13

Il était minuit passé quand j’arrivai à l’internat et tous mes camarades étaient couchés, même si quelques rais de lumière filtraient des portes de leurs chambres en éclairant le couloir. Je me glissai sur la pointe des pieds jusqu’à la mienne. Je fermai la porte avec d’infinies précautions et jetai un œil au réveil sur la table de nuit. Presque une heure du matin. J’allumai et tirai de mon sac l’album de photographies que nous avions pris dans le jardin d’hiver.

Je l’ouvris et m’immergeai de nouveau dans la galerie de personnages qui le peuplaient. Une image montrait une main dont les doigts étaient unis par des membranes, comme ceux d’un amphibie. Près d’elle, une fillette vêtue de blanc avec de longues anglaises blondes offrait un sourire quasi démoniaque, des crocs canins pointant entre ses lèvres. Page après page, les cruels caprices de la nature défilèrent devant moi. Deux frères albinos dont la peau semblait sur le point de prendre feu sous le seul éclairage d’une bougie. Des siamois unis par le crâne, leurs visages se faisant face pour la vie. Le corps nu d’une femme dont la colonne vertébrale était aussi tordue qu’un cep de vigne… C’étaient surtout des enfants ou des jeunes gens. Beaucoup paraissaient plus jeunes que moi. Il n’y avait presque pas d’adultes ou de vieux. Je compris que, pour ces malheureux, l’espérance de vie était réduite au minimum.

Je me souvins des paroles de Marina : cet album ne nous appartenait pas et nous n’aurions jamais dû l’emporter. Maintenant que l’adrénaline s’était évaporée, cette idée prenait un sens nouveau. En l’examinant, je profanais une collection de souvenirs qui n’étaient, pas les miens. Je me rendais compte que ces images de tristesse et de malheur étaient, à leur manière, un album de famille. Je tournai les pages plusieurs fois de suite avec le sentiment qu’il devait y avoir entre elles un lien qui allait au-delà de l’espace et du temps. Finalement, je le fermai et le remis dans mon sac. J’éteignis, et l’image de Marina marchant sur la plage déserte me revint à l’esprit. Je la regardai s’éloigner sur le rivage jusqu’à ce que le sommeil fasse taire le murmure des vagues.


Pour une journée, la pluie se lassa de Barcelone et partit vers le nord. M’affranchissant de toute règle, je séchai la dernière classe de l’après-midi pour aller retrouver Marina. Les nuages s’étaient ouverts sur une toile de fond bleue. Les rues étaient semées de taches de soleil. Elle m’attendait dans le jardin, concentrée sur son cahier secret. Dès qu’elle me vit, elle s’empressa de le fermer. Je me demandai si elle était en train d’écrire sur moi ou sur ce que nous avions vécu dans le jardin d’hiver.

— Comment va ta jambe ? demanda-t-elle en tenant le cahier contre elle, les bras croisés dessus.

— Je survivrai. J’ai quelque chose à te montrer.

Je sortis l’album et m’assis à côté d’elle sur le bord de la fontaine. Je l’ouvris et en tournai les pages. Marina soupira en silence, perturbée par ces images.

— Tiens, c’est ici, dis-je en m’arrêtant sur une photographie vers la fin de l’album. Ce matin, en me levant, ça m’est venu tout d’un coup. D’abord, je n’avais rien remarqué, mais maintenant…

Marina observa la photographie. C’était une image en noir et blanc qui avait l’étonnante netteté que seuls possèdent d’habitude les anciens portraits exécutés en studio. On pouvait y voir un individu dont le crâne était brutalement déformé et que la faiblesse de sa colonne vertébrale maintenait difficilement debout. Il s’appuyait sur un homme jeune portant une blouse blanche, des lunettes rondes et une cravate assortie à sa moustache soigneusement taillée. Un médecin. Le docteur regardait l’objectif. Le patient avait mis une main devant ses yeux comme s’il avait honte de sa condition. Derrière eux, on distinguait le panneau d’une penderie et ce qui semblait être un cabinet médical. Dans un coin, une porte était entrouverte. Sur le seuil, observant timidement la scène, une très petite fille tenait une poupée. La photographie ressemblait plus à un document médical qu’à autre chose.

— Regarde bien, insistai-je.

— Je ne vois rien d’autre qu’un pauvre homme…

— Pas lui. Derrière.

— Il y a une fenêtre…

— Et qu’est-ce que tu vois par cette fenêtre ?

Marina fronça les sourcils.

— Tu le reconnais ? demandai-je en indiquant le dragon qui décorait l’immeuble faisant face à la pièce où la photographie avait été prise.

