandeaux, rouge et bleu, surmontaient le dessin, portant les initiales CIGS pour Centro de Instruçao de Guerra na Selva.
— C’est le blason de l’école de Manaus, non ?
— Bien joué, général.
Elle lui soumit une nouvelle illustration. Le cliché d’un bras blessé, sur lequel on distinguait la même gueule de félin.
— Pernaud le portait sur son avant-bras.
— On sait qu’il a été para en Guyane française. Rien d’étonnant à ce qu’il ait suivi l’enseignement du CIGS.
— J’ai passé ce scan dans les tuyaux ce matin et j’ai obtenu un retour inattendu. Ce dessin a été signalé dans une enquête qui n’a rien à voir avec notre histoire : la mort d’un journaliste free-lance, Jean-Philippe Marot. Un suicide.
Audrey lui tendit un dossier. Marot s’était jeté du neuvième étage, le dimanche précédent. Aucun témoin. Aucune raison de douter de son acte. Il n’avait plus un rond et pas le moindre boulot en vue.
— Comment la tête de léopard est-elle apparue ?
— Un groupe de Louis-Blanc a été saisi pour vérification. Relevés d’empreintes, enquête de voisinage, la routine. Plusieurs témoins ont noté qu’un homme surveillait Marot ces derniers jours. Ils ont mentionné ce tatouage sur son bras.
— Le signalement correspond à Pernaud ?
— Trait pour trait.
Erwan feuilleta encore les PV, en songeant à son père. Se pouvait-il que Pernaud, juste avant d’être assassiné, ait rempli un contrat ? Pour le Vieux ?
— J’ai parlé avec les collègues de Louis-Blanc, continua Audrey. Pour eux, pas de problème : le suicide est kasher. Mais à la DCRI, ils sont moins catégoriques. De leur point de vue, Marot pouvait bosser sur un bouquin qui allait foutre le feu quelque part.
— Qu’est-ce qui leur fait dire ça ?
— Sa chute de neuf étages.
— Sérieusement.
— C’était un journaliste reconnu. Un ancien de l’AFP et du Nouvel Obs qui avait écrit plusieurs bouquins sulfureux. Un spécialiste de la Françafrique. Pas le genre à rester les bras croisés ni à se balancer par la fenêtre.
— T’as contacté ses éditeurs ?
— Il préparait un truc mais personne n’en connaissait le sujet. Il n’avait même pas pris d’à-valoir.
— C’est tout ?
— Ça fait déjà beaucoup pour un suicidé. Sans compter ses mômes qu’il a eus avec deux femmes différentes et auxquels il était très attaché. Selon elles, cet acte est incompréhensible.
Erwan refusa d’envisager le pire : son père, encore une fois, au cœur du bourbier.
— Continue à gratter. On sait jamais.
Audrey remballa son dossier. Échange de regards, plus éloquent qu’un discours. Toute barbouzerie à Paris débouchait sur le nom de Morvan, a fortiori liée au continent noir.
— Fais-le, insista-t-il.
18 heures. Il sortit du bureau, s’apprêtant à visiter Favini, quand il tomba sur Levantin, Monsieur IJ en personne. Le technicien ne déboulait jamais au 36 les mains vides :
— C’est rapport aux cheveux de notre Caucasienne…
— Du nouveau ?
— Oui et non.
— Levantin, je t’en prie : on a pas le temps pour…
— J’ai pensé au fichier des désincriminés.
À chaque relevé d’empreintes et de traces ADN sur une scène de crime, on collecte aussi l’ADN des flics présents ou de tout autre innocent susceptible d’avoir laissé des fragments organiques afin de ne pas perdre de temps avec de fausses pistes. C’est ce qu’on appelle le travail de « désincrimination ». Or ces relevés biométriques — et les caryotypes qui y figurent — nourrissent un fichier confidentiel dont il est interdit d’utiliser les données. Le FNAEG concerne uniquement les criminels ou les suspects.
— J’ai trouvé une occurrence dans ce fichier.
— Il est pas verrouillé ?
— Non, mais tout est anonyme. Selon mon ordi, la prochaine victime possède un lien de parenté avec un désincriminé. J’ai eu accès aux échantillons mais pour avoir les noms qui y correspondent…
— Faut de la paperasse, c’est ça ?
— Exactement. Et encore : je suis pas sûr que le parquet…
— Viens avec moi, ordonna Erwan en le prenant par le bras.
Il pénétra dans l’antre de Kripo et lui expliqua de quoi il retournait. L’Alsacien allait régler le problème en quelques coups de fil et formulaires.
Au moment de sortir, Erwan remarqua un livre posé sur un coin de table : Magie noire au Bas-Congo de Sébastien Redlich. Sans doute une doc que Kripo s’était procurée pour enrichir sa connaissance du sujet. Ce que lui-même aurait dû faire depuis longtemps. Il attrapa l’ouvrage et parcourut la quatrième de couverture. Redlich, ethnologue, professeur à Paris-Diderot, spécialiste de l’ethnie yombé, synthétisait dans ce livre dix ans de voyages et de recherches. Erwan avait négligé une piste importante : les personnes à Paris susceptibles de connaître non seulement l’histoire de l’Homme-Clou, mais aussi les rites de ce culte spécifique.
Intrigué, il feuilleta en vitesse le bouquin publié en 2002 et digéra sa surprise : on n’aurait pu rêver une somme plus complète sur les nganga, les minkondi et l’animisme du Mayombé. Bien plus : Redlich avait consacré un chapitre entier à l’Homme-Clou. Erwan en conclut que l’ethnologue était très bien informé : avait-il interviewé son père ? Était-il au Katanga quand l’affaire avait éclaté ? Sur la photo de quatrième, l’homme semblait avoir dépassé la soixantaine.
Erwan s’installa derrière le bureau face à celui de Kripo (l’adjoint et le technicien bataillaient pour obtenir leur autorisation auprès du parquet) et alluma l’ordinateur. Avant de se rendre à la soirée de Lartigues, il se voyait bien faire une virée chez ce spécialiste. En quelques clics, il trouva ses coordonnées personnelles. Sébastien Redlich vivait à Nogent-sur-Marne… sur une péniche. Peut-être rien, peut-être quelque chose. En tout cas, ce type de bateaux disposent souvent d’une autre embarcation, plus petite, qu’on appelle une « annexe ». Pourquoi pas un Zodiac ?
Erwan gagna le bureau voisin. Audrey.
— Dans ta liste des ETRACO, t’as un dénommé Sébastien Redlich ?
La fliquette, déjà sur son écran, pianota :
— Je l’ai mais on l’a pas encore appelé, on…
— Je m’en occupe.
Couloir. Un autre détail lui revenait : le marinier avait remarqué que le rôdeur était reparti en direction de Bercy, c’est-à-dire de la Marne.
Kripo venait de raccrocher, ayant visiblement obtenu gain de cause. Il ne lui restait qu’à rédiger la réquise pour Levantin.
— Pourquoi tu m’as pas parlé de ça ? demanda Erwan en désignant le livre.
L’Alsacien leva les yeux :
— Culture personnelle. J’l’ai trouvé hier à la librairie L’Harmattan mais je l’ai pas encore ouvert et…
— Le gars vit sur une péniche, à Nogent, et possède un ETRACO.
— Et alors ?
— Et alors, on y va. Tout de suite.
Ironie de l’enquête, ils reprirent exactement le même chemin que quelques heures auparavant. Les quais. L’IML. Bercy.
Ils auraient dû filer sur l’A4 mais Kripo bifurqua à nouveau vers la place de la Nation.
— Tu prends pas l’autoroute ?
— Non, le bois de Vincennes.
— Pourquoi ?
— Plus sympa.
Erwan n’insista pas. Depuis leur départ, il ruminait un autre problème, qui n’avait rien à voir avec l’affaire. Il n’avait toujours pas répondu à Sofia. Or, en deux jours, il avait recouvré sa lucidité : cette histoire était tout bonnement impossible. Fallait-il le lui dire par SMS ? Lui donner rendez-vous pour s’expliquer ? Était-il capable d’un tel renoncement ? Ou avait-il plutôt peur de la suite ?
Il se décida pour un texto mais la forme lui posait plus de problèmes encore : quel ton adopter ? Grave ? Tendre ? Humoristique ? Il opta pour la vérité toute nue, qui lui laissait encore un sursis : « Désolé pour le silence. Le boulot. Je pense à toi. » Il appuya sur la touche « envoi » et se rendit compte qu’il se tenait arc-bouté sur son siège, comme si la voiture allait entrer en collision avec un obstacle. Il se redressa et s’obligea à se détendre.
Kripo avait raison : cette traversée du bois au crépuscule avait son charme. Le soleil avait consenti une brève apparition, juste avant de disparaître pour de bon, tel un artiste après un rappel. La circulation était fluide. Les arbres semblaient se refermer sur leur voiture comme les pages d’un livre sur un secret. Erwan ouvrit sa fenêtre : des parfums verts et dorés emplirent l’habitacle. En une seconde, il était grisé. Il fut tenté de laisser son esprit dériver mais se secoua et se concentra sur le client à interroger.
Avant de partir, il avait imprimé sa page Wikipédia. Né en 1961, Sébastien Redlich avait fait ses études d’anthropologie à Paris, filant en Afrique centrale dès qu’il le pouvait. En 89, il avait soutenu une thèse consacrée aux guérisseurs du Bas-Congo puis était devenu chercheur. Dès lors, il avait multiplié les articles scientifiques, les ouvrages abscons, les conférences, avant d’obtenir, dans les années 2000, un poste de maître-assistant à Paris-VII. C’est à cette époque qu’il avait publié Magie noire au Bas-Congo, un livre de vulgarisation qui n’avait rencontré aucun succès. D’après l’article, l’homme n’avait pas remis les pieds en Afrique depuis 2003 mais il avait brûlé sa jeunesse dans la brousse, contractant à peu près toutes les maladies possibles en forêt équatoriale — de la malaria à la maladie du sommeil, en passant par les amibes. Un dur à cuire.
Nogent-sur-Marne. La ville, débordante d’arbres et de parterres fleuris, semblait s’alanguir sur les bords de la Marne.
— Prends le port de plaisance.
Ils atteignirent le fleuve alors que la nuit tombait. Pavillons enlierrés, saules pleureurs, bateaux oscillant au gré de la houle. On pénétrait ici dans le domaine réservé des guinguettes, du canotage, des pêcheurs tranquilles, avec ce côté factice de la banlieue quand elle veut renouer avec la campagne : les tonnelles sentaient le neuf, les berges avaient été renforcées par du béton, les vedettes et les barques ressemblaient aux maquettes d’un décor… La rivière, le long de la route, s’enfouissait sous les ifs et les cyprès puis disparaissait. D’après les numéros sur les panneaux, ils étaient arrivés. Les péniches étaient amarrées en contrebas.
— Gare-toi là. On va y aller à pied.
Ils descendirent le sentier qui menait à la Marne. Chaque ponton avait sa boîte aux lettres. La péniche de l’ethnologue ressemblait à un vaisseau de guerre. Entièrement peints en noir, sa coque et son pont s’absorbaient dans l’obscurité. Parvenus à la poupe du Yombé (c’était son nom), ils découvrirent l’ETRACO.
Kripo prit une photo. Un aboiement retentit. Les deux flics sursautèrent : un chien beige et rachitique, doté de grandes oreilles, grognait sur le pont.
— Messieurs ?
Plus haut, un grand type aux allures de loup de mer les tenait en joue avec un fusil à pompe. Erwan reconnut le modèle — le fameux Remington 11–87 utilisé par l’armée américaine — et l’homme de la photo.
— Sébastien Redlich ? demanda-t-il sans perdre son sang-froid. Brigade criminelle. Vous avez un port d’arme pour cet engin ?
— À votre avis ? rit l’ethnologue en baissant son arme. Je suis chez moi et je n’ai de comptes à rendre à personne. Si vous voulez monter à bord, va falloir changer de ton.
Le flic sourit en retour et montra son badge :
— Je suis le commandant Erwan Morvan. Voici mon adjoint, le lieutenant Kriesler. Nous sommes venus vous poser quelques questions.
Redlich tendit le bras au-dessus de l’eau pour attraper le badge tricolore qu’il observa avec attention. Il avait glissé son fusil dans le creux du coude et sorti une torche d’une des poches latérales de son pantalon de treillis. Il paraissait vivre à l’africaine, sans électricité ni le moindre confort.
Erwan en profita pour l’observer. Si Lartigues avait créé la surprise, Redlich était tel qu’il l’avait imaginé : crado, mal rasé, flottant dans une chemise à carreaux de trappeur ouverte sur un tee-shirt portant le logo d’une marque de bière africaine. Le point fort de son visage décharné était d’énormes favoris qui lui donnaient un air de Wolverine ayant pris la pluie.
— Morvan, fit-il l’air soucieux, comme Grégoire Morvan ?
— C’est mon père.
— Montez, fit-il en rendant la carte. J’ai du café.
Exactement les mots prononcés par Lartigues quatre heures auparavant. Erwan nota un autre détail qui les rapprochait : Redlich boitait. Il se tenait de guingois et traînait la patte comme s’il avait une jambe de bois.
Encore un candidat éliminé pour le rôle du coureur de Fos. En empruntant la coupée de la péniche, Erwan n’eut pas l’impression d’avancer mais de reculer.
— Asseyez-vous, ordonna Redlich tout en s’activant au fond de la cabine.
Ils trouvèrent des tabourets graisseux sous une table de bois sombre. Tout ici semblait avoir brûlé : murs, meubles, rideaux… Un décor absolument noir. Seuls surnageaient des objets africains alignés sur les étagères. Fétiches yombé bien sûr, mais aussi figurines ornées de coquillages, masques de cuir ou encore sagaies qui évoquaient une véritable esthétique de la mort. Partout ailleurs, des livres. Le long des parois, encastrés dans les angles, tassés sur le sol, comme s’ils colmataient des brèches.
— Je cherchais justement un lieu pour fêter Halloween, souffla Kripo.
Le pire était l’odeur : un mélange d’algues, de carton humide, d’excréments animaux.
— Du sucre avec le café ? demanda l’ethnologue.
— Sans pisse de chat pour moi, fit Kripo à voix basse.
— Ta gueule. (Erwan se tourna vers Redlich.) Ça ira pour nous, merci.
L’ethnologue revint avec une cafetière italienne et des mugs ébréchés qu’il posa sur la table. La pénombre, sa claudication, l’eau noire à travers les hublots : l’atmosphère tirait franchement vers L’Amiral Benbow, l’auberge de L’Île au trésor.
— Vous venez pour les meurtres dont parlent les journaux ?
Il servit le café. Une odeur de terre brûlée s’ajouta aux accords déjà dissonants du lieu.
— Qu’en pensez-vous ? demanda Erwan en notant la vivacité d’esprit de leur hôte.
— L’assassin a l’air d’imiter l’Homme-Clou mais visiblement, les journalistes ne connaissent pas ce fait divers.
— Selon nos renseignements, votre livre, Magie noire dans le Bas-Congo, est le seul qui évoque cette vieille histoire.
— Ça fait de moi un suspect ?
Pas la moindre trace d’inquiétude dans la voix. Plutôt l’agressivité typique des vieux râleurs anti-flics, anti-ordre, anti-tout.
— Un déséquilibré aurait pu vous lire et s’en inspirer.
— Dans ce cas, rit-il, ça vous fait peu de suspects. J’ai dû en vendre trois cents en dix ans.
— Parmi ces lecteurs, y en a-t-il qui vous ont contacté ?
— Non.
Toujours debout, il fouilla dans sa poche de poitrine et en tira une gitane maïs. Erwan pensait que ces clopes n’étaient plus en vente depuis longtemps.
— Jamais personne n’est venu vous interroger sur Thierry Pharabot ?
— Aucun souvenir de ça, fit l’autre en allumant sa cigarette.
— Pour votre chapitre consacré à l’Homme-Clou, qui avez-vous interviewé ?
— Dans les années 90, j’suis passé au Katanga. J’y ai rencontré des gars qu’avaient vécu l’histoire et même connu Pharabot. J’ai recueilli leurs témoignages.
— Vous avez gardé le contact avec certains d’entre eux ?
— Surtout des missionnaires, qui sont rentrés en Belgique.
Redlich contourna la table et marcha jusqu’à une commode. Il avait une manière particulière de boiter qui exprimait une sorte de rancœur traînarde. Il ouvrit un tiroir, farfouilla parmi des papiers, revint avec plusieurs cartes de visite et des noms inscrits au stylo sur des feuilles de carnet.
— Ces gens-là vivent aujourd’hui en région flamande.
Erwan passa les cartes à Kripo, qui les photographia.
— Et mon père, vous l’avez contacté ?
— Bien sûr, mais il a refusé de répondre.
— Pourquoi à votre avis ?
— Vous avez qu’à lui demander.
Redlich s’assit enfin au bout de la table, en glissant avec difficulté sa jambe raide. Plus que jamais Long John Silver.
— Et Pharabot lui-même, vous l’avez rencontré ?
— À la fin des années 80. Il était interné dans un asile psychiatrique près de Courtrai, en Flandre-Occidentale.
— On vous a laissé l’interroger ?
— Aucun problème. Il était très calme mais incohérent. De toute façon, il a refusé d’évoquer les assassinats ou son arrestation. Il m’a plutôt parlé de sa jeunesse.
— Je n’ai rien lu là-dessus dans votre livre.
— Mon livre porte sur la sorcellerie yombé, c’est pas la biographie d’un assassin.
Erwan ne résista pas à sa curiosité :
— Durant ses premières années, s’est-il passé des événements, des traumatismes qui pouvaient expliquer sa folie meurtrière ?
— Plutôt, ouais. Pharabot est né dans une famille de colons belges ruinés, dans la haute vallée de la Lukaya. Le père buvait, la mère sautait tout ce qui bougeait, Noirs compris. Très tôt, il a été livré à lui-même et a vécu parmi les ouvriers agricoles de la région, des Yombé pour la plupart. À douze ans, il a subi une initiation khimba qui a duré plusieurs mois.
— En quoi ça consiste ?
— C’est dans mon livre. Il faut lire le chapitre de…
— On est là : faites-nous un résumé.
Redlich se racla la gorge — une brosse métallique sur une grille rouillée.
— La première étape est la circoncision à vif. La douleur fait partie de l’épreuve. Après, on fait boire au gamin un poison qui l’endort. Il meurt symboliquement. Quand il se réveille, on lui rase la tête et on l’enduit d’argile blanche. Alors seulement, l’enseignement commence. On lui apprend à parler aux esprits, à chasser, à encaisser. Khimba, ça veut dire « persévérer », « faire face »… L’enfant est fouetté, plongé dans un trou rempli de serpents, abandonné des nuits entières en forêt…
Erwan pouvait imaginer les effets d’une telle initiation sur un gamin occidental seul et sans repères.
— À l’époque, sa disparition n’a pas été signalée ?
— Je sais pas. Mais je vous le répète : ses parents étaient à la dérive et le petit avait l’habitude de vivre avec les Noirs sur les chantiers et les plantations.
— Selon vous, ce sont ces épreuves qui l’ont rendu fou ?
— Non, mais ça a pas arrangé les choses. Plus tard, il a été repris en main par des jésuites, au Katanga.
— À Lontano ?
— D’abord à Lubumbashi. Il a passé son bac puis a été envoyé à Lontano, où il a poursuivi ses études d’ingénieur. C’est à ce moment qu’il est apparu aux yeux de tous comme un nganga.
— Vous voulez dire : les autres Blancs ?
— Certainement pas. Même à la fac, Pharabot recherchait la compagnie des Noirs, ce qui à l’époque était plutôt original. Il passait pour un guérisseur très efficace. D’abord parce qu’il venait du Congo central — c’est comme ça qu’on appelait le Bas-Congo autrefois. Ensuite parce qu’il était blanc. Il était réputé pour s’être rallié les esprits les plus terribles : Mbola Mvungu, le bossu qui punit les voleurs avec la lèpre, Nzazi, le chiot tremblant qui descend du ciel comme un éclair et qui peut tuer les hommes en pissant dessus…
Erwan et Kripo se regardèrent : ces informations paraissaient loin de leur dossier.
— Faut bien comprendre un truc, continua Redlich qui s’échauffait, le nganga est le maître des secrets, l’ennemi des sorciers et des injustices. C’est un flic de l’au-delà, un garant de l’ordre. Des familles « mangées » venaient le voir, des malades le consultaient, des chefs de tribu imploraient son aide… Pharabot ne craignait pas le deuxième monde : c’était son terrain d’action.
— S’il était si célèbre, on a dû le soupçonner des meurtres, non ?
— Chez les Noirs, c’est sûr. Mais pas question d’en parler aux Belges. Faire couler le sang des Blancs pour appeler les esprits, c’était un geste très fort.
Erwan remarqua que la péniche oscillait. Un mouvement de balancier léger, mais suffisant pour vous déstabiliser l’oreille interne. Les odeurs aidant, il commençait à avoir la gerbe.
— À votre avis, quel a été le déclic du premier meurtre ?
— Aucune idée. Son statut de nganga lui valait des jalousies, des rivalités. Il a dû se persuader que des sorciers l’attaquaient, que des démons lui dévoraient l’esprit. Il lui fallait fabriquer des minkondi très puissants. (Redlich, l’œil fixe, observait le fond de son mug. Avec ses favoris et ses cheveux en broussaille, il avait vraiment la gueule de l’emploi.) À la fin, Pharabot s’enfonçait des aiguilles dans sa propre chair. Il était lui-même devenu un nkondi ! Café ?
Erwan refusa — il était au bord de vomir. Kripo, dans l’ombre, ne répondit pas. Soit il s’était endormi, soit il prenait discrètement des notes.
— À votre avis, reprit le commandant, comment le tueur actuel a-t-il pu entendre parler de l’Homme-Clou ?
— Y a mon livre. Y a le Katanga. Là-bas, l’affaire est célèbre.
— Quand vous avez lu la presse, vous avez été surpris ?
— Oui et non. L’histoire de Pharabot est peu connue mais elle a de quoi fasciner. Ce jeune gars, timide et rêveur, qui était en réalité un sorcier surpuissant. Un vrai superhéros.
— Plutôt un superméchant.
— Vous voyez ce que je veux dire.
Il se sentait de plus en plus mal : les odeurs de pisse, de bois mouillé, de gasoil et la brûlure du café dans sa gorge…
— Anne Simoni : vous aviez déjà entendu ce nom ?
— Jamais. J’l’ai lu dans le journal, comme tout le monde.
— Ludovic Pernaud ?
— Idem.
— Wissa Sawiris ?
— Vous en avez combien comme ça ?
Erwan posait ces questions pour la forme. Ni l’expertise de Redlich en matière de magie yombé ni la possession d’un Zodiac ne faisait de lui un suspect. Quant à sa patte folle, c’était une sorte d’alibi définitif.
— Je peux ouvrir la fenêtre ? demanda-t-il en se levant.
— Non. On est en dessous du niveau de l’eau. Venez dehors.
Erwan retrouva l’air frais avec soulagement. Kripo suivit, tenant discrètement son téléphone. Il ne prenait pas de notes : il enregistrait le témoignage à la manière d’un reporter.
— L’ETRACO amarré à l’arrière, vous l’avez depuis longtemps ?
L’ethnologue rit sans se gêner et balança sa gitane éteinte par-dessus bord.
— C’est donc ça : vous me soupçonnez.
— Pourquoi faites-vous le lien entre votre Zodiac et les meurtres ?
— Tous les articles ont mentionné le bateau du tueur. Un modèle Hurricane.
Erwan n’avait pas souvenir d’avoir livré l’info aux journalistes mais le 36 était le meilleur amplificateur de rumeurs qu’on puisse imaginer.
— Vous l’utilisez souvent ?
— Jamais. Il est mort. Si vous réussissez à le démarrer, j’vous paye un coup.
— Où étiez-vous le week-end du 8 septembre ?
— Ici, sur ma péniche. J’ai des voisins : vous pouvez leur demander. Y a eu un meurtre à cette date-là ?
— Et le mardi 11 septembre, à 18 heures ?
— Je donnais mon cours à Paris-Diderot. Trois cents témoins. (Il rit dans la nuit.) Ça, c’est un alibi !
À l’écart, Kripo faisait maintenant ami-ami avec l’horrible chien à tête de fennec.
— Dans la nuit du 12 au 13 ?
— Je dormais ici. Seul, malheureusement…
— Et hier soir ?
— Même régime.
Erwan regarda sa montre : 20 heures passées. Encore une visite pour rien. Il respira une grande goulée d’air humide, chargé des parfums des arbres sur la berge.
— Vous connaissez Ivo Lartigues ? demanda-t-il pour conclure.
— Bien sûr. Un des rares à avoir vraiment lu mon bouquin. Il s’intéresse à la magie yombé et à l’Homme-Clou. Il est venu me voir plusieurs fois à la fac. C’est devenu un ami.
— Comment le caractériseriez-vous ?
— Spécial. Dans sa tête d’artiste, ces sacrifices de bonnes femmes, ces sculptures taillées dans de la chair humaine ont beaucoup plus de valeur que ses propres trucs rouillés.
Erwan était d’accord.
Il appela Kripo et attrapa le garde-fou pour retourner vers la coupée :
— Je vous remercie, monsieur Redlich.
— Vous avez oublié de me poser une question.
— Laquelle ?
L’autre frappa le pont avec son talon :
— L’histoire de ma jambe !
— Ça a un lien avec l’Homme-Clou ?
— Aucun. J’ai eu un accident d’avion dans les années 90 du côté du Muanda, à l’embouchure du Congo. Infection galopante. C’est un nganga qui m’a soigné. (Il donna un nouveau coup de talon, avec une sorte de joie lugubre.) Comme quoi, la magie yombé est perfectible !
Retour usine.
Quelques coups de fil en route. Tonfa prenait racine à l’IML. Favini courait après un fantôme — Pernaud. Audrey après un léopard — la Guerra na Selva — et un suicidé — Jean-Patrick Marot.
Levantin n’avait pas avancé non plus. Il attendait toujours les codes pour ouvrir le fichier des désincriminés permettant d’identifier le parent de la victime à venir, ou sans doute déjà exécutée. Quant aux prélèvements de sang sur les corps, aucun résultat. Il en était à sa quarantième analyse. Erwan lui avait ordonné de continuer : il était certain qu’un autre groupe sanguin allait sortir — celui de l’assassin.
Pour ne rien arranger, aucune nouvelle de Sofia.
— Ça te dérange pas si je te dépose ? demanda Kripo. Je veux repasser chez moi.
— Pas de problème.
Il aurait dû en faire autant : il puait la sueur et l’urine de chat. Mais l’idée de se retrouver seul entre ses quatre murs, à attendre le coup de fil de l’Italienne, l’effrayait. Il préférait macérer dans son jus au 36. Il franchit le portail, bifurqua vers l’escalier A, grimpa les marches dans l’obscurité.
— Y a quelqu’un pour toi, fit Audrey en le croisant au quatrième étage.
— Qui ça ?
— La grande bourgeoise qu’attend le flic viril. Un classique. J’l’ai foutue en salle de réunion.
Il n’avait jamais réussi à imposer le sens de la hiérarchie à Audrey. Il laissait courir : ses mauvaises manières étaient à la hauteur de ses résultats.
Il entra dans la salle, déserte à cette heure. Assise dans un coin, Sofia fumait, au mépris de toutes les règles. Tremblante, au bord des larmes, elle avait l’air sanglée sur une chaise électrique.
