D’après ce que Gaëlle avait compris, durant la fusillade dont tous les médias parlaient depuis le matin, Erwan avait été blessé par balle sans qu’on sache qui avait tiré. Il avait été transféré en hélicoptère jusqu’à Paris, à la Salpêtrière. Tout ça pour constater que la blessure était bénigne. Le projectile n’avait frôlé que l’aine gauche, au-dessus de l’os iliaque.
Son père, le vrai héros de l’opération, s’en était lui aussi tiré à bon compte. Il avait profité de l’hélico du SAMU pour filer à l’anglaise, laissant le procureur de la République et le préfet de région s’exprimer à propos de l’assaut dont le bilan était lourd — Gaëlle ne se souvenait déjà plus du nombre de victimes, ni dans un camp ni dans l’autre, mais les forcenés étaient tous morts.
Le plus jouissif, c’était de voir à présent le clan réuni dans une chambre d’hôpital, exactement comme deux jours auparavant, avec cette fois Erwan dans le rôle du patient à choyer. Elle avait eu le droit — merci, papa — de quitter la clinique des Feuillantines pour venir embrasser son frère et les découvrait là, fidèles à eux-mêmes, dignes d’une chanson de Jacques Brel. Morvan, une attelle autour du bras gauche, parlait au téléphone. Loïc lisait ses textos, renfrogné dans son fauteuil. Sa mère, l’air plus allumée que jamais, installée près du lit, faisait des messes basses au blessé qui trônait comme un calife dans son lit.
Gaëlle se pencha vers lui et l’embrassa sur la joue :
— Comment tu te sens ?
— Comme après un match.
— Dans les tribunes, tu veux dire ?
Elle avait lu qu’il avait été blessé avant l’assaut, mené par son père seul.
— Très drôle.
Elle avait beau avoir abandonné ses projets de parricide, de suicide et autres joyeusetés, elle ne pouvait devenir du jour au lendemain une petite sœur modèle. Elle lui serra le bras et s’excusa pour cette vanne gratuite.
— Mes gars sont pas avec toi ? lui demanda son père en guise de bonjour.
— Ils sont en bas. Ils fument une clope. Y a plus de danger de toute façon, non ?
Morvan lui envoya un regard noir et reprit sa conversation téléphonique.
— T’as raison, fit-il à l’adresse de son interlocuteur. C’est mort pour ma gueule.
Tendu, il semblait s’agiter dans un bourbier inextricable alors qu’elle aurait plutôt pensé qu’il croulerait sous les félicitations. La situation était sans doute plus compliquée qu’elle ne l’aurait cru. Quoi qu’il en soit, une fois encore, le grand Morvan avait prouvé qu’il était un héros capable du meilleur grâce aux pires méthodes.
Un père justicier, un frère blessé. L’honneur du clan était sauf.
S’asseyant au bord du lit, elle y alla de sa question débile :
— Alors c’est bon, tout est réglé ?
— Ils sont morts, si c’est ta question.
— Combien ils étaient ?
Erwan lui offrit une petite synthèse où il était question de quatre adorateurs de l’Homme-Clou (les médias n’en évoquaient que trois, on avait sorti du lot un dénommé di Greco), de greffes de cellules, de magie noire, de meurtres rituels, de vengeance… Un peu compliqué à suivre, mais son grand frère avait l’air en pleine forme, prêt à battre de nouveau le bitume. À vingt-neuf ans, elle commençait tout juste à se l’avouer : elle avait de plus en plus besoin de lui.
— Donc tout est fini ? insista-t-elle.
— Pas pour moi. Je dois me farcir les queues.
— Sois poli.
— Ça veut dire que je dois boucler tous les PV, toute la paperasse.
— C’était une blague.
Erwan sourit avec un temps de retard, comme d’habitude.
— Ne le fatigue pas.
Gaëlle tourna la tête vers sa mère et, en un déclic, sa bonne humeur s’envola. Elle embrassa Erwan et sortit sans saluer les autres. Dans le couloir, elle repensa à Sainte-Anne. La course dans l’étage verrouillé, sa fuite par le passe-plat… Elle ne savait plus s’il fallait en rire ou en pleurer.
Elle appuya sur le bouton de l’ascenseur — plutôt un monte-charge crasseux — et les portes s’ouvrirent. Un infirmier déplaça son brancard pour lui faire une place. Heureusement, il n’y avait personne dessus. Elle n’aurait pas supporté la vision d’un vieillard à demi anesthésié en route pour le bloc. Mais l’infirmier portait un masque chirurgical et ce détail suffit à l’angoisser.
Le temps de la descente, son malaise s’accentua. En quelques secondes, elle se sentit à court de souffle. Qu’est-ce que j’ai, nom de dieu ? Peut-être ne pourrait-elle plus jamais foutre les pieds dans un hôpital.
Au rez-de-chaussée, elle se jeta à l’extérieur et bifurqua vers les portes vitrées qui donnaient sur les jardins. Son garde du corps, un Black qui répondait au nom de Karl, fumait tranquillement dans l’air déjà chargé d’ombre.
— Tout va bien ? demanda-t-il tout sourire.
Elle acquiesça d’un signe de tête. Son muscle cardiaque lui semblait bloqué par une crampe. Sa gorge, un nœud de cordes.
— File-moi une clope, ordonna-t-elle, haletante.
Deux heures avec sa famille avaient collé à Erwan une migraine épouvantable — comme lorsqu’il se farcissait, à ses débuts, des journées d’écoutes au casque dans un soum puant la pisse et le McDo. Sa mère et ses remèdes de chamane, son père et ses regards du style « Tu seras un homme, mon fils », son frère imposant à tout le monde un documentaire télé sur les problèmes de dopage dans le Tour de France…
Seule Gaëlle avait trouvé grâce à ses yeux. Malgré ses conneries, malgré tout, elle lui était apparue dans toute sa pureté — et sa complexité. À l’image de son parfum, mélange de Chanel et d’autre chose, plus boisé, presque cendré, qui donnait toujours l’impression qu’elle sortait à la fois d’une première et d’un enterrement. Boucle d’or au pays des ombres.
Puis les épreuves avaient repris : le commissaire Fitoussi était venu le féliciter, accompagné du préfet et de quelques politiques dont Erwan avait oublié instantanément les noms. Palabres, compliments, promesses d’avancement… Son cas était meilleur que celui de son père : blessé avant l’assaut, on ne pouvait rien lui reprocher.
Il était maintenant seul, assis dans son lit, toujours vêtu comme une cocotte en papier, ayant à peine touché à un dîner infâme. La télévision, sans le son, déroulait en boucle des images de la maison de Locquirec et des portraits des morts.
Idéal pour ruminer le sinistre bilan de l’enquête. Encore une fois, c’était : « Opération réussie. Patient décédé. »
Il ne regretterait pas les greffés — quoique leur mort le prive d’une foule de réponses. Il pensait surtout à Archambault agonisant à ses côtés, le visage pulvérisé. Archambault, grande tige à lunettes avec son air affolé, ses talents de marin, sa manière bien à lui de contribuer à l’enquête. L’homme qui lui avait sauvé la vie dans les douches de la K76. Il aurait sans doute droit à une médaille posthume, des funérailles éplorées et l’oubli rapide de ses congénères — Kaerverec devait reprendre son quotidien.
Erwan songeait aussi à Verny, dont « le pronostic vital n’est pas engagé », dixit les news, et à Le Guen, pleurant sur la dépouille de son ami. Des souvenirs de guerre qu’il ne pouvait ressasser indéfiniment. Il était flic et il devait se réjouir que l’affaire soit sortie et les meurtriers neutralisés.
À 19 heures, il avait reçu un bilan par mail de l’opération Beg an Fry (du nom d’une pointe aux alentours), signé de Verny lui-même, décidément increvable. De nombreux documents étaient joints, comme les certificats de décès d’Ivo Lartigues, Sébastien Redlich, Joseph Irisuanga — autopsies en cours. À quoi s’ajoutait la liste des combattants disparus du GIGN : Arnaud Savec, trente-deux ans, Nicolas Granaudet, vingt-neuf ans, Philippe Astier, trente ans. On comptait aussi cinq blessés dans les rangs des gendarmes, dont deux graves. On n’avait jamais connu d’opération aussi dévastatrice.
Verny avait ajouté un topo de la situation. Les recherches continuaient parmi les débris calcinés de la maison. D’ores et déjà, un arsenal avait été découvert : Colt 45, 357 Magnum à six coups, fusils d’assaut… sans parler des explosifs, des détonateurs, des grenades… Du boulot pour les experts balistiques.
Côté procédure, plusieurs autorités se partageaient le boulot : un groupe de recherche de la gendarmerie de Brest, le SRPJ de Rennes, les flics de l’OCRVP spécialisés dans la lutte contre les sectes. Le procureur de la République de Quimper avait saisi un juge pour établir la vérité des faits sur place. Le parquet de Paris, de son côté, diligenterait un magistrat pour instruire la série des meurtres dont étaient soupçonnés les trois « forcenés de Locquirec » — c’était le titre de l’article du Monde du soir.
Erwan laissa retomber sa tête en arrière et ferma les yeux. Il avait vu dans cette enquête l’affaire de sa vie — l’équivalent de celle de l’Homme-Clou africain pour son père —, mais le dossier n’était pas si clair et son rôle beaucoup moins flamboyant. Il avait démasqué les coupables, découvert leur mutation — personne ne connaissait ce point pour l’instant —, mais tout ça avait été balayé par le fait d’armes de Grégoire Morvan qui, à soixante-sept ans, avait éliminé, seul et calibre au poing, les trois assassins.
La paperasse ne pouvait rien contre le feu. Il était un fonctionnaire, son père un héros.
Pas une fois il n’avait repensé au geste du vieux briscard le blessant pour lui sauver la vie. Nouvel abus de pouvoir paternel. Morvan ne savait pas procéder autrement.
On frappa à la porte.
Il rouvrit les yeux et alluma sa veilleuse. Audrey, la Sardine et Tonfa entrèrent en file indienne. Ils portaient chacun un gros classeur cartonné.
— C’est quoi ?
— Les actes du procès de Thierry Pharabot résumés par les avocats belges, expliqua Favini.
— Résumés ? s’étonna Erwan en considérant les dossiers.
— Le procès a duré plusieurs semaines. Tout était archivé à Namur, me demande pas pourquoi. Notre agent de liaison les a dégotés hier. Il s’est démerdé pour les récupérer, a tout foutu dans sa bagnole et les a livrés en personne au 36 cet après-midi. Bravo la police !
Chacun à leur tour, ils posèrent leur classeur sur la seule chaise de la chambre, construisant une tour de Pise dangereusement penchée.
— On s’est dit que ça te ferait de la lecture, sourit Audrey.
— Merci. Où est Kripo ?
— Il rédige les queues. Un juge va être saisi. On a intérêt à avoir fini nos devoirs.
Pari difficile : faire coïncider les noms, les dates, les lieux avec leurs soupçons sans jamais passer par la case preuves directes ou indirectes.
— Chacun d’entre nous s’est choisi un suspect, confirma Audrey, et essaie de lui coller le meurtre pour lequel il n’a pas d’alibi.
— Je m’occupe de di Greco, dit Tonfa.
— Je suis sur Lartigues, enchaîna Audrey, Nico sur Redlich, Kripo sur Irisuanga.
Le Nigérian convenait bien à l’Alsacien — du point de vue procédure, c’était le plus difficile à traiter, entre immunité diplomatique et relations tendues avec l’ambassade du Nigeria. Un challenge pour le Scribe.
Les flics ne savaient déjà plus quoi dire. La veilleuse, le lit défait, les restes refroidis de purée et de poisson pané : à 19 heures, la chambre d’Erwan annonçait déjà l’extinction des feux.
— Bon. On te laisse, trancha Audrey. Tu sors quand ?
— Demain, j’espère.
Tous se regardèrent : personne n’y croyait mais on n’allait pas contrarier le boss au lendemain de sa bataille avortée.
Une minute plus tard, il était de nouveau seul, paupières plombées, esprit obscurci. Il tendit le bras et attrapa un classeur. Le poids lui tira un cri de douleur. Il lâcha prise et le dossier s’écrasa par terre. Pas la force de le ramasser.
D’ailleurs, avait-il vraiment besoin de remuer le passé ? C’était le présent qui posait problème. Trop de points en suspens : comment s’étaient connus ces fanatiques ? Comment s’étaient-ils organisés ? Comment expliquer ces meurtres où jamais le suspect n’avait été vu ni reconnu ? Comment un homme en chaise roulante et un boiteux avaient-ils pu réussir de telles prouesses ? Comment di Greco, si affaibli, avait-il tué Wissa Sawiris ? Avaient-ils agi à plusieurs ? Où se trouvait la chambre des horreurs où les victimes avaient été sacrifiées ? Que restait-il des organes prélevés ?
D’autres questions coinçaient : pourquoi ces viols qui impliquaient une obsession intime, personnelle ? Pourquoi di Greco s’était-il suicidé alors que la vengeance ne faisait que commencer ? Qui avait tenté de le tuer à Fos ? Que cherchaient au juste ces détraqués ? À terme, avaient-ils prévu d’éliminer tout le clan Morvan ?
Le baby-blues du flic, sans doute. Il exécrait déjà les PV qu’il allait rédiger où tout deviendrait un problème d’horaires, d’analyses ADN, de souvenirs de la voisine, sans compter le fait qu’il n’y aurait jamais de procès, les suspects étant morts.
Une autre idée le traversa. Il attrapa son portable et envoya un SMS à Audrey : « N’oublie pas Marot. » Son père lui avait sauvé la vie et avait résolu, à sa façon, la nouvelle affaire de l’Homme-Clou. Pourtant Erwan voulait encore le coincer — lui faire rendre gorge. Après une hésitation, il appuya sur la touche « envoi », avec un sale goût dans la bouche.
Il allait éteindre quand on frappa. Avant qu’il ait pu répondre, elle était sur le seuil, calme et souveraine. Cernes, sueur, traits tirés : une version amochée de Sofia mais toujours sculptée dans du marbre de Carrare.
— J’y croyais plus, dit-il en souriant.
— Je voulais pas rencontrer les affreux.
— Qui ?
— Le reste de ta famille, mon ange.
Il sourit et releva pudiquement le drap sur sa blouse de papier.
23 heures, avenue Matignon. Loïc dormait mais c’était lui qui rêvait. D’un bon petit coup d’État au Congo.
Un événement qui effraierait tous les propriétaires d’actions Coltano et lui permettrait de racheter les siennes à bon prix. Traders et brokers avaient rappelé, Serano en tête, pour confirmer que les changements de position avaient bien eu lieu. L’action baissait et le portefeuille de Morvan se vidait. On attendait encore des nouvelles de Heemecht mais le Vieux n’était pas inquiet — Montefiori suivait.
Il se retrouvait donc à la tête d’un paquet de fric mais, comparativement au potentiel des mines ou au prix raisonnable du marché, cette vente massive s’apparentait à un suicide financier. Un solde de tout compte dans une affaire qui était l’œuvre de sa vie.
Il ne regrettait rien. Les généraux allaient remarquer cette chute et l’appelleraient pour obtenir des explications. Il jouerait les innocents, invoquant la versatilité du marché. Paradoxalement, il pourrait mieux se défendre face à cette situation inquiétante — on ne pouvait le soupçonner de se ruiner lui-même.
D’ici là, les trois banquiers qui avaient bousculé la donne fourgueraient leurs actions. Kabongo en rachèterait. Montefiori aussi. Lui-même récupérerait ce qu’il pourrait et le cours retrouverait son niveau de croisière. Sans plus. Les Congolais oublieraient cette affaire et Morvan pourrait poursuivre l’exploitation éclair des nouveaux gisements, doubler les milices et l’armée régulière sur leur propre terrain. Il se remplirait de nouveau les poches et les viderait sur son testament. À son âge, on ne bossait plus que pour l’au-delà.