— Je l’ai déjà vu quelque part.

— C’est ce que j’ai pensé, moi aussi, confirmai-je. Ici, à Barcelone. Sur les Ramblas, en face du Théâtre du Liceo. J’ai vérifié une par une toutes les photographies de l’album, et c’est la seule qui ait été prise à Barcelone.

Je décollai l’image et la tendis à Marina. Au dos, en caractères presque effacés, on lisait :


Estudio Fotográfico Martorell-Borrás – 1951

Copia – Doctor Joan Shelley

Rambla de los Estudiantes 46-48, 1.o Barcelona


Marina me rendit la photographie en haussant les épaules.

— Il y a presque trente ans qu’elle a été prise, Óscar… Ça ne signifie rien…

— Ce matin, j’ai consulté l’annuaire du téléphone. Le dénommé Shelley y figure toujours, au 46-48 de la Rambla de los Estudiantes, premier étage. Je savais que ça me disait quelque chose. Et puis je me suis souvenu que Sentís avait mentionné que le docteur Shelley avait été le premier ami de Mihaïl Kolvenik à son arrivée à Barcelone…

Marina m’étudia.

— Et toi, pour fêter ce succès, tu ne t’es pas contenté de consulter l’annuaire…

Je le reconnus :

— J’ai appelé. C’est la fille du docteur Shelley qui m’a répondu, María. Je lui ai dit qu’il était de la plus haute importance pour nous d’avoir une conversation avec son père.

— Et elle t’a cru ?

— Au début, non. Mais quand j’ai mentionné le nom de Mihaïl Kolvenik, sa voix a changé. Son père a accepté de nous recevoir.

— Quand ?

Je consultai ma montre.

— Dans moins de trois quarts d’heure.


Nous prîmes le métro jusqu’à la place de Catalogne. Le soir venait quand nous sortîmes par l’escalier débouchant sur les Ramblas. Noël approchait et la ville était décorée de guirlandes lumineuses. Les lampes dessinaient des halos multicolores sur le Paseo. Des bandes de pigeons voletaient entre les kiosques de fleuristes et les cafés, les musiciens ambulants et les péripatéticiennes, les touristes et les autochtones, les policiers et les pickpockets, les citadins d’aujourd’hui et les fantômes des temps passés. Germán avait raison : une avenue comme celle-là, il n’y en avait aucune autre au monde.

La silhouette du Grand Théâtre du Liceo se dressa devant nous. C’était soir d’opéra et le diadème de lumières des marquises brillait de tous ses feux. De l’autre côté du Paseo, nous reconnûmes le dragon vert de la photographie au coin d’une façade, contemplant les passants. En le voyant, je me dis que l’histoire avait réservé les autels et les images pieuses à saint Georges, mais que le dragon, lui, avait hérité de la ville de Barcelone ad vitam æternam.

Ce qui avait été le cabinet médical du docteur Joan Shelley occupait le premier étage d’un vieil immeuble aux relents d’ancien temps et à l’éclairage funèbre. Nous traversâmes un vestibule caverneux qui conduisait à un somptueux escalier en spirale. Marche après marche, nous entendions se perdre l’écho de nos pas. J’observai que les heurtoirs des portes étaient forgés en forme de visages d’anges. La lumière tombait du haut de l’escalier par des vitraux dignes d’une cathédrale, faisant de cet immeuble le plus grand kaléidoscope du monde. Comme dans toutes les constructions de cette époque, le premier étage était en réalité le troisième. Nous passâmes l’entresol et l’étage dit principal pour arriver enfin devant la porte sur laquelle une vieille plaque en bronze annonçait : Dr Joan Shelley. Je jetai un coup d’œil à ma montre. Au moment où Marina sonna, il restait tout juste deux minutes avant l’heure de notre rendez-vous.


La femme qui nous ouvrit devait s’être échappée d’une estampe religieuse. Évanescente, virginale, l’air vaguement mystique. Elle avait une peau d’albâtre, presque transparente, et ses yeux étaient si clairs que c’était à peine s’ils avaient une couleur. Un ange sans ailes.

— Madame Shelley ? demandai-je poliment.

Elle admit que telle était bien son identité, les yeux brillants de curiosité.

— Bonsoir, commençai-je. Mon nom est Óscar. Nous nous sommes parlé ce matin…

— Je me souviens. Entrez, entrez donc…

María Shelley se déplaçait au ralenti comme une danseuse sautant de nuage en nuage. Elle était de constitution fragile et répandait un parfum d’eau de rose. J’estimai qu’elle devait avoir une trentaine d’années, mais elle semblait plus jeune. Elle avait un poignet bandé et un foulard entourait son cou de cygne. Le vestibule était une chambre noire tapissée de velours et de miroirs ternis. L’appartement sentait le musée, comme si l’air qui y flottait était resté prisonnier depuis des dizaines d’années.

