22

— Je n’ai jamais connu mon pays autrement que par des cartes postales. Tout ce que je sais de la Russie vient de contes, de récits plus ou moins fantaisistes et de souvenirs de tierces personnes. Je suis née sur un bac qui traversait le Rhin, dans une Europe ravagée par la guerre et la terreur. J’ai su plus tard que ma mère me portait déjà dans son ventre quand, seule et malade, elle avait passé la frontière russo-polonaise, fuyant la révolution. Elle est morte en me mettant au monde. Nul n’a jamais su son nom ni qui était mon père. On l’a enterrée au bord du fleuve dans une tombe sans repères et donc à jamais perdue. Un couple de comédiens de Saint-Pétersbourg qui voyageait sur le même bac, Sergueï Glazounov et sa jumelle Tatiana, m’a pris avec lui, par pitié et aussi, à ce que m’a confié Sergueï des années plus tard, parce que j’étais née avec des yeux pers et que cela porte bonheur.

» À Varsovie, grâce aux intrigues et aux manœuvres de Sergueï, nous nous sommes joints à un cirque qui se dirigeait vers Vienne. Mes premiers souvenirs sont ceux de ces gens et de leurs animaux. La tente du cirque, les jongleurs, un fakir sourd-muet nommé Vladimir qui mangeait du verre, crachait du feu et me donnait toujours des oiseaux en papier qu’il découpait comme un magicien. Sergueï a fini par devenir l’administrateur de la troupe et nous nous sommes installés à Vienne. Le cirque a été mon école et le foyer où j’ai grandi. Déjà, à l’époque, nous savions qu’il était condamné. La réalité du monde devenait plus grotesque que les pitreries des clowns et la danse des ours. Bientôt, plus personne n’aurait besoin de nous. À lui tout seul, le xxe siècle était désormais le grand cirque de l’histoire.

» J’avais à peine sept ou huit ans quand Sergueï a déclaré qu’il était temps que je gagne ma vie. J’ai donc participé au spectacle, d’abord comme la mascotte de Vladimir pendant qu’il faisait ses tours, et plus tard avec mon propre numéro, lequel consistait à chanter une berceuse à un ours qui finissait par s’endormir. Au départ, ce numéro était prévu comme un interlude, pour donner le temps aux trapézistes de se préparer, mais il s’est révélé un succès. Personne n’en a été plus surpris que moi. Sergueï a décidé d’augmenter ma participation. C’est ainsi que j’ai fini par réciter des vers à des vieilles lionnes faméliques et malades, juchées sur des tréteaux éclairés par des projecteurs. Les animaux et le public écoutaient, hypnotisés. À Vienne, on parlait de la petite fille qui charmait les fauves. Et on payait pour la voir. J’avais alors neuf ans.

» Sergueï n’a pas tardé à comprendre que nous n’avions plus besoin du cirque. La petite fille aux yeux pers avait tenu sa promesse, elle lui avait porté bonheur. Il a fait les démarches nécessaires pour devenir mon tuteur légal et annoncé au reste de la troupe que nous allions nous établir à notre compte. Il a prétendu que le cirque n’était pas un endroit convenable pour élever une petite fille. Quand on a découvert que quelqu’un détournait depuis des années une partie de la recette du cirque, Sergueï et Tatiana ont accusé Vladimir, en ajoutant qu’il se permettait avec moi des gestes indécents. Vladimir a été arrêté et jeté en prison, mais on n’a jamais trouvé l’argent, et pour cause.

