Il avait décidé d’agir seul.
D’ailleurs, la main-d’œuvre est rare, lorsqu’on projette de supprimer quelqu’un. Même lorsqu’il s’agit de quelqu’un d’une importance sociale aussi insignifiante que ce clochard qui remontait en titubant le boulevard Ornano en direction de la porte de Clignancourt. Sur les registres de l’état civil, un clochard est un individu comme les autres.
Hervé Vosges songeait sérieusement à cela en suivant l’homme de sa démarche souple d’adolescent rompu à tous les sports. Il ne ressentait aucune compassion pour le miséreux qu’il allait tuer, mais plutôt une sorte de haine bizarre qu’il avait du mal à comprendre. Il en voulait à sa future victime d’être une proie aussi lamentable, aussi écœurante, et de représenter cependant la forteresse homme, malgré ses hardes, sa crasse et sa veulerie. Hervé redoutait un échec. S’il se faisait prendre, il préférerait se suicider plutôt que de répondre en cour d’assises de la mort de ce pouilleux.
Le clochard obliqua dans la rue du Mont-Cenis et s’arrêta un instant devant un bar-charbons, sollicité par la piètre enseigne peinte par un amateur aviné et qui représentait un poivrot buvant à même le robinet d’un tonneau. L’enseigne naïve prenait à ses yeux avertis une signification que le peintre n’avait certainement pas prévue. La simplification des formes et l’agencement des couleurs correspondaient fort bien aux théories modernes dont, pendant des années, Hervé avait alimenté ses soirées. Mais le clochard ne pénétra pas dans l’établissement, bien qu’on devinât, à sa mimique, combien était forte la tentation.
Hervé contempla la silhouette pâteuse du pauvre bougre. Celui-ci se laissait envahir par une graisse malsaine, due au vin plus qu’à toute autre nourriture. Pourtant, malgré l’abus de l’alcool, son visage conservait quelque chose d’indéfinissable qui le rattachait encore à l’humanité courante. Il y avait dans ses traits une régularité qu’on ne trouve pas chez les gens de sa condition. Malgré la bouffissure des paupières et les joues pendantes, le souvenir d’une vie passée flottait encore sur sa physionomie, en accentuant la détresse.
Mais ce qui troublait confusément le jeune homme, c’était le regard du clochard. Un regard bleu, pâli par l’alcool, qui ne reflétait que le vide. Un regard, pensa Hervé, pareil à celui de ces chats en fer-blanc que les maraîchers suspendent dans leurs semis pour essayer d’impressionner les oiseaux.
Après sa courte halte, l’homme reprit sa marche. Il vira à droite, devant la caserne de Clignancourt, puis il traversa le boulevard pour emprunter la rue des Poissonniers.
Quelques mètres encore et il pénétrait sous un porche au sol pavé. Hervé le vit traverser une cour obscure encombrée d’un effarant bric-à-brac. À l’autre extrémité de la cour béait l’entrepôt d’un brocanteur. La marchandise hétéroclite de celui-ci débordait du local. Il y avait une alignée de statues hideuses, rongées par la mousse des pierres, des bancs de jardin en fer rouillé, des pyramides de jerricans, rouillés aussi, et d’autres objets plus ou moins identifiables.
— Monsieur Martinaud ! appela le clochard.
Dans l’immeuble, une femme chantait en étendant du linge sur un fil attaché à l’espagnolette de ses volets… Une odeur de sous-sol, âcre et fétide, rappelait à Hervé des celliers de campagne qu’il avait connus jadis… Il aurait pu attendre l’homme dans la rue, mais il sentait naître une espèce de lien entre le clochard et lui : le lien étrange qui unit toujours un meurtrier à sa victime.
Il avait besoin d’assister aux derniers moments de cette vie qu’il se proposait d’anéantir. Il savait que, plus tard, tout cela prendrait en lui une place à part et qu’il devrait évoquer l’image de cet être en loques, planté dans la cour moussue, parmi des statues aux gestes improbables.
— Vous êtes là, monsieur Martinaud ?
Un petit homme vieux et triste sortit du capharnaüm, comme un rat. Il portait un chandail à col roulé, très anachronique, étant donné son grand âge, un pantalon bleu, une casquette à visière noire, des lunettes cassées. Il aiguisait entre le pouce et l’index une rude moustache blanche, sa seule coquetterie.
— Tiens ! C’est toi, le Notaire, fit le petit vieillard…
L’autre tendit une main noire, luisante, métallisée par la crasse.
— J’ai quelque chose pour vous, monsieur Martinaud…
Il fouilla les poches rebondies de son veston et en extirpa trois énormes robinets de cuivre. Le père Martinaud émit un petit sifflement en les voyants.
— Jolies pièces, hein ? vanta le Notaire.
Martinaud ne répondit pas. Il prit les robinets et les posa sur le plateau d’une vieille bascule dont il actionna le fléau d’un coup de pouce.
— Deux kilos cinq ! mentit le bonhomme d’un ton qui ne tolérait pas l’objection.
Le Notaire poussa un soupir désappointé.
— Pas plus !
Martinaud jeta les trois robinets dans une grande caisse contenant d’autres objets de cuivre.
— Où t’as eu ça ? demanda-t-il au lieu de répondre.
— C’est un ami qui veut s’en défaire…
Le vieux sortit de sa poche un porte-monnaie informe et y puisa une pièce de cent francs et une de cinquante francs.
— Combien donc payez-vous le cuivre ? se lamenta le Notaire…
— Soixante francs le kilo, fit Martinaud, imperturbable.
— Mais d’habitude c’est soixante-dix !
— Pas lorsqu’il y a S.N.C.F. gravé dessus, riposta le petit vieux en effilant sa moustache.
Il ajouta, l’air innocent :
— Si ton ami voulait se défaire de plomb, je suis preneur à quatre-vingts !
— Je lui dirai, fît le Notaire…
— C’est ça, dis-lui !
Martinaud disparut dans les entrailles inquiétantes de son entrepôt. Le Notaire resta un instant indécis, les yeux levés sur la femme qui chantait toujours… Puis il fit demi-tour et sortit de l’immeuble.
Le jour commençait à décliner, mais il restait au ciel une grande traînée pourpre aux contours orangés. Le Notaire rebroussa chemin et se mit à longer le boulevard Ney, avec Hervé sur les talons, jusqu’à la porte de Saint-Ouen.
Le jeune homme était fébrile. Il sentait que ce ne serait pas pour cette fois. Le clochard marchait plus vite, comme quelqu’un qui se rend dans un endroit précis. Hervé le suivait toujours, par acquit de conscience, espérant vaguement une occasion de mettre son funeste projet à exécution. Si seulement il avait fait nuit ! Mais ce jour de printemps n’en finissait pas et le ciel restait barbouillé de couleurs comme la palette d’un peintre…
Maintenant, le Notaire déambulait dans la rue La Fontaine. Il pénétra dans une épicerie très modeste, à la devanture de laquelle quelques légumes achevaient de se flétrir dans des cageots. Lorsqu’il ressortit, Hervé vit qu’il tenait un litre de vin à chaque main. Le clochard pénétra dans une impasse servant de garage aux voitures à bras des commerçants de la rue. Tout au fond s’ouvrait une porte basse, disloquée, qui pendait sur son gond inférieur comme une page arrachée. Il la poussa et disparut. Hervé attendit un peu. Il vit réapparaître la silhouette du Notaire derrière les carreaux brisés d’une fenêtre. Puis l’homme s’engloutit de nouveau dans l’ombre vénéneuse du taudis d’un étage que de gros madriers soutenaient comme la coque d’un bateau en cale sèche.
Hervé comprit que le Notaire ne sortirait plus de chez lui ce jour-là !
Tout en écoutant son interlocutrice, Agnès louchait sur la pendule d’onyx. La présence de cette bavarde lui devenait odieuse.
« Si elle s’attarde encore une demi-heure, songea Agnès, je ne pourrai plus sortir. »
Elle haïssait sa visiteuse comme elle croyait bien n’avoir jamais haï personne jusqu’à ce jour. Mme Maubazon savait pourtant bien que son jour de réception était le mercredi ! Mais elle s’était annoncée par un coup de téléphone hâtif :
— Ma chère, il faut absolument que je vous parle, j’ai un grave conseil à vous demander…
Son époux était un des plus gros clients d’Henri Taride, le second mari d’Agnès… Comment refuser ?…
Bien entendu, le grave conseil concernait une idiote question d’ameublement.
— Vous qui avez tant de goût, ma chère amie, pensez-vous que je puisse meubler la chambre de mon fils en Charles X, alors que notre appartement est entièrement en Haute époque ? Jean-François prétend que notre mobilier est triste… naturellement, le Charles X, avec ses bois clairs…
Agnès se tordait les doigts derrière l’accoudoir de son fauteuil. Le cadran précieux de la pendulette indiquait six heures. Elle sentait monter en elle l’irrésistible envie de lancer n’importe quoi de lourd à la figure de Mme Maubazon. Elle s’affolait. Des mots dansaient dans sa tête une sarabande effrénée…
« Charles X ! Six heures dix !… »
La sonnerie du téléphone vint à point nommé interrompre le bavardage.
— Vous m’excusez ? fit Agnès en se levant.
Le poste téléphonique se trouvait dans l’antichambre. Elle alla décrocher. Il s’agissait d’une erreur. Erreur d’un correspondant, mais véritable cadeau du hasard. Lorsque Agnès revint au salon, elle avait trouvé un prétexte pour congédier la « raseuse ».
— Je suis très ennuyée, chère amie, mais mon couturier me demande de passer d’urgence chez lui pour le dernier essayage de…
Les mots lui venaient sans qu’elle eût à les penser… Tout cela était très banal, très mondain, très plausible… Elle vit que Mme Maubazon n’était pas dupe mais les apparences étaient sauves. Agnès venait de lui consacrer près de deux heures, elle avait ainsi accompli son devoir et apporté sa petite contribution aux affaires du Consortium Français de Publicité que dirigeait Henri Taride.
Elle surveilla, par la haute fenêtre qui donnait sur le boulevard Maurice-Barrès, le départ de sa visiteuse. Lorsque celle-ci fut montée dans sa voiture, Agnès saisit ses gants et son sac à main posés sur la coiffeuse de sa chambre et jeta un regard interrogateur à la glace de Venise du meuble. Elle fut satisfaite. La quarantaine était clémente pour elle et lui seyait même fort bien.
Agnès était une femme mince, plutôt grande, qui n’avait pas besoin de pratiquer un régime draconien pour conserver une taille de jeune fille et un ventre absolument plat. Ses formes étaient restées aussi drues et fermes qu’à vingt ans. C’est tout juste si quelques petits plis, au cou, trahissaient son âge.
Agnès savait qu’elle commencerait à se flétrir par-là… Elle possédait un long cou qui lui avait toujours donné une grâce étrange. Il était naturel que le danger de l’âge se manifestât à ce point essentiel de sa beauté. C’était une femme de caractère qui savait accepter ce qu’il est impossible de refuser.
Elle avait le teint bistre, le visage triangulaire éclairé par des yeux dont jamais personne n’avait pu déterminer la couleur, tant ils étaient changeants. « Des yeux caméléon », affirmait sa fille Eva. Depuis longtemps déjà ses cheveux étaient décolorés, ce qui constituait une sage précaution. Sa beauté pouvait s’étioler, Agnès savait qu’elle possédait une arme beaucoup plus efficace : le charme…
Elle s’approcha du miroir jusqu’à le toucher du bout du nez. Elle pouvait supporter un examen à bout portant.
« Je peux tenir encore dix ans, estima-t-elle… »
Dix ans, sans trop d’efforts. Mais dix ans dont elle voulait jouir pleinement…
Dans la pièce voisine, la pendulette, moins hostile maintenant, sonna la demie de six heures.
Agnès ne voyait plus son visage brouillé par sa respiration. Lorsqu’elle s’arracha à sa contemplation, une fine buée ternissait la glace, une buée pareille à celle qui voilait son regard lorsque Hervé la serrait dans ses bras.
La jeune femme rangea sa voiture sport sous l’un des ultimes becs de gaz de la rue du Square-Carpeaux. Elle ne vit pas de lumière chez Hervé et une crainte affreuse l’assaillit.
Peut-être son amant avait-il échoué dans sa « mission ». Elle l’imaginait dans les mains de la police. Il avait eu beau lui jurer qu’il ne parlerait pas, elle savait qu’il ne résisterait pas à un interrogatoire trop poussé. C’était un être assez flottant, influençable, qui vivait intensément l’instant et se soumettait aux volontés supérieures à la sienne.
Elle sortit de son sac à main la clé plate de l’appartement. Ce studio avait été loué et agencé par elle. Avec amour elle en avait choisi chaque meuble, fixé chaque rideau. Il s’agissait d’un petit rez-de-chaussée indépendant, de deux pièces et une cuisine, véritable nid d’amoureux dans cette minuscule voie provinciale de Montmartre.
Au moment où elle engageait la clé dans la serrure, Agnès s’immobilisa. Etait-ce prudent d’attendre Hervé chez lui ? Si le garçon avait échoué et que la police fît une perquisition à son domicile, quelle attitude défensive pourrait-elle bien adopter ?
Elle préféra regagner sa Simca noire aux housses rouges afin de surveiller le retour éventuel d’Hervé.
Agnès n’aimait pas cette sourde angoisse qui la poignait. Depuis toujours elle savait se dominer et cette faiblesse inavouée l’inquiétait.
C’était une phase délicate de sa vie qu’elle traversait. Il lui fallait donc une force d’âme particulière pour braver le sort. Agnès n’ignorait pas que la chance n’obéit qu’à ceux qui croient en elle. Elle voulait croire en sa chance. Son anxiété venait de ce qu’elle n’agissait pas elle-même. En laissant à Hervé le soin d’accomplir la sale besogne, elle acceptait de se soumettre aux caprices du hasard. La partie périlleuse de l’opération échappait à son contrôle ; et c’était cette sensation d’impuissance qui la rendait momentanément vulnérable. Pourtant elle ne pouvait se charger elle-même du meurtre. Ça n’était pas le « travail » d’une femme, et elle était vraiment la dernière personne au monde à pouvoir tuer sans risque le Notaire.
Elle appuya machinalement sur l’allume-cigare électrique du tableau de bord. Les éléments de l’appareil mettaient une vingtaine de secondes à rougir. Lorsque le petit déclic annonçant qu’il était prêt à fonctionner se produisit, la jeune femme sursauta. Elle prit une cigarette à bout doré dans la boîte à gants, et l’alluma. Elle fumait rarement, seulement lorsqu’elle voulait étudier ses gestes ou cacher son regard à ses interlocuteurs… La fumée se mit à décrire des figures souples et harmonieuses dans la voiture. Elle se tordait autour du plafonnier avant d’être aspirée au-dehors.
Le jeune homme avait-il flanché au dernier moment ? Si Agnès avait eu la foi, elle se serait trouvée dans cet état de grâce à rebours, propice à la prière. Mais peut-on prier pour la réussite d’un meurtre ? Agnès était superstitieuse. Elle se complaisait à découvrir des signes mystérieux dans les détails les plus insignifiants de sa vie quotidienne ; des signes qu’elle interprétait différemment suivant son humeur. Par exemple, elle avait des chaussures taboues, un rouge à lèvres bénéfique, des bijoux qui lui portaient chance… Dans les cas graves, comme celui d’aujourd’hui, elle s’appliquait à mettre tous ces ridicules atouts dans la balance…
Elle tira quelques bouffées et, écœurée par la saveur mielleuse du tabac, glissa la cigarette dans le cendrier où elle continua de se consumer.
Une ombre se dressa soudain contre sa portière. Elle vit un visage pâle, celui d’Hervé, sur lequel le réverbère mettait des traînées soufrées. Elle ne l’avait pas vu venir et c’était lui qui avait reconnu l’auto.
Il lui ouvrit la porte et, comme toujours, loucha sur ses admirables jambes lorsqu’elle descendit du véhicule.
Agnès n’osa lui poser la moindre question. Son cœur cognait avec force. Elle le suivit jusqu’à la maison, monta derrière lui les deux marches du bref perron et entra rapidement lorsqu’il s’effaça, une fois la porte ouverte.
Le studio avait son odeur. C’était l’odeur d’Hervé, bien sûr : une senteur bizarre de tabac et d’embrocation, de lotion coûteuse, d’alcool…
Elle actionna le commutateur tandis qu’il donnait un tour de clé à la porte.
La première pièce comportait un moelleux divan, une table basse et un meuble, nucléaire d’aspect, qui contenait la télévision, la radio et un tourne-disque. Les murs étaient tendus de feutrine bleu pâle tandis que les coussins du divan étaient d’un rouge étourdissant qu’Hervé avait baptisé rouge Van Gogh.
Agnès posa son sac sur la table ronde, à côté d’un vase signé Picasso, cadeau d’anniversaire de leur liaison, contenant des épis de maïs et des noix de coco.
Elle restait debout, immobile, le dos tourné à son jeune amant. Elle essuyait son petit moment de défaillance, Hervé le sentit. Il s’approcha d’elle, noua ses bras par-derrière, sur la poitrine d’Agnès. Il sentait les seins de sa maîtresse se soulever sur un rythme accéléré.
— Alors ? demanda-t-elle d’une voix curieusement enrouée.
— Alors rien ! fit-il.
Agnès retrouva instantanément son calme.
Elle se dégagea de l’étreinte, fit volte-face et regarda Hervé intensément, cherchant à lire sur sa figure une vérité qu’il allait de toute évidence travestir…
Le visage du garçon exprimait une sorte de vague pudeur, sa peau délicate rosissait de confusion. Car il était confus comme un collégien fautif. Ses yeux bleus se dérobaient. Agnès l’intimidait, surtout lorsqu’elle avait ce regard sombre et fureteur.
— Raconte…
— Je l’ai suivi depuis ce matin…
Il se tut, s’apercevant qu’au fond il n’avait rien à raconter de positif… Sa journée pouvait fort bien se résumer par les deux mots penauds qu’il avait balbutiés pour répondre à la question d’Agnès : « Alors rien !… »
Mais elle avait besoin de savoir. Elle commençait à n’avoir plus confiance en lui. Hervé était un gamin bon pour l’amour, pas un homme d’action… Il avait été trop facile à convaincre. Sa tête gonflée de chimères devait s’arrêter de fonctionner au moment décisif… Il sentit, à la qualité de son silence, tout le mépris informulé que lui témoignait sa maîtresse.
— Je te jure, Gnès, que je n’ai pas eu l’occasion de…
— Mais oui, mais oui, fit Agnès, déçue…
— Il est resté constamment dans des endroits populeux. Tiens, il est allé à la gare de Lyon… Il a volé des robinets dans les toilettes.
— Des robinets ? fit-elle, surprise, ne comprenant pas l’utilité d’un tel larcin.
— Pour les vendre, à cause du cuivre. Il a traversé tout Paris, et moi aussi… Je suis crevé… Il s’est rendu chez un brocanteur à qui il a vendu les robinets… Et puis il a acheté deux bouteilles de vin rouge et il est rentré chez lui !
— Et tu en as fait autant, gagné par l’émulation, ironisa-t-elle.
— Je ne pouvais pas…
— Tu ne pouvais pas quoi ?
— Mais… le tuer chez lui !
— Bêta, dit Agnès, mi-hargneuse, mi-attendrie…
— Pourquoi ?
— Chez lui, tu ne comprends donc pas que c’est justement l’endroit idéal !
— Voyons, Gnès !
— On enfume les renards dans leurs terriers, mon chéri…
Il passa la main dans ses cheveux blonds coupés court.
Elle feignit brusquement de se désintéresser de la question.
— Ça ne fait rien, Hervé… Laisse tomber.
Il eut un sentiment d’apaisement. Mais très vite son orgueil de jeune mâle reprit le dessus.
— Tu plaisantes ! protesta-t-il.
— Je n’en ai pas la moindre envie… Tu n’es pas de taille à…
— Pas de taille, moi !
Il crispa ses fortes mâchoires.
— Ma folie, vois-tu, dit-elle, ç’a été de croire que tu étais capable d’un acte aussi… heu !… décisif. Mais ça ne fait rien, mon amour… Ça ne fait rien.
Sa douceur faisait plus mal au jeune homme que les sarcasmes les plus cinglants.
— Tu verras, Gnès, fit-il… Lis le journal demain… Je ne te demande que ça…
Elle battit des paupières et un sourire énigmatique flotta sur ses lèvres.
Ce sourire avait sur Hervé un effet magique. Il le rendait fou. Par ce léger mouvement de lèvres, sa maîtresse lui échappait. Lorsqu’elle souriait de la sorte, il la sentait inaccessible, plus loin de lui que si elle se fût trouvée sur une autre planète.
— Non ! supplia-t-il, reste, Gnès ! Eteins-toi !
Elle raffolait de son vocabulaire bien à part. « Eteins-toi » voulait dire « Ne souris plus »…
Il se laissa tomber à genoux sur la moquette et enfouit son front dans les jupes d’Agnès. Depuis qu’il l’avait rencontrée, quatre mois auparavant, au manège où il faisait du cheval chaque semaine, sa vie s’était totalement modifiée. Pas seulement sa vie matérielle, mais surtout sa vie intérieure, sa vie secrète. Le monde avait changé de couleur pour Hervé.
Jusqu’à ce jour d’automne où ils avaient échangé ce fameux « premier regard » qui contient toutes les folles propositions et toutes les acceptations, Hervé avait été un garçon qui croyait se chercher. En réalité, il attendait plutôt d’être découvert par une personnalité plus forte dont il aspirait inconsciemment à devenir la chose.
Il y avait chez ce grand garçon fantasque une nature quasi féminine qui le poussait à se soumettre, à se donner. En Agnès, il avait trouvé sa maîtresse, à tous les sens du terme : elle régnait sur lui, elle satisfaisait ses désirs les plus ardents et donnait un sens à ses faiblesses les plus inavouées. Avant elle, l’existence du jeune homme était une sorte de cheminement incertain dans un monde pour lequel il n’était pas fait et qu’il ne savait pas regarder. Depuis, elle lui traçait sa voie. Hervé était un petit provincial élevé par une mère veuve.
Comme pour beaucoup d’individus de son espèce, on avait pris sa faiblesse comme étant le signe d’un tempérament artistique. On le lui avait fait croire et il n’avait eu aucun mal à décider sa mère à l’envoyer aux Beaux-Arts, apprendre ce que les vrais artistes savent en venant au monde.
Naturellement, il s’était montré piètre élève.
Il pouvait soutenir une conversation alimentée de whisky, avec des amis surexcités, mais il ne parvenait pas à se servir d’un pinceau…
Des Beaux-Arts, il était passé aux Arts Décoratifs… Sans résultats. Ici comme ailleurs Hervé restait l’un de ces figurants un peu flous dont la principale utilité est de donner du relief à leurs condisciples plus doués.
Mais depuis Agnès tout avait changé. Elle l’avait jaugé, jugé, « mis à plat » pour employer le jargon des tailleurs, et reconstruit. Elle avait d’abord fait de lui un amant expérimenté, ce qui avait donné à Hervé le sentiment qu’il était un homme fort. Ensuite elle l’avait installé dans ce discret appartement et, du coup, Hervé s’était senti une importance collective. Il devenait quelqu’un de presque important. Il ne savait plus qu’il était un animal de luxe enfermé dans une niche dorée. Une jolie bête à plaisir prête pour les caprices de cette belle femme ardente.
Il passa lentement la main sur les jambes d’Agnès, les remontant d’un geste doux qui était déjà un acte d’amour. Il s’arrêta à la limite du bas, troublé comme chaque fois par le contact de cette peau tiède dont il percevait le secret frémissement. D’ordinaire « cela » commençait toujours ainsi. Et puis Agnès l’attirait d’un grand geste souple et impérieux. Et tandis qu’il la prenait, elle le fixait de ses grands yeux bouleversants. Par ce regard constant, que jamais le moindre cillement n’interrompait, elle le dominait plus sûrement que par son autorité. Il s’y jetait comme dans un lac glacé dont l’eau fascinante lui donnait envie de s’engloutir.
Ce jour-là, le petit cérémonial amoureux n’eut pas lieu. Agnès lui prit la main et la repoussa fermement.
— Non, mon chéri… Pas aujourd’hui…
— Mais, Gnès, pleurnicha-t-il…
Elle se redressa, très calme, trop calme, le visage immobile.
— J’ai un dîner ce soir, il faut que je rentre pour m’habiller.
— Oh ! ne me laisse pas… Je ne sais pas ce que je vais devenir…
Elle fit celle qui n’écoutait pas et s’approcha d’une glace pour rajuster quelques mèches de cheveux.
— Tu entends, Gnès ! Cela ne peut plus durer. Je passe ma vie à te dire bonjour et au revoir !
Elle réprima un sourire…
— Que veux-tu, soupira-t-elle, il faut bien se contenter de cela puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement…
Il se précipita sur elle avec une telle fougue qu’elle chancela.
— Mais tu disais qu’il y avait un moyen, Gnès ! Tu disais…
— Ce moyen coûte trop cher, Hervé, fit-elle gravement, et je ne pense pas décidément que tu sois solvable !
— Je te prouverai le contraire, dit-il ; encore une fois, lis le journal demain…
Agnès avança sa main sur la joue du garçon.
— Tu es un merveilleux gamin, assura-t-elle, pénétrée.
— Un gamin jusqu’à ce soir ! décida-t-il d’une voix sourde. Jusqu’à ce soir, oui, peut-être !… Mais demain, Gnès, demain je serai un homme.
Il regarda Coco la Jolie.
Elle s’était endormie sur sa chaise, les mains pendantes le long du corps, la tête légèrement renversée en arrière. Elle avait la bouche entrouverte sur ses chicots noircis et elle ronflait sauvagement, avec parfois des espèces de râles épais qui donnaient au Notaire une sensation pénible d’étouffement.
Coco avait cinquante ans, mais en paraissait cent. Elle avait des cheveux blancs, raides comme de l’étoupe, qui mettaient sur son visage comme une espèce de rideau déchiré. Son nez et ses pommettes ne formaient qu’une seule plaque rouge. Le reste de sa figure était constellé de boutons.
« Un vrai cauchemar », songea le clochard en vidant son verre… Elle lui rappelait un dessin de Daumier paru autrefois dans « l’Assiette au Beurre ». Coco la Jolie paraissait dessinée d’un trait vif et épais par un caricaturiste cafardeux. Cela faisait deux ans que le Notaire s’était accouplé à ce monstre. Il l’avait connue de façon fort chevaleresque dans un hôtel pouilleux de l’impasse Maubert où Coco se faisait « dérouiller » par l’Arabe avec qui elle vivait alors. Ce soir-là, Mustapha avait trahi le Coran en buvant plus de vin que sa raison n’en pouvait supporter. Lorsque le Notaire était intervenu dans la scène de ménage, Mustapha menaçait de trancher la gorge de Coco avec le rasoir qui constituait pour lui une espèce de complément naturel. Le Notaire qui était costaud l’avait à demi assommé, puis désarmé, et Coco qui connaissait les usages s’était offerte au vainqueur.
Le Notaire avait accepté l’offrande. Il fallait bien souscrire aux exigences de la chair, et vu sa condition il ne pouvait pas avoir d’exigences avec ces exigences-là ! Depuis, il la conservait comme compagne.
Il lui arrivait souvent, particulièrement à la fin du deuxième litre de rouge, de faire de la délectation morose en contemplant l’effroyable physique de Coco.
On frappa à la porte sur un rythme convenu. Le Notaire se souleva de son siège, mais il comprit à temps qu’il n’était plus capable de marcher.
— Entrez ! fit-il en se rasseyant.
Un visage aigu comme une lame, tout en nez, parut par l’entrebâillement : celui de Ficelle, un autre clochard de ses relations.
— Salut, lady and gentleman, fit l’arrivant d’une voix qui ne faisait pas oublier son formidable appendice nasal. Il ressemblait à un corbeau. Il était petit, brun, naturellement imberbe, avec une peau jaune comme la flamme d’une lampe-tempête dans le vent. Ses longs cheveux noirs étaient toujours soigneusement plaqués sur son front étroit. Tout dans son physique semblait contribuer à la mise en valeur de son long nez recourbé.
— Je dérange ? s’informa-t-il en posant d’un geste théâtral une bouteille cachetée sur la table.
Le Notaire sourit béatement.
— Avec un laissez-passer comme celui-là, fit-il en montrant la bouteille, tu es toujours le bienvenu.
Ficelle prit un gros couteau-réclame dans une de ses poches et sélectionna le tire-bouchon dans le fourmillement de lames incrustées dans le corps de l’objet. Le bouchon n’offrit qu’une résistance relative.
— Pelure d’oignon ! annonça Ficelle en approchant du goulot son nez pareil à un éteignoir de cierges.
