Chapitre 5

En réalité, c'était une récréation qu'il s'était offerte, comme à la sauvette, et il en avait un peu de remords. Pas trop cependant parce que, d'abord, Olga n'avait pas exagéré quant à l'andouillette, ensuite parce que le beaujolais, encore qu'un peu épais, n'en était pas moins fruité, enfin parce que, dans un coin, devant une table sur laquelle du papier rugueux tenait lieu de nappe, il avait pu ruminer à son aise.

La patronne, courte et grosse, un chignon gris sur le sommet de la tête, entrouvrait parfois la porte de la cuisine pour jeter un coup d'œil dans la salle et portait un tablier du même bleu qu'autrefois la mère de Maigret, Un bleu qui restait plus sombre sur les bords et devenait plus pâle vers le milieu où on avait frotté davantage au lavage.

C'était vrai aussi que la fille de salle, une grande brune au teint décoloré, avait la mine revêche, l'expression méfiante. De temps en temps, ses traits se crispaient, au passage d'une douleur, et le commissaire aurait juré qu'elle venait de faire une fausse-couche.

Il y avait des ouvriers en tenue de travail, quelques Nord-Africains, une vendeuse de journaux vêtue d'un veston d'homme et coiffée d'une casquette.

À quoi bon montrer la photographie de Cuendet à la servante ou au patron à moustaches qui s'occupait du vin ? De la place que Maigret occupait et qui avait sans doute été la sienne, le Vaudois pouvait, à condition d'essuyer la buée sur la vitre toutes les trois minutes, surveiller la rue et l'hôtel particulier.

Il n'avait surement fait de confidences à personne. On l'avait pris, comme partout, pour un petit monsieur tranquille et, dans un certain sens, c'était vrai.

Cueudet, dans son genre, était un artisan et, parce que Maigret pensait en même temps aux types de la rue La Fayette — c'était ça qu'il appelait ruminer — il le trouvait un tantinet démodé, comme ce restaurant, d'ailleurs, qui ne tarderait pas à faire place à un établissement plus clair où les clients se serviraient eux-mêmes.

Maigret avait connu d'autres solitaires, en particulier le fameux Commodore, portant monocle, œillet rouge à la boutonnière, descendant dans les plus grands palaces, impeccable et digne sous ses cheveux blancs, qu'on n'avait jamais pu prendre la main dans le sac.

Celui-là n'avait jamais mis les pieds en prison et nul ne savait comment il avait fini. S'était-il retiré à la campagne sous une nouvelle identité ou bien avait-il filé ses vieux jours au soleil d'une île du Pacifique ? Avait-il été assassiné par un truand qui en voulait à son magot ?

Il existait des bandes organisées à cette époque-là aussi, mais elles ne travaillaient pas de la même manière et surtout leur recrutement était différent.

Vingt ans plus tôt encore, par exemple, dans une affaire comme celle de la rue La Fayette, Maigret aurait su immédiatement où chercher, dans quel quartier, pour ainsi dire dans quel bistrot fréquenté par les mauvais garçons.

Alors, ils savaient à peine lire et écrire et ils portaient leur profession sur leur visage.

Maintenant, c'étaient des techniciens. Le hold-up de la rue La Fayette, comme les précédents, avait été monté minutieusement, et il avait fallu un hasard improbable pour qu'un des hommes reste sur le carreau, la présence, dans la foule, d'un sergent de ville en congé qui, contre les règlements, était armé et, perdant son sang-froid, risquant d'atteindre un innocent dans la foule, avait tiré.

Cuendet aussi, il est vrai, s'était modernisé. Une phrase de la fille qui habitait la chambre voisine revenait à l'esprit de Maigret. Elle avait parlé des gens qui prennent le thé à cinq heures. Pour elle, c'était un monde à part. Pour le commissaire également. Le Vaudois, lui, avait pris la peine d'étudier avec soin les faits et gestes quotidiens de ces gens-là.

Il ne cassait pas de carreaux, n'utilisait pas de pince-monseigneur, n'abîmait rien.