Il se leva (il avait déjà retiré son attelle) et ébouriffa doucement les cheveux de Loïc qui ronflait dans le fauteuil de son bureau. Ils avaient bossé toute la journée à ces ventes à perte dans les locaux de Firefly Capital, comme des maraîchers fourguant leurs salades pourries, et, malgré la débâcle, il avait été heureux de partager ces heures avec son fils. Un semblant de complicité était revenu entre eux, comme au temps de la voile et des régates.
Morvan marcha jusqu’à la fenêtre et observa le trafic qui dessinait des fils de cuivre et des jeux de rubis dans la nuit. Il avait dû faire des pauses régulières pour répondre aux questions de sa hiérarchie sur les événements de Locquirec. Pour son accès d’héroïsme, il avait reçu autant de lauriers que de critiques. Comme d’habitude.
Il avait passé sa vie à légitimer ses actes, à expliquer ses décisions à une bande d’incapables assis sur le banc de touche. Il venait de tuer de sang-froid trois hommes — des assassins, mais aussi deux handicapés. Il y aurait toujours des journalistes, des politiques, des imposteurs pour expliquer qu’il aurait pu (et dû) faire autrement. Lorsqu’il était jeune, ces commentaires le blessaient. Plus tard, ils l’avaient galvanisé. Aujourd’hui, ils le laissaient complètement indifférent. C’était le prix à payer pour une vie d’action.
Non, comme toujours, le vrai choc était à l’intérieur.
Quand on s’extrait du genre humain — c’est-à-dire de la masse —, on devient un monstre, au sens littéral du terme. Comme disait Nietzsche : « Veux-tu avoir la vie facile ? Reste toujours près du troupeau et oublie-toi en lui. » Morvan avait une nouvelle fois plongé dans les fonds glacés dont il était familier. Il avait fait la preuve de sa différence. Il s’était tenu sur cette frontière périlleuse entre la vie et la mort.
Cette fois encore, ç’avait été eux. Ç’aurait pu être lui. Il suffisait de conserver cette idée bien ancrée dans le crâne pour ne plus avoir le vertige. Quand le vide est inscrit en vous, vous ne sentez plus son appel.
Restait un dernier problème : le silence de Loïc. Pas une fois, depuis la veille, il n’avait évoqué cette affaire de mariage arrangé. Morvan perçut un léger froissement derrière lui. Il balança un coup d’œil par-dessus son épaule.
Tout vient à point à qui sait attendre…
Assis dans son fauteuil, son fils braquait un calibre dans sa direction.
Depuis son retour de la Salpêtrière, son trouble ne l’avait pas lâchée. Depuis l’épisode de l’ascenseur, en fait. Cette cabine crasseuse et l’infirmier masqué debout dans son dos. Sur le moment, elle n’avait pas su identifier l’origine de son angoisse. Maintenant, elle savait : l’homme du monte-charge lui avait rappelé le tueur de Sainte-Anne. Même si elle n’avait vu le visage ni de l’un ni de l’autre. Leur odeur peut-être. Ou simplement leur présence…
Après l’hôpital, toujours chaperonnée par Karl, elle avait exigé de rentrer chez elle et non à la clinique de Chatou. Le Noir avait appelé Morvan : permission accordée. Parvenue sur son palier, elle lui avait demandé d’inspecter l’appartement puis elle avait verrouillé sa porte, les enfermant tous les deux dans la « zone sécurisée ». Sans doute Karl s’était-il fait des idées (la réputation de Gaëlle était forcément parvenue jusqu’à lui) mais il pouvait toujours rêver : elle avait changé de cap. Elle crevait simplement de trouille.
Son deuxième réflexe avait été de se brancher sur les chaînes d’information. Pendant plusieurs heures, elle avait regardé en boucle toutes les news et éditions spéciales sur la fusillade de Locquirec — certains l’appelaient le « massacre de la côte de Granit rose » — comme pour mieux se persuader que tout était bien fini. Elle avait vu les civières, les housses d’inhumation, les ruines carbonisées. Elle avait suivi la chronologie des événements. Chaque fois, on confirmait qu’Ivo Lartigues, Sébastien Redlich et Joseph Irisuanga avaient été tués durant l’affrontement — de la main d’un seul homme : son père.
Mais l’enquête avait-elle tout résolu ? Les tueurs étaient en réalité quatre (Erwan le lui avait dit), mais qui pouvait affirmer qu’ils n’étaient pas plus nombreux encore ? Elle avait cherché à joindre son frère : en vain. Son père aussi. Salauds. Pour la foutre à l’asile ou la clouer au pilori, ils étaient là, mais maintenant qu’elle avait besoin d’eux…
Elle alla chercher un nouveau Coca Zéro. Elle était injuste : Morvan père et fils répondaient toujours présent — même quand elle ne les appelait pas.
Pour gagner la cuisine, elle était obligée de traverser son minisalon, encastré dans le vestibule — où Karl s’était installé, en mode sentinelle. Plié en quatre dans un fauteuil, absorbé dans une partie de Candy Crush, il semblait s’être fait une raison : pas question de rejouer cette nuit Bodyguard, le film avec Kevin Costner et Whitney Houston.
Elle attrapa sa canette et retourna dans sa chambre. Elle but une gorgée glacée, considérant du coin de l’œil le colosse. Même cette présence l’inquiétait : si tout était fini, pourquoi était-il encore là ?
Elle se posta devant la fenêtre et observa la rue déserte. Dans le halo d’un réverbère, elle crut discerner une ombre au pied de son propre immeuble. D’un geste, elle ouvrit la fenêtre et se pencha à mi-corps. Aussitôt, deux mains la tirèrent en arrière et la projetèrent sur le petit canapé de sa chambre.
— T’es con ou quoi ? gloussa-t-elle nerveusement.
Elle venait de se souvenir que Karl la protégeait avant tout d’elle-même. Il ferma la fenêtre posément, sans répondre.
— Y a un homme dehors, qu’a l’air de surveiller l’immeuble.
Il lui balança un regard méfiant.
— J’te jure ! cria-t-elle en se relevant. Je suis pas rassurée. Depuis l’hôpital, j’ai l’impression qu’on est suivis.
Il se tourna lentement vers elle : il avait une manière de bouger, de respirer proportionnelle à sa masse musculaire — ce qui n’était pas peu dire.
— Tu veux pas descendre voir ?
— Pas question. Je dois rester près de vous.
Les mots dans sa bouche produisaient le bruit de gros rochers qui roulent sur une pente.
— Et un mec en bas ? C’est pas ton boulot ?
Karl hocha la tête. Elle savait qu’il recevait ses ordres directement de son père. L’avantage : les décisions étaient prises dans l’instant. L’inconvénient : il y regardait à deux fois avant de déranger le « patron ».
Finalement, avec réticence, il glissa sa main sous sa veste et saisit son portable.
Quand le mobile sonna, Morvan désigna sa poche de veste :
— Je peux ?
Son fils le tenait toujours en joue. Ils menaient depuis une dizaine de minutes une conversation sans queue ni tête avec, en guise de médiateur, un 9 mm sorti d’on ne sait où.
Confirmation du pire : Sofia avait déjà parlé à Loïc qui, par stratégie ou bizarrerie, avait caché jusqu’ici sa colère. Il avait bradé, côte à côte avec son père, son portefeuille d’actions et voilà que maintenant, dans les miasmes d’une vieille coke s’évaporant dans son cerveau, il menaçait de le tuer.
La sonnerie, toujours.
Il ne craignait rien de Loïc. Comme tous les enfants qui n’ont jamais manqué de rien, son fils n’aurait pas fait de mal à une mouche. Surtout maintenant qu’il était enlisé dans les préceptes du bouddhisme. Par ailleurs, tirer sur un homme impliquait d’avoir franchi une certaine ligne dont Loïc se tenait très loin — sans le savoir.
— Je peux répondre ou non ?
Enfin, Loïc opina du menton.
Karl. L’homme auquel il avait confié Gaëlle.
— Un problème ?
— Non. Enfin… votre fille croit avoir vu quelque chose.
— Quoi ?
— Un homme… qui surveillerait l’immeuble… (Il hésita.) C’est pas très clair…
— Où tu es, là ?
— Dans l’appartement. Avec elle.
Morvan imaginait la scène, presque amusé : Gaëlle, mi-effrayée, mi-rageuse, qui devait se tenir devant lui, les bras croisés, l’observant de ses yeux de glace, et lui, l’ancien légionnaire, écartelé entre la môme trop blonde et son patron intimidant.
— Pas de collègue en bas ?
— Je suis seul. C’est vous qui m’avez dit…
— Je sais. T’as vu quelque chose ?
— Par la fenêtre, rien, et je veux pas descendre et la laisser.
— Qui d’autre pourrait être disponible ?
— Ortiz.
— Dis-lui de se ramener. L’un de vous reste en haut, l’autre checke les alentours.
— Vous voulez parler à votre fille ?
— Non. Rappelle-moi quand le dispositif sera en place.
Il raccrocha et fixa Loïc qui n’avait pas bougé. Son visage tressautait de tics alors que ses paupières se baissaient imperceptiblement. Un curieux mélange de nervosité et de somnolence.
— Si tu voulais tirer, ça serait fait depuis longtemps, non ?
— Ta gueule. Je veux comprendre.
— Quoi ?
— Comment tu peux utiliser tes propres enfants dans tes combines.
Morvan s’approcha. Le doigt de Loïc se crispa sur la détente. Le Vieux s’arrêta : un accident était vite arrivé.
— Écoute, fit-il calmement. Tu étais alcoolique à l’âge où on fume sa première cigarette. Tu étais accro à l’héroïne à l’âge où on tire sur son premier joint. À ta majorité, tu étais déjà mort.
— Tu oublies mon voyage au Tibet.
— Ce vieux pédé ne t’a pas sauvé.
— Ne parle pas de lui comme ça !
Morvan fit un geste d’excuse :
— Je veux dire que tu es resté fragile. Ce mariage, c’était une façon d’assurer tes arrières, de te léguer mon patrimoine.
— En décidant de ma vie ?
— Te faire rencontrer Sofia était une bonne idée : la preuve, vous êtes tombés amoureux. C’était la fille… idéale.
— C’est toi qui dis ça ?
— Tu as été heureux avec elle.
— Toi et son père, vous vous prenez pour qui ? Des dieux ?
— Qu’est-ce que ça peut faire maintenant ? Vous divorcez, non ? Et je n’ai même plus d’actions de Coltano…
La main de Loïc était secouée de tremblements. L’hypothèse d’une balle perdue devenait de plus en plus plausible.
— Tu t’en sortiras pas comme ça. Pas cette fois !
Mine de rien, Morvan s’était encore rapproché. Du tranchant de la main, il balaya le bras qui tenait l’arme. Loïc hurla. Il avait visé le canal carpien et son nerf médian : le gamin aurait du mal à écrire pendant plusieurs jours. Le 9 mm partit valser à l’autre bout de la pièce. Il empoigna Loïc à la gorge et le mit debout :
— Écoute-moi bien, mon garçon. Depuis ta naissance, je te protège, surtout de toi-même. Quant à Sofia, elle a toujours regardé la vie à travers la vitre d’une Mercedes. Vous ne connaissez rien, vous n’avez jamais eu à lutter pour obtenir quoi que ce soit, alors il est un peu tard pour me donner des leçons ou jouer au dur.
Il le laissa retomber dans le fauteuil. Loïc s’y recroquevilla en se massant le poignet.
— Je pourrais aussi me suicider, tuer Sofia et les enfants.
— Apprends déjà à te servir d’une arme. (Il avait ramassé le calibre : le cran de sécurité était toujours mis et aucune balle n’était engagée dans la chambre.) Essayons d’oublier tout ça, reprit-il d’un ton conciliant. Dès demain, il faudra commencer à racheter. T’as qu’à te mettre sur les rangs et obtenir les…
— T’as pas compris ? cria Loïc. J’en ai rien à cirer de tes putains d’actions ! En une heure, je gagne plus que ce que rapportent en une journée toutes tes mines réunies. T’as une vision d’esclavagiste, complètement périmée ! On peut se faire du fric sans faire couler le sang ni épuiser des générations d’hommes sous la terre. Putain de fasciste colonial !
Morvan encaissa la diatribe. Peut-être que son fils avait raison. Peut-être appartenait-il à une autre époque. Mais Loïc n’était pas assez stupide pour ignorer que derrière la Bourse et les opérations financières, il y avait toujours de la sueur, du sang et des larmes.
— Calme-toi, fit-il comme il aurait ordonné à un môme de s’en tenir aux choses de son âge. Le chapitre Coltano est clos. Vos héritages ne fusionneront jamais puisque vous divorcez. Tout est mal qui finit mal.
Loïc se leva et s’étira — il semblait déjà avoir oublié sa colère, son calibre, ses menaces. Pauvre enfant qui battait tous les records d’inconséquence.
— Ça pourrait être ton épitaphe, persifla-t-il pourtant.
— Quand cesserez-vous, un jour seulement, de me juger ?
Loïc attrapa Le Monde du soir qui traînait sur le bureau et le balança au visage de son père. La une titrait sur la fusillade de Locquirec et l’héroïsme de Grégoire Morvan.
— Tu fais tout pour, non ?
Il était sur le point de le gifler une nouvelle fois mais il se vit tirer sur Erwan et se sentit pris d’une profonde nausée.
Il glissa l’arme dans le creux de son dos et enfila sa veste.
— Va dormir et vérifie nos comptes demain matin. Je t’appelle.
— Va te faire foutre.
Dehors, Morvan inspira une bouffée d’air parisien — gaz de combustion, odeurs d’asphalte humide, vapeurs d’essence. Sa version du grand air. Il composa le numéro de Karl pour savoir si tout était sécurisé du côté de Gaëlle.
Il ressentait une puissante envie de dormir et de ne plus se réveiller.
Erwan n’avait qu’un point commun avec l’hôpital : les horaires. Petit déjeuner à six heures du matin, changement de pansements à 7 heures : aucun problème. Il avait attendu l’ouverture du service administratif pour signer le formulaire qui déchargeait le centre hospitalier de toute responsabilité après sa sortie.
La veille, un OPJ lui avait ramené sa voiture et, malgré le bandage qui lui serrait l’abdomen, il pouvait conduire sans difficulté. À 8 h 30, il descendait le boulevard de l’Hôpital, en direction de la gare d’Austerlitz.
Son rétablissement ne devait rien au repos mais tout à Sofia. Les moments qu’ils avaient partagés la veille avaient été, comme disent les diamantaires, flawless — « sans défaut ». Ils avaient fait l’amour dans son lit et chaque mouvement lui avait arraché un gémissement de douleur. Il en avait éprouvé une jouissance intense — peut-être celle qu’il attendait depuis toujours. Celle du janséniste qui ne peut éprouver de plaisir sans sa petite sœur, la souffrance du châtiment.
Après le départ de Sofia, aux environs de minuit, impossible de dormir. Il s’était plongé dans les actes du procès et les avait lus toute la nuit. Pour rien ou presque. Mais il se sentait maintenant purifié, abrasé par une sorte d’excitation fébrile.
Il remontait le quai de Montebello quand Kripo l’appela.
— Où vous en êtes ? demanda Erwan sans lui laisser le temps de parler.
— On trouve que dalle. Aucune connexion, aucun lien concret entre nos clients et les meurtres.
— Sois plus précis.
— Pour chaque homicide, un des suspects pourrait être le tueur : il n’a pas d’alibi. Mais ça s’arrête là. Di Greco aurait pu aller à terre pour dézinguer Wissa Sawiris dans la nuit du 7 septembre mais aussi partir à la pêche. Lartigues était seul dans la soirée du 11 septembre, ça ne veut pas dire qu’il était sous le pont d’Arcole. Redlich connaissait Pernaud mais personne ne l’a vu rue de la Voûte. Etc.