Coco ne s’était pas encore éveillée. Ce fût le glouglou du vin dans les verres qui lui fit ouvrir un œil. Elle cessa de ronfler, fit un effort pour récupérer un reliquat de lucidité et sourit à Ficelle.
— Soir ! dit-elle.
— Tu es partante ? demanda celui-ci en montrant le flacon.
— Laisse quimper, dit le Notaire, ce serait de la confiture donnée à une truie !
Mais Coco la Jolie protesta de ses facultés gustatives et, magnanime, Ficelle lui emplit son verre. Elle le vida d’un coup et se rendormit. Le Notaire eut un regard désenchanté pour le verre vide.
— Elle l’a même pas senti passer, assura-t-il. Cette femme a eu un verrat comme père, je te jure !
Ficelle baissa d’un ton sa voix nasale dont il ne parvenait pas à contrôler certaines inflexions.
— Y a des moments où je me demande, commença-t-il…
Il se tut, attendant que son compère le pressât de poursuivre.
— Tu te demandes quoi ?
— Comment t’es arrivé à te maquer avec cette guenon, toi, un homme si bien !
— Je me le suis demandé au début, affirma le Notaire. Et puis j’en ai eu classe de me poser des questions. Si elle était un tout petit peu moins moche je la tuerais sûrement ; mais elle a crevé le plafond, tu comprends ? Au point où elle en est, c’est une bénédiction que cette bonne femme ! Il me semble que je fais l’amour avec le diable…
L’ivresse le rendait loquace lui qui, en général, parlait assez peu.
— Tu vois, Ficelle, commenta-t-il, quand tu dégringoles et que t’as pas envie de te retenir, il te reste plus qu’une chose à faire : c’est de tomber jusqu’au fond. Coco, c’est le fin fond de mon puits !
Il hésita, renonça à poursuivre et ajouta simplement :
— Voilà !
Ficelle contemplait son ami avec une admiration non feinte.
— On se demande où tu vas chercher tout ça, dit-il…
Il emplit leurs deux verres. Cette fois, Coco resta sans réaction. Ficelle but quelques petites gorgées rapides, d’un gosier précieux.
— Je venais rapport à Tontaine, la femme d’Albert de Saint-Étienne, dit-il.
— Encore une consultation, soupira le Notaire…
Ficelle eut un petit rire d’excuse, tout frileux.
— Y a de ça, Notaire… Albert est tombé ce matin dans un Prisunic où il engourdissait de la marchandise. Tontaine aimerait savoir ce que ça va chercher, en gros…
Le Notaire fronça le nez.
— Ça dépend de l’état de son casier ; tel que je connais Albert, il doit plus ressembler à un mur de chiottes qu’à un écran de cinéma !
— Albert est un malin, décréta Ficelle.
— Tellement malin qu’une pécore de vendeuse l’a fait marron !
— C’t’un accident ! À ce que dit Tontaine, son homme n’aurait fait que deux fois de la taule, et pour des petits malheurs encore !
— Alors il ne s’en tirera pas à moins de six mois, affirma le Notaire.
— Merde, pour trois boîtes de thon !
— Que ce soit du thon ou de la bisque de homard, c’est du kif ! Ce qui importe, pour les guignols, c’est la récidive…
— La quoi ? demanda Ficelle dont le vocabulaire était limité.
— La récidive… Le fait qu’il ait recommencé, quoi, tu piges ?
— Oh ! oui.
L’homme au nez crochu haussa les épaules.
— Bon, je le dirai à Tontaine…
Il rêvassa un instant en contemplant le minable logement. Le mobilier consistait en une paillasse, une table, quatre chaises et un amoncellement de caisses.
— Chaude comme je connais Tontaine, dit-il, elle n’attendra jamais six mois. Quand Albert sortira, ça sera le cirque !
Le Notaire eut une moue désabusée.
— Faut pas s’attacher à ces considérations-là. Il y a des bonshommes qui bousillent leur vie parce qu’ils n’admettent pas que leurs bergères les encornent… Et puis ils vieillissent, et quand ils ont une patte dans le trou ils doivent se sentir rudement cons d’avoir pris ça trop au sérieux…
Sur cette affirmation hautement philosophique, Ficelle prit congé. Il devait aller aux Halles à trois heures et il entendait dormir un peu.
— Pendant que tu es là, dit le Notaire, aide-moi à coucher Coco… Je peux pas tout seul et tout à l’heure elle va dégringoler de sa chaise et me réveiller…
Il se leva. Lorsqu’il était dans la position verticale, il sentait son ivresse qui ne se traduisait tout à l’heure que par un flot d’éloquence.
Ficelle le soutint.
— Tu verses ! remarqua-t-il.
— Un peu, dit le Notaire ; ce qui coûte, comme toujours, c’est le premier pas.
Il le fit, appuyé à l’épaule tombante de Ficelle.
— Lâche-moi maintenant !
Ficelle s’écarta de lui. Le Notaire réussit un deuxième pas. Sous ses pieds le sol était dangereusement mouvant, comme le pont d’un navire par gros temps.
— Y a de la houle ! rigola Ficelle.
— Je ne suis bien que quand j’ai fait mon plein, expliqua son hôte. Ç’a toujours été comme ça.
Depuis qu’il était debout, il s’exprimait avec plus de difficulté, comme si les efforts qu’il faisait pour garder son équilibre lui paralysaient la langue…
Ficelle saisit Coco sous les aisselles et la souleva de sa chaise. Le Notaire donna un coup de pied dans le siège, puis, quand celui-ci eut basculé, il s’accroupit en geignant et prit sa compagne aux chevilles. Avec peine ils la coltinèrent jusqu’au grabat où ils la lâchèrent. Coco gémit au plus fort de son ivresse et reprit ses ronflements.
— À la revoyure, dit Ficelle en serrant la main crasseuse du Notaire.
Il sortit sur le palier ténébreux aux lames disjointes. L’immeuble qu’habitait le Notaire avait été évacué plusieurs mois auparavant, car il menaçait de s’écrouler. Le Notaire y avait élu domicile en douce, grâce à la complicité du concierge de la maison voisine à qui il avait rendu des services d’ordre juridique. C’était la nature de ces services précisément, qui lui avait valu ce surnom de « Notaire ».
Ficelle entreprit la périlleuse descente de l’escalier de bois. Il manquait des marches. Des locataires les avaient emportées en s’en allant, sans doute pour rafistoler des malles ou des meubles. Lorsqu’il se retrouva dans l’impasse, l’homme au grand nez leva la tête vers le rectangle de vitres brisées, derrière lequel brillait la lueur relative d’une chandelle « empruntée » à l’église du quartier.
— Hé ! Le Notaire ! appela-t-il.
La silhouette épaisse de l’interpellé assombrit la fenêtre.
— Quoi ? demanda-t-il…
— Tu diras à Coco que je lui apporterai un chou demain… Parce que je suis aux choux, expliqua Ficelle.
— D’ac ! balbutia le Notaire…
L’ami Ficelle fit un dernier signe d’adieu. C’était un bon chien fidèle, chaud et docile.
En gagnant la sortie de l’impasse, il se heurta à quelqu’un. À la lueur venant de la rue, il décela un grand garçon blond. Sans doute un amoureux qui attendait là sa belle.
— Tu pourrais te fout’ une lampe rouge au train comme les vélos, gars, plaisanta Ficelle en s’éloignant.
Henri Taride était un élégant quinquagénaire, très mondain, qui fréquentait les clubs huppés, les grands tailleurs, les coiffeurs à la mode et qui pratiquait les régimes alimentaires très stricts pour lutter contre l’âge. Il avait épousé une femme beaucoup plus jeune que lui, très jolie, très convoitée, et il tenait à faire bonne figure au bras de sa séduisante épouse. Grand, large d’épaules, il avait le cheveu blanc, des lunettes à montures d’or derrière lesquelles brillait un regard attentif, et un sourire aurifié aux lèvres minces. C’était un homme d’affaires réputé, plein d’idées originales, de trouvailles, qui passait pour le meilleur publiciste de Paris. Il gagnait beaucoup d’argent qu’il se faisait un devoir de dépenser intégralement pour son train de vie. Son métier consistant à vendre du vent, il avait un peu tendance à considérer l’existence — la sienne du moins — comme une réclame en couleurs de Paris-Match.
Il stoppa sa Cadillac crème devant la porte de leur immeuble et se tourna vers Agnès.
— Je vous laisse monter seule, fit-il, sur ma lancée, je vais rentrer la voiture au garage.
Il se pencha par-dessus sa femme pour lui ouvrir la portière. Il s’attarda un instant, la tête contre les seins presque dénudés de la jeune femme en robe du soir.
— Allez ! fit-elle simplement en se dégageant.
Il la retint par un bras. Il était très épris d’elle et ne parvenait pas à se rassasier de ce corps magnifique.
— J’espère que ce soir vous ne me condamnerez pas la porte de votre chambre, Agnès ?
Elle le regarda. À la lumière du plafonnier, ses yeux avaient des reflets fauves.
— J’ai horreur de ce genre de questions, Henri, déclara-t-elle. Vous demandez « ça » comme d’autres remplissent un formulaire pour solliciter une décoration.
— Mais voilà huit jours que je dors seul, ma chérie !…
— Moi aussi, riposta Agnès, ironique.
— Et vous vous moquez de moi, par-dessus le marché. J’aimerais savoir…
Elle lui opposait son énigmatique sourire.
« Grand Dieu ! comme elle est belle », songeait Taride en la couvrant d’un regard avide. Les épaules bien rondes d’Agnès brillaient comme de l’acajou. Elles en avaient la couleur foncée et le poli. Et son odeur, par surcroît, le chavirait… Une odeur rare de fleurs rêvées…
— Savoir quoi ? murmura-t-elle de cette voix sourde, légèrement rauque, qu’elle prenait parfois et qui mettait le comble à sa sensualité.
Il haussa les épaules.
— Pourquoi vous vous refusez si souvent, Agnès ? Vous aimez l’amour, votre comportement dans l’étreinte le prouve, mais…
Elle descendit de l’auto, claqua la portière et lança par la vitre baissée :
— Je m’étonne qu’un homme bien élevé réussisse à être aussi choquant, Henri !
Il la vit se diriger vers la porte de l’immeuble, appuyer sur le timbre d’ouverture et disparaître, forme blanche, dans ce gouffre noir. Alors seulement il démarra.
Taride était déconcerté par sa femme. Depuis leur mariage, il ne parvenait pas à la comprendre. Il devait s’avouer que cela d’ailleurs mettait du piquant dans leur union. Trop de mariages sont détruits par la banalité de la routine. Avec Agnès, rien de pareil. La vie en commun était un tournoi permanent. Chaque matin, en s’éveillant, l’élégant quinquagénaire savait que sa principale tâche de la journée consisterait à conquérir Agnès… Pour cela, il ne négligeait rien : ni les cadeaux, ni les attentions… Il se comportait comme un amoureux transi. Il vivait sous pression et dans le fond, c’était très agréable ; cela lui conservait une perpétuelle jeunesse.
Agnès était de ces femmes qui retiennent les hommes non pas en se donnant, mais au contraire en sachant se refuser. Les jours de Taride étaient faits d’espoir et de crainte.
Il vira dans la première rue, gagna l’avenue de Neuilly, remonta à Maillot et vira dans le boulevard Gouvion-Saint-Cyr où se trouvait son garage.
En le reconnaissant, le gardien de nuit se précipita, obséquieux, car de tous les clients, Taride était le plus généreux.
Celui-ci abandonna sa Cadillac dans l’entrée, fit un petit geste amical à l’homme en cotte bleue et rebroussa chemin.
La nuit était limpide comme une nuit d’hiver. À cette heure tardive, la circulation fonctionnait au ralenti. Des senteurs d’arbres arrivaient du bois de Boulogne, soufflées par une menue brise.
Taride respira profondément. La caresse de ce vent léger lui faisait du bien. Il s’était ennuyé toute la soirée dans un salon triste, à boire des drinks en compagnie de gens moroses, et il avait besoin de s’oxygéner. Il traversa le rond-point afin de marcher le plus possible en bordure du Bois. Des putains faisaient les cent pas sous les arbres. En apercevant cet homme en smoking, elles se précipitèrent, aguichantes. Mais Taride avait un visage hermétique qui décourageait les bonnes volontés les plus tenaces. Il franchit le barrage des filles et plongea dans l’ombre pâlotte des frondaisons… Il fit quelques pas, sans se presser, désireux de savourer le plus possible cette paix nocturne. Dans quelques instants, il serait debout devant la porte d’Agnès, la suppliant de l’accepter. Encore un dur moment d’humiliation qu’il ne pourrait pas éviter. Souvent il décidait de se draper dans sa dignité et de rester dans sa chambre, feindre l’indifférence était une bonne tactique… Mais il ne pouvait l’adopter. Au bout d’un instant, il se relevait, hésitait, puis traversait la salle de bains séparant les deux chambres et frappait à la porte d’Agnès…
Ce soir, il en était sûr, ce serait non. Et pourtant il agirait comme de coutume, espérant malgré tout un revirement de sa femme.
Il s’arrêta brusquement, comme se cabre un cheval effrayé. Il fronça les sourcils et regarda un couple enlacé à l’ombre d’un marronnier. Les amoureux se croyaient bien tranquilles, mais un lampadaire de l’avenue, balancé par le vent, les captait par instants de sa lumière livide. Taride reconnut Eva, sa belle-fille.
Il ressentit beaucoup de surprise et de colère. Que faisait cette gamine de seize ans à pareille heure dans les bras d’un homme !
Il s’approcha afin d’être certain de ne pas se tromper. C’était bel et bien Eva. L’homme qui l’étreignait la tenait appuyée contre l’arbre et pesait sur elle de tout son poids. Il avait inséré une jambe entre celles de l’adolescente et leur posture avait quelque chose de lubrique qui troubla confusément Taride et accentua sa rage. Il s’était imaginé jusque-là qu’Eva était seulement une petite adolescente écervelée, gavée de jazz et de philosophie sartrienne…
— Eva ! cria-t-il.
Le couple se désunit. L’homme se retourna et Taride, à sa grande surprise, vit qu’il s’agissait d’un individu de son âge, assez mal vêtu, à l’air vicieux et sournois…
Sa surprise fut telle qu’il ne sut que dire. Eva le regardait fixement. Il fut frappé par sa ressemblance avec sa mère. Il n’avait jamais remarqué à quel point elle avait le regard d’Agnès et sa figure triangulaire de somptueux reptile.
— Eva, fit Taride en s’avançant d’un nouveau pas, Eva, ce n’est pas possible, je rêve !
En guise de réponse, elle éclata de rire. Son partenaire avait l’air gêné et indécis. Il regardait tour à tour Taride et la jeune fille, ne sachant trop quel parti prendre.
Henri Taride commença par s’occuper de lui. Il bondit sur l’homme chafouin, le saisit par les revers de son veston et le secoua avec rage.
— Bougre de dégoûtant, vous n’avez pas honte ! Une gamine !
— Lâchez-moi ! glapit l’étrange amoureux d’Eva… Lâchez-moi tout de suite ou j’appelle !
— C’est moi qui vais appeler, salaud ! hurla Taride… Détournement de mineure, vous aurez bonne mine !
Eva se mit à crier de toutes ses forces :
— Au secours ! Au secours !
De saisissement, Taride s’arrêta de malmener son antagoniste. Il regarda sa belle-fille.
— Tu vas te taire, oui !
Mais il était trop tard, des gens accouraient et, bientôt, un agent fendit les badauds. C’était un grand garçon roux… Devant le spectacle ahurissant de cet étrange trio, il ne sut que balbutier :
— Qu’est-ce qui se passe ?
Eva désignait l’homme qui l’étreignait.
— Ce vilain bonhomme m’a sauté dessus, monsieur l’agent… Il a voulu abuser de moi. Si mon beau-père n’était pas intervenu, il m’aurait peut-être étranglée pour me faire taire.
Le représentant de la loi jeta un regard respectueux à Taride dont le visage racé et le smoking bien coupé l’impressionnaient.
Taride ne trouva rien à dire. Il était médusé et doutait presque de ses sens. Moins que l’ex-partenaire de sa belle-fille en tout cas. Ce dernier était béat de stupeur. Il ouvrait des yeux ronds et secouait la tête en bégayant :
— Ça alors ! Oh ! bien ça alors !… Ce culot !
— Suivez-moi ! décida l’agent…
Il prit le coupable par le bras et le poussa sans ménagement devant lui.
— Veuillez m’accompagner également, messieurs-dames, jeta-t-il à Taride et à sa belle-fille.
Le publiciste lança un regard à la jeune fille qui semblait s’amuser beaucoup. Maintenant elle était toute rose d’excitation.
« Elle doit être devenue folle, se dit Taride, ça n’est pas possible autrement ! »
Ils suivirent l’agent jusqu’au poste de police. Une fois à la lumière, Henri fut abasourdi devant l’aspect minable de l’homme qui embrassait Eva. L’individu était plus âgé que lui. Il avait un visage ingrat, des yeux fuyants, l’air d’un de ces vieux vicieux qui s’attardent à regarder les petites filles sortir de l’école… Comment, diantre, Eva avait-elle pu se laisser étreindre par ce sale bonhomme ? Car Taride l’avait vue consentante, impossible d’en douter…
Un brigadier au regard brouillé par le sommeil, et qui sentait le mauvais rhum, enregistra leurs dépositions… Naturellement, les versions différaient.
— Je suis allée au cinéma tandis que mes parents assistaient à une soirée, récitait Eva…
Elle s’exprimait calmement, avec une petite voix de jeune fille honnête et d’un air angélique qui lui valait la commisération de ces messieurs.
— Je rentrais lorsque cet individu est sorti de sous un arbre et s’est précipité sur moi…
— Ce n’est pas vrai ! cria l’accusé, c’est elle qui…
Il reçut une torgnole d’un des agents présents.
— Tu parleras quand on t’interrogera ! avertit le policier.
— Il m’a mis une main sur la bouche pour m’empêcher de crier, dit Eva… Et de l’autre… Non, je n’ose répéter ce qu’il m’a fait… À cet instant mon beau-père est arrivé !
Taride subit les regards interrogateurs des flics. Il comprit qu’il devait ratifier les dires de sa belle-fille, sous peine de voir éclater un gros scandale.
— Je venais de remiser ma voiture au garage… Je… j’ai perçu comme des gémissements et j’ai reconnu ma belle-fille…
— Alors ? fit le brigadier, goguenard, au pauvre homme blême, qui larmoyait.
Celui-ci hoqueta :
— C’est faux… J’étais à la terrasse d’un café… Le Touriste, avenue de la Grande-Armée, pour tout vous dire… Cette fille s’y trouvait !
— Sois poli ! intima l’agent qui l’avait déjà giflé. On dit « cette demoiselle. »
Servile, l’autre obtempéra.
— Oui, cette demoiselle s’y trouvait aussi. Elle me regardait avec insistance !
— Moi ! s’indigna Eva…
— Parfaitement ! Elle m’a souri, je lui ai souri… Quand elle est sortie, je l’ai abordée, ça je le reconnais, et je lui ai demandé la permission de l’accompagner…
— Quel sagouin ! dit le brigadier, prenant l’assistance à témoin. Non, mais tu t’es regardé, dis, saligaud ! Tu ressembles à un rat ! Tu t’imagines peut-être qu’une jolie jeune fille comme mademoiselle peut s’intéresser à un individu comme toi…
« Tes papiers ! » coupa-t-il.
— J’ai des enfants, pleura l’inculpé.
— Fallait y penser avant !
Le brigadier dédia un sourire respectueux à Taride.
— C’est fou ce qu’il peut y avoir comme vicieux sur cette avenue de la Grande-Armée, dès qu’il fait nuit.
Taride souscrivit aux formalités d’usage.
— S’il a des enfants, dit-il, je pense que nous ne porterons pas plainte ! N’est-ce pas, Eva ?
Il posa sur sa belle-fille un regard noir de colère que celle-ci soutint sans broncher.
— Comme tu voudras, fit-elle, indifférente…
Le brigadier leur dit qu’ils étaient trop bons.
— On va tout de même lui faire passer la nuit ici, manière de lui apprendre à vivre, à ce citoyen, décida-t-il…
Son ton avait quelque chose de gourmand qui terrorisa le prétendu coupable.
Taride et sa belle-fille prirent congé des agents.
Lorsqu’ils furent dehors, ils marchèrent un moment côte à côte sans parler. Mais une fois loin du poste de police, le mari d’Agnès laissa éclater sa colère.
— Tu peux m’expliquer ton comportement, Eva ?
Elle ne répondit rien. Il la prit par les épaules et l’obligea à s’arrêter. Elle fit un effort pour se dégager, Taride accentua sa pression.
— Tu ne vas pas encore appeler au secours, fit-il… Pourquoi as-tu agi ainsi ? Grand Dieu, j’en suis malade… Tu te laissais embrasser par cet homme. Et voilà que tu le fais arrêter… As-tu perdu la raison ?
— Tu ne peux pas comprendre, dit Eva…
Il fulmina :
— Mais comprendre quoi ! Tu as seize ans, Eva !
— Je sais, merci !
Taride la lâcha et se prit la tête à deux mains. Il lui semblait que tout cela n’était qu’une monstrueuse farce. Il voulait le croire, le croire à tout prix.
Eva avait repris sa marche. Il fut obligé de presser le pas pour revenir à sa hauteur.
— J’exige une explication, déclara-t-il.
Elle souriait. Il fut frappé par sa beauté. Une beauté identique à celle d’Agnès, mystérieuse, capiteuse… Eva était la copie conforme de sa mère.
— Voyons, tenta de raisonner Henri Taride, tu es une enfant, Eva !
Elle accentua son sourire… D’un geste lent elle souleva ses seins drus et forts.
— Tu trouves, soupira-t-elle.
Il haussa les épaules mais détourna les yeux, gêné par cette impudeur.
— Tu as bu ? demanda-t-il, espérant avoir résolu la cause de ce comportement par trop scabreux.
— Moi, pas du tout !
— Alors que faisais-tu dans les bras de ce vieux bonhomme !
— Pas si vieux que ça, fit-elle, il est de ton âge !
Une fois encore, Taride cilla.
— Réponds !
— Eh bien ! tout s’est passé comme il l’a dit. En rentrant du ciné, je me suis arrêtée pour prendre un verre. Il était à la table voisine, me dévorant du regard, louchant sur mes jambes lorsque je les croisais, sur ma poitrine, sur ma bouche… Je lui ai souri…
— Mais pourquoi ?
— Je ne sais pas. Sans doute cela m’amusait-il de l’affoler !
— Petite garce !
Elle rit, d’un rire frais, joyeux, qui dérouta son beau-père.
— Continue ! bougonna Taride…
Ils avaient repris leur marche, à petits pas. On eût dit un père et sa fille devisant de choses innocentes.
— Oh ! plus grand-chose à dire, tu sais… Il m’a abordée. Il a voulu m’embrasser, je l’ai laissé faire…
Taride poussa un soupir qui était presque un gémissement.
— Mais pourquoi ! Pourquoi, Eva ! Tu ne vas pas me dire que tu éprouvais un quelconque plaisir à…
— Si ! dit-elle très vite.
Cette fois ce fut elle qui détourna les yeux.
— J’ai seize ans, plaida-t-elle… Les garçons de mon âge me dégoûtent, si tu veux le savoir. Eux, oui, sont encore des enfants, des enfants idiots, des petites brutes qui jouent à être des brutes en croyant que c’est ça, être un homme ! Tandis que ce type, tout à l’heure, qui bredouillait de désir… D’un vrai désir, tu comprends ?
— Oh ! tais-toi ! supplia brusquement Taride, le souffle coupé !
— Mais c’est toi qui me demandes…
Il s’épongea le front.
— Tu t’amuses souvent à ce petit jeu-là, Eva ?
— Non, c’est la première fois…
Il eut une moue incrédule.
— Parole ! lança-t-elle avec colère… Ne me crois pas si tu veux, mais c’est la vérité !
Elle lui prit le bras.
— Tu vas le dire à maman ?
— Naturellement, dit Taride… Ce sont des choses qu’une mère doit connaître. J’espère qu’elle saura te parler. Le moment est venu pour elle d’avoir une grande explication avec toi.
Eva éclata de rire.
— Oh ! ce que tu es vieux jeu et ridicule, Henri !
— Charmant, dit-il…
Il se sentait effectivement très vieux jeu et très ridicule. Cette adolescente le déroutait plus encore que sa femme. La scène qui venait de se passer mettait bas ses préjugés et ses idées toutes faites sur la jeunesse. Un nouveau et grave problème lui était posé de façon très inattendue, qu’il allait devoir résoudre. Car il ne pouvait laisser de tels faits se répéter. Voilà qui n’allait pas simplifier son existence… Comment diantre Agnès prendrait-elle la chose ?
Eva venait de s’immobiliser, à l’angle du boulevard Maurice-Barrès. Elle baissait la tête, butée, mais pas du tout contrite.
— Henri, je ne veux pas que tu parles de ça à ma mère !
Il ne répondit pas…
— Tu m’entends ?
— Rends-toi compte que mon devoir…
— Ah ! non, trépigna Eva, tu ne vas pas me faire le coup du devoir maintenant !
Ce fut plus fort que lui. Il la gifla. Beaucoup plus fort qu’il l’aurait voulu. Eva mit instinctivement la main sur sa joue meurtrie et regarda Taride.
— Excuse-moi, bredouilla celui-ci. Excuse-moi, Eva. Mais avoue que tu l’as bien cherché…
Au lieu de répondre, elle fit demi-tour et commença à s’éloigner à rapides enjambées.
— Eva ! appela Henri.
Il la rejoignit, voulut la retenir, mais elle se mit à courir à perdre haleine.
Il aurait pu la rattraper, mais des gens s’arrêtaient pour regarder cet homme en smoking courir après une jeune fille.
Il s’immobilisa.
— Eva ! cria-t-il une dernière fois.
Elle força l’allure et disparut sous les arbres.
Un chien se mit à hurler dans le quartier désert. Ses lamentations firent tressaillir Hervé qui, depuis le passage de Ficelle, restait embusqué dans l’impasse, le cœur cognant à se rompre.
Il était venu là pour tuer un homme. Le tuer définitivement, car, depuis quelques jours, il avait trucidé mentalement le Notaire une bonne douzaine de fois. Mais le vrai meurtre, celui qui pouvait lui valoir l’échafaud, restait à accomplir. Il allait devoir le perpétrer pour se prouver qu’il était un homme. Il avait trouvé un tel mépris chez Agnès qu’il ne se sentait plus le courage de la revoir avant d’avoir exécuté ce forfait qu’elle lui avait délibérément proposé de commettre. Il était là, comme un gamin perdu au bout de la nuit, le cœur fou, les tempes battantes, les mains vides, sans autre arme que cette espèce de défi qu’il avait lancé à sa volonté chancelante. Enfin il vit s’éteindre la croisée du Notaire. Le clochard se couchait. Il allait sombrer dans un pesant sommeil d’ivrogne et tout serait fini pour cette nuit-là…
Hervé s’approcha du fond de l’impasse. Le chien continuait de lamenter une détresse qu’Hervé ressentait au plus profond de son être.
La lune, à laquelle on prête si peu d’attention dans une grande ville, jouait à cache-cache derrière des nuages qui se chevauchaient lourdement.
À un certain moment, sa clarté morte glissa dans l’impasse. Hervé aperçut, sur le sol jonché de déchets, un morceau de tuyau de fer rouillé. Il s’en saisit, certain que cet objet allait décider de son sort et par la même occasion de celui du Notaire… Le fer rugueux donnait à sa main une sorte de bizarre prolongement qui rendait Hervé très fort. Cette sensation de force nouvelle le réchauffait. Après tout, il ne risquait rien. Qui donc se soucierait de la mort de ce poivrot ? Et qui songerait à établir un rapprochement entre le Notaire et lui ? Un monde les séparait… Pis qu’un monde : une chaîne de conditions.
Hervé leva les yeux sur l’immeuble de droite qui dominait l’impasse comme une falaise vertigineuse, obscure…
Il se racla le gosier, tâcha de prendre une voix avinée et appela :
— Hé ! Le Notaire…
Le chien s’était tu. Dans le silence, sa voix lui fit l’effet d’une explosion. Il regarda avec effroi l’entrée de l’impasse. Mais il ne vit qu’un morceau de rue endormie, mal éclairée, qui ressemblait à un décor de cinéma.
La fenêtre du Notaire restait obscure. Le bougre s’était endormi. Alors cette curieuse haine qui s’était emparée d’Hervé, au cours de sa filature de l’après-midi, revint. Il eut envie de la mort du Notaire. Une envie impérieuse, aussi forte qu’un caprice.
— Notaire !
Il venait de hurler. Il tendit l’oreille. L’écho de sa voix vibrait encore dans la caisse de résonance de la cour. Il crut déceler un vague remue-ménage au premier étage de la masure.
