Chapitre 2

C'était rare qu'il parle de son métier, encore plus rare qu'il émette une opinion sur les hommes et leurs institutions. Il se méfiait des idées, toujours trop précises pour coller à la réalité qui, il le savait par expérience, est tellement fluide.

Avec son ami Pardon seulement, le docteur de la rue Popincourt, il lui arrivait, après dîner, de grommeler ce qui pouvait passer à la rigueur pour des confidences.

Quelques semaines plus tôt, justement, il s'était laissé aller à parler avec une certaine amertume.

— Les gens se figurent, Pardon, que nous sommes là pour découvrir les criminels et obtenir leurs aveux. C'est encore une de ces idées fausses comme il y en a tant en circulation et auxquelles on s'habitue si bien que personne ne songe à vérifier. En réalité, notre rôle principal est de protéger l'État, d'abord, le gouvernement, quel qu'il soit, les institutions, ensuite la monnaie et les biens publics, ceux des particuliers et enfin, tout à la fin, la vie des individus...

« Avez-vous eu la curiosité de feuilleter le Code pénal ? Il faut arriver à la page 177 pour y trouver des textes visant les crimes contre les personnes. Un jour, je ferai le compte exact, plus tard, quand je serai à la retraite. Mettons que les trois quarts du Code, sinon les quatre cinquièmes, s'occupent des biens meubles et immeubles, de la fausse monnaie, des faux en écritures publiques ou privées, des captations d'héritages, etc., etc., bref, de tout ce qui se rapporte à l'argent... À tel titre que l'article 274, sur la mendicité sur la voie publique, passe avant l'article 295, lequel vise l'homicide volontaire... »

Ils avaient pourtant bien dîné, ce soir-là, et ils avaient bu un saint-émilion inoubliable.

— Dans les journaux, c'est de ma brigade, la Criminelle, selon le terme consacré, qu'on parle le plus, parce que c'est la plus spectaculaire. En réalité, nous avons moins d'importance, aux yeux du ministère de l'Intérieur, par exemple, que les Renseignements Généraux ou que la Section Financière...

« Nous sommes un peu comme les avocats d'assises. Nous constituons la façade et ce sont les civilistes qui, dans l'ombre, font le travail sérieux... »

Aurait-il parlé ainsi vingt ans plus tôt ? Ou même six mois plus tôt, avant ces transformations auxquelles il assistait, mal à l'aise ?

Il grommelait entre ses dents en traversant, le col du pardessus relevé, le pont Saint-Michel, où la bise faisait pencher les passants dans le même sens, dans le même angle.

Cela lui arrivait souvent de discourir ainsi à mi-voix, l'air bougon, et un jour il avait surpris Lucas qui disait à Janvier, alors que celui-ci était tout nouveau dans la maison :

— Il ne faut pas faire attention. Quand il rumine, cela ne veut pas nécessairement dire qu'il est de mauvaise humeur.

Ni qu'il était malheureux, en définitive. Quelque chose le travaillait. Aujourd'hui, c'était l'attitude du Parquet, au bois de Boulogne, et aussi cette fin stupide d'Honoré Cuendet à qui on avait écrabouillé le visage après l'avoir assommé.

Qu'on dise que je suis allé prendre un verre.

Ils en étaient là. Ce qui intéressait ces messieurs, en haut lieu, c'était de mettre fin à la série de hold-up qui causaient un préjudice aux banques, aux assurances, aux caisses d'épargne. Ils trouvaient aussi que les vols de voitures devenaient trop nombreux.

— Et si les encaisseurs étaient mieux protégés ? leur avait-il objecté. Si on ne confiait pas à un seul homme, ou à deux hommes, le soin de transporter des millions sur un parcours que n'importe qui pouvait repérer ?

Trop cher, évidemment !

Quant aux voitures, était-il normal de laisser au bord du trottoir, souvent sans en fermer la portière, voire en laissant la clé sur le tableau, un objet valant une fortune, parfois le prix d'un appartement moyen ou d'un pavillon en banlieue ?

Autant laisser, à la portée du premier venu, un collier de diamants ou un portefeuille contenant deux ou trois millions...

À quoi bon ? Cela ne le regardait pas. Il n'était qu'un instrument, plus que jamais, et ces questions-là n'étaient pas de son ressort.