» Pour célébrer son indépendance, Sergueï a acheté une voiture de luxe, une garde-robe de dandy et des bijoux pour Tatiana. Nous avons déménagé dans une villa qu’il avait louée dans les bois de Vienne. Je n’ai jamais tiré au clair la manière dont il avait trouvé les fonds pour payer tout ça. Je chantais toutes les après-midi et tous les soirs dans un théâtre proche de l’opéra, dans un petit spectacle intitulé « L’Ange de Moscou ». On m’avait baptisée Eva Irinova, une idée de Tatiana qui avait trouvé le nom dans un feuilleton qui remportait un certain succès dans la presse. Ce premier spectacle a été suivi de beaucoup d’autres. Sur la suggestion de Tatiana, on m’a donné un professeur de chant, un maître d’art dramatique et un autre de danse. Quand je n’étais pas sur scène, je répétais. Sergueï ne me permettait pas d’avoir des amis, de sortir me promener, de rester seule, ni de lire des livres. C’est pour ton bien, répétait-il. Quand mon corps a commencé à se développer, Tatiana a insisté pour que j’aie une chambre à moi. Sergueï a accepté de mauvaise grâce, mais il a exigé d’en avoir la clef. Souvent, il revenait saoul au milieu de la nuit et essayait d’entrer chez moi. La plupart du temps, il était tellement ivre qu’il n’arrivait pas à mettre la clef dans la serrure. D’autres fois, si. Les applaudissements d’un public anonyme ont été la seule satisfaction que j’ai connue durant ces années. Avec le temps, j’en suis venue à en avoir davantage besoin que de l’air que je respirais.

» Nous voyagions beaucoup. Mon succès à Vienne était parvenu aux oreilles des imprésarios de Paris, de Milan, de Madrid. Sergueï et Tatiana ne me lâchaient pas d’une semelle. Bien entendu, je n’ai jamais vu un centime des recettes de tous ces concerts ni su ce qu’ils faisaient de l’argent. Sergueï avait constamment des dettes et des créanciers. Il m’accusait amèrement d’en être la seule responsable : tout allait à mon entretien et, en échange, j’étais incapable de me montrer reconnaissante des sacrifices que Tatiana et lui avaient consentis pour mon éducation. Sergueï m’a appris à me considérer comme une sale gosse, paresseuse, ignare et stupide. Une pauvre malheureuse qui ne parviendrait jamais à faire quelque chose de valable et qui ne susciterait jamais chez personne l’amour ou le respect. Mais rien de cela n’avait d’importance, me chuchotait Sergueï à l’oreille avec son haleine d’ivrogne, puisque Tatiana et lui seraient toujours là pour s’occuper de moi et me protéger du monde.

» Le jour de mes seize ans, j’ai découvert que je me détestais moi-même, au point que c’était tout juste si j’acceptais de me regarder dans la glace. J’ai cessé de manger. Mon corps me dégoûtait, et j’essayais de le cacher sous des robes sales et loqueteuses. Un jour, j’ai trouvé dans la boîte à ordures une vieille lame de rasoir de Sergueï. Je l’ai emportée dans ma chambre et j’ai pris l’habitude de me taillader les mains et les bras. Pour me punir. Tatiana me soignait en silence toutes les nuits.

» Deux ans plus tard, à Venise, un comte qui m’avait vu sur scène m’a proposé de m’épouser. La nuit même, en l’apprenant, Sergueï m’a rouée de coups. Il m’a fendu les lèvres et brisé deux côtes. Tatiana et la police l’ont empêché de continuer. J’ai quitté Venise en ambulance. Nous sommes revenus à Vienne, mais les problèmes financiers de Sergueï ne lui laissaient plus de répit. Nous recevions des menaces. Une nuit, pendant notre sommeil, des inconnus ont mis le feu à notre maison. Quelques semaines plus tôt, Sergueï avait reçu une offre d’un imprésario de Madrid qui gardait un bon souvenir du succès que j’avais remporté lors de mon précédent passage. Daniel Mestres, c’était son nom, avait acquis un intérêt majoritaire dans le vieux Théâtre royal de Barcelone et voulait ouvrir la saison avec moi. C’est ainsi que, le matin même, nous avons fait nos valises en vitesse et pratiquement pris la fuite, direction Barcelone. J’allais avoir dix-neuf ans et priais le ciel de ne pas me laisser atteindre ma vingtième année. Je pensais de plus en plus à m’ôter la vie. Rien ne m’attachait à ce monde. J’étais morte depuis longtemps, mais, simplement, je ne m’en étais pas aperçue. C’est alors que j’ai fait la connaissance de Mihaïl Kolvenik…

