Chapitre 7

Lognon soupçonnait-il que Maigret attachait plus d'importance au mort quasi anonyme du bois de Boulogne qu'au hold-up de la rue La Fayette et à la bande de gangsters dont les journaux seraient pleins le lendemain ?

Si oui, n'aurait-il pas suivi le fil dont il avait saisi un bout ? Dieu sait alors jusqu'où il serait allé dans la découverte de la vérité, car c'était sans doute le policier qui avait le plus de flair de Paris, le plus obstiné aussi, et celui qui aurait le plus désespérément voulu réussir.

Était-ce la malchance qui le poursuivait, ou la conviction que le destin était définitivement contre lui, qu'il n'était en somme qu'une victime désignée ?

Toujours est-il qu'il finirait sa carrière comme inspecteur au commissariat du XVIIIe, comme Aristide Fumel à celui du XVIe. La femme de Fumel était partie sans laisser d'adresse ; celle de Lognon, malade, geignait depuis quinze ans.

Pour ce qui est de Cuendet, cela s'était sans doute passé bêtement. Lognon, occupé par autre chose, avait passé le tuyau à un collègue qui, lui-même, n'y avait pas attaché d'importance pour n'en parler à Fumel, au téléphone, qu'incidemment.

La neige tombait assez épaisse et commençait à tenir sur les toits, pas dans les rues, malheureusement. Maigret était toujours déçu de voir fondre la neige sur le trottoir.

L'autobus était surchauffé. La plupart des voyageurs se taisaient et regardaient droit devant eux, les têtes se balançant de gauche à droite et de droite à gauche, avec une expression figée.

— Tu n'as pas de nouvelles de la couverture ?

Fumel, plongé dans ses pensées, sursauta, répéta comme s'il ne comprenait pas tout de suite :

— La couverture ?

Il manquait de sommeil, lui aussi.

— La couverture en chat sauvage.

— J'ai regardé dans l'auto de Stuart Wilton. Je n'ai pas vu de couverture. Non seulement la voiture a le chauffage, mais encore l'air conditionné. Elle comporte même un petit bar, c'est un mécanicien du garage qui me l'a dit.

— Et celle du fils ?

— Il la range d'habitude devant le George-V. J'y ai jeté un coup d'œil. Je n'ai pas vu de couverture non plus.

— Tu sais où il prend son essence ?

— La plupart du temps, chez un pompiste de la rue Marbeuf.

— Tu y es allé ?

— Je n'ai pas eu le temps.

L'autobus s'arrêtait au coin de la place Constantin-Pecqueur. Les trottoirs étaient à peu près vides. Il n'était pas huit heures du matin.

— Cela doit être cette brasserie.

Elle était éclairée et un garçon balayait la sciure sur le plancher. C'était encore une brasserie à l'ancienne mode, comme on en trouve de moins en moins, à Paris, avec des boules de métal pour les torchons, un comptoir de marbre où une caissière devait prendre place devant la caisse enregistreuse et des glaces tout autour des murs. Des pancartes recommandaient la choucroute garnie et le cassoulet.

Les deux hommes entrèrent.

— Tu as mangé ?

— Pas encore.

Fumel commanda du café et des brioches tandis que Maigret, qui avait déjà bu trop de café pendant la nuit et qui en avait la bouche pâteuse, commandait un petit verre d'alcool.

On aurait dit que la vie, dehors, avait du mal à embrayer. Ce n'était ni la nuit ni le jour. Des enfants se dirigeaient vers l'école en essayant de happer des flocons de neige qui devaient avoir un goût de poussière.

— Dites-moi, garçon...

— Oui, monsieur ?

— Vous connaissez cet homme ?

Le garçon de café regardait le commissaire d'un air entendu.

— Vous êtes M. Maigret, n'est-ce pas ? Je vous reconnais. Vous êtes venu ici il y a deux ans avec l'inspecteur Lognon.

