DEUXIÈME PARTIE

22

Elle avait l’air triste de quelqu’un venu pour annoncer une mauvaise nouvelle et qui ne s’y décide pas. Elle attendait qu’il l’aide.

— Ça ne va pas ? demanda enfin le Notaire après un court temps d’observation.

— J’ai quelque chose à vous dire.

Jeanne prenait une voix de petite fille effarouchée. Elle avait perdu sa belle autorité d’infirmière.

— Eh bien ! dites, mon petit.

— Vous sortez demain.

Le Notaire abandonna le visage plein de fraîcheur de la jeune fille en blanc pour retrouver ses rêves tumultueux du plafond.

— Ah ! dit-il simplement.

Il revoyait les serres du rapace tournoyer au-dessus de sa tête. Maintenant ce n’était plus une conséquence de la fièvre, mais un effet de son imagination.

— Il y a longtemps que vous le savez ? questionna-t-il.

— Deux jours, dit Jeanne. J’ai attendu le dernier moment pour…

— Vous avez bien fait…

Elle examinait son malade guéri. Il n’avait plus le même aspect que les premiers jours. Les dominantes de son visage s’étaient modifiées. Sa figure s’était allongée, ses paupières dégonflées ; son œil avait comme séché et ne flottait plus dans l’écœurante gélatine due à l’alcool. Il avait le teint frais et surtout, surtout, les bonnes manières d’autrefois avaient resurgi.

— Ça m’a toujours fait quarante-huit heures de répit, dit Valmy, comme se parlant à lui-même.

Jeanne Huvet ne savait que lui dire. Elle était navrée de rendre cet homme à la vie courante. Il avait si mal lutté jadis contre son flot torrentiel ! Qu’allait-il devenir maintenant ? Elle allait jusqu’à se demander si cette désintoxication qu’on avait imposée à Valmy n’était pas déloyale sur un plan strictement humain. Etait-il honnête de priver un homme de son vice lorsque ce vice est devenu sa raison d’être ? Pendant le temps qu’il avait passé à l’hôpital, la jeune fille, par gageure, s’était appliquée à le restituer à une vie normale. Mais la vie d’un hôpital peut-elle être considérée précisément comme une vie normale ? Elle avait fait le vide autour de lui. L’affreuse bonne femme édentée qu’il prétendait pudiquement n’être que sa logeuse s’était présentée un jour à l’heure des visites. Jeanne avait eu la chance de l’apercevoir dans le couloir avant que Coco eût franchi le seuil de la salle. Elle l’avait interceptée prétendant que l’on avait transporté le blessé dans un autre hôpital sans préciser lequel.

— Voyez-vous, petite, dit Valmy, je pense que j’ai été à peu près heureux pendant ces trois semaines.

— Vraiment ? dit Jeanne, les larmes aux yeux.

— Oui. Je me suis senti délivré de la vie pour la première fois. J’ai trouvé ce que je cherchais dans le vin et n’obtenais qu’imparfaitement : la liberté absolue. Dans ce lit je n’étais plus un nom ni un sobriquet, je n’avais aucun souvenir, aucune charge. Et vous avez été ce qui manque plus ou moins à tous les hommes : un ange.

— Ne dites pas ça, balbutia Jeanne en tamponnant ses yeux à la dérobée.

« Qu’allez-vous faire ? »

Il n’avait pas exactement fait le tour du problème. Il hocha la tête.

— Endosser mes guenilles et charrier ce qui me reste de jours à vivre le long des rues.

Jeanne s’assit sur le bord du lit.

— Je ne veux pas ! lança la jeune fille d’une voix pathétique.

Valmy tressaillit.

— Je ne veux pas, reprit-elle. Je ne me suis pas battue contre vous-même pour vous rejeter au ruisseau sous prétexte que votre plaie à la tête s’est cicatrisée. C’est comme ces condamnés à mort qu’on opère de l’appendicite et qu’on guillotine dès qu’ils sont rétablis !

Valmy sourit, ému.

— Vous êtes jeune et neuve, mademoiselle Jeanne.

— Ecoutez, monsieur Valmy, la pensée qu’un jour je pourrais vous rencontrer, avec des poux plein votre barbe et un litre de vin rouge dans votre poche m’est insupportable. Il me semble que j’abandonnerais alors mon métier…

— Vous auriez tort, assura Valmy, vous le faites trop bien.

Elle baissa la voix. Depuis longtemps les autres malades de la salle avaient pris l’habitude de ce favoritisme dont elle faisait preuve vis-à-vis de Valmy et ils avaient beaucoup plaisanté ce dernier.

— Monsieur Valmy, j’ai quelque chose à vous proposer…

— Ah oui ?