Dehors, les passants marchaient vite, les mains dans les poches, le visage raide de froid, chacun avec ses petites affaires, ses petites préoccupations dans la tête, chacun avec son drame personnel et la nécessité, pour tous, de faire quelque chose.

— L'addition, mademoiselle...

Elle crayonnait les chiffres sur la nappe en papier gaufré en remuant les lèvres et en regardant parfois l'ardoise sur laquelle étaient écrits les prix des plats.

Il retourna au bureau à pied et, dès qu'il s'assit à sa place. devant ses dossiers et ses pipes, la porte livra passage à Lucas. Ils ouvrirent la bouche en même temps. Le commissaire parla le premier.

— Il faudrait envoyer quelqu'un relayer Fumel, rue Neuve-Saint-Pierre, à l'hôtel Lambert.

Pas quelqu'un appartenant à ce qu'on aurait pu appeler son équipe personnelle, mais un homme comme Lourtie, par exemple, ou comme Lesueur. Ni l'un ni l'autre n'était libre et c'est Baron qui quitta un peu plus tard le Quai des Orfèvres avec des instructions.

— Et toi ? Que voulais-tu me dire ?

— Il y a du nouveau. L'inspecteur Nicolas a peut-être mis le doigt sur quelque chose.

— Il est ici ?

— Il vous attend.

— Fais-le entrer.

C'était un homme qui passait inaperçu et, pour cette raison, on l'avait envoyé rôder à Fontenay-aux-Roses. Sa mission était de faire parler, sans en avoir l'air, les voisins du ménage Raison, les fournisseurs, les ouvriers du garage où le gangster blessé laissait sa voiture.

— Je ne sais pas encore, patron, si ça nous conduira quelque part, mais j'ai l'impression qu'on tient peut-être un bout du fil. Hier soir, déjà, j'ai appris que Raison et sa femme fréquentaient un autre ménage qui habite l'immeuble. Ils étaient même très amis. Le soir, il leur arrivait de regarder la télévision ensemble. Quand ils allaient au cinéma, une des deux femmes gardait les enfants de l'autre en même temps que les siens.

« Ces gens-là s'appellent Lussac. Ils sont plus jeunes que les Raison. René Lussac n'a que trente et un ans et sa femme deux ou trois ans de moins. Elle est très jolie et ils ont un petit garçon de deux ans et demi.

« Selon vos instructions, je me suis donc attaché à René Lussac, qui est représentant de commerce pour une maison d'instruments de musique. Il a une voiture, lui aussi, une Floride.

« Hier soir, je l'ai suivi quand il est sorti de chez lui après le dîner. Je disposais d'une bagnole. Il ne se doutait pas que j'étais derrière lui, sinon il m'aurait semé sans peine.

« Il s'est rendu dans un café de la porte de Versailles, le café des Amis, un endroit calme, fréquenté par des commerçants du quartier qui viennent y faire leur partie de cartes.

« Deux personnages l'y attendaient et ils ont joué à la belote comme des gens qui ont l'habitude d'occuper la même table.

« Cela m'a paru bizarre. Lussac n'a jamais habité le quartier de la porte de Versailles. Je me suis demandé pourquoi il venait de si loin pour faire sa partie dans un établissement assez peu attrayant. »

— Tu étais à l'intérieur du café ?

— Oui. J'étais sûr qu'il ne m'avait pas repéré à Fontenay-aux-Roses et je ne risquais rien en me montrant. Il ne s'est pas occupé de moi. Tous les trois jouaient normalement. mais il leur arrivait assez souvent de regarder l'heure.

« À neuf heures et demie, exactement, Lussac a demandé un jeton à la caisse et s'est enfermé dans la cabine téléphonique, où il est resté environ dix minutes. Je pouvais le voir à travers la vitre. Il ne téléphonait pas à Paris car, après avoir décroché une première, fois, il n'a dit que quelques mots et a raccroché. Sans sortir de la cabine, il a attendu et la sonnerie a retenti quelques instants plus tard. Autrement dit, la communication a passé par l'inter ou par le régional.