— Oh ! Le Notaire !
Cette fois, l’homme venait de se réveiller. Il pestait, raclait le plancher à la recherche de ses allumettes. Une faible lumière, bondissante, dansa derrière les vitres fêlées, se rapprochant.
— Ce qu’il y a ? bougonna une voix vineuse.
— Descends ! dit Hervé… J’ai quelque chose pour toi…
Tout cela était puéril, il le sentait. Il demandait ingénument à sa future victime de venir se faire tuer. Mais il s’adressait à un ivrogne éveillé en sursaut ; il n’avait pas trop à se soucier de logique.
Le Notaire ne prit même pas la peine de poser des questions.
— Ouais, ouais ! dit-il seulement.
Il y eut un grognement… Celui d’une femme…
— C’est Ficelle qu’apporte un chou, balbutia la voix râpeuse du pochard.
La lumière disparut. Son pas chancelant fit crier les marches de l’escalier en ruine.
Hervé ferma les yeux. Ses doigts se crispaient désespérément sur le tuyau rouillé.
Il restait dans l’ombre, nettement en retrait de la zone blafarde qui divisait l’impasse en deux parties. Le Notaire ne le verrait même pas. Il ne fallait pas qu’il crie… Hervé n’aurait jamais cru qu’un cœur puisse battre avec tant de violence. Les soubresauts du sien lui causaient une espèce d’intense meurtrissure dans la poitrine. Il n’entendait que ces coups sourds et vibrants qui lui paraissaient emplir tout le silence de la nuit, et qui dominaient la rumeur de Paris, tout proche.
Les pas du clochard se rapprochaient. La porte qui pendait sur un seul gond fut tirée… Il devina la présence du Notaire, perçut le bruit gras de son souffle difficile.
— Où que t’es, Ficelle ? marmonna-t-il en avançant la tête.
Son visage hirsute capta un peu de clarté à un rayon de lune qu’Hervé n’avait pas remarqué. Il s’offrait, patient et inconscient du danger, s’étonnant seulement, dans son confus raisonnement d’ivrogne, de ne pas trouver devant lui l’ami Ficelle brandissant un chou… Ses quelques minutes de sommeil avaient brouillé en lui la notion du temps. Dans sa tête embrumée, il imaginait un Ficelle de retour des Halles avec un cageot de légumes obtenu à très bon compte…
Hervé leva le tuyau de fer et, de toutes ses forces, l’abattit en travers de ce visage brouillé par l’ivresse.
Le Notaire ne cria pas, mais poussa une plainte qui ressemblait presque à une exclamation de surprise. Il ne tomba pas non plus. Du sang se mit à ruisseler de son nez tuméfié, et il resta acagnardé à la porte démantelée sans paraître réaliser ce qui venait de se produire.
« Il faut que je frappe encore, songea désespérément Hervé. Il le faut ! Jusqu’au bout ! Jusqu’au bout ! »
Et il frappa encore, avec plus de force cette fois. Le Notaire cria, pas très fort, et s’abattit en avant. Il essaya de s’accrocher au loquet de la porte, mais celui-ci lui resta dans la main et il tomba, le visage contre le sol, en poussant de brefs gémissements… Hervé n’avait plus le courage de se baisser pour l’achever. L’idée d’ajuster le coup définitif lui était insoutenable. Il ferma les yeux, se mordit la lèvre inférieure et se mit à lancer des coups de pied dans le crâne du Notaire. Il frappait de toutes ses forces, aussi vite qu’il lui était possible de le faire… Bientôt, une curieuse fatigue lui coupa les jambes. Il tremblait de la tête aux pieds et un voile pourpre s’étendait devant ses yeux… Un voile couleur du sang de sa victime.
Il semblait au jeune homme que tout Paris avait perçu le fracas de l’agression. Il se pétrit la poitrine pour tenter de calmer l’affolement de son cœur. Le silence revenait ; aucune nouvelle lumière n’avait surgi dans la falaise noire de l’immeuble…
Rassuré, Hervé se pencha à demi au-dessus du corps du Notaire. Il aurait voulu le toucher pour s’assurer qu’il avait bien cessé de vivre, mais la répulsion était trop forte. Il ne se sentait plus la force de palper ce tas de crasse… Et puis la mort lui faisait peur…
Il songea à un épisode de son enfance. Il était à la campagne, dans le Dauphiné… La dame qui le gardait voulait attraper une poule pour la tuer… Hervé s’était chargé de capturer la volaille. Il avait commencé par la « courser » dans un verger plein de soleil, mais la poule blanche avait des feintes inattendues. Hervé s’était piqué au jeu, et une colère terrible s’était emparée de lui ; il avait ramassé un gros bâton et l’avait lancé sur la pauvre bête… La poule blanche avait tenu le coup très longtemps. Chaque fois que le bâton l’atteignait, elle poussait un cri perçant et une poignée de plumes blanches partait de son pauvre corps meurtri. Le sang coulait sur son plumage ; elle boitillait, dodelinait la tête… Et pourtant, tout à sa rage inconsciente, Hervé ramassait le bâton ensanglanté et le lançait avec plus de force, plus d’adresse…
Lorsque enfin la poule était restée inanimée sur le sol, Hervé avait ressenti, comme à cet instant, une sorte d’anéantissement désespérant, une fatigue qui ne le soulageait pas mais lui donnait un insupportable dégoût de lui-même…
Oui, le Notaire ressemblait à la poule blanche de jadis… À cette pauvre volaille qui parfois hantait ses nuits. Il n’avait pas osé la ramasser, de même qu’il n’osait pas toucher la poitrine du clochard : Hervé était le genre d’assassin auquel ses victimes font peur.
Il essaya de respirer un grand coup et fonça vers la rue. Il s’y jeta comme dans un fleuve de clarté dont le tourbillon pouvait l’engloutir.
Il marcha longtemps, presque au hasard, avec l’unique souci de mettre le plus possible de distance entre le cadavre du Notaire et lui.
Il finit par se retrouver à Barbès. Il y avait beaucoup de lumières et une foule de noctambules louches. C’était la vie, cela !
Hervé comprit que tout continuait malgré son acte. Il venait de tuer un homme et pourtant, l’univers fonctionnait avec une si profonde indifférence que le jeune homme croyait y lire un signe de la souveraineté absolue du monde.
Il n’était qu’un petit bonhomme transi de peur, qui essayait de reprendre goût à l’existence.
Il se mit à penser très fortement à Agnès. À travers l’image de sa maîtresse, il éprouva l’orgueil de cet acte par lequel il venait de se manifester absolument. Elle était la clé du drame. C’était elle qui donnait à son forfait sa signification.
Il eut envie de la voir… De lui crier « C’est fait ! » Envie de percevoir le prix du sang en monnaie merveilleuse.
« Et si je lui téléphonais ? », songea-t-il.
Mais Agnès le lui avait formellement défendu. Il préféra se faire conduire en taxi jusqu’au boulevard Maurice-Barrès. Très souvent, l’amour l’amenait devant l’immeuble de sa maîtresse. Il lui arrivait d’y passer des après-midi entiers, à marcher devant les grilles du Jardin des Plantes, comme un prisonnier derrière ses barreaux, sans oser lever les yeux vers le deuxième étage de l’opulente maison des Taride. Agnès le surveillait de sa fenêtre en prenant soin de ne pas se montrer. Elle aimait voir le petit mâle faire les cent pas devant chez elle. Mais jamais elle ne lui avouait l’avoir observé et elle feignait la surprise et le mécontentement lorsqu’il lui parlait de ces heures d’attente.
Ce soir-là, Hervé se dit qu’il avait peut-être une chance d’arriver devant l’immeuble avant qu’Agnès fût de retour de sa soirée. Il saurait bien, d’un regard, faire comprendre à sa maîtresse qu’il lui avait obéi.
Le taxi était un vieux GI brimbalant qui ne profitait pas de l’accalmie de la circulation. Hervé se tordait les doigts d’impatience. À quelques minutes près, il allait peut-être manquer le retour d’Agnès, et il ne se sentait pas la force d’attendre le lendemain sans partager ce terrible secret avec elle.
Enfin le véhicule poussif vira à droite, porte Maillot, emprunta le passage souterrain et ressortit devant l’Orée du Bois.
— Ça va, fit Hervé au conducteur, laissez-moi là…
Il fit à pied le reste du chemin, marchant à pas furtifs sous le couvert des arbres. Parvenu devant l’immeuble, il leva les yeux vers les fenêtres d’Agnès et sentit un vif désappointement en constatant que toutes étaient éclairées… Agnès était déjà rentrée… Il ne pouvait la voir… Une grande tristesse lui fit mal à l’âme. Ce cadeau effrayant qu’il avait pour elle, ce meurtre, il devait le garder avec lui jusqu’à l’après-midi du lendemain. C’était là un tête-à-tête désespérant.
Hervé demeura un bon moment accoté à la grille qui faisait face aux immeubles cossus. Il avait une mentalité de banni. Il se sentait étranger à tout ce qui l’entourait, abandonné…
Le fait de sentir la femme aimée si proche et si inaccessible le dévastait chaque fois qu’il venait rôder boulevard Maurice-Barrès.
« Bon Dieu, songea-t-il, dire qu’elle est bien tranquille, dans ce luxe, tandis que je me ronge le cœur devant sa porte… »
Il lui en voulait un peu d’être aussi obsédante. Il y avait des moments où il souhaitait ne plus l’aimer.
Le bruit d’une fenêtre, s’ouvrant brutalement, déchira l’onctueux silence du quartier. C’était une croisée des Taride qui béait soudain dans la façade en pierre de taille. La silhouette athlétique d’un homme s’y découpa. Le mari d’Agnès, pensa Hervé qui n’avait jamais eu l’occasion de rencontrer ce dernier.
Taride se pencha sur le boulevard. Il sondait celui-ci avec attention. Que diable regardait-il à pareille heure ?
Peut-être nourrissait-il des doutes ? Hervé eut peur et s’éloigna discrètement, en prenant un air innocent pour se rassurer. Ce n’était pas le moment de voir éclater un scandale chez les Taride. D’ici à quelques mois il pourrait vivre avec Agnès et il prendrait sûrement un vif plaisir aux grandes scènes grandiloquentes que ne manquerait pas de leur faire le mari… Mais la partie qu’ils jouaient en ce moment, sa maîtresse et lui, était par trop délicate pour qu’ils risquent de la compromettre par un caprice…
Le garçon disparut en direction de l’Orée du Bois d’où s’échappaient les flonflons cuivrés d’un orchestre en délire…
Ce n’était certes pas le comportement de ce promeneur solitaire, attardé devant sa demeure, que regardait Henri Taride.
S’il guettait désespérément le boulevard, c’était dans l’espoir de voir enfin surgir la mince silhouette d’Eva.
L’homme d’affaires avait tout raconté à Agnès. Elle l’avait écouté, attentivement, sans l’interrompre, non comme une mère, mais plutôt comme une amie expérimentée à laquelle il eût demandé d’interpréter le surprenant comportement de la jeune fille.
« Quelle force de caractère ! », avait admiré Taride… Au fur et à mesure qu’il lui narrait la scène, il lui devenait apparent qu’en l’occurrence il avait manqué d’énergie.
Lorsqu’il s’était tu, Agnès avait hoché la tête d’un air rassurant.
— Vous dramatisez, Henri…
Il en avait été abasourdi.
— Ma chère Agnès, je crois que vous ne réalisez pas très bien la situation…
— Au contraire… Eva arrive à un moment critique de sa jeunesse. Elle traverse une période de troubles et les idées les plus folles défilent dans sa charmante tête de petit oiseau… Vous avez donné à ceci une importance qui l’a dépassée.
— Moi !
— Parfaitement, vous ! Sans votre intervention, ma fille serait ici, écœurée par ce baiser, guérie sans doute de sa tentative sexuelle !
— Ainsi, vous pensez que j’aurais dû la laisser dans les pattes de ce sale bonhomme ?
Agnès n’avait pas répondu. Naturellement la riposte avait son poids…
Elle marchait nerveusement dans le salon Louis XVI, se laissant tomber parfois dans un délicat fauteuil à médaillon de satin bleu pour se relever presque aussitôt et reprendre sa marche…
Elle pensait à Eva, et plus encore à Hervé. Le jeune homme s’était-il enfin décidé ?
Taride éternua.
— Fermez donc cette croisée, conseilla Agnès, agacée… Quand bien même vous vous défenestreriez, ça ne la ferait pas rentrer plus vite…
— J’admire votre calme, fit sincèrement Henri Taride… Moi, j’en suis à me demander si elle rentrera seulement.
Agnès lui jeta un regard glacé.
— Mais évidemment, elle rentrera ! Cette gamine joue le jeu. Pour esquiver une semonce, elle nous flanque une crise d’inquiétude aiguë. Son retour guérira notre angoisse. C’est de l’excellente diplomatie, Henri.
Le publiciste contempla sa femme d’un air de doute. Tout ce qu’elle disait le déroutait. Et il avait peur davantage encore de ce qu’elle taisait. L’inquiétude qu’il ressentait au sujet d’Eva n’atténuait pas sa rage. Elle avait même plutôt tendance à la fortifier.
— Que faire ? demanda-t-il.
— Allons nous coucher, trancha Agnès.
Il n’en crut pas ses oreilles.
— Nous coucher !
— N’était-ce pas ce que vous désiriez tout à l’heure ?
— Mais Agnès, si votre fille…
— Ne vous occupez donc pas de ma fille, Henri, je suis là pour ça.
Elle passa dans sa chambre. C’était une pièce de cinéma avec un lit à baldaquin tendu de velours bleu nuit. Taride avait dépensé une fortune pour l’ameublement de cette chambre. Agnès, en revanche, avait pour mission de la faire visiter aux hôtes de qualité afin de renforcer le standing de son mari.
La moquette bleue, jonchée de peaux rares, les meubles en bois précieux sur lesquels fourmillaient des objets de collection, les murs recouverts de satin et l’opulent tissu broché des rideaux, tout contribuait à donner à la pièce un aspect extraordinaire qui aurait été celui d’un délicat musée si la personnalité d’Agnès n’avait fait de ce décor un endroit vraiment habité.
La jeune femme entra et éclaira toutes les lampes aux abat-jour juponnés qui mettaient dans la chambre des zones de lumière frissonnante.
Elle avait laissé la porte ouverte et, superbe d’impudeur, commençait de se dévêtir. Sa robe de soirée qui la dénudait si bien était plus compliquée à quitter qu’une armure.
— Aidez-moi donc ! s’emporta-t-elle en constatant que son mari demeurait dans l’encadrement de la porte.
Il avait toujours, dans ces cas-là, l’œil cupide et extasié d’un voyeur comblé. Ce regard exaspérait Agnès au lieu de la flatter. Il vint vers elle, frémissant. Ses doigts avides s’égarèrent dans des volants et des replis, à la recherche des mystérieuses agrafes et de bouton-pression impondérables.
La robe tomba en rond aux pieds d’Agnès comme un abat-jour privé de son armature. Elle l’enjamba d’un mouvement qui mit en feu le sang du quinquagénaire.
Elle était superbe, dorée, brûlante… Un léger soutien-gorge soulignait sa poitrine ferme et agressive. Elle n’avait, en fait de dessous, qu’un minuscule slip blanc et un porte-jarretelles schématique…
Henri l’enlaça d’un geste fort et l’entraîna sur le lit. Agnès ne résista pas. Elle n’aimait pas son mari, mais le désir exacerbé de celui-ci lui semblait le plus radical des sédatifs à cet instant somme toute critique de son existence.
La nuit devenait plus claire et plus froide. Hervé eut un frisson. Il avait les dents crayeuses, la tête vide et lourde. Le pas d’un passant résonna dans son crâne comme dans une cathédrale morte. Il aurait dû rentrer chez lui et se coucher, mais il avait peur de se retrouver seul dans un lieu familier.
— J’attendrai demain après-midi au milieu de Paris ! se promit-il.
Il avait beaucoup marché et la fatigue pesait durement sur lui.
Hervé pensa alors qu’il ferait bon avaler de l’alcool dans un endroit bruyant. Saint-Germain-des-Prés était un quartier où, à ces heures, il ne risquait pas de paraître déplacé dans un bar avec un pull-over à col roulé.
Il connaissait une boîte, rue Bonaparte, qu’il fréquentait avant de rencontrer Agnès. Elle s’appelait À la Frite. C’était un établissement tout en longueur, plutôt une espèce de couloir terminé par une cuisinière électrique sur laquelle un gros Auvergnat barbu faisait rissoler des paillettes de pommes de terre.
L’homme était aussi répugnant que les pommes frites refroidies qu’il accumulait dans d’énormes égouttoirs. Il était ventru, suiffeux, éternellement ruisselant de sueur. Un tablier bleu ceignait son ventre énorme et sa barbe profuse recelait les reliefs de ses derniers repas. Il buvait du gros rouge et chantait des chansons de salles de garde avec une voix qui n’avait pour elle que sa puissance.
Des petites tables pour deux personnes couraient le long du mur décoré de scènes bachiques pour les rapins affamés du quartier que l’Auvergnat payait en frites et en vin aigre.
C’est dans cet antre malodorant qu’Hervé se précipita.
L’odeur impitoyable de la friture lui donna une nausée. Il toussa à cause de l’atmosphère enfumée, puis chercha une place parmi les buveurs. La plupart de ceux-ci étaient des étudiants américains en maillot à manches courtes et blue-jeans, des filles à peu près ivres qui reprenaient les refrains de l’Auvergnat à s’en faire sauter les cordes vocales, et aussi, quelques snobs venus se repaître de pittoresque préfabriqué.
Hervé trouva un tabouret libre et parvint à l’insérer entre deux tables. Le plus difficile fut de se faire servir. Le personnel de l’établissement se réduisait à un seul garçon, blême et filiforme, qui était le petit ami de l’Auvergnat. Il abreuvait cette faune en délire sans entrain, comme si cela eût constitué la besogne la plus dégradante.
La liste des consommations était courte à La Frite. Vin rouge, scotch ou bière… Hervé commanda du vin et le serveur navré lui apporta une carafe coiffée d’un verre douteux en lui laissant toute initiative pour s’installer à sa convenance.
Le jeune meurtrier emplit le verre et se força à le vider, bien que le breuvage fût infect. Ce gros rouge avait un goût aigre et sucré à la fois, comme certains vins d’Espagne de consommation courante. Pourtant il accomplit sa mission et au deuxième verre, Hervé sentit une vague tiède entrer en lui lentement. Il se réchauffait. Le vacarme ambiant l’enivrait autant que le vin… Autour de lui, les buveurs aux trognes écarlates ressemblaient à une sarabande de masques. Il vida sa carafe de vin aussi vite qu’il put et alors son crime lui parut une chose infiniment banale. Personne ne saurait jamais qu’il en était l’auteur, sauf Agnès évidemment. Le temps passerait. Sa maîtresse et lui recueilleraient les fruits de ce meurtre ; leur bonheur futur lui apporterait l’oubli.
À la table de gauche, deux jeunes Américains vidaient des whiskies en contemplant mornement l’agitation des autres clients. « Deux pédés », se dit Hervé. Pourquoi se trouvaient-ils en ce lieu de tumulte ? « Tout le monde a son secret ! »
Hervé fut réjoui par cette pensée. Oui, tout le monde accumulait, dans un coin inaccessible de son âme, les choses honteuses de son existence.
Il s’amusait à dévisager chaque client de La Frite… Les braillards comme les silencieux avaient leur mystère qui les attendait comme un chien fidèle, prêt à venir leur lécher la main dès que leur excitation tomberait.
À sa droite, il y avait une fille seule… Hervé ne lui accorda qu’une attention relative bien qu’elle fût jolie… Depuis Agnès, il ne s’intéressait plus aux jeunes filles…
Il agrippa au passage le bras du serveur.
— Une autre carafe, Julot !
Il savait que c’était stupide, car déjà la première carafe venait de lui soulever le cœur, mais il pensait chasser le mal par le mal.
Il but deux nouveaux verres de vin rouge, coup sur coup. Cela lui fit du bien, instantanément. Sa nausée se dissipa. Par contre, la réalité de l’instant devint moins probable… Le brouillard nauséabond qui flottait dans la salle étroite s’épaissit et les visages des buveurs parurent reculer dans une pénombre fumeuse. Leurs contours s’estompèrent. Il ne resta plus que les dominantes de leurs figures. Hervé ne voyait, de certains, que leurs rires tout en dents, et il ne distinguait, chez d’autres, que leurs pommettes vermillon ou leur nez…
« Je suis enfin saoul », pensa-t-il… Demain j’aurai mal au crâne… Mais pour éviter la gueule de bois je ne me coucherai pas. Je la chasserai en buvant encore… »
Par instants, sa pensée cessait. Elle se poursuivait en pointillés pour reprendre… À un certain moment, il eut l’impression qu’il venait de dormir… Pourtant, la chanson gaillarde que braillaient les buveurs était la même… Il n’en avait manqué qu’une strophe… Il sourit. Il se moquait de tout, cette fois… Il avait atteint l’état de grâce.
Hervé essaya d’emplir encore son verre mais le goulot de la carafe dérapa sur le rebord du verre et le vin se répandit sur le carrelage. La fille de droite recula vivement pour éviter les éclaboussures…
— Mande pardon, ânonna Hervé… Je…
Il rit parce qu’il n’arrivait pas à distinguer l’étendue de la flaque de vin…
Il redressa la tête. La fille le contemplait fixement.
— Vous êtes fâchée ?
— Non !
À travers son ivresse, Hervé se reprocha de n’avoir pas remarqué plus tôt les yeux de sa voisine. Elle avait un regard merveilleux, en amande, bleu très pâle, avec une surprenante constellation de petits points noirs, très brillants. Elle était blonde, coiffée court, à la diable… Elle portait une jupe de tweed, une veste de daim et un polo.
— Je peux vous offrir un verre ? demanda Hervé.
— Non, merci…
— Pour me tenir compagnie ! insista-t-il en déplorant la difficulté de son élocution…
— Vous semblez très bien boire seul !
Son ton contenait un reproche. Il hocha la tête.
— Je bois pour oublier, fit-il.
— D’accord, soupira la jeune fille. Eh bien ! continuez ; ça ne va plus être long…
Hervé lui tendit sa carafe.
— Voulez-vous me verser à boire ? Je ne suis plus foutu de viser le verre !
Elle sourit, prit la carafe et versa élégamment un demi-verre de vin à son compagnon de bar.
— Plein ! croassa Hervé.
— Mais non, fit-elle, vous êtes sur le point de toucher au but… Il faut maintenant procéder par tâtonnements… Ce n’est plus qu’une question de dosage à trouver…
Elle semblait s’amuser de l’incident. Ses yeux riaient, et pourtant Hervé crut remarquer en elle une certaine tristesse.
Au lieu de boire le verre qu’elle venait de lui verser, il le posa par terre, tout contre le mur.
— Vous ne buvez plus ? s’étonna la jeune fille.
Il secoua la tête.
— Je me fais languir…
En réalité, sa nausée revenait, plus violente.
— Vous êtes vert, l’avertit-elle, charitablement… Je pense que vous devriez sortir un peu…
Il serra les dents pour contenir un pénible spasme. Il eut une intolérable aigreur dans la bouche ; une sensation de froid aux dents et de brûlure dans le tube digestif.
Cela se calma pour recommencer plus fortement. Hervé comprit qu’il allait vomir dans le bar. L’odeur de friture et les chants bachiques accentuaient son malaise. Il tira précipitamment son portefeuille de sa poche, le tendit à sa compagne et se leva.
— Payez pour moi, parvint-il à dire…
Il bouscula les deux Américains, tâtonna pour trouver le bec-de-cane de la porte et se retrouva dehors… Une alignée de voitures en stationnement bordait le trottoir. Hervé essaya de trouver une brèche, mais n’eut pas le temps de se ruer vers le pan d’ombre qu’il guignait pour se soulager. Plié en deux, une main agrippée au capot d’une auto, il s’abandonna à son malaise. Il avait honte de se comporter ainsi devant les passants, mais c’était plus fort que lui.
Lorsqu’il se releva, ses yeux étaient pleins de larmes et sa gorge en feu, mais une bienfaisante sensation de vide parfait le faisait renaître… La tête lui tournait encore mais son ivresse n’était plus désagréable à supporter.
— Ça va mieux ? demanda une voix…
Il se détourna, essuyant sa bouche d’un revers de manche peu orthodoxe. La jeune fille se tenait près de lui.
— Oh ! je… Je suis navré… C’est ridicule…
Elle lui tendit son portefeuille.
— J’ai payé votre vinasse, il y en avait pour mille francs…
— Merci.
Il ne savait plus que dire. Il avait honte de son haleine nauséeuse, de son comportement, de son silence même…
— Vous habitez le quartier ? demanda-t-elle.
— Non, Montmartre…
— Voulez-vous que je vous appelle un taxi ?
— Non…
— Alors vous devriez marcher un peu…
Tout naturellement, elle se mit en route en direction du quai, et il la suivit. Ils parvinrent devant l’Ecole des Beaux-Àrts sans avoir parlé. Hervé reconnut le bâtiment et le désigna d’un hochement de tête.
— J’ai essayé de devenir Rubens, là-dedans…
— Et vous n’y êtes pas parvenu ? demanda-t-elle.
— Non, je suis resté moi-même, c’est-à-dire zéro !
Elle l’observait, en marchant. Il l’intéressait. Elle découvrait chez ce garçon ivre quelque chose de très enfantin et de très farouche qui l’émouvait un peu. Il l’avait touchée par la façon dont il lui avait remis son argent tandis que, lamentable, il allait vomir…
Il s’arrêta sous un lampadaire et la regarda. Elle avait un visage de chat sauvage, très mobile… Elle lui rappelait quelqu’un. Peut-être Agnès ? Une Agnès jeune ; une Agnès neuve…
— Vous êtes étudiante ? questionna Hervé.
— Dans un sens, oui !
— Et vous apprenez quoi ?
— J’apprends à vivre, c’est rudement coton. Je crois que si je passais un examen aujourd’hui, je me ferais recaler !
Hervé éclata d’un rire qui s’acheva en grimace car il réveillait un reste de nausée.
— Ça ne va toujours pas fort, hein ? remarqua sa compatissante compagne.
— Non, pas très…
— Venez vous asseoir. L’air pur de la nuit, il n’y a rien de tel comme vulnéraire…
Ils traversèrent le quai et prirent place sur un banc qui marquait un arrêt d’autobus. La demie d’une heure tardive tomba d’un clocher…
Un homme vêtu d’une gabardine fripée et coiffé d’un chapeau à bords rabattus s’arrêta devant eux, une boîte à violon sous le bras, pour leur demander si le « dernier » était passé. La compagne d’Hervé lui répondit qu’elle n’en savait rien, et le musicien s’éloigna, la tête rentrée dans les épaules.
Les jeunes gens demeurèrent un moment silencieux, sensibles à la brise courant le long de la Seine. Le remue-ménage des Halles gagnait l’autre rive…
— J’adore ce coin de Paris, fit-elle, surtout à ces heures…
— Vous y venez souvent ? demanda Hervé.
— Pas assez !
— Que faisiez-vous à La Frite, tout à l’heure, seule ?
— Rien !
— C’est un endroit idiot, vous ne trouvez pas ?
— Complètement idiot !
— Comment vous appelez-vous ? questionna le garçon, après une hésitation.
Il rougit, parce que c’était le genre de question qui marque un tournant dans des relations nouvelles.
Elle resta silencieuse un instant ; il crut qu’elle ne voulait pas répondre, et qu’elle était peut-être choquée par son audace.
— Comment aimeriez-vous que je m’appelle ? demanda-t-elle…
Il hocha la tête, dérouté.
— Je ne sais pas…
— Quel prénom me donneriez-vous si vous aviez à me baptiser ?
Une fois de plus il la fixa avec attention.
— Attendez, dit Hervé… Claire !… Ou bien non, Aurore ! Voilà ! Vous ressemblez au jour qui se lèvera tout à l’heure…
— Je m’appelle donc Aurore, murmura-t-elle…
Il s’assit de biais, un pied posé sur le banc afin de pouvoir appuyer sa tête sur son genou. Le vin de La Frite lui avait détraqué le foie. Hervé se dit qu’il allait être mal en point pendant au moins deux jours. Et pourtant, il avait tellement besoin de rester en possession de tous ses moyens !
Aurore considérait le soulier mis en évidence en fronçant les sourcils.
— Vous avez vu ? murmura-t-elle.
— Quoi ? demanda Hervé…
— Il y a du sang sur votre chaussure.
Cela lui fit comme un seau d’eau glacée en plein visage. Il mit précipitamment le pied sous le banc.
— Mais non, bredouilla-t-il ; c’est du vin…
— Pas du tout ; faites voir !
Le ton autoritaire de la jeune fille lui en imposa. Il ramena son pied à la lumière. Elle se pencha.