Erwan s’approcha. Son cœur produisait le cognement sourd d’un sac de boxe.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Ferme la porte, ordonna-t-elle en écrasant sa clope par terre.
Erwan s’exécuta. Elle sortit de son Balenciaga une enveloppe kraft, format A4. Préambule habituel d’une catastrophe.
— Mon avocate a engagé une agence d’intelligence économique.
— C’est quoi ?
— Un détective privé. Spécialisé dans les affaires de fric. Il a découvert que ton père détient 16 % du capital de Coltano.
— C’est pas un scoop.
— Une société luxembourgeoise en possède 18 %.
— Quel nom, la boîte ?
— Heemecht.
Nouvelle connexion : l’entreprise qui transportait les clous d’Afrique appartenait aussi aux actionnaires de Coltano.
Sofia alluma une nouvelle cigarette, faisant claquer ses lèvres sur le filtre. Il ne l’avait jamais vue aussi tendue.
— Ce sont des chiffres publics, non ? demanda-t-il pour calmer le jeu.
— Ce qui n’est pas public, c’est la personnalité qui est derrière Heemecht.
— Qui ?
— Mon père.
Erwan avait beau s’accrocher à son rôle de flic impassible, il perdait pied :
— Comment ça ?
— Depuis la fondation du groupe, mon père possède 18 % de Coltano. Et avant cela, il était aussi actionnaire de la boîte de ton père qui raffinait le manganèse.
— Tu veux dire que nos vieux sont rivaux au sein des mêmes sociétés ?
— Non. Je veux dire qu’ils sont associés en Afrique depuis toujours. Ils se sont partagé les parts que les Africains leur ont laissées au sein des compagnies d’exploitation minière et au passage, ils se sont foutus de notre gueule.
Erwan secoua la tête : ça ne tenait pas debout.
— Tu ne connais pas l’histoire, répliqua-t-il. Mon père avait des relations privilégiées avec Mobutu, le président de l’époque, grâce à une enquête criminelle qu’il avait résolue. Le Zaïre, ça fait loin de Florence et…
— Mon père a toujours eu des affaires là-bas. Il prétendait qu’il travaillait dans les anciennes colonies italiennes, comme l’Éthiopie, mais il mentait : son fief était le Congo.
— Ils nous auraient joué la comédie ? Pourquoi ?
— Pour nous manipuler, Loïc et moi. Pour provoquer notre rencontre et nous marier.
Ce n’était plus de la parano : Sofia était en roue libre.
— Dans quel intérêt ?
— Réunir leurs parts en Afrique à leur mort.
Cigarette au bec, elle ouvrit l’enveloppe kraft et lui tendit une liasse de feuillets imprimés. La colère la rajeunissait et renforçait sa beauté.
— Tout est là. Selon l’enquêteur, ni ton père ni le mien n’ont jamais pu acquérir plus d’actions au sein de Coltano. C’est un contrat tacite avec les généraux africains. Pas question qu’ils aient l’un ou l’autre plus de 33 %.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est la minorité de blocage et qu’ils deviendraient, de ce fait, les véritables patrons. Quand on peut dire non, on décide de tout par défaut.
— Je comprends toujours pas leur intérêt dans votre union.
— On s’est mariés sous le régime de la communauté réduite aux acquêts. Quand les vieux mourront, leurs parts tomberont dans la corbeille et on deviendra, Loïc et moi, propriétaires de plus de 33 % de Coltano. On aura donc, en cogestion, la minorité de blocage. Les Congolais ne pourront rien faire contre ça : Coltano est une boîte française.
— Puisqu’ils seront morts, rétorqua Erwan, de plus en plus troublé, où sera la victoire ?
— Ils auront uni leurs royaumes en mariant leurs enfants. À travers nous, ils prendront enfin le pouvoir.
— Vous ne serez pas les seuls à hériter des actions de Coltano. Y a tes sœurs. Y a moi, y a Gaëlle.
Avec une sorte de rage triomphale, elle sortit un autre document de l’enveloppe :
— Un extrait du testament de ton père. Je te l’ai déjà dit : il lègue toutes ses parts de Coltano à Loïc.
Par réflexe, il détourna le regard comme s’il s’agissait d’un tabou, d’un texte sacré dont la lecture lui était interdite. Il y avait quelque chose d’obscène à pouvoir lire les projets de son père au-delà de sa mort. En même temps, il se dit que le détective de Sofia assurait : dégoter un document pareil revenait à posséder les codes de l’arsenal nucléaire français.
— Je me suis aussi procuré celui de mon père. Même topo. Crois-moi : le coup était bien préparé.
Erwan se résigna à lire. C’était la preuve, noir sur blanc, de la machination. Il comprenait maintenant la rage inexplicable de Morvan à l’égard du divorce de Loïc. Cette séparation ruinait ses plans.
— À l’époque, rien ne garantissait que vous alliez vous marier, argumenta-t-il encore, pour la forme.
— Tu parles. Il suffisait de nous faire nous rencontrer. Loïc était un demi-dieu et je n’étais pas mal non plus.
Prends ça dans la gueule.
— Vous auriez pu faire un contrat de mariage.
— Mon père, comme le tien, exigeait un contrat de séparation de biens. On s’est empressés de faire le contraire. Le problème des jeunes et de leur rébellion, c’est qu’il n’y a rien de plus prévisible.
Erwan lui rendit le document sans un mot.
— C’est une OPA par le sang, conclut Sofia. En voulant tout me donner, il m’a tout pris…
Sa coiffure, d’ordinaire si lisse, était désordonnée. Elle transpirait abondamment et, pour une fois, les pores de sa peau étaient dilatés.
— J’allais oublier : le meilleur pour la fin !
Erwan baissa les yeux sur la photo qu’elle lui tendait. Un homme d’une quarantaine d’années y souriait, visage de fauve, crinière de pierre ponce : son père, tel qu’il l’avait connu dans son enfance. Sur ses genoux se tenait une petite fille à l’air sage qui semblait incarner, à elle seule, tout un pan de l’histoire de l’aristocratie italienne. Pourtant, avec ses longs cheveux noirs et ses yeux légèrement bridés, elle aurait presque pu passer pour une Eurasienne ou une Amérindienne : Sofia.
— Où t’as trouvé ça ?
— Dans ma propre boîte à photos. Ce cliché a dû atterrir là par hasard. Je possédais chez moi la preuve de leurs mensonges ! Ton père m’a vue naître !
Finalement, Erwan n’était ni choqué ni surpris. À la différence de Sofia, il connaissait depuis longtemps l’animal qui l’avait engendré.
— T’en as parlé à Loïc ?
— Pas encore. De toute façon, depuis le… enfin, depuis la connerie de ta sœur, il est à l’ouest. Il répète des mantras, il médite, et il doit se cocker à mort.
— Que comptes-tu faire ?
— Ce qui était prévu : divorcer. Plus que jamais !
Sans réfléchir, il lui prit la main, qu’elle lui abandonna. Pas vraiment le moment pour la jouer romantique et d’ailleurs, ses doigts étaient glacés.
— Ta sœur a raison, murmura-t-elle. Il faut les abattre. Il faut les détruire.
— Méfie-toi de mon père…
— Tu me prends pour qui ? Une petite conne qui sort d’une pension de jeunes filles ?
Il faillit répondre oui mais elle ajouta :
— J’ai grandi auprès du Condottiere, qui n’a rien à envier à ton vieux.
Erwan n’écoutait plus. Il songeait à la nuit précédente. Non : il la vivait à nouveau. C’était une force obscure et chaude qui coulait en lui, disséminant des particules de bonheur tellement acérés qu’elles en étaient presque douloureuses… Les mots, les pensées lui manquaient pour exprimer, ou même concevoir, ce qu’il avait ressenti entre les bras — les jambes — de Sofia. C’était un flux, un don merveilleux dont il ne cessait de mesurer la profondeur. Il n’aurait jamais osé l’avouer mais il s’étonnait toujours — en vérité, il en demeurait stupéfait — qu’une femme l’accepte à l’intérieur d’elle-même. C’était comme d’entrer dans un temple, un lieu sacré interdit aux mortels.
On frappa à la porte.
Le temps qu’il réponde, le visiteur était là, vêtu à la mode du XVIIIe siècle, visage poudré, longs cheveux gris noués en queue-de-cheval, redingote de velours pourpre, manches à dentelles, hauts-de-chausses, bas blancs et chaussures à boucle.
Erwan mit quelques secondes à reconnaître Kripo qui se tenait cambré, une main appuyée sur une canne, l’autre sur la hanche.
— Qu’est-ce que tu fous ?
— C’est pour notre soirée…
— Quoi, notre soirée ?
— Je suis en marquis de Sade. Le retour aux sources, camarade !
Il aurait dû se préoccuper du sort de Coltano, s’angoisser des soupçons qui pesaient autour de Pernaud ou s’interroger, encore et toujours, sur l’identité de ce revenant surgi du passé, capable de buter ses propres tueurs.
Rien à foutre.
Il planait, allongé sur son lit, comme s’il avait fumé un joint, ou doublé la dose de ses médocs. Gaëlle était vivante : cela seul comptait. Le reste, c’était le tout-venant. La merde habituelle, aucun intérêt.
On était samedi soir, 21 h 30, et il percevait la radio en fond sonore, les yeux au plafond. Son ivresse était vaste, profonde et légère à la fois. Il lui semblait osciller sur son lit et il se revoyait, écoutant son petit transistor, quarante plus tôt, à bord d’un chaland sur le fleuve Lualaba, alors qu’il épiait Thierry Pharabot.
Dans les grandes lignes, rien n’avait vraiment changé. Le roulis des eaux l’habitait toujours. L’excitation de sa première enquête aussi. Et le goût de l’Afrique bien sûr… Quand on a connu cette terre rouge, ces paysages qui vous fracassent le cœur et vous brûlent la rétine, ces hommes et ces femmes hilares, brutaux et naïfs, qui peuvent déployer des trésors de finesse, de sensibilité artistique, de superstitions hallucinantes, on ne s’en remet jamais vraiment. L’Afrique, c’est comme ce paludisme chronique dont on se croit guéri parce que les parasites ont apparemment disparu mais qui reste enfoui, au fond du foie, ne demandant qu’à ressurgir.
On frappa à la porte.
Il se redressa en un mouvement, la main sur le calibre planqué dans son meuble de chevet. Il se ravisa. Ce signal signifiait trois choses : le visiteur connaissait le code d’en bas, il possédait un passe pour franchir la deuxième porte, celle de l’interphone, et il savait qu’un samedi soir, il fallait monter par l’escalier de service et frapper ici pour le trouver.
Erwan.
Il alla ouvrir.
— T’as cinq minutes ? demanda son fils d’un air mauvais.
Morvan ouvrit les bras pour désigner sa tenue : veste et pantalon de survêtement, chaussons doublés de fourrure. Il le fit entrer et lui proposa quelque chose à boire. Erwan refusa d’un brutal signe de tête. Morvan fut attendri par ce geste : à plus de quarante ans, c’était toujours la même tête de mule, ce même non buté que traduisait cette manière particulière d’avancer, toujours le pied sur le frein.
Il éteignit la radio et essaya la connivence :
— Ça fait longtemps qu’on a pas passé un samedi soir ensemble. Tu te souviens de nos soirées télé ? De…
— Je suis venu t’apporter un souvenir.
Erwan posa une photo sur le lit. Morvan l’attrapa et sa vision se troubla aussitôt. Libreville, 1978. Montefiori l’avait invité à passer quelques jours dans sa villa — il signait un prodigieux contrat avec Omar Bongo concernant les rails d’une nouvelle voie ferrée.
Ce qui lui crevait le cœur sur cette image, ce n’était pas Sofia — petite fille capricieuse qu’il n’avait jamais supportée — ni leur jeunesse perdue, à lui et au ferrailleur, c’était ce rêve de rédemption qui planait sur le cliché. À l’époque, les deux négriers pensaient qu’ils seraient sauvés par leurs propres enfants dont le destin rachèterait leurs péchés — ou du moins les excuserait. Il n’en fut rien : ils avaient continué leurs saloperies et leurs gamins avaient grandi dans la richesse et la méfiance, pressentant les crimes qui les nourrissaient. L’innocence leur avait échappé à tous, à la manière d’un nuage éthéré qui finit par se condenser en larmes.
— Qui t’a donné ça ?
— Sofia. Elle a mené son enquête et a découvert de drôles de choses.
— Tu connais ma réponse, me la fais pas répéter à chaque fois. Tout ce que j’ai fait…
— C’était pour notre bien, j’ai compris. Mais je m’en fous. Vos mensonges, vos combines, ça vous regarde.
— Loïc est au courant ?
— Pas encore.
— Sofia a parlé à son père ?
— Je ne sais pas. Elle veut vous faire la peau.
— Et toi ?
— Simplement éclaircir quelques trucs.
Le Vieux ne parvenait pas à décoller les yeux de la photo. À cette époque, Gaëlle n’était pas encore née et lorsqu’il voyait la môme Montefiori, il priait secrètement pour avoir un jour une fille aussi jolie qu’elle. Le miracle était survenu mais cela avait été un cadeau du diable.
— Sofia pense que son mariage était un prétexte pour fusionner vos parts de Coltano.
— C’est vrai.
— Et que vous avez arrangé leur rencontre.
— Vrai aussi. Ça te choque ?
— Non. Mais il y a une chose qui m’échappe. Si j’ai bien compris, tu veux exploiter de nouvelles mines dans le dos de Coltano.
— Exact.
— Pourquoi cherches-tu à spolier un empire que tu comptes offrir à tes enfants ?
— Parce qu’il y a le court terme et le long terme. Aujourd’hui, la meilleure idée, c’est de rafler la mise, le plus rapidement possible. Après, on verra où ça nous mène et ce qu’il restera de l’« empire », comme tu dis, après la guerre et notre mort…
— Comment tu peux miser sur Loïc et Sofia pour diriger une telle boîte ? Ils y connaissent rien.
— Ils seront toujours meilleurs que les Négros.
— Un jour, il faudra que tu me dises si tu aimes l’Afrique ou si tu la détestes.
— La réponse est dans la question : mon cœur balance toujours. C’est tout ?
Son fils lui paraissait anormalement sûr de lui : il lui cachait quelque chose. Sur l’enquête ? Loïc ? Sofia ? Morvan conserva le silence. Sa méthode préférée : rester tapi dans l’ombre et surveiller sa proie.
— Je suis aussi venu te parler de Jean-Philippe Marot.
Il savait que le meurtre de Pernaud provoquerait une réaction en chaîne. Et le tueur le savait aussi.
— Le journaliste qui s’est suicidé ?
— J’ai eu peur que tu fasses semblant de ne pas être au courant.
— Je suis au courant de tout. Pourquoi tu me parles de lui ?
— Ludovic Pernaud a été repéré autour de son domicile quelques jours avant sa mort.
— Et alors ?
— Pernaud était une barbouze. Un mec qui a dû « suicider » pas mal de gars dans sa vie, le plus souvent sur tes ordres.
— Fais attention, un flic ne peut pas porter de telles accusations sans preuve.
— Marot : c’est toi ou non ?
— Pourquoi j’aurais ordonné son exécution ?
— C’était un fouineur de première. Il préparait peut-être un truc qu’il fallait étouffer.
Morvan se posta devant la fenêtre, dos à son fils. Il aimait se tenir ainsi, les mains dans les poches : le capitaine sur le pont du navire. Face à lui, l’avenue de Messine offrait son habituelle rectitude, hautaine et distanciée.
— Tu te trompes d’époque, fiston. On ne bute plus les gens comme ça. On vit à l’heure du consensus mou et du politiquement correct. Personne ne croit plus en rien sauf aux causes qui coûtent pas un rond : l’écologie, l’altermondialisme… C’est loin, c’est vague et pendant ce temps-là, on fait les soldes chez Colette.
— Arrête de tourner autour du pot. Réponds-moi.
Il soupira et se dirigea vers une table où étaient posées bouilloire et tasses en grès. La théière en fonte était déjà chaude. Il la saisit et y versa l’eau bouillante.
— T’es sûr que tu veux pas une infusion ayurvédique ? C’est celle que Loïc nous a rapportée du Tibet.
Erwan ne prit même pas la peine de répondre. Morvan se servit une tasse, humant le parfum épicé. Il buvait cette mixture chaque soir avant de se coucher.
— T’es saisi de l’enquête ? demanda-t-il.
— Y a pas d’enquête et tu le sais.
— Marot était un fouille-merde de la pire espèce, finit-il par admettre. La plupart de ses analyses étaient fausses et les scandales qu’il a levés des pétards mouillés.
— Tu l’as fait tuer, oui ou non ?
— Tu peux pas me mettre tous les morts sur le dos.
— Si Marot avait creusé dans une direction gênante, c’est toi qu’on aurait appelé.
— Il existe un jeu de dupes entre les journalistes et le pouvoir. On les laisse révéler de pseudo-scandales. En échange de quoi ils ne touchent pas aux vrais sujets qui fâchent.
— Sur quoi travaillait Marot ?
— Qui s’en soucie ? C’est déjà de l’histoire ancienne.
— Je ne peux pas croire que tu aies fait buter ce mec sans le moindre état d’âme.
Morvan vint s’asseoir dans un fauteuil, près du canapé où se tenait son fils :
— Tu sais ce que disait Lê Duc Tho, le général vietnamien ? « Il meurt un homme sur terre chaque seconde : il est bon, de temps en temps, qu’une de ces morts serve une cause. »
— Lê Duc Tho était un fanatique.
— Lauréat du prix Nobel de la paix, tout de même.
— Il l’a refusé !
Morvan leva sa tasse :
— Bien joué, mon fils.
— Quelle cause pourrait servir la mort de Marot ?
— La seule qui vaille : l’ordre du pays. L’unique question que tu devrais te poser, c’est : comment et pourquoi le nouvel Homme-Clou sait-il tout ça ?
— Je suis encore assez grand pour mener deux enquêtes à la fois. Si je trouve quoi que ce soit qui démontre ta culpabilité sur ce coup, tu tomberas. Tu payeras pour tes crimes, j’en fais le serment.
— Je paye chaque jour, crois-moi, à ma façon. L’Homme-Clou, où t’en es ?
— J’ai aucune raison de parler à un témoin. Je devrais dire : un suspect. À chaque nouveau pas dans cette affaire, ton implication devient plus flagrante.
Le fiston commençait à appuyer douloureusement sur la plaie. Son soulagement à propos de sa fille s’évaporait comme la fumée du thé.
— Alors, va bosser au lieu de m’emmerder ! fit-il avec irritation.
— C’est toi qui m’as dit de me concentrer sur les faits matériels, l’origine des clous et autres.
— Et alors ?
— Ces clous sont importés par une boîte luxembourgeoise : Heemecht. Tu connais ?
Morvan ignorait que Heemecht convoyait cette vieille ferraille. Le tueur cherchait-il à impliquer aussi le Rital ? Une certitude : son mobile se trouvait en Afrique centrale.
— Tu connais ma réponse. Ces clous, qui les achète ?
— Lartigues.
Il y avait donc encore des faits majeurs qui lui échappaient… Une leçon d’humilité pour l’homme omnipotent qu’il croyait être.
— Montefiori, reprit son fils, il était à Lontano ?
— Oui.
— Comme di Greco ?
— Où tu veux en venir ?
— Qu’avez-vous donc fait en Afrique pour susciter tant de haine ?
Morvan but une gorgée brûlante et répondit d’un ton vague :
— C’est si loin…
Erwan se dirigea vers la porte sans un mot.
— Méfie-toi, Erwan. Trop de pistes ne donnent pas une route mais un labyrinthe.
— C’est la phrase du jour ?
Il disparut dans l’escalier, laissant son père assis dans son fauteuil.
Péniblement, Morvan se leva et tourna le verrou. Le tiroir de sa table de chevet était encore ouvert. Avant de le fermer, il saisit son arme — un Beretta 92FS en inox, qui tirait quinze balles 9 mm Parabellum plus une dans la chambre.
— Si vis pacem, para bellum…, murmura-t-il.
« Si tu veux la paix, prépare la guerre. » C’était de cette devise latine qu’était né le nom du calibre. Il remit le pistolet en place.
Lui, toute sa vie il avait préparé la guerre, il n’avait jamais trouvé la paix.
— La station de métro, c’est Jacques Bonsergent !
Le jeune flic rougissait en répétant sa phrase : il en avait sans doute marre des plaisanteries que cette homonymie suscitait. Gaëlle le trouvait plutôt mignon. Sous l’effet des sédatifs, elle évoluait dans un demi-rêve et la présence de ce puceau était comme une douce berceuse.
Elle avait beau être vêtue d’un ensemble-survêtement, caban sur les épaules, cela n’altérait pas son charme, elle le sentait. Elle lui avait proposé de faire quelques pas jusqu’au bout du couloir. Près des distributeurs de boissons, on pouvait entrouvrir une fenêtre basculante : Gaëlle avait envie d’une cigarette. Le bleu aussi. Ils étaient là à fumer, guettant d’un œil l’arrivée d’une infirmière et devisant tels des étudiants dans un recoin de fac.
— C’est sexy d’être enfermés tous les deux ici, non ? l’asticota-t-elle.
Il rougit encore sans répondre. Il tirait sur sa clope comme un condamné à mort.
— On t’a dit ce que j’avais fait ? insista-t-elle encore.
— On m’a parlé de…, hésita-t-il, enfin… de l’avenue du Président-Wilson.
— Le grand saut, mon Jacquot, tu peux le dire…
Elle lui parlait comme on parle aux enfants, d’une voix tendre et familière — et légèrement moqueuse. Il devait avoir dans les vingt-cinq ans mais se tenait déjà voûté, comme écrasé par son costume bon marché.
Il jeta sa cigarette à l’extérieur puis la fixa par en dessous :
— Pourquoi êtes-vous allée… si loin ?
— Des projets qui ont mal tourné.
— Mais enfin… vous…
Il n’acheva pas sa phrase, ses yeux parlaient pour lui : comment avait-elle pu en arriver là, elle qui avait tout pour être heureuse ? On prête tout aux riches, sauf le désespoir.
— Tu sais ce que je fais au moins, comme job ?
— Vous êtes dans le cinéma ?
— Ça, c’est ma couverture. En réalité, je suis une pute.
— Ah ?
Sergent vira au cramoisi. Il ne savait ni quoi dire ni même sans doute quoi penser. Gaëlle était la fille d’un des flics les plus redoutables de France et la sœur de son boss.
— Au début, continua-t-elle d’un ton visqueux, je me disais que ça m’aiderait dans ma carrière mais finalement, j’y ai pris goût. À trois mille euros la nuit, ça se comprend, non ?
Ses tarifs n’excédaient jamais mille euros mais elle s’amusait à retourner l’âme du jeune homme. Il rêvait sans doute d’épater les filles avec ses anecdotes d’enquêteur criminel. Or Gaëlle était née dans ce milieu, au plus haut niveau, et elle jouait maintenant les Antéchrist.
— Je… En effet, oui, balbutia-t-il. C’est intéressant.
— Y a pas que la thune. Y a aussi le plaisir.
— Parce que… enfin, ça peut être… agréable ?
Sergent avait du mal à rester en selle : à chaque mot, il menaçait de mordre la poussière.
— Au pire, on s’en fout, continua-t-elle avec une perversité insidieuse. Au mieux, on prend son pied. Mais c’est jamais douloureux ni dégradant. Je…
Un bruit dans le couloir. Ils tournèrent la tête en même temps, s’attendant à voir apparaître une infirmière. Mais rien ne bougeait. Le silence se dilatait dans cet étage verrouillé, provoquant une sensation d’asphyxie, d’imminente catastrophe…
— Je vais faire une ronde, dit Sergent, trop heureux d’échapper à cette conversation.
— C’est moi que tu dois surveiller, pas les autres.
— Je vais tout de même jeter un œil. Bougez pas.
Le flic avait retrouvé son autorité ; il s’éclipsa. Gaëlle remonta le caban sur ses épaules. Elle avait froid. Elle avait chaud. Elle avait un goût de médocs dans la gorge. Dans une autre vie, un tel garçon lui aurait plu : douceur, gentillesse, un être à caresser, choyer à chaque heure du jour et de la nuit…
Les sédatifs lui permettaient de rêver sans honte. Le traitement d’antidépresseurs demandait au moins dix jours pour faire effet. En attendant, c’était tranquillisants à doses de cheval.
Des années qu’elle n’avait pas mis les pieds dans un HP. Bizarrement, elle n’était jamais passée par Sainte-Anne — en France, les malades mentaux sont orientés selon leur adresse postale, pas selon leurs symptômes. Elle éprouvait une fierté perverse à se retrouver enfin ici : La Mecque des fêlés.
Que foutait Sergent ? Elle n’entendait plus ses pas qui semblaient avoir été absorbés par la pénombre. Pour patienter, elle alluma une nouvelle cigarette.
Elle n’avait toujours pas rencontré son médecin référent mais avait croisé dans la journée ses codétenus de l’étage. Une paranoïaque qui soupçonnait son psy de lui envoyer des ondes détruisant ses ovaires, un vieil homme qui vivait dans l’obsession qu’une des allées de l’hôpital porte son nom, un autre qui exigeait un scanner pour pouvoir compter les plis de son cerveau… La routine.
Soudain, les plafonniers s’éteignirent. Par réflexe, elle jeta un coup d’œil à son poignet. Pas de montre. Sans doute l’heure du couvre-feu. Ses yeux s’habituèrent à l’obscurité. Aucun bruit, aucune présence.
Mais où était Sergent ?
Elle jeta sa clope et décida de partir à sa recherche.
Erwan avait ordonné à Kripo d’aller se changer. Vexé, celui-ci l’avait rembarré et lui avait conseillé de se rendre seul à la soirée de Lartigues. Comme il voudrait : l’Alsacien trouverait bien de quoi s’occuper jusqu’à l’aube, fadettes ou autres (Erwan l’avait chargé de se procurer le dossier médical de Redlich). Maintenant, en faisant la queue le long de la voie ferrée, villa du Bel-Air, il mesurait à quel point il avait sauvé son adjoint du ridicule : le dress-code de la soirée n’avait rien à voir avec ses bouffonneries de marquis.
Un homme nu était peint en noir jusqu’au visage, parachevé par un loup à la Zorro. Un autre portait une cape en latex et un énorme collier de chien clouté. Une créature, ni homme ni femme, montée sur des chaussures à plateforme, arborait un tutu rose sur un body pourpre. La parade continuait ainsi, se perdant sous les platanes de la petite ceinture. Toute cette faune semblait attendre un train pour un au-delà terrifiant.
Le plus impressionnant était le silence. Ces êtres de la nuit n’échangeaient pas un mot, pas un rire. Ils suivaient sans doute des consignes : pas question de déranger les voisins.
Son tour était arrivé.
— On t’a mal renseigné : tu peux pas rentrer dans cette tenue.
Muselière et coque grillagée sur l’œil gauche, le physionomiste était un obèse chauve et épilé, vêtu d’un simple corset renforcé au titane ou au carbone. Dans ce poitrail qui tenait à la fois de l’armure et du bustier Repetto, on avait inséré des tubes de perfusion.
— Je suis déguisé, rétorqua-t-il.
— En quoi ?
— En flic.
— Très drôle.
Erwan écarta le pan de sa veste sur son calibre, glissé dans son holster thermoformé :
— Tu veux voir mon badge ?
Hésitation. Erwan renchérit :
— Je suis un ami d’Ivo. Tu peux vérifier.