» Nous étions déjà depuis plusieurs semaines au Théâtre royal. Le bruit courait dans la troupe qu’un homme assistait tous les soirs au spectacle dans la même loge pour m’entendre chanter. À l’époque, toutes sortes d’histoires circulaient dans Barcelone à propos de Mihaïl Kolvenik. Sur la manière dont il avait fait fortune… Sur sa vie privée et son identité pleine de mystères et d’énigmes… Sa légende le précédait. Un soir, intriguée par cet étrange personnage, j’ai décidé de lui faire parvenir une invitation à me rendre visite dans ma loge après la représentation. Il était presque minuit quand Mihaïl Kolvenik a frappé à ma porte. Toutes ces rumeurs m’avaient préparée à voir un individu menaçant et arrogant. Or ma première impression a été celle d’un homme timide et réservé. Il portait un costume sombre, avec simplicité et sans autre ornement qu’une petite broche qui brillait au revers de sa veste : un papillon noir aux ailes déployées. Il m’a remercié de mon invitation et exprimé son admiration, en affirmant que c’était un honneur de me connaître. Je lui dis qu’à en croire tout ce que j’avais entendu dire de lui, l’honneur était pour moi. Il a souri et suggéré d’oublier les rumeurs. Mihaïl avait le plus beau sourire que j’aie jamais connu. Quand il en faisait usage, on était prêt à croire tout ce qui sortait de ses lèvres. Quelqu’un a dit un jour que, pour peu qu’il en ait eu envie, Mihaïl aurait été capable de convaincre Christophe Colomb que la terre était plate comme une galette ; et il avait raison. Cette nuit-là, il m’a persuadée d’aller me promener avec lui dans Barcelone. Il m’a expliqué qu’il aimait parcourir les rues de la ville endormie après minuit. Moi qui n’étais pratiquement pas sortie de ce théâtre depuis notre arrivée, j’acceptai. Je savais que Sergueï et Tatiana seraient furieux en l’apprenant, mais peu m’importait. Nous sommes sortis incognito par les coulisses. Mihaïl m’a offert le bras et nous avons marché jusqu’au petit jour. Il m’a fait voir la ville magique à travers ses yeux. Il m’a parlé de ses mystères, de ses coins ensorcelés et de l’esprit qui vivait dans ces rues. Il m’a raconté mille et une légendes. Nous avons parcouru les chemins secrets du Quartier gothique et de la vieille ville. Il semblait tout savoir. Il savait qui avait vécu dans tel immeuble, quels crimes et quelles romances s’étaient déroulés derrière tel mur et telle fenêtre. Il connaissait les noms de tous les architectes, il évoquait les artisans et les mille noms invisibles de ceux qui avaient construit ce décor. Pendant qu’il parlait, j’ai eu le sentiment qu’avant moi Mihaïl n’avait jamais partagé ces histoires. La solitude qui se dégageait de sa personne m’a attristée et, un moment, j’ai cru voir au fond de lui un abîme infini qu’il ne pouvait s’empêcher de laisser affleurer. L’aube nous a surpris sur un banc du port. J’ai observé cet inconnu avec qui j’avais marché pendant des heures, et j’ai eu l’impression de le connaître depuis toujours. Je le lui ai dit. Il a ri, et, tout de suite, avec cette étonnante certitude qui ne nous vient qu’une ou deux fois dans une vie, j’ai su que j’allais passer le reste de mon existence à son côté.