Il examinait la photographie avec complaisance.

— C'est un client, oui. Il vient toujours avec la petite dame aux chapeaux.

— Pourquoi l'appelez-vous la petite dame aux chapeaux ?

— Parce qu'elle porte presque chaque fois des chapeaux différents, des bibis amusants. Le plus souvent, ils viennent pour dîner et s'installent dans le coin, là-bas, au fond. Ils sont gentils. Elle adore la choucroute. Ils ne se pressent pas, boivent ensuite leur café, dégustent un petit verre eu se tenant par la main.

— Il y a longtemps qu'ils fréquentent l'établissement ?

— Des années. Je ne sais pas combien.

— Il paraît qu'elle habite le quartier ?

— On m'a déjà posé la question. Elle doit avoir un appartement dans une des maisons voisines, car je la vois passer presque chaque matin avec son filet à provisions.

Pourquoi cela enchantait-il Maigret de découvrir une femme dans la vie d'Honoré Cuendet ?

Un peu plus tard, il pénétrait avec Fumel, dans une première loge de concierge où on triait le courrier.

— Vous connaissez cet homme ?

Elle regardait avec attention, hochait la tête.

— Je pense que je l'ai déjà vu, mais je ne peux pas dire que je le connais. En tout cas, il n'est jamais venu dans la maison.

— Vous n'avez pas, parmi vos locataires, une femme qui change souvent de chapeau ?

Elle regarda Maigret, ahurie, haussa les épaules en grommelant quelque chose qu'il ne comprit pas.

Ils n'eurent pas plus de succès dans le second immeuble, ni dans le troisième. Dans le quatrième, la concierge faisait un pansement à la main de son mari qui s'était coupé eu sortant les poubelles.

— Vous le connaissez ?

— Et après ?

— Il habite la maison ?

— Il habite sans l'habiter. C'est l'ami de la petite dame du cinquième.

— Quelle petite dame ?

— Mlle Èveline, la modiste.

— Il y a longtemps qu'elle est dans la maison ?

— Au moins douze ans. C'était avant que j'y sois moi-même.

— Il était déjà son ami ?

— Peut-être bien que oui. Je ne m'en souviens pas.

— Vous l'avez vu ces derniers temps ?

— Qui ? Elle ? Je la vois tous les jours, parbleu !

— Lui ?

— Tu te rappelles la dernière fois qu'il est venu, Désiré ?

— Non, mais cela fait un bout de temps.

— Il lui arrivait de passer la nuit ?

Elle semblait trouver le commissaire naïf.

— Et alors ? Ils sont majeurs, non ?

— Il vivait ici plusieurs jours de suite ?

— Même des semaines.

— Mlle Èveline est chez elle ? Quel est son nom de famille ?

— Schneider.

— Elle reçoit beaucoup de courrier.

Le paquet de lettres, devant les casiers n'était pas défait.

— Pour ainsi dire pas.

— Cinquième à gauche ?

— À droite.

Maigret alla voir dans la rue s'il y avait de la lumière aux fenêtres et, comme il y en avait. s'engagea dans l'escalier avec Fumel. Il n'y avait pas d'ascenseur. L'escalier était bien entretenu, la maison propre et calme, avec des paillassons devant les portes et une plaque de cuivre ou d'émail par-ci, par-là.

Ils notèrent un dentiste au second étage, une sage-femme au troisième. Maigret s'arrêtait de temps en temps pour souffler, entendait de la radio.

Au cinquième, il hésitait presque à pousser le timbre électrique. Il y avait de la radio dans l'appartement aussi, mais on la coupa, des pas se rapprochèrent de la porte qui s'ouvrit. Une femme assez petite, aux cheveux blond clair, vêtue, non d'une robe de chambre, mais d'une sorte de blouse d'intérieur, les regardait de ses yeux bleus, un torchon à la main.