Il ne s'en rendait pas moins rue Mouffetard où, malgré le froid, il trouvait l'animation habituelle autour des étals en plein vent et des petites charrettes. Il reconnaissait, deux maisons après la rue Saint-Médard, la boulangerie étroite, à la façade peinte en jaune, avec, au-dessus, les fenêtres basses de l'entresol.

La maison était vieille, étroite, toute en hauteur. Au fond de la cour, on entendait battre le fer.

Il s'engageait dans l'escalier où une corde tenait lieu de rampe, frappait à une porte et entendait bientôt des pas feutrés.

— C'est toi ? demandait une voix, en même temps que le bouton tournait et que l'huis s'ouvrait.

La vieille femme avait encore grossi, du bas seulement, à partir de la taille. Son visage était plutôt mince, ses épaules étroites ; les hanches, par contre, étaient devenues énormes, tellement énormes qu'elle marchait avec peine.

Elle le regardait, surprise, inquiète, d'un regard auquel il était habitué, celui des gens qui craignent toujours un malheur.

— Je vous connais, n'est-ce pas ?... Vous êtes déjà venu... Attendez...

— Commissaire Maigret, murmurait-il en pénétrant dans une pièce pleine de chaleur et d'odeur de ragoût.

— C'est ça, oui... Je me souviens... Qu'est-ce que vous lui reprochez, cette fois-ci ?

On ne sentait pas d'hostilité, mais une sorte de résignation, d'acceptation de la fatalité.

Elle lui désignait une chaise. Sur le fauteuil recouvert de cuir usé, le seul fauteuil de l'appartement, un petit chien roussâtre montrait ses dents pointues et grondait sourdement tandis qu'un chat blanc, avec des taches café au lait, entrouvrait à peine ses yeux verts.

— Silence, Toto... Et, au commissaire :

— Il grogne, comme ça, mais il n'est pas méchant... C'est le chien de mon fils... Je ne sais pas si c'est de vivre avec moi, mais il a fini par me ressembler...

L'animal, en effet, avait une tête minuscule, au museau pointu, des pattes grêles, mais un corps tout boudiné qui faisait plutôt penser à un cochon qu'à un chien. Il devait être très âgé. Ses dents étaient jaunes, espacées.

— Il y a au moins quinze ans de ça, Honoré l'a ramassé dans la rue, les deux pattes cassées par une auto... Il lui a fabriqué un appareil, avec des planches, et, deux mois après, la pauvre bête, que les voisins voulaient faire piquer, marchait comme les autres...

Le logement était bas de plafond, assez sombre, d'une propreté remarquable. La pièce servait à la fois de cuisine et de salle à manger, avec sa table ronde au milieu, son vieux buffet, sa cuisinière hollandaise d'un modèle qu'on ne voit presque plus.

Cuendet avait dû l'acheter aux Puces ou chez un brocanteur et l'avait remise à neuf, car il avait toujours été bricoleur. La fonte était presque rouge, les cuivres brillants et on entendait un ronflement.

Dans la rue, le marché battait son plein et Maigret se souvenait qu'à sa précédente visite, il avait trouvé la vieille accoudée à la fenêtre où, à la belle saison, elle passait le plus clair de son temps à regarder la foule.

— Je vous écoute, monsieur le commissaire. Elle avait gardé l'accent traînant de son pays et, au lieu de s'asseoir en face de lui, elle restait debout, sur la défensive.

— Quand avez-vous vu votre fils pour la dernière fois ?

— Dites-moi d'abord si vous l'avez encore arrêté.

Il n'hésita qu'une seconde et put répondre sans mentir :

— Non.

— C'est donc que vous le recherchez ? Dans ce cas, je vous réponds tout de suite qu'il n'est pas ici. Vous n'avez qu'à visiter le logement, comme vous l'avez déjà fait. Vous ne trouverez rien de changé, bien qu'il y ait plus de dix ans de ça...

Elle désignait une porte ouverte et il apercevait une salle à manger qui ne servait jamais, encombrée de bibelots inutiles, de napperons, de photos dans des cadres, comme on en voit chez les petites gens qui tiennent, malgré tout, à avoir une pièce d'apparat.

Deux chambres donnaient sur la cour, le commissaire le savait, celle de la vieille, avec un lit de fer auquel elle tenait, et celle qu'occupait parfois Honoré, presque aussi simple, mais plus confortable.