» Cette nuit-là, Mihaïl m’a raconté qu’il croyait que la vie accorde à chacun de nous quelques rares moments de bonheur total. Ce sont parfois des jours, parfois des semaines. Parfois même des années. Tout dépend de la chance. Leur souvenir nous accompagne à jamais et se transforme en une contrée de la mémoire où nous tentons de retourner le reste de notre existence sans jamais y parvenir. Pour moi, ces moments resteront toujours au cœur de cette première nuit où nous nous sommes promenés dans la ville.

» La réaction de Sergueï et de Tatiana ne s’est pas fait attendre. Particulièrement celle de Sergueï. Il m’a interdit de revoir Mihaïl ou de lui parler. Il m’a dit que si je sortais du théâtre sans sa permission, il me tuerait. Pour la première fois de ma vie, j’ai découvert qu’il ne m’inspirait plus de la terreur, seulement du mépris. Pour augmenter sa rage, je lui ai dit que Mihaïl m’avait proposé de l’épouser et que j’avais accepté. Il m’a rappelé qu’il était mon tuteur légal et que non seulement il n’acceptait pas ce mariage mais que nous partions sur-le-champ pour Lisbonne. J’ai fait parvenir un message désespéré à Mihaïl par une danseuse de la troupe. Le soir, avant la représentation, il est venu au théâtre avec deux de ses avocats pour rencontrer Sergueï. Il lui a annoncé qu’il avait signé l’après-midi même un contrat avec l’imprésario du Théâtre royal qui faisait de lui le nouveau propriétaire. Dès cet instant, Sergueï et Tatiana devaient se considérer comme renvoyés.

» Il a exhibé un dossier de documents et de preuves concernant leurs activités illégales à Vienne, Varsovie et Barcelone. Il y en avait assez pour les envoyer passer quinze ou vingt ans derrière les barreaux. À cela, il a ajouté un chèque supérieur à tout ce que Sergueï pourrait tirer de ses minables trafics jusqu’à la fin de ses jours. L’offre était la suivante : soit ils quittaient Barcelone pour toujours dans un délai de quarante-huit heures et s’engageaient à ne plus jamais avoir le moindre contact avec moi, et dans ce cas ils pouvaient emporter le dossier et le chèque ; soit ils refusaient de coopérer, et ce dossier atterrirait dans les mains de la police, accompagné d’un chèque destiné à mettre de l’huile dans les rouages de la machine judiciaire. Sergueï a laissé exploser sa fureur. Il a crié comme un dément qu’il ne se séparerait jamais de moi, et que si Mihaïl prétendait s’en tirer comme ça, il lui faudrait d’abord passer sur son cadavre.

» Mihaïl lui a adressé un sourire et a pris congé. Cette même nuit, Tatiana et Sergueï rencontraient un étrange personnage qui leur proposait ses services comme tueur à gages. En sortant de leur rendez-vous, des coups de feu anonymes partis d’une voiture faillirent les laisser pour morts. Les journaux ont publié l’information en donnant plusieurs hypothèses pour expliquer l’attentat. Le lendemain, Sergueï a accepté le chèque de Mihaïl et disparu de la ville avec Tatiana sans prendre le temps de dire adieu…

» Quand j’ai appris ce qui s’était passé, j’ai exigé de Mihaïl qu’il me dise s’il était responsable de l’agression. Je désirais désespérément qu’il me réponde non.

Il m’a observé fixement et m’a demandé pourquoi je doutais de lui. Je me suis sentie mourir. Tout ce château de cartes de bonheur et d’espoir semblait sur le point de s’écrouler. Je lui ai posé de nouveau la question. Il a répondu que non, il n’en était pas responsable.

» — Si c’était moi, aucun des deux ne serait resté vivant, a-t-il ajouté froidement.

» Sur ces entrefaites, il a engagé l’un des meilleurs architectes de la ville pour lui construire la résidence voisine du parc Güell, en suivant ses indications. Il n’en a pas discuté le coût un instant. Le temps que cette sorte de château soit terminé, Mihaïl a loué tout un étage du vieil hôtel Colon sur la place de Catalogne. Nous nous y sommes installés provisoirement. Pour la première fois de ma vie, j’ai découvert qu’il était possible d’avoir tellement de domestiques que l’on ne pouvait se souvenir de tous leurs noms. Mihaïl n’avait qu’un serviteur, Luis, son chauffeur.