Maigret et Fumel étaient aussi embarrassés qu'elle, car ils voyaient l'étonnement, puis la crainte croître dans son regard, ses lèvres qui frémissaient et murmuraient enfin :

— Vous m'apportez une mauvaise nouvelle ?

Elle leur faisait signe d'entrer dans un living-room dont elle était occupée à faire le ménage et elle repoussa l'aspirateur électrique qui se trouvait dans le chemin.

— Pourquoi demandez-vous ça ?

— Je ne sais pas... Une visite, à cette heure-ci, quand Honoré est absent depuis si longtemps...

Âgée d'environ quarante-cinq ans, elle faisait encore très jeune. Sa peau était fraîche, ses formes arrondies et fermes.

— Vous êtes de la police ?

— Commissaire Maigret. Mon compagnon est l'inspecteur Fumel.

— Honoré a eu un accident ?

— Je vous apporte, en effet, une mauvaise nouvelle.

Elle ne pleurait pas encore et on sentait qu'elle essayait de se raccrocher à des mots sans importance.

— Asseyez-vous. Débarrassez-vous de votre pardessus, car il fait très chaud ici. Honoré aime la chaleur. Ne faites pas attention au désordre...

— Vous l'aimez beaucoup ?

Elle se mordait les lèvres, essayant de deviner la gravité de la nouvelle.

— Il est blessé ?

Puis, presque tout de suite :

— Il est mort ?

Elle pleurait enfin, la bouche ouverte, à la façon des enfants, sans craindre de s'enlaidir. En même temps, elle se prenait les cheveux à deux mains et regardait autour d'elle comme pour chercher un coin où se réfugier.

— J'en ai toujours eu le pressentiment...

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas... Nous étions trop heureux...

La pièce était confortable, intime, avec des meubles massifs, de bonne qualité, quelques bibelots qui n'étaient pas de trop mauvais goût. Par une porte ouverte, on apercevait la cuisine claire où le couvert du petit déjeuner était encore mis.

— Ne faites pas attention... répétait-elle. Excusez-moi...

Elle ouvrait une autre porte, celle de la chambre à coucher non éclairée et où elle se jetait en travers du lit, à plat ventre, pour pleurer à son aise.

Maigret et Fumel se regardaient en silence et l'inspecteur était le plus ému des deux, peut-être parce qu'il n'avait jamais su résister aux femmes, malgré les ennuis qu'elles lui avaient causés.

Cela dura moins longtemps qu'on aurait pu le craindre et elle passa dans la salle de bains, fit couler l'eau, revint, le visage presque détendu, en murmurant :

— Je vous demande pardon. Comment est-ce arrivé ?

— On l'a retrouvé mort au bois de Boulogne. Vous n'avez pas lu les journaux des derniers jours ?

— Je ne lis pas les journaux. Mais pourquoi le bois de Boulogne ? Que serait-il allé y faire ?

— Il a été assassiné ailleurs.

— Assassiné ? Pour quelle raison ?

Elle s'efforçait de ne pas éclater à nouveau eu sanglots.

— Il était votre ami depuis longtemps ?

— Plus de dix ans.

— Où l'avez-vous connu ?

— Tout près d'ici, dans une brasserie.

La Régence ?

— Oui. J'y prenais déjà un repas de temps en temps. Je l'ai remarqué, seul dans son coin.

Cela n'indiquait-il pas que, vers cette époque, Cuendet avait préparé un cambriolage dans le quartier ? Probablement. En étudiant la liste des vols dont on n'avait pas retrouvé les auteurs, on en trouverait sans doute un commis rue Caulaincourt.

— Je ne me rappelle pas comment nous avons engagé la conversation. Toujours est-il qu'un soir nous avons dîné à la même table. Il m'a demandé si j'étais allemande et je lui ai répondu que j'étais alsacienne. Je suis née à Strasbourg.

Elle souriait d'un sourire pâle.

— Nous nous amusions chacun de l'accent de l'autre, car il avait gardé l'accent vaudois comme j'ai gardé le mien.