— Et il y a même des cheveux collés après…
Hervé racla l’extrémité de sa chaussure contre la bordure du trottoir comme s’il espérait la débarrasser de ces souillures.
— J’ai tué un homme, ce soir, murmura Hervé sans la regarder.
Elle ne tressaillit même pas.
— Pourquoi me dites-vous cela ? demanda-t-elle de sa voix unie.
— Je ne sais pas, répondit Hervé…
Et il était sincère : il ignorait les motifs de cet aveu, qui lui avait pour ainsi dire échappé. Chose curieuse, il n’était pas le moins du monde effrayé par la terrible confidence qu’il venait de faire à Aurore, n’avait en elle une confiance totale, instinctive.
— Je pense, murmura-t-il, cherchant à s’analyser, que j’ai eu besoin de vous faire un cadeau, vous comprenez… Et je n’avais rien d’autre à vous offrir que ce secret…
— Oui, je comprends, dit Aurore… Je comprends et je vous remercie.
— Ce n’est pas la peine que je vous raconte mon crime, n’est-ce pas ?
— Non !
— Pourtant, vous devez être curieuse de savoir ?…
— Je suis très curieuse, mais j’aime mieux que vous ne me disiez rien…
— Par prudence ?
— Oh ! non… Par plaisir ! Le plaisir de ne pas apprendre ce que vous brûlez de me dire et que j’ai très envie d’entendre… Ça aussi, si l’on y réfléchit, c’est un cadeau !
— En effet.
Elle se leva, tapota sa jupe pour la défroisser et s’avança au bord du trottoir.
— Que faites-vous ? demanda Hervé.
— Je guette un taxi.
— Pour me fuir ?
— Pour rentrer chez moi. Ce n’est pas que ça me tente tellement, mais il faut bien en arriver là…
— Et naturellement on ne se reverra jamais ? demanda-t-il.
— Naturellement !
Un temps assez long s’écoula. Hervé demeurait lové sur le banc tandis que, devant lui, Aurore surveillait le passage des autos. Elle finit par apercevoir un taxi, drapeau levé… Elle n’eut pas besoin de faire signe au chauffeur ; celui-ci stoppa d’autorité en l’apercevant. Avant de prendre place dans le véhicule, elle se retourna.
— Bonne chance, dit-elle.
Il lui sourit.
— Adieu, Aurore !
Elle claqua la portière et le taxi démarra rapidement. Hervé le suivit du regard jusqu’à ce que ses feux rouges eussent disparu. Alors une paix triste, saumâtre, descendit en lui. Il se demanda s’il ne ferait pas mieux de se jeter à l’eau pour en finir avec une vie qui sentait trop la friture et le vin rouge.
Mais il se dit qu’il n’y avait pas assez d’eau dans la Seine pour nettoyer son soulier ensanglanté.
L’aube pluvieuse souillait la fenêtre de sa lumière dépolie.
Coco la Jolie ouvrit un œil. Elle venait d’éternuer en dormant et ça l’avait arrachée si brutalement au sommeil qu’elle en ressentait une meurtrissure dans la poitrine. Sa tête était toute vibrante. Elle chercha la couverture qui eût dû la préserver du perfide courant d’air circulant dans le taudis, et elle fut stupéfaite de la trouver sur le plancher. Son étonnement crût encore lorsqu’elle s’aperçut qu’elle était seule sur le grabat.
— T’es là, Notaire ? appela-t-elle.
N’obtenant pas de réponse, elle parvint à se mettre sur son séant. La pièce baignait dans une pénombre froide. Elle avait quelque chose de pétrifié qui séchait le cœur. Des bouteilles vides, des verres poisseux renversés sur la table racontaient l’ivresse de la soirée. Coco fit la grimace. Depuis belle lurette, elle n’était plus sensible à la gueule de bois, mais ce spectacle désolé lui était néanmoins pénible. Elle songea qu’une tasse de café serait la bienvenue à condition que ce soit le Notaire qui la prépare.
— Hé ! Notaire !
Sa voix rocailleuse restait sans écho.
— Où qu’est passé ce salaud d’homme ! ronchonna l’effroyable créature en écartant les mèches grisâtres qui lui pendaient devant les yeux…
Le Notaire, parmi tant de vices, avait celui de se lever tard.
Qu’il fût absent à cette heure matinale troublait Coco la Jolie beaucoup plus qu’elle n’osait se l’avouer…
Elle gagna la fenêtre et regarda dans l’impasse, à tout hasard. Elle ne vit rien tout d’abord, mais comme elle se retirait de l’encadrement, son regard accrocha une masse sombre au ras de l’immeuble. Elle crut même apercevoir une main. Elle se pencha davantage et reconnut son homme.
Il gisait, la face contre terre, dans une attitude curieusement composée. On eût dit qu’il se cramponnait à la pente d’un toit pour essayer d’enrayer une chute.
La vieille femme dévala l’escalier aussi vite qu’elle put et se trouva devant le corps du Notaire, affolée et vaguement incrédule. Elle vit qu’il avait la tête ensanglantée. Le visage du pochard reposait dans une grande flaque d’un rouge laqué, noirâtre par endroits, qui ressemblait à du vernis altéré.
Elle n’osa toucher le malheureux. Il l’effrayait brusquement, plus à cause de sa position étrange qu’à cause de sa plaie béante.
Elle enjamba le corps et se mit à courir vers la rue, ses cotillons retroussés, en exhalant de brefs sanglots.
Le laitier manipulait ses bidons vides sur le trottoir. Il régnait un silence oppressant et des gouttes de pluie parcimonieuses commençaient à cribler la chaussée.
— Vite ! Vite ! cria Coco… Y a mon salaud d’homme qui s’est foutu par notre croisée. Je crois bien qu’il est mort.
Le laitier suivit Coco au fond de l’impasse, regarda la carcasse du Notaire et glissa la main sous la poitrine du clochard.
Coco le couvait d’un œil exorbité.
— J’sais pas si c’est une idée, fit le commerçant, mais il me semble que le cœur bat encore. Comment qu’il a fait son compte ?
— Je peux pas vous le dire, affirma Coco la Jolie. Quand je m’ai réveillée, tout à l’heure, il n’était plus chez nous… J’ai regardé par la fenêtre et je l’ai vu comme ça…
— Je vais prévenir Police-Secours, décida l’autre.
Elle eut un haut-le-corps.
— Pourquoi la police ?
— Vous ne voulez pas le laisser là, si ? Si vous comptez sur les boueux pour le ramasser, vous vous trompez ! Pour eux, y a ordures et ordures !
Il s’en fut téléphoner, sur ce trait d’esprit auquel la pauvresse n’avait pas prêté attention.
Coco remarqua alors le tuyau de fer ensanglanté qui gisait près de son homme. Elle le ramassa avec crainte, pour l’examiner. L’extrémité du tuyau était un peu tordue par le choc. À l’endroit du coude, c’était plein de sang ; un sang qui, s’il eût été moins brillant, se fût confondu avec la rouille.
Coco hésita, regardant alternativement le corps du Notaire et le tronçon de tuyau. Le laitier revenait, flanqué de sa femme, en robe de chambre, la tête hérissée de bigoudis, et du boulanger…
— Les matuches arrivent…
Déjà l’aigre appel du fourgon cellulaire retentissait dans la rue. Il y eut un bruit de freins et l’auto noire stoppa devant l’impasse. Trois flics en descendirent, qui s’approchèrent, pèlerine au vent, en traînant une civière.
Un brigadier prit l’initiative de l’enquête.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il, les sourcils joints sous son képi en une ligne horizontale.
— C’est rapport à mon salaud d’homme qu’a passé par la fenêtre, expliqua Coco.
Elle préférait, tout compte fait, taire sa découverte. En femme expérimentée, elle savait qu’il vaut mieux avoir affaire à la police pour un accident que pour un meurtre.
Le réflexe du brigadier lui donna raison.
— Ce serait pas toi qui l’aurais poussé ? demanda-t-il, prêt à la suspicion.
— Moi ! s’étrangla Coco. En voilà une idée ! Comment est-ce que je serais été balancer un morcif comme le Notaire par cette petite croisée… Il l’a fait exprès, c’est sûr !
— Suicide ! s’étonna l’agent.
Le laitier intervint.
— Ces deux-là sont toujours fin saouls, brigadier ! Est-ce qu’on peut savoir ce qui lui a passé par la tête ?…
— En tout cas, plaisanta l’un des deux agents, il ne lui passera plus grand-chose, par la tête. Vous avez vu ce gnon qu’il s’est mis !…
Aidé de son collègue, il chargea le pseudo-défenestré sur la civière. Coco la Jolie trottina derrière le cortège jusqu’à la voiture.
Elle voulut y grimper, mais le brigadier s’interposa.
— Hé ! Tu ne t’imagines pas qu’on va te promener, non !
— Où est-ce que vous l’emmenez ? pleurnicha la vieille.
— À Beaujon !
Les deux portes noires claquèrent et la voiture s’ébranla. Le boulanger regagna son fournil pour raconter l’histoire à ses mitrons. La laitière, apitoyée par le chagrin de Coco, chercha quelque chose de réconfortant à lui dire, ne trouva rien et suivit son mari en croisant sa robe de chambre jusqu’à la gorge.
Coco resta plantée au coin de l’impasse, insensible à la pluie qui délayait ses larmes. Tout s’était passé tellement vite qu’elle n’avait pas eu le temps de réaliser.
Au bout d’un moment, elle se mit à courir vers le laitier qui achevait de charger sa voiture.
— L’hôpital Beaujon, demanda-t-elle, c’est de quel côté ?
Taride avait passé une mauvaise nuit. Le souvenir d’Eva dans les bras du triste bonhomme de la veille le hantait. Mille détails venaient cribler sa mémoire. Il revoyait la jambe de l’homme passée entre celles de l’adolescente, ses mains pétrisseuses qui s’affolaient sur la jeune poitrine, sa bouche écœurante, zébrée par le rouge à lèvres de la jeune fille… Et surtout ce regard éteint par le désir, qui avait mis un certain temps à redevenir normal après l’intervention d’Henri.
Lorsque Taride avait épousé Agnès, Eva était une petite fille toute en jambes et en bras qui faisait penser à un grand insecte brillant. Pour le publiciste, elle était, jusqu’à la veille, demeurée une petite fille, bien qu’il se rendît compte de son évolution physique. Et voilà que, brusquement, il venait de découvrir qu’il y avait deux femmes sous son toit.
Cette brutale constatation le rendait sombre sans qu’il pût s’expliquer pourquoi.
Quelque chose avait changé la veille… Quoi ? Il ne parvenait pas à le définir exactement. Et cela ne s’était pas produit au moment où il avait reconnu sa belle-fille dans les bras du satyre miteux mais, un peu plus tard, quand, à la sortie du commissariat, elle avait passé ses mains sur sa poitrine en le regardant d’un œil ironique. Ce geste avait été une provocation de femelle. Il ne pourrait jamais plus l’oublier et Taride savait déjà qu’il hanterait beaucoup de ses nuits.
Il était même à ce point brûlant qu’il avait troublé son plaisir avec Agnès.
Taride s’aperçut que sa femme le considérait, depuis son oreiller, avec une attention bizarre. Ses paupières mi-closes laissaient passer un mince regard vert, presque hypnotique.
— Vous pensez à Eva ? demanda-t-elle.
Taride se troubla, comme pris en flagrant délit.
— Oui, justement… Je me demandais si elle était rentrée…
— Je pense que oui, dit Agnès en mettant ses mains sous sa nuque pour faire saillir ses seins… Je l’ai entendue dans la nuit…
— Et vous ne vous êtes pas levée, s’indigna Taride…
— Vous n’allez pas recommencer, Henri, fit-elle…
Elle sonna la femme de chambre et dit en s’étirant languissamment :
— Les explications nocturnes sont toujours mauvaises. Rien ne vaut le jour lorsqu’on aborde des sujets délicats.
L’entrée de la domestique fit diversion.
— Ouvrez les rideaux, Rose, et servez-nous le petit déjeuner au lit ! ordonna Agnès…
Ils burent une tasse de café noir. Tandis qu’Henri faisait couler son bain, Agnès se décida à rendre une petite visite matinale à Eva. Elle noua sa robe de chambre de satin vert, chaussa ses mules brochées et se dirigea vers la chambre de sa fille. Ces explications l’ennuyaient. Jusque-là elle n’avait jamais abordé avec Eva les questions sexuelles, comptant lâchement sur les initiations extérieures, comme la plupart des parents… Mais l’incident l’obligeait à parler…
La porte d’Eva était fermée à clé. Agnès frappa calmement comme l’eût fait la domestique. Elle perçut un grognement, puis un bâillement.
— Oui ? demanda la voix de sa fille.
— C’est moi, tu veux m’ouvrir, ma choute ?
Il y eut un bruit de couvertures refoulées à coups de pied, puis un trottinement enfantin qui attendrit Agnès.
Ce trottinement en disait plus long que toutes les confessions pour une femme de son expérience. Celle qui venait lui ouvrir était bien une gamine.
Eva avait son petit visage triangulaire tout barbouillé de sommeil. Elle portait une chemise de nuit impondérable, style Baby Doll.
Elle lança un baiser à sa mère et courut se jeter dans son lit défait dont elle rabattit le drap.
Agnès s’approcha du lit. La chambre tendue de rose était délicatement meublée Louis-Philippe. Elle était d’une fraîcheur un peu trop systématique, de l’avis d’Eva… Car c’était naturellement Agnès qui l’avait composée, meublée, décorée…
Agnès regarda tendrement sa fille.
Au lieu de répondre, la jeune fille lui lança un regard en biais.
— Vas-y, ma poule ! dit-elle. Tu as dû préparer ça toute la nuit depuis qu’Henri est allé me rapiner !
— C’est ce qui te trompe, dit Agnès. Je n’ai rien préparé du tout, car j’ai dormi.
La riposte dérouta Eva. Tout ce qu’elle avait accumulé de hardiesse s’envola. Elle ne fut plus qu’une petite fille en face de sa mère…
— Je ne veux pas t’empoisonner avec des rabâchages de mère douloureuse, dit Agnès en souriant. Dieu merci, ça n’est pas mon genre. Je ne veux pas non plus te prêcher la prudence, te parler des stupides ennuis pouvant découler de certaines expériences… Tout ceci au fond ne me concerne qu’au second degré, car je pars du principe que chacun est maître de sa petite carcasse.
Elle cligna de l’œil aimablement. Elle voulait avant tout ne pas heurter Eva. Sa fille était un petit animal peureux qu’il fallait apprivoiser.
Eva fixait obstinément un pli en zigzag de sa couverture, cherchant à y découvrir le contour d’un visage.
Elle n’aimait pas penser à la vie sexuelle de sa mère, mais si elle cédait à ce sujet scabreux, c’était pour se dire qu’Agnès devait être une femme très voluptueuse…
— Vois-tu, ma chérie, poursuivit cette dernière, le signe de notre vie, c’est qu’il faut toujours se tenir sur ses gardes. L’existence est une sorte de rue à traverser… Gardez-vous à gauche, gardez-vous à droite…
Elle rit. Son rire sonnait un peu faux et disait sa crispation. Alors elle s’approcha.
— Cette petite bêtise d’hier soir n’est rien pour toi, mais ç’a été beaucoup pour Henri. Tu t’en es rendu compte, c’est un garçon qui joue les bohèmes-bourgeois, mais qui, en réalité, est pourri de principes… Depuis qu’il t’a vue sous ce jour inattendu, il est complètement abruti… Ensuite, il se mettra à réfléchir. Or les hommes comme lui ne savent pas réfléchir à autre chose qu’à leurs affaires… Sinon ça leur gâche la vie… Nous n’avons pas le droit de gâcher la sienne, tu me comprends ? Songe qu’avant de le rencontrer, nous végétions dans deux pièces, rue de Vaugirard… Tu faisais tes devoirs sur la table de la cuisine, Eva, souviens-toi…
Eva avait compris. La seule inquiétude d’Agnès concernait Taride. Elle tolérait que sa fille se fasse tripoter par le premier venu, à condition que son mari ne l’apprenne pas.
— Tu es une drôle d’arriviste, ma poule, murmura-t-elle.
Agnès ne se fâcha pas. Elle eut même un petit rire biscornu.
— Mais, bien sûr… Et ça ne fait que commencer, je te promets. Si tu sais me suivre, nous irons loin, nous irons haut !
— Et si je ne sais pas ? questionna âprement Eva.
Agnès fit claquer ses doigts.
— Si tu ne sais pas, je t’apprendrai, ma choute, aie confiance. Pour l’instant tu penses à l’amour, c’est normal, c’est de ton âge… tu as une fringale de sensations ; j’ai connu ça. Et puis le jour vient, plus vite que tu ne le supposes, où l’on s’aperçoit qu’il existe autre chose au monde. Autre chose de beaucoup plus difficile à conquérir et à garder !…
— Quelle est cette autre chose ? coupa Eva, vaguement agacée par le ton sentencieux d’Agnès.
— La Fortune, fit cette dernière avec un éclat dans le regard. Tu vois, Eva, la fortune, ici-bas, quoi qu’on en dise, c’est encore la vraie fortune. Ceux qui prétendent le contraire, ce sont les ratés…
— Tu es terrible, balbutia la jeune fille, effrayée par cette flambée de cupidité qu’elle venait de découvrir…
Agnès haussa les épaules.
— Laisse-moi être terrible pour nous deux, ma choute. Et ne fais pas de trop grosses bêtises. Tout ce que je te demande, c’est de calmer ce pauvre diable d’Henri… Tâche d’avoir une explication avec lui…
— Une explication ?
— Enfin c’est ce qu’il appellera ainsi. Calme-le, quoi ! Les hommes, quand ils sont meurtris, attendent qu’on les apaise. Voilà pourquoi les infirmières ont tant de succès…
Elle donna une tape sur la joue d’Eva et sortit en évitant le regard stupéfait de sa fille.
Ficelle habitait une ancienne roulotte de cantonnier a la Poulbot dans un terrain vague près de la porte de Pantin. L’ex-véhicule était devenu un logement sédentaire depuis qu’il avait subi l’ablation de ses roues. L’homme au long nez l’avait rafistolé en utilisant les matériaux les plus divers et il y habitait depuis une dizaine d’années, en louchant chaque matin sur les immeubles neufs que la Reconstruction érigeait à une allure record et qui gagnaient rapidement du terrain, impitoyable marée de béton et de verre. Le jour était proche où le pauvre Ficelle devrait évacuer la lande galeuse où il végétait, parmi les chardons et les jeunes Peaux-Rouges du quartier.
Il achevait de consommer un reliquat de camembert lorsqu’il aperçut la trogne vultueuse de Coco à travers le dernier carreau de sa porte vitrée, les autres ayant été remplacés par du carton ou des boîtes de conserve aplaties.
Cette visite inopinée l’inquiéta, car jamais Coco ne se déplaçait aussi loin sans son homme.
Elle entra, un peu théâtrale. Elle avait des larmes dans les yeux et son menton tremblait comme celui de quelqu’un que le chagrin rend muet.
— T’es venue chercher ton chou-fleur ? demanda Ficelle manière de rompre l’angoissant silence, son amie Coco n’ayant absolument pas le visage d’une ménagère soucieuse de son marché.
Elle se laissa tomber sur une caisse. La roulotte était obscure. Un tas de hardes servaient de lit. Le mobilier se composait uniquement de caisses à usage multiple : caisse-siège, caisse-table, caisse-placard…
Des casseroles récupérées dans des poubelles opulentes s’empilaient, graisseuses et malodorantes dans un seau privé de son anse. Ficelle, troublé par la visite de cette dame, n’osait achever son camembert.
— Qu’est-ce que t’as ? balbutia-t-il, moite d’inquiétude…
— C’est le Notaire, dit Coco…
— Quoi, le Notaire ?
« Il l’aura enfin plaquée, songea Ficelle. Cette guenon n’est pas faite pour lui. Un chien galeux n’en voudrait pas ! »
Il cherchait des mots sédatifs pouvant s’appliquer au cas « cœurs brisés » et n’en trouvait pas.
Ficelle devait à une malformation la grâce de n’avoir jamais connu l’acte. Comme le dit si joliment Cocteau, il avait toujours fait l’amitié au lieu de l’amour ; il ne savait donc parler que la langue des camarades et pas du tout celle des amoureux.
— Il est à Beaujon, dit Coco la Jolie avec un sens profond du raccourci.
Ficelle en lâcha son couteau mille-lames.
— À Beaujon !
— Oui !
— Il est malade ?
— Non, blessé !
— Une auto ! devina Ficelle. Ces saloperies-là nous tueront tous, crut-il bon de prophétiser.
Mais Coco la Jolie secoua la tête. Elle ne pleurait plus. Son regard s’était comme rapetissé et elle le braquait sur Ficelle avec une insistance qui fit rougir l’homme-corbeau.
— On l’a estourbi ! énonça la mégère.
Elle garda la bouche ouverte pour un rictus qui révélait ses chicots couleur de nicotine…
Ficelle nageait en pleine incompréhension.
— Il s’est battu ?
— Je crois pas…
Les yeux acérés de Coco la Jolie continuaient de planer au-dessus de Ficelle.
— Dis voir, fit-elle d’une voix chuchoteuse, tu es bien venu à la maison, hier soir ?
— Dame oui, admit Ficelle. Même que j’avais une bouteille de pelure d’oignon, si tu te rappelles…
— T’es resté longtemps ?
Ficelle secoua la tête.
— Un petit quart d’heure…
— Et Ç’aurait pas été le dernier quart d’heure de mon Notaire, des fois ?
Il se mit à masser son appendice nasal, lentement comme s’il espérait en faire sortir une vérité qui lui échappait.
— Je comprends pas…
— Vous vous seriez-t’y pas engueulés, les deux ?
— Moi et le Notaire ! s’écria Ficelle qui trouvait l’idée impensable…
— Oui.
— T’es zizi, non !
Coco la Jolie ramena une mèche sur son oreille. Elle fixait par l’unique carreau fêlé la morose perspective des immeubles neuf cernés de grues. Ce quartier ressemblait un peu à un port.
— Voilà ce que je m’ai dit, fit-elle, sans regarder Ficelle. Mon homme t’a raccompagné jusqu’en bas…
— Il m’a pas raccompagné, coupa Ficelle, je connais le chemin, tu penses !
— Ta gueule ! ordonna durement Coco… J’ai dit que je me figurais les choses, j’ai pas dit que ça s’était passé comme ça…
Elle reprit le fil de ses déductions.
— Bon, le Notaire descend avec toi. Une fois en bas, comme il est bourré à la clé, y te cherche des rognes. C’t’ un gars plus costaud que toi, y t’fout à dame…
Elle récitait cette scène imaginaire, le regard fixe, avec la voix impersonnelle d’un médium en transe.
Médusé, Ficelle l’écoutait en ponctuant chaque phrase de Coco d’une muette dénégation.
— Toi, une fois par terre, tu te ramasses un bout de tuyau qui traîne et tu lui reviens dessus bille en tête ! Et tu cognes ! Et tu cognes ! Et mon pauvre bonhomme dégringole ! Et tu recognes tellement longtemps qu’il a la tête comme après un accident de chemin de fer !
Elle se tut. Son silence était une question. Ficelle le sentit et secoua ses épaules de cigogne.
— Y faut que tu soyes zizi pour imaginer des trucs pareils, permets-moi de te le dire, sauf le respect…
Coco la Jolie mit son index sur l’un de ses chicots déchaussés et exerça une légère pression sur la dent branlante. Elle put constater que celle-ci tenait bon, l’essaya encore du bout de la langue et dit :
— Alors, si c’est pas toi, qui c’est ?
Ficelle referma sa boîte de camembert, plia la lame principale de son couteau et se dressa.
— Il a été estourbi dans la nuit ? demanda-t-il.
— Oui, fit Coco, le sang était tout sec, sur le matin, quand je l’ai trouvé.
— Et pourquoi que tu dis qu’on se l’est fait avec un tuyau ?
— Parce que j’ai trouvé le tuyau que je te parle plein de sang… Il était par terre, près de mon homme.
— Qu’est-ce t’en as fait ?
— Je l’ai remisé…
— À cause ?
— À cause des perdreaux, pardi ! Ils croient que le Notaire s’est foutu par la fenêtre en étant gelé… Autant qu’ils croient ça qu’autre chose, non ?
— Bien sûr, admit Ficelle qui nourrissait pour la police la même aversion que Coco… Bien sûr… Seulement, faut savoir qui a matraqué le Notaire !
Le regard du petit homme ressemblait à un binocle pincé au sommet de son nez. Il louchait de fureur. Qu’on eût fait du mal à son ami le plongeait dans une rage froide. Ficelle, si paisible, se sentait devenir féroce. Il en voulait à l’agresseur, non seulement de son acte, mais de la suspicion dont il avait été l’objet de la part de Coco.
— On le saura ! décida Coco, animée de la même détermination.
— Comment va-t-il, ce pauvre Notaire ?
— Très mal, dit Coco. Je suis été à Beaujon. On n’a pas voulu me le laisser voir. Paraît qu’il a une fracture de la tronche et puis des esquimoses un peu partout…
— Tu crois qu’il va y passer ?
— Le mec de l’hosto m’a pas laissé lerche d’espoir… Il dit que le plus grave, c’est que le Notaire est cuit par l’alcool !
Il se tut, brusquement, sollicité par un souvenir confus, mais qui ne demandait qu’à se préciser.
— Oh ! Coco, j’y pense, murmura-t-il…
Son nez énorme — un nez de masque de carnaval — se pinça.
— Tu penses à quoi ? demanda Coco.
— Quand je m’ai barré de chez vous, hier soir, y avait un mecton dans votre impasse, qui semblait se cacher pour que je le voie pas.
— Un mecton ! sursauta la Jolie.
— Parfaitement. Un jeune, bien loqué… Maintenant que je t’en cause, je me rends compte qu’il guettait. Je l’ai bousculé en m’en allant. Qu’est-ce qu’il pouvait foutre là ? Attendre une donzelle ? En tout cas, c’est à ça que j’ai pensé… Mais tu vois pas que ça soit lui qui ait massacré le Notaire ?
Coco hocha la tête.
— Qu’est-ce qu’un mecton bien fringué aurait à voir avec mon homme ?
— D’accord, mais reconnais que c’est pas impossible.
— Je reconnais. Il était comment, ce type que tu dis ?
— Jeunot, blond, plutôt grand… Je l’ai pas tellement vu, surtout qu’il faisait sombre… Je crois qu’il avait un pull avec un col roulé. Oui, un pull clair, ça faisait une tache.
— Je vois… Et c’était pas quelqu’un de notre quartier ?
— Alors là, tu m’en demandes, Coco !
Elle reconnut que sa question était oiseuse.
— Je suppose une chose, annonça Ficelle. Ce mec se planquait dans l’impasse. Imagine que le Notaire se soit levé.
— Y se lève jamais…
— Suppose !
— Et après ?
— Après, il rouscaille contre ce gonze niché devant chez vous. Ce que t’avais pensé pour moi est bon pour lui, avec l’engueulade, l’empoignade, le tuyau… Et tout, pas vrai ?
Au lieu de lui répondre, Coco la Jolie réfléchissait. Du fond de sa mémoire montaient des bulles sombres, qui toutes contenaient le germe d’une idée. Une fermentation se produisait dans son subconscient.
— T’aurais pas un coup de remontant ? fit-elle soudain, je me sens pâle du dedans !
Ficelle s’empressa, s’excusant pour son manque d’urbanité.
— Avec ce que tu m’apprends, je ne sais plus où que j’ai la tête, plaida-t-il en sortant d’une caisse-cave un litre de vin blanc à l’étiquette prometteuse.
Il emplit deux verres.
— À la santé du pauv’ Notaire, larmoya-t-il.
C’était un vague sous-bordeaux que Coco estima trop sucré. Ficelle était très « chatte ». Il aimait les vins de petite race, tels que les faux montbazillac ou les pelures d’oignon.
Elle ne s’en vida pas moins un deuxième verre avant de questionner :
— T’as pas rapporté de chou dans la nuit ?
— Mais non, dans la nuit j’étais aux Halles, je suis rentré que de tout à l’heure…
— Je crois bien pourtant que le Notaire m’a dit : « Voilà Ficelle qu’apporte un chou. » Et je crois bien aussi qu’on l’a appelé un peu avant…
— On l’a peut-être appelé et il aura cru, à moitié blindé comme il était, que c’était moi qui revenais avec le chou.
— C’est possible ! Mais si on l’a appelé par son nom, c’est qu’on le connaissait ! Et le Notaire ne connaît pas de jeune type blond…
— Tu sais ce qu’on va tout de même faire ? décida Ficelle.
— Je t’écoute.
— On va demander dans ton quartier si quelqu’un a aperçu le gars blond…
— Et après ? soupira Coco dont le vin blanc amollissait la volonté…
La question déconcerta Ficelle.