Le portier se foutait bien qu’il soit l’intime de Lartigues, flic ou yakuza. Seul son costume le préoccupait. Finalement, il estima qu’un costaud taciturne, coupé en brosse, pouvait faire l’affaire. Entrée gratuite : tout le plaisir était pour le maître des lieux.
L’atelier s’était métamorphosé. Les sculptures avaient disparu — ou étaient recouvertes de toile sombre. Elles étaient remplacées par une foule hallucinante, un peuple jailli d’un delirium tremens terminal qui se trémoussait au rythme des flashs stroboscopiques. Le battement sourd qu’on percevait dehors devenait ici une vocifération de feu et de fer, une musique indus’ jouée par des machines-outils torturées.
Le latex était une tendance en soi. Certains se contentaient d’un accessoire, d’autres en étaient entièrement revêtus, tête comprise, moulés comme pour une épilation grandeur nature. Ils se déhanchaient en toute élégance, sans sexe ni identité, se coulant dans la musique comme des organes brûlants. Il y avait aussi des militaires : des nazis, des Fidel Castro, des Khmers rouges. Symboles de génocides, de tortures, de morts en série, ils dansaient au pas de l’oie, sous les enceintes qui crachaient des stridences et des basses à vous faire trembler la moelle au fond des os.
Erwan repéra aussi les adeptes du fétichisme médical dont Anne Simoni faisait partie. Les infirmières, peu nombreuses (trop vulgaires), cédaient la place aux handicapés sanglés de ferraille, aux Monsieur Bétadine, nus et vernis à l’ocre de la tête aux pieds, aux Mademoiselle Garrot ficelées comme des rosbifs avec des lanières de caoutchouc. En minorité, les SM mimaient des scènes de soumission et de domination : des messieurs sévères, costume de notaire et fume-cigarette, des dandys opiomanes du XIXe siècle, en robe de chambre, marchaient à quatre pattes, tenus en laisse et cravachés par des girls d’une revue animalière : chiennes ébouriffées, léopardes à longue queue, panthères soyeuses…
En se frayant un passage, Erwan découvrait de nouveaux styles, de nouveaux délires : momies bandées, camisoles, marins façon Querelle de Brest, religieuses de vinyle… Sans compter les seins, les langues, les visages percés, les épaules ou les cuisses scarifiées. Quant aux tatouages, le sous-texte de la soirée était inscrit sur les cous, les reins, les bras, les gorges…
Ce n’était pas du SM. Ce n’était pas une partouze. Ce n’était même pas une fête — l’alcool et la drogue étaient interdits, des panneaux le stipulaient partout, et les buffets étaient végétariens. C’était une réunion d’extraterrestres qui avait, Erwan devait l’admettre, une beauté étrange.
Dans une deuxième salle, toujours aussi peuplée, des crocs de boucher pendaient au plafond. À ces crocs étaient suspendus des corps. Des êtres humains bien vivants, à l’horizontale, planant en toute quiétude au-dessus du chaos général, les chairs distendues par les hameçons géants. Sur la piste, ça dansait, ça hurlait, ça se cognait dans un pogo endiablé. Les larsens de guitare se mêlaient aux sifflements des perceuses et aux martèlements des basses. Des cracheurs de feu se taillaient la part du lion en provoquant une ola à chaque geyser.
Erwan trouva un couloir obscur, éclairé seulement par des écrans vidéo exhibant des horreurs. Une jeune femme se faisait arracher les dents à la tenaille. Un adolescent aux allures d’éphèbe était écorché vif. Des opérations chirurgicales se déroulaient sous une lumière crue. Impossible de dire si ces atrocités étaient simulées ou réelles.
Nouvelle salle. Changement d’atmosphère. Plus de musique ni de flashs : la pièce avait été aménagée selon les préceptes de l’architecture japonaise — du bois, seulement du bois, sans clou ni ciment. Erwan devina que Lartigues avait ouvert ses appartements privés à ses invités.
Il fendit les rangs pour découvrir le spectacle : une Japonaise, nue et dodue, ligotée la tête en bas, se tordait en gémissant, évoquant une chenille prisonnière d’un cocon de soie ; un maître achevait de la ficeler avec d’infinies précautions. Quand Erwan sentit une érection venir, il déguerpit. Il commençait à être hypnotisé par cette soirée hors norme. Transpirant, excité, il était comme une arme chargée entre les mains d’un enfant. Un accident pouvait vite survenir.
Du point de vue de l’enquête, il perdait son temps ici. Qu’espérait-il ? Trouver le nouvel Homme-Clou parmi ces tarés ?
Pièce suivante. Retour de la marée sonore. Funk des années 70. Svastikas lumineux sur les murs. Dans un coin sombre, il repéra un attroupement. Une femme immense — elle devait mesurer près de deux mètres — était suspendue par les bras, les jambes largement écartées par des sangles de retenue. Son corps, hissé à un mètre du sol, surplombait l’assistance. Elle était entièrement vêtue de latex noir à l’exception de l’entrejambe, nu et épilé. Les lèvres de sa vulve béaient comme les pétales d’une orchidée. Erwan, gagné par la folie générale, pensait tout à la fois aux lignes d’un coquillage et à la double hélice de l’ADN… Face à ses cuisses ouvertes, un nain torse nu, bandé de lanières de cuir comme un gladiateur, dansait en roulant des épaules, faisait des moulinets disco avec ses bras courtauds et ne cessait de tourner la tête comme si son cou abritait un prodigieux mécanisme. Le sexe de la femme semblait prêt à l’avaler…
On lui avait déjà parlé du fist-fucking mais on était visiblement passé ce soir à un autre stade. Il détourna les yeux et jouait des coudes pour remonter la foule quand il tomba sur un gaillard en combinaison carmin, appuyé sur un déambulateur. Le diable rouge arracha sa cagoule : c’était Redlich. Il portait autour du cou un grand Christ souriant sur sa croix, comme jouissant de ses blessures.
— Qu’est-ce que vous foutez là ? demanda le flic, ravalant sa surprise.
— Comme vous : je mate.
— Vous appartenez à la communauté ?
— Y a pas de communauté. On se réunit, elle est là. On se sépare, elle est plus là.
Redlich s’éloigna du groupe — Erwan le suivit, remarquant que son déambulateur était hérissé de lames de rasoir.
— Ça vous plaît ? s’enquit l’ethnologue.
— Pas mal comme bal costumé.
— Vous vous trompez. Ce soir, personne n’est déguisé. C’est quand chacun va au boulot, dans la semaine, avec sa cravate et son petit sac à l’épaule, qu’il est au carnaval. La société nous oblige à nous travestir, ici nous redevenons nous-mêmes.
Le lieu n’était pas idéal pour une conversation philosophique.
— Et le sang ? hurla Erwan. Les horreurs sur les écrans ?
— Le corps n’est qu’un passage.
— Et les gars pendus aux crochets, les filles attachées ?
— La souffrance nous élève. Regardez Jésus… Nous sommes tous des mutants.
— Cette mascarade, demanda-t-il de guerre lasse, ça a un lien avec la magie yombé ?
Délaissant son déambulateur meurtrier, Redlich lui agrippa le bras :
— Aidez-moi. On va à côté.
Erwan le soutint comme s’ils se trouvaient dans les jardins paisibles d’une maison de retraite. À mesure qu’ils avançaient, les sonorités funk reculaient et cédaient la place à de nouvelles trépidations électro. Redlich avait enroulé son bras autour du cou d’Erwan — le flic sentait la brûlure du latex dégoulinant sur sa nuque.
La nouvelle salle ressemblait aux précédentes : projecteurs tournoyants, sol bétonné, blitzkrieg sonore. La seule différence était que la foule était scindée en deux groupes. Corsets, harnais, muselières, prothèses se faisaient face, à cinq mètres de distance. On se jaugeait, on s’admirait, on semblait attendre le coup d’envoi d’une danse à l’ancienne, menuet ou quadrille.
Ce fut autre chose qui survint : parmi des flots de fumée, des hommes chauves, vêtus de longs manteaux de cuir, soutenaient sur leurs épaules un palanquin de bois drapé de noir. Une rumeur s’éleva dans la salle, couvrant d’un coup les pulsations de la musique. Les Fantômas, les danseuses à barbe, les militaires à moustache cirée s’approchèrent, essayant d’apercevoir la divinité qui se cachait derrière les voiles opaques. Erwan suivit le mouvement — il était au cœur d’une secte, le gourou arrivait enfin.
Lorsque les rideaux s’écartèrent, au milieu des hurlements des invités, il eut un recul. La chaise à porteurs abritait une femme nue qui se tenait dans la position d’Anne Simoni sur les quais : assise, genoux groupés sous le menton, bras noués autour des jambes. Son corps entier était hérissé de clous, de tessons et de lames.
Le palanquin oscillait parmi le public. La femme n’était qu’une sculpture de résine à taille humaine, un simple mannequin d’exposition. Les clous, les miroirs brisés et la ficelle provenaient sans doute d’une vulgaire quincaillerie. Tout ça était à la fois ridicule et répugnant, mais la vénération des disciples était bien réelle. Les bras se levaient, les murmures s’amplifiaient autour de la Vierge suppliciée.
Erwan pivota pour s’enfuir. Un choc contre sa jambe droite. Il baissa les yeux : Ivo Lartigues le toisait dans sa chaise roulante. Il était entièrement emmailloté de bandes Velpeau, façon momie. Seul son visage était nu, grimé de cendres grises qui lui donnaient l’air d’un spectre carbonisé.
— Vous cherchiez un suspect ? ricana-t-il. Je vous en offre trois cents !
Elle avait sillonné tout l’étage : pas de Sergent. Résignée, elle était retournée l’attendre dans sa chambre. Elle ne pouvait imaginer qu’il l’ait laissée tomber. D’abord, il n’aurait jamais désobéi aux ordres. Ensuite, le petit flic semblait apprécier sa compagnie. Du moins l’espérait-elle…
Nouvelle tournée. Elle remonta le couloir. Seul le halo des réverbères par les fenêtres lui permettait de s’orienter. Soudain, elle s’arrêta. Du bruit dans une chambre. Elle tendit l’oreille. On aurait dit les giclées d’un tuyau d’arrosage. La porte était entrebâillée. De brusques éclats de lumière s’en échappaient.
Elle risqua un regard et mit plusieurs secondes à comprendre ce qu’elle voyait. On avait tiré un rideau autour d’un lit. Un homme y était allongé. Un jet de sang sortait de sa gorge selon une pulsation régulière. Une silhouette se tenait immobile à son chevet, moulée dans une combinaison noire. Avec effroi, Gaëlle réalisa que les lueurs sporadiques étaient les flashs du mobile que l’homme braquait sur le moribond.
Elle réussit à ordonner les éléments du tableau. La victime était sans doute Jacques Sergent. Le photographe, le tueur. Il était habillé comme un de ces clowns des soirées fetish. Au fond de son cerveau, Gaëlle se souvint même du nom de la combinaison d’origine japonaise qu’il portait : une « zentaï ».
À ce moment, l’assassin tourna la tête dans sa direction. Sans réfléchir, elle piqua un sprint dans le couloir.
Au bout de deux cents mètres, elle tomba sur la porte de l’étage : fermée, bien sûr. Elle regarda derrière elle, le cœur dans la gorge, s’attendant à voir le monstre sur ses pas : personne. Peut-être ne l’avait-il pas repérée ? Au même instant, elle aperçut une porte ouverte. Elle s’y engouffra et découvrit une chambre vide. Deux lits sans matelas. Des placards en fer. Une salle de bains.
Elle s’y glissa et se recroquevilla dans la cabine de douche derrière le rideau de plastique, regrettant aussitôt son idée : la première qu’aurait le tueur en pénétrant ici. Mais elle avait besoin d’un espace clos pour réfléchir. Appeler au secours ? Ce serait révéler sa position. Réveiller les autres malades ? Assommés de médocs, ils ne lui seraient d’aucune aide. Elle pouvait aussi frapper les tuyaux, les radiateurs — un principe dans les asiles d’aliénés : le contact du métal sur un autre métal déclenche l’alarme, les infirmiers n’ont qu’à toucher une canalisation avec leurs clés et c’est l’alerte générale. Mais elle ne portait aucun métal : on lui avait tout pris.
Elle était coincée dans sa propre souricière. Les secondes lui paraissaient se dilater dans les ténèbres. Elle ne tremblait pas, elle était saisie de véritables convulsions. Sinistre ironie : elle qui avait essayé de se tuer la veille ne voulait plus mourir.
Soudain, une nouvelle idée : Jacques Sergent avait sans doute un passe. Elle devait sortir de son trou. Retourner dans la chambre. Fouiller ses poches.
Au pire, elle trouverait son portable et appellerait Erwan.
Elle entrouvrit le rideau, redoutant de découvrir l’homme en zentaï devant elle, couteau à la main. Personne. Elle se coula hors de la salle de bains et risqua un œil dans le couloir. Personne.
Peut-être était-il parti ? Qui était-il ? Un fou qui s’était échappé d’une autre unité ? Non. Le costume, la facilité avec laquelle il s’était introduit dans cette unité verrouillée démontraient qu’il n’était pas un otage de l’hôpital. C’était l’hôpital qui était son otage — et elle en particulier. Elle était la cible. Il était tombé sur Sergent et l’avait éliminé, voilà tout.
Elle trottina vers la chambre du crime, longeant les murs comme si cela pouvait la rendre invisible. Le couloir avait l’immobilité d’un paysage minéral. Elle respirait avec difficulté. La pression de l’air lui paraissait augmentée, l’oxygène raréfié.
Dans son dos, des pas.
Elle retint un cri et s’assit sur ses talons, espérant se fondre dans la pénombre. Les pas se rapprochaient. Des semelles de crêpe sur le linoléum.
Tout à coup, elle le vit.
Un infirmier. Ou un simple veilleur de nuit, blouse blanche et torche électrique. La peur glissa sur elle comme une cire redevenue liquide. Elle bondit sur ses jambes et courut vers lui. Elle criait mais aucun son ne sortait de sa bouche. Les ténèbres ne lui avaient pas rendu toutes ses facultés.
Elle était à vingt mètres quand la créature surgit derrière l’homme.
Le temps qu’elle imprime cette image, une autre s’y superposait déjà : bras moulé de laque noire, main gantée, lame qui s’enfonce dans la gorge. L’image suivante fut un geyser de sang jaillissant de la carotide de l’infirmier.
Gaëlle se plaqua contre le mur. La victime s’écroula puis rebondit aussitôt sur le sol, prise de violents spasmes. Le tueur fixait Gaëlle. C’est du moins ce qu’il lui sembla — sa cagoule n’avait pas d’orifice apparent. Souvenir éclair : ce genre de masque altère la respiration. À la clé, un plaisir décuplé au moment de l’orgasme.
Elle voulut fuir. Au lieu de ça, elle resta tétanisée par terre, incapable du moindre mouvement. Ses tempes étaient prises dans un étau, ses membres bloqués, sa vue se brouillait…
Il la regardait toujours. Son visage absolument noir évoquait un moignon de cuir. Elle s’attendait à ce qu’il bondisse sur elle. Mais il se baissa et ôta, sans se presser, la blouse trempée de sang du cadavre. Il l’enfila avec volupté et Gaëlle comprit qu’il jouissait de cette nouvelle tenue. Fétichisme. Perversité. Convulsion tordue d’une âme déshumanisée.
À quoi bon bouger ? Aucune issue nulle part. Quelqu’un avait dit : « Quand tous les possibles sont éliminés, que reste-t-il ? L’impossible. » Elle songea aux clés dans les poches de l’infirmier gisant aux pieds du tueur.
Sans réfléchir, elle bondit vers l’homme cagoulé. Le temps qu’il réagisse, elle était déjà sur le cadavre et palpait les poches du pantalon. Pas de clé. L’autre leva le bras pour frapper. Gaëlle esquiva le coup, se jetant sur le côté, revint à la charge. Cliquetis à la ceinture : le trousseau sous ses doigts, mais retenu par un dérouleur extensible.
Une main l’arracha du sol. Le couteau trempé de sang s’abattit sur elle. Elle eut un sursaut en arrière, qui déséquilibra son agresseur. Elle se retrouva sur les fesses ; les clés lui avaient échappé mais l’autre l’avait lâchée. Elle détendit sa jambe, le touchant au genou — sans résultat apparent.
La main gantée la saisit par les cheveux. Elle se débattit encore et balança un nouveau coup de pied, qui l’atteignit à l’aine — elle avait visé les couilles. Cette fois, le colosse recula. Ce fut suffisant pour qu’elle se relève et s’enfuie.
Le piège demeurait et elle n’avait pas réussi à s’emparer des clés. Elle dépassa la salle des repas. Une simple chambre où des tables avaient remplacé les lits. Elle se rua sur la fenêtre, toujours pas de poignée.
Elle était acculée mais malgré sa panique, elle vit autre chose : un passe-plat à porte guillotine, sur sa gauche. Le dispositif qui avait fait le bonheur de tant de films de poursuites était bien là, fidèle au poste. Elle l’ouvrit d’un geste et réalisa qu’elle pourrait se blottir à l’intérieur.
Quand le tueur apparut sur le seuil — il avait pris le temps de se débarrasser de sa blouse —, elle s’était déjà glissée dans le compartiment et tendait le bras pour actionner le mécanisme.
La dernière chose qu’elle vit fut la main noire entre les deux vantaux qui se refermaient. Lorsque la plateforme plongea dans l’obscurité, une phrase lui traversa la tête comme une blague démente : Le dîner est servi !
La mezzanine de l’atelier était isolée par une paroi vitrée — sans doute le poste du chef de gare de l’époque. Elle faisait office de cabine où deux moines en robe de bure, casque sur les oreilles, mixaient en chœur. L’espace devait être insonorisé — les déchaînements sonores du bas étaient largement étouffés. Erwan avait l’impression d’être dans le cockpit d’un bombardier : il contemplait à l’abri les effets des missiles balancés par les soutes.
Après la parade de la femme-clou, Lartigues l’avait guidé jusqu’à un ascenseur pour rejoindre ce refuge.
— L’Homme-Clou est donc pour vous l’objet d’un culte ? demanda Erwan.
— Le mot est un peu fort, disons qu’il est devenu une sorte de légende.
— Le fait qu’il ait tué neuf femmes, ça ne vous gêne pas ? Je veux dire : neuf vraies femmes dans la vraie vie.
L’infirme fit rouler son fauteuil et se posta face à la baie qui s’ouvrait sur une mer de crânes blancs, de cagoules luisantes, de casquettes piquées d’or. Le palanquin avait été placé au bout de la pièce comme un autel sacré.
— J’ai l’impression que vous n’avez pas compris l’esprit des no limit.
— Je dois dire que j’ai décroché depuis un moment.
L’infirme tourna la tête et fixa Erwan. Cette nuit, le roi était un pharaon aux yeux cernés de noir.
— Approchez et regardez.
Le flic s’exécuta, à contrecœur.
— Toutes les tendances sont ici représentées : médicale, militaire, SM… À chaque fois, il s’agit d’une illustration du pouvoir. En réalité, ces hommes et ces femmes recherchent leur enfance.
— Je n’aurais pas deviné.
— Je parle du traumatisme qui a marqué leurs jeunes années. La piqûre du docteur, l’autorité de la loi, incarnée par le costume militaire, la domination du père ou l’angoisse de la castration…
Erwan comprit qu’il allait avoir droit à un cours de psychanalyse.
— Le monde fétichiste veut régler ses comptes avec le passé. Revivre ses blessures originelles mais dans sa peau d’adulte, en contrôlant ses émotions, en dépassant sa peur. Derrière chaque costume, il y a une revanche. On devient le médecin, l’autorité, la menace. Et si on joue le patient, le prisonnier, la soubrette, c’est en plein accord avec soi-même. Ces soirées sont des catharsis.
Erwan se demanda quel costume il choisirait, lui, pour exorciser ses terreurs d’enfance. Il réalisa avec malaise qu’il le portait déjà : celui du flic, celui du père.
— Et le latex ?
— Le latex…, répéta Lartigues dans un soupir de volupté. C’est un amplificateur de sensations. Un courant d’air et vous grelottez. Quelques mouvements et vous brûlez. Ces danseurs pourront remplir plusieurs verres de sueur quand ils retireront leur combinaison.
— C’est répugnant.
— Non, c’est le mode de vie suprême. Vous êtes à la fois nu et caché. Vous devenez un pur organe gansé de peau.
— C’est bien ce que je dis : c’est répugnant.
Lartigues secoua la tête. Son corps emmailloté évoquait un arbre mort couvert de Sopalin. Erwan était tiraillé entre le rire et l’angoisse.
— Vous avez entendu parler de la vorarephilie ?
Rien que le mot promettait.
— Le fantasme d’être avalé vivant, continua l’artiste, sans morsure ni blessure. Soudain, on se retrouve dans l’estomac du serpent. Le latex, c’est ça : retourner dans l’obscurité utérine. Sans compter la jouissance de la pression.
— J’allais l’oublier.
— Ne soyez pas sarcastique. Le désir est toujours fondé sur un obstacle, une retenue. Vous avez remarqué ici le nombre de sangles, de lanières, de prothèses ? Le corps doit être contraint pour mieux jouir le moment venu.
Erwan regarda sa montre : près de minuit. Ces conneries avaient assez duré. À contempler ces tarés qui se trémoussaient moulés comme des saucisses ou décorés de médailles en plastique, il était encore une fois en train de gâcher de précieuses heures.
— Je ne vois toujours pas le rapport avec l’Homme-Clou et ses victimes.
— L’Homme-Clou, le vrai, était un fétichiste. Il essayait de se protéger en rejouant ses propres traumatismes.
— Il ne se déguisait pas en aubergine, il tuait des femmes.
— Face aux monstres qui le menaçaient, sa souffrance était intolérable.
— Vous lui trouvez des excuses ?
— Je ne le juge pas. Si vous voulez coincer aujourd’hui votre tueur, vous avez intérêt à entrer en empathie avec sa psyché et à oublier votre rationalité méprisante.
— Merci du conseil. (Avant de partir, il revint à des considérations plus concrètes.) D’après nos renseignements, Anne Simoni avait des pratiques… très particulières. Elle appréciait des techniques invasives de type médical. Connaissez-vous des gens qui partagent ce penchant ?
— Je vous l’ai dit : je ne connais personne.
— Existe-t-il un forum, un lieu où ces adeptes se contactent ?
— Non. Encore une fois, nous n’utilisons jamais de techniques traçables. Pas de noms, pas d’attaches.
Un bref instant, Erwan fut tenté d’appeler une escouade de flics et d’embarquer tout le monde. Il renonça aussitôt : inutile. D’ailleurs, il n’en avait pas le droit : pas l’ombre d’un délit ici, sinon le tapage nocturne.
Il se souvint qu’Anne Simoni se fournissait dans une boutique spécialisée. Il fallait plutôt envoyer quelqu’un, dès demain, rafler le fichier clients — à supposer qu’il existe.
— Que pensez-vous de Sébastien Redlich ? demanda-t-il pour finir.
— Redlich est un ami. Grâce à lui, j’ai mieux compris les rouages de la magie yombé et j’ai pu fonder mon œuvre sur ces énergies occultes.
— Est-ce que le nom de Jean-Patrick di Greco vous dit quelque chose ?
— Di Greco… Le pauvre… En voilà un qui a réglé tous ses problèmes.
Erwan avait posé la question au flan.
— Vous le connaissiez ?
— Bien sûr. Il était des nôtres, depuis des années.
— Des vôtres ? Je croyais que la communauté n’avait pas de membres.
— Je veux simplement parler d’un cercle d’amis intéressés par l’Homme-Clou et la magie yombé.
— Redlich fait lui aussi partie du fan-club ?
— Oui.
— Qui d’autre ?
— C’est tout, je dirais.
Encore un mensonge mais il n’avait peut-être pas perdu son temps. Il retenait pour l’instant l’image d’un sacré trio forcément lié à la série de meurtres. Il prit congé de la momie et gagna la sortie.
Il remontait la villa Bel-Air quand son portable vibra. À l’écran, Levantin.
— J’ai enfin eu accès à la liste des incriminés, fit le technicien sans préambule.
— Qui est le parent de la prochaine victime ?
— Toi.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
Levantin, qui affichait en toutes circonstances un calme olympien, avait cette fois la voix qui chevrotait :
— Y a aucun doute. Ton ADN a été plusieurs fois archivé pour te désincriminer sur des sites d’enquête. Les cheveux de la femme présentent une grande proximité chromosomique. T’as une sœur, non ?
— Je te rappelle.
Erwan raccrocha et contacta aussitôt Kripo :
— Envoie les flics les plus proches à l’hôpital Sainte-Anne. Tu y files aussi avec les autres, je suis déjà en route.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Pavillon Broca. C’est là qu’est hospitalisée Gaëlle. Tu envoies la cavalerie !
Kripo arriva le premier sur les lieux. Audrey et Tonfa dix minutes plus tard. Quand Erwan y parvint à son tour, les trois OPJ dirigeaient les opérations alors que des flics en uniforme sécurisaient le périmètre — toute l’allée Maupassant. Les agents de l’IJ, masque et combinaison blancs, pénétraient dans le pavillon comme s’il s’agissait d’une zone contaminée placée en quarantaine.
Bien qu’à Paris les médecins légistes soient interdits de séjour sur les scènes de crime, Kripo avait appelé Riboise. On avait évacué patients et personnel dans d’autres blocs, en attendant de les interroger.
Ne restaient plus que les cadavres.
Deux, selon les premières constatations : Jacques Sergent et un infirmier du nom de Philippe Battesti.
Ni l’un ni l’autre n’avaient dépassé la trentaine. Égorgés à l’aide d’une lame crantée, modèle couteau de chasse ou arme de combat. Le tueur avait frappé chaque fois d’un geste très sûr, crevant l’artère carotide externe ; la pression du cœur avait suffi à vider le corps en quelques secondes. Les victimes avaient été pétrifiées par le coup — ce qui est rarissime : d’ordinaire, même en cas de plaie cardiaque, le mourant se déplace toujours sur plusieurs mètres.
Des exécutions. Techniquement sans bavure.
Erwan écoutait Riboise dans la cour avec, en guise de ponctuations, les éclairs blancs et bleus des véhicules.
— T’auras le rapport d’autopsie de Pernaud sur ton bureau demain matin.
— Merci. Tu t’occupes de ces deux-là ?
— Non. Je vais me coucher. J’ai pas dormi depuis soixante-douze heures, avec tes conneries de clous. J’ai l’impression d’avoir passé trois jours à épiler des cactus. Quand vas-tu mettre fin à ce merdier ?
Proche de la retraite, Riboise lui parlait comme à un gamin. Alors qu’il s’éloignait, cartable à la main, Erwan se tourna vers Kripo :
— Où est Gaëlle ?
— On l’a installée dans le pavillon Pinel, à cent mètres d’ici.
— Où on l’a trouvée ?
— Dans des buissons, près de ce pavillon justement.
— Comment elle est ?
— Compte tenu de ce qu’elle a vécu, pas trop mal.
— On l’a interrogée ?
— Non. On t’attendait.
— Comment elle a réussi à s’en sortir ?
— Par le passe-plat, comme dans les films.
Aucune inflexion ironique dans sa voix : Kripo n’aurait pas osé. Erwan lançait des coups d’œil de droite à gauche. Il cherchait son père, redoutant de le voir apparaître entre les éclats des rampes des fourgons.