C'était un accent agréable, chantant. Mme Maigret aussi était alsacienne et avait conservé à peu près la même taille, le même embonpoint.

— Il est devenu votre ami ?

Elle se mouchait sans se soucier de son nez rouge.

— Il n'était pas toujours ici. Il passait rarement plus de deux ou trois semaines avec moi, puis il partait en voyage. Je me suis demandé, au début, s'il n'avait pas une femme et des enfants en province. Certains provinciaux retirent leur alliance quand ils viennent à Paris...

Elle semblait avoir connu d'autres hommes avant Cuendet.

— Comment avez-vous su que ce n'était pas son cas ?

— Il n'était pas marié, n'est-ce pas ?

— Non.

— J'en étais sûre. D'abord, j'ai compris qu'il n'avait pas d'enfants à lui à la façon dont il regardait les autres, dans la rue. On le sentait résigné à ne pas être père, mais il en gardait la nostalgie. En outre, quand il vivait ici, il ne se comportait pas en homme marié. C'est difficile à expliquer. Il avait des pudeurs qu'un homme marié n'a plus. La première fois, par exemple, j'ai compris qu'il était gêné de se trouver dans mon lit et il a été encore plus gêné, le matin, en s'éveillant...

— Il ne vous a jamais parlé de sa profession ?

— Non.

— Vous ne la lui avez jamais demandée ?

— J'ai essayé de savoir, sans me montrer indiscrète.

— Il vous disait qu'il voyageait ?

— Qu'il était obligé de partir. Il ne précisait ni où il allait, ni pourquoi. Un jour, je lui ai demandé s'il avait encore sa mère et il a rougi. Cela m'a donné à penser qu'il vivait peut-être avec elle. En tout cas, il avait quelqu'un pour raccommoder son linge, ravauder ses chaussettes, et qui ne le faisait pas très soigneusement. Les boutons étaient toujours mal cousus, par exemple, et je le plaisantais.

— Quand vous a-t-il quittée pour la dernière fois ?

— Il y a six semaines. Je pourrais retrouver la date...

Elle questionnait à son tour :

— Et quand est-ce que... que cela est arrivé ?

— Vendredi.

— Il n'avait pourtant jamais beaucoup d'argent sur lui.

— Quand il venait passer un certain temps avec vous, apportait-il une valise ?

— Non. Si vous ouvrez l'armoire, vous trouverez sa robe de chambre, ses pantoufles et, dans un tiroir, ses chemises, ses chaussettes et ses pyjamas.

Elle désignait la cheminée et Maigret apercevait trois pipes, dont une en écume. Ici aussi, il y avait un poêle à charbon, comme rue Mouffetard, un fauteuil près du poêle, le fauteuil d'Honoré Cuendet.

— Excusez mon indiscrétion. Je suis obligé de vous poser la question.

— Je la devine. Vous voulez parler d'argent ?

— Oui. Il vous en donnait ?

— Il a proposé de m'en donner. Je n'ai pas accepté, car je gagne assez bien ma vie. Tout ce que je lui ai permis, parce qu'il insistait et que cela le mettait mal à l'aise de vivre ici sans payer sa part, c'est de régler la moitié du loyer.

« Il m'offrait des cadeaux. C'est lui qui a acheté les meubles de cette pièce et fait arranger mon salon d'essayage. Vous pouvez le voir... »

Une pièce exiguë, meublée en Louis XVI, avec une profusion de miroirs.

— C'est lui aussi qui a repeint les murs, y compris ceux de la cuisine, et qui a tapissé le living-room, car il adorait bricoler.

— À quoi passait-il ses journées ?

— Il se promenait un peu, pas beaucoup, toujours le même tour, dans le quartier, comme les gens qui font prendre l'air à leur chien. Puis, il s'asseyait dans son fauteuil et lisait. Vous trouverez des tas de livres dans l'armoire, presque tous des livres de voyage.