— Après ? dit-il… Eh bien ! après, on verra !
Hervé était vautré sur son divan, lorsque Agnès arriva au début de l’après-midi. Des journaux dépliés jonchaient le parquet.
Elle s’exclama, sitôt la porte franchie :
— Tu en as une mine !
Le jeune homme était d’un vilain vert plombé. Ses yeux enfoncés brillaient comme s’il avait de la fièvre.
— Je suis malade à crever, dit-il en enfonçant ses deux poings dans son estomac…
— Qu’as-tu ?
— J’ai bu, cette nuit… Après avoir bousillé ton type !
Elle fronça les sourcils.
— Tu l’as… ?
— Parfaitement !
Il n’avait pas la force de l’embrasser. Il se sentait épuisé et méchant. Il ne se pardonnait pas son crime et il s’en voulait de l’avoir avoué à une inconnue ! Un tourment moral s’ajoutait à son malaise physique.
— J’ai juste eu la force d’aller acheter les canards, fit Hervé. Il faut croire qu’un clodo n’est pas un personnage assez important pour mériter une ligne dans les faits divers lorsqu’il se fait assassiner.
— Ma parole, dit Agnès, tu sembles vexé de ne pas avoir les honneurs de la première page !
Il haussa les épaules.
— Mince d’honneur !
— Je trouve ce silence de bon aloi, affirma-t-elle en s’asseyant près de lui.
— Ah ! oui ?
— Ben voyons, mon chéri… La presse n’est que le reflet de la police. Ce qui n’intéresse pas un journaliste n’intéresse pas un policier… C’est très bon cela… C’est excellent !
Elle quittait ses gants, posément, les glissait sous la bride de son sac…
— Regarde-moi, Hervé !
Il la regarda. Des zébrures rouges passaient en escadrilles serrées devant ses yeux, tandis que des coups sourds lui martelaient le crâne.
— Quoi ? fit-il sourdement.
Elle fut frappée par ce qu’il y avait de belliqueux et de pitoyable dans ce regard.
— Mon Dieu, comme tu me détestes aujourd’hui, soupira-t-elle.
— Te détester, moi ! Tu deviens folle !
Hervé eut un rire jaune.
— Tu m’en veux, Hervé ?
— De quoi ?
— De t’avoir poussé à commettre ce… cette vilaine chose ?
Il ferma les yeux pour tenter de dominer son vertige. Il n’arrivait pas à expliquer le phénomène qui se produisait : Agnès faisait partie de son malaise. Pour la première fois il n’avait pas envie de la serrer contre lui et de la renverser sur le divan moelleux. Elle appartenait brusquement à une vie ancienne. La vie d’avant son meurtre. Depuis, ce n’était plus pareil…
— Comment cela s’est-il passé ? demanda-t-elle.
Il haussa les épaules.
— Non, je t’en supplie, dit-il, épargne-moi au moins le reportage… Ça s’est passé, voilà tout ! Ça ne te suffit donc pas ?…
Agnès resta sans voix. Elle flairait un grand danger. Elle avait prévu bien des réactions, mais pas celle-ci. Elle redoutait de trouver une loque, et voilà qu’elle se trouvait devant un garçon buté, hargneux, prêt à mordre. Elle espérait que ce changement provenait surtout de sa formidable gueule de bois.
— Tu as eu tort de boire, reprocha-t-elle doucement en lui caressant la nuque.
— Oh ! j’aurais mieux aimé me doper autrement, riposta Hervé. Je crois que si j’avais pu seulement t’apercevoir, une fois le coup fait, je serais rentré chez moi. Dans cet espoir, je suis allé faire le poireau boulevard Maurice-Barrès. Seulement, tout ce que j’ai eu le bonheur de contempler, c’est la silhouette de ton cocu de mari qui prenait l’air à sa fenêtre !
Agnès comprit qu’elle devait endiguer à tout prix cette révolte.
— Ça suffit, Hervé ! dit-elle froidement. Tu oublies qu’en faisant ce que tu as fait, tu as agi pour nous deux et non pour moi seule !
Elle se dirigea vers la porte.
— Où vas-tu ? demanda le garçon.
Agnès sortit sans répondre. Il sembla alors à son amant qu’il gisait, ligoté, au fond d’un désert.
— Agnès, appela-t-il…
Son assurance avait disparu. Il ne ressentait plus la moindre humeur à l’encontre d’Agnès. Il la voulait près de lui…
Elle revint, un petit flacon à la main. Elle était allée le prendre dans la boîte à gants de sa voiture. Il la regarda verser quelques gouttes du produit dans un verre, y ajouter de l’eau…
Lorsqu’elle lui tendit le verre, il hésita à le saisir.
— Qu’est-ce que c’est ? gémit-il.
— Un calmant pour l’estomac ; tu as peur ?
Hervé but la potion d’un trait. Le produit avait un goût douceâtre plutôt écœurant. Presque aussitôt il lui sembla que le calme revenait dans son corps délabré. Ce bien-être subit contribua à le rapprocher d’Agnès. Il lui fut reconnaissant de le guérir.
— Merci, Gnès…
Il avait retrouvé sa voix habituelle, un rien geignarde, une voix que se croient obligés de prendre les jeunes gens pour parler d’amour à leurs maîtresses.
Agnès constata le revirement et fut rassurée.
— Ecoute-moi, chéri, fit-elle. Maintenant, nous touchons au but ; le plus difficile est fait… Tu me suis ?
— Oui, Gnès…
— Ce n’est pas le moment de flancher…
— Non, Gnès…
— Alors laisse de côté tes rancœurs, ta jalousie, tes remords…
« Les regrets sont faits pour ceux qui échouent, pas pour ceux qui réussissent, tu saisis ? »
— Bien sûr !
— Et toi, tu as réussi ! Un point, c’est tout !
Il sourit. Il se sentait attendri par ce ferme langage. Comme elle était forte ! Comme il était simple de se laisser guider par cette merveilleuse femme. Avec elle, il faisait bon être un petit lâche…
— Réponds-moi, dit Agnès, ça s’est passé comment ? Oh ! je ne te demande pas cela par sadisme, crois-le. Seulement, j’ai besoin de me rendre compte…
— Je l’ai assommé, chuchota Hervé, d’une voix si faible qu’elle eut du mal à l’entendre.
— Comment ?
Il lui fit un récit scrupuleux du meurtre… Elle l’écouta attentivement, puis après un instant de réflexion demanda :
— Personne ne t’a vu ?
— Personne !
— Et…
— Oui ?
— Tu es certain qu’il soit mort ?
Hervé ouvrit la bouche pour protester, mais aucun son ne franchit ses lèvres. Cette question ne lui était pas encore venue à l’esprit car, jusque-là, il avait considéré son crime comme acquis.
— Certainement, Gnès… Certainement !
— Tu n’as pas vérifié ?
— Je… non ! Mais…
Il avait l’impression d’avaler un cube de glace. Ça lui râpait la gorge et lui gelait la poitrine. Le regard inquisiteur d’Agnès retrouvait son petit éclat méprisant de la veille.
— Enfant ! murmura-t-elle.
— Je ne m’en suis pas senti le courage…
— Tu as eu le courage de le frapper, mais pas celui de poser ta main sur sa poitrine !
— C’est comme ça, Gnès, se rebiffa Hervé. Pense ce que tu voudras, je n’ai pas osé… Tu sais, reprit-il, la théorie, c’est bien joli ; mais la pratique, c’est autre chose, Gnès, tout à fait autre chose… Je pense que tu ne t’en rends pas très bien compte.
La femme de Taride croisa ses mains et les pressa l’une contre l’autre, aussi fort qu’elle put, pour essayer de se décontracter. Elle n’était pas d’humeur à discuter. Une seule chose comptait pour elle : le Notaire était-il vraiment mort ?
— Il faut savoir, décida-t-elle.
— Savoir quoi ?
— Où nous en sommes… Tu vas retourner rue La Fontaine.
— Ah non, par exemple ! s’insurgea Hervé.
Elle s’impatienta, les sourcils froncés.
— Cesse de jouer les poltrons. Il s’agit de te renseigner discrètement chez les commerçants d’alentour…
— C’est ça, pour me faire remarquer…
— Personne ne te remarquera ! promit-elle.
Elle avait une telle force de persuasion qu’il commença à faiblir.
— Ensuite ? murmura-t-il.
— Tu iras dans les cafés… Tu écouteras… On doit parler de la chose, sapristi ! Nous ne pouvons demeurer dans cette incertitude…
Hervé hocha la tête.
— Bien, j’y vais !
Il se leva, se tint droit au milieu de la pièce, les jambes flageolantes, les joues souillées par sa jeune barbe à la pousse encore incertaine. Elle fut remuée par sa fragilité. Elle l’attira contre elle dans un élan quasi maternel.
— Je t’aime, chuchota Agnès.
Elle embrassa doucement les lèvres crispées du jeune homme, surveillant son regard afin de le voir basculer. Mais il la fixa aussi, d’un regard pathétique et humble de victime résignée.
Un Arabe, vêtu d’un complet trop grand et portant une cravate rouge sur une chemise à carreaux, actionnait sans joie les manettes d’un billard électrique. Le patron du café, un petit homme ventru au teint blafard, lavait des verres dans son bac à plonge, une cigarette neuve sur l’oreille…
Hervé, qui venait d’entrer dans l’établissement — le plus proche café du taudis du Notaire — songea qu’il lui serait malaisé d’obtenir des renseignements à cette heure creuse de la journée. Il devrait attendre la sortie des usines. Alors les bars de la rue s’empliraient d’une foule bavarde. Mais il ne se sentait pas la patience d’attendre. Depuis qu’Agnès avait émis des doutes sur la mort du Notaire, un espoir insensé s’était emparé de lui. Et si sa victime n’était pas morte ? Recommencerait-il ? Il savait que non. Jamais plus il ne pourrait accomplir ces gestes terribles, s’acharner sur la chair d’un homme pour y éteindre la vie qu’elle abritait.
L’Arabe réussit un coup heureux. Une série d’ampoules multicolores s’alluma dans un fracas de cataracte. Des chiffres lumineux dansaient sur le cadran bariolé de l’appareil. Hervé s’intéressa momentanément à la partie. Il aimait les billards électriques parce qu’à eux seuls ils contiennent toute la joie populeuse d’une fête foraine.
Un guenilleux vêtu de noir entra dans le café. L’arrivant était petit, et son grand nez le faisait ressembler à un corbeau. Hervé lui accorda un regard distrait…
— Ce sera un petit rosé, annonça Ficelle.
Il vida son verre dès qu’on le lui servit et s’approcha de l’Arabe qui martyrisait le dessous du billard à coups de genou pour essayer de dévier la trajectoire de sa dernière bille d’acier.
Hervé pesait d’une jambe sur l’autre, hésitant à questionner le patron. Mais il avait trop besoin de savoir…
— Donnez-moi un autre quart Perrier ! demanda-t-il.
Le taulier s’essuya les mains à son tablier bleu.
— Vous avez la pépie ? remarqua-t-il aimablement en décapsulant la bouteille.
— Oui, fit Hervé… J’ai un peu bringué chez des copains cette nuit, et…
Il clapa de la langue. Le bistrot sourit finement comme un homme qui ignore la gueule de bois et aime que ça se sache.
— Ah ! voilà, dit-il en replongeant ses bras maigrichons dans l’eau douteuse du bac.
Hervé sentit qu’il ne fallait pas laisser s’éteindre la conversation.
— On a failli venir prendre un pot avec mes potes, mais vous étiez fermé, dit-il…
— Oh ! repartit le mastroquet, ce n’est pas étonnant, je boucle après l’apéro… Autrement tout ce qu’on peut espérer, c’est quelques poivrots qui vous font tartir une soirée complète en buvant un rouge…
— Sans blague ?
— C’t’ un quartier de fauchés ! À part les gens des puces. Mais quoi, c’est trois jours par semaine…
Il baissa le ton, montrant, d’un hochement de menton qu’il voulait discret, Ficelle et l’Arabe.
— Les autres jours, voilà le style de clients !
Hervé rit nerveusement. Il se pétrissait les doigts.
— C’est vrai, dit-il… Je me rappelle un jour… Vous aviez un type à moitié schlass, un clochard de par ici…
— C’est curieux, dit le taulier…
— Quoi ? fit Hervé, la gorge nouée.
— Je me rappelle pas vous avoir vu ici…
Il y eut un silence que le garçon déplora intensément. Il voulait remettre la conversation sur la bonne voie, mais ne savait trop comment s’y prendre.
Il en fut réduit à pousser un nouveau rire, tellement faux que le cabaretier en sursauta.
— Je revois le clodo dont je vous parlais… Un drôle de type, vous vouliez le foutre dehors, mais il disait qu’il avait le temps parce qu’il habitait juste à côté…
— Vous avez décidément meilleure mémoire que moi, dit le patron en alignant ses verres propres par rang de taille… Remarquez, des mecs bourrés à la clé, il en défile tellement, dans un café !
Il essuya de nouveau ses mains, cueillit la cigarette sur son oreille et l’alluma.
— Mais je vois le bonhomme que vous dites, reprit-il.
Le cœur d’Hervé fit un bond. Il s’efforça de prendre un air souverainement indifférent.
— Ah oui ?
— Figurez-vous que ce cornichon-là s’est flanqué par la fenêtre de son cagibi cette nuit.
— Pas possible !
— Si… Et personne n’a rien entendu. Il est resté des heures à agoniser sur le pavé de l’impasse.
— Il est mort ? demanda Hervé.
— À l’heure qu’il est, sûrement… Quand on l’a emmené à Beaujon, il était déjà dans le coma…
Hervé ressentit simultanément une joie sauvage et une profonde angoisse : joie d’apprendre que le Notaire n’avait pas été tué, angoisse de le savoir dans le coma. Si sa victime mourait maintenant, son crime lui paraîtrait moins grand, du fait qu’il n’était pas mort sur le coup…
Il s’empressa de changer de sujet, émit quelques considérations sur le temps, paya et s’en fut, l’âme légère.
Il gagna le plus proche bureau de poste sans s’apercevoir que le petit homme noir au gros nez le suivait.
Il prit un jeton de taxiphone et chercha sur l’annuaire le numéro de l’hôpital Beaujon. Lorsqu’il eut le service des entrées, il demanda des nouvelles d’un certain Lucien Valmy. Une chance qu’Agnès lui eût donné le nom véritable du Notaire !…
Le ton du préposé manquait d’enthousiasme. On demanda à Hervé qui il était, et il répondit sans se démonter qu’il était un parent du blessé.
L’attente fut assez longue. Hervé étouffait dans sa cabine. Une odeur de Cologne à bon marché et de tabac refroidi flottait dans le réduit. Hervé récitait du plus profond de son être une ardente prière…
« Mon Dieu, faites qu’il vive ! Tant pis pour Agnès ! Tant pis pour nos projets ! Faites qu’il vive ! »
Si on lui apprenait le décès du Notaire, il éprouverait le plus gros chagrin de sa vie. Il ne comprenait pas pourquoi, mais il était certain de la chose. Un chagrin plus considérable que celui causé par la mort de son père.
Il ne songeait même pas à se réjouir qu’on eût conclu à un accident.
Pour l’instant, son impunité ne l’intéressait pas.
— Allô ! grommela la voix rêche de son interlocuteur…
— Oui, fit Hervé.
Il ferma les yeux pour ne plus voir les graffitis couvrant les parois de la cabine.
— Etat stationnaire, dit la voix indifférente… Les médecins ne peuvent encore se prononcer…
Hervé n’eut pas la force de remercier. Il raccrocha brusquement et essuya d’un revers de main son front en sueur.
« Il vivra ! » décida-t-il.
Chaque fois qu’il essayait d’ouvrir les yeux, il voyait tourner des cercles concentriques sur l’étendue blanche du plafond. Des cercles pareils à des reptiles réguliers qui se seraient tordus inlassablement sur eux-mêmes en se retrouvant toujours à leur point de départ…
Très vite, il rabattit ses paupières pour échapper à cette cauchemardesque rotation. Il préférait le noir gluant de sa propre nuit et son silence sépulcral… Mais le phénomène des disques trouvait sa réplique dans le noir… Au lieu des cercles au mouvement perpétuel, c’étaient ses pensées qui tourniquaient, lentement, sur un rythme inhumain de rêve avorté. Pas exactement des pensées, mais des bribes de souvenirs sans enchaînement logique.
Il voyait une plage immense, peuplée de gens ivres d’infini qui couraient se précipiter dans l’eau… Et cela tournait comme ces chaînes de cartes postales qui accomplissent une rotation complète sur l’appareil qui les supporte. Après la plage, il y avait l’alcôve au papier jaune à rayures marron. L’alcôve, ornée d’un amour en plâtre, ventru, joufflu, dont les ailes ressemblaient à deux petites flammes de briquet… L’alcôve avec le divan d’acajou… Des draps d’un blanc éblouissant. Une femme, toujours la même, à la peau brunie. Ensuite… Ensuite, il y avait un vide, comme s’il manquait une carte de collection…
Il rouvrit les yeux, croyant entendre une voix… Oui, c’était une voix. Un visage s’interposa entre lui et les cercles écœurants du plafond.
— Vous m’entendez ?
Pourquoi diable, lui posait-on une question aussi saugrenue ? Il essaya de répondre oui, mais il comprit que jamais ses lèvres ne pourraient remuer. Il rêvait ! Il rêvait qu’un visage se penchait au-dessus de lui, comme au-dessus d’un puits très profond… Et il rêvait qu’il ne pouvait pas parler, qu’il ne pouvait penser qu’à travers un dédale de clichés embrouillés…
La voix n’insista pas, le visage se retira… Il se demanda alors si cette figure de femme s’était penchée sur lui, ou bien si c’était lui qui s’était penché sur elle. Les cercles reprirent leur languissante sarabande.
Jeanne Huvet quitta la chambre du Notaire, sans bruit, de cette démarche dépourvue de pesanteur des infirmières. Dans le couloir elle se trouva nez à nez avec un garçon de salle musculeux qui poussait devant lui une civière à roulettes.
— Ça boume, le clodo ? demanda-t-il en souriant.
— Il tient toujours le choc, fit Jeanne… Quelque chose me dit qu’il s’en tirera…
L’autre, un sanguin au front étroit, esquissa une moue hautement réprobatrice.
— Ce serait un père de famille, il serait déjà canné !
— Tout le monde a le droit de vivre, riposta Jeanne avec humeur…
Elle s’éloigna le long du large couloir carrelé de blanc, tandis que l’homme de salle suivait d’un œil avide le tendre balancement de ses hanches. Jeanne s’en fut frapper au bureau du chef de clinique. Le docteur Rabillou ressemblait à un gorille sans poils.
Il était massif et rigoureusement imberbe. Son aspect aurait été repoussant s’il n’avait eu les meilleurs yeux du monde. Il y avait dans ce visage antédiluvien un rayonnement qui impressionnait davantage que son physique monstrueux.
Il était en train de troquer sa tenue de travail contre son veston lorsque la jeune infirmière entra.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda le praticien.
— Je viens au sujet du clochard, docteur…
— Oui ?
Le sourire d’accueil de Rabillou fit place à une moue professionnelle qui traduisait son attention inquiète.
— Il a ouvert les yeux… Je suis sûre qu’il a repris connaissance, mais il semble ne pas entendre… Ne pas voir…
Le docteur retrouva son sourire.
— Ma petite fille, on ne dirait pas que vous avez déjà trois ans de pratique : il est encore sous le coup de l’anesthésique, parbleu…
— Vous êtes sûr ? laissa échapper la jeune fille.
— Naturellement ! On dirait que vous éprouvez une tendresse particulière pour ce pauvre bougre ? remarqua Rabillou.
— Il m’intéresse, reconnut l’infirmière…
— Vous l’aviez déjà vu ?
— Non, jamais… Mais je trouve son comportement étrange…
— Quel comportement peut bien avoir un gars venant de subir l’opération du trépan ! ironisa le chef de clinique.
— Je voulais dire son délire…
— Vraiment ?
— Oui… Il n’a pas eu le délire d’un clochard…
Rabillou plaçait sa blouse blanche sur un cintre en matière plastique et la rangeait dans une armoire de fer. Il se retourna, surpris par le comportement de la petite Huvet.
— En quoi le délire d’un clochard peut-il se différencier du délire d’un autre homme ?
— Par le langage, fit Jeanne, gravement. Même inconscient, un homme ne peut employer que le vocabulaire qu’il connaît…
— Ça, c’est juste ! Voilà qui est bien raisonné… Et votre ramasseur de mégots s’exprime comme un pair d’Angleterre ?
— Comme un pair d’Angleterre qui parlerait français, fit Jeanne avec un franc sourire.
Rabillou examina le petit visage constellé de taches de son de son interlocutrice. Jeanne avait un nez retroussé, des cheveux châtains coupés court et des yeux noisette, délurés. Elle ressemblait davantage à une petite main de la haute couture qu’à une infirmière… Sa bouche était celle d’un titi de Paris, moqueuse et prompte à rire.
— C’est assez surprenant, convint Rabillou. Seulement on ne naît pas clochard : on le devient. On a vu des gens de l’élite finir à l’Armée du Salut. Pour ma part, je connais un de mes condisciples — et pas le moins brillant — qui demeure, si j’ose dire, sous le pont de Grenelle.
Jeanne hocha la tête. Elle était songeuse.
— Vous ne trouvez pas cela passionnant, docteur ?
— Pas du tout ! La condition de miséreux comporte certainement une grande part de vraie sagesse, mais j’estime que chaque vivant se doit un peu à ses contemporains. L’individualisme poussé aussi loin est une chose déprimante, une insulte à la vie…
Le regard pétillant de Jeanne s’assombrit.
— Je suis de votre avis, mais ce que je trouve passionnant, expliqua-t-elle, c’est le fait qu’ayant un clochard parmi nos malades, nous nous apercevions qu’il a été un homme bien !
Rabillou repoussa la porte de l’armoire de fer après y avoir pris sa serviette de cuir noir.
— Eh bien ! vous voilà avec une énigme à déchiffrer, ma petite fille, dit le médecin en donnant une chiquenaude à l’oreille de Jeanne. Vous voyez que votre ingrat métier comporte quelquefois des joies intellectuelles…
Il la refoula dans le couloir et s’apprêtait à gagner la sortie, mais il lut une muette supplique dans l’expression de Jeanne.
— Bien, dit-il, nous allons passer voir ce grand d’Espagne déchu…
Jeannette l’escorta, joyeuse comme un jeune chien qu’on emmène en promenade.
On comptait des gouttes dans un verre. Le Notaire voyait tomber les perles brunes. Elles devenaient de minuscules nuages ocrés qui se diluaient dans l’eau, et la coloraient.
Cela aussi, c’était une carte postale de son dévidoir perpétuel. Mais elle s’attardait au lieu de faire place à la suivante… La main tenant le compte-gouttes grossissait, grossissait, comme un plan cinématographique qui finit par emplir tout l’écran… Il y avait une bague à l’auriculaire de cette main…, une bague bizarre dont le chaton représentait une serre de rapace tenant un rubis… Le phénomène monstrueux de grossissement continuait. De la main on passait au petit doigt, puis à la bague… Les serres du rapace s’ouvraient, laissaient tomber la pierre et fondaient doucement sur le visage du Notaire. Il eut peur. Il ne voulait pas mourir… Il ne voulait plus. Il avait cherché une autre mort et l’avait trouvée auprès des années de patient naufrage. C’est dur de faire naufrage lorsqu’on sait nager… Plus dur peut-être que de se sauver lorsqu’on ne sait pas nager… Il n’était pas prêt pour la vraie mort. Il sentit les serres aiguës pénétrer sa chair. Il cria de toutes ses forces ! Cela provoqua dans sa tête une sorte d’explosion dorée… Un brouillard y succéda, d’où deux figures anciennes naquirent. Une figure de femme, une figure d’homme, lisse, affreuse, sans cheveux, sans cils…
Il voulut se raccrocher à ces nouveaux venus. Sa main eut un frémissement. Rabillou le devina et prit le poignet du Notaire…
— Mais oui, mais oui, murmura-t-il…
Le Notaire fut rassuré.
— Je ne veux pas, balbutia-t-il. Je ne veux pas… Je n’ai pas fini de faire le tour du problème…
Jeanne toucha le bras du praticien.
— Qu’est-ce que je vous disais, docteur ?
Il eut un acquiescement préoccupé.
— Nous allons avoir du mal avec ce phénomène, s’il s’en tire, prédit Rabillou.
— Pourquoi ?
— Mais parce que c’est un alcoolique… Il n’a pas fini de voir des chauves-souris, le bougre !
Il contempla un instant la tête enrubannée du miséreux. Les paupières gonflées, le nez couvert de minuscules cratères, la bouche tordue et la barbe hirsute composaient un masque peu engageant sous lequel l’ancienne personnalité de l’homme s’était endormie.
— Quel répugnant mystère, fit Rabillou en lâchant le poignet de son malade. Dès que ce sera possible, vous direz à Béjard qu’il rase ce vieux dégueulasse afin qu’il soit un peu plus présentable…
Agnès avait promis à Hervé qu’elle téléphonerait vers sept heures du soir pour connaître le résultat de sa petite enquête. Elle fut exacte à ce rendez-vous.
Lorsque la sonnerie d’appel retentit dans son studio, le jeune homme fumait nerveusement une cigarette à bout doré en guignant l’appareil. Il attendait depuis bientôt une heure et au fur et à mesure que se rapprochait l’heure fixée par sa maîtresse, il sentait grandir en lui un curieux effroi. Il avait peur des réactions d’Agnès. Lorsqu’elle saurait que, jusqu’à preuve du contraire, il avait échoué dans sa délicate mission, elle l’abandonnerait. Cette éventualité terrorisait Hervé. Bien que, depuis la nuit précédente, son amour pour Agnès se fût quelque peu transformé, il ne se sentait pas le courage de vivre sans elle. De plus, il n’en avait pas les moyens. Elle l’avait habitué à la facilité, au confort… Il regardait son gentil appartement, ses complets élégants et il n’acceptait pas de renoncer à tout cela d’un cœur léger pour retomber dans une médiocrité que le mot bohème couvrait mal…
L’amour qu’elle lui dormait avait fini par se confondre avec d’autres satisfactions plus bassement matérielles. Hervé ne parvenait plus à les dissocier.
La sonnerie du téléphone marquait le point culminant de son appréhension. Il respira un grand coup, décrocha et attendit.
La voix nette d’Agnès chuchota :
— Allo ! C’est toi ?
Même quand la jeune femme parlait bas, son ton restait ferme et déterminé.
— Oui, dit Hervé… Il n’est pas mort en plein, Gnès…
Il attendit les réactions de son interlocutrice invisible. Il savait qu’à cet instant précis elle fixait un point quelconque de la pièce où elle se trouvait, ardemment, cruellement, comme si c’eût été lui…
— Je ne comprends pas la nuance, dit-elle… Qu’appelles-tu « en plein » ?
— Il est dans le coma, Gnès…
Il eut honte de sa voix geignarde. En prononçant le mot « coma » il prenait un ton d’excuse… Il promettait aussi, implicitement, ce qu’en lui-même il refusait de toute son âme. Il se dit que peut-être cela constituait une sorte de sacrilège. En laissant entendre que la mort du Notaire était imminente, ne déclenchait-il pas des forces occultes qui risquaient de le prendre au mot ?
Il eut honte de sa faiblesse, de sa lâcheté.
— En tout cas, reprit-il, on a conclu à un accident…
Elle ne parlait pas. Hervé s’affola. Il se mit à crier des « allô » désespérés dans l’appareil.
— Gnès ! Tu es là ? Réponds-moi, Gnès ! geignait le jeune homme.
— Pour l’amour de Dieu, ne t’excite pas ainsi, fit Agnès.
Il soupira :
— Tu en as de bonnes…
C’était l’instant décisif. Il savait que tout pouvait se terminer à ce moment-là… Elle hésitait encore.
— Que faut-il faire, Gnès ?
— Attendre, dit-elle.
— Tu viens, demain ?
— Peut-être… Bonne nuit !
Son bonne nuit était une menace. Elle raccrocha. Hervé se mit à tapoter la fourche du téléphone. Il lui fallut un moment pour comprendre que c’était inutile. Agnès l’avait déjà un peu quitté.
Il repoussa le poste blanc sur la tablette du divan et s’en fut à sa fenêtre pour appuyer son front brûlant contre la vitre fraîche… Un jour poisseux agonisait derrière les carreaux…
Le réverbère venait de s’allumer, irritant des phalènes chancelantes qui commençaient leurs rondes autour de cette source lumineuse… « Voilà la nuit », songea Hervé en frissonnant.
Pourquoi ne pouvait-il plus la supporter ? Pourtant il n’était pas encore un assassin… C’était peut-être sa dernière nuit d’homme normal.