Cette jeune fille l’amusait. Elle avait la foi. Elle croyait à l’espèce humaine… Avec lui, ne continuait-elle pas, dans le fond, à jouer à la poupée ? N’était-elle pas ravie par ce merveilleux, cet extraordinaire jouet qu’est un homme perdu ? Elle lui avait redonné un physique, restitué un moral comme on recompose un puzzle compliqué, tellement compliqué au début qu’il est décourageant.

— Demain, je vous apporterai des vêtements ayant appartenu à mon père… Il était à peu près de votre taille.

— Mais non, protesta Valmy, vous n’allez pas me faire la charité par-dessus le marché !

— Ce n’est pas la charité, assura-t-elle…

Non, c’était un jeu qui devait être rudement passionnant.

— Alors entendu…

— Ensuite, fit-elle…

Et il comprit que c’était le plus grave qui lui restait à dire. Le plus difficile à exprimer.

— Ensuite, si vous vouliez… Voilà, j’habite rue du Chemin-Vert ; presque à l’angle du boulevard Richard-Lenoir…

Elle se tut, lissant entre le pouce et l’index le bord du drap, puis le tordant en forme de corne d’abondance. Mon Dieu, comme elle était difficile à exposer, cette idée lumineuse qui devait la harceler depuis plusieurs jours déjà.

Bon, elle habitait à l’angle du boulevard Richard-Lenoir et de la rue du Chemin-Vert. Et alors ?

— C’est un appartement qui occupe tout l’étage ; mon père était un haut fonctionnaire…

Donc, un appartement bourgeois, plein de meubles anciens et de bibelots solennels, d’un autre âge, qu’elle devait entretenir avec culte.

— Il s’est tué en voiture avec ma mère, voici deux ans… Un accident terrible, vous avez peut-être lu dans le journal ? L’auto a crevé le parapet d’un pont sur le Rhône, à Valence.

— Je ne lis pas les journaux depuis plusieurs années, s’excusa Valmy.

Ce discret rappel de sa condition passée fit sourire la jeune fille.

— Notre appartement comprend une chambre de bonne, sous les toits… Modeste, mais confortable…

Elle se tut. Il avait compris. Elle lui proposait de l’héberger. Elle voulait continuer de le contrôler, de veiller sur lui. Ce rôle d’ange lui plaisait.

— Vous pourriez venir vous installer dans cette chambre ? proposa-t-elle. Je vous aiderais à trouver un petit emploi…

Elle était toute rouge d’émotion.

Valmy ferma les yeux. Il s’imaginait dans la petite chambre anonyme par la fenêtre de laquelle on devait certainement apercevoir la statue de la République… C’était encore un endroit où régnait l’état de grâce. Un endroit qui échappait aux bêtes nécessités de l’existence… Là, le Notaire pourrait encore regarder au plafond et s’abandonner à la lente caresse des jours. Il n’avait eu qu’un instant d’excitation lorsqu’il attendait la visite de son assassin. Mais celui-ci n’était pas venu.

— Je devrais protester, pour la forme, mais j’accepte, fit-il.

— Oh ! merci, fit Jeanne.

Elle posa sa main sur le poignet du blessé.

— Vous ne pouvez pas savoir la joie que vous me donnez !

Il la devinait en tout cas, elle rayonnait dans les yeux de l’infirmière.


Il sortit en compagnie de Jeanne, le lendemain, après qu’elle eut fini son service. Comme promis, elle lui avait apporté un costume, mais ce n’était pas un vêtement de son père. Le Notaire ne dit rien, feignit de ne pas voir le label flambant neuf du tailleur. Il passa la chemise blanche qui se trouvait dans la valise d’effets. Depuis combien d’années n’avait-il pas mis de chemise neuve ? Il noua la cravate gris uni qu’elle avait choisie pour lui.

Les chaussettes noires à rayures grises s’harmonisaient avec le complet gris à fines rayures noires.

Ils quittèrent l’hôpital par une petite porte de derrière. Jeanne redoutait de buter dans la vieille aux mèches sales ; à plusieurs reprises elle l’avait vue rôder devant l’entrée de Beaujon.

Un taxi les attendait.

— Comment vous sentez-vous ? demanda Jeanne lorsqu’ils furent assis côte à côte dans le véhicule.

Avant de répondre, Valmy regarda curieusement le paysage de banlieue qui défilait. Des autobus bondés, des cyclistes téméraires, des voitures de livraison, des gosses turbulents… Et puis, et surtout, des façades avec des choses aux fenêtres : du linge, des fleurs…

— Il me semble que je viens de faire un long, un très long voyage en avion, répondit-il, et que j’arrive dans une autre planète.