— Les indices matériels ?
— Les perquisitions dans l’atelier de Lartigues et la péniche de Redlich n’ont rien donné.
Quai des Grands-Augustins. Quai de Conti. Quai Malaquais. Il n’avait pas eu un regard pour le 36 — de l’autre côté de la Seine — d’où Kripo lui parlait.
— Et toi, avec Irisuanga ?
— La muraille de Chine. Son appartement, sa galerie sont protégés par l’immunité diplomatique. Il était sans doute à la soirée de Lartigues dimanche mais à quelle heure en est-il parti ? Mystère.
— C’est tout ?
Kripo monta d’un ton — ce qui ne lui ressemblait pas :
— « C’est tout » ? Je suis en train de t’expliquer qu’on s’est peut-être plantés, que ton père a buté trois cinglés dont aucun n’était l’Homme-Clou, que le vrai tueur court encore et tu me demandes si c’est tout ? Tu deviens difficile à satisfaire en matière d’emmerdements.
Erwan ne répondit pas : ce nouveau fait corroborait, mystérieusement, sa lecture des synthèses du procès. Il s’était farci les témoignages abrégés, les réponses hallucinées de Pharabot, les résumés des plaidoiries — tout ça pour ne rien apprendre d’important.
Dans ces minutes, ce n’étaient pas les lignes qui avaient parlé mais plutôt les zones d’ombre. Quelque chose ne colle pas. Un détail lui avait échappé et ce détail, même s’il concernait des crimes datant de quarante ans, pouvait l’aider à mieux comprendre l’affaire actuelle.
— Tu m’écoutes ? Qu’est-ce qu’on fait ?
— Grattez encore, fouillez leur passé, trouvez-leur un putain de mobile.
— Ça ne nous donnera pas de preuves directes.
— C’est cuit de ce côté-là. On boucle le dossier avec de l’indirect.
— Je ne te reconnais pas.
— Ça s’appelle le « principe de réalité ».
— Ok. Je transmets aux autres.
Kripo raccrocha et Erwan traversa le pont Royal, en direction de la rue des Pyramides. Quartier de l’Opéra, changement d’atmosphère. À l’école de police, on apprenait que les grandes artères d’Haussmann, larges et droites, avaient été conçues pour maîtriser les révoltes populaires, tirer au canon et laisser passer la cavalerie. « La preuve, confirmait son père, Mai 68 a explosé de l’autre côté de la Seine ! »
Il était temps de faire trembler le Vieux.
— T’es toujours à l’hosto ? demanda celui-ci d’une voix inquiète.
— Je rentre chez moi.
— On t’a laissé sortir ?
— Tu m’as à peine égratigné.
— Il faudra qu’on en parle. C’était…
— J’ai plus de force pour t’en vouloir de quoi que ce soit.
— Victoire par abandon ! rit Morvan. Faut que tu te reposes.
— Je pars en voyage.
— Je peux te donner les clés de Bréhat.
— Je pars en Belgique.
Brève pause.
— Pourquoi la Belgique ?
— Je me suis farci cette nuit les archives du procès de Lubumbashi. Trois classeurs de quatre kilos chacun.
Nouveau silence. Erwan contourna le palais Garnier, pompeux et doré, puis braqua à l’oblique, vers la rue Lafayette. Encore une artère taillée pour la brigade légère.
— Où tu t’es procuré tout ça ?
— À Namur : les transcriptions des avocats y étaient stockées.
— Qu’est-ce que tu cherches au juste ?
— Certains éléments m’ont paru insuffisants. Pour ne pas dire bizarres.
— Et alors ? Ton enquête est bouclée et tes coupables sont morts.
— Peut-être pas. Il reste encore beaucoup de questions sans réponse. Finalement, ce n’est pas parce que des cinglés se sont fait greffer la moelle osseuse d’un mort qu’ils étaient des assassins.
— Ils ont tué deux gendarmes.
— C’est vrai. Et ils ont pris les armes à Locquirec. Mais je veux être certain qu’ils sont bien les meurtriers de Wissa Sawiris et des autres.
— Ça répond toujours pas à ma première question : pourquoi la Belgique ?
— Je vais interroger des témoins de la première affaire.
— Lesquels ?
— Je sais pas encore.
Il préférait ne pas donner de noms.
— T’es en train de te perdre, mon garçon. Fais attention : j’ai failli devenir fou avec cette histoire.
Il décida de chatouiller un peu le Vieux :
— T’avais pourtant l’air d’avoir toute ta tête au procès.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— En lisant ton témoignage, j’ai eu l’impression que t’avais emporté le morceau grâce à tes talents d’orateur.
— Tu doutes aussi de la culpabilité de Pharabot ?
— Non. Tu possédais de vraies preuves et des aveux. Mais y a pas mal de trous du côté des faits et des circonstances.
— Qu’est-ce que tu me chies ? J’ai pas fait mon boulot ?
— Je me pose juste une question. L’Homme-Clou a frappé neuf fois…
— Si je l’avais pas arrêté, toutes les étudiantes de Lontano y seraient passées.
— Justement, comment, dans ce climat de parano, a-t-il pu les approcher ? Quand un tueur rôde à Paris, une ville de plus de deux millions d’habitants, plus aucune femme ne sort de chez elle. Lontano ne comptait que quelques dizaines de milliers d’âmes…
— T’as vu son portrait ?
— Non. Je n’ai trouvé aucun document anthropométrique.
— Pharabot avait peur des appareils photo. Une superstition africaine. C’était un gamin blond, à la coupe en pétard et au visage d’ange. Un mélange de douceur et d’effarement. Qui aurait pu s’en méfier ?
Cette réponse ne rimait à rien. Erwan imaginait la panique des étudiantes et des secrétaires à l’époque : même un vieillard unijambiste les aurait effrayées.
Il montait la rue Cadet. La rue de Bellefond allait s’ouvrir à droite. Mentalement, il préparait déjà sa valise.
— Je trouverai peut-être des réponses en Belgique. Si ça suffit pas, j’irai en Afrique.
— Quelles réponses ? T’es malade ou quoi ?
— Blessé seulement. Pharabot et ses meurtres sont l’arbre qui cache la forêt.
— Quelle forêt ? À quelle heure…
Erwan venait de pénétrer dans son parking. La tonalité retentit à son oreille.
Le béton avait du bon. Il fallait au moins ça pour couper la chique au Vieux.
Une heure et demie de Talys. Erwan avait photocopié les extraits les plus intéressants du procès pour les relire encore. Tout Lontano avait défilé à la barre — parents, enquêteurs, employeurs, missionnaires, ouvriers… Personne ne savait rien, ou bien les transcriptions du procès étaient incomplètes. La seule évidence était la peur : chaque corps avait été découvert dans une sorte d’effroi sacré. On devinait une communauté qui s’était quasiment arrêtée de vivre en attendant que la bête soit neutralisée.
A contrario, les patrons de Pharabot décrivaient un salarié sans histoire, bien noté, toujours partant pour la brousse. L’ingénieur était un pur psychopathe, un monstre glacé parfaitement dissimulé. Il avait trouvé une sorte d’équilibre entre ses peurs et ses crimes. Tueur organisé, méticuleux, consciencieux, son « œuvre » constituait une force de gravité et de refroidissement qui l’avait empêché de voler en éclats sous l’effet de ses terreurs intimes.
Quelques-unes de ses réponses : « Pourquoi avez-vous tué ces femmes ?
— Une attaque supérieure exige une réponse supérieure. »
Ou : « Avez-vous déposé le corps de la victime sur la piste d’Ankoro ?
— Les seuls sentiers que je sillonne sont ceux de l’esprit. J’évolue dans le deuxième monde. »
Ou encore : « Les femmes que vous avez tuées étaient-elles des fétiches ?
— À l’intérieur de la chair, le bilongo a chaud. Le bilongo est plus puissant. » Renseignements pris, le bilongo est l’esprit qu’on active au sein de la statuette en y plantant un clou, en crachant dessus ou en l’humectant de son sang.
Des psychiatres belges et français — aujourd’hui morts — avaient fait le voyage. Leurs avis contradictoires n’avaient pas permis de décider si l’ingénieur était responsable de ses actes. Ni même s’il était malade au sens psychiatrique du terme — à moins de considérer un saint Jean-Baptiste ou un Kobo-Daishi comme de purs aliénés. À les écouter, la lisière entre foi et folie était très mince.
Voilà ce qui intéressait Erwan : la partie sorcellerie du procès. Le meilleur spécialiste s’était avéré être un père blanc, Félix Krauss, également psychiatre, qui avait vécu au Bas-Congo et qui, par chance, était installé à Lubumbashi depuis 1969. Le jeune missionnaire avait expliqué que le nganga était un justicier, un redresseur de torts en lutte contre les sorciers qui jetaient des sorts, répandaient les maladies, exacerbaient les passions jusqu’à la mort. Son portrait de Pharabot en « nganga blanc » au service des familles noires avait choqué mais Krauss disait vrai : l’ingénieur était respecté dans la communauté ouvrière de Lontano.
Erwan avait cherché la trace de Krauss sur Internet. L’homme enseignait désormais l’ethnologie et les sciences religieuses à l’université catholique de Louvain. Avant de prendre le train, le flic lui avait annoncé sa visite : le père blanc parlait le français avec un accent aussi cranté que les façades de Gand ou de Bruges ; il serait heureux, assurait-il, de l’aider. C’était sa seule piste : Erwan avait aussi fouillé du côté des familles des victimes mais les de Vos, de Momper, Verhoeven étaient légion en Belgique et il n’avait ni le temps ni la possibilité de les contacter toutes en quête de racines africaines.
Erwan acheva son voyage en observant une photo de Thierry Pharabot qu’il avait finalement dénichée au fond d’un classeur — un cliché anthropométrique réalisé quelques jours après son arrestation. Son père disait vrai. C’était un beau jeune homme au visage étroit, aux traits réguliers et à l’aspect chétif. Cheveux et sourcils blonds, expression rêveuse : difficile de se convaincre qu’on contemplait là le souverain d’un enfer qui n’était peut-être pas encore refermé…
Bruxelles, 18 heures. Taxi. Il fallait compter une demi-heure pour atteindre Louvain. Erwan avait toujours fantasmé sur les Flandres, sans jamais prendre le temps de s’y rendre. Pour lui, cette région était un coffre aux trésors recelant tous les peintres qu’il vénérait, des primitifs flamands aux maîtres du XVIIe siècle comme Rembrandt ou Rubens.
Pour l’instant, il n’était pas déçu par le paysage. Ligne d’horizon absolument plate, crépuscule cuivré, longues ombres langoureuses. Sans compter les maisons et les églises qui semblaient toutes taillées dans la même matière sanguine. Des noces d’or et de sang…
— Vous ne prenez pas la direction de Louvain ?
Le chauffeur avait laissé la sortie « Leuwen » vers l’est et filait sur la N3, plein sud.
— Vous allez pas à Louvain.
— Je vous ai dit que…
— Vous m’avez dit Louvain-la-Neuve.
— C’est pas la même chose ?
— Non. C’est en zone francophone.
Erwan avait du mal à cacher son irritation :
— Expliquez-moi : on gagnera du temps.
— La Belgique est coupée en deux, la partie wallonne où on parle français, la partie flamande où on parle néerlandais. Enfin, pas tout à fait mais…
— Je suis au courant, tout de même.
— Jusqu’à la fin des années 60, l’université catholique de Louvain était à Louvain, en zone néerlandophone, mais la moitié des étudiants y parlaient français. Pour les fanatiques du « Chaque langue dans son pays », c’était devenu intolérable. Y a eu des manifestations, des bagarres. Chez nous, on appelle ça une « crise linguistique » mais c’était surtout : Walen buiten !, « Les Wallons dehors ! ».
Erwan songea à une guerre de religions dont l’enjeu aurait été la langue.
— Et alors ?
— La séparation des deux universités a été votée et on a construit en catastrophe une ville nouvelle dans le Brabant francophone.
— Louvain-la-Neuve ?
— Exactement. C’est assez spécial. Tout a été édifié en quelques années.
Erwan s’attendait à des édifices gothiques, des pignons à redents, des fenêtres à meneaux. Il découvrit une zone piétonnière émaillée de bâtiments bruts, de blocs patibulaires. Ce genre de quartiers bâclés qu’on trouve en banlieue et qui accueillent, entre deux cités, des cafétérias, des pressings, des supermarchés.
— J’ai rendez-vous à la faculté de philosophie.
— C’est au collège Érasme. Je peux pas entrer avec la voiture.
Il se fit déposer à l’entrée d’une esplanade grise, au pied d’un clocher moderniste. Ses pas claquaient sur le parvis. La bâtisse qu’il visait reproduisait, plus ou moins, des lignes anciennes : fenêtres aux châssis pointus, piliers aux chapiteaux en V. Le résultat était étrange, comme si on avait coulé du béton neuf dans un vieux moule.
— Le père Krauss, s’il vous plaît.
Derrière le comptoir d’accueil, un étudiant avachi dressa son index vers le plafond. Erwan leva les yeux : la bibliothèque s’ouvrait sur plusieurs étages. Les rayonnages formaient des coursives autour du patio central. L’architecture — piliers blancs, parapets de bois clair — déployait une répétition de motifs, alternant deux couleurs.
Erwan chercha l’escalier. Le père Krauss devait rôder au rayon psychiatrie ou ethnologie.
Il avait soixante-dix ans passés mais ses cheveux blancs en brosse lui conféraient une allure de vigueur étonnante. Petit, il portait un costume noir mal coupé. Il fallait s’approcher pour remarquer le col blanc, aussi immaculé qu’une hostie. Entre deux rangées de livres, penché sur un traité d’ethnomédecine, le père Krauss offrait l’image rassurante d’un animal protégé qu’on s’efforce de conserver dans son biotope naturel.
Erwan était épuisé par le voyage, la nuit blanche et le reste. Pas de temps ni d’énergie pour les salamalecs. Il se présenta et demanda à s’installer dans un coin tranquille pour poser ses questions.
— Bien sûr, fit le missionnaire en rangeant l’ouvrage dans le rayon. Depuis votre coup de fil, j’ai relu mes notes de l’époque.
Son accent avait des consonances germaniques qui donnaient à ses mots une assise particulière.
— Je pourrais les voir ?
— Non : secret médical. Suivez-moi s’il vous plaît.
Ça commençait bien. Erwan lui emboîta le pas. À cette heure, la bibliothèque était déserte. Ses lignes de bois étaient cinétiques. À force de les regarder, elles semblaient prendre vie et danser.
— Je voudrais d’abord vous montrer quelque chose.
Ils longèrent le garde-fou puis Krauss ouvrit une porte à l’aide de son badge magnétique. Ils se retrouvèrent dans une enfilade de petites salles aveugles aux murs de briques peintes en blanc. Chacune abritait des statuettes africaines, en bois ou en terre, couvertes de clous, de fibres végétales, de cordes.
— Cette exposition est consacrée à Leo Bittremieux, un missionnaire scheutiste du début du XXe siècle qui étudiait la culture yombé et qui expédiait à tour de bras ces objets sacrés en Belgique. Un pur Flamand qui refusait de parler français « même devant le roi » et détestait les colons. Il prétendait que le Blanc n’était pas venu en Afrique « pour la civiliser mais la syphiliser ».
Erwan aurait voulu expédier ce détour mais il se dit que, d’une certaine façon, il était venu pour s’imprégner de cette culture. Il s’arrêta face à un fétiche vengeur arborant une cape en toile de jute, des clous dressés sur la poitrine, des petites dents pointues et un crâne en losange.
— Une de nos pièces les plus terribles, fit Krauss en posant la main sur sa tête comme un dompteur aurait caressé un fauve apprivoisé. Ce nkondi libérait les enfants possédés qui mangent de la terre.