— Je vous remercie beaucoup de nous recevoir. Voici mon amie Marina.

María posa son regard sur Marina. J’ai toujours trouvé fascinante la manière dont une femme en examine une autre. Cette fois-là ne fit pas exception.

— Enchantée, dit-elle finalement, en traînant sur chaque syllabe. Mon père est d’un âge avancé. De tempérament un peu instable. Je vous prie de ne pas le fatiguer.

— Ne vous inquiétez pas, dit Marina.

María Shelley nous fit signe de la suivre. Définitivement, elle se mouvait avec une élasticité vaporeuse.

— Et vous dites que vous avez quelque chose qui appartient à feu M. Kolvenik ? s’enquit-elle.

— Vous l’avez connu ?

Son visage s’éclaira à l’évocation d’un temps révolu.

— En réalité, non… Mais j’ai tellement entendu parler de lui. Quand j’étais petite…, dit-elle, presque pour elle-même.

Les murs revêtus de velours noir étaient couverts d’images de saints, de vierges et de martyrs à l’agonie.

Les tapis étaient sombres et absorbaient le peu de lumière qui entrait par les interstices des volets fermés. Tandis que nous la suivions, je me demandai depuis combien de temps elle habitait là, seule avec son père. Avait-elle été mariée, avait-elle vécu, aimé ou senti quelque chose en dehors du monde oppressant de ces murs ?

María Shelley s’arrêta devant une porte coulissante et frappa.

— Père ?


Le docteur Joan Shelley, ou ce qu’il en restait, était assis dans un gros fauteuil devant le feu, emmitouflé dans des couvertures. Sa fille nous laissa seuls avec lui. Je tentai de détacher mes yeux de sa taille de guêpe pendant qu’elle se retirait. L’ancien docteur, en qui l’on reconnaissait difficilement l’homme de la photographie que j’avais dans ma poche, nous examinait en silence. Ses yeux distillaient la méfiance. La main posée sur un bras du fauteuil tremblait légèrement. Son corps sentait la maladie malgré un écran d’eau de Cologne. Son sourire sarcastique ne cachait pas la répugnance que lui inspiraient le monde en général et son propre état en particulier.

— Le temps fait du corps ce que la bêtise fait de l’âme, dit-il en se désignant lui-même. Il le pourrit. Que voulez-vous de moi ?

— Nous nous demandions si vous pourriez nous parler de Mihaïl Kolvenik.

— Je pourrais, mais je ne vois pas pourquoi, trancha le docteur. On en a assez parlé comme ça en son temps, et tout n’a été que mensonges. Si les gens pensaient vraiment le quart de ce qu’ils racontent, ce monde serait un paradis.

— Oui, mais nous, ce qui nous intéresse, c’est la vérité, insistai-je.

Le vieillard fit une moue qui se voulait moqueuse.

— On ne trouve pas la vérité, mon garçon. C’est elle qui nous trouve.

Je tâchai de sourire docilement, mais je commençais à soupçonner que cet homme ne voyait aucun intérêt à lâcher le morceau. Marina, comprenant ma crainte, prit l’initiative.

— Docteur Shelley, dit-elle doucement, il nous est tombé accidentellement dans les mains une collection de photographies qui pourrait avoir appartenu à M. Mihaïl Kolvenik. Sur l’une d’elles, on vous voit avec un de vos patients. C’est pour cette raison que nous nous sommes permis de venir vous déranger, dans l’espoir de pouvoir rendre la collection à son légitime propriétaire ou à la personne qui en tient lieu.

Cette fois, il n’y eut pas de phrase lapidaire en guise de réponse. Le médecin observa Marina, sans dissimuler sa surprise. Je me demandai pourquoi je n’avais pas eu l’idée de recourir à cet argument. J’en conclus que plus je laisserais à Marina le soin de mener la conversation, mieux ce serait.

— J’ignore de quelles photographies vous parlez, mademoiselle…

— Il s’agit d’un ensemble qui montre des patients atteints de malformations…, précisa Marina.

Un lueur s’alluma dans les yeux du docteur. Nous avions frappé au bon endroit. Il y avait de la vie sous les couvertures, en fin de compte.

— Qu’est-ce qui vous fait penser que cette collection appartenait à Mihaïl Kolvenik ? questionna-t-il en feignant l’indifférence. Ou que j’ai quelque chose à voir avec elle ?