« Quand il est retourné à sa table, il semblait soucieux. Il leur a dit quelques mots, puis a regardé autour de lui d'un air méfiant et leur a fait signe de reprendre la partie. »

— Comment sont les deux autres ?

— Je suis sorti avant eux et j'ai attendu dans ma voiture. Ce n'était plus la peine, ai-je pensé, de suivre Lussac, qui retournerait sans doute à Fontenay-aux-Roses. J'ai choisi un de ses compagnons, au petit bonheur. Chacun avait son auto. Celui qui m'a paru le plus âgé est monté le premier dans la sienne et je l'ai suivi jusqu'à un garage de la rue La Boétie. Il y a laissé sa voiture et s'est ensuite dirigé vers un immeuble de la rue de Ponthieu, derrière les Champs-Élysées, où il occupe un studio meublé.

« Il s'agit d'un nommé Georges Macagne. J'ai fait vérifier ce matin par le service des garnis. Ensuite, je suis monté aux Sommiers et j'ai trouvé son casier judiciaire. Il a été condamné deux fois pour vol de voitures et une fois pour coups et blessures... »

C'était peut-être enfin la fissure, qu'on attendait depuis si longtemps.

— J'ai préféré ne pas interroger les patrons du café.

— Tu as bien fait. Je vais demander une commission rogatoire au juge d'instruction et tu iras au central téléphonique afin qu'ils recherchent à qui René Lussac a téléphoné hier soir. Ils ne feront rien sans un ordre écrit.

Comme l'inspecteur quittait son bureau, Maigret appela l'hôpital Beaujon, eut quelque peine à obtenir au bout du fil l'inspecteur en fonction à la porte de Raison.

— Où en est-il ?

— J'attendais justement quelques minutes pour vous téléphoner. On est allé chercher sa femme. Elle vient d'arriver. Je l'entends qui pleure dans sa chambre. Attendez. L'infirmière-chef sort à l'instant. Vous restez à l'appareil ?

Maigret continuait à entendre les bruits assourdis d'un couloir d'hôpital.

— Allô ! C'est bien ce que je pensais. Il est mort.

— Il n'a pas parlé ?

— Il n'a même pas repris connaissance. Sa femme est couchée de tout son long au milieu de la chambre, le visage sur le plancher, et sanglote.

— Elle t'a remarqué ?

— Certainement pas dans l'état où elle est.

— Elle est arrivée en taxi ?

— Je ne sais pas.

— Descends jusqu'à la grande porte et attends. Suis-la à tout hasard, pour le cas où elle aurait envie de prendre contact avec quelqu'un ou de téléphoner.

— Compris, patron.

Peut-être était-ce une affaire à peu près terminée et allait-on, grâce à un coup de téléphone, arriver enfin à Fernand. C'était assez logique qu'il soit terré quelque part dans la campagne, pas loin de Paris, probablement dans une de ces auberges tenues par d'anciennes filles ou par d'anciens truands.

Si le téléphone ne donnait rien, on pourrait toujours faire le tour de ces endroits-là. mais cela risquait d'être long et rien ne prouvait que Fernand, qui était le cerveau de la bande, ne changeait pas de refuge chaque jour.

Il appela le juge d'instruction qui s'occupait de l'affaire, le mit au courant, promit un rapport qu'il se mit tout de suite à rédiger, car le magistrat voulait en parler le soir même au procureur.

Il signalait entre autres choses que l'auto qui avait servi au hold-up avait été retrouvée près de la porte d'Italie ; comme on s'y attendait, c'était une voiture volée et, bien entendu, on n'y avait trouvé aucun indice, à plus forte raison aucune empreinte digitale intéressante.

Il était en plein travail quand l'huissier, le vieux Joseph, vint lui annoncer que le directeur de la P. J. le priait de le rejoindre dans son bureau. Il crut un instant qu'il s'agissait de l'affaire Cuendet, que son chef avait eu, Dieu sait comment, des échos de son activité, et il s'attendit à se faire taper sur les doigts.