C’était la fin du jour. Une lumière aqueuse baignait les rues populeuses. Il y avait, dans la cité, cette allégresse teintée de fatigue des fins de journée, cet ultime pétillement avant l’éclosion des lumières… Lorsqu’ils parvinrent à la Porte Clichy, les lampadaires s’allumèrent d’un seul coup.

— Paris vous accueille, vous voyez ? fit Jeanne.

— C’est une bien belle ville, dit Valmy, il y a des années que je ne l’avais pas vue.

Rue du Chemin-Vert, l’auto se serra contre le trottoir. Alors Valmy eut un geste inattendu, un geste ancien qui revint du fond de son passé. Il mit la main à sa poche comme pour chercher de l’argent afin de régler la course. Mais il ne possédait pas le moindre centime et ce fut Jeanne qui paya le taxi.

— Venez ! ordonna-t-elle.

Ils franchirent une voûte où rôdait une confuse et réconfortante odeur d’oignons frits… Valmy vit une grosse femme derrière la vitre de la loge. Elle se tourna à leur entrée, comme avertie de leur présence par un sixième sens. Son visage mafflu, auréolé de cheveux trop frisés, s’encadra dans un guichet.

— Bonsoir, mademoiselle Huvet !

Elle était cordiale, pleine d’estime pour Jeanne, mais elle louchait sur l’homme qui l’escortait.

— Je vous présente M. Valmy, mon oncle d’Angers ; Mme Malissier, dit Jeanne avec aplomb.

La concierge dédia un sourire épanoui à Valmy.

— Il a été blessé, le monsieur ?

— Un accident d’auto… Il vient à Paris pour suivre un traitement… Il y a un ascenseur, dit Jeanne…

C’était une cage de forme inattendue construite en additif, longtemps après l’immeuble. Une glace la décorait. Valmy se trouva brusquement nez à nez avec lui-même. Il se considéra avec beaucoup d’incrédulité. Il ne s’était jamais vu, depuis un certain jour où il avait atteint le fond de son puits de vinasse. Il avait changé… Ses tempes grisonnantes, chose curieuse, lui donnaient l’air plus jeune qu’autrefois. Tout son visage était empreint d’une grande paix.

— Vous êtes content ? questionna-t-elle en suivant son examen dans la glace…

— Très content, fit Valmy.

La porte de fer coulissa. L’ascenseur hydraulique commença à s’élever lentement entre les marches garnies d’une moquette pourpre, effrangée.

Jeanne demeurait au second. La porte à deux battants de son appartement exprimait une discrète opulence.

La jeune fille glissa la clé dans la serrure.

Valmy lui saisit le bras.

— Jeanne, fit-il, savez-vous qui vous faites entrer chez vous ?

Elle soutint son regard.

— Oui, dit-elle en souriant, je sais : un nouveau-né.

23

Il jetait des pierres dans l’eau verte de la Marne et essayait de suivre des yeux les cercles qui s’étiraient à la surface de la rivière.

Un convoi de péniches descendait vers la Seine, sans bruit, en creusant dans le milieu du cours d’eau un immense éventail d’argent. Hervé essaya de lire les noms des bateaux ; mais l’éloignement gommait les caractères bruns peints sur les ventres noirs des péniches. Leurs drapeaux tricolores, sales, pendaient de leur courte hampe alors que les linges des marinières claquaient joyeusement dans la brise…

Tout était infiniment paisible et rassurant.

La rive était bordée de joncs qui semblaient dessinés au pinceau par un artiste japonais. De temps à autre, de grosses bulles d’eau venaient crever à la surface.

Un klaxon retentit au bout du chemin de halage. Hervé reconnut la voiture noire d’Agnès. Il se mit à genoux dans l’herbe galeuse de la berge et leva la main. La Simca sport mordit le talus et stoppa, légèrement inclinée au-dessus du cours d’eau. Agnès n’eut qu’à actionner la poignée ; à cause de la pente, la portière s’ouvrit toute seule. Lorsqu’elle descendit, Hervé eut la vision affolante de ses bas fumés qui tranchaient sur la blancheur soyeuse du jupon blanc.

Il resta agenouillé tandis qu’elle s’avançait vers lui, infiniment belle dans la robe jaune qui la moulait étroitement.

— J’avais peur, commença-t-il…

Il voulait dire « que tu ne viennes pas », mais elle l’interrompit.

— Oh, toi, tu as toujours peur ! C’est ton leitmotiv.

Malgré ces paroles, elle paraissait de bonne humeur. Ses yeux riaient. Pas exactement ses yeux, mais plutôt les minuscules rides qui en accentuaient l’ovale.

Elle s’assit près de lui, sur l’herbe jaunie, après avoir retroussé sa robe afin de ne pas la tacher.