— Pour mon enquête, j’ai déjà pas mal étudié ces croyances et…
— Ça va bien au-delà des croyances ! C’est une métaphysique. La trame même de l’existence. Chez les Noirs, il n’y a pas de hasard ni de fait inexplicable. Entre Dieu et les hommes, il existe un entresol : l’étage des esprits, des forces occultes. Un Congolais meurt du sida : version occidentale. Vérité africaine : un de ses fils est sorcier et l’a tué en lui envoyant la maladie.
Les minkondi, au fil des salles, changeaient d’aspect, se réduisant à des morceaux de bois à peine sculptés, des sacs de toile ornés de grelots, des pierres ligotées de cordes. Un détail suffisait pour les transformer en objets sacrés, pleins de pouvoir et de signification.
— D’ailleurs, reprit Krauss, votre père a dû vous initier à cet univers.
— Vous savez qui est mon père ?
— J’ai vérifié sur Internet : votre nom ne pouvait être un hasard.
— Vous l’avez rencontré à l’époque ?
— Bizarrement, non. Je l’ai connu beaucoup plus tard, dans les années 2000, quand il nous a prêté sa collection pour une exposition.
Erwan ignorait que ses minkondi avaient voyagé.
— La dernière fois que je l’ai vu, avoua Krauss avec une mine réjouie, il m’a laissé entendre qu’il en ferait don à notre université.
Bonne nouvelle : ni lui ni ses frère et sœur n’hériterait de ces trucs effrayants, chargés de mauvaises ondes. Erwan stoppa de nouveau devant une tige de palmier à la base de laquelle un coquillage était attaché, figurant une sorte de poignard mi-végétal, mi-minéral.
— Quelle est la différence entre folie et croyance ? poursuivit Krauss. Le fait de croire que Jésus-Christ marchait sur l’eau pourrait être mal jugé d’un point de vue psychiatrique…
— Pharabot a tué neuf fois au nom de sa foi.
— Combien de massacres chez les chrétiens, les musulmans, les bouddhistes au nom de la religion ? Nous sommes arrivés.
Krauss déverrouilla la porte de la salle et s’effaça pour le laisser entrer.
Les plafonniers s’allumèrent par à-coups, révélant une enfilade de tables de lecture.
— Asseyez-vous.
Erwan s’installa derrière l’une d’elles. Le père prit place en face de lui. Pour l’occasion, le flic sortit un dictaphone.
— Ça vous dérange si je vous enregistre ?
— Pas du tout, mais j’ai d’abord une question à vous poser.
— Je vous en prie.
Il n’était pas en position de jouer au flic mutique.
— Vous m’avez dit que vous enquêtiez sur la série de meurtres à Paris.
— Absolument.
— J’ai lu ce matin dans la presse que leurs auteurs présumés avaient été tués lors d’une fusillade en Bretagne…
Erwan opta pour un demi-mensonge :
— C’est exact mais je dois, pour achever mes rapports, dresser un portrait aussi complet que possible de celui qui les a inspirés : Thierry Pharabot.
— Vous voulez dire que vous fouillez encore le passé de l’Homme-Clou en quête d’indices sur le présent ? Peut-être n’avez-vous pas tout compris ?
Erwan sourit. Il prêtait toujours aux ecclésiastiques une sorte d’innocence béate qui se traduisait dans la réalité par une naïveté frôlant la stupidité. Krauss n’entrait pas dans cette catégorie.
— Les choses sont plus compliquées que prévu, c’est vrai. Les trois hommes éliminés dans le Finistère vouaient un culte à l’Homme-Clou et nous sommes persuadés qu’ils sont les auteurs des meurtres survenus ces deux dernières semaines. Mais on manque de preuves concrètes. En creusant encore du côté de leur modèle, on trouvera peut-être de nouveaux indices.
Le Belge n’avait pas lâché son sourire :
— Mettez votre machine en route.
Première question :
— Vous vous souvenez de votre rencontre avec Pharabot ?
— Bien sûr. Quand il a été arrêté, je dirigeais un dispensaire à Lubumbashi. On m’a appelé et j’ai fait le voyage jusqu’à Lontano pour établir son premier bilan psychiatrique. J’étais l’homme de la situation : médecin et prêtre, je connaissais les croyances yombé.
— Comment était-il ?
— En état de choc.
— À cause de ses meurtres ?
— À cause de la chasse que lui avait menée votre père.
Erwan sentit son estomac se crisper :
— Que… que pouvez-vous m’en dire ?
— Je n’en sais pas grand-chose. Ça a duré plusieurs semaines, sur un terrain qu’on pourrait qualifier… d’intense.
Erwan songea à la photo de Pharabot indemne :
— Vous pensez que mon père a torturé Pharabot après sa capture ?
— Je pense que la traque en elle-même a été une torture… mentale. Pour les deux. Pharabot connaissait la brousse. Grégoire Morvan, au contraire, n’en possédait aucune expérience. Pourtant, il n’a jamais renoncé. Il a poursuivi Pharabot. Il l’a affamé, acculé jusqu’à le capturer et le ramener à Lontano.
Dans la voix du vieux missionnaire perçait une nuance d’admiration. Cet homme qui devait pourtant être contre les méthodes brutales (il était psychiatre) et pour la compassion (il était prêtre) avait du respect pour la bravoure et la ténacité du chasseur.
— Ce n’était pas seulement une question de courage physique, renchérit-il. Au fond de la forêt, Pharabot jouait sur son terrain — celui des forces occultes. Votre père était seul face à un univers puissant et inconnu.
— Vous y croyez ?
— Je crois au fait qu’il était en très mauvaise posture et je pense, passez-moi l’expression, qu’il a eu des couilles comme ça.
Il n’était pas là pour écouter un panégyrique du Vieux.
— Vous avez soigné Pharabot ?
— Avec les moyens du bord. Il était dans un état de prostration totale. Une sorte de catalepsie de l’esprit. J’ai dû lui administrer des calmants qui l’ont à la fois détendu et ramené à la réalité. Parallèlement, j’ai pu interroger des témoins.
— Je croyais qu’il n’y en avait pas.
— Pas des meurtres mais de l’atmosphère générale de la ville. Les habitants de Lontano sortaient de deux années de pure terreur.
Erwan se posa encore une fois la question : comment le tueur avait-il pu gagner la confiance de ses victimes ? C’était peut-être l’indice qu’il cherchait. Plus tard.
— J’ai lu dans les minutes du procès que Pharabot était connu en tant que nganga. Dès le début, la population a dû le soupçonner, non ?
— Chez les Noirs, sans aucun doute, mais personne ne voulait parler. D’abord par crainte, ensuite par respect. Des légendes circulaient à son sujet. On disait qu’il rôdait nu, couvert d’argile, la nuit dans la forêt, qu’il parlait aux démons. On racontait qu’il se transformait en un tas d’animaux, des histoires d’Africains.
— Ils auraient dû le dénoncer.
— Non. Un nganga qui sculpte des minkondi dans de la chair blanche sait ce qu’il fait et est doté de très grands pouvoirs.
— On dirait que vous cautionnez cette version. Pharabot n’était-il pas tout simplement dément ?
— Il se sentait menacé de toutes parts, par des sorciers, par des forces terribles. En tant que psychiatre, j’ai diagnostiqué une schizophrénie à tendance paranoïde. Mais d’autres collègues n’étaient pas de cet avis. Simple ferveur religieuse selon eux.
Son accent devenait plus agréable : un rubato faisant tanguer ses phrases.
— Avez-vous réussi à l’interroger ?
— J’ai gagné sa confiance. Il m’a raconté son histoire. Je veux dire : celle de son enfance. Vous la connaissez ?
— Les grandes lignes. Livré à lui-même, il a vécu parmi les ouvriers agricoles du Bas-Congo et a été initié à la magie yombé.
— Exactement. À douze ou treize ans, il était déjà un guérisseur réputé capable de faire régurgiter aux sorciers les âmes qu’ils avaient mangées, de broyer leurs mâchoires invisibles.
— À votre avis, quand a-t-il basculé ? Je veux dire : dans la folie ?
— Impossible à dire. À force d’affronter les esprits, il s’est peu à peu senti assailli, assiégé. Il entendait des voix, souffrait d’hallucinations. Il devait tuer : il n’avait pas le choix.
Erwan se décida à entrer dans le vif du sujet :
— Dans cette affaire, j’ai quatre tueurs et pas mal de victimes.
— Les journaux parlent de trois…
— Les journaux, c’est pas la police. Mon problème est que ces meurtriers ont frappé d’une manière invisible. Aucune trace, aucun témoignage. Par-dessus le marché, les victimes semblent ne leur avoir opposé aucune résistance.
— Et alors ?
— Les choses se sont passées de la même façon à Lontano. Personne n’a rien vu et surtout, les femmes ont suivi Pharabot sans se méfier, ce qui, dans le contexte d’une ville gagnée par la panique, paraît impensable.
Félix Krauss ne répondit pas. Un sourire flottait sur ses lèvres. Le silence était tel qu’Erwan percevait — ou croyait percevoir — le bruit du moteur de la ventilation.
— Connaissez-vous le secret de Pharabot ? insista-t-il. Comment s’y prenait-il pour aborder ses proies et les convaincre de le suivre ? Pourquoi personne ne l’a jamais remarqué ?
— La réponse est simple : il avait un complice.
— Quoi ?
— Pas vraiment un complice, plutôt un assistant.
— De quoi vous parlez, nom de dieu ?
Krauss ne se formalisa pas du juron. Au contraire, il s’amusait de la surprise d’Erwan, comme quelqu’un qui vous raconte la fin d’un film.
— Un gamin des rues. Un orphelin âgé d’une dizaine d’années.
— Un Noir ?
— Un Blanc.
— Il vit encore ?
— Je n’en sais rien.
Erwan se laissa aller contre le dossier de sa chaise. Son humeur s’était totalement inversée. Il avait l’impression d’avoir gagné le gros lot.
— Racontez-moi.
— Le savoir d’un nganga se transmet d’initié en initié. Il fallait à Pharabot un disciple, un héritier, avant de finir en prison ou lynché par la population blanche. Il a trouvé Nono. Un gamin qui devait lui rappeler sa propre enfance.
Il n’avait jamais lu une ligne là-dessus dans les transcriptions.
— Je n’ai pas réellement suivi cet aspect de l’affaire, continua le père. Nono a aussitôt été transféré dans un dispensaire à Lubumbashi. J’ai demandé à lui parler : requête refusée. J’ai demandé à voir son dossier : même réponse. Au procès, son existence n’a jamais été mentionnée.
Erwan avait déjà compris que l’artisan de cette disparition était son père. L’apôtre de la deuxième chance, du « Qui châtie bien, aime bien ». Il l’avait toujours vu pardonner, effacer des ardoises, relancer des carrières dans la maison poulaga. Et faire exactement la même chose avec les criminels.
— Il y a eu consensus autour de lui : policiers, avocats, juges l’ont écarté, poursuivit Krauss. Il en avait bavé : inutile de remuer ses traumatismes.
— Bavé dans quel sens ?
— D’abord, il avait subi une initiation khimba. Vous savez ce que c’est ?
Erwan se souvenait des explications de Redlich : circoncision à vif, viande crue, parfois humaine, vie sauvage dans la forêt, châtiments corporels…
— On m’en a déjà parlé, oui.
— À cela s’ajoutaient les cérémonies… magiques.
— C’est-à-dire ?
— Tout porte à croire qu’il participait aux assassinats.
Il avait la tête qui tournait : ce môme qui, s’il était encore vivant, aurait une cinquantaine d’années, constituait aujourd’hui un parfait Homme-Clou numéro deux. Pourquoi son père ne lui en avait-il jamais parlé ?
— Selon vous, ce gamin lui servait à piéger ses victimes ?
— Bien sûr. Quoi de plus inoffensif qu’un enfant ? Peut-être avait-il pour mission d’attirer la proie dans un coin isolé, peut-être Pharabot était-il déjà à ses côtés — le grand et le petit frère —, peut-être autre chose encore…
— Vous en savez plus sur lui ?
Krauss fouilla dans sa poche et fit glisser sur la table un papier plié en quatre.
— J’étais certain que cette piste vous intéresserait. Le dispensaire où il a été soigné était dirigé par une certaine sœur Marcelle. Une Wallonne. Je me suis renseigné : elle vit aujourd’hui à Courtrai, à quelques kilomètres d’ici.
Erwan sentait son cœur s’accélérer. Trop beau — c’est-à-dire trop fou — pour être vrai : un enfant complice de l’Homme-Clou, à présent un homme, sans doute traumatisé à vie, à portée d’interrogatoire.
Erwan ouvrit la feuille et lut : « Sœur Marcelle. Béguinage de Courtrai, porte 17. »
— Un béguinage, c’est quoi ?
— Une vieille tradition belge. Depuis le Moyen Âge, dans notre pays, des femmes pieuses, qui sont veuves ou célibataires, se réunissent dans des logements construits autour de l’église. Une sorte de village dans la ville.
— Ce sont des religieuses ?
— Pas au sens strict. Elles sont laïques et indépendantes. Aujourd’hui, elles n’existent plus. Je crois que la dernière béguine est morte récemment. Mais les villages accueillent encore des sœurs à la retraite comme Marcelle.
Erwan se leva. Il avait du mal à contenir son excitation. Krauss regarda sa montre :
— Personne ne vous ouvrira à cette heure-ci. Où allez-vous dormir ?
— Aucune idée.
— Restez ici. Nous avons des chambres.
Pas la force de lutter. D’ailleurs, passer la nuit dans cette université catholique lui paraissait de bon augure. La clé de l’affaire se situait peut-être dans l’ombre de Dieu — ce qui était plutôt paradoxal.
Ils traversèrent le parvis. Des cloches résonnaient au loin.
— Soyez aimable avec Marcelle, elle est sensible.
— Je n’ai pas l’habitude de brusquer les vieilles dames.
— Je veux dire : soyez vraiment aimable. Elle est en convalescence à Courtrai. Elle souffre d’amibiase.
Erwan imagina des vers grouillant au fond d’intestins épuisés par des décennies passées en Afrique. Décidément, il n’en sortirait jamais.
Maintenant, ils étaient deux à la protéger : Karl, le grand Black, et un deuxième, Ortiz, blanc, crâne rasé, mâchoires carrées. À eux deux, ils avaient l’air de sortir d’une bande dessinée et semblaient n’avoir aucune chance face à un criminel vicieux et solitaire.
Le genre de tueur qui hantait son cerveau. Un homme moulé dans une combinaison zentaï. Glissé dans sa gaine comme un couteau dans son fourreau. Une pure machine intrusive, vrillant la chair jusqu’à la mort.
Elle ouvrait les yeux et le voyait partout : dans la rue, les escaliers, le moindre angle mort de son appartement.
Elle fermait les yeux et c’était pire. Il était là, entre le pli de sa paupière et le frémissement de sa rétine. Il rôdait autour d’elle et même sous sa peau. Présence diffuse qui l’électrisait et violentait sa perception du monde extérieur.
Elle avait passé une journée abominable, gorge sèche, souffle court. Elle prenait toujours ses médocs mais c’était pour soigner des maladies, des troubles du cerveau… Or le danger était cette fois réel. Il était là, prêt à frapper. Il allait surgir et tout serait fini.
Elle se répétait cette litanie comme une gamine qui jouerait à la marelle avec, en guise de palet, son propre cœur.
Un, deux, trois : une heure passait.
Quatre, cinq, six : elle atteignait le ciel.
En réalité, l’enfer.
L’heure suivante était consacrée à s’arracher de ces ténèbres, et à repartir pour un tour.
— Ça va, mademoiselle ?
Les deux colosses jouaient aux cartes, toujours coincés dans le petit salon. Elle se tenait à l’autre bout du studio.