Une odeur de pain chaud montait du rez-de-chaussée et se mêlait à celle du ragoût.

Maigret était grave, un peu ému.

— Je ne le recherche pas non plus, madame Cuendet. J'aimerais seulement savoir...

Tout de suite, elle semblait comprendre, deviner, et son regard devenait plus aigu, avec une lueur d'anxiété.

— Si vous ne le cherchez pas et si vous ne l'avez pas arrêté, cela veut dire...

Elle avait les cheveux rares sur un crâne qui paraissait dérisoirement étroit.

— Il lui est arrivé quelque chose, n'est-ce pas ?

Il baissait la tête.

— J'ai préféré vous l'apprendre moi-même.

— La police lui a tiré dessus ?

— Non... Je...

— Un accident ?

— Votre fils est mort, madame Cuendet.

Elle le regardait durement, sans pleurer, et le chien roux, qui semblait avoir compris, sautait du fauteuil pour venir se frotter à ses grosses jambes.

— Qui a fait ça ?

Elle sifflait ces mots entre ses dents aussi écartées que celles de l'animal qui se remettait à gronder.

— Je n'en sais rien. Il a été tué, on ignore encore où.

— Alors, comment pouvez-vous dire...

— On a retrouvé son corps, ce matin, dans une allée du bois de Boulogne.

Elle répétait, méfiante, comme si elle flairait toujours un piège :

— Du bois de Boulogne? Qu'est-ce qu'il serait allé faire au bois de Boulogne ?

— C'est là qu'il a été découvert. On l'a tué ailleurs, transporté ensuite en auto.

— Pourquoi ?

Patient, il évitait de la bousculer, prenait son temps.

— C'est une question que nous nous posons aussi.

Comment aurait-il expliqué au juge d'instruction, par exemple, ses relations avec Cuendet ? Ce n'était pas seulement dans son bureau du Quai des Orfèvres qu'il avait appris à le connaître. Et il n'avait pas suffi d'une enquête plus ou moins bâclée.

Cela représentait trente ans de métier, plusieurs visites à ce logement où il ne se sentait pas un étranger.

— Pour découvrir ses meurtriers, justement, j'ai besoin de savoir quand vous l'avez vu pour la dernière fois. Il n'a pas dormi ici depuis plusieurs jours, n'est-ce pas ?

— À son âge, on a bien le droit...

Et s'interrompant, les paupières soudain gonflées :

— Où est-il, à cette heure ?

— Vous le verrez plus tard. Un inspecteur viendra vous chercher.

— On l'a transporté à la morgue ?

— À l'institut médico-légal, oui.

— Il a souffert ?

— Non.

— On a tiré sur lui ?

Des larmes coulaient sur ses joues, mais elle n'avait pas de sanglots et regardait toujours Maigret avec un reste de méfiance.

— On l'a frappé.

— Avec quoi ?

On aurait dit qu'elle voulait reconstituer en esprit la mort de son fils.

— On l'ignore. Un objet lourd.

Elle portait, d'instinct, la main à sa tête et faisait une grimace de douleur.

— Pourquoi ?

— Nous le saurons, je vous le jure, C'est pour le découvrir que je suis ici et que j'ai besoin de vous. Asseyez-vous madame Cuendet.

— Je ne peux pas.

Pourtant, ses genoux tremblaient.

— Vous n'avez rien à boire ?

— Vous avez soif ?

— Non. C'est pour vous. J'aimerais que vous preniez un petit verre.

Il se souvenait qu'elle buvait volontiers et, en effet, elle alla prendre dans le buffet de la salle à manger un flacon d'eau-de-vie blanche.

Même dans un moment comme celui-ci, elle éprouvait le besoin de tricher un peu.

— Je la gardais pour mon fils... Il lui arrivait d'en prendre une goutte, après le dîner...

Elle remplissait deux verres à fond épais.

— Je me demande, répétait-elle, pourquoi on l'a tué. Un garçon qui n'a jamais fait de mal à personne, l'homme le plus tranquille, le plus doux de la terre... N'est-ce pas, Toto ?... Tu le sais mieux que n'importe qui, toi...

En pleurant, elle caressait le chien obèse qui remuait son bout de queue et la scène aurait sans doute paru grotesque au substitut et au juge Cajou.

Le fils dont elle parlait, n'était-il pas un repris de justice et, sans son habileté, ne serait-il pas encore en prison ?