— Bonjour tout de même, ronchonna Hervé.

Elle lui tendit sa bouche. En l’embrassant, il posa sa main sur les jambes d’Agnès. Elle rit, comme une fille lutinée, d’un rire rendu un peu trivial par le désir qu’il voulait dissimuler.

— Tu ne veux tout de même pas faire l’amour sur ce talus ?

— Les mariniers n’ont pas tellement de distractions, plaisanta Hervé. Dans le fond, je crois que j’aimerais pouvoir te prendre devant tout le monde…

— Exhibitionniste !

— Oh ! non, ce n’est pas par vice, mais plutôt par pureté. Ce n’est pas pour me montrer, mais pour ne pas me cacher… Je trouve idiot de rendre mystérieux un acte aussi noble. Les terrasses sont pleines de gens qui boivent ou qui mangent… Trouves-tu que ce soit beau de voir s’empiffrer quelqu’un ? Moi je considère que l’indécence véritable est là…

Il jouait à caresser d’un doigt fureteur le genou d’Agnès. Il promenait son index, légèrement, sur le fin nylon, comme pour se composer un souvenir tactile de cette rondeur. Ce lent chatouillis causait un émoi secret à Agnès. Elle s’était éveillée, ce matin-là, avec une nouvelle faim d’Hervé. Elle avait toujours été ainsi : elle restait plusieurs jours, quelquefois des semaines, sans avoir envie d’amour, éprouvant même comme de la répulsion pour l’acte et ses partenaires du moment. Et puis elle s’éveillait, un matin, brûlante d’un feu nouveau, en regardant les hommes avec des yeux qui les faisaient pâlir.

— Rien de nouveau ? demanda-t-elle, s’efforçant de revenir aux pénibles réalités.

— Rien, fit Hervé, calme absolu…

— Tu as écrit pour qu’on te fasse suivre ton courrier ?

— Oui.

— Et tu n’as rien reçu ?

— Rien, hormis un petit mandat de ma mère…

Il détourna les yeux.

— Un tout petit, fit-il ; ma parole, la pauvre chérie devient radin en vieillissant.

— Quel âge a-t-elle ? demanda Agnès.

— Quarante-cinq ans, fit Hervé.

Agnès se pinça les lèvres. Elle venait de poser une question vraiment malheureuse. Son amant compris sa gêne et changea de sujet.

— Tu n’as pas été inquiétée non plus ?

— Non.

— Mon avis, fit le jeune homme, c’est qu’ils ont abandonné la partie, tu ne crois pas ?

— À moins qu’ils ne se documentent, rectifia-t-elle. D’après leur comportement initial ils n’agissent pas à la légère…

Mais Hervé était à l’optimisme.

— Se documenter sur quoi ? Ils ont compris que j’avais filé. Le fait qu’ils ne se soient pas adressés à toi prouve qu’ils ont peur d’aller trop loin.

Il se tut un instant pour regarder passer un dinghy blanc traînant un skieur nautique.

Le sportif se comportait avec une aisance extraordinaire. Il portait un slip d’un rouge lumineux qui se détachait sur sa peau ocre.

— Pas de nouvelles du Notaire ? demanda Hervé.

— Tu ne te figures pas que je vais aller à l’hôpital ? objecta la jeune femme.

— Non, bien sûr… Je me demande ce qu’il m’aurait dit, si j’étais allé le voir comme il le demandait. Tu crois qu’il m’aurait demandé du fric ?

— Comment veux-tu que je le sache ?…

Il avait tort d’aiguiller la conversation sur ce terrain. Il se sentait devenir maussade. Sa belle fringale amoureuse passait au second plan et il le déplorait confusément.

— Je ne vais pourtant pas passer ma vie à La Varenne, dit-il. C’est un endroit charmant, mais quand on y vit seul dans une petite auberge ennuyeuse, tu sais…

— Attends encore quelque temps, recommanda Agnès. Après tout, ça te fait des vacances… Tu n’es pas à plaindre.

— Un homme seul est toujours à plaindre !

— Je viens te voir tous les jours ou presque…

— Justement : tu viens me voir ? Ça signifie que tu t’en vas… Que tu m’abandonnes…

— C’est bien, ton auberge ?

— Un couple d’anciens garagistes. La femme n’a appris à faire que des biftecks-frites-salade, le mari ne parle que de bagnole et la bonniche a des seins comme les bouées que tu vois là-bas avec un petit drapeau rouge. Ma chambre ressemble à celle de l’épicier du coin. Il y a la photo d’une grand-mère à fichu à la tête de mon lit, et deux tiroirs de la commode sont condamnés, parce que le taulier y a entreposé des pièces de rechange pour sa voiture… Un poème, quoi !

Il prit la taille d’Agnès.