— Vous n'avez jamais voyagé avec lui ?

— Nous avons passé quelques jours à Dieppe, la seconde année. Une autre fois, nous sommes allés en vacances en Savoie et il m'a montré les montagnes de Suisse, de loin, en me disant que c'était son pays. Une autre fois encore, nous avons fait Paris-Nice en autocar et visité la Côte d'Azur.

— II dépensait largement ?

— Cela dépend de ce que vous appelez largement. Il n'était pas pingre, mais n'aimait pas qu'on essaie de le voler et il revoyait les notes d'hôtel et de restaurant.

— Vous avez passé la quarantaine ?

— J'ai quarante-quatre ans.

— Vous avez donc une certaine expérience de la vie. Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi il menait cette existence double ? Ni pourquoi il ne vous épousait pas ?

— J'ai connu d'autres hommes qui ne m'ont pas proposé le mariage.

— Du même genre que lui ?

— Non, bien sûr.

Elle réfléchissait.

— Je me suis posé des questions, évidemment. Au début, je vous l'ai dit, j'ai cru qu'il était marié en province et que ses affaires l'appelaient à Paris, plusieurs fois par an. Je ne lui en aurais pas voulu. C'était tentant d'avoir, ici, une femme pour l'accueillir, un intérieur. Il détestait les hôtels, je l'ai bien vu quand nous avons voyagé la première fois. Il ne s'y sentait pas à son aise. Il semblait toujours craindre quelque chose.

Parbleu !

— Puis, à cause de son caractère et des reprises à ses chaussettes, j'ai conclu qu'il vivait avec sa mère et que cela le gênait de me l'avouer. Plus d'hommes qu'on ne le pense ne se marient pas à cause de leur mère et, à cinquante ans, sont encore devant elle comme des petits garçons. C'était peut-être son cas.

— Il fallait cependant qu'il gagne sa vie.

— Il pouvait avoir une petite affaire quelque part.

— Vous n'avez jamais soupçonné une autre sorte d'activité ?

— Laquelle ?

Elle était sincère. Il était impossible qu'elle joue la comédie.

— Que voulez-vous dire ? Maintenant, je suis prête à tout. Qu'est-ce qu'il faisait ?

— C'était un voleur, mademoiselle Schneider.

— Lui ? Honoré ?

Elle riait d'un rire nerveux.

— Ce n'est pas vrai, n'est-ce pas ?

— Attendez ! Il a volé toute sa vie, depuis l'âge de seize ans, alors qu'il était en apprentissage chez un serrurier de Lausanne. Il s'est enfui d'une maison de redressement, en Suisse, pour s'engager dans la Légion étrangère.

— Il m'a parlé de la Légion quand j'ai découvert son tatouage.

— Il n'a pas ajouté qu'il avait fait deux ans de prison ?

Elle s'asseyait, les jambes coupées, écoutait comme si c'était d'un autre Cuendet, pas du sien, pas d'Honoré, qu'on l'entretenait.

De temps en temps, elle hochait la tête, encore incrédule.

— C'est moi-même, mademoiselle, qui l'ai arrêté autrefois et, depuis, il est passé plusieurs fois par mon bureau. Ce n'était pas un voleur ordinaire. Il n'avait pas de complices, ne fréquentait pas le milieu, menait une existence rangée. De temps en temps, il repérait un coup, en lisant les journaux ou les magazines et, pendant des semaines, il observait les allées et venues d'une maison...

« Jusqu'au moment où, sûr de lui, il y pénétrait pour s'emparer des bijoux et de l'argent. »

— Je ne peux pas, non ! C'est trop incroyable !

— Je comprends votre réaction. Pourtant, vous ne vous êtes pas trompée au sujet de sa mère. Une partie du temps qu'il ne passait pas ici, il le passait chez elle, dans un logement de la rue Mouffetard où il avait aussi ses affaires.