Il n'y était allé que deux fois, dont une comme prévenu seulement, et les deux fois, c'était Maigret qui l'avait arrêté.

Ils avaient passé des heures et des heures en tête à tête, Quai des Orfèvres, à ruser tous les deux, chacun, aurait-on dit, estimant l'autre à sa juste valeur.

— Depuis combien de temps...

Maigret revenait à charge, patiemment, d'une voix égale, sur un fond de bruits du marché.

— Il y a bien un mois, cédait-elle enfin.

— Il ne vous a rien dit ?

— Il ne me parlait jamais de rien de ce qu'il faisait en dehors d'ici.

C'était vrai, Maigret en avait eu jadis la preuve.

— Il n'est pas venu vous voir une seule fois pendant ce temps ?

— Non. Et pourtant, la semaine dernière, c'était mon anniversaire. Il m'a envoyé des fleurs.

— D'où les a-t-il envoyées ?

— C'est un livreur qui les a apportées.

— Il n'y avait pas le nom du fleuriste ?

— Peut-être. Je n'ai pas regardé.

— Vous n'avez pas reconnu le livreur ? Ce n'était pas quelqu'un du quartier ?

— Je ne l'avais jamais vu.

Il ne demandait pas à fouiller la chambre d'Honoré Cuendet à la recherche d'un indice. Il n'était pas ici officiellement. On ne l'avait pas chargé de l'enquête.

L'inspecteur Fumel viendrait sans doute tout à l'heure, muni de papiers en règle signés du juge d'instruction. Il ne trouverait probablement rien. Les fois précédentes, Maigret n'avait rien trouvé non plus, que des vêtements rangés avec soin, du linge dans l'armoire, quelques livres, des outils qui n'étaient pas des outils de cambrioleur.

— Depuis combien de temps cela ne lui était-il pas arrivé de disparaître de la sorte ?

Elle cherchait dans sa mémoire. Elle n'était plus tout à fait à la conversation et devait faire un effort.

— Il a passé presque tout l'hiver ici.

— Et l'été ?

— Je ne sais pas où il est allé.

— Il ne vous a pas proposé de vous emmener à la campagne ou à la mer ?

— Je n'y serais pas allée. J'ai assez vécu à la campagne pour ne pas avoir envie d'y retourner.

Elle devait avoir une cinquantaine d'années, ou un peu plus, quand elle avait découvert Paris et la seule ville qu'elle eût connue jusqu'alors était Lausanne.

Elle était d'un petit village du canton de Vaud, Sénarclens, près d'un bourg appelé Cossonay où son mari, Gilles, travaillait comme ouvrier agricole.

Maigret n'avait fait, jadis, en vacances, avec sa femme, que traverser le pays, dont il revoyait surtout les auberges.

C'étaient ces auberges, justement, propres et paisibles, qui avaient perdu Gilles Cuendet. Petit homme aux jambes tordues, il ne parlait pas volontiers et pouvait rester des heures, dans un coin, à boire des chopines de vin blanc.

D'ouvrier agricole, il était devenu taupier, allant poser ses pièges de ferme en ferme, et on prétendait qu'il sentait aussi fort que les animaux qu'il attrapait.

Ils avaient deux enfants, Honoré et sa sœur Laurence qui, envoyée comme fille de salle à Genève, avait fini par épouser quelqu'un de l'Unesco, un traducteur, si la mémoire de Maigret était exacte, et l'avait suivi en Amérique du Sud.

— Vous avez des nouvelles de votre fille ?

— J'ai reçu des vœux au nouvel an. Elle a maintenant cinq enfants. Je peux vous montrer la carte.

Elle allait la chercher dans la pièce voisine, par besoin de bouger plutôt que pour convaincre.

— Tenez ! C'est en couleur...

L'image représentait le port de Rio de Janeiro sous un coucher de soleil d'un rouge violacé.

— Elle ne vous en écrit jamais plus ?

— À quoi bon ? Avec l'océan entre nous, on ne se reverra jamais. Elle a fait sa vie, n'est-ce pas ?

Honoré aussi avait fait la sienne, différemment. Dès l'âge de quinze ans, on l'avait envoyé travailler, lui aussi, comme apprenti chez un serrurier de Lausanne.