— Erwan, souffla-t-elle à voix basse, pourquoi tu rappelles pas ?
Du brun, du noir, du rouge.
Erwan avait dormi comme un corps-mort. Sans doute avait-il rêvé mais aucun souvenir n’était resté amarré à sa conscience. Douche frisquette à l’aube — l’heure de la prière — puis petit déjeuner à la dure : café noir, pain caoutchouteux, broc en inox. Un parfum de séminaire planait sur chaque détail, jusqu’au réfectoire et au mobilier qui évoquaient les tablées de moines dans une lointaine abbaye.
Il roulait maintenant vers Courtrai. Les terres en friche succédaient aux villages en briques. Du brun, du noir, du rouge.
« C’est facile à trouver, avait dit Krauss, prenez la direction du vieux Courtrai. Le béguinage est au pied de l’église Saint-Martin. » Une fois dans la ville, alors qu’il traversait la Lys, Erwan repéra le clocher au-dessus de la cité. Il ne savait pas à quel moment il avait franchi la ligne linguistique mais Saint-Martin était devenu Sint-Maartenskerk. Il était maintenant cerné par des straat et des steenweg. Le temps d’allumer son GPS, il tomba par hasard sur le portail des béguines. « Begijnhof Sint-Elisabeth » annonçait le frontispice.
Le village était piétonnier : il se parqua près du porche et s’enfonça dans les ruelles, le long de maisons blanchies à la chaux. Une impression de solitude et de silence lui tomba dessus, comme une congère bien glacée d’un toit.
En marchant, il nota des détails inconciliables : les murs blancs rappelaient un pueblo espagnol, les pavés évoquaient des ruelles de Montmartre, les portes de bois sombre, surmontées d’un numéro noir sur blanc, semblaient importées de Londres. Pourtant, l’ensemble était flamand. Il y avait une solidité, une rudesse et quelque chose d’artisanal dans ce quartier qui avaient à voir avec le plat pays et son passé de manufactures. Il atteignit une place où des maisons à pignons à redents confirmaient le copyright : on était bien dans les Flandres.
Les numéros l’entraînèrent dans une nouvelle ruelle. Il faisait froid et il marchait tête dans les épaules, col relevé. Tout était désert mais il avait l’impression d’être frôlé par les fantômes des femmes qui avaient vécu ici — les épouses des croisés, au Moyen Âge, les veuves des siècles suivants, vouées à la foi et au recueillement.
Au 17, interphone. La porte s’ouvrit sans discussion — Krauss avait dû prévenir sœur Marcelle. Erwan entra dans un vestibule encombré de manteaux, de bottes en caoutchouc, de parapluies.
— Vous pouvez vous déchausser ?
Voix chevrotante, timbre de crécelle : il pénétrait dans un conte de Perrault. Il retira ses Timberland montantes qu’il avait choisies pour l’occasion — comme s’il partait en randonnée — et remarqua des patins et des chaussons qu’il n’osa pas enfiler. Il s’avança en chaussettes dans une salle d’un autre siècle : carrelage en damier, haute cheminée au fond tapissé de céramique, étagères chargées de vaisselle en cuivre. Une odeur de café planait. Il sentait sous ses pieds le froid des carreaux alors que la chaleur du feu lui faisait monter le sang au visage.
Assise près de l’âtre, sœur Marcelle lui tournait le dos. On n’était pas dans un conte de Perrault mais des frères Grimm. En visite chez la sorcière de Hänsel et Gretel.
— Vous voulez du café ?
— Merci, avec plaisir.
Quand elle lui fit face, Erwan n’éprouva aucune surprise. Elle sortait d’un portrait de groupe de missionnaires du siècle dernier. Chasuble grise sur polo blanc. Coiffe d’ardoise, lunettes rudimentaires. Visage viril, foncé comme du vieux cuir, sourcils encore noirs et racines blanches sous le voile. Elle aurait pu défiler sur le thème « Exister, c’est renoncer ».
— Je viens vous parler d’une histoire très ancienne, ma sœur.
— Vous venez me parler de Nono, fit-elle en lui tendant une tasse. Le père Krauss m’a téléphoné.
— Vous vous souvenez de quelques détails à propos de cette affaire ?
— Je me souviens de tout.
Elle lui désigna une chaise près d’une table recouverte d’une toile cirée. Erwan se revoyait enfant, visitant la ferme qui jouxtait la maison de vacances louée par ses parents. Chaque détail avait un grain brutal et triste mais aussi une authenticité, une présence inhabituelles pour un petit Parisien.
— Quand exactement avez-vous connu… Nono ? demanda-t-il pour ouvrir le bal.
— Lorsque Thierry Pharabot a été arrêté par votre père.
— Vous savez ça aussi.
Elle sourit. Une multitude de rides apparurent, le masque brun se transforma en toile d’araignée. Elle tenait sa tasse à deux mains, comme une offrande.
— Je lis la presse française. Je savais qu’un jour, vous sonneriez à ma porte.
Il but une goulée de café brûlant. Sa gorge était anesthésiée. Il sortit son dictaphone et le posa sur la table :
— Je peux ?
— Je vous en prie.
Pression. Deuxième interrogatoire.
— Pharabot possédait une cabane isolée à deux kilomètres de Lontano, commença la religieuse. À l’intérieur, les militaires zaïrois ont découvert son matériel, ses ingrédients magiques, ses notes. Et aussi un enfant âgé de onze ans, dans un état déplorable. Ils ont réagi à l’africaine. Ils ont brûlé la cabane, condamné la zone et placé le gamin dans une geôle pourrie. Il s’en est fallu de peu qu’ils ne le brûlent aussi.
Son accent était différent de celui de Krauss : du pur wallon qui, pour un locuteur parisien, sonnait d’une manière plutôt comique.
— Je croyais que tout le monde craignait et respectait Pharabot.
— Tant qu’il n’était pas arrêté. Le pouvoir blanc avait brisé sa puissance. Dans ce contexte, un enfant complice était pire que tout. Un petit sorcier à lyncher. On a commencé à l’exhiber lors des messes. On organisait des exorcismes. Quand je l’ai rencontré, il allait finir avec un pneu enflammé autour du cou.
— Où était mon père ?
— Il s’occupait de Pharabot et de son transfert à Kinshasa. Il n’était pas au courant de cette histoire.
— Vous en êtes sûre ?
— Certaine. C’est moi qui l’ai contacté.
— Comment il a réagi ?
— Comme moi. Il était convaincu de l’innocence du gamin. Un simple maillon dans l’histoire. On s’est mis d’accord : il arrangerait la paperasse, je garderais le petit auprès de moi.
— Comment a-t-il pu faire ça ? Je veux dire : techniquement ?
— Le Zaïre n’est ni la France ni la Belgique. Par ailleurs, aucune charge n’était retenue contre lui. S’il avait contribué à attirer les jeunes filles dans un piège, elles n’étaient plus là pour le raconter. Pharabot n’a jamais dit un mot sur lui.
Erwan baissa les yeux — le voyant du dictaphone ressemblait à un fer rouge.
— Parlez-moi du gamin. Décrivez-le-moi.
— Il s’appelait Arno, avec un « o », à la flamande. Arno Loyens. Il était blond et fluet. Il était orphelin lui aussi et venait de Mons. Comment s’est-il retrouvé à Lontano ? On a jamais su. Pharabot l’a recueilli. Tout le monde pensait qu’il s’agissait d’un membre de sa famille : ils se ressemblaient un peu.
Erwan songea aux viols :
— Vous pensez que Pharabot a abusé de lui ?
— Absolument pas. Nono n’a jamais subi le moindre sévice sexuel. J’ai recueilli son témoignage. L’enjeu était ailleurs. Pharabot voulait transmettre ses pouvoirs avant d’être arrêté. Il a donc initié Nono…
— Le père Krauss m’a déjà parlé de ça.
Elle hocha la tête, l’air de dire : « Cela vaut le coup de s’y arrêter encore. »
— Nono a vécu plusieurs mois isolé en forêt. Chaque jour, chaque nuit plutôt, Pharabot le visitait et le nourrissait. Il venait dans sa tenue de nganga.
Elle attrapa une boîte à biscuits en fer sur la table, l’ouvrit et en sortit de vieilles photos noir et blanc. Des portraits de sorciers, ou plutôt de guérisseurs — pour un œil novice, aucune différence. Des hommes à coiffes de plumes, à masques de bois sculptés, tenant des sceptres ciselés ou des cloches décorées. Elles rivalisaient d’horreur.
— D’après ce que racontait Nono, fit sœur Marcelle en sélectionnant un tirage, Pharabot portait ce genre de masque.
Elle désignait un ovale de bois pâle, reproduisant les traits d’un bébé joufflu à la peau dure. Grands yeux noirs, petite bouche, aussi brève qu’une blessure, une expression de cruauté exacerbée, frémissante.
— Nono était traumatisé, bien sûr, mais il possédait une force de caractère peu commune. Les enfants disposent toujours d’une réserve d’innocence qui leur permet de triompher de beaucoup d’abjections.
Sœur Marcelle rangea ses clichés. Derrière ses lunettes qui avaient l’air d’être fabriquées avec des trombones, elle louchait légèrement. Ce que personne ne veut, Dieu le récupère, se dit-il malgré lui.
— Je suis restée près de lui à Kinshasa, continua-t-elle. Au bout de six mois, il s’alimentait normalement, en utilisant des couverts, et réussissait, une fois par semaine, à mettre des mots sur ces années terribles. Presque une psychanalyse. Alors seulement, il s’est mis à évoquer le pire.
— Le pire ?
— Les meurtres. Durant les sacrifices, c’est lui qui passait les outils à son maître, qui nettoyait le sang, l’aidait à installer la victime le long des pistes de la forêt.
— Sur les meurtres, que vous a-t-il dit ?
— Je préfère ne plus m’en souvenir.
Il imaginait les deux officiants, l’homme et l’enfant, maquillés d’argile blanche et de poudre de bois rouge, autour des corps suppliciés.
— Vous n’avez pas de portrait de lui ?
— Non. Il a toujours refusé d’être photographié. Il… (Elle s’arrêta et reprit sur un ton sans appel.) Ce n’est pas lui qui tue aujourd’hui.
— Comment vous pouvez l’affirmer ?
— Quand j’ai quitté Arno, il était complètement guéri. Deux ans de thérapie, de douceur, d’études. Il était doué, intelligent, d’une grande gentillesse. Une simple victime des circonstances.
— Dans mon métier, on est payé pour savoir que de telles circonstances ne s’effacent jamais vraiment.
— Je suis d’accord mais nous l’avons éloigné de l’Afrique, de la sorcellerie, de la violence. Il n’a pas témoigné au procès.
— « Nous », c’est qui ?
— Votre père et moi. Grégoire avait un ami influent à Bruxelles qui s’est occupé de placer Arno dans une structure d’accueil en Belgique francophone. Il a changé son nom et lui a fait de faux papiers.
— Pourquoi ?
— Il ne voulait plus qu’on puisse remonter jusqu’à lui ni, d’une manière ou d’une autre, le relier à cette affaire. Il disait qu’une nouvelle chance commençait par la destruction totale du passé.
— Vous ignorez donc son nouveau nom ?
— Oui. Et votre père aussi. À ses yeux, l’important était le nouveau rivage qu’il allait atteindre. Arno ne devait plus jamais revenir en arrière, ni nous contacter. Nous-mêmes ne devions pas être en mesure de le retrouver.
Erwan ne pouvait croire à une telle histoire : un apprenti assassin lâché dans la nature, dont plus personne n’avait ni le nom ni l’adresse ? Ce n’était pas une bouteille à la mer mais une torpille prête à exploser. D’ailleurs, il connaissait trop bien son père pour se convaincre qu’il ait pu laisser une telle menace derrière lui. Le Nettoyeur était célèbre pour ses dons de ménagère…
— Merci, ma sœur.
Quand il se leva, la vieille femme lui agrippa le bras :
— Ne le cherchez pas. Laissez-le tranquille. Il n’est pour rien dans tout ça. Les derniers temps, il disait : « Je suis un nganga. Je peux m’envoler sur une écorce d’arachide. Je peux disparaître avec le vent après la pluie. » Je suis sûre qu’il est devenu médecin ou même prêtre. Un homme qui a fait le bien toute sa vie.
— C’est une triste histoire.
— Tu te fous de ma gueule ? répliqua Erwan.
Morvan s’arrêta sous un porche : il se trouvait au coin de la rue Danielle-Casanova et de la place Vendôme qui, à ce point exact, prend la forme d’une brève artère pour devenir, quelques numéros plus loin, la rue de la Paix. Il sortait de chez Charvet où il venait de s’acheter des chemises. Il avait mis des années, et même des décennies, à accepter l’idée qu’il pouvait, en pleine journée, faire du shopping. Maintenant, c’était une forme de thérapie : quand il ne lui restait plus rien, il lui restait ça.
Son fils hurlait dans le combiné :
— Comment tu as pu passer cette histoire sous silence ?
— Je t’en ai pas parlé parce que ça n’en valait pas la peine.
— Un complice de l’Homme-Clou qui aurait cinquante ans aujourd’hui ? Alors qu’on cherche depuis des jours un suspect familier de son mode opératoire ? T’as Alzheimer ou quoi ?
Morvan soupira — il savait qu’en partant en Belgique, Erwan retrouverait la trace du gamin.
— Ton tueur ne peut pas être Arno Loyens.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il est mort en 1973.
Un blanc à l’autre bout de la connexion. Peut-être en effet aurait-il dû en parler à son fils. Mais à quoi bon l’embrouiller ? Trop de pistes tuent le chemin…
— Raconte, ordonna Erwan.
— Sœur Marcelle ne sait pas tout. En réalité, je n’ai pas changé son nom. On fait pas des faux papiers comme ça. J’ai simplement placé Arno dans un orphelinat en Belgique francophone, dans la province du Hainaut. Un institut religieux assez connu à l’époque…
— Il est mort là-bas ?
— En novembre 73, pendant les fêtes de la Toussaint. Y a eu un incendie. Un groupe de mômes a brûlé avec plusieurs surveillants.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— La vérité. Tu peux lire les journaux de l’époque. L’affaire a fait beaucoup de bruit parce que la partie qui a pris feu était un dortoir en préfabriqué. Du boulot bâclé qui n’avait pas respecté les normes de sécurité.
Le silence d’Erwan était comme une pédale de frein appuyée à toute force. Son scepticisme semblait vibrer dans le combiné.
— Arno Loyens était parmi les victimes ?
— Je suis allé à son enterrement. Tu ne fais que réveiller des souvenirs pénibles.
À l’époque, il avait pensé que le destin du môme, après le supplice de l’Homme-Clou, était de mourir prématurément. Rien de viable ne pouvait sortir de cette histoire.
— Ce gamin avait participé à neuf meurtres, reprit Erwan, imperturbable. Il était traumatisé par la magie yombé. Il tendait le marteau et préparait les clous à Pharabot… Il ferait un client parfait pour les meurtres d’aujourd’hui…
Morvan traversait l’immense place Vendôme, dont les meurtrières, façon bunker allemand, étaient remplies de joyaux précieux. Erwan commençait à le fatiguer avec ses soupçons à la con.
— Hier encore, trancha-t-il, ton dossier était bouclé. Tu devrais déjà l’avoir refilé au juge.
— Je dois m’assurer qu’Arno Loyens est bien mort.
— Putain, Erwan, j’ai lu les rapports d’autopsie, j’ai vu les corps à la morgue, j’ai parlé avec les flics qui ont mené l’enquête !
— Retrouve le certificat de décès, des PV, des témoignages. Donne-moi des preuves que tout est froid de ce côté-là. Sinon, je te fous au trou pour obstruction à la bonne marche de l’enquête !