— Elle sait ?

— Oui.

— Elle a toujours su ?

— Oui.

— Elle le laissait faire ?

Elle n'était pas indignée, mais surprise.

— C'est à cause de ça qu'on l'a tué ?

— Plus que probablement.

— La police ?

Elle se durcissait, moins cordiale, moins confiante.

— Non.

— Ce sont les gens chez qui... chez qui il voulait voler qui l'ont abattu ?

— Je le suppose. Écoutez-moi bien. Ce n'est pas moi qui suis chargé de l'enquête, mais le juge d'instruction Cajou. Il a confié un certain nombre de tâches à l'inspecteur Fumel.

Celui-ci inclinait la tête.

— Ce matin, l'inspecteur est ici officieusement, sans mandat. Vous aviez le droit de ne pas répondre à mes questions et aux siennes. Vous pouviez nous empêcher d'entrer chez vous. Et, s'il nous arrivait de fouiller votre appartement, nous commettrions un abus de pouvoir. Vous me comprenez ?

Non. Maigret sentait qu'elle ne mesurait pas la portée de ses paroles.

— Je pense...

— Pour être plus précis, tout ce que vous nous avez confié au sujet de Cuendet ne figurera pas dans le rapport de l'inspecteur. Il est à prévoir que, quand il découvrira votre existence et vos rapports avec Honoré, le juge d'instruction vous enverra Fumel ou un autre inspecteur muni d'un mandat en bonne et due forme.

— Qu'est-ce que je devrai faire ?

— À ce moment-là, vous pourrez réclamer l'assistance d'un avocat.

— Pourquoi ?

— Je dis que vous pourrez. Vous n'y êtes pas tenue par la loi. Peut-être Cuendet, outre ses vêtements, ses livres et ses pipes, a-t-il laissé certaines choses dans votre appartement...

Le yeux bleus exprimaient enfin la compréhension. Trop tard, car Mlle Schneider murmurait déjà, comme pour elle-même :

— La valise...

— Il est normal que, vivant avec vous une partie de l'année, votre ami vous ait confié une valise contenant des effets personnels. Il est normal aussi, qu'il vous en ait laissé la clé en vous recommandant, par exemple, de l'ouvrir s'il lui arrivait quelque chose...

Maigret aurait préféré que Fumel ne soit pas là et, comme s'il s'en rendait compte, l'inspecteur prenait un air absent, maussade.

Quant à Èveline, elle secouait la tête.

— Je n'ai pas la clé... Mais...

— Peu importe, encore une fois. Il n'est pas impensable qu'un homme comme Cuendet ait pris la précaution de rédiger un testament par lequel il vous charge, après sa mort, de certaines missions, ne serait-ce que de prendre soin de sa mère...

— Elle est très âgée ?

— Vous la verrez, puisqu'il semble que vous soyez les seules femmes dans sa vie.

— Vous croyez ?

Elle en était contente, malgré tout, et ne pouvait s'empêcher de le laisser voir par son sourire. Quand elle souriait, elle avait des fossettes comme une toute jeune fille.

— Je ne sais plus que penser.

— Vous aurez le temps, quand nous serons partis, de penser à votre aise.

— Dites-moi, monsieur le commissaire...

Elle hésitait, soudain rouge jusqu'aux cheveux.

— Il n'a... il n'a jamais tué personne ?

— Je peux vous l'affirmer.

— Remarquez que, si vous m'aviez dit oui, j'aurais refusé de vous croire.

— Je vais ajouter quelque chose de plus difficile à expliquer. Cuendet, c'est certain, vivait d'une partie du produit de ses vols.

— Il dépensait si peu !

— Justement. Qu'il ait éprouvé un besoin de sécurité, le besoin de savoir qu'il possédait un magot à sa disposition, c'est possible et même probable. Je ne serais pas surpris pourtant, que, dans son cas, un autre élément ait joué un rôle essentiel.