Il se mit à penser à Aurore. Le souvenir de cette fille rencontrée à La Frite l’avait harcelé toute la journée…
Mais maintenant son image avait une insistance intolérable.
« Je lui ai dit que j’avais tué un homme, pensa Hervé… Et ce n’était pas vrai… Elle pense à moi comme à un meurtrier… »
Il eut brusquement besoin de la revoir pour la détromper. Il voulait lui dire qu’il était un garçon comme les autres… Mais où la retrouver ? Il ne savait rien d’elle.
« Je vais aller au cinéma, décida Hervé… Ensuite je retournerai à La Frite ; peut-être y reviendra-t-elle aussi ? »
Ficelle vit sortir Hervé de chez lui et s’enfonça sous le porche qui l’abritait depuis plusieurs heures… Exposé dans un courant d’air sournois, l’homme au nez de rapace s’était enrhumé et il éternuait toutes les deux minutes avec une violence qui lui faisait jaillir les yeux hors des orbites…
Il attendit que le garçon eût pris du champ et lui emboîta le pas sans hésiter. Jadis, Ficelle avait fait un stage chez un détective privé, lequel, moyennant un salaire de famine, le chargeait de filer des petites bourgeoises adultères. À cette époque heureuse d’avant-guerre, ses copains l’avaient surnommé « L’œil du bidet »… Ficelle avait abandonné le métier, mais il avait gardé de cet apprentissage le goût de la filature et l’art de regarder par les trous de serrure.
Hervé marchait vite, mais Ficelle trottinait comme un rat. Son allure glissante lui permettait d’évoluer dans la foule avec un maximum d’efficacité. Il ne quittait pas des yeux la silhouette dansante du jeune homme… Lorsqu’il éternuait et que son regard se brouillait, l’espace d’une seconde, il pressait le pas pour compenser cette brève absence de visibilité. Il ne voulait pas perdre Hervé. Il n’était pas certain que la maison où le garçon venait de passer deux heures était la sienne, et dans ce doute il avait décidé de le suivre aussi longtemps qu’il le faudrait jusqu’à ce qu’il fût sûr du domicile de son « client ».
Hervé descendit jusqu’à Clichy et s’arrêta devant le Wepler. On y donnait un film autrichien, à l’eau de rose. Il hésita devant les photos qui tapissaient le hall, puis se décida à entrer, bien que cette bande ne le sollicitât pas outre mesure, simplement parce qu’il arrivait à un début de séance…
Ficelle le regarda tendre son ticket au contrôleur… Comme il n’avait pas sur soi les quatre cents francs nécessaires à l’achat d’une place, le clochard attendit un moment devant l’établissement. Il réfléchissait en triturant son long nez en forme de sabot de lutin. Cet appendice était une source de bonnes idées. Il n’avait jamais trahi Ficelle… Une fois de plus, il remplit l’un de ses principaux offices…
Ficelle sortit de sa poche l’argent qui s’y trouvait. Il le compta d’un regard expert, bien qu’il eût déjà une notion approximative de sa position financière. Deux cent dix francs !
Il entra dans un café voisin du cinéma.
— Un rosé et un jeton ! demanda-t-il au barman.
Il avala le vin pour donner du liant à ses pensées et descendit au sous-sol. Il s’y battit un instant avec d’énormes annuaires, trouva ce qu’il cherchait et composa un numéro.
C’était celui d’un café de la rue Ordener. Une voix d’homme un peu impatiente l’avertit qu’on écoutait.
— Je voudrais parler à Mâme Tontaine… Ici, c’est son ami Ficelle, vous pourriez-t-y gueuler un coup dans la cour pour l’appeler ?
Le cafetier répondit qu’il n’était pas commissionnaire mais consentit néanmoins à faire héler Tontaine. Trois longues minutes s’écoulèrent. Ficelle en profita pour achever d’ourdir son plan de bataille.
— C’est moi, Tontaine ! annonça l’intéressée.
Tontaine était une énorme matrone moustachue. Elle avait dû maigrir en dévalant son escalier, car elle soufflait comme une locomotive.
— C’est Ficelle…
— Ah ! Bon, alors ?
Le petit homme-corbeau renifla son rhume.
— Faut que tu me rendes un grand service, Tontaine…
Ficelle ne demandait jamais rien à personne. C’était lui qui, d’ordinaire, assistait ses semblables…
— À ton service, répondit Tontaine dont la respiration prenait un ton de plus en plus sifflant…
— Tu sais où joindre ton frère ? questionna Ficelle.
— Oui, il est toujours en belote au Pigeon Vert à ces heures…
— Tu pourrais pas lui dire qu’il vienne tout de suite me donner un coup de main ?
— Un coup de main ? s’étonna la grosse femme de sa voix chantante où perçait l’accent corse.
— C’est grave, je lui expliquerai… Je suis dans le café juste à côté du cinéma Wepler. Je m’excuse pour le dérangement, hein ?
— Y a pas de mal, fit Tontaine, je vais envoyer Lulu lui dire…
— Merci, répondit Ficelle, et par pure courtoisie il crut bon d’ajouter : « Ça va ? »
— Ça va, conclut Tontaine, à part que ce pauvre Albert me manque…
Ficelle refit surface et choisit un angle du comptoir pour commander un second rosé. Rosé d’attente, celui-ci, qu’il but à petites gorgées gourmandes, en surveillant l’entrée du café.
Il savait bien que Tino Mattei, le frère de Tontaine, n’avait pas le don de surgir à volonté lorsqu’on avait besoin de lui, mais il ne déplaisait pas à Ficelle d’imaginer ce miracle. Son humeur contemplative se nourrissait de sortilèges.
Il ne savait pas trop comment Tino réagirait devant cette mobilisation, mais il avait bon espoir. Le frère de Tontaine était un dur à cuire du genre peu commode, seulement le Notaire lui avait été naguère de quelque utilité pour une histoire embêtante. Tino ne refuserait sûrement pas son concours.
Taride avait ses bureaux avenue George-V, près de l’hôtel du même nom. Ceux-ci occupaient tout un étage et on y jouissait d’une vue unique sur les Champs-Elysées. Lorsque Eva poussa la porte de verre dépoli sur laquelle des caractères en relief annonçaient pompeusement « Consortium Français de Publicité », la plupart des employés étaient déjà partis et il ne restait plus que Mlle Marthe, la secrétaire particulière du grand patron. Elle n’avait pas vingt-cinq ans, mais c’était déjà une vieille fille, avec tous les stigmates de cette fatale condition. Elle était sèche, anguleuse, sévère. Eternellement soucieuse, elle riait toujours avec difficulté et seulement lorsque son patron faisait une plaisanterie.
En voyant entrer la belle-fille de Taride, elle eut un froncement de sourcils surpris.
— Bonjour, mademoiselle Marthe, dit Eva, Henri est là ?
La secrétaire fut choquée d’entendre appeler son patron par son prénom. Elle trouvait la chose deux fois inconvenante : parce que Eva était une gamine, et parce qu’elle était la belle-fille de Taride.
— Oui, mademoiselle, dit Marthe en gagnant déjà la porte marquée « Private ».
— Laissez, l’arrêta Eva, je m’annoncerai moi-même…
Elle passa devant la secrétaire médusée et ouvrit la porte interdite, sans seulement se donner la peine de frapper.
Tout était hardi dans la profession d’Henri Taride. Il avait voulu que son bureau personnel causât un choc au visiteur. C’était une pièce presque futuriste, au mobilier de verre et d’acier chromé. Au mur, un seul tableau, mais signé Picasso. Lorsqu’il actionnait une tirette de son immense bureau, la partie latérale pivotait, découvrait un luxueux petit bar copieusement achalandé en boissons rares et pourvu d’un minuscule réfrigérateur.
Bien entendu, une nuée de téléphones garnissaient le bureau. Sur leurs cadrans, les voyants lumineux, verts et rouges, ne cessaient de fonctionner, en des signalisations mystérieuses qui faisaient ciller les interlocuteurs du publiciste.
Taride examinait une maquette destinée au relancement d’une vieille marque d’apéritif tombée en désuétude et rachetée par un ex-concurrent en plein développement.
Son œil excédé étudiait le projet, qu’il annotait en marge au moyen d’un crayon. Il leva les yeux et fut encore plus ahuri que sa secrétaire en voyant paraître Eva. La jeune fille n’était peut-être pas venue trois fois à son bureau depuis qu’il avait épousé sa mère.
— Par exemple, dit-il.
Il se dressa à demi, songea qu’après tout il n’avait pas à se mettre en frais de mondanités pour cette petite folle et retomba dans son large fauteuil pivotant.
— Je te dérange ? demanda Eva d’une voix qui disait que cette éventualité lui importait peu.
Elle s’assit négligemment sur le coin du bureau et se mit à farfouiller sur le meuble à la recherche de cigarettes.
Henri la contemplait avec une ironie amère. Il la trouvait très belle et de confus regrets le troublaient. Sa belle-fille portait un tailleur bleu pâle, avec un sac et des chaussures assortis.
— Tu viens réciter le compliment que ta mère a dû t’apprendre ? fit l’homme d’affaires en glissant le projet d’affiche dans une vaste enveloppe.
— Pas exactement, riposta Eva. Oh ! bien sûr, elle m’a joué sa scène de maman-à-la-page-qui-ne-veut-pas-avoir-l’air-de-se-fâcher.
Elle venait de trouver l’étui de peau de porc aux cigarettes, en prit une qu’elle alluma avec le gros briquet de bureau.
— Alors ? demanda Henri…
— Maman voulait que j’aie une explication avec toi…
— C’est ce que je pensais.
— J’ai accepté d’autant plus volontiers que je me proposais de te parler entre quat’z’yeux !
— Alors vas-y, je t’écoute…
La jeune fille montra la porte.
— Ta cigogne ne fiche pas le camp ?
— Si, répondit-il en souriant, mais de toute façon elle n’entre pas sans frapper, elle !
— Avec ses grandes oreilles, elle pourrait nous écouter…
— Rassure-toi, la pièce est insonorisée… Tu peux me débiter tes excuses sans arrière-pensée.
Eva ôta sa cigarette de ses lèvres, car la fumée lui piquait les yeux. Elle ne savait pas très bien fumer, n’aimait pas ça et si elle avait pris une cigarette, c’était simplement pour se composer une attitude dégagée.
— Mes excuses ! s’exclama-t-elle. Tu es fou, Henri… Je voulais te voir pour exiger les tiennes, au contraire !
— Quoi !
Elle eut envie de rire en voyant son air stupéfait et courroucé.
— Parfaitement, tu oublies que tu m’as giflée !
— Et je suis prêt à recommencer, le cas échéant, promit-il.
Eva écrasa la cigarette dans le bloc taillé empli de mégots.
Elle sauta du bureau et dit en gagnant la porte :
— Ça s’engage trop mal, Henri… Je pense que je ferais mieux de me tirer.
Sa tranquille assurance coupa le souffle à Taride. Il s’élança hors de son fauteuil tentaculaire et rattrapa Eva, alors qu’elle allongeait la main pour saisir la poignée.
— As-tu bientôt fini tes simagrées ! fulmina le publiciste. Bon Dieu, j’aimerais savoir ce qui t’arrive…
— Il m’arrive l’inévitable, Henri, fit-elle froidement. Il m’arrive une vie privée et ça ne m’amuse pas plus que toi ! Tu comprends, j’ai assez de mal à m’installer dans ma peau d’adulte, et ce ne sont pas tes momifies qui peuvent m’aider…
Elle avait des larmes dans les yeux. Taride ne l’avait jamais vue pleurer. Comme la plupart des hommes en pareilles circonstances, il fut désarmé.
— Allons, allons, mon lapin, raconte-moi…
Elle secoua la tête.
— Je n’ai rien à te raconter et je trouve absolument crétin que tu te croies obligé de m’appeler « ton lapin »…
Taride prit un ton léger pour masquer sa gêne.
— O.K., Eva, je te fais mes excuses pour la gifle…
Il fut récompensé par le sourire qu’il vit naître sur les lèvres de sa belle-fille.
— Merci, dit-elle, ça me tracassait, question de dignité, tu comprends. Ceci dit, j’avoue que je l’avais méritée.
— Eh bien ! je pense que tout malentendu est maintenant dissipé, décréta Taride, ravi… Tu m’attends une seconde, je donne quelques instructions à Marthe et nous rentrons…
— Tu n’as donc rien de particulier, ce soir ?
— Non, calme plat : pantoufles, télé, scotch et discussion familiale sur les derniers potins de Cinémonde, plaisanta Henri.
— J’ai une meilleure idée, fit Eva. Tu permets que je passe un coup de fil à la maison ?
— Je t’en prie, dit-il, vaguement intrigué.
Elle ne sut quel appareil téléphonique choisir.
— Je m’y perds dans ta panoplie de bluffeur, grogna Eva. Tu peux m’aider ?
Il composa lui-même le numéro de son appartement et tendit le combiné à sa belle-fille. Ce fut Agnès qui répondit.
— Bonsoir, ma poule, dit Eva, je t’appelle depuis le bureau d’Henri…
— Bravo ! s’écria Agnès.
— On vient d’enterrer la hache de guerre, poursuivit la jeune fille, et j’avais dans l’idée de me faire payer à dîner par Henri ; ça t’ennuierait de rester seule ce soir ? Tu comprends, on a encore un tas de choses délicates à se dire… Et autour d’un poulet basquaise, ces trucs-là ont l’air moins idiots…
Ce caprice arrangeait Agnès. Elle sauta sur l’occasion.
— C’est une très bonne idée, ma choute !
— Je savais que tu serais d’accord ; tu veux parler à Henri ? Tiens, je te le passe.
Taride n’était pas encore revenu de sa surprise. Il trouvait Eva de plus en plus inattendue. Elle lui passa l’écouteur en clignant de l’œil.
— Avoue que je t’ai eu !
— Votre fille est déchaînée, annonça-t-il à Agnès… Vous avez entendu ?
Agnès lui dit de profiter de cette sortie imprévue pour chapitrer Eva sans avoir l’air. Cette recommandation amusa beaucoup Eva qui s’était emparée du second écouteur.
— Où m’emmènes-tu ? demanda-t-elle après qu’il eut pris congé de sa femme.
— Où tu voudras !
— J’aimerais un petit restaurant sans histoire… Ensuite, je te ferai connaître une boîte marrante à Saint-Germain. Ça s’appelle La Frite. Dans le genre crassouillard, on ne fait pas mieux, tu verras !
La perspective de cette tournée des grands ducs amusait Taride et lui déplaisait. Jusqu’à la veille, il s’était forgé tant bien que mal une mentalité de « père de famille d’occasion », selon sa propre expression, pour la commodité de ses relations avec Eva ; mais il sentait que maintenant il serait plus malaisé de jouer les papas-gâteaux… D’ailleurs, ce rôle lui répugnait.
Ils quittèrent le bureau derrière Mlle Marthe et allèrent, sur les instances d’Eva, prendre l’apéritif au Fouquet’s.
Taride était à la fois flatté et gêné de s’y trouver en compagnie de cette toute jeune fille.
— Ça t’embête, hein ? dit Eva. Tu es connu et on va penser que je suis une de tes conquêtes !
— Rien n’est meilleur pour le standing, assura Taride.
Elle s’assit à ses côtés et lui prit le bras. Il voulut se dégager, sans attirer l’attention, mais elle tint bon.
— Voyons, Eva, protesta doucement Henri, ce genre de plaisanterie est amusante vis-à-vis des gens qui, ne te connaissent pas, te prennent pour ma petite amie ; mais songe aux autres ! Ils vont crier au scandale.
— Tu n’es qu’un ignoble bourgeois, Henri, lui chuchota-t-elle à l’oreille.
Et afin de porter le comble à la gêne de Taride, elle blottit sa joue contre son épaule, d’un petit air frôleur et extasié, en surveillant entre ses longs cils baissés les clients surpris qui les regardaient.
Il avait fallu à Tino Mattei tout son sens profond de la famille pour répondre à l’appel de sa sœur. Lorsqu’il était en pleine belote, à cent francs le point, avec ses potes, il n’aimait guère les interruptions. Que Tontaine lui demandât de rejoindre cette cloche de Ficelle, voilà qui n’était pas fait pour apaiser sa mauvaise humeur. Plus que tout, Tino avait le respect des valeurs et, sa modestie mise à part, il se situait très haut par rapport à Ficelle sur l’échelle sociale.
Aussi, en franchissant la porte du café où l’attendait le petit homme, son visage était-il hermétique et son œil luisant de Méditerranéen possédait-il une fixité inquiétante…
Il découvrit Ficelle au comptoir et marcha à lui d’une allure souveraine qui, plus que son air buté, disait sa réprobation.
Le clochard eut un sourire éperdu en voyant s’approcher le caïd. Comme tous les faibles, Ficelle admirait la force. Or, Tino représentait la force. Il était costaud dans sa quarantaine et ses cheveux noirs et plats de Corse, plantés bas sur le front, lui donnaient confusément l’aspect d’un taureau. Son élégance un peu ostentatoire soulignait la largeur de ses épaules et on devinait ses biceps à travers le tissu de gabardine bleu pétrole.
— C’est rudement gentil d’être venu, dit Ficelle.
Tino se mit face au bar, sans regarder son interlocuteur, comme un cheval de retour à l’écurie. D’un mouvement élégant, il frappa le comptoir avec sa chevalière massive.
— Un Ricard sans eau ! commanda-t-il.
Il attendit l’exposé de Ficelle, sans faire quoi que ce soit pour le faciliter. Toute sa personne privée de belote et meurtrie dans sa dignité secrète révélait une patience mal contenue, une nonchalance blasée qui serraient le gosier de Ficelle.
— Il se passe des choses, attaqua pourtant ce dernier.
Comme Tino restait muet, il poursuivit.
— Mon ami le Notaire, que tu connais, parbleu ! a été estourbi cette nuit, juste après que je suis allé lui demander un avis pour Albert, ton beauf !
Rappeler discrètement les mérites du Notaire était de bonne politique. Ficelle sentit un amollissement dans le maintien rageur de Tino.
— Comme je partais de chez lui, j’ai aperçu un mecton dans son impasse. Un gars blond qui semblait attendre… Et puis, c’t’aprême, qu’est-ce que je trouve, chez Rigodier, le bistrot de la rue La Fontaine ? Mon gars blond qui tirait les vers du nez au taulier pour savoir si le Notaire était canné ou pas… À mon avis, c’est lui qui s’est fait le Notaire… C’est étonnant, parce que c’est un mecton qu’est pas de not’monde. Le genre fils à papa si tu vois ce que je veux dire…
Il se tut, louchant sur son verre vide qu’il n’avait plus les moyens de faire remplir. Cette fois, Tino semblait accroché. Le court récit de Ficelle avait traversé sa carapace de maussaderie.
— Et alors ? fit-il…
— Alors, poursuivit Ficelle, j’ai filé le train au gars… Il est allé rue du Square-Carpeaux dans une maison qui fait presque le coin… Il y est resté deux plombes. Ensuite il s’est fait la malle et le voilà qu’assiste, tandis que je te cause, à la séance du Wepler…
— Tu m’as appelé pourquoi ? demanda Tino, circonspect, car le caïd aimait bien savoir où il allait.
On arrivait au point crucial du plan-Ficelle. Le loqueteux passa un doigt fortement onglé entre le col de la chemise et sa peau fripée. Des verrues écailleuses proliféraient sur son cou de dindon.
— Je m’ai dit que tu pouvais prendre les choses en main, dit-il d’un ton hasardeux. Mettons que tu chopes le gars entre quat’z’yeux pour savoir la vérité… Hein ? Avec toi, il ne peut pas moins faire que de s’allonger… Alors, quand on est bien certain que c’est lui, Coco la Jolie et moi, on se le paye ! Voilà…
Tino avait bu son verre pendant cette dernière partie de l’exposé. Il le désigna au barman.
— Un autre ? fit le garçon.
— Oui.
— Et pour moi aussi, dit Ficelle.
Mattei réfléchit. Cette histoire lui semblait bizarre et en tout cas intéressante. Le Corse possédait un sixième sens qui l’avertissait chaque fois qu’il se trouvait devant un filon. Ce qui l’avait le plus frappé dans la narration de Ficelle, c’était l’expression « fils à papa » par laquelle il avait désigné le meurtrier supposé. Il songeait que, si Ficelle ne se trompait pas, il s’agissait peut-être de quelque fils de famille aux instincts dépravés qui avait voulu goûter au meurtre et s’était fait la main sur un pouilleux, afin de limiter les risques.
Bien défrichée, cette piste pouvait conduire tout droit à une mine aurifère.
— Y a longtemps qu’il est au kino, ton zèbre ?
— Ça va faire deux plombes, affirma Ficelle après un coup d’œil à une pendule-réclame.
— Alors il va bientôt sortir, je veux que tu me le montres…
Ficelle se dit que Tino acceptait son plan et il fut débordé par la reconnaissance.
— Je te remercie, dit-il, l’œil fondant. T’es vraiment un ami…
Tino lança un billet de mille froissé sur le zinc.
— J’ai mes godets, protesta mollement Ficelle.
Mais Tino sembla ne pas avoir entendu et régla l’orgie de Ficelle en même temps que ses deux consommations.
Ils sortirent et s’embusquèrent dans le hall du cinéma, derrière un panneau indiquant les horaires des séances. La nuit était floue, cotonneuse, à cause d’un brouillard ténu qui frissonnait autour des lumières. Une foule stagnante, la foule des séances de nuit, tourniquait sur la place Clichy.
Ils n’eurent pas longtemps à attendre. Au bout de dix minutes, les spectateurs commencèrent à sortir pour laisser la place à ceux qui piétinaient, sages et muets, devant les guichets.
— Le v’là ! souffla Ficelle.
En effet, Hervé venait de sortir dans la première vague. Il clignait des yeux aux lumières retrouvées. Il fit quelques pas sur le trottoir et entra chez Chariot.
— Le v’là qui va bouffer des huîtres, maintenant, dit Ficelle. Tu te rends compte s’il a des moyens, ce mec ?
Mattei étudiait le jeune homme d’un regard aussi implacable que l’objectif d’un appareil photographique. Rien ne lui échappait. Il s’aperçut que Ficelle n’avait pas exagéré. Par ses manières plus que par sa mise, on se rendait compte qu’Hervé était en effet un « fils à papa ».
Lorsqu’il eut disparu à l’intérieur du restaurant spécialisé dans les « fruits de mer », Tino se tourna vers Ficelle.
— T’as l’impression qu’il crèche rue du Square-Carpeaux ?
— Il me semble… Je vais te dire, quand il est sorti, il n’avait pas le même vêtement qu’en entrant…
— En effet, admit Tino. Pourtant, c’est pas un quartier rupin…
— Quel numéro ?
— Au 1.
— Et il l’a estourbi comment, le Notaire ? Avec un feu ?
— Non, avec un morceau de tuyau qui traînait dans l’impasse…
— Où est-il, ce bout de tuyau ?
— Coco la Jolie l’a remisé… Elle voulait pas que les perdreaux le ramassent vu qu’ils croient, ces cons, que le Notaire est tombé de sa fenêtre…
Tino alluma une cigarette et souffla un long nuage bleu dans les yeux clignotants de Ficelle.
— Ecoute, fit-il… On ne doit rien faire pour l’instant, avant d’agir, il faut savoir où on met ses pieds… Je vais me rencarder rue du Square-Carpeaux sur le jeune milord. Toi, continue de lui filer le train… T’as de l’oseille pour s’il prendrait un taxi ?
— Non, soupira Ficelle.
Mattei lui tendit un billet de mille, aussi froissé que celui qu’il avait jeté sur le comptoir.
— Penses-tu ! bégaya Ficelle en secouant la tête.
Mais comme Tino gardait la main tendue, il prit le billet de banque et l’enfouit dans une de ses poches qu’il savait dépourvue de trou.
— Merci, Tino, je ne sais comment te dire…
Mais Mattei s’éloignait déjà sur le trottoir ruisselant de lumières multicolores.
Le Corse rangea sa tire rue Marcadet et se rendit à pied rue du Square-Carpeaux.
Il arriva devant la maison d’Hervé, l’apprécia d’un coup d’œil et chercha une concierge. Il n’en trouva une que deux immeubles plus loin. C’était une petite vieille, noire et malpropre, avec un fichu, un chignon et une surdité très avancée.
Tino commença par glisser cinq cents francs dans sa main préhensile et en clignant de l’œil l’attaqua.
— Vous connaissez le petit blond qui habite au 1 ?
Elle hocha la tête.
— De vue, oui…
— Comment s’appelle-t-il ?
Elle haussa les épaules.
— Je ne sais pas… Il n’y a pas très longtemps qu’il habite ici. C’est un étudiant, je crois… En tout cas, il ne s’embête pas. Il a une amie… Une femme de la haute qui vient le voir presque tous les jours. Sûr que c’est elle qui casque. Elle a au moins vingt ans de plus que lui…
Tino comprit qu’elle lui avait dit l’essentiel, et que tout ce qu’elle pourrait ajouter désormais ne serait que du rabâchage.
Il quitta la vieille femme, plus pensif encore qu’à son arrivée dans la loge-terrier.
Comme il s’attardait devant la maison d’Hervé, cherchant à y lire des présages, une Simca sport freina devant lui. Tino recula dans l’ombre, d’instinct. Tous les hommes de sa condition ont tendance à s’abstraire lorsqu’une auto s’arrête à leur hauteur.
Une femme élégante descendit de la voiture, traversa le trottoir et sonna à la porte du 1. Comme on ne répondait pas, elle recula d’un pas pour regarder les fenêtres. Constatant qu’aucune lumière ne brillait, elle sortit une clé de son sac et pénétra dans le studio.
« Tiens, tiens, songea le Corse, on dirait que je tombe à pic. » Il s’avança pour lire le numéro de la voiture et l’inscrivit sur un morceau de papier. Après quoi, il regagna son coin d’ombre pour attendre. La femme réapparut au bout d’un instant. Elle s’encadra dans la lumière du seuil. Tino vit qu’elle glissait un stylo dans son sac à main. Ensuite elle éteignit, referma la porte et monta dans la Simca sport. Lorsque les feux rouges de sa voiture eurent disparu, Tino se dirigea vers la sienne.
À petite allure, il regagna le Pigeon Vert. Le patron du bistrot l’avait remplacé à la table de belote et au moment où Mattei survint, il exhibait triomphalement un carré d’as.
Le Corse se mit à califourchon sur une chaise pour suivre les péripéties de la partie. Lorsque celle-ci s’acheva, il fît un léger signe au patron, et tous deux passèrent dans l’arrière-salle.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda le tenancier.
Tino lui fourra dans la main le morceau de papier sur lequel il avait noté le numéro minéralogique de la Simca.
— Il me faut le nom du mec à qui appartient cette brouette, annonça-t-il…
Le cabaretier approuva d’un bref mouvement de tête.
— Ça urge, dit Tino.
— T’auras ça à l’apéro de demain, promit l’autre…
— Je ne voudrais pas te décevoir, fit Taride en fronçant délicatement le nez, mais je trouve cet endroit plutôt infect.
Ils étaient à La Frite, Eva et lui. C’était la première fois que l’homme d’affaires pénétrait dans un établissement de ce genre. Il allait plus volontiers au Drap d’Or que dans les boîtes de Saint-Germain-des-Prés.
L’odeur nauséeuse de la friture recuite le chavirait. La hotte de ventilation qui surplombait le bac à frites ne suffisait pas à évacuer les effluves affreux. À ce remugle suffocant s’ajoutait l’odeur surette du gros rouge répandu.
— Comment diantre as-tu connu une boîte pareille ?
— Des amis m’y ont amenée, fit Eva, vexée, en regardant autour d’elle pour voir si le jeune assassin rencontré la veille s’y trouvait.
Mais il n’était pas parmi cette faune disparate qui s’essayait déjà à reprendre les refrains bachiques du patron.
— Tu as de drôles d’amis, décidément, soupira Taride, écœuré.
Il commanda deux bières au garçon nostalgique et promena un regard réprobateur sur l’assistance.
— Il faut vraiment avoir besoin de s’étourdir pour venir dans ce piège à rats…
— Tu ne peux pas comprendre, fit la jeune fille.
— Toujours mon côté ignoble bourgeois ? demanda Taride.
— Oui, toujours.
Elle était un peu déçue de ne pas rencontrer le jeune homme blond qu’elle avait assisté.
— Peux-tu m’expliquer le plaisir que tu éprouves à respirer cette immonde friture ? La cuisinière oublierait de fermer la porte de l’office, chez nous, tu serais la première à rouspéter. Seulement, ici, tu paies pour te faire soulever le cœur.