C'était un garçon calme et secret, guère plus bavard que son père. Il occupait une mansarde dans une vieille maison près du marché et c'est à la suite d'une dénonciation anonyme que la police, un matin, avait fait irruption dans cette pièce.

Honoré avait moins de dix-sept ans à l'époque. Chez lui, on avait trouvé de tout, les objets les plus hétéroclites dont il n'avait même pas essayé d'expliquer la provenance : réveils, outils, boîtes de conserves, vêtements d'enfant avec encore leur étiquette, deux ou trois postes de radio qu'il n'avait pas sortis de leur emballage original.

La police avait cru, d'abord, à ce qu'on appelle des vols à la roulotte, c'est-à-dire des vols accomplis sur des camions en stationnement.

Après enquête, on constatait qu'il n'en était rien, que le jeune Cuendet s'introduisait dans des magasins fermés, dans des dépôts, dans des appartements inoccupés et emportait au petit bonheur ce qui lui tombait sous la main.

À cause de son âge, on l'avait envoyé à la maison de redressement de Vennes, au-dessus de Lausanne, où, parmi les métiers qu'on lui proposait d'apprendre, il avait choisi celui de chaudronnier.

Pendant un an, il avait été un pensionnaire modèle, calme et doux, travailleur, n'enfreignant jamais le règlement.

Puis, soudain, il avait disparu sans laisser de trace et dix ans devaient s'écouler avant que Maigret le retrouve à Paris.

Son premier soin, en quittant la Suisse, où il n'avait jamais remis les pieds, avait été de s'engager dans la Légion étrangère et il avait vécu cinq ans à Sidi-Bel-Abbès et en Indochine.

Le commissaire avait eu l'occasion de prendre connaissance de son dossier militaire et de bavarder avec un de ses chefs.

Là encore, Honoré Cuendet avait été, d'une façon générale, un soldat modèle. Tout au plus lui reprochait-on d'être un solitaire, de n'avoir aucun ami, de ne pas se mêler aux autres, même les soirs de baroud.

— Il était soldat comme d'autres sont ajusteurs ou cordonniers, disait son lieutenant.

Aucune punition en trois ans, Après quoi, sans raison connue, il désertait, pour être retrouvé, quelques jours plus tard, dans un atelier d'Alger où il s'était fait embaucher.

Il ne fournissait pas d'explication de ce départ soudain, qui pouvait lui coûter cher, se contentait de murmurer:

— Je ne pouvais plus.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas.

Grâce à ses trois années de service impeccable, on l'avait traité avec indulgence et, six mois plus tard, il recommençait, se faisait pincer, cette fois, après seulement vingt-quatre heures de liberté, dans un camion de légumes où il s'était caché.

C'était à la Légion qu'on lui avait tatoué un poisson sur le bras gauche, à sa demande, et Maigret avait essayé de comprendre.

— Pourquoi un poisson ? avait-il insisté. Et surtout pourquoi un hippocampe ?

Les légionnaires, d'habitude, ont le goût d'images plus évocatrices.

C'était un homme de vingt-six ans que Maigret avait alors devant lui, les cheveux d'un blond roux, les épaules larges, la taille plutôt petite.

— Vous avez déjà vu des hippocampes ?

— Pas vivants.

— Et des hippocampes morts ?

— J'en ai vu un.

— Où ?

— À Lausanne.

— Chez qui ?

— Dans la chambre d'une femme.

Il fallait lui arracher les mots presque un à un.

— Quelle femme ?

— Une femme chez qui je suis allé.

— Avant d'être enfermé à Vennes ?

— Oui.

— Vous l'avez suivie ?

— Oui.

— Dans la rue ?

— Au bout de la rue Centrale, oui.

— Et, dans sa chambre, il y avait un hippocampe séché ?

— C'est cela. Elle m'a dit que c'était son porte-bonheur.

— Vous avez connu beaucoup d'autres femmes ?

— Pas beaucoup.

Maigret croyait avoir compris.

— Qu'est-ce que vous avez fait lorsque, libéré de la Légion, vous êtes arrivé à Paris ?

— J'ai travaillé.

— Où ?

— Chez un serrurier de la rue de la Roquette.

La police avait vérifié. C'était vrai. Il y avait travaillé deux ans et avait donné toute satisfaction. On se moquait bien de lui parce qu'il n'était pas « causant », mais on le considérait comme un ouvrier modèle.