Il fut question, en réalité, d'une nouvelle affaire, la disparition, depuis trois jours, de la fille d'un personnage important. Elle avait dix-sept ans et on avait découvert qu'elle suivait en cachette des cours d'art dramatique et qu'elle avait fait de la figuration dans des films qui n'étaient pas encore sortis.

— Les parents veulent éviter que cela arrive jusqu'aux journaux. Il y a toutes les chances pour qu'elle soit partie de son plein gré...

Il mit Lapointe sur cette affaire-là et, tandis que les vitres devenaient de plus en plus sombres, se replongea dans son rapport.

À cinq heures, il frappait à la porte de son collègue des Renseignements Généraux, qui avait l'air d'un officier de cavalerie. Ici, pas de bousculades, d'allées et venues comme à la Criminelle. Les murs étaient tapissés de dossiers verts et la serrure était aussi compliquée qu'une serrure de coffre-fort.

— Dites-moi, Danet, connaîtriez-vous par hasard un certain Wilton ?

— Pourquoi me demandez-vous ça ?

— C'est encore assez vague, On m'a parlé de lui et j'aimerais en savoir un peu plus sur son compte.

— Il est mêlé à une histoire ?

— Je ne crois pas.

— Vous parlez de Stuart Wilton ?

— Oui.

Danet le connaissait donc, comme il connaissait toute personnalité étrangère habitant Paris ou y faisant de longs séjours. Peut-être même y avait-il, dans les classeurs verts, un dossier au nom de Wilton, mais le chef des Renseignements Généraux ne fit pas un geste pour s'en saisir.

— C'est un homme très important.

— Je sais. Très riche aussi, m'a-t-on dit,

— Très riche, oui, et un grand ami de la France. Il a d'ailleurs choisi d'y vivre la plus grande partie de l'année.

— Pourquoi ?

— Parce qu'il aime la vie ici, d'abord...

— Ensuite ?

— Peut-être parce qu'il se sent plus libre dans notre pays que de l'autre côté de la Manche. Ce qui m'intrigue, c'est que vous veniez me poser des questions, car je ne vois pas le rapport qui peut exister entre Stuart Wilton et vos services.

— Il n'y en a pas encore.

— C'est à cause d'une femme que vous vous occupez de lui ?

— On ne peut même pas dire que je m'en occupe. Il y a certainement une femme qui...

— Laquelle ?

— Il a été marié plusieurs fois, n'est-ce pas ?

— Trois fois. Et il se remariera sans doute un jour ou l'autre, bien qu'il approche des soixante-dix ans.

— Il est très porté sur les femmes ?

— Très.

Danet ne répondait qu'à regret, comme si on touchait indûment à un milieu qui ne concernait que lui.

— Je suppose qu'il n'y a pas que celles qu'il épouse ?

— Bien entendu.

— Dans quels termes est-il avec sa dernière femme ?

— Vous parlez de la Française ?

— Florence, oui, celle qui, à ce qu'on m'a raconté, a appartenu à une troupe de girls.

— Il est resté en excellents termes avec elle, comme, d'ailleurs, avec ses deux précédentes épouses. La première était la fille d'un riche brasseur anglais et il en a eu un fils. Elle s'est remariée et vit à présent aux Bahamas.

« La seconde était une jeune actrice. Il n'en a pas eu d'enfant. Il n'a vécu que deux ou trois ans avec elle et il met à sa disposition une villa, sur la Côte d'Azur, où elle vit paisiblement. »

— Et, à Florence, grommela Maigret, il a donné un hôtel particulier.

Danet fronçait les sourcils, inquiet.

— C'est elle qui vous intéresse ?

— Je ne sais pas encore.

— Elle ne fait pourtant pas parler d'elle, Remarquez que je n'ai jamais eu l'occasion d'étudier Wilton sous cet angle-là. Ce que j'en sais, c'est ce que chacun raconte dans un certain milieu de Paris.

« Florence, en effet, habite un des hôtels particuliers qui ont appartenu à son ex-mari... »

— Rue Neuve-Saint-Pierre...