Son père ne se formalisa pas de ce petit numéro de flicard. Il parvenait rue de Rivoli. Le vacarme des voitures atteignait ici une intensité sidérante.
— Tu m’as l’air en forme, ironisa-t-il. Où tu es, là ?
— Gare du Nord. Je descends du Thalys.
— Il faut que tu passes voir ta sœur.
— Qu’est-ce qu’il y a encore ? Elle m’a laissé trois messages mais je ne l’ai pas rappelée.
— Fais-le. Cette histoire l’a secouée. J’ai deux gars à moi auprès d’elle mais elle s’angoisse encore.
— De quoi, au juste ?
Il hésita à répondre et à nourrir la paranoïa galopante de son fils.
— Elle croit qu’elle est suivie. Une vraie fixette.
— Je passerai ce soir.
Erwan raccrocha sans le saluer.
Morvan était parvenu à la hauteur des Tuileries. En quelques pas, il s’éloigna du raffut de la rue de Rivoli pour rejoindre le silence feutré du parc. Il prit soudain conscience que l’automne arrivait : l’air frais, les feuilles rouillées, les branches nues qui évoquaient des veines pétrifiées. Décor crispé, comme un corps en apnée qui comprime son sang et consomme lentement son oxygène.
Il n’avait pas tout raconté à son fils — ni, à l’époque, à sœur Marcelle. C’était lui qui avait mené les soldats zaïrois à la cabane de Pharabot. Qui avait découvert le gamin tremblant d’effroi, enseveli sous les fétiches et les outils du tortionnaire… Il avait cru voir un ange. Cheveux presque blancs, front haut, yeux magnifiques. Ce physique offrait une transparence particulière : on y lisait les eaux pures de l’origine puis, aussitôt après, la souillure de l’homme. Le plus troublant était sa ressemblance avec Pharabot.
Nono.
Alors même qu’il recevait les honneurs pour son enquête, que Mobutu lui faisait le cadeau empoisonné d’une convention minière, Morvan cherchait un lieu où mettre le petit à l’abri. Il l’avait trouvé en Belgique, près de la ville d’Honnelles : l’institut religieux de Malapanse. Personne ne le savait mais à l’époque, cela avait été son seul triomphe : sauver un enfant des griffes du diable — et de toute procédure judiciaire.
L’année suivante, il n’avait pas été voir Arno — il craignait que sa seule visite lui rappelle le cauchemar de Lontano. Quand il avait appris la nouvelle de l’incendie, il avait été bouleversé mais encore une fois, pas surpris : rien de bon ne pouvait émaner de l’Homme-Clou et de ses complices. Le feu était un point final digne de cette histoire. Pas viable.
Il foulait maintenant un tapis de feuilles mortes et avait l’impression d’écraser des mains d’enfant. Il revoyait les corps noircis à la morgue, les rapports d’autopsie, les certificats de décès. Il avait tout vérifié : c’était bien un accident. Ou plutôt un homicide involontaire. Les circuits électriques avaient été conçus comme le reste — n’importe comment. Il avait suffi d’une surchauffe pour que le dortoir s’embrase…
À cet instant, il haïssait son fils. Ce fouille-merde avait réussi à le replonger dans cet épilogue tragique. Il distinguait maintenant, de l’autre côté du parc, les bâtiments du musée d’Orsay, surmontés par sa colossale horloge. La rive gauche n’avait rien à lui offrir. La rive des artistes, des bobos, des glandeurs. Il devait retourner sur ses pas et regagner ses quartiers du 8e arrondissement.
Il se dirigeait vers la grande roue de la Concorde quand un flash l’éblouit. Il revit l’enfant blotti au fond de l’antre du tueur, corps malingre, crâne farci d’épisodes abominables et d’actes indicibles. Puis, sans transition, les cadavres des gamins carbonisés dans leurs tiroirs glacés. Y avait-il eu alors une embrouille ? Une combine ? Un malentendu ?
Il accéléra le pas. Le coup d’instinct de son fils était peut-être le bon. En tout cas, il devait vérifier une nouvelle fois la liste des morts de cette nuit-là — et celle des survivants : ce qu’il n’avait pas dit à son fils, c’était que plusieurs gamins du groupe avaient échappé au feu.
Se pouvait-il qu’Arno Loyens ait été parmi eux ?
On apprenait toujours. Quand il parvint place de la Concorde, ce fut pour attraper un taxi en brandissant sa carte de flic.
La première chose qu’il vit sur les marches qui menaient à son étage, ce fut un grand Noir assis. Derrière, un autre géant adossé au mur du palier — costard, crâne blanc et gueule de para. Du Morvan tout craché. Le plus surprenant était la pièce rapportée entre les deux colosses : Gaëlle semblait avoir réduit de moitié et rajeuni de dix ans. Une petite fille assise, genoux serrés, tenant un sac Louis Vuitton qui, pour l’occasion, jouait le rôle de valise en carton.
— Qu’est-ce que vous foutez là ? demanda-t-il sans animosité.
— Je m’installe chez toi.
— En quel honneur ?
— T’as pas écouté mes messages ?
— Tu m’as l’air bien protégée.
Il parvint à leur niveau. Le Black se leva d’un bond, lui servant le même respect qu’il aurait témoigné à son père. Erwan le salua d’un geste alors que le second se tenait aussi au garde-à-vous. Sympathie immédiate pour les deux gars : ils se fadaient le Vieux au quotidien et maintenant, ils devaient supporter la fille.
Gaëlle ne bougeait pas. Air de provoc au fond des yeux, menton enfoncé entre ses clavicules. Il retrouvait la petite insolente qu’il avait toujours connue, portant sur la vie et les autres un regard dégoûté.
— Comment êtes-vous entrés dans l’immeuble ? demanda-t-il aux cerbères.
— Les moyens du bord, fit le Noir, ignorant s’il devait être fier de sa prouesse ou s’il allait se faire taper sur les doigts.
Erwan sortit ses clés :
— Tant qu’à faire, vous auriez dû vous installer chez moi.
— C’est ce que je leur ai dit, ajouta la petite capricieuse.
— Vous pouvez rentrer chez vous, leur dit-il en déverrouillant la porte.
Les gardes du corps se regardèrent, indécis.
— J’appelle mon père, vous en faites pas. Elle est désormais sous ma protection.
Ils hésitèrent encore quelques secondes puis saluèrent Gaëlle comme si elle avait été l’infante d’Espagne. Ils disparurent dans l’escalier d’un pas allègre, ne cherchant plus à cacher leur soulagement.
Gaëlle pénétra dans l’appartement et balança son sac dans la chambre d’Erwan. Sans la moindre hésitation, elle se dirigea vers la cuisine et ouvrit le réfrigérateur. Elle attrapa une bière et la tendit à Erwan :
— T’en veux une ?
Il acquiesça d’un signe. Elle lui lança la canette, façon cow-boy. Il sentait qu’elle en rajoutait dans son rôle d’effrontée. Elle crevait de trouille : ça sautait aux yeux.
— Qu’est-ce qui se passe au juste ?
Elle fit claquer la languette d’aluminium :
— J’en sais rien. J’ai les jetons, c’est tout.
— Les jetons de quoi ?
Elle s’assit sur le canapé et but une goulée sans répondre. Son regard sur le mobilier trahissait un solide mépris à l’égard d’Erwan le vieux garçon et ses goûts de chiottes.
— T’as vu quelque chose ? insista-t-il en prenant une chaise et en s’asseyant en face d’elle.
Elle haussa les épaules, gardant les yeux fixés droit devant elle :
— Non. Je sais pas. J’ai eu un super bad feeling en quittant ta chambre de la Salpêtrière, dans l’ascenseur, avec un infirmier qui portait un masque chirurgical.
— Il ressemblait à quoi ?
— Costaud. Dans les un mètre quatre-vingts. Une blouse blanche.
— Il t’a parlé ?
— Non.
— Il a fait un geste, quelque chose ?
— Non.
— C’est tout ?
— Après ça, j’ai cru voir un type rôder en bas de chez moi. Mais mes anges gardiens n’ont rien remarqué.
— Selon toi, ce serait qui ?
— Je sais pas. L’homme qui m’a poursuivie à Sainte-Anne. Ou un des Tueurs aux clous qui ont été soi-disant éliminés.
— Je t’ai dit qu’ils étaient morts.
— Il suffit de vous regarder, toi et papa, pour comprendre que rien n’est résolu.
Il but à son tour et l’observa jusqu’à ce qu’elle se décide à tourner son visage vers lui. Ses sourcils blonds ne soulignaient pas ses arcades. Sa beauté reposait avant tout sur la délicatesse de son ossature. La victoire de la sculpture sur la peinture.
— T’as rien de plus précis à me dire ?
— Non. Et toi ?
— Quoi moi ?
— Tu peux me jurer qu’il n’y a plus de danger ?
— La procédure est bouclée.
— Réponse de fonctionnaire. Je te parle de ton intime conviction.
Il biaisa encore :
— Les cinglés de Locquirec ont réagi en coupables.
— Coupables de quoi au juste ? T’es sûr qu’ils étaient les meurtriers ?
— Tu dois nous faire confiance. L’avenir nous donnera raison.
— C’est-à-dire ?
— Il n’y aura pas d’autre meurtre.
— Vachement rassurant.
Soudain, il pensa à Sofia : pas de nouvelles depuis la veille. Fâchée ? Indifférente ? Accaparée par sa colère ?
— Tu veux manger quelque chose ?
— Non. Je veux juste dormir ici. Je me sens en sécurité auprès de toi.
— Merci.
— Pas de quoi.
Il sourit et attrapa des draps dans une armoire :
— Installe-toi dans ma chambre, dit-il en les lui tendant. Je prendrai le canapé.
— Je peux utiliser la salle de bains ?
— Tu es chez toi.
Elle disparut. Erwan appela Kripo — l’homme qui devait fermer les robinets et éteindre les commutateurs de l’enquête :
— T’as envoyé le dossier au juge ?
— En l’état, je crois qu’il reste pas mal d’interrogations et…
— Kripo, je te confie un scoop : une instruction, c’est pas la fin de l’investigation mais son début.
— Le juge va tirer la gueule quand…
— Le dossier est bouclé ou non ?
— Il manque ta signature.
Il se donnait l’impression d’être un chef d’entreprise à qui on soumet chaque jour le facturier — ses chèques et ses règlements se comptaient en preuves, indices et aveux.
— Je signe tout demain matin et on balance.
— La Belgique ?
— Je t’expliquerai.
— On a des raisons de s’inquiéter ?
Il revit le masque blême du nganga. Il imaginait les corps des enfants carbonisés à la morgue. Impossible de répondre.
— Préviens les autres. Le point demain matin à 9 heures.
— C’est quoi, ça ?
Erwan raccrocha et se retourna : Gaëlle se tenait devant lui, cheveux enturbannés dans une serviette, vêtue d’un jogging. Elle venait de saisir sur une étagère un couteau de combat dont la lame et le manche étaient profilés dans la même pièce de métal.
— Un couteau auquel je tiens beaucoup, répondit-il.
— Un trophée ?
— Presque. Un officier du GIGN me l’a donné après une opération… mouvementée.
— Tu lui as sauvé la vie ? ricana-t-elle.
— Exactement, fit-il en le lui ôtant des mains.
— Qu’est-ce qu’il a de si spécial ?
— Il a été forgé dans l’acier du World Trade Center.
— C’est glauque.
Il observa le couteau qui luisait faiblement entre ses doigts :
— C’est l’acier de la mémoire.
— L’arme de la vengeance, murmura-t-elle sur un ton ironique.
— Seulement du souvenir. Personne ne doit oublier le 11 Septembre.
Elle s’écarta de lui comme une petite fille soudain fatiguée de jouer :
— On se mate un film ?
Il doutait fortement qu’ils aient les mêmes goûts en matière de fictions. Il passait sa vie à regarder des séries policières qui, contrairement à ce qu’on aurait pu croire, le distrayaient beaucoup. Irréelles jusqu’à l’absurde, elles donnaient à son métier une fantaisie qu’il n’avait pas du tout au naturel. Il possédait aussi une collection de films policiers des années 70–80 qu’il sortait de temps en temps comme on exhume un grand cru : Bullitt, Dirty Harry, French Connection, Marathon Man, The Year of the Dragon…
Gaëlle lui sauva la mise — elle avait déjà cliqué sur son clavier d’ordinateur pour consulter ses derniers téléchargements illégaux :
— T’as vu Skyfall ? C’est le meilleur James Bond.
Le visage était penché sur lui.
Celui d’un bébé cadavérique, taillé dans un bois poncé dont la dureté rappelait la porcelaine. Le faciès était africain mais la pâleur du front, les yeux étirés, la petite bouche crantée de dents évoquaient un masque japonais. Il exprimait une vie avortée : le résidu d’un embryon qui ne serait jamais né mais se serait développé dans les limbes de la mort. Luisant dans l’obscurité comme une lune glacée.
Erwan savait qu’il était en train de rêver mais cela n’atténuait pas sa peur. Il se sentait impuissant face au meurtrier qui l’observait. Il ne pouvait pas hurler, encore moins fuir — il dormait si profondément que son sommeil était devenu un cercueil de plomb, pesant sur ses membres et ses paupières.
Il était maintenant Nono, l’enfant nganga. Il voyageait dans le deuxième monde, Pharabot le guidait, prêt pour l’ultime initiation. Il tenait ses outils rouillés — marteau, scie, tenaille…
Il était maintenant nu et maculé d’argile, en transe, percevant (et refusant en même temps) les bruits qui l’entouraient : clous perforant la boîte crânienne d’une femme, fragments de miroir s’encastrant dans ses orbites, scie égoïne ouvrant sa poitrine, hurlements… D’une main tremblante, il tendait des ongles, des cheveux — peut-être les siens — à Pharabot, qui les prenait avec précaution avant de les enfouir dans la plaie du torse.
Soudain, le masque blanc se mit à siffler. Ou bien c’était un cri de la victime.
Erwan se réveilla : son portable sonnait à quelques centimètres de son oreille. Il tâtonna dans l’obscurité au pied du canapé. Avant de décrocher, il scruta l’écran lumineux.
Son père. À trois heures dix du matin.
— Allô ?
— T’es avec Gaëlle ?
Il lui fallut une seconde pour reconnecter les fils :
— Oui.
— Chez toi ?
— Oui.
— Tout est verrouillé ?
— Bien sûr. Qu’est-ce qui se passe ?
— J’ai remonté le fil d’Arno Loyens. J’ai retrouvé les flics qui s’étaient occupés de l’incendie, les témoins de l’époque. Surtout, j’ai obtenu la liste des gamins qui avaient survécu.
— Il y en a qui s’en sont tirés ?
— Quelques-uns, oui…
Erwan ajustait sa conscience : il quittait l’image du nganga pour rejoindre les ruines fumantes de l’orphelinat.
— Et alors ?
— Dans cette liste, il y a un nom qui a retenu mon attention : Philippe Kriesler.
— Quoi ?
— T’as bien entendu. T’as un équipier qui s’appelle comme ça, non ? Celui que vous appelez Kripo ?
Il se dit qu’il dormait encore. Des sensations confuses passaient dans son corps, des secousses, comme s’il dévalait un escalier sur le dos. Philippe Kriesler. Impossible qu’il s’agisse d’un hasard.
Le lieutenant alsacien. Le Scribe. Le Joueur de luth.
Son père lui parlait toujours mais Erwan était maintenant oppressé par une autre sensation. L’atmosphère était plus dense, plus lourde dans la pièce obscure.
Soudain, il comprit.
— J’te rappelle, murmura-t-il, et il raccrocha.
Devant lui se dressait une silhouette. Il aurait pu reconnaître entre mille le catogan, la carrure d’athlète fatigué, la veste de velours élimé.
Kripo se tenait face au canapé, immobile, calibre au poing. Ce calibre qu’il avait soi-disant perdu un jour au 36 et dont, soi-disant encore, il savait à peine se servir.