— Pourquoi ne veux-tu pas y venir ?

— Parce qu’il faut rester très prudents, mon chéri, répondit-elle. À quoi bon me faire voir ?

— C’est toi qui as peur ! triompha Hervé, mauvais…

— Je suis prudente, un point c’est tout.

— Tu te dis que si ces crapules me retrouvent…

— En ce moment, je ne me dis rien de semblable ; je me dis que tu es un merveilleux imbécile qui gâche en parlotes des instants que nous pourrions faire bien plus beaux…

Il lui fut reconnaissant d’enrayer son flot d’amertume. Après tout, elle avait raison.

Il se leva d’un bond, lui tendit la main pour l’aider à en faire autant.

— Viens, dit-il.

Ils montèrent dans l’auto et Agnès la mit en marche… Elle roula un moment sur le chemin creusé de profondes ornières, la voiture avançait à l’allure d’un corbillard automobile, en cahotant…

Agnès arrêta sa voiture derrière une haie qui faisait écran entre eux et la Marne. De l’autre côté, le chemin était bordé par des peupliers. À travers les troncs grisâtres, on apercevait une prairie cernée de barbelés dans laquelle des vaches étaient couchées en rond autour d’un abreuvoir de ciment.

Les deux amants restèrent un instant côte à côte, sans éprouver le besoin de se regarder, savourant leur présence.

Par-delà la haie, le moteur du dinghy ronronnait rageusement, pareil à une monstrueuse mouche exaspérée.

— À quoi penses-tu ? demanda Hervé.

— À ton petit hôtel, fit Agnès… Il doit avoir un côté populo qui m’émeut.

— C’est vrai, reconnut le jeune homme.

— Il y a des ouvriers, le dimanche, qui viennent y manger la friture, non ?

— Oui. Mais tu sais, ce n’est attendrissant que dans les chansons de Carco…

Elle poursuivit.

— La bonne est une grosse fille rougeaude et bête…

— Comme si on y était, sourit Hervé.

— Tu dois la troubler, hum ? demanda Agnès.

Sa voix avait des inflexions rauques. Ses narines se pinçaient…

— Tu sais, c’est le genre jument. On ne trouble pas une jument.

— Mais on lui flatte la croupe, reprit Agnès. Avoue que tu lui caresses les hanches ou la poitrine lorsqu’elle vient faire ta chambre et que tu t’y trouves ?

— Mais non, protesta mollement Hervé.

La femme de Taride passait nerveusement sa main sur la jambe de son jeune amant. Elle lui mordit l’oreille, à petits coups de dents voluptueux. Elle s’arrêta pour chuchoter, très excitée :

— Je parie que tu l’as déjà renversée sur le lit…

Il gardait les yeux fixés sur l’essuie-glace en face de lui. Un papillon mort s’y était laissé coincer. Ce petit cadavre blond aux ailes en pétales de fleurs séchées accaparait tout son restant de lucidité.

— Avoue que tu l’as troussée, cette grosse bête… Avoue…

Hervé n’avait pas troussé la bonne de l’auberge, mais à travers l’imagination d’Agnès, cette hypothèse devenait réalité. Une réalité qui, à cet instant, lui semblait un paroxysme de la volupté… Une réalité qu’il acceptait, dont il croyait se souvenir…

Ils avaient retrouvé leurs ardeurs du début. Leurs baisers avaient cette même voracité maladroite, ce goût de salive et de sang qui transformaient leur désir en une fureur chamelle.

— Avoue ! s’obstinait Agnès. Avoue donc !

— Oui, oui, balbutia Hervé…

Ils s’écroulèrent dans l’auto, follement entremêlés.


Le ronflement d’un moteur se rapprocha. Dans leur demi-inconscience, ils crurent d’abord que c’était le moteur du canot automobile. Mais une ombre se profila à l’intérieur de l’auto. Le moteur tourna au ralenti.

— C’est quelqu’un ! sursauta Agnès…

Hervé continua de l’étreindre. Elle se débattit. Lorsqu’elle parvint à se redresser, elle vit une auto noire qui s’éloignait de la leur en tanguant sur les ornières séchées.

— Ils ont dû nous voir ! murmura-t-elle, hébétée.

— Et après ? gronda Hervé en la renversant de nouveau sous lui.

24

— Je pense qu’ils se doutent de quelque chose, dit Jeanne en entrant.

Valmy comprit, à son visage enflammé, que la jeune infirmière avait marché vite. Elle restait adossée à la porte, haletante, son corsage dilaté par l’émotion…

— Pourquoi ? demanda l’hôte de Jeanne.