— Je veux la gamme complète. Tu t’organises avec les autres ?
— C’est fait.
— Le quartier est bouclé ?
— Tous les flics de la rive gauche sont sur le coup.
— Qui a fait les premières constates ?
— Un OPJ du poste du coin, boulevard de l’Hôpital. Rémy Amarson.
— Il est là ?
— Il nous a passé le relais : il rédige son PV au poste.
— Le substitut ?
— C’est une femme qu’est de permanence. Elle arrive.
Erwan ne demanda même pas son nom — rien à foutre. Il fit un signe explicite : le Scribe gérerait une fois encore le versant paperasse.
— Je vais voir Gaëlle.
Il se dirigea vers le pavillon sans un mot de plus. Dans la lueur intermittente des gyrophares, le campus ressemblait à un village de campagne terrifié. On distinguait un clocher, un édifice en pierres de taille qui aurait pu être la mairie, des maisons coiffées de tuiles rouges. On repérait aussi des visages hallucinés aux fenêtres : des malades, tous réveillés. Il songea à des enfants. On était venu les agresser chez eux. Contrairement aux idées reçues, les déments sont pour la plupart très vulnérables. En tête de liste des personnes agressées dans la rue.
Cette nuit, un fou bien plus redoutable avait profané leur territoire. Un loup-garou venu pour tuer sa sœur — aucun doute là-dessus — avait éliminé tous les obstacles sur sa route.
Sur le seuil du pavillon, les bleus indiquèrent le chemin à Erwan. Gaëlle était installée au troisième étage. Escalier. Tout le bâtiment bruissait d’une rumeur étouffée. Les fous chuchotaient. Les infirmiers montaient la garde. Sur leur visage, on lisait la peur et la consternation. Un de leurs collègues était mort, frappé par une folie étrangère au site. Un comble. Sainte-Anne se souviendrait longtemps de cette nuit blanche.
Au troisième, nouveau check-point. On l’accompagna. Les plafonniers étaient allumés et les murs blafards brillaient comme des miroirs. Une tristesse agressive, obscène, régnait partout. Erwan n’avait pas encore pensé à Jacques Sergent. Il allait devoir aussi assumer ça : il avait placé un jeune flic devant la porte de sa sœur sans la moindre légitimité. Il pourrait toujours prétendre que Gaëlle avait besoin d’être protégée, après les analyses des cheveux et des ongles trouvés dans le corps de Pernaud, en falsifiant les horaires des résultats. Dans tous les cas, il était responsable de la mort d’un homme de vingt-sept ans. Il songea aux funérailles, aux parents, à la décoration posthume…
Il frappa à la 322, n’obtint aucune réponse, ouvrit pour découvrir sa petite sœur qui fumait, assise sur un lit sans drap ni couverture. Il remarqua qu’elle portait des ballerines qui lui parurent accentuer sa fragilité. Il eut envie de la serrer contre lui mais chez les Morvan, ça ne se faisait pas. Si après un suicide et une agression meurtrière il n’était pas capable d’exprimer sa tendresse à sa frangine adorée, quel événement déclencherait des effusions dans ce clan maudit ?
Il s’approcha, toujours aussi raide, et se contenta d’un « Ça va ? » du même ton qu’il aurait ordonné : « Vos papiers ! »
Gaëlle leva les yeux : elle pleurait à chaudes larmes.
— Prends-moi dans tes bras, murmura-t-elle.
Erwan s’agenouilla et l’étreignit avec douceur — porcelaine si fissurée qu’elle semblait près de se briser à la moindre pression. Il n’aurait su dire combien de secondes passèrent ainsi. Sa seule conviction était que leur peau, pour une fois, n’était plus une armure.
Au bout d’un long moment, il se remit debout et se posta face à la fenêtre, de nouveau sec comme une trique. Le retour du flic inflexible. C’était ça ou pleurer jusqu’à l’aube.
— Comment ça s’est passé ?
— Je sais pas…, fit-elle en allumant une cigarette avec la précédente.
Elle balança le mégot et l’écrasa du talon. Le lino en était déjà jonché. Enfin, elle raconta son histoire : une sorte de cauchemar éveillé où un tueur en combinaison de latex s’était livré à un véritable carnage. Il ne pouvait croire à une telle synchronie, lui qui au même instant assistait au bal des vampires villa du Bel-Air.
D’une voix atone, Gaëlle apporta une précision surréaliste :
— La combi, on appelle ça une « zentaï ». La cagoule n’a aucun orifice visible. La maille permet de voir et de respirer, mais d’une façon altérée.
Il revit les hommes-organes chez Lartigues. La vorarephilie. Il se souvint aussi des photos sur les murs de l’atelier, quelques heures plus tôt. L’une d’elles représentait un visage entièrement moulé de cuir. Tout est lié.
— T’as déjà porté ce genre de trucs ?
— Arrête. Il suffit de sortir un peu pour savoir ça.
Elle acheva son résumé sur sa fuite ubuesque par le passe-plat. Erwan avait du mal à se concentrer. La scène lui semblait se dérouler à l’envers. Sa sœur n’expectorait pas la fumée mais l’avalait. Ses paroles ne sortaient pas de sa bouche mais s’enroulaient au fond de sa gorge.
Il se passa la main sur les paupières et chassa l’hallucination. Pour conclure, Gaëlle ricana entre deux bouffées. On se serait cru dans un fumoir de gare. Erwan n’était pas sûre qu’elle réalise à quel point elle avait eu de la chance. Un pur miracle. Le deuxième en vingt-quatre heures.
— Ce type, c’est qui ? demanda-t-elle, soudain sérieuse.
— Il est trop tôt pour…
— C’est après moi qu’il en avait ?
Il hésita à lui révéler la vérité :
— Je pense qu’il s’agit du tueur dont tous les médias parlent.
— Le Tueur aux clous ?
— C’est ça.
— Ça a un rapport avec celui que papa a arrêté en Afrique ?
— C’est le même.
— Il est pas mort ?
— Il est mort mais celui qui frappe aujourd’hui le fait exactement de la même façon. Comme une espèce de… réincarnation. Je suis chargé de l’enquête.
— T’as des pistes ?
— De la merde. L’affaire me file entre les pattes.
— Pourquoi s’en prendre à moi ?
— Il cherche à se venger de papa.
— À cause du premier tueur ?
— Un truc comme ça, oui.
— Et papa, qu’est-ce qu’il en dit ?
— Il pense que le gars n’est qu’un élément d’une vengeance plus large. Un fléau de Dieu… Tu le connais.
Elle sourit en observant l’extrémité incandescente de sa cigarette :
— Il va donc enfin payer pour ses péchés ?
Il l’embrassa sur la joue — elle était brûlante.
— Qu’il paye ou non, j’en ai rien à foutre. Mais je veux pas qu’une innocente comme toi en fasse les frais.
— J’ai jamais été innocente.
Il l’embrassa de nouveau, comme s’il venait de redécouvrir un plaisir oublié, dont il ne pouvait désormais plus se passer.
— Je reviens demain matin.
— Je veux me casser d’ici.
— On va voir ce qu’on peut faire. Pour l’instant, essaie de dormir.
Dans le couloir, son mobile vibra.
— Je viens de parler avec Amarson, l’OPJ du boulevard de l’Hôpital, expliquait Kripo. Ils ont arrêté un mec chelou qui pourrait bien être notre client. Un hasard incroyable : ils revenaient de Sainte-Anne quand ils sont tombés dessus, boulevard Auguste-Blanqui.
— Pourquoi pensent-ils que c’est notre gars ?
— Il porte une combinaison de latex, il est percé de partout et…
— Je suis en bas dans dix secondes. On prend ta bagnole.
— Laissez-moi vous présenter le docteur Hervé Balaga, commença le capitaine Amarson.
Avant la confrontation avec le suspect, Amarson, banal flic en flight-jacket, avait voulu les recevoir dans son bureau, en compagnie d’une sorte de punk dégingandé d’une cinquantaine d’années, qui portait des lunettes carrées et un perfecto élimé.
— Compte tenu de… certaines particularités de l’homme interpellé, j’ai fait venir en urgence ce spécialiste du body-art.
Erwan et Kripo se regardèrent : la nuit promettait encore de belles surprises.
— J’ai déjà travaillé avec lui sur une affaire et j’ai pu apprécier ses connaissances dans le domaine, poursuivit l’OPJ. Il a rencontré le suspect et…
— Avant nous ?
— Il ne lui a pas parlé. C’était un simple… examen médical. (Il se tourna vers le punk.) À vous, docteur.
Balaga tenait une feuille griffonnée à la main. Il ajusta ses lunettes et attaqua d’une voix traînarde de rock-critic sur le retour :
— L’homme mesure un mètre quatre-vingt-sept. Il pèse près de cent kilos. Pour moi, c’est un cas d’école.
— Quelle école ?
Balaga s’arrêta et fustigea Erwan du regard : pas d’interruption.
— Body-art. Body-hacking. Transhumanisme. Fetish-SM-art. Ici, la volonté est à la fois de décorer son corps et de le modifier. J’ai compté sur lui trente-sept piercings de toutes tailles, de toutes formes, dont une série de clous plantés en ligne verticale au milieu du front et une crête métallique dans le dos.
— Attendez, coupa encore Erwan. Vous l’avez vu à poil ?
— On l’a placé en garde à vue, répondit Amarson. Ces constatations ont été faites durant la fouille.
Tout ça était parfaitement illégal. Le flic avait attendu son « expert » pour procéder à la fouille au corps. Pourquoi ?
— L’homme porte aussi des implants subdermiques formant des reliefs inhabituels sous les tempes, poursuivit Balaga. J’ai également dénombré une quarantaine de scarifications et des dessins imprimés au fer rouge, selon la technique du « branding ». Il porte des lentilles blanc et rouge et des dents en alliage taillées en pointe. Les lobes de ses oreilles sont déformés par des cylindres de titane : des plugs. Le plus étrange est sa langue fourchue. On appelle ça le « tongue splitting ». Un ornement prisé chez les body-mods. Je ne serais pas étonné qu’il ait aussi une fente le long de la verge, mais le suspect a refusé de se déshabiller complètement.
Le gardé à vue semblait tout droit sorti de la soirée de Lartigues. L’intrus de Sainte-Anne, vraiment ? Gaëlle n’avait vu qu’un athlète moulé dans une combinaison zentaï.
— Des tatouages ?
— Non. Pour une raison évidente.
— Laquelle ?
— Il est noir. Très noir.
Erwan lança un regard de reproche à Amarson — on ne lui avait pas précisé ce fait majeur.
— Quelle nationalité ? demanda-t-il au capitaine.
— Nigériane.
— Vous lui avez fait un alcootest ? Une prise de sang ?
— Juste un alcootest. Nickel. On a rien pu faire d’autre : il a invoqué l’habeas corpus.
— Il est en garde à vue ou non ?
— C’est plus compliqué que ça.
Le flic plaqua sur la table un passeport de couleur rouge portant, gravée en lettres d’or, la mention : « Diplomatic Passport ».
— C’est l’attaché culturel de l’ambassade du Nigeria à Paris. Joseph Irisuanga, quarante-huit ans, domicilié avenue Raymond-Poincaré, dans le 16e arrondissement. Célibataire, en tout cas en France. On a tout vérifié. Rien à lui reprocher. En fait, c’est nous qui sommes hors la loi. Son avocat sera là d’une minute à l’autre : il le fera libérer sur-le-champ.
— Et la levée de l’immunité ?
— Pour quel motif ?
— On a un faisceau d’indices concordants et…
— On a rien du tout et vous le savez. Tout ce qu’on peut faire, c’est l’interroger encore une fois avant que le bavard se radine. Vous vous y collez : après tout, c’est de votre sœur qu’il s’agit. Je vous souhaite bonne chance : il a pas desserré les dents depuis son arrivée.
Erwan se leva :
— J’ai pas assez d’infos : pourquoi vous l’avez arrêté ?
— Il avait l’air complètement stone. Il titubait sur le boulevard, dans sa combinaison en skaï.
— On m’a parlé de latex.
— C’est ce que je voulais dire.
— Vous avez essayé d’en savoir plus ?
— Pas facile à cette heure-ci mais on a réveillé l’agent de liaison du Nigeria à Paris. Il paraissait terrifié : Irisuanga est quelqu’un d’important là-bas.
— Il bosse vraiment à l’ambassade ?
— Il est surtout propriétaire d’une galerie d’art, rue de Seine.
Nouvelle convergence. Avec un peu de chance, Irisuanga vendait des minkondi du Bas-Congo à Lartigues et Redlich.
— L’autre fait marquant, continua Amarson, décidément plus avisé qu’il n’en avait l’air, c’est qu’il est une vedette dans son pays. Un ancien athlète olympique.
— Quelle discipline ?
— Course à pied. J’ai pas compris quelle épreuve. Il a rapporté de l’or ou de l’argent des JO de Los Angeles, en 1984. Il avait vingt ans.
L’athlète qui courait si vite sur la coupée du porte-conteneurs à Marseille. Une galerie qui vendait peut-être des statues mayombé. Le profil fetish et la combinaison zentaï. Sa proximité de l’hôpital Sainte-Anne quelques minutes après l’agression de Gaëlle…
Erwan s’adressa au médecin punk :
— Vous vous y connaissez en soirées fetish ?
— Ça fait partie de mon domaine de compétence.
— Vous avez entendu parler des no limit ?
— Dans ce milieu, c’est le top. Les plus cinglés se réunissent sous ce nom pour…
— Vous saviez qu’il y en avait un cette nuit ?
Le médecin et le capitaine de police échangèrent un coup d’œil.
— Elle se déroulait chez leur gourou : Ivo Lartigues, près de la porte de Vincennes.
— Dans ce cas, Irisuanga y allait plutôt, répondit Amarson. Quand on l’a interpellé, il marchait vers la place d’Italie.
Erwan ne quittait pas des yeux Balaga :
— Lartigues : vous connaissez ce nom ?
— Oui. Un sculpteur. Et aussi un « gourou », comme vous dites. Il est très connu dans le milieu des modifications corporelles.
— Sébastien Redlich ?
— Jamais entendu parler.
— Faut y aller, souffla Amarson. Quand son avocat sera là, on…
— Je l’interroge seul, prévint Erwan. Personne n’entre dans cette putain de pièce avant que je n’en aie fini.
Joseph Irisuanga ne ressemblait à rien de connu sur la planète Terre. Deux cornes sous-cutanées se dressaient au niveau des tempes et une ligne de rivets lui descendait du sommet du front jusqu’à la base du nez. Pas de sourcils. Des yeux aux iris rouges. Des oreilles aux lobes dilatés par des cylindres. Tout cela aurait pu donner un résultat artificiel, répugnant ou comique. Irisuanga semblait au contraire révéler ici sa vraie nature — mutant entre chair et fer.
Erwan s’assit face à lui et s’efforça d’avoir l’air naturel.
— C’est une zentaï ? demanda-t-il pour la jouer cool.
Pas de réponse.
— Ça ne vous gêne pas pour respirer ?
Pas de réponse.
Erwan se demanda s’il comprenait le français. En réalité, le suspect n’avait aucun intérêt à parler. Il lui suffisait d’attendre son avocat et de repartir les mains dans les poches, si sa combinaison en avait.
Irisuanga saisit son gobelet de café — une attention du comité d’accueil — et le leva comme pour trinquer avec Erwan. Sous le latex, on devinait ses ongles taillés en pointe. Dans le rôle du prédateur de Sainte-Anne, le Nigérian faisait un candidat exceptionnel.
— Je sais qui vous êtes, dit-il enfin.
Sans doute une invitation au dialogue.
— On se connaît ?
— Moi, je vous connais. Vous étiez à la soirée tout à l’heure.
— Vous y étiez aussi ?
— J’ai l’air de revenir de l’Opéra ?
Avec une tête pareille, Erwan ne s’attendait pas à cette décontraction, cet humour. Joseph Irisuanga avait une voix suave et profonde. Il parlait un français parfait, presque sans accent : ses syllabes paraissaient doublées de velours.
Erwan sentait l’alibi se profiler :
— Il y avait beaucoup de costumes cette nuit.
— Vous savez qu’ils correspondent à des univers différents ?
— On m’a expliqué ça, oui. Des amis à moi : Lartigues et Redlich.
— Les maîtres de cérémonie…
— Vous les connaissez ?
— Des frères de sang.
— C’est une façon de parler ?
— Non.
Erwan choisit d’en revenir au bon vieux ton de flic :
— Lartigues et Redlich pourraient témoigner de votre présence villa du Bel-Air entre 22 heures et une heure ?
— Ils ne sont pas les seuls : une trentaine de personnes confirmeront.
— Au moment de votre interpellation, vous marchiez dans la direction opposée. Où alliez-vous ?
Le Nigérian sourit — Erwan s’habituait au mutant.
— Je ne sais pas de quoi vous m’accusez au juste mais si votre seul indice est le sens de ma marche, vous êtes mal parti.
— Répondez.
— J’ai quitté la soirée à une heure, souffla-t-il avec lassitude. J’ai pris un taxi boulevard Soult. Il m’a déposé au coin de la rue de la Glacière.
— Ça ne me dit toujours pas où vous alliez : d’après vos papiers, vous habitez dans le 16e arrondissement.
— Vous devrez vous contenter de cette réponse. Je n’impliquerai personne dans cette histoire.
— Quelle compagnie, le taxi ?
— Aucune idée. Faites des recherches : un client comme moi, en général, on s’en souvient.
— Où étiez-vous dans la nuit du vendredi 7 au samedi 8 septembre ?
— À Lagos, au Nigeria.
— Quand êtes-vous arrivé à Paris ?
— Samedi, à 19 heures.
— Des témoins peuvent certifier ces faits ?
— Ma famille. Plusieurs ministres. Appelez la compagnie aérienne. Je crois qu’on perd notre temps, vous et moi.
Erwan fit comme s’il n’avait pas entendu :
— Vous êtes propriétaire d’une galerie d’art.
— Actionnaire et gérant, plutôt.
— Vous êtes spécialisé dans l’art africain ?
L’autre rit encore, dévoilant ses canines meurtrières. Ses iris rouges avait la précision d’une visée laser.
— Un Négro ne peut rapporter que des statuettes du pays, c’est ça ?
— Je pensais…
— La galerie Onyx expose quelques-uns des peintres et des photographes les plus cotés en ce moment. Et ils ne sont pas africains.
Le body-mod lui échappait comme une savonnette. Malgré son allure, malgré ses liens avec Redlich et Lartigues, malgré sa proximité avec la scène de crime, on ne pourrait rien faire pour l’inculper ni le retenir.
— Vous pratiquez quelle religion ?
— J’appartiens à une église pentecôtiste de Lagos.
— Vous n’êtes pas animiste ?
— Encore un cliché. Vous cherchez un sorcier ou quoi ?
— S’il vous plaît.
Irisuanga perdait patience :
— En Afrique, on est tous animistes. Changez de culte, la brousse est toujours là. Et les esprits avec.
— Le culte yombé, ça vous dit quelque chose ?
— Ça vient du Congo, non ?
Il prit soudain un accent africain sur le mode goguenard :
— Patron, ça fait vrrrrraiment loin de chez moi.
Irisuanga était intouchable et il le savait.
— Qu’est-ce que vous avez fait comme études ?
— Un cursus à Oxford.
— Quelle discipline ?
— Littérature anglaise et histoire de l’art.
— Pas de médecine ?
— Non.
— T’as jamais pratiqué la chirurgie ? T’as jamais charcuté tes petits copains fetish ?
Erwan s’était levé, l’air méchant. Son baroud d’honneur. C’était sans doute la dernière fois qu’il l’interrogeait. Irisuanga le regardait par en dessous, avec calme. Il avait posé ses mains à plat sur la table : deux anneaux sous-cutanés formaient des reliefs inquiétants à leur surface, comme si des veines circulaires y couraient.
— J’en ai marre de vos conneries, fit-il d’une voix lasse. Si vous voulez me mettre les meurtres de l’Homme-Clou sur le dos, va falloir trouver autre chose.
— Je n’ai parlé ni de meurtres ni de l’Homme-Clou.
Le Nigérian éclata d’un rire franc, glacé comme du cristal :
— Je me suis donc trahi ? Après les articles dans la presse ? Après la séance chez Lartigues ? Vous croyez quoi ? Qu’un Africain n’a aucune jugeote ?
Erwan marcha vers la porte et l’ouvrit en grand :
— Vous êtes libre, monsieur Irisuanga.
— J’ai toujours été libre.
Dans le couloir, Amarson l’attendait, l’air préoccupé.
— Le bavard est là, fit-il à voix basse.
Irisuanga les rejoignit sur le seuil : il toisa les deux flics avec mépris. Machinalement, Erwan plongea la main dans sa poche et en sortit son portable. Il l’alluma et vérifia ses messages. Levantin. Rappel.
— Ok, fit l’expert de but en blanc. Au soixante-douzième échantillon prélevé sur Anne Simoni, on a trouvé un autre sang que le sien.
— Où exactement ?
— Derrière l’oreille gauche, comme on fait avec le champagne. (Il eut un ricanement amer.) Sans doute pour se porter bonheur.
— Quel groupe ?
— O-. On a du bol : O+ et on l’avait dans l’os. C’est celui d’Anne Simoni et de Ludovic Pernaud.
— Quelque chose de particulier sur ce groupe ?
— Il est assez rare mais ça fait quand même des millions de suspects.
— Est-il spécifique aux ethnies africaines ?
— Je crois pas, non. Je vais vérifier.
Au bout du couloir, Irisuanga s’entretenait avec son avocat, également d’origine africaine. Le nouveau venu n’avait rien à voir avec les bavards habituels qui arrivent débraillés au commissariat pour tirer leur client de la mouise. Celui-là avait l’air de sortir tout droit de Vogue hommes — à trois heures du matin.
— Avec cet échantillon, tu peux tirer un caryotype ?
— C’est en route.
— Continue les analyses sur Ludovic Pernaud.
— Sans blague ?
À cet instant, l’homme aux iris rouges tourna la tête et lui balança un regard amusé. Des gars en uniforme passèrent. Erwan n’en était pas certain mais il lui semblait que le mutant lui avait fait un clin d’œil.
— Dernière chose, fit Levantin. Ça veut peut-être rien dire mais on a déjà un O — dans la boucle.
— Qui ?
— Thierry Pharabot lui-même. J’ai vérifié dans son dossier de Charcot.
Erwan ne voulait pas céder aux grandes frayeurs irrationnelles : l’Homme-Clou de retour d’entre les morts…
— Pharabot a été incinéré en 2009 et il nous reste encore plusieurs millions de candidats pour le rôle. Rappelle-moi quand tu auras du nouveau.
Il sortit à la recherche de Kripo. Le joueur de luth devisait avec les plantons sur le trottoir, tout en se roulant une cigarette.
— Alors ? fit-il distraitement.
La fatigue aggravait sa nonchalance naturelle.
— Me demande pas, ça vaudra mieux. Où t’en es des dossiers médicaux de Lartigues et de Redlich ?
— Je pense qu’on les aura demain matin.
— Il me faut aussi celui d’un dénommé Joseph Irisuanga. Ils te donneront ses coordonnées ici. Je te préviens, ça va être chaud : il est nigérian et protégé par son immunité diplomatique.
Kripo ne parut pas effrayé par cette nouvelle difficulté. Il fourra sa clope entre ses lèvres et sortit son carnet :
— Tu veux savoir s’il est vacciné ?
— Je veux connaître son groupe sanguin, ainsi que celui des deux autres. Je veux l’intégralité des soins qu’ils ont reçus depuis qu’ils sont nés.
Il ne pouvait plus se sortir cette idée de la tête : le sang de Pharabot signait le corps d’Anne Simoni. Impossible de croire à une simple coïncidence. En même temps, le prodige était inexplicable.
— Irisuanga : tu penses que c’était lui à Sainte-Anne ? demanda son adjoint.
— Je pense qu’on doit lâcher la proie pour l’ombre.
— C’est-à-dire ?
— Pharabot est derrière toute l’affaire, et pas seulement comme modèle.
— Je comprends rien à ce que tu racontes.
Erwan éclata de rire :
— Moi non plus, j’avoue…
Gaëlle fonctionnait en autonomie complète, comme les ordinateurs en cas d’orage ou de court-circuit. Elle ne tirait plus aucune énergie ni sensation du monde extérieur. Pourtant, dans son demi-sommeil, elle perçut le bruit de la porte de sa chambre qui s’ouvrait lentement. Elle ne reconnut pas tout de suite la silhouette sur le seuil.
Elle dut allumer pour l’identifier : le dernier visage qu’elle s’attendait à voir ici. Sofia Montefiori en personne.
— Je peux entrer ?
Il était quatre heures du matin (on lui avait rendu sa montre) et Sofia resplendissait. Elle avait une fraîcheur incorruptible, une vitalité invariable de neige éternelle — pas de saison, pas de trêve, la beauté toujours.
— Bien sûr, fit Gaëlle d’un ton rauque, se recoiffant en un geste réflexe.
L’Italienne attrapa une chaise et s’installa près du lit.
— T’es venue avec Loïc ?
— Faut que tu t’habitues à me voir sans lui.
— Bien sûr…, répéta-t-elle faiblement. Les flics t’ont laissée entrer… à cette heure ?
— Tu oublies que je m’appelle aussi Morvan.
Gaëlle sourit. Elle aurait voulu se retrancher derrière son habituelle agressivité mais le cœur n’y était plus.
— T’es au courant ? demanda-t-elle en faisant un effort pour se redresser.
— Loïc m’a téléphoné.
— Je veux dire… de tout ?
Sofia acquiesça en sortant un paquet de cigarettes :
— On peut fumer ici, non ?
L’odeur de la chambre était une réponse en soi. Gaëlle observa sa belle-sœur qui allumait une Marlboro. Elle avait toujours été jalouse de son teint mais aujourd’hui, c’était différent : à y regarder de plus près, l’Italienne avait des cernes et sa peau luisait comme de la mauvaise graisse. Elle remarqua aussi, avec surprise, des rides au coin de ses yeux : on appelait ça des pattes-d’oie mais c’étaient plutôt des serres d’aigle. Son divorce ?
— T’en veux une ?
— Non, merci. J’ai déjà trop fumé. C’est gentil de venir me voir.
— Je voulais te parler de quelque chose.
Chaque fois que ses paupières tombaient, le tueur cagoulé revenait. Gaëlle ouvrait les yeux et c’était pire : elle voyait sur les murs beiges les corps convulsés de Jacques Sergent et de l’infirmier.
Sofia attaqua une histoire à dormir debout selon laquelle leurs deux pères se connaissaient depuis des lustres et avaient secrètement organisé le mariage de leurs fils et fille respectifs dans le but de réunir leurs parts de Coltano. Elle paraissait si obsédée par ses découvertes qu’elle ne soupçonnait pas à quel point tout cela était dérisoire comparé à la violence de cette nuit.
Gaëlle avait envie de rire. Les plans des vieux ne l’étonnaient pas mais l’idée qu’elle aurait pu aussi détruire l’héritage du couple parfait était jouissive.
— Qu’est-ce que t’en penses ?
Elle sursauta : elle avait décroché depuis un moment. La fatigue. Les sédatifs.
— C’est-à-dire ? marmonna-t-elle au hasard.
— Que penses-tu de mon projet d’association ?
— D’association ?
— Il faut les mettre à genoux. On doit trouver un moyen de…
— Laisse tomber. J’en suis plus là.