— C'est exact. Je ne suis d'ailleurs pas certain que cet hôtel soit à elle. Comme je vous l'ai dit, Wilton, lorsqu'il divorce, reste en relations amicales avec ses épouses. Il leur abandonne leurs bijoux, leurs fourrures, mais je doute qu'il leur laisse en bien propre un hôtel particulier comme celui dont vous parlez.

— Et le fils ?

— Il passe, lui aussi, une partie de son temps à Paris, mais moins que son père. Il fait beaucoup de ski en Suisse et en Autriche, participe à des rallyes automobiles, à des régates, sur la Côte d'Azur, en Angleterre et en Italie, joue au polo...

— Donc, sans profession.

— Définitivement.

— Marié ?

— Il l'a été pendant un an, à un mannequin, et a divorcé. Écoutez, Maigret, je ne veux pas jouer au plus fin avec vous. Je ne sais pas où vous essayez d'en venir, ni ce que vous avez dans la tête. Je vous demande seulement de ne rien faire sans m'en parler. Quand je dis que Stuart Wilton est un grand ami de la France, c'est vrai, et ce n'est pas pour rien qu'il est commandeur de la Légion d'honneur.

« Il possède, chez nous, d'énormes intérêts et c'est un homme à ménager.

« Sa vie privée ne nous regarde pas, à moins qu'il n'ait enfreint gravement les lois, ce qui me surprendrait.

« C'est un homme à femmes, Je ne serais pas surpris, pour être tout à fait franc, d'apprendre qu'il a quelque manie cachée. Laquelle, je ne tiens pas à le savoir.

« Pour ce qui est de son fils et du divorce de celui-ci, je peux vous répéter ce qui a été une rumeur à l'époque, car vous l'apprendrez de toute façon.

« Lida, le mannequin que le jeune Wilton avait épousé, était une fille exceptionnellement belle, d'origine hongroise, si je ne me trompe... Stuart Wilton était opposé au mariage. Le fils a passé outre et, un beau jour, il se serait aperçu que sa femme était la maîtresse de son père.

« Il n'y a pas eu d'éclat. Dans ce milieu-là, les éclats sont rares et on s'arrange entre gens du monde.

« Le fils a donc demandé le divorce.

— Et Lida ?

— Ce que je vous raconte s'est passé il y a environ trois ans. On a vu, depuis, sa photographie dans les journaux, car elle a été tour à tour l'amie de plusieurs personnalités internationales et, si je ne me trompe, elle vit aujourd'hui à Rome avec un prince italien. C'est ce que vous vouliez savoir ?

— Je l'ignore.

C'était vrai. Maigret était tenté de jouer cartes sur table, de tout raconter à son collègue. Mais les deux hommes voyaient les choses d'un point de vue trop différent.

Pour en revenir à la petite phrase du matin, le commissaire Danet, lui, devait parfois prendre le thé à cinq heures tandis que Maigret, à midi, avait déjeuné dans un bistrot aux nappes en papier avec des ouvriers et des Nord-Africains.

— Je viendrai vous en reparler quand j'aurai une idée. Au fait, Stuart Wilton est à Paris en ce moment ?

— À moins qu'il se trouve sur la Côte d'Azur. Je peux m'en assurer. Il vaut mieux que ce soit moi qui m'informe.

— Et le fils ?

— Il habite le George-V, dans la partie résidence, où il a un appartement à l'année.

— Je vous remercie, Danet.

— Soyez prudent, Maigret.

— Promis !

Il n'était pas question, pour le commissaire, d'aller sonner à la porte de Stuart Wilton et de lui poser des questions. Au George-V, d'autre part, on lui répondrait d'une façon polie, mais vague.

Le juge Cajou savait ce qu'il faisait en remettant son communiqué à la presse : l'affaire du bois de Boulogne était un règlement de comptes. Ce qui signifiait qu'il n'y avait pas lieu de s'émouvoir, ni de trop chercher à savoir.