Elle lui avait offert une veste d’intérieur en pilou bleu à revers écossais et il musardait de pièce en pièce dans cette tenue, se gavant du confort discret de l’appartement avec la joie extasiée d’un jeune provincial qui découvrirait le Louvre. Les journées passaient comme des songes. Il descendait de sa chambre de bonne, de bon matin, avant le départ de Jeanne. Tous deux prenaient le petit déjeuner dans la cuisine. Puis la jeune fille partait à son travail et l’enchantement commençait pour Lucien Valmy.

Il allait s’installer dans la salle à manger, essayant tour à tour tous les fauteuils… Il terminait par celui placé près de l’embrasure de la fenêtre. À travers les rideaux en filet sur lesquels, il y avait très longtemps, on avait brodé des amours rococos, il examinait la rue du Chemin-Vert.

Ce spectacle quotidien lui paraissait nouveau pourtant, chaque matin. En face de chez Jeanne il y avait une quincaillerie de gros devant laquelle s’arrêtaient fréquemment des voitures de livraison. Valmy regardait manipuler les barres de fer, les tuyaux de cuivre et tout un matériel mystérieux pour lui, content des exclamations joyeuses des manutentionnaires en blouse grise serrée à la taille par une ficelle. De temps en temps, les hommes filaient vers un petit bistrot voisin, tenu par une grosse femme blonde qui lisait éternellement des journaux illustrés derrière son comptoir. Valmy les enviait. Non pas à cause des consommations qu’ils allaient boire — l’alcool lui faisait horreur depuis sa cure de désintoxication — mais pour l’ambiance chaude qu’il devinait à travers les vitres tapissées d’affichettes. Il se promettait d’entrer dans ce café, plus tard, lorsqu’il aurait terminé son périple autour de lui-même… Lorsqu’il aurait la force d’affronter les rues, les gens, la lumière… Pour l’instant, il avait besoin de se réadapter, de contempler le monde à travers des rideaux qu’il ne soulevait jamais.

Il restait là des heures… Ensuite, il allait prendre un bain. Cela aussi, c’était merveilleux. Il lui semblait qu’il lui faudrait des années pour débarrasser son corps de la gangue d’impuretés qui s’y était formée. Il se frottait rageusement la viande, rêvant de s’écorcher comme un lapin pour pouvoir quitter sa peau une fois pour toutes.

Ensuite il traversait le salon aux volets clos. C’était le musée des Huvet : un lieu empli de souvenirs de valeur, et cependant terriblement anonyme. Il n’aimait pas l’atmosphère confinée du salon, ni son mobilier figé dans la cire, ni ses vitrines bourrées d’objets pareils à ceux qui s’entassent chez les brocanteurs pour « dimanchiers ».

Il terminait sa promenade par les chambres. Celle de feu M. et Mme Huvet d’abord : une chambre de vieux couple honnête. Et enfin, celle de Jeanne. Cette dernière l’intimidait comme une chapelle. Elle ressemblait à la jeune fille. Elle avait sa spontanéité, sa fraîcheur… Elle avait surtout son parfum, simple et compliqué à la fois. Jeanne sentait le propre, l’éther et la chevelure chauffée par le soleil. Il s’approchait du lit vide, s’accoudait au montant de bois. Il avait l’impression de commettre un sacrilège, et pourtant il avait besoin de contempler la couche défaite. Rien de physique ne participait à ce besoin. Tout se passait presque en dehors de ses limites, dans une région inexplorée de lui-même qu’il défricherait par la suite, lorsqu’il serait capable d’entrer dans le bistrot d’en face pour respirer il ne savait encore quelle odeur perdue, mais qu’il devinait profondément apaisante.

Valmy demanda :

— Qui se doute de quelque chose, Jeanne ?

— Eux, vos anciens amis… Votre logeuse m’a suivie depuis la sortie de l’hôpital. J’ai réussi à la semer dans les couloirs du métro, mais fatalement elle découvrira où j’habite si elle s’en donne la peine.

— Et alors ? fit Valmy, pensez-vous qu’elle veuille forcer votre porte ?

— Si elle questionne la concierge…

Valmy haussa les épaules.

— Voulez-vous que je parte, Jeanne ?

Aussitôt, les yeux de la jeune fille s’emplirent de larmes.

— Comment pouvez-vous dire une chose pareille !

L’ancien clochard secoua la tête.

— Vous avez tellement fait pour moi, vous faites tellement encore que je n’ai pas le droit de vous attirer des ennuis !

— Mais c’est pour vous que je tremble ! s’écria-t-elle. Vous ne le comprenez donc pas ?

Elle se précipita contre la poitrine de Valmy, blottit son pauvre visage bouleversé dans les revers de la veste de pilou et éclata en sanglots.

« Une petite fille qu’on menace de priver de jouet », pensa Valmy…

Il promena sa main sur les cheveux de l’infirmière.