— Comment ça ? Pourquoi ?
— Peut-être mon plongeon de trois étages. Ou la tentative de meurtre. J’hésite, fit-elle rêveusement.
Sofia lui prit la main.
— Je te comprends, fit-elle d’un ton réprobateur qui disait le contraire. Mais on doit pas se laisser faire. Ces enfoirés nous manipulent depuis notre naissance et…
— Qu’est-ce que tu veux ? Les ruiner ? T’en as pas les moyens et tu te ruineras toi-même. Les dénoncer ? Qu’est-ce que tu peux prouver au juste ? Qu’ils ont arrangé ton mariage ? Ce n’est même pas un délit aux yeux de la loi française.
La comtesse se recula sur sa chaise, l’air déçu :
— Je te reconnais pas.
— Moi non plus, et ça me déplaît pas.
Sofia se leva sans prendre la peine de défroisser sa jupe. Un modèle Chloé que Gaëlle avait repéré avenue Montaigne. Pour la Ritale, s’était-elle dit, pas pour moi.
Sofia allait sortir quand elle se ravisa et revint sur ses pas. Son visage avait changé d’expression : toute colère ou déception s’était envolée.
— J’avais autre chose à te dire…
Enfin… Gaëlle sentait depuis le départ qu’elle n’était pas venue seulement pour prendre de ses nouvelles ni pour échafauder une conspiration contre leurs pères.
— J’ai couché avec ton frère.
— Vous êtes encore mariés, non ?
— Pas avec Loïc, avec Erwan.
Gaëlle éclata franchement de rire. Elle n’était pas étonnée : l’Italienne et le Facho s’étaient toujours plu — et sans doute reconnus — sans le savoir.
— Méfie-toi, plaisanta-t-elle, il cache bien son jeu mais il est encore plus cinglé que Loïc.
— C’est la seule solution.
— Sûr ?
— On ne peut pas les convaincre autrement.
— Alors, fonce.
Sept heures du matin. Morvan faisait les cent pas dans le bureau en demi-lune de Loïc. Dès qu’il avait appris l’agression de Gaëlle, il avait filé à Sainte-Anne. Il n’avait vu personne : la petite s’était rendormie, Erwan était parti. Depuis, il n’avait aucune nouvelle : ni de l’une ni de l’autre.
Dans un chaos de pensées contradictoires, il avait été réveiller Loïc pour régler au moins le bordel de Coltano. Il avait renoncé à son premier plan : renvoyer Gaëlle dans les draps des trois banquiers et les persuader que l’information avait fait long feu. Plus question de l’impliquer, elle avait son compte.
Il devait donc s’en remettre aux spécialistes. Selon Loïc, l’unique moyen de parvenir à leurs fins était de faire baisser le prix de l’action. Dans un premier temps, les trois acheteurs penseraient à une fluctuation avant la grande hausse puis se convaincraient que leur tuyau était bidon : il n’y avait pas de nouveaux gisements. Alors ils se dépêcheraient de vendre. L’inconvénient de cette stratégie était que Morvan devait fourguer ses actions au rabais pour provoquer artificiellement la chute. En d’autres termes, se ruiner lui-même pour sauver sa peau.
— Comment les Blacks seront-ils au courant ? s’inquiéta Grégoire.
— Comme d’habitude : par leurs conseillers financiers.
— Ils vont paniquer.
— On rachètera nos propres actions plus tard, et plus cher. Le cours se stabilisera.
Morvan sourit : un seppuku financier.
— Kabongo va m’arracher les couilles.
— Préviens-le, mets-le dans la combine. Quand les autres ne se méfieront plus, vous exploiterez pour de bon les nouvelles mines.
Le Vieux acquiesça : il préféra ne pas avouer que le processus était déjà lancé. Il marchait toujours, mains dans les poches. D’instinct, il se méfiait de ce genre de projections. Depuis qu’il avait démarré le business, il n’avait jamais vu une prévision se réaliser, dans aucun domaine. La vie a toujours plus d’imagination que l’homme.
En réalité, l’important était ailleurs : ils prétendaient discuter comme de solides hommes d’affaires mais ils étaient toujours en état de choc. En moins de vingt-quatre heures, Gaëlle avait voulu se suicider et avait échappé à une tentative de meurtre. Un tueur était dans la nature et il s’attaquait désormais directement au clan. Leurs calculs d’épicier ne pesaient pas lourd.
— Et les Luxembourgeois ? demanda Loïc. Ils vont suivre ?
— J’en fais mon affaire.
Il avait déjà appelé Montefiori : il marchait, aucun problème. Au passage, il l’avait interrogé sur les fameux clous convoyés par Heemecht. Pas au courant, avait prétendu l’Italien. Pourquoi pas ? Après tout, sa compagnie gérait des milliers de conteneurs par an. Mais un flic ne devait jamais exclure le hasard, c’était une difficulté supplémentaire.
— Qui sont ces types ? insista Loïc.
— C’est mes oignons, je te dis.
Loïc eut un geste vague de résignation. Morvan l’observait du coin de l’œil : son fils lui paraissait plus frais que d’habitude. Après la tentative de suicide de sa sœur, il avait sombré dans une apathie étrange. Le Vieux avait même redouté une nouvelle rechute — héroïne ou alcool. Mais la coke semblait avoir suffi à le remettre sur pied. À moins que Sofia lui ait déjà parlé et que la colère à propos de leur mariage arrangé ne demande qu’à exploser…
Dans tous les cas, on règle le problème Coltano et je m’occupe de toi, mon canard. Il avait déjà décidé d’expédier encore une fois Loïc dans une clinique spécialisée pour un sevrage en règle.
En parlant de clinique, il avait aussi réservé une place pour Gaëlle dans un institut à Chatou, les Feuillantines, qui prenait en charge de riches patients en dépression. Il connaissait l’endroit : il y avait lui-même fait plusieurs séjours. Pour la protéger, il y placerait ses propres hommes. Pas des flics ni des fonctionnaires : des gars à lui qui avaient plutôt l’habitude de gérer des coups d’État et des attentats terroristes.
Restait Erwan. Il n’avait pas encore eu l’occasion de l’engueuler mais il ne perdait rien pour attendre : le tueur ne cessait de se rapprocher de leur famille et il paraissait impuissant à l’arrêter ou à l’identifier.
— Donc je peux compter sur toi ? reprit-il en se plantant devant le bureau.
— Attention, fit Loïc en levant les mains, c’est pas du cent pour cent gagnant ! On va y laisser des plumes et j’arriverai peut-être pas à récupérer toutes nos actions. En plus, il faudra y aller mollo pour les rachats, afin de ne pas trop faire remonter le cours. Si mes prévisions sont justes, au moment de notre rapport annuel, l’action aura retrouvé son cours normal. Pas vu, pas pris…
Morvan se pencha au-dessus de la table :
— Le seul vrai risque, c’est que les Blacks découvrent les nouveaux gisements. Détourne leur attention, qu’ils croient à des magouilles boursières et oublient le terrain. Et surtout, qu’ils ne pensent pas qu’on a voulu les entuber. Si on perd notre chemise dans l’affaire, c’est pas grave : on se rattrapera sur le brut.
Tout en parlant, il précisait sa propre pensée. En réalité, il naviguait à vue, entre les conseils de son trouillard de fils, les menaces du clan Kabila et les agressions du Tueur aux clous.
Loïc planta son regard dans les pupilles de son père. Il avait les yeux si bleus qu’il était impossible de les contempler trop longtemps, comme le ciel, sous peine d’être pris de vertige. Morvan décida : Sofia ne lui avait pas encore parlé.
— Tu regretteras pas ?
— Appelle-moi quand t’auras tout soldé.
Loïc décrocha son téléphone :
— On est dimanche mais je vais passer quelques coups de fil.
À 8 H 30, Erwan déboula au 36 et convoqua son groupe. Il n’avait dormi que deux heures, pris une douche façon kärcher et s’était changé. À l’aube, il avait reçu les premières données médicales des suspects. Aucun d’entre eux n’appartenait au groupe sanguin O —. Encore une piste qui tombait à l’eau. On attendait leurs dossiers médicaux détaillés dans la matinée.
Il avait demandé à Amarson de ne pas se presser pour rédiger le PV concernant Irisuanga — de toute façon, la merde remonterait de l’autre côté, via l’avocat du diplomate nigérian. Concernant les deux meurtres de cette nuit, il prévoyait un avis de tempête comme il en avait rarement essuyé. Fitoussi l’avait déjà appelé six fois, le parquet était dans tous ses états, les médias allaient ouvrir la journée avec ce scoop, sans faire le lien, espérait-il, avec les meurtres précédents.
Mais Erwan avait évité le pire : son père. Il l’avait esquivé à l’hôpital puis avait coupé son téléphone. Le face-à-face promettait d’être rude. En toute mauvaise foi, le Vieux lui reprocherait de ne pas avoir fait le nécessaire pour protéger sa petite sœur — et d’échouer lamentablement dans son enquête.
Assis dans son bureau, Erwan parcourait le rapport d’autopsie de Ludovic Pernaud en attendant son équipe. L’Homme-Clou avait usé des mêmes techniques, pratiqué les mêmes mutilations, manifesté les mêmes obsessions. La seule originalité était le soin apporté au dépiautage de la victime. Selon Riboise, les connaissances chirurgicales se confirmaient : le pauvre Pernaud avait été écorché dans les règles de l’art.
Il songea encore une fois au problème du viol anal : homosexualité en forme d’instinct de mort ? Impuissance ? Lien avec le mobile de la vengeance ? Erwan ne croyait pas à la piste d’un viol ancien ou quelque chose de ce genre — et surtout pas à une agression sexuelle dans laquelle son père serait impliqué… Il rangea le rapport dans la bannette des PV et se dirigea vers la salle de réunion. D’une manière étrange, il avait les idées claires et ressentait dans son corps une énergie fébrile — de vraies décharges électriques.
Ils étaient déjà là, en deuil. La Sardine, vêtu d’un sobre costume noir, Audrey, bandana sombre sur cheveux filasse, Tonfa, plus que jamais bourreau de Londres, et Kripo, veste de velours vert bouteille sur gilet de cuir foncé. Ces looks valaient tous les discours : ils partageaient la responsabilité de la mort du petit Sergent. Personne n’aurait pu prévoir l’agression de cette nuit — le bleu était seulement censé veiller sur Gaëlle et ses pulsions suicidaires, mais en tant que maillon faible, ils auraient dû mieux l’encadrer, le mettre en garde.
Un détail alourdissait encore l’atmosphère : les œuvres de Pharabot, revenues du laboratoire de l’Identité judiciaire, s’entassaient dans un coin de la salle, chacune dans un sac à scellés, avec leur expression menaçante et leur corps grossier en papier mâché.
Erwan décida de ne faire aucun commentaire sur la disparition de Sergent. La meilleure façon de rendre hommage à leur collègue était de retrouver l’assassin. Un échange de regards avec Kripo fit office d’épitaphe. Il lui en devait une : c’était l’Alsacien qui s’était chargé d’avertir les parents.
Essayant d’être concis, Erwan résuma ses soupçons. Les noms de Lartigues, Redlich et Irisuanga tombèrent en priorité. Sans pouvoir expliquer quel rôle jouaient ces trois pervers dans le tableau, il exigea une gamme approfondie sur chacun d’eux pour le milieu de journée.
Une idée le taraudait depuis son réveil mais il ne pouvait pas encore en parler — trop fumeux : un club de tueurs. Des hommes qui seraient passés à l’acte chacun à son tour, selon le même mode opératoire, inspirés par le même maître, l’Homme-Clou. La méthode était classique : chaque meurtrier innocentait ses compagnons en frappant quand les autres étaient insoupçonnables. Pour étayer son scénario, il n’avait rien, excepté un fait : il manquait un alibi à chaque suspect. Lartigues aurait pu tuer Anne Simoni, Redlich Ludovic Pernaud et Irisuanga aurait pu opérer à Sainte-Anne. À quoi pouvait s’ajouter, tant qu’on y était, di Greco en assassin de Wissa — Erwan n’excluait pas que son club ait été au départ un quatuor.
Historiquement, on ne connaissait aucun cas où le tueur en série s’était avéré être une série de tueurs et la référence d’Erwan était plus que vaseuse : un vieux film d’Henri-Georges Clouzot, L’assassin habite au 21, où un trio de meurtriers s’innocentent les uns les autres. Par ailleurs les objections étaient nombreuses : les connaissances de chirurgien du tueur, son expérience de marin. Ni Lartigues, ni Redlich, ni di Greco, ni Irisuanga n’avait le profil. Sans compter le handicap physique des deux premiers et la maladie du troisième…
Il préféra donc se taire et laisser la parole à ses hommes. Ce fut pour entendre, encore une fois, la même rengaine. Aucun résultat à l’hôpital Sainte-Anne : ni trace ni témoin. Aucun signe d’effraction au pavillon Broca. Aucune image vidéo de l’intrus. Ça tenait du sortilège.
En revanche, la Sardine et Kripo avaient dégoté un fait intéressant : l’un avait planché sur Pernaud, l’autre sur Redlich. En comparant leurs résultats, ils avaient noté une connexion inattendue entre les deux suspects.
— Pernaud est référencé comme propriétaire de plusieurs armes à feu, expliqua Favini. Il était inscrit au club de Galaney, dans les Yvelines, où Redlich venait aussi s’entraîner tous les week-ends.
Erwan se souvenait que le vieux revêche les avait accueillis avec un fusil.
— Redlich est un adepte du tir sportif de vitesse, confirma Kripo, il posséderait au moins cinq armes. D’après ses collègues du CNRS, il a très mauvaise réputation. Dans sa jeunesse, en Afrique, il passait pour une gâchette facile. Il est même interdit de séjour dans les deux Congos.
— On a comparé leurs jours et leurs horaires de visite au club, continua Favini. Tout est consigné sur ordinateur. Ces deux oiseaux se sont croisés durant des années. À mon avis, ils faisaient des cartons ensemble.
Redlich avait donc pu approcher Pernaud sans susciter sa méfiance (et c’était pour cette raison, peut-être, qu’il aurait fouillé chez lui, afin d’effacer toute trace de leur relation). Par ailleurs, il était certain que Lartigues connaissait Anne Simoni — il devait même avoir une influence de mentor sur elle. Assez forte pour la persuader de le rejoindre sur son Zodiac mardi soir ? Restaient Irisuanga, surpris à proximité de Sainte-Anne, et la virée de di Greco sur la lande…
Les faits se précisaient mais butaient toujours sur une difficulté majeure : trois des suspects n’avaient pas les moyens physiques de ces actes.
Kripo revenait justement sur le sujet :
— J’ai reçu les dossiers médicaux du sculpteur et de l’ethnologue — leur compte à la Sécu. Aucun traitement pour une sclérose en plaques pour Lartigues, pas l’ombre d’une infection pour Redlich. J’ai imprimé la liste des soins qu’ils ont déclarés ces vingt dernières années : Lartigues n’a quasiment jamais été malade, Redlich soignait ses vieilles fièvres africaines et c’est tout. Soit leur handicap est bidon, soit ils se font soigner en douce et n’ont jamais été remboursés, ni par la Sécu ni par leur mutuelle, ce qui ne tient pas debout.
Erwan était d’accord : en France, aucun malade n’oublierait de passer à la caisse. À moins que l’artiste et l’ethnologue ne se fassent traiter par un nganga… Ou qu’ils aient inventé leur infirmité. Pour se disculper ? Il n’y croyait pas : les deux hommes étaient plus malins que ça.
— Continue à creuser là-dessus, dit-il à Kripo. Démerde-toi pour savoir s’ils sont vraiment malades et ce qu’ils prennent comme médocs.
— On tape une perquise ?
— Non. On la joue fine.
L’Alsacien grimaça : ça signifiait retourner faire les poubelles du sculpteur et de l’ethnologue, voire fouiller chez eux en douce.
— T’es sûr qu’on a le temps pour ça ?
— J’ai pas l’impression qu’on ait beaucoup d’autres choses à faire.
— On pourrait les mettre sur écoute ? proposa Favini.
— Trop compliqué. Et s’ils ont quelque chose à se reprocher, ils ne le diront pas au téléphone.
— On les surveille ? On pirate leurs ordinateurs ?
— Ni planque ni hacking. On leur met juste un gars aux basques, le plus discrètement possible. Ces types sont sur leurs gardes et d’une intelligence supérieure. Qui s’est occupé d’Irisuanga ?
Tonfa ouvrit son dossier : pages sorties tout droit d’Internet, présentation des récentes expositions du Nigérian, images de ce que l’art contemporain peut produire de plus obscur ou grotesque.
— Tout est clair du côté d’Onyx. D’après ces articles, c’est une galerie en vogue. J’attends vérification de son alibi mais la compagnie aérienne a validé les jours et les heures de vol à Lagos.
La Sardine leva la main :
— Autre chose : tu m’avais demandé de trouver les minutes du procès de Thierry Pharabot, il y a bien un dossier mais il a disparu.
— Comment ça ?
— Pas d’explication. Les gars des archives prétendent qu’il est fréquent de perdre des classeurs entiers.
Il songea à son père. Jadis, on l’appelait le Nettoyeur. Avait-il fait le ménage pour son propre compte ?
— Et au Congo ?
— J’ai contacté le tribunal de grande instance de Lubumbashi. Ils m’ont assuré qu’ils avaient tous les actes et qu’ils allaient nous les envoyer « dans les meilleurs délais ».
— Tu y crois ?
— Pas une seconde.
— Et la Belgique ?
— Notre officier de liaison m’a promis de chercher.
— Il t’a paru fiable ?
— Un poil plus que les Congolais.
Neuf heures du matin et tout ce qu’Erwan avait devant lui, c’étaient des engueulades à encaisser, des justifications à donner, des trous impossibles à combler. Il ne possédait que des hypothèses, des fantasmes et un grand vide dans la case « indices directs et concordants ».
— Et les corps de Sainte-Anne ?
— Les autopsies sont en route mais…
— Levantin ?
— Pas de nouvelles.
— On continue, conclut-il en se levant. Le point à midi.
Les flics se regardèrent : continuer quoi au juste ? Il les salua d’un bref signe de tête et regagna son bureau.
Il se sentait mal. Nausée, faim, étourdissements… En même temps, il n’aurait rien pu avaler. Il ouvrit son petit frigo, attrapa un Coca Zéro et se plongea dans les dossiers médicaux de Lartigues et Redlich. C’était à peu près aussi passionnant que de lire le Vidal.
On frappa à la porte. Levantin apparut, avec ses airs de gai laboureur, auréolé d’une lumière digne de L’Angélus de Millet.
— Tu sais qu’on peut se parler aussi au téléphone ? fit Erwan avec irritation. T’es pas obligé de te déplacer à chaque fois.
Le coordinateur balança un dossier d’analyses sur le bureau :
— L’ADN du sang étranger sur le corps d’Anne Simoni, c’est celui de Thierry Pharabot.
De deux choses l’une : soit Pharabot était encore vivant, soit — c’était plus probable — on avait prélevé son sang avant sa mort et on l’avait conservé jusqu’à aujourd’hui. Erwan n’était pas spécialiste de la question mais il devait être possible de congeler de l’hémoglobine sans en altérer la composition.
Cette idée le ramenait à l’hypothèse d’un fanatique qui aurait approché Pharabot à Charcot. Un médecin ? Un infirmier ? Lassay, le patron de l’institut, avait balayé cette possibilité mais qu’en savait-il ? Ou avait-il justement cherché à dissimuler un fait d’importance ?
Autre scénario : un ou plusieurs adorateurs de l’Homme-Clou avaient soudoyé un gardien de l’UMD ou un type des pompes funèbres pour prélever du sang de l’assassin avant sa crémation. Pourquoi pas Lartigues ou un autre des suspects ? Son club de tueurs aurait parfaitement pu vouloir conserver un souvenir de leur mentor. Plus largement, les adorateurs de la villa du Bel-Air auraient pu pousser leur culte jusque-là. « Prenez, et buvez-en tous : car ceci est la coupe de mon sang… »
Face à cette hypothèse, Levantin s’était montré réservé. Selon lui, on ne congèle jamais du sang tel quel : on le fractionne d’abord en globules, plasma, d’autres éléments stables… Ce n’était pas le cas avec l’échantillon découvert. Par ailleurs, toujours selon l’analyste, les globules, pour être conservés, sont mélangés à un cryoprotecteur dont on aurait retrouvé la trace. À moins que le sang n’en ait été ensuite débarrassé, mais ces manipulations impliquaient un véritable laboratoire. Pour Levantin donc, Pharabot était toujours vivant. Erwan n’y croyait pas et l’idée d’un tueur capable de se livrer à des opérations complexes ne lui paraissait pas impossible. Après tout, on savait déjà que le meurtrier avait des connaissances médicales.
Dans tous les cas, il devait enquêter au plus vite à la source du problème.
— Kripo ? fit-il au téléphone. Bonne nouvelle : on retourne en Bretagne.
— Quoi ? Mais…
— J’ai besoin de mon Scribe préféré. Je compte bien arracher des aveux circonstanciés.
— À qui ?
— Je t’expliquerai. Trouve-nous le premier vol pour Brest.
— Erwan…
— Pas de discussion !
— Je discute pas : je voulais te dire que Michel Clemente, le légiste de la Cavale blanche, vient justement de m’appeler.
— Pourquoi il ne m’a pas contacté ?
— Il prétend que tu réponds jamais.
— Qu’est-ce qu’il voulait ?
— Il a pas voulu s’expliquer.
Erwan avait conservé son numéro. D’une pression, il le composa.
— Docteur ? Commandant Morvan, de la BC.
L’autre le salua avec amabilité. Au ton de sa voix, Erwan devina qu’il avait retrouvé son rythme quotidien et sa dignité de légiste de campagne. Le temps des cadavres en pièces détachées était loin.
Peut-être pas si loin que ça :
— Je voulais vous signaler un détail vraiment… étonnant.
— Je vous écoute.
— Je suis en train de regrouper tous les documents afférents au dossier Kaerverec. On doit vous faire parvenir tous les éléments, si j’ai bien compris.
— Eh bien ?
— Parmi eux, j’ai retrouvé une synthèse du dossier médical de Jean-Patrick di Greco. On me l’a envoyé au moment de l’autopsie et…
— Il ne souffrait pas du syndrome de Marfan ?
— Bien sûr que si. Pourquoi cette question ?
— Pour rien. Continuez.
— Il y a une différence importante entre ce dossier et mes constatations lors de son autopsie. Son groupe sanguin n’était plus le même. Sur les documents que j’ai reçus, il était A +. Selon mes analyses, il était O —.
— On peut changer de groupe sanguin ?
— Dans un seul cas seulement.
— Lequel ?
— C’est assez difficile à expliquer par téléphone, je…
— Vous allez m’expliquer ça de vive voix : je serai à la Cavale blanche aux environs de 14 heures. Attendez-moi à l’institut médico-légal.
— Vous allez revenir pour ça ? Ce n’est peut-être pas si important, je peux…
— À tout à l’heure.
Il raccrocha et s’aperçut qu’il suait à grosses gouttes. Il était coutumier de ce genre d’accélérations dans une enquête. Après plusieurs jours au point mort, les faits proliféraient d’un coup comme des cellules cancéreuses.
Il regarda sa montre : déjà 10 heures. Pas le temps de repasser chez lui. Il vérifia ce qu’il avait dans son armoire de bureau en matière d’effets personnels. Trousse de toilette, chemise de rechange, chargeurs. Le kit du petit flic en vadrouille.
Des coups à la porte.
— Entrez.
Audrey se glissa dans le bureau, le front toujours ceint de son bandana noir.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je voulais te parler d’un truc à propos de Pernaud. On a identifié un numéro.
Erwan abandonna son sac de voyage et s’approcha d’elle. Qui disait Pernaud disait barbouzerie. Qui disait barbouzerie…
— Il utilisait un portable spécifique pour appeler toujours le même numéro.
Il carra ses mains dans ses poches, il avait déjà compris :
— Celui de mon père ?
Audrey hésita. Il ne l’avait encore jamais vue perdre son aplomb.
— Non, celui de ta mère.
Le paris-brest décollait à 13 h 40 : il avait juste le temps de passer voir Maggie. Impossible de répondre à la convocation de Fitoussi. Il s’était contenté de lui balancer un SMS d’excuse : « Une urgence. »
Durant le trajet (son adjoint conduisait), sa cervelle chamboulée multipliait les suppositions absurdes. Parmi les plus délirantes : Ludovic Pernaud était l’amant de Maggie. Ou encore, pas mal non plus : elle était complice de son mari dans l’organisation des contrats et autres manœuvres occultes exécutées au service de l’État. Il y avait de quoi rire mais il aurait fallu un démonte-pneu pour lui desceller les mâchoires.
Pas facile d’établir un portrait objectif de sa mère. Il pensait toujours à elle avec une sorte d’exaspération contenue. Il l’aimait bien sûr, mais d’une façon réflexe. Dès qu’il pensait vraiment à elle, il sentait monter en lui un mélange irritant de compassion et de rancœur.
Pourquoi était-elle restée avec ce fou sadique ?
Elle vivait sa condition avec un orgueil mystique. C’était son martyre, sa croisade, subie au nom de ses enfants et aussi de l’ordre bourgeois. Elle qui avait été une hippie joyeuse et délurée, elle qui avait craché sur toutes ces valeurs durant sa jeunesse, elle les respectait aujourd’hui avec des scrupules de bénédictine.
Plusieurs fois, elle avait quitté son mari. Elle avait demandé le divorce. Elle avait juré de ne plus l’approcher. Quelques promesses avaient suffi pour la ramener au bercail. Leur destin ressemblait aux tragédies grecques où les héros, quoi qu’ils fassent, n’échappent jamais aux prévisions de l’Oracle.
Avenue de Messine, dimanche, 11 h 10. Quiétude des beaux quartiers. Soleil frémissant entre les cimes. Le calme du parc Monceau descendait ici comme une rivière et ruisselait jusqu’aux porches.
— Attends-moi là, fit-il à Kripo, j’en ai pas pour longtemps.
Il renonça à prendre l’ascenseur. Au fil des marches, un souvenir : sa mère à l’hôpital, après un mystérieux accident ; lui, neuf ans, assis dans la salle d’attente, lisant une revue d’arts martiaux que son père lui avait achetée. Il l’entendait expliquer au médecin comment sa femme était tombée dans les escaliers. Il percevait les réponses du toubib : malgré les multiples fractures, le bras serait sauvé.
Erwan se concentrait sur sa lecture, étonné que personne n’évoque une autre version — celle qui collerait avec les coups et les cris qu’il avait entendus puis les hurlements de sa mère quand le salopard l’avait balancée dans la cage d’escalier. Il voyait les lignes danser devant ses yeux. Ses mains étaient crispées sur les pages — ironiquement, un numéro spécial sur les stars du cinéma de kung-fu : Bruce Lee, Jackie Chan, Jet Li… Il avait envie de s’enfuir. Ou de tuer tout le monde. Mais il ne bougeait pas. Confusément, il s’était dit alors que si rien ne se passait ce jour-là — si son père n’allait pas en taule, si sa mère revenait à la maison —, alors le combat était perdu à jamais.
Une semaine plus tard, Maggie était de retour, le bras dans le plâtre.
Il sonna puis s’essuya les mains sur sa veste : trempées de sueur. Sa mère lui ouvrit au bout d’une minute, dans son tablier en toile recyclée — elle s’était toujours refusé à employer quelqu’un à son service. Encore une grande idée qui s’était soldée, pour elle, par une vie de bonniche.