— Votre fille nous a dit que vous étiez amis, dit Marina en évitant de répondre directement à la question.

— María a toutes les qualités de sa naïveté, affirma Shelley d’un air bougon.

Marina acquiesça, se leva et me fit signe de l’imiter.

— Je comprends, dit-elle poliment. Je vois que nous nous sommes trompés. Nous regrettons de vous avoir importuné, docteur. Viens, Óscar. Nous trouverons bien à qui nous devons rendre cette collection…

— Un moment ! l’arrêta Shelley.

Il se racla la gorge avant de nous inviter par geste à nous rasseoir.

— Vous l’avez encore, cette collection ?

Marina hocha la tête affirmativement en soutenant le regard du vieillard. Soudain Shelley émit ce que je supposai être un éclat de rire. Cela ressemblait au bruit que font les pages d’un vieux journal quand on les froisse.

— Comment puis-je savoir que vous dites la vérité ?

Marina m’adressa un ordre muet. Je sortis la photographie du sac et la tendis au docteur Shelley. Il la saisit de sa main tremblante et l’examina. Il l’étudia longtemps. Finalement, reportant son regard sur le feu, il commença à parler.


D’après ce que nous raconta le docteur Shelley, il était né d’un père britannique et d’une mère catalane. Il s’était spécialisé en traumatologie dans un hôpital de Bournemouth. Quand il avait voulu s’installer à Barcelone, sa condition d’étranger lui avait fermé les portes des milieux de la bonne société où se forgent les carrières prometteuses. Tout ce qu’il avait pu obtenir avait été un poste dans l’unité médicale de la prison. Il y avait soigné Mihaïl Kolvenik quand celui-ci avait été passé à tabac dans sa cellule. À l’époque, Kolvenik ne parlait pas espagnol et encore moins catalan. La chance voulait que Shelley connaisse un peu d’allemand. Le docteur lui prêta de l’argent pour s’acheter des vêtements, le logea chez lui et l’aida à trouver un emploi chez Velo-Granell. Kolvenik lui voua une affection hors du commun et n’oublia jamais sa bonté. Une profonde amitié était née entre eux.

Plus tard, cette amitié eut l’occasion de fructifier encore en devenant une relation professionnelle. Beaucoup de patients du docteur Shelley nécessitaient des pièces d’orthopédie et des prothèses spéciales. Velo-Granell était leader dans ce type de production et, parmi ses dessinateurs, aucun ne montrait plus de talent que Mihaïl Kolvenik. Avec le temps, Shelley devint le médecin personnel de Kolvenik. Quand la fortune sourit à ce dernier, il voulut aider son ami en finançant la création d’un centre médical spécialisé dans l’étude des affections dégénératives et des malformations congénitales.

L’intérêt de Kolvenik pour ces questions remontait à son enfance pragoise. Shelley nous expliqua que la mère de Mihaïl avait mis au monde des jumeaux. L’un, Mihaïl, était né fort et sain. L’autre, Andrej, était atteint d’une malformation osseuse et musculaire incurable dont il était mort sept ans plus tard. Cet épisode avait marqué la mémoire du jeune Mihaïl et, en un certain sens, déterminé sa vocation. Kolvenik pensa toujours qu’avec un suivi médical adéquat et le développement d’une technologie capable de suppléer à ce que la nature avait refusé, son frère aurait pu atteindre l’âge adulte et vivre pleinement sa vie. Ce fut cette conviction qui le conduisit à consacrer son talent au dessin de mécanismes qui pouvaient, comme il se plaisait à dire, « compléter » les corps que la providence avait laissés de côté.

« La nature est comme un enfant qui joue avec nos vies. Quand elle se lasse de ses jouets cassés, elle les jette et les remplace par d’autres, disait Kolvenik. C’est notre responsabilité de les ramasser et de les raccommoder. »

Certains voyaient dans ces propos une suffisance proche du blasphème ; d’autres y voyaient seulement un espoir. L’ombre de son jumeau n’avait jamais quitté Mihaïl Kolvenik. Il croyait qu’un hasard capricieux et cruel avait décidé que c’était lui qui devait vivre et que c’était son frère qui devait naître avec la mort écrite dans son corps. Shelley nous expliqua que Kolvenik se sentait coupable et qu’il portait au plus profond de son cœur une dette envers Andrej et envers tous ceux qui, comme son frère, étaient marqués du stigmate de l’imperfection. Ce fut à cette époque qu’il commença à collectionner les photographies de phénomènes et de déformations du monde entier. Pour lui, ces êtres abandonnés par le destin étaient les frères invisibles d’Andrej. Sa famille.