— Ne pleurez pas, balbutia-t-il, meurtri par ce chagrin.

Il lui souleva le menton. Jeanne avait honte de ses larmes et résistait, mais la force de son hôte eut raison de sa pudeur.

Le Notaire ouvrit la bouche. Un cri impossible lui gonflait la gorge. Devant ce visage bouleversé, il ne pouvait plus supporter sa propre détresse.

— Non ! non ! pas de larmes ! Je t’en supplie, ma petite fille ! parvint-il à articuler. Ça me fait trop de mal…

Le chagrin de Jeanne s’arrêta brusquement. Valmy paraissait sur le point de défaillir. Elle le fit asseoir.

— Vous vous sentez mal ! s’écria-t-elle.

Il ferma les yeux. Un cerne bleu soulignait ses paupières gonflées.

Il avait une tête de Christ douloureux.

Jeanne resta immobile, fixant intensément les traits creusés de son étrange pensionnaire.

Il souleva ses paupières.

— Pardonnez-moi, fit-il. Votre peine m’a fait un mal que je ne me croyais pas capable d’éprouver. Je suis à vif, et je ne m’en étais pas rendu compte. Voilà pourquoi je ne bouge pas d’ici… Voilà pourquoi aussi j’accepte votre dévouement sans pudeur… L’existence me fait mal, comprenez-vous ?

— Je vous guérirai ! promit-elle.

Il se força à sourire…

— Mon pauvre petit…

— Je vous guérirai !

Elle mit son bras autour du cou de Valmy et posa sa joue contre la sienne.

— Vous voulez bien ? Dites que vous le voulez bien !

— Je veux bien, fit Valmy.

Elle l’embrassa furtivement, sur la bouche. C’était un baiser très pur, maladroit. Lucien Valmy ne songea pas à le rendre. D’ailleurs elle n’attendait rien de semblable.

— Ici vous ne craignez rien ! assura-t-elle. Si cette femme me suit encore, je la ferai appréhender par un agent !

Elle fit claquer ses doigts.

— Venez m’aider à mettre le couvert, nous allons faire la dînette. J’ai apporté des côtes de porc froides, avec des pickles ! Et puis… Oh ! je ne me souviens plus, allons ouvrir les paquets…


À la fin du repas, tandis qu’elle picorait les derniers grains de raisin d’une grappe qui, maintenant, ressemblait à un dessin de Buffet, Lucien soupira.

— Je me comporte vraiment d’une façon infecte.

— Allons, bon ! dit Jeanne, qu’est-ce qui vous prend encore !

— Vous m’entretenez, tout simplement, dit Valmy.

Elle jeta son squelette de grappe dans son assiette.

— Vous l’avez dit : « Tout simplement ! » Vous ne comprenez donc pas, Lucien, que pour moi, vous êtes une œuvre ?

— Si, dit sourdement l’homme, je comprends très bien. On vous a amené un infect pouilleux. Vous avez compris que ce clochard avait eu un passé et vous avez résolu de lui donner un avenir… Vous jouez à Pygmalion, c’est très facile à comprendre… Très facile, Jeanne…

— Eh bien alors ! reprocha-t-elle.

— Vous voyez, je commence à aller mieux puisque je me laisse gagner par les scrupules…

— Vous êtes intelligent, Lucien… Alors il ne faut pas avoir de scrupules.

Elle le regardait peler sa poire avec une facilité qui l’impressionnait. Comment avait-il pu se vautrer dans la crasse, dans les beuveries crapuleuses, connaître les étreintes pouilleuses, boire au litre, en possédant aussi fortement ancrées des manières d’homme civilisé, voire cultivé ?

— Lucien, que faisiez-vous comme métier… autrefois…

Il se rembrunit.

— Ne me répondez pas, s’écria-t-elle, et pardonnez ma curiosité… Je…

Il eut un geste en chasse-mouches pour lui dire que ça n’avait pas d’importance.

— J’étais avocat.

— Est-ce possible ? Comme vous avez dû souffrir pour…, pour en arriver où vous en étiez lorsqu’on vous a amené à Beaujon !

— Beaucoup, oui, fit brièvement Valmy…

Elle sentit qu’il ne fallait plus insister. D’ailleurs, elle n’avait pas tellement envie de savoir. Elle aimait Valmy, tel qu’il était, avec ses secrets, et ce bizarre tas de fumier dressé à un carrefour de son destin. Elle assembla la vaisselle sale et la porta dans le bac en matière plastique jaune de la cuisine. Puis elle enfila des gants de caoutchouc pour faire la vaisselle. D’ordinaire, il ne participait à aucun travail ménager, ne cherchait pas à se rendre utile pour payer sa pension. Mais ce soir-là il la suivit et, raflant un torchon sur un séchoir, se mit à essuyer les assiettes ruisselantes.