Certains crimes soulèvent l'émotion publique. Cela tient parfois à peu de choses, à la personnalité de la victime, à la façon dont elle a été tuée, ou encore à l'endroit où cela s'est passé.

Par exemple, si Cuendet avait été assassiné dans un cabaret des Champs-Élysées, il aurait eu droit à un gros titre en première page.

Mais c'était un mort presque anonyme, sans rien pour retenir l'attention des gens qui lisent leur journal dans le métro.

Un repris de justice qui n'avait jamais commis de crime sensationnel et qu'on aurait aussi bien pu repêcher n'importe où dans la Seine.

Or, c'était lui, justement, bien plus que Fernand et sa bande, qui intéressait Maigret, alors qu'il n'avait pas le droit de s'occuper officiellement de l'affaire.

Pour les gangsters de la rue La Fayette, on mettait toute la police en alerte. Pour Cuendet, le pauvre Fumel, sans voiture à sa disposition, pas sûr de se voir rembourser ses frais de taxi s'il avait le malheur d'en prendre, était seul chargé des recherches.

Il avait dû se rendre rue Mouffetard, fouiller l'appartement de Justine, lui poser des questions auxquelles elle n'avait répondu qu'à sa façon.

De son bureau, Maigret appela quand même l'institut médico-légal. Au lieu de s'adresser au Dr Lamalle ou à un de ses assistants, il préféra parler à un garçon de laboratoire qu'il connaissait depuis longtemps et à qui il avait eu l'occasion de rendre un service.

— Dites-moi, François, vous avez assisté à l'autopsie d'Honoré Cuendet, le type du bois de Boulogne ?

— J'y étais, oui. Vous n'avez pas eu le rapport ?

— Ce n'est pas moi qui suis chargé de l'enquête ; j'aimerais pourtant savoir.

— Je comprends. Le docteur Lamalle pense que le client a reçu une dizaine de coups. Il a d'abord été frappé par-derrière, avec tant de force que le crâne a été défoncé et que la mort a été instantanée. Vous savez que le docteur Lamalle est très bien ? Ce n'est pas encore notre brave docteur Paul, certes, mais, ici, tout le monde l'aime déjà.

— Les autres coups ?

— Ils ont atteint le visage alors que l'homme était couché sur le dos.

— Avec quel genre d'instrument suppose-t-on qu'il a été frappé ?

— Ces messieurs en ont longuement discuté et ont même fait plusieurs expériences. Ce n'est, paraît-il, ni avec un couteau, ni avec une clé anglaise ou un outil de ce genre, comme d'habitude. Pas avec une pince-monseigneur non plus, ni un casse-tête. L'objet employé présentait, ai-je entendu dire, plusieurs aspérités. En outre, il était lourd et massif.

— Une statue ?

— C'est la supposition qu'ils ont émise dans leur rapport.

— Ils ont pu déterminer à peu près l'heure de la mort ?

— Selon eux, il était environ deux heures du matin. Entre une heure et demie et trois heures, mais plutôt vers deux heures.

— Il a beaucoup saigné ?

— Non seulement il a saigné, mais de la matière cervicale a été répandue. Il lui en collait encore dans les cheveux.

— On a analysé le contenu de l'estomac ?

— Vous savez ce qu'il contenait ? Du chocolat pas encore digéré. Il y avait aussi de l'alcool, pas beaucoup, qui avait à peine commencé à pénétrer dans le sang.

— Je vous remercie, François. Si on ne vous demande rien, ne dites pas que je vous ai téléphoné.

— Cela vaut mieux pour moi aussi.

Fumel téléphonait un peu plus tard, au commissaire.

— Je suis allé chez la vieille, patron, et elle m'a accompagné à l'institut médico-légal. C'est bien lui.

— Comment cela s'est-il passé ?

— Elle a été plus calme que je ne le craignais, Quand j'ai proposé de la reconduire, elle a refusé et est partie toute seule vers la station de métro.

— Tu as fouillé l'appartement ?

— Je n'ai rien trouvé, que des livres et des revues.

— Pas de photographies ?