— Mihaïl Kolvenik était un homme brillant, poursuivit le docteur Shelley. Ce genre d’individu inspire toujours la méfiance à ceux qui se sentent inférieurs. L’envie est un aveugle qui cherche à vous arracher les yeux. Tout ce qu’on a dit sur Mihaïl dans les dernières années de sa vie et après sa mort n’a été que calomnie… Ce maudit inspecteur… Florián. Il ne comprenait pas qu’on l’utilisait comme une marionnette pour avoir la peau de Mihaïl…

— Florián ? intervint Marina.

— Florián était l’inspecteur en chef de la brigade judiciaire, dit Shelley en mettant dans ces mots tout le mépris que lui permettait l’état de ses cordes vocales. Un raté, une sale bête, qui prétendait se faire un nom aux dépens de Velo-Granell et de Mihaïl Kolvenik. La seule chose qui me console est de penser qu’il n’a jamais réussi à rien prouver. Son obstination a mis fin à sa carrière. C’est lui qui a sorti de sa manche tout ce scandale des corps…

— Des corps ?

Shelley s’enferma dans un long silence. Il nous regarda tous les deux, et le sourire cynique affleura de nouveau.

— Cet inspecteur Florián…, demanda Marina. Savez-vous où nous pourrions le trouver ?

— Dans un cirque, avec tous les pitres de son espèce, répliqua Shelley.

— Est-ce que vous avez connu Benjamín Sentís, docteur ? demandai-je en tentant de renouer la conversation.

— Naturellement. J’avais avec lui des relations régulières. Comme associé de Kolvenik, Sentís se chargeait de la partie administrative de Velo-Granell. Un triste personnage qui, à mon avis, se prenait pour plus qu’il n’était. Pourri par l’envie.

— Vous savez que le corps de M. Sentís a été retrouvé, il y a une semaine, dans les égouts ?

— Je lis les journaux, répondit-il froidement.

— Ça ne vous a pas paru étrange ?

— Pas plus étrange que ce qu’on voit tous les jours dans la presse. Le monde est malade. Et moi, je commence à être fatigué. Vous n’avez plus d’autres questions ?

J’étais sur le point de l’interroger au sujet de la dame en noir quand Marina me devança en faisant non de la tête avec un sourire. Shelley tendit la main vers une sonnerie. Sa fille se présenta immédiatement, le regard rivé sur ses pieds.

— Ces jeunes gens s’en vont, María.

— Bien, père.

Nous nous levâmes. J’esquissai un geste pour récupérer la photographie, mais la main tremblante du docteur fut plus rapide.

— Cette photographie, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je la garde.

Sur ce, il nous tourna le dos et fit signe à sa fille de nous raccompagner. Juste avant de sortir de la bibliothèque, je me retournai pour jeter un dernier coup d’œil au docteur, et je pus le voir jeter la photographie dans le feu. Ses yeux vitreux surveillèrent sa combustion dans les flammes.


María Shelley nous guida en silence jusqu’au vestibule et, une fois là, elle eut un sourire d’excuse.

— Mon père est un homme difficile, mais il a bon cœur. Il a connu beaucoup de déceptions dans sa vie, et parfois son caractère s’en ressent…

Elle nous ouvrit la porte et alluma la lumière de l’escalier. Je lus une hésitation dans son regard, comme si elle voulait ajouter quelque chose mais avait peur de le faire. Marina, elle aussi, s’en aperçut, et elle lui tendit la main en signe de remerciement. María Shelley la serra. La solitude suintait par tous les pores de cette femme comme une sueur froide.

— Je ne sais pas ce que mon père vous a raconté…, dit-elle en baissant la voix et en détournant les yeux, apeurée.

— María ? appela la voix du docteur, du fond de l’appartement. À qui parles-tu ?

Une ombre couvrit le visage de María.

— Je viens, père, je viens…

Elle nous adressa un dernier regard désolé et rentra dans l’appartement. Juste à ce moment, je remarquai qu’elle portait au cou une petite médaille. J’aurais juré qu’elle représentait un papillon aux ailes noires déployées. La porte se referma avant que j’aie le temps de m’en assurer. Nous restâmes sur le palier, à écouter la voix tonitruante du docteur décharger sa fureur sur sa fille. La lumière s’éteignit. Un instant, je crus sentir une odeur de chair en décomposition. Elle venait de quelque part dans l’escalier, comme s’il y avait un animal mort dans l’obscurité. Il me sembla alors entendre des pas qui s’éloignaient vers le haut, et l’odeur, ou l’impression d’odeur, disparut.

— Partons d’ici, dis-je.

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