» Les bijoutiers de Bagués me rendaient visite dans ma suite. Les modistes les plus réputées prenaient mes mesures pour me confectionner une garde-robe d’impératrice. Il avait ouvert un compte illimité à mon nom dans les meilleurs établissements de Barcelone. Des gens que je n’avais jamais vus me saluaient avec déférence dans la rue ou le hall de l’hôtel. Je recevais des invitations pour des bals dans des hôtels particuliers de familles dont je n’avais jamais lu le nom ailleurs que dans les chroniques mondaines. J’avais à peine vingt ans. Je n’avais jamais eu dans les mains assez d’argent pour acheter un billet de tramway. Je rêvais éveillée. J’ai fini par me sentir gênée par tout ce luxe et ce gaspillage autour de moi. Quand j’en faisais part à Mihaïl, il me répondait que l’argent n’a aucune importance, sauf pour ceux qui n’en ont pas.

» Nous passions les journées ensemble, nous nous promenions dans la ville, nous allions au casino du Tibi-dabo, bien que je n’aie jamais vu Mihaïl jouer une seule peseta, au Liceo… Le soir, nous revenions à l’hôtel Colon et Mihaïl se retirait dans sa suite. À la longue, je me suis rendu compte que, de nombreuses nuits, Mihaïl ressortait pour ne rentrer qu’à l’aube. Il prétendait devoir régler des questions de travail.

» Mais les murmures grandissaient. C’était comme si j’allais me marier avec un homme que tout le monde connaissait mieux que moi. J’entendais les domestiques bavarder dans mon dos. Dans la rue, je voyais, derrière leur sourire hypocrite, les gens m’examiner à la loupe. Lentement, je me suis laissé piéger par mes propres soupçons. Et une idée est venue me torturer. Tout ce luxe, tout cet étalage de biens matériels autour de moi me faisaient sentir comme une pièce du mobilier parmi d’autres. Un caprice de plus de Mihaïl. Il pouvait tout acheter : le Théâtre royal, Sergueï, des voitures, des bijoux, des maisons. Et moi. J’étais dévorée d’inquiétude en le voyant partir au milieu de la nuit, convaincue qu’il courait dans les bras d’une autre femme. Un soir, j’ai décidé de le suivre pour en finir avec ce mystère.

» Ses pas m’ont conduite jusqu’à l’ancienne fabrique de Velo-Granell près du marché du Borne. Mihaïl était venu seul. J’ai dû me glisser par une minuscule fenêtre donnant sur une ruelle. L’intérieur m’est apparu comme une scène de cauchemar. Des centaines de pieds, de mains, de bras, de jambes, d’yeux de verre flottaient entre les piliers… des pièces de rechange pour une humanité brisée et misérable. J’ai traversé les lieux pour arriver dans une grande salle obscure occupée par d’énormes réservoirs en verre dans lesquels semblaient nager des silhouettes indéfinissables. Au centre de la salle, dans la pénombre, Mihaïl m’observait, assis sur une chaise et fumant une cigarette.

» — Tu n’aurais pas dû me suivre, a-t-il dit, sans colère dans la voix.

» J’ai fait valoir que je ne pouvais pas me marier avec un homme dont je n’avais vu que la moitié, un homme dont je ne connaissais que les journées et pas les nuits.

» — Ce que tu vas découvrir ne te plaira peut-être pas, a-t-il objecté.

» Je lui ai répondu que peu m’importait le quoi ou le comment. Peu m’importait ce qu’il faisait ou les rumeurs qui couraient sur lui. Je voulais juste faire complètement partie de sa vie. Sans ombres. Sans secrets. Il a acquiescé, et j’ai su ce que cela signifiait : franchir un seuil, sans espoir de retour. Lorsque Mihaïl a allumé les lumières de la salle, je me suis éveillée de mon rêve des dernières semaines. J’étais en enfer.