— Erwan ? fit-elle avec étonnement. Qu’est-ce qui se passe ?
— Tout va bien. Je peux entrer ? Je serai pas long.
Elle recula pour le laisser passer. Sa beauté planait toujours sur son visage comme un fantôme usé. La radio murmurait quelque part. Le salon était un champ de manœuvres : tapis pliés, coussins retournés, chaises empilées… En deux jours, sa fille s’était jetée par la fenêtre et avait échappé à une tentative de meurtre mais visiblement, rien ne pouvait altérer le mandala des tâches ménagères.
— Ça me change les idées, plaida-t-elle. Et comme il n’y a pas notre déjeuner, j’en profite pour faire un grand ménage. Tu veux boire quelque chose ?
— Je te remercie. Je reste que quelques minutes. J’ai un avion à prendre.
Il n’avait pas de temps pour les formules ni les périphrases :
— Dans le cadre de mon enquête, je suis tombé sur ton numéro de téléphone.
— Comment ça ?
— Une des victimes t’a appelée trois fois la veille de sa mort.
Elle ouvrit ses yeux protubérants. Il lui semblait discerner chaque veinule de sang dans leur blanc vitreux.
— Qui ?
— Ludovic Pernaud.
— Jamais entendu parler.
— Comment tu expliques ça ?
— Il travaillait avec ton père ?
— À toi de me le dire.
Il retourna une des chaises et s’installa au cœur du salon mis à nu. Maggie poussa du pied l’aspirateur et s’assit sur une méridienne en velours.
— Il utilise parfois mon portable…
— Pour quoi faire ?
— Les gens de son travail l’appellent sur mon numéro. Juste pour lui signaler qu’il doit les rappeler, lui.
Cet aveu corroborait ce qu’il avait lu sur les fadettes : chaque appel de Pernaud n’avait pas dépassé quelques secondes. Pourtant, il sentait que sa mère mentait.
— Tu sais ce que fait papa place Beauvau ?
— Il y a longtemps que je ne veux plus le savoir.
— À quel moment tu as… décroché ?
Elle agita son bras, semblant dire : « Oublié. » Il l’observait et ne retrouvait ce matin aucune des deux Maggie : ni l’évaporée grignotant ses graines du Mexique en rêvant d’un monde meilleur, ni la créature paniquée qui rasait les murs dès que son mari tournait la clé dans la serrure. Il se demanda soudain s’il n’existait pas une troisième Maggie. Un être glacé qui dissimulait puissance et secrets derrière son apparence fragile.
— Qu’est-ce qui s’est passé entre vous à Lontano ?
— Tu vas pas remettre ça avec tes vieilles histoires.
— Réponds-moi.
— On s’est rencontrés pendant son enquête.
— En 1970 ? Je suis né en 1971.
— En 69. Ça a été un vrai coup de foudre.
— Un coup de foudre ? Entre papa et toi ?
— On en a déjà parlé. Nos… rapports actuels n’effacent rien.
— Il m’a dit que votre liaison avait été marquée par la violence…
— Pas la nôtre : celle de l’Homme-Clou. Les victimes se multipliaient. Ça le rendait… malade.
Morvan lui avait servi les mêmes bobards : « témoignages concertés », en langage PJ.
— À part son enquête, il trempait dans des magouilles ?
— Ton père cherchait le tueur et s’occupait de faire régner l’ordre à Lontano. Il ne s’est jamais mêlé d’autre chose.
— Jusqu’à ce qu’il hérite des mines de manganèse.
— C’était bien après, quand l’affaire était réglée.
— Sur ses investigations, qu’est-ce que tu savais ?
— Rien. Il n’en parlait jamais. Il se méfiait de tout le monde.
— Même de toi ?
— Surtout de moi. Il était convaincu que les Blancs protégeaient le tueur parce qu’il était un des leurs, un colonialiste exploiteur. C’était absurde mais à l’époque, il avait de vraies convictions de gauche. Il voulait libérer l’Afrique.
— Au cours de l’enquête, il n’a rien commis d’illégal ?
— En Afrique, rien n’est illégal et il avait tous les droits. Une seule chose comptait : trouver l’assassin.
Erwan essaya de la provoquer :
— L’homme qui t’a appelée, la victime de mon meurtrier, était lui aussi un tueur.
Aucune réaction. Il se dit avec ironie que Maggie avait un point commun avec Ludovic Pernaud : la passion pour le film fraîcheur.
— Il a sans doute rempli un contrat quelques jours avant sa mort, continua-t-il. Je pense qu’il a agi sur ordre de papa.
Elle n’eut pas l’air étonnée. Elle n’avait pas besoin de ce genre de soupçons pour savoir que son mari était un assassin. Elle-même n’était qu’une survivante.
— Le contrat visait un type qui préparait un livre sur la Françafrique, insista-t-il.
— Et ton père aurait ordonné son… élimination, simplement pour ça ?
— Il pouvait découvrir un secret sur lui.
— Tu es devenu fou.
Elle avait dit cela avec un vrai accent de sincérité mais tout était simulé. Elle était au courant des activités occultes de son mari. Aujourd’hui, Erwan pensait même qu’elle n’y était peut-être pas étrangère.
11 h 30. Il devait y aller. Il se leva et se dirigea vers l’entrée.
— Je comprends pas pourquoi tu me poses ces questions, reprit-elle en le suivant.
Il se retourna brutalement :
— Depuis dix jours, un homme se prend pour l’Homme-Clou. On en est à trois victimes, cinq si on compte celles de Sainte-Anne. La plupart ont un lien avec papa. Le tueur venge Thierry Pharabot, tu piges ? (Il lui saisit les bras.) T’es sûre que t’as rien à me dire ? Quelque chose qui me permettrait de l’identifier, d’éviter d’autres meurtres ?
— Non, je te jure…
Elle se tut tout à coup, les yeux fixes, la nuque tendue. En une seconde, elle eut son masque de victime consentante, prête à encaisser. Il la lâcha avec répugnance : il venait d’agir comme son propre père.
En descendant l’escalier, il rappela Audrey et lui ordonna de trouver, coûte que coûte, quelque chose qui confonde son père dans l’affaire Marot.
— En plus du reste ? demanda-t-elle, faisant référence à l’enquête en cours sur l’Homme-Clou.
— En plus du reste. Putain de dieu, fais-le tomber !
Franchissant le seuil de l’immeuble, il se repassa l’interview de sa mère et se dit qu’il fallait absolument qu’il se procure le dossier du procès de Pharabot. Le seul moyen d’en savoir plus sur l’affaire.
Une minute plus tard, il était dans la voiture.
— Ça s’est bien passé ? lui demanda Kripo.
— Fonce. J’en ai plein le cul de perdre mon temps.
Dans sa course contre la montre, il n’était pas sûr d’avoir fait le bon choix.
Avec l’attente à l’aéroport, les consignes de sécurité, le vol lui-même, il avait encore grillé deux heures. Pour couronner le tout, il s’était endormi dans l’avion. Un sommeil d’épileptique. Terreurs, convulsions, réveils en sursaut, puis de nouveau inconscience jusqu’à la crise suivante. Il n’avait pas lu une ligne.
Le contact avec le tarmac le réveilla pour de bon. Il pleuvait des lignes de verre sur la piste. Au bout, ses partenaires favoris, dans leur immuable ciré noir : Archambault, Verny et Le Guen.
Erwan ne leur avait pas dit pourquoi son adjoint et lui revenaient aussi vite. Ils traversèrent à nouveau la ville, entassés dans un véhicule de gendarmerie. En quelques mots, Erwan résuma la situation. Les nouveaux meurtres. Ses soupçons fétichistes. L’ADN de Pharabot sur le corps de Simoni.
Le silence dans l’habitacle en disait long. Soit ils ne comprenaient pas, soit ils comprenaient, et c’était pire.
La Cavale blanche. Ses bâtiments carrés posés sur des pylônes. Ses pelouses en forme de plaines. Ses familles en visite. Au deuxième sous-sol, ils retrouvèrent les fresques lugubres des murs de ciment.
Clemente les reçut dans la salle d’attente, où les poissons rouges et la machine à café n’avaient pas bougé. Pour une raison inconnue, le plafonnier ne fonctionnait plus et seule la lumière mouvante et bleutée de l’aquarium les éclairait.
— Café ? demanda le légiste près du distributeur.
Débarrassé de sa blouse, il avait retrouvé son allure de séducteur quinquagénaire : chevelure argentée et casual chic.
— C’est quoi cette histoire de changement de groupe sanguin ? demanda Erwan sans même répondre à la proposition.
Clemente leur désigna les fauteuils et le petit canapé. La brutalité du flic ne dispensait pas des bonnes manières. Tous s’assirent, en gardant leur ciré.
— Il n’y a qu’une explication : une greffe de moelle osseuse.
— Pour soigner son syndrome ?
— Non. On effectue surtout ce type de greffes pour traiter les leucémies.
— Di Greco avait un cancer du sang ?
— Son dossier médical ne le mentionne pas. Pas plus qu’il ne mentionne la greffe d’ailleurs. Ce qui est vraiment bizarre…
— Il aurait subi une opération clandestine ?
— Pas nécessairement : il a peut-être été soigné à l’étranger.
— Pour quoi ?
— Aucune idée.
Clemente ne cessait de regarder la machine à café. Finalement, n’y tenant plus, il se leva et en prit un.
— Il y a autre chose, reprit-il. Ce genre de greffes, même lorsque la moelle est bien tolérée, impose un traitement draconien, notamment la prise d’immunodépresseurs. J’ai fait de nouvelles analyses et j’ai retrouvé des traces notables de ces produits dans son sang. Di Greco a bien subi une greffe, je dirais ces trois dernières années.
— Vous avez repéré une cicatrice ?
— De telles opérations n’en laissent pas. On procède par injections. (Il se rassit et but quelques gorgées de café.) Un autre détail étrange : selon le rapport d’enquête, aucune boîte de ciclosporine, l’immunodépresseur, n’a été découverte dans sa cabine. Pour une mystérieuse raison, il tenait à garder secret son traitement.
Erwan lança un regard à Verny, qui confirma.
— Pourquoi ce type d’intervention modifie-t-il le groupe sanguin ?
— C’est la moelle osseuse qui produit les globules blancs, les globules rouges et les plaquettes. Autrement dit, quand on change de moelle, on change la machine à fabriquer le sang.
— L’ADN du sujet aussi dans ce cas ?
— Absolument. La moelle osseuse conditionne la production de toutes les cellules. C’est le système dans son ensemble qui est remplacé. Mais attention, il faut que la greffe prenne.
Erwan songea au sang retrouvé derrière l’oreille d’Anne Simoni. Ce n’était peut-être pas l’ADN de Pharabot lui-même mais de quelqu’un qui avait reçu la moelle de l’assassin.
Pas trop vite…
— Une greffe de moelle osseuse, comment ça marche ?
— Je vous l’ai dit : on la pratique surtout pour soigner une leucémie. La moelle du malade produit un sang anémié. On la détruit donc par chimiothérapie ou radiothérapie, puis on en greffe une autre, en général celle d’un parent, qui fabriquera un sang équilibré, générateur de globules rouges.
— Ces implantations s’effectuent toujours au sein d’une même famille ?
— Pas systématiquement. Il peut exister des compatibilités entre des personnes qui n’ont aucun lien de parenté. Dans tous les cas, pour que la greffe prenne, il faut un traitement à la ciclosporine. Le patient doit donc être suivi de près car sa carence d’anticorps l’expose fortement aux autres maladies.
Erwan s’enfonçait dans une forêt obscure mais une lumière brillait, très loin, parmi les feuillages entrelacés.
— C’est une opération compliquée ?
— La technique a beaucoup évolué. Jadis, les transplantations médullaires étaient mécaniques. On prélevait la moelle du donneur avec une grosse seringue puis on l’implantait directement dans le sang du greffé.
— Et maintenant ?
— La culture des cellules a fait des progrès incroyables. On prend désormais des cellules souches sur le donneur puis on les cultive, en temps voulu, afin de les transformer en moelle osseuse.
— Cette opération demande du matériel sophistiqué ?
— Des outils spécialisés, qu’on trouve dans les hôpitaux.
— Concrètement, comment ça se passe ?
— On extrait des cellules souches dans certaines parties du corps, dans le derme par exemple, puis on les congèle à moins cent quatre-vingts degrés jusqu’à ce qu’on en ait besoin. C’est très à la mode actuellement. De fantastiques promesses thérapeutiques se profilent. Aujourd’hui, on envisage sérieusement de conserver le cordon ombilical de chaque enfant.
— Pourquoi le cordon ?
— Il est plein de cellules souches. L’idée est de les placer dans de l’azote liquide et de les cultiver en cas de problème de santé. Une sorte d’assurance pour la vie. L’atout essentiel de ces cellules est qu’elles sont éternelles. Si on les préserve dans le froid, elles ne meurent jamais. On les appelle les « lignées immortelles ».
En entendant ce nom, Erwan sut qu’il avait trouvé la clé de voûte de l’enquête.
Scénario. Quatre hommes vouent un culte malsain à un tueur en série vieillissant. À sa mort, ils se débrouillent pour se procurer ses cellules souches. Ils trouvent un spécialiste qui accepte de les mettre en culture afin d’obtenir de la moelle osseuse qu’ils se font ensuite greffer. Pourquoi ? Tout simplement pour devenir, au sens génétique du terme, l’Homme-Clou.
S’il avait raison, les quatre en question étaient Jean-Patrick di Greco, Ivo Lartigues, Sébastien Redlich, Joseph Irisuanga… Depuis la veille, le mot de « réincarnation » planait sur l’enquête. Il sonnait de plus en plus juste.
Mais Pharabot était un nganga doté de superpouvoirs. Les cellules médullaires ne suffisaient pas. Il fallait aussi sacrifier des fétiches humains pour hériter de sa puissance. Chacun à leur tour, ils avaient donc tué selon son modus operandi.
Telle était la nature du pacte.
Le choix des victimes dans l’entourage de Grégoire Morvan, afin de le faire accuser ou de l’atteindre psychologiquement, relevait de la même logique. Après tout, c’était Pharabot lui-même qui se vengeait à travers eux.
Un fait ne collait pas : si on admettait que di Greco avait tué Wissa Sawiris pour ouvrir le bal, pourquoi avoir contacté Morvan ? Par provocation ? Cet appel était sans doute une déclaration de guerre. Mais pourquoi s’être suicidé ensuite ? Peut-être avait-il soudain éprouvé un remords ou compris qu’Erwan ne le lâcherait pas ? Ou bien la greffe provoquait-elle chez lui des douleurs ou des effets secondaires intolérables ? Dans tous les cas, le mot « Lontano » était un avertissement destiné à son père : Pharabot était de retour.
Erwan remisa tout ça dans un coin de sa tête et revint aux questions pratiques :
— Le prélèvement des cellules est possible sur un cadavre ?
— À condition de l’effectuer au plus tard quelques heures seulement après la mort.
Il regarda ses compagnons, tassés sur leur siège. Ils avaient l’air abasourdis.
— Vous avez parlé de greffes entre parents. Lorsque ce n’est pas le cas, elle est plus risquée, non ?
— Le plus souvent, elle est même vouée à l’échec.
— En cas de rejet, quels sont les signes visibles ?
— Je ne suis pas spécialiste, mais souvent des maladies de peau, je crois.
— Pas de problèmes d’articulations ?
— Non. Jamais entendu parler.
— Mais sous ciclosporine, on pourrait attraper une maladie des os ?
Clemente eut un geste vague. L’éclairage bleu de l’aquarium lui donnait des airs d’acteur de théâtre dans une mise en scène moderniste et crépusculaire.
— Il faudrait que je vérifie. Vous pensez à une pathologie en particulier ?
— Quelque chose qui pourrait clouer le receveur dans une chaise roulante ou le faire boiter.
— Je m’en occupe.
Les visiteurs se levèrent dans un bruissement de plastique.
— J’espère vous avoir aidé, ajouta le légiste.
— Vous ne m’avez pas aidé : vous avez résolu mon enquête. Vous m’avez offert à la fois le mobile, la logique de la série et l’identité des tueurs.
Les gendarmes se regardèrent : le train était passé sans eux.
— Ils sont plusieurs ? se risqua à demander Verny.
— Ils essaient de ne faire qu’un.
Le temps n’était plus à la diplomatie. Erwan opta pour un assaut en règle de l’institut Charcot, avec deux fourgons blindés contenant chacun deux escouades de gendarmes. Au bas mot quarante hommes, réunis en un temps record pour un dimanche. À 16 heures, le bataillon était à pied d’œuvre.
Il laissa Le Guen et Archambault gérer les manœuvres : contenir pensionnaires, personnel soignant, gardiens et familles à l’intérieur de l’enceinte en attendant leur audition et bloquer toutes les issues. L’avantage à l’UMD, c’était que tout le monde était déjà bouclé.
Quant à lui, il s’était réservé, avec Kripo, le suspect numéro un : Jean-Louis Lassay, psychiatre en chef, directeur de l’institut. Ils se firent escorter par Verny, garant de l’ordre et de la légitimité sur les terres bretonnes. En réalité, personne n’avait autorité pour une telle intervention mais le déploiement des uniformes faisait office de passe-droit.
Lassay, toujours vêtu comme un collégien anglais, vint à leur rencontre d’un pas martial alors que les forces de police investissaient le campus.
— Qu’est-ce que c’est que cette intrusion ? protesta-t-il le menton levé.
Une minute plus tard, ils étaient dans la salle de réunion comme trois jours auparavant. D’une poussée, Erwan fit tomber Lassay sur un siège et dégaina d’un même geste. Il n’était pas sûr de la tonalité qu’il avait adoptée mais il continua de plus belle, resserrant la vis d’un tour :
— On doit parler, toi et moi.
— Vous me tutoyez maintenant ? Mais qu’est-ce que…
— Ta gueule. Parle-moi de la mort de Pharabot.
— Mais je vous ai déjà tout dit, je…
— Je veux la date, l’heure, les circonstances exactes.
Lassay était toujours le beau gaillard argenté qui les avait reçus mais il semblait avoir été irradié. Sa peau était rouge rôti, ses traits gonflés. Il se passa la main sur le visage puis balbutia :
— Je comprends pas… Cette intervention va vous coûter cher, vous…
— Réponds-moi, fit Erwan en rengainant.
Il se sentait con avec son calibre à la main.
— Thierry Pharabot est mort dans la nuit du 23 novembre 2009, commença le psy.
— Où est le certificat de décès ?
— Dans nos archives. Il a été rédigé la nuit même par un médecin de la Cavale blanche.
— Pourquoi pas par toi ?
— C’est la loi. La mort doit être constatée par un médecin extérieur à l’établissement. Le lendemain, un commissaire de Brest est venu confirmer les circonstances de la disparition. On garde tout ici. Je peux vous faire une photocopie.
Erwan interrogea Verny du regard : il ignorait qu’il y avait un commissariat à Brest. Le gendarme l’attesta d’un bref signe de tête.
— On va vérifier de notre côté, fit le lieutenant-colonel.
Pharabot était donc bien mort : aucun risque de duperie de ce côté-là. Les prélèvements avaient-ils été faits avant le décès ? Ou juste après ?
Erwan observait Monsieur Preppy : il l’aurait bien vu pratiquer des expériences psychiatriques inédites mais ces histoires de greffe médullaire relèvent d’un autre registre. De plus, il sentait chez lui un effarement sincère : le médecin ne comprenait rien à ce qui arrivait.
— Ensuite, qu’avez-vous fait du corps ?
— Thierry Pharabot n’avait pas de famille, on… on l’a incinéré.
— Où ?
— Au crématorium de Brest, dans la zone d’activités du Vern. Ses cendres ont été répandues au cimetière de Kaerverec. Encore une fois, tout est dans le dossier.
Nouveau coup d’œil à Verny, nouvel acquiescement. Derrière lui, Kripo ajouta un signe discret. Ça lui revenait maintenant : l’Alsacien s’était déjà rancardé.
Mais une faille était possible entre le décès avéré du tueur et son incinération. Les cellules pouvaient avoir été prélevées avant la crémation.
— Sois précis, reprit-il. Entre la constatation par le médecin puis celle par le commissaire, le corps est donc resté à l’UMD ?
— Oui. Mais pourquoi vos questions ?
— Où a-t-il été conservé ?
— Dans la morgue de notre hôpital.
— Rien de spécial de ce côté ?
— Comme quoi ?
Erwan eut un geste qui balayait toute réponse :
— Qui a ensuite assuré le transport du cadavre ? Vous ou les pompes funèbres ?
— Nous. En ambulance.
— Avez-vous les noms des infirmiers qui s’en sont chargés ?
— On peut vérifier. Mais pourquoi tous ces détails ?
— Tu sais ce qu’est une greffe de moelle osseuse ?
— Je suis médecin.
— Disposez-vous ici du matériel requis pour effectuer une telle opération ?
— Nous sommes un institut psychiatrique !
— Lors de ma première visite, tu as parlé de votre centre de recherche.
— Pour le cerveau ! Rien à voir avec le prélèvement de cellules.
— Certains instruments pourraient être détournés de leur fonction d’origine, non ?
— Je suppose mais… (Lassay fronça les sourcils.) Qu’est-ce que vous insinuez ?
— Une transplantation médullaire peut modifier le groupe sanguin du greffé, et même son ADN. Le corps de l’Homme-Clou, pour certains fanatiques, était une sacrée opportunité.
— Une opportunité de quoi ? Pharabot a passé les deux tiers de sa vie en asile. Qui voudrait de ses cellules ? Vous êtes en plein délire.
Erwan faisait les cent pas — le flic méchant —, Verny gardait la porte, Kripo prenait des notes.
— Les lignées immortelles, ça te dit quelque chose ?
— Un truc à la mode. Congeler des cellules souches pour en développer la culture en cas de besoin.
— Vous avez un endroit réfrigéré ici qui permettrait d’en conserver ?
Lassay ne semblait plus éprouver ni peur ni colère, il était simplement consterné par les propos d’Erwan.
— En quelle langue je dois vous le dire ? Nous sommes une unité pour malades difficiles. Qu’est-ce que vous croyez ? Qu’on pratique ici des expériences à la Frankenstein ? On a déjà assez de mal à les tenir tranquilles. (Il se leva et toisa Erwan d’un air méprisant.) J’en ai assez maintenant. (Il lança un regard vers la fenêtre.) Cette intrusion, ces types armés, c’est ridicule. Vous gaspillez votre temps et le mien.
— C’est tout ce que t’as à me dire ?
— Allez vous faire foutre.
Erwan lui balança une gifle à toute force. Lassay dut s’accrocher à la table pour rester debout. Il serra les poings et avança. Il était plus grand qu’Erwan de quelques centimètres et tout aussi costaud.
Il existe deux catégories d’hommes : ceux qui craignent la violence physique et les autres. Psychiatre ou pas, Lassay était prêt à lui casser la gueule.
Verny s’interposa en dégainant :
— Arrêtez ça tout de suite. (En tendant le bras, il maintint Erwan à distance tout en s’adressant au médecin.) Veuillez excuser le commandant Morvan pour ce geste… inqualifiable.
Cette simple phrase désamorça la tension : le psychiatre parut revenir à la réalité — le monde policé et ses règles de civilité. Erwan recula en bougonnant.
La porte s’ouvrit d’un coup : Le Guen.
— Un infirmier a disparu, prévint-il. Il paraît qu’il s’est tiré à notre arrivée.
— Comment s’appelle-t-il ? demanda Lassay.
— José Fernandez.
— Plug ? fit Lassay en écho. C’est un de nos plus anciens infirmiers.
Les surnoms : toujours révélateurs. Celui-là rappelait à Erwan sa rencontre avec le médecin punk le matin même.
— Pourquoi l’appelez-vous comme ça ?
— À cause des cylindres en silicone qu’il porte dans les lobes d’oreilles.
— C’est un adepte du body-art ?
Le psychiatre laissa échapper un petit rire, tout en se frottant la joue :
— Il est couvert de tatouages et de piercings.
Erwan passa devant Le Guen et sortit dans le couloir. Verny et Kripo coururent à sa suite. Le gendarme avait toujours son arme à la main.
— Rengainez ça, ordonna Erwan, vous allez vous tirer une balle dans le pied.
— Il est pas chargé, fit l’autre, livide.
— On retrouve l’infirmier. Priorité absolue.
Plug n’alla pas loin.
Il fut arrêté aux environs de Porspoder, à moins de cent kilomètres de Charcot, vers 17 heures. Sans doute avait-il le projet de s’enfuir par bateau ou une connerie de ce genre. Une heure plus tard, il était dans les murs d’une caserne centrale de gendarmerie dont Erwan n’avait pas compris le nom.
Ils avaient suivi le mouvement. Ils déboulèrent dans un nouveau bureau nu et froid, doté de plafonniers en sous-régime (toujours le syndrome breton : en plein après-midi, la nuit était déjà là).
José Fernandez ressemblait à Joseph Irisuanga, en mode mineur. Entièrement tondu, à l’exception d’une crête noire qui lui sciait le crâne comme un coup de hache, il présentait quelques ornements bien placés : piercings, rivets et boucles en tous genres. Le gaillard, taillé comme un deuxième ligne de rugby, soufflait à la manière d’un buffle, menotté à la tuyauterie. Lui-même ressemblait à un radiateur saturé de pression brûlante.
Erwan évacua les autres : il voulait rester seul avec l’infirmier — et Verny, qui lui paraissait être un bon second pour un coup de force. Il congédia même Kripo — privé de dessert.
Arpentant la pièce, il attaqua direct, sans lever sa garde :
— C’est toi qui t’es occupé du transfert du corps de Pharabot ?
— Quoi ?
Erwan n’avait pas le temps de vérifier ses suppositions — tout au bluff :
— C’est toi qui es allé au crématorium du Vern ?
— Et alors ?
— Qu’est-ce qui s’est passé en route ?
— Mais… rien. Je vois pas ce que…
Erwan saisit le cylindre de silicone de son lobe gauche et l’arracha. L’infirmier hurla en se tenant l’oreille. Le flic balança le déchet par terre.
— Quand as-tu prélevé les cellules ?
— Mais vous êtes dingue !
L’homme à la crête gémissait mais Erwan pressentait un fond de jouissance dans sa plainte. Sans doute le genre à se faire pendre par des crochets à la manière d’une carcasse de bœuf.
— Comment ça s’est passé avec le corps ? hurla-t-il en lui attrapant le deuxième lobe. Qui t’a ordonné de faire les prélèvements ? Où les as-tu livrés ?
Il improvisait mais au regard de Plug, il comprit qu’il déroulait le bon fil. Il tordit un peu plus l’oreille. Fernandez se pencha en couinant. Au-dessus du voile rouge qui lui obscurcissait la vue, Erwan apercevait Verny prêt à intervenir à nouveau.
— Réponds, putain de dieu, ou je t’arrache celle-là aussi !
Fernandez se mit à sourire et le flic sut que la souffrance n’était pas la bonne voie. Il fit signe à Verny de lui filer son arme — le gendarme s’exécuta en tremblant. Erwan empoigna le calibre et écrasa le canon près de l’oreille valide de Plug :
— Tu connais la roulette afghane ? C’est comme la roulette russe, mais avec un calibre automatique.
— Qu’est-ce que vous faites ? Vous êtes dingue ? Je… j’ai aucune chance !
— Sauf si j’ai pas armé la chambre.