— Une mauvaise photo du père, en soldat suisse, et un portrait d'Honoré bébé.

— Pas de notes ? Tu as fouillé les livres ?

— Rien. Cet homme-là n'écrivait pas, ne recevait pas de lettres. À plus forte raison sa mère.

— Il y a une piste que tu pourrais suivre, à condition d'être très prudent. Un certain Stuart Wilton habite rue de Lonchamp, où il possède un hôtel particulier à je ne sais quel numéro. Il a une Rolls Royce et un chauffeur. Il doit bien leur arriver de laisser l'auto au bord du trottoir ou de la confier à un garage. Essaie de voir si, à l'intérieur, il n'y a pas une couverture en chat sauvage.

« Le fils Wilton habite le George-V et a une auto aussi. »

— J'ai compris, patron.

— Ce n'est pas tout. Il serait intéressant d'avoir une photo des deux hommes.

— Je connais un photographe qui travaille sur les Champs-Élysées.

— Bonne chance !

Maigret passa une demi-heure à donner des signatures et, quand il quitta la P. J., au lieu de se diriger vers son autobus habituel, il marcha en direction du quartier Saint-Paul.

Il faisait toujours aussi froid, aussi sombre et les lumières de la ville avaient un éclat différent de leur éclat habituel, les silhouettes des passants étaient plus noires, comme si on avait gommé les demi-teintes.

Alors qu'il tournait le coin de la rue Saint-Paul, une voix, sortant de l'obscurité, prononça :

— Alors, commissaire ?

C'était Olga, vêtue d'un manteau de lapin, qui se tenait sur un seuil. Cela lui donna l'idée de demander à la fille un renseignement qu'il allait justement chercher ailleurs, d'autant plus qu'elle était la mieux placée pour lui répondre.

— Dites-moi, quand vous avez besoin de boire un verre ou de vous réchauffer après minuit, qu'est-ce qu'il y a d'ouvert dans le quartier ?

— Chez Léon.

— Un bar ?

— Oui. Rue Saint-Antoine, juste devant le métro.

— Vous y avez parfois rencontré votre voisin ?

— Le Suisse ? Pas la nuit, non. Une fois ou deux, l'après-midi.

— Il buvait ?

— Du vin blanc.

— Je vous remercie.

Ce fut elle qui lui lança, avant de battre à nouveau la semelle :

— Bonne chance !

Il avait une photo de Cuendet en poche et il pénétra dans le bar plein de vapeurs, commanda un verre de cognac, le regretta en voyant sur la bouteille six ou sept étoiles.

— Vous connaissez cet homme ?

Le patron s'essuyait les mains à son tablier avant de saisir la photographie qu'il examinait d'un air réfléchi :

— Qu'est-ce qu'il a fait ? demandait-il alors prudent.

— Il est mort.

— Comment ? Il s'est suicidé ?

— Qu'est-ce qui vous fait penser ça ?

— Je ne sais pas... Je ne l'ai pas vu souvent. Trois ou quatre fois... Il ne parlait à personne... Le dernier soir...

— Quand était-ce ?

— Je ne pourrais pas vous dire au juste... Jeudi ou vendredi dernier... Peut-être samedi... Les autres fois, il était venu boire un coup sur le zinc dans l'après-midi comme un homme qui a soif...

— Un seul ?

— Mettons deux... Pas plus... Ce n'était pas ce qu'on appelle un buveur... Je les reconnais du premier coup d'œil...

— Quelle heure était-il, le dernier soir ?

— Passé minuit... Attendez... Ma femme était montée... Il devait donc être entre minuit et demi et une heure du matin...

— Qu'est-ce qui fait que vous vous en souveniez ?

— D'abord, la nuit, il n'y a guère que des habitués et des habituées, parfois un chauffeur de taxi en maraude... ou encore des flics qui viennent avaler un coup en fraude... Il y avait un couple, je me le rappelle, qui parlait bas, au guéridon du coin... À part ça, la salle était vide... J'étais occupé avec mon percolateur... Je n'ai pas entendu de pas... Et, quand je me suis retourné, il était accoudé au zinc... J'ai été tout saisi...