» Les réservoirs de formol contenaient des cadavres qui tournaient dans un ballet macabre. Sur une table métallique gisait le corps nu d’une femme ouverte du ventre à la gorge. Les bras étaient disposés en croix et je remarquai que leurs articulations et celles des mains étaient des pièces en bois et en métal. Des tubes descendaient le long de son cou et des câbles de bronze s’enfonçaient dans les extrémités et les hanches. La peau était translucide, bleutée comme celle d’un poisson. J’ai observé Mihaïl sans rien dire pendant qu’il s’approchait du corps et le contemplait avec tristesse.

» — Voilà ce que la nature fait avec ses enfants. Le mal n’est pas dans le cœur des hommes, il n’y a qu’une simple lutte pour survivre à l’inévitable. Il n’y a pas d’autre démon que la mère nature… Mon travail, tous mes efforts ne sont rien de plus qu’une tentative de déjouer le grand sacrilège de la création…

» Je l’ai vu prendre une seringue et la remplir du liquide émeraude qu’il tirait d’un flacon. Nos yeux se sont rencontrés brièvement, puis Mihaïl a enfoncé l’aiguille dans le crâne du cadavre. Il a vidé le contenu de la seringue. Après l’avoir retirée, il est resté immobile un instant, observant le corps inerte. Quelques secondes plus tard, j’ai senti mon sang se glacer. Les cils d’une des paupières tremblaient. J’ai entendu le bruit des engrenages des articulations en bois et en métal. Les doigts se sont agités. Subitement, dans une violente secousse, le corps s’est dressé. Un cri animal, assourdissant, s’est répandu dans la salle. Des filets d’écume blanche coulaient des lèvres noires, tuméfiées. La femme s’est défaite des câbles qui perforaient sa peau et est tombée sur le sol comme un pantin cassé. Son hurlement était celui d’un loup blessé. Elle a levé la tête et rivé ses yeux sur moi. J’étais incapable de détourner la vue de l’horreur que je lisais en eux. Son regard exprimait une force animale terrifiante. Elle voulait vivre.

» Je me suis sentie paralysée. En quelques secondes, le corps est redevenu inerte, sans vie. Mihaïl, qui était resté tout ce temps impassible, a pris un drap et recouvert le cadavre.

» Il est venu vers moi et a pris mes mains tremblantes dans les siennes. Il m’a regardée comme s’il voulait lire dans mes yeux si je serais capable de continuer à vivre près de lui après ce que je venais de voir. J’ai essayé de trouver les mots pour exprimer ma peur, pour lui dire à quel point il se fourvoyait… Je n’ai pu que balbutier qu’il m’emmène loin de ce lieu. C’est ce qu’il a fait. Nous sommes retournés à l’hôtel Colon. Il m’a accompagnée dans ma chambre, m’a fait monter une tasse de bouillon chaud et m’a bordée dans mon lit pendant que je la buvais.

» — La femme que tu as vue cette nuit est morte il y a six semaines sous les roues d’un tramway. Elle a sauté pour sauver un enfant qui jouait sur les rails et n’a pu éviter le choc. Les roues lui ont sectionné les bras à la hauteur du coude. Elle est morte dans la rue. Personne ne connaissait son nom. Personne ne l’a réclamée. Il y en a des douzaines comme elle. Tous les jours…

» — Mihaïl, tu ne comprends pas… Tu ne peux pas faire le travail de Dieu…

» Il m’a caressé le front avec un sourire triste, en acquiesçant. Puis il m’a souhaité bonne nuit et s’est dirigé vers la porte. Au moment de sortir, il s’est arrêté.

» — Si demain matin tu n’es plus là, a-t-il dit, je comprendrai.

» Deux semaines plus tard, nous nous sommes mariés dans la cathédrale de Barcelone.

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