— À quoi passiez-vous vos soirées ?

— À rien.

— Vous alliez au cinéma ?

— Presque jamais.

— Vous aviez des amis ?

— Non.

— Des amies ?

— Encore moins.

On aurait dit que les femmes lui faisaient peur. Et pourtant, à cause de la première qu'il avait rencontrée, à seize ans, il s'était fait tatouer un hippocampe sur le bras.

L'enquête avait été minutieuse. À cette époque-là, on pouvait fignoler. Maigret n'était encore qu'inspecteur et n'avait guère que trois ans de plus que Cuendet.

Cela s'était passé un peu comme à Lausanne, sauf que, cette fois, il n'y avait pas eu de lettre anonyme.

Un matin, de très bonne heure, vers quatre heures du matin, au fait, comme pour la découverte du corps au bois de Boulogne, un agent en uniforme avait interpellé un homme chargé d'un paquet encombrant. C'était un hasard. Or, un instant, l'homme avait fait mine de fuir.

Dans le paquet, on avait trouvé de la pelleterie et Cuendet avait refusé d'expliquer cet étrange chargement.

— Où alliez-vous avec ça ?

— Je ne sais pas.

— D'où venez-vous ?

— Je n'ai rien à dire.

On avait fini par découvrir que les peaux provenaient de chez un fourreur en chambre de la rue des Francs-Bourgeois.

Cuendet vivait alors dans une maison meublée, rue Saint-Antoine, à cent mètres de la Bastille et, dans sa chambre, comme dans sa mansarde de Lausanne, on avait trouvé un assortiment de marchandises les plus diverses.

— À qui revendiez-vous votre butin ?

— À personne.

Cela paraissait invraisemblable et pourtant il avait été impossible d'établir une connivence entre le Vaudois et les receleurs connus.

Il avait peu d'argent sur lui. Ses dépenses correspondaient avec ce qu'il gagnait chez son patron.

Le cas avait tellement intrigué Maigret qu'il avait obtenu de son chef d'alors, le commissaire Guillaume, que le prisonnier soit examiné par un médecin.

— C'est certainement ce que nous appelons un associal, mais je lui trouve une intelligence plutôt au-dessus de la moyenne et une affectivité normale.

Cuendet avait eu la chance d'être défendu par un jeune avocat qui devait par la suite devenir un des ténors des assises, maître Gambier, et celui-ci avait obtenu pour son client le minimum.

D'abord incarcéré à la Santé, Cuendet avait passé un peu plus d'un an à Fresnes où, une fois de plus, il s'était montré un prisonnier modèle, ce qui lui avait valu une remise de quelques mois de sa peine.

Son père était mort, entre-temps, écrasé par une auto un samedi soir qu'il rentrait chez lui, ivre mort, sur un vélo non éclairé.

Honoré avait fait venir sa mère de Sénarclens et cette femme, qui n'avait connu que la campagne la plus paisible d'Europe, s'était trouvée transplantée dans la cohue grouillante de la rue Mouffetard.

N'était-elle pas une sorte de phénomène, elle aussi ? Au lieu de s'effrayer et de prendre la grande ville en grippe, elle s'était si bien incrustée dans son quartier, dans sa rue, qu'elle en était devenue un des personnages les plus populaires.

Elle s'appelait Justine et, d'un bout à l'autre de la rue Mouffetard, tout le monde connaissait maintenant la vieille Justine au parler lent et aux yeux malicieux.

Que son fils ait fait de la prison ne la gênait point.

— Chacun ses goûts et ses opinions, disait-elle.

Deux fois encore, Maigret s'était occupé d'Honoré Cuendet, la seconde à la suite d'un important vol de bijoux rue de la Pompe, à Passy.

Le cambriolage avait eu lieu dans un appartement luxueux où, en plus des maîtres, vivaient trois domestiques. Les bijoux avaient été déposés, le soir, sur une coiffeuse, dans le boudoir attenant à la chambre à coucher dont la porte était restée ouverte toute la nuit.

Ni monsieur ni madame D..., qui avaient dormi dans leur lit, n'avaient rien entendu. La femme de chambre, qui couchait au même étage, était sûre d'avoir fermé la porte à clé et de l'avoir trouvée, le matin, fermée de la même façon. Aucune trace d'effraction. Aucune empreinte.