D’un geste, il tira sur la culasse pour faire monter une balle imaginaire dans le canon et appuya sur la détente. Un jet d’urine inonda l’entrejambe de l’infirmier.
Erwan rendit le calibre au gendarme pétrifié. L’infirmier se protégea le visage de ses mains menottées et se mit à sangloter.
— La nuit du 23 novembre 2009, répéta le flic, j’écoute.
— C’était le lendemain… Je… j’ai transporté le corps avec un collègue jusqu’à la zone du Vern.
— Son nom ?
— Michel Leroy. Il travaille plus ici. Il a pris sa retraite.
— Il était dans le coup ?
— Non. Il a simplement accepté qu’on parte en avance ce matin-là.
— Pourquoi ?
— Parce que je voulais opérer dans la salle d’incinération, avant l’arrivée des techniciens.
— Ensuite ?
— On était au crématorium à l’aube. On a installé le corps puis j’ai demandé à Michel de m’attendre dans la voiture.
— Sous quel prétexte ?
— Aucun. Leroy s’est pas fait prier : il est allé finir sa nuit. J’ai pris les instruments que j’avais apportés et j’ai prélevé les échantillons.
— Sur quelle partie du corps ?
— Les cuisses. La meilleure zone pour recueillir des fibroblastes.
— Des quoi ?
— Des cellules situées dans le derme qui sont faciles ensuite à dédifférencier.
— Parle français.
— Des cellules qu’on peut rendre embryonnaires. On les transforme en cellules souches puis on les met en culture pour obtenir celles dont on a besoin.
Les lignées immortelles. Erwan imaginait, dans les fumées de l’azote liquide, la sève éternelle du Mal.
— Tu savais donc ce que tu étais en train de faire ?
— Je savais qu’il s’agissait de cellules. Et pas n’importe lesquelles. Celles de l’Homme-Clou !
Erwan se demanda si le quatuor n’avait pas promis à ce sous-fifre une injection aux frais de la princesse.
— Continue.
— J’ai placé les fibroblastes dans un conteneur isotherme et je suis reparti.
— Les gars des pompes funèbres n’ont pas tiqué sur les blessures ?
— J’avais préparé Pharabot. Je lui avais mis son plus beau costume. Ils ont rien trouvé à redire. À huit cent cinquante degrés, un corps grille de la même façon, à poil ou en costard.
Erwan vit passer les flammes devant ses yeux. Après le gel des cellules, le plus violent chaud et froid de toute sa vie. Le corps avait dû se consumer en près de deux heures — le temps réglementaire — mais le tueur n’était pas mort : ses cellules avaient survécu.
— Après ?
— C’est tout.
Erwan lui balança un coup à toute force sur la nuque. Fernandez tomba à genoux.
— Où t’as livré les cellules ?
— En Suisse. J’avais pris ma journée. J’avais des consignes précises. Franchir la frontière par Vallorcine puis rejoindre une clinique aux environs de Verbier.
— Qui t’a donné ces instructions ?
— Faites-moi sauter le crâne, je ne donnerai aucun nom.
Erwan les connaissait déjà.
— Dis-moi où est la clinique.
— Je m’en souviens plus.
D’un seul mouvement, il déchira le deuxième lobe.
— Quelle clinique ? hurla-t-il pour couvrir les gémissements du body-mod. Sinon, je te jure que je t’arrache un à un tous tes piercings. Je la trouverai de toute façon. Parle. Je gagnerai du temps et tu sauveras ta sale gueule de bouffon.
L’infirmier sanglotait à travers les cliquetis de ses menottes. Verny n’en menait pas large.
Erwan attrapa Fernandez par l’épaule et le remonta sur sa chaise :
— LE NOM, PUTAIN DE DIEU !
— La clinique de la Vallée… Un centre pour cancéreux…
Erwan sortit de la pièce empuantie d’urine et d’hémoglobine. Sur ses pas, Verny voulait parler mais sa voix chevrotait si fort qu’elle ne produisait qu’un caquètement de poule.
— Vous le coffrez pour de bon, ordonna Erwan en bifurquant dans les toilettes.
Il fit couler de l’eau glacée, arracha des serviettes en papier et tenta de nettoyer le sang sur sa cravate.
— Vos… vos méthodes sont plutôt…, bredouilla le gendarme.
— Oubliez tout ça, conclut Erwan en fermant le robinet. Vous prenez sa déposition et vous prévenez le parquet de Rennes. Vous envoyez le tout à Paris. Demain, la Bretagne redeviendra un havre de paix.
— Et vous ?
— Je pars en Suisse.
Dans sa chambre, Morvan vérifiait sur l’écran les opérations effectuées en ligne par Loïc. Potentiellement, près de la moitié de ses parts avaient déjà trouvé acquéreur. Il préférait ne pas regarder les prix et d’ailleurs, il n’avait jamais su combien ses actions valaient exactement. Une chose était sûre : son argent coulait comme du sang sur un champ de bataille. Coltano. Ses terres. Son minerai…
Il voyait surtout, en surimpression, les épisodes de l’existence chaotique de sa fille. Ses coucheries répugnantes. Sa manœuvre maladroite pour le détruire. Sa chute libre à travers les cimes d’automne. Son agression à Sainte-Anne…
Comment en était-on arrivé là ?
Il était capable de liquider le reste de sa fortune pour rattraper cette faute — une seule chose comptait dans le naufrage de sa vie criminelle : sa responsabilité de père. Personne ne l’avait jamais compris et il en éprouvait une sorte d’orgueil. Sa mission devait demeurer secrète, invisible, omnipotente…
Il ne connaissait qu’un autre homme de ce type, une brute qui n’avait jamais cessé de remettre en jeu sa propre existence, encore et toujours pour une unique raison, le bonheur de ses filles : le Condottiere. Le Français l’avait appelé pour lui expliquer la situation : aucune hésitation. Montefiori aussi devait être en train de bazarder ses actions, via Heemecht. Deux vieilles crapules se sabordant au crépuscule de leur vie.
La porte s’ouvrit d’un coup : Maggie, tout en os et pupilles.
— Faut qu’on parle.
Tout le monde pensait que Maggie vivait dans la terreur. L’un et l’autre savaient que ce n’était pas la vérité. La peur des coups, oui. Mais les vraies menaces n’étaient pas du côté qu’on croyait.
— J’ai peut-être pas assez d’emmerdes ? grogna Morvan.
— Justement. Tout ça a assez duré.
Elle referma la porte en douceur. Elle arborait une de ses tenues ridicules : tunique mauve, jean informe, breloques en tous genres.
— Erwan arrête pas de me questionner sur Lontano. Il va finir par trouver.
— C’est ce que veut le tueur.
— Il m’a aussi interrogée sur Pernaud.
— À cause des appels ?
— Qu’est-ce que tu crois ? Je t’ai dit que t’étais allé trop loin sur ce coup.
— C’était ça ou notre passé en pleine page dans les hebdos.
Maggie soupira. Elle n’éprouvait aucune compassion pour les morts, aucune crainte face au tueur qui menaçait leur famille ou aux généraux africains qui voulaient les embrocher. Elle tremblait seulement qu’on découvre leur vérité à tous les deux.
— Qui est l’assassin ? demanda-t-elle.
— Aucune idée.
— Pourquoi imite-t-il l’Homme-Clou ?
— Par vénération, et aussi parce qu’il veut le venger.
— Le venger de qui ?
— De moi. De toi.
Elle fit quelques pas dans la chambre, déclenchant un bruit de verroterie incongru.
— Erwan va trouver le meurtrier avant que le bordel n’éclate, continua-t-il.
— Où est-il ?
— J’en sais rien. Il m’a filé entre les pattes.
Elle eut un sourire dur. Ses lèvres fines ressemblaient à un lacet étrangleur.
— T’as bien changé.
Comme pour faire diversion, il désigna l’écran allumé devant lui :
— Notre patrimoine en prend un sacré coup. Tu peux remercier ta fille.
— Je me moque de l’argent.
— Parce que t’en as toujours eu.
— On a signé un pacte avec le diable, murmura-t-elle. Il s’agit de notre âme, et non de notre pognon.
Ce fut son tour de sourire :
— C’est la même chose. Notre âme, ce sont nos enfants, et je veux leur laisser de quoi voir venir.
— T’as tout prévu, non ?
— Tu comprends le français ou pas ? Je te répète que notre fric…
— Tu t’en sortiras. Comme toujours. Il y a les nouvelles mines. (D’une voix douce, elle cita Baudelaire.) « J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or… »
Elle lui paraissait de plus en plus fêlée.
— Y a aussi le problème de Sofia, reprit-il pour la recadrer. Elle a découvert l’arrangement du mariage. Elle veut nous faire la peau, à Giovanni et moi.
— Elle se calmera. C’est une femme raisonnable.
Pour une raison obscure, Maggie donnait toujours raison à l’Italienne.
— En attendant, je la crois assez maligne pour…
— Règle le problème Erwan en priorité. (Elle marcha vers la porte et revint à la charge.) Sinon, c’est moi qui lui parlerai.
— Tu m’avais juré…
La main sur la poignée, elle lui lança un regard méprisant :
— Des promesses entre nous, mon chéri ?
Il voulut répondre quand le télex de l’état-major se mit à vibrer. Machinalement, il jeta un coup d’œil au PV, mémorisant l’heure de l’émission : 19 h 10. D’un geste, il détacha la feuille et la lut avec plus d’attention.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Maggie en revenant vers lui.
— Peut-être la solution à nos problèmes.
En fin de journée, les deux flics étaient rentrés à Paris. Pas de pensées durant le vol. Pas de sommeil non plus. Erwan était resté les yeux fixés sur le hublot, comme si l’intensité de son regard allait lui permettre de gagner plus vite la Suisse.
Aux environs de 20 heures, il avait réussi à attraper un avion pour Genève alors que Kripo filait au 36. Sa mission : foutre en garde à vue les trois suspects, leur faire une prise de sang et des prélèvements génétiques. À 22 heures, Erwan atterrit à Genève. Il appela aussitôt l’Alsacien pour s’assurer que les trois oiseaux étaient bien en cage. Ils s’étaient volatilisés.
Sans doute Fernandez avait-il eu le temps de les prévenir avant d’être arrêté. Les disciples de Pharabot avaient compris que leur secret était découvert. Ils avaient paniqué et pris la fuite.
Lentement, la voix de Kripo revint à son oreille :
— D’après les témoignages de proximité qu’Audrey a recueillis, les handicaps de Lartigues et Redlich ne datent pas de plus d’un an. Auparavant, ils gambadaient comme des lapins.
Chronologie. En novembre 2009, Thierry Pharabot meurt. José Fernandez prélève les cellules et les porte à la clinique de la Vallée. Le traitement débute pour les quatre fanatiques. Destruction de leur moelle osseuse. Dédifférenciation des cellules de Pharabot, mise en culture, puis transformation. Tout ça avait dû prendre une année. Les injections avaient donc commencé en 2011. Les quatre hommes n’avaient pas tous bien supporté le traitement. La ciclosporine les avait fragilisés. Lartigues et Redlich avaient contracté des virus affectant les articulations ou quelque chose de ce genre. Pour di Greco, ça ne pouvait pas être pire. Seul Irisuanga était demeuré en parfaite condition physique.
Alors le temps des meurtres avait sonné.
Di Greco avait tué Wissa Sawiris dans des conditions qui restaient à éclaircir. Lartigues avait torturé et mutilé Anne Simoni sur fond de fétichisme. Redlich s’était chargé de Pernaud — qu’il connaissait des clubs de tir. Irisuanga s’était attaqué à Gaëlle… Des meurtres qui procédaient par cercles concentriques, se rapprochant toujours plus de la vraie cible : Grégoire Morvan, l’homme qui avait arrêté leur maître et l’avait fait emprisonner à vie.
— À l’heure qu’il est, fit Kripo, ils doivent être en route pour le Brésil ou ailleurs.
— Non. Ils sont quelque part en France ou en Suisse. L’un d’entre eux doit posséder une baraque. Localise-la.
— Pas très malin comme système de défense.
— Leur système de défense, c’est l’arsenal de Redlich.
Bref silence. Kripo réalisait ce qu’Erwan avait en tête. Un camp retranché façon secte : suicide collectif ou affrontement armé. Le 18 novembre 1978, au Guyana, le pasteur Jim Jones, acculé, avait ordonné le suicide au cyanure de sa communauté — près de mille personnes. En 1993, David Koresh et ses fidèles avaient résisté durant près de deux mois aux assauts des forces armées américaines — bilan : près de cent morts. Entre 1994 et 1997, l’Ordre du Temple solaire avait tué ou organisé le suicide de plus de soixante-dix victimes alors que la secte était menacée.
Erwan devinait que ces hommes ne se laisseraient pas arrêter. L’esprit du Maître n’était pas de capituler. En outre, maintenant qu’ils avaient intégré les pouvoirs de Pharabot et s’étaient encore fortifiés en sacrifiant des victimes, ils devaient se croire invulnérables.
— Trouve-les et rappelle-moi.
Il fonça dans une agence de location de voitures. Il faisait nuit. Il faisait froid. Il s’abrita dans une berline suréquipée dont le tableau de bord scintillait comme celui d’un vaisseau spatial. Contact. Lumières. GPS.
Aucun problème pour dégoter les coordonnées de la clinique de la Vallée, située non loin de la station de ski de Verbier. Kripo avait déjà creusé le sujet et envoyé un SMS : « Rien de suspect. » L’établissement était à la fois un centre renommé pour les greffes de moelle osseuse et un lieu de fin de vie, offrant des soins palliatifs de luxe. L’adresse qu’on se repasse dans les hautes sphères. Le refuge secret qui fait des miracles, à quelques cellules de l’éternité.
La route alternait des cols étroits et sinueux, cernés de pins, puis des plaines noires et rectilignes. De temps à autre, au fond d’une vallée, un village se déployait, absolument plat, dont les vitrines étaient éclairées comme pour Noël. Les réverbères, eux, ressemblaient à des globes de cire froide, diffusant un halo blanc et figé.
Quelle issue pour son périple ? Il allait arriver vers minuit dans une clinique endormie. Il n’avait ni légitimité ni la moindre preuve étayant ses soupçons. Il s’était refusé à contacter la police suisse et n’avait pas la patience d’attendre le lendemain pour effectuer une visite en plein jour, avec médecins dans les bureaux et patients dans la salle d’attente.
Le GPS le rappela à la réalité : il ne savait pas où il se trouvait mais il n’avait plus que quelques kilomètres à parcourir. La clinique de la Vallée, comme son nom l’indiquait, se trouvait dans une dépression tapissée de sapinières. Si son GPS tombait en panne à cet instant, il serait obligé d’attendre la lueur du jour pour se repérer.
Les bâtiments apparurent dans un halo de lumière : lignes basses, toits-terrasses, murs de bois qui évoquaient des planches entreposées. Pour une raison inconnue, de nombreuses salles étaient éclairées, frémissant dans la béance noire de la vallée. Se garant sur le parking, Erwan songea à un bal déserté suite à une alerte : pas une présence humaine malgré les illuminations. S’approchant de la double porte vitrée, il dégaina et arma la chambre de son calibre. Absurde.
Le hall était vide. Murs, sol, plafond, tout était blanc. Les plafonniers se reflétaient sur le lino. Des plantes vertes délimitaient différents espaces. Une standardiste — ou une infirmière — somnolait derrière un comptoir. Il s’approcha. La femme se redressa.
— C’est pour une urgence ? demanda-t-elle, vaguement inquiète.
Erwan planqua son arme et sortit son badge à trois bandes :
— Je veux voir votre patron.
— Vous êtes français ?
— Brigade criminelle.
— Vous parlez du professeur Schlimé ?
— C’est ça.
Il avait lu ce nom sur les sites qu’il avait consultés. Jean-Louis Schlimé. Références internationales. Publications prestigieuses dans des revues scientifiques. Propriétaire de la clinique depuis 1993, aux côtés d’investisseurs helvétiques.
— Que venez-vous faire ici ?
Erwan se retourna vers la voix et comprit, en un seul coup d’œil, qu’il se trouvait devant l’intéressé. Trop beau pour être un simple hasard…
La cinquantaine, l’homme était trapu, roux et souriant, le genre qui inspire confiance, même et surtout quand il n’y a plus d’espoir. Il portait une laine polaire et un pantalon de ski.
— Je suis le docteur Schlimé. Que voulez-vous à une heure pareille ?
Erwan refit le coup du porte-carte :
— Simplement vous parler.
Le médecin n’était pas seul. À ses côtés, un géant en doudoune demeurait impassible — plus protection rapprochée qu’infirmier.
— On a dû mal vous renseigner, plaisanta-t-il, votre insigne ne marche pas ici.
— C’est une visite amicale.
— À minuit ?
— À minuit, justement. Même en France, en tant que flic, je n’aurais pas le droit d’être là. Voyez les choses d’un autre point de vue : on se parle ici, maintenant, et dans une demi-heure, tout est bouclé. Foutez-moi dehors et je reviens demain ou après-demain avec la cavalerie, un juge et tout le bordel que ça implique.
— Vous bluffez, sourit-il. Jamais la Suisse ne vous soutiendra avant des semaines de procédure. Mes avocats étoufferont tout ça dans l’œuf. D’ailleurs, de quoi s’agit-il ? Je n’ai rien à me reprocher.
Erwan avait retrouvé sa confiance et ses repères : jouer au dur, avancer au flan, compter sur sa présence plutôt que sur son dossier.
— Novembre 2009. Jean-Patrick di Greco. Ivo Lartigues. Sébastien Redlich. Joseph Irisuanga. Je vous fais un prix pour les quatre.
Schlimé lui fit signe de sa petite main potelée et rose :
— Suivez-moi. D’une certaine manière, je vous attends depuis le premier jour.
— Les lignées immortelles !
La salle évoquait une bibliothèque qui aurait muté en laboratoire polaire. Armoires réfrigérées, numérotées, en inox. Carrelage blanc du sol au plafond. Les néons à froid étaient parfaits pour éclairer ces tiroirs d’azote liquide maintenus à moins cent quatre-vingts degrés.
— Nous collectons depuis des années des cellules.
— Des cellules souches ?
— Elles ne le sont pas toujours au départ mais on a appris à les dédifférencier, c’est-à-dire à les rendre neutres, puis à les reprogrammer génétiquement.
Ils étaient vêtus en cosmonautes de papier : combinaison, charlotte plissée sur le crâne, surchaussures aux pieds. Ils se déplaçaient dans de grands froissements de feuilles et portaient, pour couronner le tout, un masque chirurgical et des lunettes pour se protéger d’éventuelles éclaboussures — l’azote est si froid qu’il brûle comme une flamme.
— À qui appartiennent ces cellules ?
— À des patients prévoyants auxquels nous pourrons, le moment venu, sauver la vie.
Ils avancèrent le long des armoires brillantes. Bizarrement, ce lieu de vie éternelle ressemblait à une morgue.
— Un jour, on conservera systématiquement un fragment de cordon ombilical à titre thérapeutique. (Le médecin posa sa main gantée sur une porte chromée.) Chaque être humain disposera d’un stock de cellules souches qui permettra de renouveler son sang, sa moelle osseuse, toute la machinerie humaine.
Erwan songeait au mercredi des Cendres, jour de jeûne et d’abstinence où le prêtre trace une croix sur le front du croyant, en prononçant ces mots de la Genèse : « Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras à la poussière. » Ces temps étaient révolus : l’homme n’était plus poussière mais cellules immortelles.
— Parlez-moi de di Greco, Lartigues, Redlich, Irisuanga.
Schlimé ne se fit pas prier :
— Ils sont venus me proposer un projet délirant, que j’ai aussitôt accepté.
— Pourquoi ?
— Pour l’argent d’abord. Pour l’expérience ensuite. Leur idée était fascinante : devenir quelqu’un d’autre grâce à une greffe médullaire.
— Vous saviez d’où proviendraient les cellules ? Quel modèle ils s’étaient choisi ?
— Non. Et ça ne m’importait pas.
L’homme avait reproduit un tueur en quatre exemplaires et il en parlait comme d’un banal programme de recherche.
— Vous avez conscience que je pourrais vous inculper pour exercice illégale de la médecine ?
Le chirurgien baissa son masque et rit de bon cœur. Un panache de vapeur s’échappa de ses lèvres.
— Vous êtes impayable. Vous ne pouvez pas m’inculper de quoi que ce soit et vous le savez. Et certainement pas ici, où vous n’êtes rien.
— Je passerai le relais à mes collègues suisses.
— Qui prouvera ces accusations ? Vous ? Je pourrais présenter n’importe quel document démontrant que ces hommes souffraient d’une leucémie. Les rayons ont totalement détruit leurs cellules anciennes et la greffe a régénéré leur organisme. (Il leva ses petites mains gantées.) Pas vu, pas pris !
Erwan commençait à claquer des dents dans ce « cellularium ».
— Je ne peux pas croire que vous ayez souscrit à ce projet.
— Ils menaçaient de s’injecter une maladie du sang pour me forcer à les traiter.
— Vous avez cru à leur chantage ?
— Non, mais cela prouvait leur détermination. Autant empocher l’argent et tenter l’expérience.
— Vous saviez que les cellules provenaient d’un homme mort ?
— Je n’ai pas demandé de détails.
— J’ai la conviction que vos « volontaires » ont tué au moins cinq personnes, se prenant pour le meurtrier dont vous leur avez injecté le capital génétique.
Schlimé haussa les sourcils puis retrouva aussitôt son expression de rouquin réjoui. Comme épitaphe des cinq victimes, c’était mince. Pas la peine de discuter avec lui morale et responsabilité : il avait l’air aussi froid que ses armoires, aussi cinglé que ses réincarnés.
— Donnez-moi les dates, les noms, les circonstances.
— Pourquoi je vous répondrais ?
Erwan baissa lui aussi son masque :
— Quoi que vous en pensiez, je peux vous envoyer une escouade de flics suisses dès demain. Ne sous-estimez pas mon pouvoir de nuisance.
Schlimé produisait toujours, en respirant, de brefs nuages de buée, qui paraissaient rosir autour de lui.
— Venez avec moi, fit-il enfin, on se gèle ici.
Ils larguèrent leur costume de papier dans un sas et empruntèrent de nouveaux couloirs. Le colosse avait disparu. Ils se retrouvèrent dans un petit bureau bourré de livres et de dossiers, qui rappelait celui de Lassay à Charcot.
— Vous avez donc rencontré ces criminels avant l’arrivée des échantillons ?
Schlimé se servit du thé vert — visiblement, il en conservait un thermos plein dans son bureau.
— Appelons-les « patients » si ça ne vous fait rien. Tout était organisé à l’avance, bien sûr. Ce ne sont pas des thérapies qu’on improvise.
— Les cellules devaient vous parvenir à une date précise ?
— On a toujours parlé de la fin 2009. Dès leur réception, on les a congelées et on a commencé parallèlement le traitement par irradiation de mes… volontaires. Ensuite, les étapes de dédifférenciation et de mise en culture ont été lancées.
Ainsi, la mort de Pharabot était programmée. José Fernandez n’avait pas seulement opéré sur son cadavre, il l’avait d’abord étouffé dans la nuit, laissant croire à un AVC ou une crise cardiaque. Les fanatiques avaient ordonné la mort de leur modèle pour mieux se réincarner dans sa peau.
— Quand a eu lieu la greffe ? reprit Erwan.
— En octobre 2010.
— Les séances de rayons ont duré aussi longtemps ?
— C’est un protocole très lourd. Il s’agit de détruire complètement la moelle osseuse.
— Tous les quatre l’ont subi en même temps ?
Schlimé acquiesça. Il tenait sa tasse de terre cuite à deux mains — les manières affectées de ce Docteur Maboule lui fichaient les nerfs en pelote.
— À la fin, ils ont dû être hospitalisés, non ?
— La dernière phase est délicate, oui : le patient est très faible, en état de survie précaire. On lui injecte alors les nouvelles cellules. Peu à peu, le corps se régénère.
Erwan imaginait ces hommes cernés par les sapinières helvétiques en train de se transformer en Homme-Clou. Qui avait payé pour ça ? Sans doute Lartigues et Irisuanga, les nantis du clan.
— D’après mes renseignements, di Greco a changé de groupe sanguin.
— Les autres aussi. La moelle osseuse produit globules et plaquettes.
— Ils ont également changé d’ADN ?
— Cela va de pair. Ils ont désormais celui du donneur.
— Ces hommes étaient compatibles avec les cellules greffées ?
— Non. C’est tout le problème. Je les avais prévenus : on ne choisit pas son donneur. J’ai dû leur prescrire de fortes doses de ciclosporine qui les ont fragilisés. C’est ainsi que Lartigues et Redlich ont développé une arthrite infectieuse.
Erwan avait donc vu juste. Schlimé, lui, admettait cela d’un air contrarié : les transplantés constituaient ses chefs-d’œuvre, or ils commençaient à montrer des défaillances.
— Quelle est leur espérance de vie ?
— Je ne suis pas optimiste. Ils survivent pour l’instant entre deux menaces : d’un côté le rejet de la greffe, de l’autre les maladies qu’ils sont susceptibles de contracter.
Erwan se remémora la fouille des poubelles de Lartigues :
— On n’a trouvé chez eux ni ordonnance ni médicament.
— Je m’occupe de tout. Le service après-vente, pour ainsi dire.
— Ils viennent jusqu’ici ?
— On se débrouille.
— Quand les avez-vous vus pour la dernière fois ?
— Il y a un mois : ils ne sont venus qu’à trois. Di Greco n’était pas là.
Grand Corps Malade, coincé sur son porte-avions, rongé par sa maladie et ses jeux cruels.
— Dans quel état étaient-ils ?
— Très agités. Lartigues et Redlich prenaient les signes de rejet comme un… désaveu de leur idole. Ils répétaient qu’ils allaient passer au stade supérieur, que tout allait rentrer dans l’ordre, que la fusion allait survenir… Je n’ai rien compris.
Tu m’étonnes. Dans leur folie, ils devaient penser qu’il fallait sacrifier des victimes — des fétiches — pour que la grande symbiose s’opère. Ou bien alors, à l’inverse, malgré l’échec de la transplantation, ils se sentaient désormais investis par l’esprit du tueur, les cellules distillant aussi une part de son âme maléfique.
Erwan se leva et considéra le petit bonhomme dans sa laine polaire. Il n’arrivait pas à définir ses propres sentiments à propos de cet apprenti sorcier. Devait-il lui casser les dents, le faire embarquer ou simplement le remercier pour sa franchise ?
Finalement, il opta pour le mode civilisé :
— Merci, docteur.
— Donc pas d’arrestation ? Pas d’interrogatoire au poste ?
— Les flics de votre pays en décideront.
— Comment vous dites en France, « chacun sa merde » ?
— C’est ça.
Il traversa le hall sans rencontrer âme qui vive — même plus l’infirmière. Dehors, avançant de biais dans les rafales glacées, il avait l’impression de fendre la nuit à la nage indienne.
Avant de démarrer, il vérifia ses messages. Kripo, dix minutes auparavant. Il rappela aussitôt.
— Il s’est passé quelque chose, fit l’Alsacien le souffle court. Deux gendarmes ont été abattus aux environs de 18 heures sur la N165, à quelques kilomètres de Brest.
— Quoi ?
— Un contrôle de routine. Deux types à bord d’un monospace. Le conducteur a fait feu six fois et ils ont pris la fuite. On a l’immat’ : le véhicule appartient à Ivo Lartigues. Selon les signalements des témoins, Redlich était au volant : c’est lui qui a tiré. Lartigues était le passager.