Erwan se dit que ce profil de flic rêveur et musicien était bon pour les romans policiers. En revanche, un flic complètement taré, menant une double vie de sorcier et attendant son heure pour détruire une famille dont il avait juré la perte, cela sonnait sacrément juste.
Flic est un métier de fou. La folie pouvait être un job de flic.
— Quand t’es parti en Belgique, prononça le Scribe à voix basse, j’ai su que c’était cuit.
Erwan pensa à Gaëlle qui dormait à côté. Avait-il fouillé l’appartement ? L’avait-il déjà tuée ? Avait-il remarqué la couverture, le coussin, l’aménagement d’un lit de fortune dans le salon ?
— Plus cuit encore que tu ne penses, répliqua-t-il en réfléchissant à toute vitesse. Mon père t’a identifié. Tu peux me tuer. Demain, quoi qu’il arrive, ça sera fini pour toi.
— Peut-être, mais tu seras mort.
Erwan joua la provocation :
— Mon père vivra toujours.
— Le sang des nouvelles victimes a réveillé de grandes forces, Erwan. J’ai plus grand-chose à t’expliquer là-dessus. L’énergie qui a été déployée est fantastique : elle suffira à pourrir l’existence de ton père jusque dans la mort. Il ne connaîtra plus jamais la paix.
Ses yeux s’étaient habitués à l’obscurité : Erwan distinguait la main serrée sur le 9 mm. Il n’avait plus aucun doute sur la capacité de Kripo à l’utiliser.
Gagner du temps.
— Comment tu as pu te faire passer pour mort ?
Kripo rit doucement :
— Des orphelins, qu’est-ce qu’on en a à foutre ? Les surveillants qui auraient pu nous identifier étaient morts dans l’incendie. Quand on m’a demandé mon nom, à l’hôpital, j’ai simplement donné celui d’un pote qui avait cramé sous mes yeux. On m’a transféré dans un autre foyer, sur la frontière française. J’ai jamais plus eu à prouver mon identité…
— Mais… pourquoi ?
— J’avais déjà des plans. Disparaître pour renaître. Voyager dans le deuxième monde tout en restant invisible. (Il se mit à chantonner doucement.) Je peux m’envoler sur une écorce d’arachide. Je peux disparaître avec le vent après la pluie…
Erwan essayait de se souvenir : où avait-il mis son calibre ? Hors de portée de main. Au moindre geste, Kripo ferait feu.
— Pourquoi t’es devenu flic ?
— Je devais rester près de vous : le clan Morvan. D’une certaine façon, vous êtes ma seule famille…
Sa voix lui paraissait lointaine — en provenance d’une autre rive.
— Comment tu as pu cacher la vérité toutes ces années ? Tes plans ? Pourquoi…
Kripo changea brutalement de ton :
— Les aveux, c’est pour les flics. Les confessions, pour les curés. Je crois pas qu’on ait ce genre de rapports tous les deux. On se reverra dans le deuxième monde et alors tu comprendras.
Il vit l’index presser la queue de détente. Toute sa vie, Erwan s’était juré de garder les yeux ouverts quand cet instant surviendrait. Malgré lui, il les ferma.
Un choc sourd, suivi de cliquetis, de bruits graves, de frottements de tissu. Il rouvrit les yeux et ne découvrit que le noir complet. Il mit quelques secondes pour accommoder de nouveau sa vision. Kripo n’était plus là. À sa place, une présence fantomatique, frêle et livide.
Il se leva d’un bond et trouva le commutateur. Gaëlle se tenait de l’autre côté de la table basse, yeux exorbités, maculée de sang. Ses cheveux blond-blanc surtout en étaient trempés.
À ses pieds, Kripo était cambré dans un ultime sursaut. La plaie, dans sa gorge, à l’exact emplacement de la carotide, avait vidé son corps en quelques puissantes giclées. Il reposait dans une immense flaque couleur de terre cuite.
Gaëlle avait été plus rapide que le Joueur de luth. Le couteau forgé dans l’acier du World Trade Center. Elle avait frappé, comme elle avait vu l’Homme-Clou le faire à Sainte-Anne. La petite apprenait vite.
Malgré la chaleur du sang qui s’élargissait entre sa sœur et lui, cette idée lui fit froid dans les dents.
Arno Loyens naît le 18 avril 1960, à Mons, en Belgique. Sa mère, Léonie Stutzmann, vingt-six ans à l’époque, prostituée occasionnelle à la frontière française, dans les environs de Maubeuge, abandonne l’enfant pour retourner à ses affaires. Son père, Gérard Loyens, vingt-huit ans, coiffeur, proxénète et gérant d’un bar près de Tournai, décide de tenter sa chance au Zaïre. Son idée : monter une boîte de strip-tease dans une ville de colons, là où les distractions sont rares. Son originalité : les filles seront blanches. Loyens atterrit à Lontano en 1965. Six mois après son arrivée, il contracte la malaria et meurt. Arno se retrouve sans famille, entouré de danseuses malades, rongées par les fièvres, usées par la chaleur. Il les voit mourir ou partir l’une après l’autre, tout en allant à l’école avec les Noirs. À sept ans, il est recueilli par des missionnaires flamands qui abusent de lui — pas de preuves pour de si vieilles histoires mais durant les semaines où Erwan avait gratté sur l’histoire de son triste adjoint, il avait recoupé de nombreux témoignages. À ce moment-là, Arno est rachitique, anémié, malade. Il parle mal le français, ânonne le flamand, se débrouille en lingala.
En 1968, on perd sa trace. Il vit sans doute avec les mineurs, les ouvriers des sociétés d’exploitation de minerais, les agriculteurs — le monde noir. C’est alors que Pharabot le repère : il le nourrit, le soigne, lui offre un toit, l’éduque. Erwan ne s’était pas appesanti sur cet épisode, il avait déjà parlé aux meilleurs témoins : Félix Krauss et sœur Marcelle. Ce qui l’intéressait, c’était ce qui s’était passé après les meurtres et l’arrestation de l’Homme-Clou.
1971. Des mois de rééducation, de paroles, de bienveillance. Marcelle recueille son histoire et s’empresse de l’étouffer. Grégoire Morvan, de son côté, magouille pour renvoyer le gamin en Belgique en toute discrétion.
Retour à la case départ. Arno intègre l’institut de Malapanse, près d’Honnelles, dans la province du Hainaut. Un an plus tard, un incendie se déclare à l’orphelinat. Huit enfants meurent, trois en réchappent, dont Philippe Kriesler. En réalité Arno Loyens. Bien sûr, Erwan s’était dit que l’incendie était l’œuvre de Nono. Il s’était déplacé à Honnelles. Il avait lu les articles, retrouvé les religieux encore vivants. Pas l’ombre d’une trace d’un acte malfaisant. Il en avait conclu que la chance pouvait aussi sourire au diable.
Après quelques semaines d’hôpital, Philippe est admis au pensionnat Notre-Dame-de-Sion, près de la ville d’Overijse, institut francophone en région flamande. Il semble qu’il y subisse de nouveaux sévices sexuels. Il est sauvé par la guerre linguistique de l’époque. Après la séparation des deux universités de Louvain, des fanatiques néerlandophones ordonnent la fermeture de l’institut — Walen buiten ! Les élèves sont répartis dans d’autres établissements : Philippe traverse la frontière et est accueilli dans un institut à Saint-Omer. Plus personne ne lui cherche querelle : à treize ans, l’adolescent est devenu un costaud de près d’un mètre quatre-vingt-dix.
1980. Kriesler obtient le bac avec mention bien. Après le cauchemar africain et les années catho-perverses, il trouve son rythme : faculté, bourse, nationalité française. Il prépare une maîtrise de lettres et de philosophie à l’université d’Amiens. Il se met à la musique, en autodidacte. D’abord la guitare, puis le luth. Plusieurs fois, il effectue des voyages humanitaires en Afrique, retournant sur les lieux de son passé. C’est là-bas, apparemment, qu’il acquiert les bases de sa formation médicale.
Erwan avait fait le voyage dans le Nord puis à Amiens. Il avait fouillé les archives, retrouvé les professeurs, les élèves, les responsables du campus. Le portrait était unanime : rêveur, sympathique, passionné par la musique baroque et les instruments traditionnels. Mais des faits étranges étaient survenus. À Saint-Omer, des chevaux avaient été mutilés, un chien tué, des fragments de miroir enfoncés dans ses orbites. Dans les parages de l’université d’Amiens, des moutons avaient été égorgés, les flancs percés de clous. Le coupable n’avait pas été retrouvé. Aucun lien n’avait été établi avec l’élève Kriesler, brillant, solitaire et tranquille. Une fois seulement, il s’était trahi. À sa majorité, il avait fréquenté une communauté de jeunes artistes — peintres, sculpteurs, vidéastes… Au cours d’une performance à base de sang et d’abats, il avait perdu les pédales et essayé de tuer une femme qui participait, nue, à la mise en scène. Maîtrisé, il avait prétendu avoir pris une drogue aux effets incertains. Il n’avait plus été invité aux soirées artistiques.
Durant toutes ces années, on ne lui connaît aucune relation sexuelle ni sentimentale. On le soupçonne d’être un homosexuel qui s’ignore. Aimable, souriant, il ne s’attache à personne et ne recherche aucun contact. Seul un ensemble amateur de musique baroque peut se vanter de le voir venir à heures fixes aux répétitions.
Il obtient deux maîtrises, en 1987, puis s’inscrit à l’école des officiers de police. Durant les années 90, il mène une carrière de flic discrète et honorable, jusqu’à rejoindre le Quai des Orfèvres en 2001. Ironie de la situation : Kriesler intègre la BC avant Erwan, encore à la BRI. Il surveille sans doute déjà son futur chef : seules quelques portes séparent les deux brigades.
Erwan avait aussi eu l’idée de soumettre des photos de Kripo aux infirmiers et autres matons des sites où avait été écroué Thierry Pharabot, notamment en Belgique puis en France. Plusieurs d’entre eux avaient reconnu Kriesler. Le disciple avait toujours rôdé auprès de son mentor. Hormis cette présence et ses écarts de jeunesse, Erwan n’avait trouvé aucun indice qui trahisse la vraie nature de Kriesler. Bon flic, luthiste passionné, collègue sans histoire, l’enfant nganga avait réussi le pari fondamental des tueurs en série : se fondre dans la masse.
En revanche, son appartement avait joué le rôle d’aveu — un studio acheté dix ans auparavant, dont il payait encore le crédit, rue de Bagnolet. Espace peint en noir, à la Redlich. Des sculptures percées de clous, de verre, de fer — du fait main, par le flic lui-même —, des objets hétéroclites, « chargés » de pouvoirs magiques, encombraient la pièce, s’entassant dans les coins. Une revue de presse, exhaustive, relatait les exploits du nouvel Homme-Clou : ses titres de gloire… Autre aveu indirect : son propre corps. L’autopsie de Kripo avait révélé la présence d’une cinquantaine d’aiguilles — de couture, de médecine, d’acupuncture… — enfoncées sous la peau, dont certaines si profondément et depuis si longtemps que le médecin légiste avait renoncé à les ôter.
Erwan et son équipe n’avaient pas trouvé le lieu où Kripo avait charcuté Anne Simoni. Pas plus qu’ils n’avaient mis la main sur ses outils de torture ni trouvé le moindre lien avec les morts. Quand avait-il prélevé les ongles et les cheveux des victimes ? Aucune trace non plus des organes prélevés. Une chambre des horreurs devait exister quelque part, mais où ? Les flics n’avaient pas non plus déniché l’ETRACO que le tueur avait utilisé — renseignements pris, Kripo avait tous ses permis bateau.
Le seul ADN accusateur se trouvait dans les sculptures de Pharabot sous scellés entreposées dans la salle de réunion du 36. À l’évidence, Kripo avait placé ses propres ongles et cheveux dans ces poupées de papier mâché — alors même qu’elles étaient stockées dans la salle de réunion du groupe. Cherchait-il à se protéger ? À se dénoncer ?
Kriesler n’avait aucun alibi au moment des meurtres. Il avait pu tuer Wissa Sawiris : il était encore en vacances. Il était à Paris pour éliminer Anne Simoni : son entrevue avec l’IGS avait bien eu lieu, Erwan avait vérifié. Pas de problème non plus pour Pernaud : Kripo menait ses enquêtes en électron libre ; il téléphonait, répondait, informait mais personne ne savait jamais exactement où il était. Erwan avait reconstitué quelques détails de son emploi du temps. L’adjoint l’avait suivi à Marseille et, comble de l’ironie, avait sans doute acheté les deux billets, le sien et celui d’Erwan, en même temps. Il s’était fait un plaisir d’obtenir pour Levantin l’accès aux fichiers des désincriminés afin de prévenir Erwan que la prochaine victime serait sa sœur. Il s’était déguisé en marquis de Sade grotesque pour être renvoyé chez lui et, beaucoup plus fort, avait répondu à Erwan la même nuit, à Sainte-Anne, en combinaison, alors même qu’il était sur les traces de Gaëlle cachée dans les fourrés.
Une question majeure demeurait : Kriesler connaissait-il l’existence des membres du quatuor ? Sans doute. Savait-il qu’ils avaient prélevé des fragments du cadavre de Pharabot avant son incinération ? Sans doute aussi. C’était la seule explication à la présence de l’ADN du premier Homme-Clou sur le corps d’Anne Simoni : d’une manière ou d’une autre, Kripo s’était procuré du sang d’un des fanatiques et en avait déposé des échantillons sur les victimes. Pour brouiller les pistes ? Se rapprocher du rituel initial ? Impliquer les greffés ? Il avait emporté son secret dans la tombe…
À ce sujet, Erwan avait opté pour une sépulture au cimetière de Saint-Mandé, le premier où il avait trouvé une concession disponible. Bizarrement, Kriesler lui avait légué, par testament, son studio — la démarche était légale : Kripo n’avait aucune famille connue. Ce geste avait achevé de troubler Erwan qui avait accepté l’héritage mais chargé un notaire de vendre ce bien et de léguer l’argent (après remboursement des frais d’obsèques) à l’orphelinat de Saint-Omer, là où l’enfant nganga avait peut-être été le moins malheureux…
Erwan, qui n’éprouvait en général aucune empathie pour les assassins, avait des sentiments ambigus à l’égard de Kripo — il l’avait bien connu, il avait passé des milliers d’heures avec lui, il l’avait considéré comme son ami. Cette trahison le rendait malade, mais en même temps, il lui accordait le bénéfice de la folie — et surtout, la circonstance atténuante d’une enfance ravagée. Ce passé atroce était le seul vrai mobile de Kripo. Il avait tenu bon toute sa vie d’adulte mais avait basculé à la mort de Pharabot. Il s’était alors senti seul, perdu face aux esprits, aux démons. Il lui avait fallu passer à l’acte, sculpter des fétiches puissants pour se protéger de ses ennemis. Il lui avait fallu venger son Maître.