— Justement, dit-elle, c’est ça, l’intérêt de cet endroit. Ce qui me plaît ici, ce n’est ni cet affreux barbu ni sa bassine d’huile bouillante, mais les gens qui viennent consommer de mauvaises boissons dans cette atmosphère pestilentielle. Ces gens-là ne sont pas normaux, tu l’as dit toi-même. Donc, s’ils ne sont pas normaux, ils sont intéressants !
— Voilà qui est bien systématique comme conclusion, objecta Taride. Quel intérêt trouves-tu donc à l’anormal ?
— Mon Dieu, l’intérêt d’échapper à la grisaille quotidienne. Je fais partie de ceux qui en ont assez de se réveiller chaque matin en sachant que le pont de Grenelle se trouve toujours entre le pont de Passy et le pont Mirabeau. On se lève avec des ornières tracées devant soi, et qu’il faut suivre… C’est déprimant, Henri… Alors on vient dans ce climat absurde. Et on boit un mauvais coup pour se dire que la vie est plus idiote encore que ce cabaret et qu’on la vit avec réprobation…
Le quinquagénaire secoua la tête. Il aimait sa situation, l’argent, les honneurs, les jouissances humaines. Ce désenchantement exacerbé lui faisait mal ; il ne le comprenait pas.
— En somme, tu es neurasthénique ? murmura-t-il en contemplant le petit visage triangulaire d’Eva.
— Ce serait trop simple, assura gravement l’adolescente. J’ai le sale don de voir les choses sous leur vrai jour, c’est tout. Et nous sommes une fameuse bande de jeunes dans le même cas.
— Ainsi, dit Taride, tu estimes que tout est déprimant ?
— Tout, admit la jeune fille avec une gravité presque comique.
— Parce que tu n’as pas d’activité précise, mon petit bonhomme, assura l’homme d’affaires.
— Qu’appelles-tu une activité précise ? Une routine dans le travail et dans la vie familiale ?
— Oui, répondit le mari d’Agnès après une légère hésitation. La routine, ma petite Eva, il n’y a rien de tel. C’est l’équilibre de l’homme. Refaire ce qu’on a fait la veille en essayant de le faire mieux, c’est ça, le secret… En tout cas, crois-moi, ce n’est pas dans ce boui-boui puant que tu trouveras jamais le sens de l’existence…
« Où vas-tu ? », ajouta-t-il en voyant qu’elle se levait.
— Dire bonjour à un copain, fit Eva.
Elle venait de voir entrer Hervé et avait ressenti une curieuse sensation de joie et de colère.
Le garçon l’avait aperçue aussi. En constatant qu’elle se trouvait en compagnie de Taride, il s’était arrêté près de la porte, à une table libre.
Eva vint se planter devant lui.
Il garda la tête baissée, bien qu’il sût que c’était elle. Il reconnaissait son aura.
— Bonsoir !
Il releva le menton.
— Tiens, bonsoir, fit Hervé…
— Je croyais qu’on ne devait plus se revoir, fit Eva en s’asseyant auprès de lui.
— C’est vous qui l’aviez dit !
Ils étaient heureux de se retrouver, et pourtant ils avaient besoin de se déchirer… Ils s’en voulaient réciproquement de cette joie intense qu’ils s’apportaient.
Hervé chercha comment dire à Aurore qu’il n’était pas un assassin. Brusquement, la chose lui paraissait difficile à énoncer.
— Toujours en liberté ? sourit Eva.
— Oui, toujours…
Comme un silence tentait de les séparer, il ajouta :
— Ça vous ennuie ?
— Au contraire… Vous avez ciré vos chaussures ?
— J’ai fait mieux : j’en ai changé.
Elle souriait mélancoliquement.
— Vous n’êtes pas seule, remarqua Hervé.
— En effet, dit Eva.
— C’est votre père, ce monsieur ?
— C’est mon amant !
Il prit la riposte en pleine figure, se sentit blêmir et éprouva quelque chose d’intense qui devait être du chagrin.
— Vous les prenez mûrs, balbutia-t-il.
— Je les prends riches, rectifia Eva en le fixant méchamment.
Elle se leva. Tout à coup, ils constataient avec amertume qu’ils ne pouvaient plus rien se dire.
— Eh bien, au revoir, dit-elle, puisque les adieux ne nous réussissent pas !
Elle rejoignit Taride de sa démarche légère.
— Je croyais que tu m’avais laissé choir, fit ce dernier, mécontent. Qui est ce jeune désœuvré ?
— Je te l’ai dit, un camarade…
— Et que fait-il dans la vie ?
— Il tue les gens, riposta Eva…
Elle rectifia, devant la mine de son beau-père.
— Rassure-toi, c’est une boutade…
Elle s’aperçut que, depuis sa table, le garçon blond les regardait.
— Ecoute, Henri, dit-elle, je voudrais te demander un service.
— Quel service ?
— Je vais t’embrasser. Laisse-moi faire.
— M’embrasser ? demanda Henri.
— Oui, tu vas voir.
Elle se pencha par-dessus la table étroite eu mit ses lèvres sur celles de son beau-père. Taride eut un mouvement de recul. Eva lui saisit la nuque et accentua le contact. Elle lui donna un vrai baiser, maladroit, mais fougueux…
Lorsqu’elle se rassit, la place d’Hervé était vide. Le jeune homme avait quitté La Frite avant d’avoir commandé une consommation.
Eva détourna les yeux. Dans l’ambiance survoltée du bar, ce baiser était presque passé inaperçu des autres consommateurs, excepté d’un grand Anglais habillé de noir qui la regardait avec envie.
Taride resta un moment indécis, puis il se leva. Une pesanteur inconnue accablait tout son être. Il tendit de l’argent au serveur.
— Viens ! ordonna-t-il entre ses dents.
Sans souci des convenances, il marcha vers la sortie, Eva sur ses talons. Il regagna sa voiture sans prendre garde à elle, comme s’il était seul. Ce n’est qu’une fois assis à son volant qu’il se pencha pour ouvrir la porte opposée à sa belle-fille.
— Tu crois que je peux monter ? demanda Eva.
Comme il ne répondait pas, elle prit place au côté d’Henri Taride et referma la portière d’un geste nerveux. Elle se tourna alors vers son beau-père.
— Je t’ai choqué ? demanda-t-elle.
Il avait des yeux de loup. Elle détourna la tête, peureusement.
— Le garçon de tout à l’heure m’embête, je… J’ai voulu lui faire croire que tu étais mon amant… On dirait que tu m’en veux, Henri ? Ce n’était pourtant pas bien méchant…
Taride embraya sans répondre.
Ils n’échangèrent plus un mot jusqu’à la maison.
Jeanne Huvet entra dans la salle où reposait le Notaire au moment où un infirmier achevait de le raser.
Elle s’arrêta devant le lit du blessé, stupéfaite par la transformation qui venait de s’opérer dans la physionomie de celui-ci.
Rasé, lavé, dans sa rude chemise blanche de l’hôpital, le Notaire paraissait vingt ans de moins et ne ressemblait plus le moins du monde à un clochard. Il avait l’air d’un quadragénaire délabré par l’alcool.
L’homme avait les yeux grands ouverts et suivait les expressions de la jeune infirmière avec une attention douloureuse.
— Quel âge avez-vous donc ? s’enquit Jeanne en s’approchant.
— Quarante-deux ans, balbutia-t-il dans un souffle.
Elle hocha la tête, mi-incrédule, mi-extasiée.
Lorsqu’on vous a amené ici, je vous en donnais soixante… Le regard flottant du Notaire vacilla et il fixa obstinément le plafond comme s’il cherchait à y lire des signes mystérieux. Mais sa température avait baissé et il ne subissait plus les fantasmagories de son état second. Il était lucide, amer… Il y avait un grand vide en lui que seul l’alcool aurait pu combler…
— J’ai soif, geignit le blessé.
Elle versa de l’eau minérale dans un verre de porcelaine et l’approcha de la bouche écailleuse du Notaire. Il goûta le fade breuvage et fronça le nez.
— Je voudrais du vin !
— Vous plaisantez, dit Jeanne. Dans votre état !
— Une larme seulement, implora le Notaire, j’en ai besoin… Je suis intoxiqué, vous avez dû vous en apercevoir… Demandez au médecin, il comprendra…
Elle secoua la tête.
— Si vous êtes intoxiqué, vous vous désintoxiquerez, voilà tout !
Jeanne avait pris sa voix grondeuse d’infirmière. Il soupira.
— Vous n’êtes pas un vrai clochard, fit-elle, presque accusatrice.
Le Notaire parut ne pas avoir entendu. Toute sa lucidité était axée sur son besoin de vin.
— Allez me chercher le médecin, ordonna-t-il…
Jeanne feignit de prendre cet ordre pour une plaisanterie.
Mais son rire n’amadoua pas le blessé.
— Je vous demande instamment de prévenir le médecin que je veux lui parler, c’est mon droit, je suppose…
— Oh ! vous êtes agaçant ! déclara Jeanne en s’éloignant… Elle revint, un instant après, flanquée du Dr Rabillou. Le praticien vint se placer à droite de l’oreiller du Notaire et promena le dos de sa main sur le menton fraîchement rasé de son client.
— Ma parole, dit-il, on t’a fait du bogomoletz en te rasant, mon bonhomme.
Le Notaire ne sourcilla pas.
— Je suis alcoolique au dernier degré, docteur, annonça-t-il d’une voix qu’il voulait ferme. Mon organisme réclame du vin, je vous demande de m’en donner.
— Du vin, avec une fracture du crâne ! Tu peux toujours courir, dit Rabillou.
Sa grosse trogne imberbe était congestionnée par la colère.
— Tu vas avoir une piqûre en guise de kil de rouge. Puisqu’on te tient, on va te désintoxiquer par la même occasion…
Le regard du Notaire s’emplit de courroux.
— Soignez ma tête et ne vous occupez pas du reste, docteur.
Cette opposition formelle accentua la rage du praticien. Se tournant vers Jeanne Huvet, il fulmina.
— Bravo pour votre protégé, c’est un joli coco !
Il se pencha sur le blessé.
— Tu sortiras d’ici en marchant droit, espèce de sac-à-vin ! Cet hôpital n’est pas un bistrot… Tu auras toute latitude pour te saouler la gueule après, si l’envie t’en chante encore !
Deux larmes roulèrent sur les joues creuses du Notaire. Dans son regard noyé, il y eut comme un appel.
— Docteur, balbutia-t-il, le vin, je n’ai que ça… Il a été mon seul ami pendant dix ans ! Les principes de tempérance sont très jolis, mais ils ne sont plus faits pour moi.
Ce langage émut Rabillou.
— Je ne sais pas d’où vous venez, mon vieux, murmura-t-il, cessant brusquement de tutoyer le clochard, et je ne veux pas le savoir, mais je ne peux pas me contenter de raccommoder votre crâne… Moi aussi j’ai mon vice. J’ai un côté pêcheur d’hommes, vous saisissez ? Je vais vous piquer les fesses avec quelque chose qui vous ôtera le goût du vin. Et on vous gavera de vitamine B 12 pour vous aider à supporter le choc… C’est comme ça… Payez-vous le luxe d’être un homme. Un peu de courage, de temps en temps, ne fait pas mal au tableau, surtout lorsqu’on s’est laissé couler à pic dans le onze degrés !
Le Notaire comprit qu’il était inutile d’insister. Il ferma les yeux, marquant ainsi qu’il n’entendait pas prolonger la conversation. Le Dr Rabillou donna une tape à Jeanne.
— Nous finirons bien par lui damer le pion, à ce forcené, chuchota-t-il avant de sortir.
Dans l’après-midi, à l’heure des visites, Coco la Jolie vint voir son homme. Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis l’agression dont il avait été victime et elle n’avait pu s’approcher de son chevet.
En découvrant le Notaire, dans ce lit bien blanc, en le voyant rasé, frais dans sa chemise de toile avec son turban de gaze immaculé, la pauvresse secoua la tête, médusée comme l’avait été l’infirmière.
— Bon Dieu, mon pauvre Notaire, murmura-t-elle, tu ressembles à un gars de la Haute dans ce plumard !
Cette visite ne plut pas au Notaire. Il regarda Coco avec des yeux lucides et il réprima une grimace. Cette vieille femme édentée, affreuse avec ses plaques rouges et ses mèches blanchâtres ressemblait à une émanation de l’enfer.
Maintenant qu’il ne la voyait plus à travers son ivresse permanente, il trouvait le spectacle insoutenable. La pensée qu’il avait vécu des années avec cette ogresse l’anéantissait. Et pourtant, Coco s’était mise en frais de toilette. Sa robe était presque convenable, ses espadrilles neuves, et elle avait réussi à se coiffer.
— Comment vas-tu, mon homme ? demanda-t-elle.
— Bien, fit sèchement le Notaire…
Elle cligna de l’œil et sortit de son giron une bouteille de beaujolais qu’elle déposa soigneusement sur la table de nuit.
— De la part de Ficelle, annonça-t-elle.
— Sous le matelas ! ordonna le Notaire…
Ce cadeau lui rendait la présence de Coco acceptable. La vieille glissa la bouteille sous l’oreiller du blessé.
— Oui.
— C’est fou ce que t’es changé, murmura Coco… Bien sûr, y a ce pansement…, mais ta figure a rajeuni…
— Parce que je suis rasé de frais et propre, fit le Notaire…
— Oui, ça se peut, admit Coco… Dans les hôpitaux, ils sont féroces pour ça…
Elle attira sa chaise de fer tout contre le lit.
— Je peux dire que je m’ai caillé le raisin, tous ces jours, à te savoir ici avec le crâne fendu…
Elle baissa la voix.
— Ils t’ont posé des questions ?
— Qui ?
— Les draupers ?
— Non, je ne les ai pas vus…
— Et les toubibs ?
— Il n’y a que l’infirmière qui m’a demandé ce qui m’était arrivé.
— Et t’as dit quoi ?
Le Notaire eut une lippe indécise.
— J’ai dit que j’étais trop blindé pour me rappeler…
Coco la Jolie gloussa d’excitation.
— Mais tu te rappelles, non ?
— C’est vague, dit le Notaire, soucieux…
— Dans le quartier, on croit que t’as passé par la fenêtre…
— Ça m’étonnerait. Je me souviens être descendu par l’escalier. C’est une fois en bas… J’ai ressenti un grand coup sur mon front… Puis d’autres… Il me semble qu’un type respirait très fort près de moi… Ensuite ? ç’a été le cirage…
Il regardait encore au plafond. Sur l’écran blanc, il faisait repasser le film mal tiré de ses souvenirs de la nuit fatale.
— On a voulu te buter, révéla Coco…
Le Notaire resta sans réaction. Il le savait déjà… Depuis plusieurs jours qu’il réfléchissait à son aventure, il en était arrivé à cette pénible conclusion.
— T’entends ? insista la Jolie.
— Oui, j’entends… Ce qui m’étonne, c’est que ma garce de peau ait pu faire envie à quelqu’un…
— On sait le nom de ton assassin, annonça la compagne du Notaire en riant de tous ses chicots branlants.
Le Notaire remua la tête pour mieux la considérer. Ce mouvement lui fit très mal ; des étincelles dorées tourbillonnèrent dans son crâne endolori.
— Qui ?
— Tu connais un nommé Hervé Vosges, qui habite rue du Square-Carpeaux ?
— Non, murmura le Notaire, qui est-ce ?
— Un jeune gars de vingt berges… Il te guettait dans l’impasse, Ficelle l’a vu en s’en allant, l’aut’ soir… Dans la nuit y t’a appelé, t’es descendu, et il t’a mailloché avec un bout de tuyau… Voilà !
— Comment sait-on ça ? questionna le Notaire.
— C’est l’ami de Ficelle qui a mené l’enquête, pour ainsi dire. Il a reconnu le gars blond dans un bistrot du quartier où ce qu’il demandait de tes nouvelles…
— Un gars blond, dit le blessé.
Coco fronça les sourcils.
— Tu le connais ?
— Non, mais maintenant je me rappelle que dans la journée qui a précédé cette affaire, j’ai remarqué à plusieurs reprises un jeune blond derrière moi… Ça devait être lui…
— Probable !
Le Notaire s’abîma une fois de plus dans la contemplation du plafond.
— Je me demande bien pourquoi ce garçon a voulu me tuer, finit-il pas murmurer… Qu’est-ce que je lui ai fait ?
— T’occupe pas, dit Coco, on le saura, Tino Mattei s’occupe de lui.
— Tino Mattei ?
— Le frelot à Tontaine. Ficelle l’a branché sur le coup. Tino va se démerder pour avoir des dommages et intérêts, en douce, naturellement. Il a dit comme ça qu’il fallait le laisser manœuvrer et qu’on pourrait tous se goinfrer… Qu’est-ce t’en penses ?
Cette question paraissait purement subsidiaire à l’homme de Coco.
— Faut voir, fit-il prudemment.
La sonnerie annonçant la fin des visites retentit.
— Je reviendrai demain, annonça la mégère en se levant.
Elle se pencha sur le lit, voulant déposer un baiser sur les lèvres du Notaire. Celui-ci détourna vivement la tête, trop vivement, car sa brusquerie lui arracha une plainte.
— Eh ben, quoi ! fit Coco la Jolie. Tu veux pas embrasser ta petite femme ?
— Fous le camp, soupira le Notaire… Tu pues !
Lorsqu’elle fut partie, en maugréant, le Notaire reprit sa contemplation du vide. Il ne vit pas s’approcher Jeanne Huvet. La jeune infirmière jeta un regard à la table de chevet de son « protégé » puis, n’y découvrant rien d’insolite, promena ses mains sous le matelas, en remontant en direction de l’oreiller.
— Que cherchez-vous ? demanda le Notaire, arraché à sa sombre extase.
— Ça ! fit Jeanne en ramenant la bouteille de vin.
« C’est honteux », soupira-t-elle.
Le blessé ressentit de la gêne.
— Comment saviez-vous que…
— Lorsque cette femme est arrivée, elle tenait cette bouteille sous le bras et elle ne l’avait plus en s’en allant…
Mécontente, elle ajouta :
— Elle a bien la tête à faire ce genre de cadeau ; qui est-ce ?
— Ma logeuse…
Il avait honte de Coco la Jolie.
— Lorsqu’elle reviendra, fit-il, dites-lui ce que vous voudrez, mais ne la laissez plus arriver jusqu’à moi…
Jeanne rencontra le regard de son malade.
— Pourquoi ? demanda-t-elle.
— Dans cet hôpital, elle ressemble à une araignée !
L’infirmière hocha la tête et le Notaire ne sut pas si ce geste signifiait que Jeanne partageait son avis ou bien si elle lui promettait dorénavant de barrer le chemin à l’ignoble visiteuse.
— J’aimerais que vous me rendiez un autre service, dit le Notaire.
— Si c’est possible.
— Pourriez-vous écrire un mot de ma part à un certain M. Hervé Vosges, 1, rue du Square-Carpeaux… Vous lui direz que je tiens à lui parler le plus tôt possible…
Jeanne prit note.
— Ça ne vous ennuie pas ? demanda-t-il.
— Du tout !
Elle s’éloigna un instant et revint avec un tire-bouchon. Elle déboucha maladroitement la bouteille de vin et la posa sur la table de chevet, à la portée de main du malade.
— Monsieur Valmy, murmura-t-elle…
Il tressaillit. Depuis longtemps on ne l’appelait plus par son nom !
— Monsieur Valmy, j’aimerais savoir si vous êtes digne de l’intérêt que je vous porte, déclara-t-elle, avec la hardiesse des timides. Si cette bouteille est entamée demain matin, je saurai que dans mon travail il ne faut pas avoir « ses têtes ».
Elle lui sourit, comme pour se faire pardonner ce supplice de Tantale qu’elle lui infligeait. Le Notaire essaya de regarder la bouteille ouverte. Il n’eut pas la force de tourner la tête tout à fait, renonça, et ferma les yeux sur son passé qui avait bigrement tendance à refaire surface.
Il pensait à son assassin. Il avait très envie de le connaître.
Le studio d’Hervé étant indépendant, il y avait à sa porte une boîte aux lettres munie d’un volet de cuivre qui produisait un petit bruit particulier en se rabattant.
Ce fut ce léger bruit qui éveilla le jeune homme. Il n’avait presque pas dormi, ayant passé la nuit à La Frite dans l’espoir d’y apercevoir Aurore. Mais elle n’avait plus reparu dans l’établissement de la rue Bonaparte depuis le soir où elle était en compagnie de son amant.
En rentrant, ce fameux soir, il avait trouvé chez lui un mot d’Agnès, très sec :
Il vaut mieux que nous cessions de nous rencontrer pendant quelque temps. J’ai besoin d’y voir clair !
Qu’entendait-elle par « besoin d’y voir clair ? » Voir clair en elle ? Dans son cœur ? Ou bien voir clair dans la situation confuse créée par la « survie » du Notaire ?
Hervé avait ressenti une navrance de toute sa chair. Il aurait eu grand besoin de s’abîmer dans la furia de l’amour… Mais par-delà cette déception chamelle, il sentait qu’une trêve dans ses relations avec Agnès ne pouvait que lui être profitable… La seule chose qui l’inquiétait, c’était la question pécuniaire. Si la belle Mme Taride ne subvenait plus à sa matérielle, il lui faudrait se débrouiller seul. Il résolut ce problème, pour l’immédiat, en écrivant une lettre à sa mère. Celle-ci n’était pas très riche, mais jouissait d’une confortable aisance. Or, cela faisait longtemps que son fils unique ne l’avait pas « tapée ».
Il posta sa lettre, très confiant. Il avait de quoi attendre le mandat que sa mère allait de toute évidence lui adresser.
Son acte l’avait modifié. Depuis la fameuse nuit, il avait acquis une précoce maturité. Hervé n’éprouvait plus cette fringale d’existence qui, naguère, le rendait si ardent et si brouillon… Son seul tourment secret, c’était Aurore. Là aussi il butait sur un sentiment très complexe ; car ce qu’il éprouvait pour cette demi-inconnue, ce n’était ni de l’amour, ni même du désir, mais plutôt une attirance de l’esprit si impérieuse qu’il se précipitait dans le charivari de La Frite dès l’ouverture de la boîte, espérant la retrouver seule, l’approcher, lui parler… Qu’elle eût un amant d’âge mûr le peinait, sans pourtant éveiller de jalousie en lui.
Lorsqu’il rentrait chez lui, un peu ivre de bière et de fatigue, il avait à peine la force de se dévêtir. Il se jetait sur son divan, comme dans un fleuve tumultueux, espérant de tout son être qu’à son réveil le monde aurait changé et qu’il pourrait trouver enfin la voie qui lui manquait.
Hervé se frotta les yeux. Des barres de soleil zébraient le mur. La petite rue était silencieuse. Le garçon se souvint que c’était dimanche. Aussitôt il fit un rapprochement entre ce jour et le bruit de la boîte aux lettres. Il n’y avait pas de distribution de courrier le dimanche, donc c’était un particulier qui venait de jeter quelque chose dans la boîte.
Il se leva, assez mal en point. Ses matins devenaient de plus en plus pénibles. À ses levers, il éprouvait « une certaine difficulté d’être » qui ne se dissipait qu’après l’absorption d’un grand bol de café noir…
Hervé se traîna jusqu’à la porte d’entrée. La boîte était en réalité une sorte de petit plateau à rebords placé sous la fente de la porte. Une lettre s’y trouvait. « Une lettre de femme », songea le jeune homme en examinant l’enveloppe vert pâle de format oblong.
Son nom était tracé dessus en caractères souples et élégants. L’écriture ratifia ses déductions ; de toute évidence, il s’agissait d’une écriture féminine.
Hervé revint à son divan. Cette lettre constituait un mystère qu’il mettait un cruel plaisir à prolonger.
Il la soupesa : elle était légère…
Enfin, il l’ouvrit. Quelques lignes ascendantes barraient la page. Le jeune homme lut :
Monsieur Lucien Valmy, Hôpital Beaujon, salle B, vous serait reconnaissant de lui rendre visite le plus tôt possible.
Deux lettres, qu’Hervé estima être un J et un H, bizarrement entrelacées, servaient de signature.
Le garçon relut le message à plusieurs reprises. Jamais une catastrophe ne s’était présentée sous un aspect plus anodin et plus élégant. Il eut un instant d’incrédulité. Puis il comprit que cela était sérieux : plus que sérieux, même, très grave. Sa victime connaissait son nom. Par quel prodige ? Il n’arrivait pas à comprendre… Mais le fait était là, terrible, définitif…
— Je suis foutu, dit à haute voix Hervé.
Il répéta, pesant bien ses mots, les acceptant avec une application d’écolier qui apprend sa leçon :
— Je suis foutu !
C’est à cet instant qu’il éprouva durement l’absence d’Agnès.
Depuis plusieurs jours il était sans nouvelles de sa maîtresse et n’avait rien fait pour essayer de la revoir. Soudain, il eut besoin de se réfugier sous son aile…
Agnès ! Il n’y avait qu’Agnès l’inspiratrice du crime, qui pouvait en circonscrire les conséquences… Hervé bondit au téléphone. Il avait beau s’efforcer de rester calme, la peur s’emparait de lui, le faisait trembler. À la volée il composa le numéro des Taride, se trompa, le refit, se trompa encore et raccrocha…
Il n’était pas fait pour vivre des émotions démesurées. Hervé courut à sa salle de bains, se plongea la tête dans le lavabo et regarda dans la glace ruisseler l’eau de ses cheveux…
Il aurait dû rester chez lui, à Chambéry… À ces heures il prendrait l’apéritif sous les arcades de sa ville natale, en compagnie de filles de son âge… Tout serait simple et calme… La vie coulerait, paisible comme ces promeneurs du dimanche qui vont de la fontaine aux éléphants au château des ducs de Savoie.
Le miroir du lavabo réfléchissait une grande gueule d’enfant affolé. Hervé vit qu’il pleurait. Il pleurait de peur et ne s’en était pas aperçu…
Il s’essuya le visage, garda la serviette-éponge autour de son cou et revint au téléphone. Cette fois, il réussit à composer le numéro d’Agnès. C’était de la dernière imprudence. Taride était sûrement chez lui ce dimanche matin.
Ce fut en effet une voix d’homme qui répondit. Hervé retint son souffle. La voix de Taride lança quelques « allô ! » qui allaient en s’exaspérant, puis l’homme d’affaires raccrocha. Hervé reposa l’écouteur. Il était cerné par le destin… Comment joindre Agnès ? S’il allait se poster devant son domicile, elle ne se manifesterait pas. Même au plus fort de leur liaison, elle le laissait attendre des heures entières sans se montrer, sans avoir pitié de sa détresse qu’il traînait comme un poids mort sous les arbres du boulevard Maurice-Barrès.
Et pourtant il fallait qu’il trouve un moyen. Voyons, c’était stupide de songer qu’elle et lui se trouvaient à Paris et que… Le téléphone retentit. Hervé sursauta. Il se plut à imaginer que le sort tournait en sa faveur… Peut-être était-ce Agnès qui l’appelait ?
Elle avait compris, tout à l’heure, que ce faux appel reçu par son mari émanait d’Hervé. Elle appelait le jeune homme, peut-être simplement parce qu’elle redoutait son impatience. Mais oui, bien sûr ! Agnès craignait le scandale. Il reprit confiance, et décrocha. Ce n’était pas Agnès, mais une voix d’homme, chantante et dure.
— Monsieur Vosges ?
— Oui, balbutia Hervé.
— Je suis un ami de Mme Taride… Je dois vous parler d’urgence, c’est possible ?
Le soulagement ressenti à cet instant par Hervé le rendit presque joyeux. Agnès se manifestait par la bande. Elle ne pouvait intervenir directement.
— Bien entendu, dit-il… Venez chez moi, je vous attends…
— Vous êtes seul ?
— Mais oui.
— Très bien, dit la voix, j’arrive…
On raccrocha. Hervé se rasa et enfila une robe de chambre. Il achevait à peine de la nouer à sa taille que le timbre de l’entrée résonnait.
Hervé se trouva devant trois personnages fort étranges. En les voyant, il comprit tout de suite qu’ils n’étaient certainement pas mandatés par Agnès.
Les trois hommes se tenaient en triangle, comme s’ils s’étaient concertés auparavant sur cette question stratégique. Celui qui faisait front à Hervé était un homme trapu, massif, aux cheveux noirs plantés bas. Il contemplait le jeune homme d’un seul œil charbonneux, la paupière de son autre œil étant à demi baissée. Derrière lui, côte à côte, il y avait un petit type vêtu de noir, au nez proéminent, qu’Hervé eut vaguement l’impression d’avoir aperçu antérieurement, et un jeune homme maigre, serré dans une gabardine.
— Monsieur Vosges ? fit Mattei.
Le garçon hocha la tête en regardant les arrivants.
— C’est à quel sujet ?
— C’est moi qui vous ai téléphoné il y a un instant…
Il gravit les deux marches du seuil et refoula Hervé de tout son corps. Le jeune homme recula dans le studio. Ses surprenants visiteurs y entrèrent et refermèrent la porte.