— C'est pour cela que vous vous en souvenez ?

— Et aussi parce qu'il m'a demandé si j'avais du vrai kirsch, pas du kirsch de fantaisie... On n'en sert pas souvent... J'ai pris une bouteille de la seconde rangée, celle-ci, tenez, avec des mots écrits en allemand sur l'étiquette, et cela a paru lui faire plaisir. Il a dit :

« — C'est du bon !

« Il a pris le temps de réchauffer le verre dans le creux de sa main et a bu lentement, en regardant l'heure à l'horloge. J'ai compris qu'il hésitait à en commander un second et, quand j'ai tendu la bouteille, il n'a pas résisté.

« Il ne buvait pas pour boire, mais parce qu'il aimait le kirsch. »

— Il n'a parlé à personne ?

— Sauf à moi.

— Les consommateurs du coin n'ont pas fait attention à lui ?

— C'étaient des amoureux. Je les connais. Ils viennent deux fois la semaine et chuchotent pendant des heures en se regardant dans les yeux.

— Ils sont sortis peu après lui ?

— Sûrement pas.

— Vous n'avez remarqué personne qui aurait pu le guetter du trottoir ?

L'homme haussa les épaules, comme si on lui faisait une injure.

— Il y a quinze ans que je suis dans le coin... soupira-t-il.

Sous-entendu : rien ne pouvait s'y passer d'anormal sans qu'il s'en aperçoive.

Un peu plus tard, Maigret pénétrait à l'hôtel Lambert et c'était la patronne qui, cette fois, occupait le bureau. Elle était plus jeune, plus appétissante que le commissaire l'aurait pensé après avoir vu son mari.

— Vous venez pour le 33, n'est-ce pas ? Le monsieur est là-haut.

— Je vous remercie.

Il dut se ranger contre le mur, dans l'escalier, pour laisser descendre un couple. La femme était très parfumée et l'homme détourna la tête d'un air gêné.

La chambre était dans l'obscurité, Baron assis dans le fauteuil qu'il avait tiré près de la fenêtre. Il avait dû fumer tout un paquet de cigarettes, car l'air était suffoquant.

— Rien de neuf ?

— Elle est sortie il y a une demi-heure. Avant cela, une femme est venue la voir, portant un grand carton, une lingère ou une couturière, je suppose. Elles sont passées toutes les deux dans la chambre à coucher et je voyais seulement des ombres aller et venir, puis rester immobiles, avec une des silhouettes à genoux, comme pour un essayage.

Au rez-de-chaussée, il n'y avait de lumière que dans le hall d'entrée. L'escalier était éclairé jusqu'au second étage et, à gauche, deux lampes restaient allumées dans le salon, mais pas le grand lustre.

À droite, une femme de chambre en noir et blanc, un bonnet de dentelle sur la tête, mettait de l'ordre dans le boudoir.

— La cuisine et la salle à manger doivent donner sur le derrière. À les regarder vivre, on se demande ce que ces gens-là font toute la journée. J'ai compté au moins trois domestiques qui vont et viennent sans qu'on puisse savoir à quoi ils s'occupent. En dehors de la couturière ou de la lingère, il n'y a pas eu d'autre visite. Cette femme est venue en taxi et est repartie à pied, sans son carton. Un garçon livreur, en triporteur, a apporté des paquets. C'est le valet de chambre qui les a pris, sans le faire entrer dans la maison. Je reste ?

— Tu as faim ?

— Cela commence, mais je peux attendre.

— Va.

— Je ne reste pas jusqu'à la relève ?

Maigret haussa les épaules. À quoi bon ?

Il ferma la porte à clé, glissa celle-ci dans sa poche. En bas, il dit à la patronne :

— Ne louez pas le 33 avant que je vous fasse signe. Personne ne doit y entrer, vous entendez ?

Dans la rue, il aperçut de loin Olga qui s'en venait au bras d'un homme et il fut content pour elle.


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