Comme l'appartement se trouvait au troisième étage, il n'était pas question d'escalade. Pas de balcon, non plus, permettant d'atteindre le boudoir par un appartement voisin.

C'était le cinquième ou le sixième vol de cette espèce en trois ans et les journaux commençaient à parler d'un cambrioleur-fantôme.

Maigret se souvenait de ce printemps-là, des aspects de la rue de la Pompe à toutes les heures du jour, car il allait de porte en porte, questionnant inlassablement les gens, non seulement les concierges et les commerçants, mais les locataires des immeubles et les domestiques.

C'est ainsi, par hasard, par opiniâtreté plutôt, qu'il était tombé sur Cuendet. Dans l'immeuble situé en face de la maison du vol, une chambre de bonne, donnant sur la rue, s'était trouvée à louer six semaines auparavant.

— C'est un monsieur bien gentil, bien calme qui l'occupe, disait la concierge. Il sort peu, jamais le soir, et ne reçoit pas de femmes. Il ne reçoit d'ailleurs personne.

— Il fait son ménage lui-même ?

— Bien sûr. Et je vous jure que c'est propre !

Cuendet était-il si sûr de lui qu'il ne s'était pas donné la peine de déménager après le vol ? Ou bien avait-il craint d'éveiller les soupçons en quittant le logement ?

Maigret l'avait trouvé chez lui, occupé à lire. En se penchant à la fenêtre, il avait pu suivre les allées et venues des locataires dans les appartements d'en face.

— Il faut que je vous prie de me suivre à la P. J.

Le Vaudois n'avait pas protesté. Il avait laissé fouiller son logement sans mot dire. On n'avait rien trouvé, pas un bijou, pas une fausse clé, pas un outil de monte-en-l'air.

L'interrogatoire, Quai des Orfèvres, avait duré près de vingt-quatre heures, entrecoupé de verres de bière et de sandwiches.

— Pourquoi avez-vous loué cette chambre ?

— Parce qu'elle me plaisait.

— Vous vous êtes disputé avec votre mère ?

— Non.

— Vous ne vivez plus chez elle

— J'y retournerai un jour ou l'autre.

— Vous y avez laissé presque toutes vos affaires.

— Justement.

— Êtes-vous allé la voir ces derniers temps ?

— Non.

— Qui avez-vous rencontré ?

— La concierge, les voisins, les gens qui passent dans la rue.

Son accent mettait dans ses réponses une ironie peut-être involontaire, car son visage restait calme et sérieux, il avait l'air de faire son possible pour satisfaire le commissaire.

L'interrogatoire n'avait rien donné, mais l'enquête, rue Mouffetard, avait fourni des présomptions. On apprenait en effet que ce n'était pas la première fois qu'Honoré disparaissait de la sorte pour un temps plus ou moins long, de trois semaines à deux mois en général, après quoi il revenait vivre chez sa mère.

— Quels sont vos moyens d'existence ?

— Je bricole. J'ai un peu d'argent de côté.

— À la banque ?

— Non. Je me méfie des banques.

— Où se trouve cet argent ?

Il se taisait. Depuis sa première arrestation, il avait étudié le Code pénal qu'il connaissait par cœur.

— Ce n'est pas à moi de prouver mon innocence. C'est à vous d'établir que je suis coupable.

Une seule fois, Maigret s'était fâché et, devant l'air doucement réprobateur de Cuendet, il l'avait regretté tout de suite.

— Vous vous êtes débarrassé des bijoux d'une façon ou d'une autre. Il est probable que vous les avez revendus. À qui ?

On avait fait le tour, bien entendu, des receleurs connus, alerté Anvers, Amsterdam et Londres, On avait aussi passé le mot aux indicateurs.

Personne ne connaissait Cuendet. Personne ne l'avait vu. Personne n'avait été en rapport avec lui.

— Qu'est-ce que je vous disais ? triomphait sa mère. Je sais bien que vous êtes malins, mais mon fils, voyez-vous, c'est quelqu'un !

Malgré son casier judiciaire, malgré la chambre de bonne, malgré tous les indices, force avait été de le relâcher.

Cuendet n'avait pas triomphé. Il avait pris la chose tranquillement. Le commissaire le revoyait encore, cherchant son chapeau, s'arrêtant devant la porte, tendant une main hésitante.

— Au revoir, monsieur le commissaire...

Comme s'il s'attendait à revenir !


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