— Vous venez de la part de…
— Non, fit Tino, on s’excuse pour cette vanne, on voulait juste s’assurer que vous étiez seul ici…
— Mais, mais, bêla Hervé, que me voulez-vous ?
— On voudrait causer, affirma Tino de cette voix unie que ses inflexions chantantes ne parvenaient pas à adoucir.
Le Corse s’assit sur le divan et déposa son chapeau sur la lampe de chevet.
Le jeune à la gabardine dénoua son manteau de pluie. Hervé le vit sortir de sa poche intérieure un paquet étroit, de forme allongée.
— Qu’est-ce que cela signifie ? balbutia-t-il, vous avez de ces façons !
Le Corse se releva, d’un bond, grâce à un court rétablissement. Il envoya une formidable gifle à Hervé. Celui-ci crut que sa tête explosait. Il caressa sa joue en feu. Une seconde gifle, plus forte, le fit tomber à genoux. Il y avait dans son crâne comme des morceaux de quartz aigus, qui lui raclaient le cerveau.
Il leva son regard brouillé sur ses agresseurs. Dans cette position humiliante, il les voyait, très haut au-dessus de lui, avec des figures implacables. La main carrée du Corse s’abattit sur les revers de la robe de chambre. D’une détente, Tino souleva Hervé. La soie du vêtement craqua. Le jeune homme fut projeté sur le divan. Il se blottit contre le montant de bois du meuble, absolument fou de terreur.
Le Corse s’assit contre lui, afin de le coincer entre ses hanches et l’entourage du divan.
— Tu veux bien qu’on cause sans la ramener ? demanda-t-il.
— Evidemment, qu’il veut, affirma le jeune homme maigre.
Tino lança un coup de coude sauvage dans les flancs d’Hervé. Le souffle coupé, le garçon haleta.
— Réponds, dit Mattei, t’es d’accord pour qu’on ait une conversation sérieuse ?
— Oui, geignit Hervé.
— Bravo ! dit le Corse.
Il claqua ses doigts. Son compagnon à la gabardine défit le paquet qu’il tenait à la main. Hervé reconnut le morceau de tuyau avec lequel il avait assommé le Notaire.
Mattei se leva. D’une voix et avec les gestes d’un commentateur, il désigna le tube tordu.
— À ce bout, le sang de la victime ; à celui-ci les empreintes de l’assassin. C’est pas marrant, dis, comme ustensile ?
Hervé avait l’impression de faire un cauchemar.
— Ecoute, bonhomme, reprit le Corse… Ecoute bien ce que je vais te dire et tâche d’en faire ton profit.
Il promena sa lèvre inférieure sur sa lèvre supérieure pour l’humecter. Le jeune homme à la gabardine repliait maladroitement le tuyau dans son papier. Pendant ce temps, Ficelle restait près de la porte, dégustant la scène en fourrageant dans son nez inépuisable.
— Suppose qu’on te laisse essuyer tes empreintes sur le tuyau ? demanda Tino.
Hervé détourna les yeux.
— Ça s’appellerait « passer l’éponge » non ?
Mattei partit d’un rire gras auquel ses amis firent écho.
— Eh bien ! ce coup d’éponge, mon gars, on va te le vendre… Et pas chérot ! Deux briques, c’est un prix d’ami.
Cette fois, il administra une claque simili-amicale dans les reins d’Hervé.
— Deux millions de rien du tout et t’es plus un assassin ! Tu reconnais que c’est donné, mon pote ?
— Je n’ai pas d’argent, balbutia Hervé.
— T’en chercheras, riposta Tino. J’ai idée que ta dulcinée voudra pas que tu passes aux assises, ça la foutrait mal pour son standing. On te donne jusqu’à demain soir… Passé ce délai, si tu ne douilles pas, tu vas au trou, mon petit bonhomme ! Et avant d’y aller, tu passeras par l’infirmerie du Dépôt, espère… Naturellement, si tu essayais de nous doubler, ça voudrait dire que t’en aurais marre de l’existence. C’est du moins comme ça qu’on comprendrait les choses, pas vrai ?
Tino donna un coup de pied dans la table supportant le vase de Picasso. L’objet d’art voltigea dans la pièce et se brisa.
— Tu vois, déclara Tino, en remettant son chapeau, j’ai mes nerfs en ce moment ; si je me fous après toi, y aura pas un chirurgien de la frime capable de retrouver ta ressemblance avec maintenant !
Il fit signe à ses compagnons. Le jeune homme maigre et Ficelle n’avaient pas prononcé un mot. Ils s’étaient joints à Tino uniquement pour faire figuration, pour donner du relief à ses paroles et à ses actes…
La porte claqua, Hervé se trouva seul dans le coquet studio, les tempes vibrantes, la figure en feu.
À cet instant, il comprit qu’avant l’arrivée de ces trois hommes, malgré ses angoisses, il était heureux.
Taride entra dans la chambre de sa femme au moment où Agnès sortait de la salle de bains, une serviette nouée autour des cheveux.
Les pans de son peignoir s’ouvraient largement, découvrant son corps parfait, et, comme chaque fois, Henri eut un bref passage à vide. La nudité de sa femme constituait toujours, à ses yeux, le plus rare des spectacles.
Agnès découvrit l’examen de son mari et réprima un sourire amusé. Cet époux qu’elle troublait toujours avait quelque chose de candide à cet instant. On eût dit un collégien ouvrant une porte à un mauvais moment.
— Oui ? fit-elle.
— Je ne sais pas ce qu’a le téléphone ce matin, dit Taride, il sonne toutes les dix minutes, et quand je décroche, personne ne répond…
Agnès fronça les sourcils.
— Vous devriez prévenir le service des dérangements, conseilla-t-elle après un instant de méditation.
— Hum, dit Taride, ne pensez-vous pas qu’il s’agit plutôt d’un amoureux d’Eva ?
Ce matin-là, Agnès avait un regard si bleu qu’il paraissait presque blanc.
« Impossible d’y lire le moindre sentiment », songea avec inquiétude Taride. Depuis quelques jours, il y avait une rupture dans son équilibre. Il traversait des périodes de flou. Lui qui ne cessait jamais de se ruer tête baissée dans la vie, il s’abîmait dans de louches rêveries d’où il sortait amer et sans entrain. Tout l’inquiétait.
Il sentait le poids de son âge. Jusqu’alors, il l’avait porté avec facilité, sans même s’en apercevoir. Et voilà que, tout à coup, parce qu’il avait passé une soirée stupéfiante avec sa belle-fille, il se voyait vieux et sans grand avenir.
— Un amoureux d’Eva ? s’étonna Agnès.
— J’ai pensé… Un garçon qui essaierait de la joindre, mais n’oserait pas se manifester en entendant une voix masculine.
— Je ne vois pas pourquoi Eva ferait des mystères, dit-elle. Il est souvent arrivé que des jeunes gens la demandent…
— C’est vrai, reconnut Taride… C’était une idée, comme ça, qui m’était venue…
— Eh bien ! pour en avoir le cœur net, si la sonnerie se reproduit, je répondrai, décida Agnès.
Taride approuva d’un mouvement de tête. Sa femme venait de poser le peignoir et commençait à s’habiller. Taride avança la main vers les hanches rondes de sa compagne. Il suivit avec dévotion la courbure harmonieuse et douce et s’attarda un instant sur le ventre absolument plat d’Agnès.
— Mon cher Henri, sourit la jeune femme, vous paraissez avoir des idées dominicales…
— Ces idées dominicales me harcèlent, tous les jours de la semaine, affirma l’homme d’affaires, et vous ne l’ignorez pas…
Il retira sa main à regret.
— Que faisons-nous aujourd’hui ?
— Ce que vous voudrez !
— Voulez-vous que nous allions déjeuner tous les trois du côté de Louveciennes ?
— Pourquoi pas ?
À cet instant, la sonnerie du téléphone retentit. Les deux époux se regardèrent.
— Attendez, fit Agnès, je vais répondre…
Elle sortit dans le hall et décrocha, certaine que c’était Hervé. Le garçon lui manquait un peu. Elle s’était attendue à une réaction violente du jeune homme, après lecture du mot qu’elle lui avait laissé. Son silence l’avait beaucoup troublée. Maintenant, Hervé n’y tenait plus… Elle sourit, fière d’elle. Il avait attendu autant qu’il avait pu, mais son désir avait été plus fort que sa volonté. Elle porta l’écouteur à son oreille.
— J’écoute, murmura-t-elle.
— Gnès ?
— Oui.
Hervé respirait très fort, comme s’il venait de fournir un effort violent.
— Je peux parler ?
— Oui.
— Gnès, il vient d’arriver quelque chose de terrible. Il faut que je te voie tout de suite !
Comme toujours lorsqu’elle était en face d’une situation périlleuse, Agnès sentit ses mâchoires se durcir.
Elle réfléchit, très vite.
Son regard se porta à la pendule de marbre fixée au mur. Elle indiquait onze heures.
— Dans une demi-heure, à l’église d’Auteuil, dit-elle.
Elle raccrocha. Quelque chose de terrible ! Hervé grossissait tout. Mais même en tenant compte de son exaltation, la phrase restait inquiétante.
Agnès revint à sa chambre. Taride admirait les bibelots d’argent qu’il collectionnait.
— Avez-vous eu plus de chance que moi ? demanda-t-il en déposant un sabot de lutin délicatement ciselé.
— Oui et non, fit-elle. Je suis tombée sur un monsieur qui voulait parler au Pavillon d’Armenonville et qui ne me laissait pas lui expliquer sa méprise…
Elle mentait avec une parfaite tranquillité.
Taride haussa les épaules.
— Eh bien ! je vais me préparer, dit-il. Si nous sortons, il est temps que je me fasse une beauté.
Agnès s’assit devant sa coiffeuse, arracha le linge qui maintenait ses cheveux et commença à se coiffer avec une brosse au manche d’argent massif.
— Pourquoi aller à Louveciennes ? dit-elle. Ça sera bondé, comme chaque dimanche. J’ai mieux à vous proposer, Henri…
— Bravo, je vous écoute.
— Restons tout bonnement à Paris. J’adore Paris le dimanche. Il me semble qu’il se repose, qu’il se reprend… Nous pourrions déjeuner à Armenonville, précisément… Et puis, nous musarderions sur les boulevards, comme de bons petits touristes, qu’en dites-vous ?
Elle parlait avec détachement, en femme peu contrariante qui se ralliera à la décision de son mari, quelle qu’elle soit.
— Bonne idée, fit Taride. Vous pensez qu’elle emballera Eva ?
— De toute façon elle aurait la majorité contre elle, alors…
Henri se pencha et mit son menton sur l’épaule de sa femme, en contemplant leurs deux visages ainsi rapprochés dans la glace de la coiffeuse.
— Comme vous voudrez, Agnès…
Elle lui sourit avec les yeux.
— Pensez-vous que nous formions ce qu’on appelle un beau couple ? demanda Taride.
— En doutez-vous ?
Oui, il en doutait. Il doutait trop depuis quelque temps.
Henri se redressa après avoir déposé un baiser furtif sur la nuque délicate d’Agnès. Les cheveux de la jeune femme sentaient le foin au soleil… Ou bien… Il ne savait plus. C’était un parfum riche et troublant. Mais il pensait à autre chose. Tous ses gestes étaient forcés.
— Je vais bien vous surprendre, fit Agnès.
— Rien ne peut me surprendre venant d’une femme aussi surprenante, sourit Taride.
— J’ai envie de vivre un vrai dimanche, Henri. Alors je vais aller à la messe.
— Oh ! bigre, sursauta l’homme d’affaires, verseriez-vous dans la religion ?
— Non, dans la tradition seulement. Je me souviens trop des dimanches d’autrefois. Un dimanche sans orgues ce n’est pas un vrai dimanche… Pendant que vous vous préparez, je vais aller faire mes dévotions… À moins que vous ne vouliez m’accompagner ? risqua-t-elle habilement.
— Ma foi, non, déclina Taride… D’abord il est trop tard, et puis vous le savez, je n’aime que les églises vides. Ce sont les seules où l’on risque de rencontrer Dieu.
Lorsque Agnès partit, une curieuse apathie flotta dans le vaste appartement. Les domestiques avaient congé et le silence qui régnait avait une qualité exceptionnelle. Taride fut troublé par la pensée qu’il était seul avec Eva. La jeune fille ne s’était pas encore manifestée. Il était temps de la réveiller. Avant de s’en aller, Agnès le lui avait d’ailleurs recommandé.
Henri s’approcha de la porte de sa belle-fille. L’index replié, il attendit, pour toquer, que son trouble eût disparu. Mais sa gorge restait nouée. Cela faisait des années qu’il n’avait pas ressenti une émotion semblable. Il frappa.
— Entrez ! fit la voix maussade d’Eva.
Il tourna le loquet. La chambre baignait dans une pénombre rose que forçaient des lames de soleil.
— C’est toi, Henri ? fit la jeune fille en soulevant de l’oreiller sa figure brouillée par le sommeil.
— Oui, bredouilla Taride.
— Quelle heure est-il ?
Elle dormait à plat ventre. Elle n’eut pas la force de se mettre sur le dos et se tint seulement soulevée, en prenant appui sur un coude.
— Onze heures et demie, annonça Taride, c’est ce qui s’appelle une grasse matinée.
Il retrouvait un peu de son aplomb, mais sa voix avait des ratés ; son cœur aussi.
— Tu ressembles à un chat sauvage, dit-il. Tu veux que j’ouvre les rideaux ?
— Non, répondit Eva, les chats adorent la pénombre, tu le sais bien. Maman n’est pas là ? demanda-t-elle.
— Non.
— Il me semblait en effet avoir entendu claquer la porte d’entrée. Où est-elle allée ?
— À l’église, dit Taride.
— Tu te fous de moi !
— Mais non, je te jure. Elle veut passer un vrai dimanche parisien, avec messe, restaurant, grands boulevards… C’est amusant, tu ne trouves pas ?
— Très, fit lugubrement la jeune fille. J’espère que nous visiterons le Louvre, la Tour Eiffel et que nous prendrons les bateaux-mouches afin que la fête soit complète.
— Que tu es moqueuse ! dit Henri Taride… Je trouvais l’idée plaisante, moi ! Je le sais bien que Paris sue l’ennui le dimanche. Mais le dimanche est lugubre partout, et plus encore dans ces hostelleries des environs où l’on fait semblant de se retremper le moral en attendant des heures pour être servi.
Elle ne répondit rien, s’étira en bâillant. Sa chemise arachnéenne s’ouvrait sur ses jeunes seins.
— Je te laisse, dit Henri.
— Tu vas à la messe aussi ?
— Non, mais il faut que tu te lèves…
Elle laissa retomber son petit visage félin sur l’oreiller.
— Je suis pleine de « laissez-moi tranquille » ce matin ; si tu étais un chic type, Henri, tu irais me chercher une tasse de café… Du costaud sans sucre et sans toast… Simplement pour me réveiller.
— Tu t’es couchée si tard que ça, hier ? demanda-t-il.
— Non, au contraire… Tu sais, plus on a dormi plus on a sommeil.
Il sourit et se dirigea vers l’office pour y chercher la tasse de café réclamée par Eva.
Ses mouvements avaient une résonance métallique. Henri se sentait de plus en plus désorienté. Il avait honte de ce trouble qui, grandissant en lui, prenait la force d’un tourment. Il gardait dans la rétine la vision de l’adolescente vautrée sur ce lit défait…
« C’est formidable, se disait-il, je n’ai jamais été attiré par les gamines, est-ce que je vais obéir à la règle ? Suis-je donc réellement un quinquagénaire ? » Pourquoi leurs relations qui avaient toujours été d’une netteté innocente prenaient-elles maintenant un caractère « à fleur de peau » ?
Il tourna le bouton du gaz au moment où le café allait bouillir. Il emplit une tasse en tremblant.
— Eva ! appela-t-il d’un ton qui lui parut être un affreux croassement.
— Quoi ? dit-elle, depuis le plus profond de son oreiller.
— Tu ne veux pas venir le boire ici ?
— Bougre de fainéant ! riposta Eva.
En soupirant il prit la soucoupe au milieu de laquelle tressaillait la tasse.
Quand il pénétra dans la chambre, Eva s’était assise sur son lit, les jambes repliées. Elle enserrait ses genoux de ses mains jointes.
— Qu’est-ce qui t’a pris de vouloir me faire lever ? demanda-t-elle, surprise.
Il essaya d’éviter l’affolant spectacle des cuisses nues de l’adolescente. Mais c’était plus fort que lui, plus fort que sa raison, que sa volonté, plus fort que tout. Eva, c’était Agnès en plus parfaite, une Agnès qu’il n’avait jamais connue, une Agnès jeune, une Agnès vierge.
— Tu pourrais te couvrir ! gronda Henri en tendant la tasse.
Elle parut ne pas comprendre.
— Me couvrir ? Dis, Henri tu ne vas pas jouer les pères-la-pudeur ! Je ne me gêne pas avec toi !
Elle s’empara de la tasse et l’avala d’un trait. Il aurait dû quitter la pièce, mais il restait là, bras ballants, cédant volontairement à son désir qui l’effrayait parce que la vie venait de se résumer pour lui à cette extraordinaire tentation.
— Je crois que ça ne pourra plus durer comme ça, fit-il, la voix blanche, le regard allumé.
— Qu’est-ce qui ne pourra plus durer, Henri ?
— Je deviens fou !
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Je ne suis pas très fier de moi. Ça remonte à l’autre nuit, quand tu m’as embrassé pour embêter ton petit copain…
Elle déposa la tasse sur la table de chevet. Ce mouvement lui fit découvrir un de ses seins.
— Tu veux dire que tu as envie de moi, Henri ?
— Oui, Eva.
— Tu te trompes, affirma-t-elle.
— Je voudrais bien, grogna Taride…
— Je veux dire : tu te trompes quant au moment où ça t’a pris. Ce n’est pas la nuit du baiser que je t’ai donné c’est la nuit où tu m’as vue embrasser l’affreux type, non ?
— C’est bien possible, admit le beau-père d’Eva en haussant les épaules.
— C’est même certain, Henri. Tu as eu la révélation que je n’étais plus une enfant.
— Je dois te dégoûter ? demanda-t-il.
— Au contraire, assura calmement Eva, tu me plais beaucoup.
— Comment oses-tu me dire ça en songeant que je suis le mari de ta mère ?
Elle sourit, pas très à son aise.
— Tu compliques tout, Henri. C’est là ton côté vieux jeu. Si tu n’étais pas le mari de maman, tu ne me plairais pas.
Taride s’approcha du lit et d’un geste incontrôlé posa sa main sur le sein dénudé d’Eva. Le regard de celle-ci devint fixe. Elle resta un instant immobile, comme attendant que son beau-père retirât ce geste fou. Mais Taride paraissait pétrifié. Alors Eva saisit son poignet et lui repoussa le bras.
— Tu me plais infiniment, Henri, dit-elle posément, mais tu n’imagines tout de même pas que j’accepterais de devenir la maîtresse de mon beau-père !
Notre-Dame d’Auteuil était pleine lorsque Agnès y arriva après avoir garé à grand-peine sa voiture. Elle s’attendait à voir Hervé sur le parvis, mais excepté un mendiant à l’infirmité douteuse, il n’y avait personne sous le porche.
Elle entra au moment de l’élévation. Le silence fervent qui régnait sous la voûte lui fit l’effet d’un bain tiède.
Cela ressemblait aux profondeurs sous-marines où elle se hasardait, au moment des vacances, pour la joie intense de savourer un péril merveilleux. Sous l’eau, régnait la même lumière glorieuse et feutrée, le même silence bouché.
Machinalement, Agnès baissa les yeux. Elle n’avait rien à demander à Dieu. Depuis sa prime jeunesse elle avait rompu toute conversation avec Lui. Elle avait perdu la foi.
Lorsque l’enfant de chœur agita la sonnette, la brusque détente des fidèles fit un bruit, le bruit de centaines de têtes se relevant. C’était comme le vent dans les hautes herbes. Agnès négligea le bénitier et s’avança en regardant autour d’elle.
Elle aperçut son amant, debout dans une allée latérale, près d’un confessionnal. Il la guettait, inquiet, redoutant de la voir en compagnie de son mari. C’était à cause de cette éventualité qu’il avait préféré l’attendre à l’intérieur de l’édifice.
Agnès le rejoignit.
Lorsqu’il éprouva sa présence, sa chaleur, lorsqu’il respira son parfum, Hervé se sentit mieux. Elle était là. Elle allait penser tout ce qui le tourmentait avec son cerveau lucide, prendre des décisions… Lui en était incapable. Il fallait accepter, les yeux fermés, les conseils de sa maîtresse.
Ils se regardèrent. La solennité du lieu l’empêchait de raconter son histoire.
— Tu es seule ? murmura-t-il.
Elle battit des paupières.
— Alors on peut sortir ?
— Si tu veux…
Il parlait avec le coin de sa bouche, en la couvrant d’un regard torve ; il avait l’air de parodier un conspirateur du répertoire.
Hervé se signa ostensiblement, comme pour prendre congé, non seulement de Dieu, mais des fidèles qui l’entouraient. Il se dirigea rapidement vers la sortie, le regard horizontal pour ne pas être sensible à ceux des assistants. Les grandes orgues entonnaient une hymne ample et profonde qui se gonflait dans la nef et donnait aux âmes la démesure qu’elles étaient venues chercher là.
Lorsqu’il sortit, il cligna des yeux à la lumière intense qui écrasait le parvis. Le mendiant tendit la main en sébile en lamentant des calamités. Hervé lui donna cent francs. À cet instant Agnès le rejoignit.
— Tu achètes de la chance ? demanda-t-elle, ironique.
— J’en ai grand besoin, dit Hervé…
Elle l’entraîna jusqu’à sa voiture. Ils y prirent place et Agnès démarra en direction du Bois. Elle prit le silence du garçon pour de la gêne et crut qu’il avait inventé ce prétexte afin de renouer des relations avec elle.
— Tu n’es pas bavard, dit-elle.
— J’en ai probablement trop long à raconter, soupira-t-il. Tu ne veux pas t’arrêter quelque part ?
Elle fronça les sourcils et choisit une allée ombreuse. Quand la voiture eut stoppé, Hervé tendit à Agnès la lettre reçue le matin.
— Commençons par le commencement, déclara-t-il.
Elle prit la feuille de papier vert et lut le texte tracé à la diable.
Hervé surveillait son visage. Le calme d’Agnès l’éblouit. Comment pouvait-elle apprendre une chose aussi inquiétante sans même battre des paupières ?
— Il a fait écrire une infirmière, dit-elle seulement en lui rendant la lettre. C’est une écriture à la fois féminine et médicale…
— Ce n’est pas tout, enchaîna Hervé, tout de suite après cette lettre j’ai reçu un coup de fil, soi-disant de ta part…
Il lui narra par le menu la triple visite de la matinée, sans omettre aucun détail. D’ailleurs la plupart de ceux-ci enflammaient encore ses joues.
Lorsqu’il se tut, Agnès demeura silencieuse, ses mains gantées de chevreau blanc tapotant le volant.
— Tu vois où nous en sommes ! Qu’en penses-tu, Gnès ?
— Je pense que tu es un petit imbécile, affirma-t-elle en tournant vers lui son visage éclairé par une indicible colère.
— Et à part ça ? lança Hervé, bravache.
— Tu as dû semer les indices derrière toi, fit-elle… Les bons petits amis de Valmy n’ont pas eu le moindre mal à remonter jusqu’à toi. Avant de faire les méchants, ils ont enquêté sur ta vie privée, ont appris mon existence…
Elle tapota plus nerveusement le volant en prononçant ces derniers mots.
— Tu crois ? bredouilla Hervé.
— Les faits parlent d’eux-mêmes, non ?
Il se faisait tout petit dans la voiture. Il aurait voulu montrer quelque assurance afin de faire meilleure figure et présenter des arguments intéressants, mais il était terriblement désert et il n’y avait en lui que cette peur qui devenait chronique décidément.
— Montre encore la lettre.
Il avait gardé le rectangle de papier à la main. Il le lui laissa prendre, sondant son beau visage de félin somptueux.
— C’est curieux, fit-elle, se parlant à elle-même, j’ai l’impression qu’il n’y a pas de rapport entre cette lettre et la visite de ces voyous…
— Pourquoi ? demanda Hervé.
— En somme, elle a quelque peu défloré l’élément de surprise, non ? Et puis pourquoi te demander de passer à l’hôpital puisqu’ils allaient chez toi te faire chanter… Beaujon n’est pas indiqué pour une conversation dans le genre de celle-ci !
— Alors ?
— Hasard, dit-elle… Hasard… Valmy a eu envie de te voir, mais c’est peut-être sans rapport avec l’intervention de ses bons amis.
— Pourquoi voudrait-il me voir ?
— On doit éprouver de la curiosité pour l’homme qui a voulu vous tuer, je suppose…
« Et puis c’est assez dans ses manières, dit-elle, rêveusement. Il ne s’est jamais comporté comme tout le monde ! »
Elle secoua la tête.
— D’ailleurs peu importent ses lubies, ce qui compte c’est l’impasse dans laquelle nous nous trouvons…
— Oh ! oui, dit avec fougue Hervé.
— Bien entendu, dit-elle, il n’est pas question un seul instant de céder au chantage…
— Pourquoi ? demanda le jeune homme, un peu naïvement.
Agnès le foudroya du regard.
— Mais parce que tu n’as pas deux millions à leur remettre et que je n’ai pas la moindre intention de les emprunter à mon mari. Sous quel prétexte les lui demanderais-je, d’ailleurs !
— Mais alors, fit Hervé, ils vont…
— Tu es blanc de frousse, dit-elle. Quelle idée ai-je eue de me confier à toi ! Comment n’ai-je pas vu du premier coup d’œil que tu n’étais qu’une chiffe sans caractère.
— Oh ! tu l’as vu, s’écria Hervé, tu l’as bien vu, et c’est pour cela que tu m’as choisi…
— Tais-toi, gronda Agnès, tais-toi, tu m’exaspères…
Elle regarda sa montre. Si elle tardait, Taride allait se demander pourquoi son absence se prolongeait de cette façon et ce n’était certes pas le moment d’éveiller le moindre doute chez son mari.
— Sois persuadé, reprit Agnès, d’un ton plus calme, que même si tu leur versais ces deux millions ils ne s’en tiendraient pas là. On n’arrête jamais un maître chanteur en lui versant de l’argent, au contraire, on l’engage à poursuivre ses sales manœuvres.
— Si je ne leur donne rien ils me dénonceront à la police !
— Idiot ! s’écria-t-elle, crois-tu qu’ils aient envie de mêler la police à tout ça ?
— En tout cas ils me casseront la figure.
— C’est pourquoi il faut que tu disparaisses, Hervé.
— Hein ?
— Tu as de l’argent ? demanda-t-elle.
— Plus beaucoup, j’attends un mandat de ma mère…
Elle ouvrit son sac, prit une trentaine de mille francs dans une pochette à fermeture Eclair.
— Prends ça et file.
Il regarda l’argent. Comme il ne s’en saisissait pas assez vite, elle le jeta sur les genoux de son compagnon.
— Mais où veux-tu que j’aille ? pleurnicha-t-il.
— N’importe où, en dehors de Paris. Tiens, par exemple, tu prendras une chambre dans un petit hôtel de banlieue.
— Et après ?
— Après, pauvre loque, tu attendras !
Hervé ramassa les trente mille francs et les fourra dans sa poche.
— Tu crois que c’est une solution, Agnès ? soupira le pauvre garçon.
— C’est une solution d’attente, en tout cas.
— Ils vont s’adresser à toi s’ils ne me trouvent pas…
— Eh bien ! je les attends.
Le courage tranquille d’Agnès fit impression à Hervé.
— Ne retourne pas chez toi, recommanda-t-elle, et prends garde de ne pas être suivi. Demain, à dix heures, téléphone-moi de l’endroit où tu seras ; j’essaierai de t’y rencontrer…
— Comme il tardait à répondre, elle s’emporta :
— Tu as compris ?
— Oui, Gnès, j’ai compris…
Elle remit la voiture en marche et roula à vive allure jusqu’à une station de métro. Puis elle surveilla les alentours. Paris était tranquille, vide ! Dans la rue ruisselante de soleil, on ne voyait âme qui vive.
— Descends ! ordonna-t-elle.
— Embrasse-moi, Gnès, implora Hervé.
Elle lui saisit la nuque de sa main gantée et prit ses lèvres avec une voracité à laquelle il ne s’attendait plus. Le baiser fut violent au point que lorsqu’ils se désunirent, Hervé avait dans la bouche un goût de sang.
Rasséréné, il sortit de la voiture sport et plongea dans l’escalier du métro en faisant de la main un geste pareil à celui d’un homme qui se noie.