Pourquoi avoir ouvert le bal en tuant Wissa Sawiris, dans le Finistère ? Erwan n’aimait pas s’en remettre au hasard mais il n’avait pas d’autre explication. Kripo était venu rôder en quête d’une victime près de Kaerverec — ou plutôt de Charcot —, il était tombé sur Wissa, nu, à bout de forces. Une proie idéale. Il l’avait emporté sur l’île de Sirling et l’avait sacrifié, en prenant soin de laisser derrière lui la bague de Morvan et sans doute d’autres indices accusateurs. On aurait dû découvrir une chambre de torture signée Morvan. Le missile avait à la fois brouillé les pistes et précipité les choses. Le Luthiste ne pouvait savoir que le tobrouk serait bombardé mais il connaissait les liens entre di Greco et Morvan (l’histoire de Lontano n’avait pas de secret pour lui) — il se doutait que l’amiral appellerait le Vieux au secours après la disparition de Sawiris. Avec un peu de chance, le Padre enverrait son meilleur flic, au nom du passé — son propre fils. Et Erwan demanderait à Kripo de l’accompagner…
Bien sûr, il avait été pris de court par l’explosion mais il avait su réagir. Il avait suivi son plan à la lettre, déposant dans le corps de chaque victime les ongles et les cheveux de la suivante, cherchant toujours à impliquer ou meurtrir l’ennemi en chef : Grégoire Morvan. L’habileté des meurtres, la précision de la chronologie, l’invisibilité du meurtrier : tout révélait la préméditation. Son statut de flic expliquait aussi pas mal de choses : sa faculté à endormir la méfiance de ses victimes, à échapper aux caméras de surveillance, à localiser Gaëlle…
Erwan avait choisi de conclure son dossier d’enquête sur l’incroyable duplicité du coupable, n’hésitant pas à rappeler que lui-même, commandant à la BC, avait passé près de dix années auprès de ce tueur sans jamais rien soupçonner.
Son dossier débordait de zones d’ombre : pourquoi ces viols à la cruauté stupéfiante ? Kriesler était-il un homosexuel refoulé, si torturé par ses pulsions exécrées qu’il utilisait des lames pour les satisfaire ? Un impuissant ? Quel était son but ultime ? Tuer chaque membre du clan Morvan ? Erwan ne cherchait plus de réponses. Il avait simplement voulu clore son dossier le plus proprement possible et noyer ces interrogations dans la masse des faits. Ironie du boulot : privé de son procédurier, il avait dû se farcir seul la rédaction des PV — il avait refusé qu’un des membres de son groupe s’en mêle (sauf Audrey qui les avait auditionnés, Gaëlle et lui, sur la mort de Kriesler). Il lui avait fallu trois semaines pour ordonner les tenants et les aboutissants de l’histoire, combler plus ou moins ses béances et faire cadrer les faits avec les dates. À la mi-octobre, il avait remis l’ensemble de la procédure au juge saisi.
En réalité, « le décès du prévenu éteint l’action publique » et « la poursuite n’a plus d’objet quand la peine n’a plus d’application ». En d’autres termes, il n’y aurait jamais de procès Kriesler et ce gros dossier allait simplement rejoindre les archives de l’oubli. Au passage, la BC et le magistrat s’étaient mis d’accord sur un point : pas question de divulguer l’identité du véritable Homme-Clou aux médias. Les chiens avaient déjà eu leur os : le trio de Locquirec. Personne à la PJ ne souhaitait maintenant qu’on apprenne que le vrai tueur était un flic de la Brigade criminelle, bien noté par ses supérieurs et proche de la retraite.
Affaire classée. Mais impossible de se libérer l’esprit d’une telle histoire. Erwan ne pouvait digérer l’idée d’avoir côtoyé toutes ces années un tueur en puissance. Ami, ennemi : il ne savait plus. Et l’enterrement, seul avec les fossoyeurs, l’avait accablé.
Une dernière question le taraudait : Kripo n’avait-il vraiment jamais frappé avant la cinquantaine ? Erwan avait passé ses dernières nuits d’octobre à vérifier les morts suspectes en Île-de-France qui, ces dernières décennies, auraient pu correspondre, même de loin, au style du client. Il avait fait la même chose en Bretagne. Il avait l’artiste, il cherchait les œuvres, mais sans indice ni circonstances, c’était chercher l’aiguille sans la botte de foin.
Fin octobre, il avait enfin lâché l’affaire. À la veille de la Toussaint, Erwan prépara sa valise pour rejoindre sa famille sur l’île de Bréhat.
Le jour des Morts. Ça ne pouvait pas mieux tomber.
Mer sourde et bleue, mimosas éclatants, chaleur des pierres au soleil : Erwan avait toujours détesté Bréhat. En tant que concrétion des pseudo-origines bretonnes du clan, il regardait l’île de travers, avec ses sentiers de sable, ses dents de granit, ses petites maisons trop belles pour être honnêtes. Tout ça lui paraissait bidon.
Il était injuste, il le savait, et en jouissait d’autant plus : cette mauvaise foi faisait partie de son éternel combat contre son père et tout ce qui le concernait. L’enquête n’avait pas arrangé les choses. À creuser l’histoire de l’Homme-Clou, il en avait tiré une image plus sombre encore de Morvan — son seul fait héroïque, brillant et sans ambiguïté, s’avérait lui aussi grevé de trous noirs.
Depuis la mort de Kripo, Erwan avait relu plusieurs fois les synthèses du procès de Pharabot. Il les avait même emportées sur l’île. Pas de meilleur endroit pour revivre une dernière fois ces faits, auprès du principal héros de l’épopée. C’était comme lire l’Odyssée assis aux côtés d’Ulysse.
Il cherchait toujours la faille. Ni Audrey ni lui n’avait réussi à trouver quoi que ce soit reliant Morvan à la mort de Marot — ni même démontrant qu’il ne s’agissait pas d’un suicide. Il ne restait que le passé et la possibilité d’une faute très ancienne…
Tout le monde était à Bréhat, fidèle au poste. Il ne les regardait pas : il les respirait. Il les associait chacun à un parfum.
L’odeur de la roche cuite de midi, c’était Loïc. Sanglé dans sa parka de marin, il en sortait la tête comme un oiseau du nid. Il semblait calciné par la drogue, consumé par l’argent. Il avait soi-disant réglé les problèmes de patrimoine du clan — le Vieux prétendait qu’il les avait ruinés — et ne paraissait pas plus contrarié que ça. Il n’avait pas l’air non plus de se soucier de son divorce. Il regardait la mer. Regardait les jours passer. Et devait s’enfiler des lignes d’autoroute dans sa chambre.
L’odeur de Gaëlle, c’était l’herbe mouillée qui a poussé dans la nuit. Col roulé noir, cheveux blonds hirsutes, légèrement hâlée, elle était magnifique. Ses batailles avaient creusé ses traits et aiguisé sa beauté. Purifiée par le sel de l’air, elle n’avait plus rien à voir avec la boue qu’elle s’obstinait à remuer à Paris. Les antidépresseurs y étaient aussi pour quelque chose : Gaëlle semblait apaisée, comme rééquilibrée. Un matin, Erwan se fendit d’une balade avec elle, sur fond de marée basse.
— Tu te souviens quand je t’ai dit : « Une femme qui jouit, c’est une femme qui se tire dans le pied » ?
— Comment oublier ça ? sourit-il.
— J’ai jamais joui mais je me suis tiré plusieurs rafales dans le pied.
— Tu m’as sauvé la vie.
— Je parle pas de ça.
Elle fumait de plus en plus et ça lui allait bien. Ce souffle brûlant lui donnait un petit air sec qui transcendait sa beauté encore juvénile. Erwan ne savait pas à quoi elle avait voulu faire allusion : ses rêves perdus de cinéma, ses provocations sexuelles, toutes ses années passées à vouloir détruire sa famille. Ce qu’il savait, c’est que ce meurtre de sang-froid l’avait sauvé, lui, et l’avait libérée, elle. Le coup de couteau dans la carotide de Kripo avait stoppé net la fuite en avant de Gaëlle. La saignée du meurtrier avait été comme une purge — même si personne ne connaissait la vérité sur la mort de Kripo : officiellement, c’était Erwan qui s’était défendu en état de légitime défense.
L’odeur de Maggie, c’était celle de la pierre humide des perrons bretons : on sort de chez soi et on glisse sur une marche, se rétamant au pied d’une maison qui semble se foutre de vous. Erwan avait compris, au fil de l’enquête, que la position de sa mère n’était pas celle d’une victime innocente, que sa relation à son mari était beaucoup plus complexe qu’il ne l’avait toujours cru. Il alla la trouver un soir. Debout sur le tapis frais et dur de l’herbe, elle balançait dans les airs son égouttoir à salade à l’ancienne — une espèce de cage qui éclaboussait le ciel de gouttes de rosée.
— Tu ne regrettes rien ?
— De quoi tu parles ?
— Je sais pas, répondit-il. Par exemple de ne pas m’avoir aidé durant mon enquête, de ne pas en avoir profité pour me révéler certaines vérités sur la famille ou le Congo, d’avoir accrédité les mensonges de papa par ton silence…
— Arrête de dire n’importe quoi.
La maison était cernée d’ombre et l’obscurité naissante ajoutait aux formes lugubres des roches des taches plus noires qui semblaient remonter de la terre elle-même. Il regarda un moment l’égouttoir tourner dans l’air puis abandonna Maggie à ses ténèbres. Rien à tirer de ce côté-là.
Le même soir, après dîner, il rejoignit son père, posté dehors comme s’il attendait l’arrivée de sa flotte personnelle. Morvan avait acheté une maison de corsaire sur l’île nord, « la plus sauvage, la plus couillue » — c’étaient ses mots. La baraque était loin du rivage mais on distinguait tout de même le phare qui roulait dans la nuit comme un œil arraché. Le vent portait des odeurs de sel et de varech qui crispaient les narines et purgeaient les bronches. Erwan n’avait jamais cru aux origines bretonnes du Vieux mais ces parfums iodés lui allaient bien.
— Comment tu te sens après tout ce merdier ?
— Heureux.
Erwan voyait ce qu’il voulait dire : les membres du clan avaient tous survécu, il passait pour un héros et avait échappé à toute implication dans la mort du journaliste Jean-Philippe Marot. Mission accomplie.
Le 1er novembre tombait un jeudi. Les Français faisaient le pont jusqu’au 5.
Sofia arriva dans la matinée du samedi, avec Milla et Lorenzo. On aurait pu penser qu’elle venait à Bréhat pour passer ce moment avec Loïc et sa famille. Ou encore pour voir l’autre, le frère avec qui elle venait d’entamer une liaison souterraine et presque incestueuse. Erwan devinait qu’elle n’était là ni pour lui ni pour Loïc, mais pour le Commandeur. Elle était venue observer sa proie, choisir son angle d’attaque, mûrir sa stratégie.
Après le déjeuner, il s’approcha d’elle, espérant au moins un geste complice — il n’avait pas oublié leur entrevue brûlante à l’hôpital. Il ne récolta qu’un geste agacé.
— Tu ne le sais pas encore, finit-elle par souffler, mais tu es comme eux.
D’une certaine façon, il était soulagé : Sofia resterait sa madone. Elle était un objet d’amour et, comme tel, elle devait demeurer inaccessible, immatérielle. D’ailleurs, son odeur était celle du marbre au fond des cryptes. Une odeur d’encens qui rappelait la mort et l’absolu.
Erwan retourna aux gros classeurs du procès Pharabot. Il y revenait chaque après-midi comme à un texte sacré, une bible noire.
Un détail lui avait échappé. Une anomalie était passée et il n’avait pas su la retenir. Il ne cherchait pas une réponse mais une question.
Il la trouva le dimanche, quelques heures avant de quitter l’île.
Son père chargeait la carriole à main qui est l’unique moyen de transport à Bréhat (les voitures y sont interdites). Artichauts, betteraves, panais, rutabagas récoltés au potager.
— Vous partez avec moi ? demanda Erwan, étonné.
— Non, mais j’envoie déjà ça sur le continent. T’es prêt ? T’as fait ton sac ?
— Tout va bien.
— Dépêche-toi. Tu vas rater la vedette de la marée haute.
— Je voudrais te parler d’un truc.
Morvan ouvrit ses mains gantées :
— Je t’écoute.
— Catherine Fontana, ça te dit quelque chose ?
Le Vieux se plia pour attraper une bourriche d’huîtres qu’il cala dans le chariot. Les effluves d’eau de mer et de goémon s’élevaient autour d’eux en colonnes humides.
— Tu vas pas remettre ça, grommela-t-il.
— Catherine Fontana, tu sais qui c’est ?
— Bien sûr. La septième victime de l’Homme-Clou.
— Selon les minutes du procès, elle a été tuée entre le 29 et le 30 avril 1971. On a retrouvé son corps à deux kilomètres au sud de Lontano, près d’un chantier de la scierie SICA pour laquelle Pharabot travaillait à l’époque.
Morvan se planta face à Erwan, les poings sur les hanches :
— C’est mon enquête, j’te rappelle.
— J’ai passé quelques coups de fil. Tu savais que cette boîte existe toujours ?
— C’est une des plus grosses scieries du Katanga. Où tu veux en venir ?
— En avril 1971, Pharabot a été envoyé dans la région de Mwanziga, un bled à plus de cent kilomètres au sud de Lontano.
— Sa mission s’est terminée le 28 avril. Il pouvait être rentré à Lontano le lendemain.
Erwan sourit :
— On marche un peu sur la plage ?
— Aide-moi plutôt.
À eux deux, ils casèrent encore des cartons de courges, quelques potimarrons et une citrouille. Morvan disposa sur le dessus les bouquets de chrysanthèmes et d’agapanthes cueillis par Maggie. Puis il retira ses gants d’écailler et regarda sa montre :
— Tu vas rater la vedette.
— Je prendrai celle de la marée basse.
Ils rejoignirent une plage de galets noirs. Au loin, une trouée dans les nuages dardait des rayons éclatants.
— J’ai contacté la SICA.
— Me dis pas qu’ils ont conservé les registres de l’époque.
— Bien sûr que non mais c’est pas une activité qui a beaucoup évolué en quarante ans.
— Donc ?
— Pharabot était en repérage au-dessus de Mwanziga. Dans ces cas-là, on commence par creuser des pistes pour acheminer le matériel.
Morvan manifesta son irritation :
— Putain, tu vas pas m’expliquer la brousse. Viens-en au fait.
— Pharabot a dû progresser, en un mois, d’une vingtaine de kilomètres, remontant vers Lontano. Il se trouvait donc encore, en fin de mission, à quatre-vingts bornes de la ville.
— Bon. Et alors ?
— Il est impossible qu’il soit rentré en moins d’une semaine.
— Il a pu prendre un avion.
— Y a jamais eu de piste d’atterrissage dans cette région.
— En voiture, il n’aurait pas mis plus de deux jours.
— Si. C’était la saison des pluies. Aujourd’hui, il existe une route goudronnée mais à l’époque, il n’y avait que des pistes de latérite.
— Où tu veux en venir ?
Erwan joua la provocation :
— Je ne vais pas t’« expliquer la brousse ». Sur de tels sentiers, par temps de pluie, on ne peut pas faire plus de vingt kilomètres par jour, sans compter les pannes, les arbres effondrés, les enlisements. Pharabot ne pouvait être à Lontano le 31 avril.
Morvan hocha la tête et s’arrêta, observant les rayons du soleil qui rentraient sous les nuages comme les doigts d’une main qui se referme.
— C’est pas lui qui a tué Catherine Fontana, conclut Erwan.
— Je comprends rien à ce que tu racontes.
— Je crois au contraire que tu comprends très bien. Tu as été le premier à réaliser que Pharabot n’avait pas tué cette femme. Je pense même que tu connais le vrai meurtrier et que tu l’as couvert.
Son père baissa les yeux sur la mer, la ligne d’horizon, ce paysage à la dure, rocs et ressac ligués contre le vent.
— Tu parles de faits qui remontent à quarante ans : y a prescription.
— La prescription, c’est pour les juges. Pas pour les hommes.
Il eut un éclair de la salle frigorifique de la clinique de la Vallée. Les lignées immortelles. Lui n’avait pas besoin d’azote liquide pour préserver sa propre lignée : le sang de son père coulait dans ses veines, son azote était la haine.
— J’ai pris des vacances, continua-t-il. Je pars en Afrique exhumer l’affaire Fontana.
— Si tu fais ça, tu nous perdras à jamais.
— Qui ?
— Moi, ta mère, ton frère et ta sœur.
— Si je le fais pas, c’est moi qui me perdrai pour toujours.