« Pendant des semaines, je vous l'ai dit. il observait la vie d'une maison... »

— Comment s'y prenait-il ?

— En s'installant dans un bistrot, où il passait des heures près de la vitre, en louant une chambre dans un immeuble d'en face lorsqu'il en avait l'occasion...

L'idée que Maigret avait déjà eue venait à l'esprit de la femme.

— Vous croyez que quand j'ai fait sa connaissance, à La Régence...

— C'est vraisemblable. Il n'attendait pas que les appartements soient inoccupés, que les locataires soient sortis. Au contraire ! Il attendait, lui, leur retour...

— Pourquoi ?

— Un psychologue ou un psychiatre répondraient mieux que moi à cette question. Avait-il besoin de la sensation du danger ? Je n'en suis pas si sûr. Voyez-vous, il ne s'introduisait pas seulement dans un appartement étranger mais, en quelque sorte, dans la vie des gens. Ceux-ci dormaient dans leur lit et il les frôlait. C'était un peu comme si, en plus de leur prendre leurs bijoux, il emportait une part de leur intimité...

— On dirait que vous ne lui en voulez pas.

Maigret sourit à son tour et se contenta de grogner :

— Je n'en veux à personne. Au revoir, mademoiselle. N'oubliez rien de ce que je vous ai dit, aucun mot. Pensez-y calmement.

Il lui serra la main, à la grande surprise d'Èveline, et Fumel imita le commissaire, d'une façon plus maladroite, comme s'il était troublé.

Dans l'escalier, déjà, l'inspecteur s'exclamait :

— C'est une femme extraordinaire !

Celui-là reviendrait rôder dans le quartier, même quand tout le monde aurait oublié Honoré Cuendet. C'était plus fort que lui. Il avait déjà sur les bras une maîtresse qui lui compliquait l'existence, et il allait s'ingénier à la compliquer davantage.

Dehors, sur les trottoirs, la neige commençait à tenir.

— Qu'est-ce que je fais, patron ?

— Tu as sommeil, non ? Entrons toujours prendre un verre.

Il y avait quelques clients, à présent, dans la brasserie où un voyageur de commerce copiait des adresses dans le bottin des professions.

— Vous l'avez trouvée ?

— Oui.

— Gentille, hein ? Qu'est-ce que je vous sers ?

— Pour moi, un grog.

— Pour moi aussi.

— Deux grogs, deux !

— Cet après-midi, quand tu auras dormi, tu rédigeras ton rapport.

— Je parlerai de la rue Neuve-Saint-Pierre ?

— Bien entendu, et de la Wilton qui habite en face de l'hôtel Lambert, Cajou te convoquera à son cabinet pour te réclamer des détails.

— Il m'enverra perquisitionner chez Mlle Schneider.

— Où, je l'espère, tu ne trouveras rien, que des vêtements dans une valise.

Malgré son admiration pour le commissaire, Fumel était mal à l'aise et fumait nerveusement sa cigarette.

— J'ai compris ce que vous lui disiez.

— La mère d'Honoré m'a dit : « Je suis sûre que mon fils ne me laissera pas sans rien. »

— Elle me l'a répété, à moi aussi.

— Tu verras que le juge n'aura aucune envie de voir cette affaire aller plus loin. Dès qu'il entendra parler des Wilton...

Maigret buvait son grog à petites gorgées, payait les consommations, décidait de prendre un taxi pour retourner à la P. J.

— Je te dépose quelque part ?

— Non. J'ai un autobus direct.

Peut-être Fumel, craignant que la jeune femme n'ait pas bien compris, avait-il l'intention de remonter chez elle ?

— Au fait ! Cette histoire de couverture me tracasse. Continue donc à te renseigner...

Et, les mains dans les poches, Maigret se dirigea vers la station de taxis, place Constantin-Pecqueur, d'où il apercevait les fenêtres de l'inspecteur Lognon.


Загрузка...