— Et on apprend ça que maintenant ?
— Le cafouillage habituel. Les gendarmes ont d’abord déclenché un quadrillage local et…
— On les a retrouvés ?
— Ouais. L’immat’ a permis de remonter à une adresse dans le Finistère : une baraque qui appartient à Lartigues, près de Locquirec.
Le bled n’était qu’à quelques kilomètres de Kaerverec et plus près encore de Charcot. Comment étaient-ils passés à côté de ça ? À tous les coups, c’était là que Wissa Sawiris avait été tué. Lartigues avait d’ailleurs probablement acquis cette maison pour sa proximité avec l’UMD. Le sculpteur voulait être au plus près de son mentor.
— Les gendarmes y sont allés, continuait Kripo, et se sont faits recevoir à coups de fusil d’assaut. Ça se profile comme un bon vieux Fort Chabrol. On y a repéré aussi une voiture à plaques diplomatiques — elle appartient à l’ambassade du Nigeria. Irisuanga est sans aucun doute avec eux.
Deux handicapés et un colosse à cornes. Trois greffés possédés par l’esprit d’un tueur en série. Trois désespérés coincés comme des rats.
— Verny est là-bas ?
— Avec toute sa clique. Ils attendent le GIGN.
Erwan ne pouvait croire que l’affaire s’achève ainsi. Un bouquet final où les points se compteraient en morts et blessés.
— Qui les a appelés ?
— Ordre supérieur. Ça vient de Paris.
— Qui dirige l’intervention ?
Kripo toussa.
— Ton père.
Encore une fois, le Vieux aux commandes. Mais comment pouvait-il déjà être au courant ?
Kripo devina ses pensées :
— Un simple télex de l’état-major. Il a aussitôt pris les choses en main. J’ai pas les détails mais il semblerait que Valls lui-même lui ait filé les clés du camion.
Voilà pourquoi, depuis la fin d’après-midi, son père ne l’avait plus appelé. Il préférait gérer l’affaire seul, sans l’aide ni la complicité de son propre fils.
— Il vous a contactés ? demanda-t-il sur un coup d’intuition.
— Ouais, moi. Tout à l’heure.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Qu’il ne voulait pas voir nos gueules sur le terrain.
— C’est tout ?
Kripo hésita encore :
— Il m’a demandé un point détaillé de l’enquête.
— Tu lui as donné ?
— Mais… oui. Je lui ai tout expliqué. L’histoire de la greffe, José Fernandez, la clinique de la Vallée. Enfin tout, quoi…
Erwan hocha la tête. Ce finale obéissait à une logique profonde : l’Homme-Clou s’était réincarné dans la peau de trois déments et c’était une fois encore, quarante ans après le premier combat, Morvan qui allait s’y coller.
— Je peux être à Chamonix dans une heure. Envoie-moi un hélicoptère au poste de gendarmerie.
L’aube se levait et Morvan, fusil à pompe Ithaca en main, gilet pare-balles compressant sa bedaine, se répétait qu’il n’avait plus l’âge pour ce genre de conneries. En même temps, il ne pouvait pas se contenter de diriger les opérations à distance, depuis une berline officielle.
Il avait passé les dernières heures de la nuit planqué dans un trou, aux côtés des gendarmes les plus téméraires, à ressasser les informations qu’il avait glanées et dont il admirait secrètement la démence et la témérité : quatre hommes — dont le pauvre di Greco —, fanatisés par Thierry Pharabot, avaient décidé de s’incarner dans cet esprit du Mal ; joignant les actes à la folie, ils avaient détruit leur propre moelle osseuse puis s’étaient fait greffer ses cellules médullaires. Qui dit mieux ?
Les trois survivants étaient maintenant enfermés dans une maison de corsaire aux volets bleus qui ressemblait, trait pour trait, à celle qu’il avait lui-même achetée à Bréhat, à la fin des années 80. L’ironie était partout.
Le vrai coup de chance — si on peut dire — était qu’il avait été prévenu de l’assassinat des deux gendarmes en fin d’après-midi par un télex de l’état-major. Ça signifiait qu’Erwan ne serait pas au courant avant plusieurs heures et qu’il pourrait lui-même contrôler le dispositif. D’ailleurs, quand le fait divers avait définitivement basculé dans la catastrophe — maison assiégée avec échanges de coups de feu, médias sur le coup —, le ministre lui avait officiellement confié la direction des opérations. Il avait décollé à minuit du Bourget et s’était farci plus de deux heures et demie en Eurocopter Dauphin, tout en communiquant par radio avec le procureur de la République de Rennes et le préfet de Quimper. Le GIGN volait dans son sillage vers le Finistère.
Les gendarmes du cru n’avaient pas attendu son arrivée pour agir. Les maisons voisines (la zone était fortement touristique) avaient été évacuées, le site sécurisé sur un kilomètre à la ronde, les routes barrées. Les Cruchot s’étaient assurés que le terrain autour de la maison n’était pas piégé — personne ne mesurait le degré exact de dangerosité des tueurs — et avaient creusé des tranchées pour y planquer hommes et matériel — le champ sans clôture qui entourait la maison ne comportait aucun relief, ni arbre ni rocher pour se mettre à couvert. Maintenant, à sept heures du matin, ils étaient à peu près tous enterrés. Deux escouades de la gendarmerie départementale et une brigade mobile formaient deux arcs de cercle afin de fermer la zone et empêcher toute fuite.
Morvan avait de la lecture. Parmi les documents qu’on lui avait procurés, la liste des armes que possédait Redlich. L’ethnologue et le sculpteur devaient transporter cet arsenal quand les gendarmes les avaient arrêtés. Le boiteux avait paniqué et tiré dans le tas. Aucun doute sur leur profil psychologique : fanatiques de la mort, terroristes de la terreur.
Le jour pointait, bleu craie. La matinée allait être belle. Morvan sortit la tête et observa, à deux cents mètres, la maison muette. Rien n’y bougeait, volets fermés, portes closes. Autour de lui, il voyait dépasser les têtes des gendarmes qui portaient pour la plupart le bonnet réglementaire au front brodé d’une grenade qui s’enflamme. Il devinait la colère de ces poilus d’occasion. Personne n’avait envie de se prendre une prune pour des meurtres qui avaient été commis à Paris, signés par des tueurs bons pour l’asile. Chacun attendait l’arrivée du GIGN — des gars qui au moins avaient l’habitude de ce genre d’affrontements et bandaient pour l’adrénaline.
Morvan se rassit et considéra ses compagnons de tranchée. Il avait accepté d’emmener avec lui un flic de l’OCRVP (Office central pour la répression de la violence faite aux personnes) spécialisé dans le problème des sectes. Une concession au ministre, qui avait insisté pour qu’un expert soit présent. Passons.
Il y avait aussi trois combattants qui n’étaient pas des inconnus pour Morvan. Le lieutenant-colonel Verny avait dirigé l’investigation sur Kaerverec aux côtés d’Erwan. Les deux autres, qui n’avaient rien à foutre là, étaient des militaires : Simon Le Guen, capitaine instructeur à l’état-major de Kaerverec 76, Luc Archambault, lieutenant de la gendarmerie de l’air, chargé de la sécurité militaire de la base. Eux aussi avaient collaboré aux investigations d’Erwan — et ce dernier baroud était la conclusion de leur enquête. C’étaient les seuls qui n’avaient pas la tremblote et qui scrutaient la cible d’un regard déterminé. Ils étaient sortis frustrés de l’affaire di Greco et ils tenaient leur revanche.
7 h 20. Que foutait le GIGN ? Il avait suivi par radio la progression des gars depuis Paris. Ils avaient fait un stop à Brest pour étudier leur plan d’attaque. Carte d’état-major de la région, plan de la baraque trouvé au cadastre, profil psychologique des suspects, logiciel regroupant toutes les données, etc. Morvan avait fait la même chose, mais dans son trou. Il n’était pas sûr d’être parvenu aux mêmes conclusions. Le GIGN privilégierait la négociation. Du temps perdu. Depuis qu’ils étaient barricadés dans la maison, les trois cinglés n’avaient contacté personne. Ils n’avaient pas d’otages et ils voulaient, à coup sûr, mourir les armes à la main.
Le Fort Chabrol était aussi un suicide by cops.
Morvan était de bonne humeur. Il avait perdu une fortune, — Loïc le lui avait confirmé dans la nuit —, il allait peut-être se prendre une bastos tirée par les réincarnations de son pire ennemi, mais il se sentait léger, vigoureux, fusil en main et 9 mm glissé au creux des reins. Les conspirateurs étaient identifiés : aucune trace de vengeance divine. Une affaire entre hommes, qu’il avait secrètement prévu de descendre, dans la confusion du combat. Alors, il pourrait repartir du bon pied pour les quelques années qui lui restaient.
Il se rendit compte qu’il chantonnait à voix basse :
— Qui voit Ouessant voit son sang, qui voit Molène voit sa peine, qui voit Sein voit sa fin…
— Ils sont là.
Verny était concentré sur son oreillette. Morvan leva la tête et aperçut au loin, le long de la plaine brillante de rosée, les combattants arc-boutés qui avançaient en un ensemble parfait, agiles comme des danseurs. Gilet pare-balles en kevlar, casque à visière blindée, Glock à la ceinture et fusil d’assaut entre les mains — d’où il était, il n’était pas sûr du modèle : Famas, Sig Sauer ou Heckler & Koch.
— Qui dirige les opérations ?
— On l’appelle le « numéro un ». Ils ne donnent jamais leur nom en intervention.
Les conneries commençaient.
— Dites-lui de venir ici.
Malgré sa cagoule, il reconnut tout de suite Philippe Gallois. Il l’avait rencontré lors d’une démonstration de la force d’intervention à Versailles et se souvenait d’un cul-terreux champion de tir et fanatique de Sarkozy. Engoncé dans son gilet pare-balles, oreillette au tympan et calibre au poing, le colonel possédait un atout majeur : le calme.
Présentations. Un curieux mélange de respect et de mépris réciproques.
— Comment vous voyez les choses ? demanda Morvan par courtoisie.
— Pas terrible. J’ai aucun point surélevé où poster mes tireurs. Aucun moyen d’avancer à couvert.
— Je parlais pas du décor : comment comptez-vous opérer ?
— On doit d’abord négocier.
— Je suis d’accord, mentit Morvan.
— Nos experts psychologiques…
— Laissez tomber vos experts. Je connais ces salopards. En tout cas, je connais le tueur dont ils s’inspirent. Ils se croient protégés par des forces magiques. Il faut leur parler le langage qu’ils…
— Notre négociateur va arriver.
— Le négociateur, c’est moi.
— Vous rigolez ou quoi ? Vous êtes ici en tant qu’émissaire du ministre de l’Intérieur. Vous n’avez rien à faire sur le terrain.
— Je connais le dossier. Je connais leur psychologie. Je…
Gallois regarda sa montre :
— On attend notre homme.
Sa cagoule lui donnait l’air encore plus borné. Morvan avait l’impression d’être en conférence avec Fantômas dans une tranchée à Verdun. Super.
— D’après mon rapport, reprit l’autre, on n’a perçu aucun bruit, aucun mouvement depuis plusieurs heures. Ils se sont peut-être fait sauter le caisson.
— Ils n’ont pas fait tout ça pour en finir maintenant.
— Qu’est-ce qu’ils veulent alors ?
— Laissez-moi entrer en contact avec eux.
— Pas question. On ne nous paye pas pour laisser des civils se faire canarder.
— J’y vais, dit Verny. C’est moi qui dirige le groupe de recherche sur cette enquête. Je serai le plus crédible. Vous restez en back-up.
Gallois l’observa un instant, Morvan l’évalua de son côté : un courtaud à l’air déterminé, qui ne parlait pas à la légère. Les cinglés allaient le tirer comme un lapin. L’assaut serait ordonné. Lui pourrait faire alors ce qu’il avait à faire.
Mais la vie du gendarme, c’était trop cher payé.
— S’il s’approche, seul et sans arme, demanda-t-il au colonel, comment pouvez-vous le couvrir ?
— Le dos de la baraque est à l’aplomb de la falaise. Impossible de les prendre à revers. On peut juste les cerner par les côtés. Après ça, on utilisera les fumigènes, les lacrymos, les multibangs pour les neutraliser.
Le nouveau truc à la mode : le son. Les grenades, en plus de projeter des éclats et des gaz, produisaient maintenant des détonations de plus de cent quatre-vingts décibels — de quoi paralyser l’adversaire.
Gallois jeta un coup d’œil vers la maison. Le jour qui se levait ne cessait de révéler la difficulté de la cible, plantée sur un terrain découvert.
— Y a le problème du muret.
Le bâtiment était cerné par une enceinte d’un mètre de hauteur environ. Une fois passé ce mur, Verny disparaîtrait de leur champ de vision. Impossible de le protéger.
— Vous êtes bien décidé ? insista le chef du groupe.
Le lieutenant-colonel détacha son arme et se plaça sur les genoux, prêt à sortir de l’excavation.
— Je garde mon gilet sous ma veste.
— J’avertis mes gars. Je vous donne le top par radio.
Sans attendre de réponse, Gallois se hissa à la surface et galopa jusqu’au trou suivant.
— On peut trouver une autre solution, essaya encore Morvan alors que Verny fermait son anorak.
— Non, vous le savez comme moi.
Morvan se tourna vers Le Guen et Archambault. Visages tendus, muscles et os jouant sous la peau. Derrière eux, les combattants se multipliaient au ras de la plaine, déferlant sur la terre comme une pluie noire.
Verny fit un geste qui se voulait rassurant :
— Au moindre signe hostile, je me replie.
Il se pencha pour mieux écouter son oreillette : l’opération commençait. Il se leva pour de bon et sortit. Au même instant, deux ombres jaillirent d’une autre trouée et se glissèrent parmi les herbes. Morvan se décida à fixer son oreillette et entendit les directives du numéro un — désormais, tout ce qui avançait vers la maison aux volets bleus était sous ses ordres.
Verny était parvenu à cent mètres de la bâtisse quand le premier tir le fit tomber. Le deuxième coup de feu siffla dans l’air comme une flèche de cristal. Aussitôt après, une rafale. Les salopards possédaient des fusils-mitrailleurs.
Morvan voulut sortir de la tranchée pour récupérer l’officier mais déjà les gars du GIGN s’étaient précipités. Nouvelles détonations. Il priait pour que les forcenés n’utilisent pas des cartouches en carbure de tungstène, capables de percer le kevlar.
Tête baissée, les gendarmes traînaient Verny par les bretelles de son gilet. De son poste, Morvan voyait qu’il était encore conscient. Aucune trace de sang. Ils avaient visé la poitrine protégée. Un signe de bonne volonté ?
L’équipe de secours dégringola dans la tranchée. Verny suffoquait. On lui arracha les sangles velcro. Il avait mal vu : le gendarme était touché, sa gorge pissait le sang. Il observa la plaie. A priori, la balle avait seulement effleuré la chair du cou côté gauche. À quelques millimètres, c’était la carotide : Verny serait déjà mort. La guerre était déclarée.
En guise de confirmation, l’ordre de Gallois dans l’oreillette :
— On passe à l’assaut.
Sa voix soufflait dans l’écouteur comme une turbine.
— Envoyez-moi plutôt un toubib ! grogna Morvan tandis que Le Guen prodiguait les premiers soins à Verny.
Les gendarmes allaient tomber comme des mouches. Des morts, des sanctions, des semaines de critiques dans les médias. La merde en version maximale.
Il se redressa et vit Gallois — du moins, il pensait que c’était lui — qui faisait tournoyer son bras en l’air. Les ombres se mirent en mouvement aux quatre coins du champ. Au moins une vingtaine d’hommes, avançant en binômes, le premier braquant un bouclier balistique, le second tenant son fusil d’assaut.
Morvan n’entendait plus rien. On était passé au langage des signes. Jadis, il avait appris ces codes mais il avait tout oublié. Il était condamné à suivre l’opération comme un vulgaire spectateur.
Nouveaux coups de feu. Bref arrêt sur image. Tout se remet en marche, avec tirs en retour des gendarmes. Les rafales claquent. Des matériaux s’écorchent, éclatent : mottes de terre côté commando, granit, bois et ardoise côté maison.
Morvan risqua encore un regard : on évacuait Verny. Ça défouraillait dans tous les sens. Archambault et Le Guen tiraient avec la sûreté de militaires entraînés. Le spécialiste des sectes était tétanisé au fond de la cavité, mains serrées sur son 9 mm. Morvan lui-même était dépassé. Sa dernière intervention datait des années 80. Que foutait-il ici, nom de dieu ?
Non. Le cadavre bouge encore, mon général. Il se redressa, arracha son oreillette, fit monter une balle dans son fusil à pompe et commença à tirer. En une seconde, il se sentit intégré au combat. Il tuerait ou serait tué mais la cohésion de l’instant ne serait plus remise en cause.
La fusillade ne cessait pas. Le ciel semblait rayé par les stridences. L’odeur de poudre saturait les narines. Il rechargea. Se préparait à envoyer une nouvelle salve quand il aperçut des attaquants parvenus au mur d’enclos. Deux binômes de part et d’autre du portail, un genou au sol, fusil en joue. Le plus dur restait à faire : atteindre la maison.
Par l’entrebâillement des volets, des flammes jaillissaient, sporadiquement, sans qu’on puisse apercevoir les tireurs. Difficile de croire qu’ils avaient affaire à un homme en chaise roulante, un boiteux et un mutant à crête de métal.
Les commandos se coulèrent dans le jardin, deux par deux, les premiers filant à droite, les seconds à gauche. Une seconde plus tard, des nuages de fumée s’échappèrent du jardin derrière le mur. Les grenades lacrymogènes allaient éloigner les forcenés, permettant aux artificiers de plastiquer chambranle et châssis.
Soudain, une détonation occulta tout. Une gigantesque flamme s’éleva. Le mur d’enclos devint une gerbe de gravats et de poussière. Morvan crut d’abord à une maladresse des gars : le plastic leur avait explosé entre les mains. Mais l’explosion était trop forte. Les débris de pierre noire, les fragments de verre retombaient dans l’air, mêlés de chair humaine et de fragments de kevlar.
— Nom de dieu ! hurla Archambault en se levant d’un bond.
L’instant d’après, il avait le visage emporté par une balle. Il s’écroula au fond de la tranchée. Ses mâchoires n’étaient plus qu’un gargouillis noirâtre. Morvan lâcha son fusil et plaqua ses deux mains sur la plaie. Ses doigts virèrent au rouge. Les yeux du gendarme au blanc. C’était fini.
Il dressa ses paumes maculées de sang, de débris de dents et de muqueuses, et les observa. Lentement, il revint aux autres : Le Guen s’était jeté sur le corps en bredouillant des prières. Le flic de Paris vomissait.
Mais surtout, Erwan, son propre fils, se dessinait à travers la brume et les débris d’herbe brûlée. Debout au bord de leur tranchée, il tenait son calibre à deux mains, prêt à plonger dans la fosse, quand le spectacle d’Archambault défiguré l’avait stoppé. Il restait immobile, aussi visible que l’obélisque de la Concorde.
— BAISSE-TOI ! hurlan Morvan en l’agrippant par le pan de sa veste.
Erwan chuta dans la cavité sans quitter des yeux le cadavre d’Archambault. Il paraissait en état de choc. Morvan lui appuya sur la tête alors que les balles sifflaient toujours.
Il lança un coup d’œil vers la maison — le mur avait disparu, le potager avait pris feu, les flammes commençaient à dévorer le lierre et les hortensias. Un homme rampait dans la fumée en se tenant la cuisse qui s’achevait par un moignon. Il réalisa qu’Erwan n’était plus là.
Morvan saisit son fusil à pompe, ramassa des chargeurs et les fourra dans ses poches. L’instant d’après, il filait à la rescousse de son fils qui courait vers la maison.
L’atmosphère n’était plus qu’un agglomérat de poussière et de fumée. Les balles miaulaient de toutes parts, tissant un filet invisible au-dessus de leurs têtes. Erwan enjambait les gravats du mur quand Morvan l’attrapa par l’épaule.
— Qu’est-ce que tu fous ? cria son fils en se retournant.
Fourrant son fusil sous son bras gauche, Morvan dégaina son Beretta et lui tira une balle au ras de l’aine — de quoi le mettre hors jeu durant l’intervention. Erwan plaqua ses deux mains sur sa blessure avant de s’écrouler parmi les moellons.
Gaëlle.
Loïc.
Milla.
Lorenzo.
Pas question de les abandonner sans un homme à la maison.
Morvan glissa le calibre dans son dos et partit sans se retourner, tout en armant son Ithaca. La porte d’entrée, éventrée, ressemblait à une gueule hérissée de crocs. Il la franchit avec un seul credo : pas de quartier.
Il découvrit un décor rustique — tomettes, poutres, meubles de bois ciré — entièrement dévasté, couvert de plâtre. Il disposait de moins de deux minutes pour tuer tout le monde ou mourir. Son instinct lui fit tourner la tête à droite : un diable noir, un FIM-92 Stinger à l’épaule, se tenait dans le coin de la pièce.
Il fit feu en se jetant à terre. Son fusil permettait le slamfire — en maintenant le doigt sur la détente, on tirait en rafale…
Quand il toucha le sol, il avait vidé son magasin. À la même seconde, le missile tiré par le Black atteignit le mur derrière lui. Big-bang de lumière et de pierre. Il se releva d’un bond : les flammes lui cuisaient le dos. Il lâcha son fusil et dégaina son 9 mm. Aucune visibilité. Il agita son bras gauche pour balayer la fumée et avança. Le Nigérian n’avait plus de tête, son abdomen dégueulait de viscères, déjà asséchés par la poussière.
Il arma la chambre de son flingue.
— Où vous êtes, enculés ? hurla-t-il en repartant vers la pièce adjacente. Montrez-vous !
Il tira en l’air pour donner plus de poids à ses mots et manqua de se prendre un morceau de plafond qui s’effondrait en retour. Il n’entendait plus rien d’une oreille mais était bien décidé à continuer en mono.
— OÙ VOUS ÊTES, PUTAIN ?
Il titubait dans la tourmente, les deux poings serrés sur son flingue, quand un coup de feu retentit dans son dos. Il se retourna, bras tendus : personne. Il baissa les yeux. Le coup était parti de son Ithaca. Une cartouche coincée dans la chambre et les flammes, en mordant l’objet, avaient déclenché le tir. Tué par son propre fusil, voilà une belle mort.
À la même seconde, une nappe blanchâtre se déchira sur sa droite et révéla Redlich qui braquait un.45 dont la gueule paraissait aussi large que la bouche d’un lance-flammes. La posture et la sûreté du bras révélaient le tireur aguerri.
Morvan appuya sur sa détente sans même songer à plonger — ses réflexes se succédaient maintenant comme les balles dans un canon, l’un après l’autre s’il vous plaît. La force de recul du calibre lui fit traverser à nouveau le seuil mais il ne cessait de tirer, sans rien voir. Quand la fumée se dissipa, Redlich était allongé, loin, très loin, couvert de gravats et de sang.
Et de deux. Ces sorciers n’avaient donc pas tant de pouvoir.
Un cercle de feu se formait autour de lui. Il l’enjamba et partit inspecter la cuisine. Personne. Le troisième était en haut. Il s’élança dans l’escalier, palpa les poches de sa veste, trouva un nouveau chargeur. L’arme était chaude comme une brique sortant du four. Lui-même étouffait sous son gilet pare-balles.
Coursive au-dessus du salon. Le feu hurlait en bas mais pour l’instant, il était hors d’atteinte. Vamos.
Première pièce : rien.
Deuxième pièce : rien.
Troisième pièce : la salle de bains, d’une fraîcheur inattendue.
Il avait fait le tour de l’étage : où était Lartigues ? Il imaginait l’infirme, les mains crispées sur un fusil d’assaut ou quelque autre engin de guerre. Le tuer, même si le seul moyen était de plonger avec lui et son fauteuil dans le brasier.
Quarante ans auparavant, il avait épargné l’Homme-Clou : on voyait le résultat.
Il revint sur ses pas. Ses yeux ruisselaient de larmes. Son visage n’était plus qu’un masque de poussière brûlante. Il essuya ses paupières et s’arrêta net : Lartigues était devant lui, au bout du couloir, ratatiné dans son fauteuil. Ses mains, des griffes crochetées sur un fusil Remington. À vue de nez : une capacité de trois ou quatre coups, en réarmement manuel. À supposer qu’il sache s’en servir, il n’aurait le temps, en rechargeant, que de tirer une ou deux fois avant que Morvan soit sur lui.
Il avança. Soit le fusil contenait des cartouches à gerbe de plombs et Lartigues avait une chance de le toucher, mais avec quelques chevrotines seulement. Soit il était chargé de cartouches uniques, de celles qu’on utilise pour le sanglier, et les probabilités de faire mouche chutaient au plus bas — en revanche, s’il était atteint à la tête, Morvan serait décapité.
Lartigues fit feu et fut projeté en arrière. Le mur à gauche de Grégoire s’effrita en une dizaine de trouées. Des plombs. Il se rua vers l’infirme qui, calé contre l’angle, rechargea et tira à nouveau. Encore raté. Le sculpteur ricanait et pleurait à la fois, semblant rétrécir à vue d’œil. Il actionna la culasse et appuya encore sur la détente : le Vieux n’était plus qu’à trois mètres.
La giclée de métal l’atteignit à l’épaule gauche mais il ne tomba pas. Il allait faire feu quand il eut une autre inspiration. Il balança son flingue, se jeta sur Lartigues, attrapa les deux accoudoirs du fauteuil et les tira vers lui afin de placer le handicapé dans l’axe idoine. D’un coup de pied, il le propulsa dans l’escalier en flammes. Un remake de la scène célèbre de Kiss of Death, où Richard Widmark pousse une infirme dans l’escalier, version brasier. Lartigues hurla mais Morvan n’entendit que le cri du feu qui le dévorait.
Il voulut rire à son tour. Tout ce qu’il fit, ce fut de dégringoler avec le plancher qui venait de s’ouvrir sous ses pieds.
Il atterrit dans un espace déjà consumé, cendres plutôt que braises, et perçut un souffle frais à travers sa fièvre. Il était à genoux, à peu près indemne, capable de se relever face à un mur effondré qui lui offrait le grand sourire pur et bleu du matin. Sans savoir comment, il se retrouva à dévaler la pente de cailloux qui prolongeait l’arrière de la maison. Herbe grise, rochers verts, cailloux mauves…
Il s’arrêta in extremis, juste avant le gouffre.
Il pensait à son fils, de l’autre côté de la baraque, qu’on avait dû secourir. Il pensait à Gaëlle, à l’abri dans sa clinique de Chatou, surveillée par des flics en armes. À Loïc, qui devait dormir après avoir vendu à perte la fortune familiale. Il pensait à ses deux petits-enfants, Milla et Lorenzo, auprès de leur mère, la Vierge de glace, qui consumait pour eux toute la chaleur dont elle était capable.
Alors seulement il se rendit compte qu’il était en feu — plus précisément son gilet pare-balles, lui dévorant les flancs et les épaules. Il plongea sa main parmi les flammèches et parvint à arracher les bandes adhésives du corset. Il le balança dans le vide en se souvenant que la notice certifiait que le kevlar était ignifugé. Mon cul.
Il éclata de rire : on ne pouvait décidément compter que sur soi.