Jeanne le surveilla du coin de l’œil, transportée de joie.

— Lucien, fit-elle tout à coup, ses bras plongés dans le bac. Je suis heureuse…

— Pourquoi ?

— Je l’ignore. Ou plutôt, si. C’est de vous voir essuyer la vaisselle. Vous vous y êtes mis tout seul… Et vous ne savez pas le faire, c’est merveilleux.

Elle riait. Lucien éprouva un peu de cette délectation que lui apportait la vue du lit de Jeanne. Un sentiment doux et coupable, qui l’entortillait dans une ouate précieuse, le préservait des chocs extérieurs.

— Pourquoi m’avez-vous embrassé, tout à l’heure ? demanda-t-il brusquement ; j’aimerais savoir si ce que vous ressentez pour moi… est physique !

Elle rougit et, vivement, détourna les yeux.

— Oh ! ne m’en demandez pas tant… Je ne le sais pas moi-même. Tout est plus ou moins physique dans nos sentiments… Avec un tas de nuances… En vous voyant malheureux, j’ai eu besoin de vous protéger, et peut-être ai-je eu l’impression qu’un baiser était une protection…

— C’est beaucoup mieux, assura Valmy.

Il se précipita pour retenir une pile d’assiettes mal calées qui allaient choir sur la table. Sa gaucherie fit de nouveau rire la jeune fille.

— Vous n’avez pas d’amant ? demanda Valmy.

Elle secoua la tête.

— Je ne sais pas si vous me croirez, Lucien, mais je n’ai couché qu’une seule fois avec un homme… Un soir d’été, il y a cinq ou six ans, sur une plage près de Dieppe… C’était un pensionnaire de l’hôtel où nous passions nos vacances, mes parents et moi… Il était jeune, assez beau je pense, seul… J’avais dix-neuf ans… Il m’a plu… Pendant plusieurs jours, il m’a fait une cour digne des meilleurs romans roses. Et puis un soir, voilà… Ça s’est passé… Le lendemain, il a dû avoir peur. Quand je me suis levée, le cœur en fête, certaine que je venais de rencontrer le bonheur, j’ai appris qu’il venait de quitter brusquement l’hôtel… Depuis, je n’ai plus fait attention aux hommes…

— Vous avez bien fait de me raconter ça, dit Valmy, je comprends mieux votre comportement à mon égard…

Il sourit.

— Dommage que je sois un pauvre type fini, j’aurais un beau sauvetage à faire, moi aussi.

Elle secoua ses mains au-dessus de l’évier, et vint à lui, rageuse.

— Pourquoi dites-vous que vous êtes un homme fini, alors que…

— Alors que je recommence ? Parce que je recommence avec un organisme ruiné par l’alcool, et une inadaptation totale à la vie. Je crois que si je sortais de votre maison, je me flanquerais sous la première voiture. Pas pour me suicider, mais parce que je ne saurais plus comment m’y prendre pour l’éviter…

— Eh bien ! vous apprendrez. Vous venez d’être très malade… Je ne parle pas seulement de votre blessure. Or, après chaque maladie, il y a une période transitoire, assez critique, qu’on appelle la convalescence… Pendant cette période-là, tous les malades croient qu’ils sont finis et qu’ils ne sauront plus jamais se comporter comme des gens normaux. Mais la vie qu’ils redoutent tellement est plus forte qu’eux. Elle les reprend… Et tout recommence Lucien… Je vous le jure… Tout recommence !

25

Comme tous les mardis, Agnès prenait sa leçon de culture physique sous la direction d’un grand garçon musclé qui se croyait irrésistible et la regardait langoureusement. Mme Taride n’ignorait pas que la gymnastique est la meilleure des jouvences, aussi n’avait-elle garde de manquer une séance.

— Fléchissez ! ordonnait l’athlète en lui appuyant sur la poitrine tout en lui soutenant la taille.

Agnès voyait, à la renverse, les motifs orientaux du tapis. Le sang lui montait à la tête. Ce passage congestif lui brouillait la vue. C’était excitant comme un avant-goût de la mort.

— Allons ! Fléchissez !

La voix du bellâtre à biceps de débardeur s’efforçait d’être encourageante et mutine. Il était certain de son sex-appeal, qui s’exerçait avec bonheur sur nombre de ses clientes. Mais il avait peur de hasarder un geste extra-gymnique, car avec ces dames de la bonne société, on ne sait jamais…

Un heurt discret à la porte interrompit la leçon.

Agnès se redressa, légèrement essoufflée.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.

Elle regarda son professeur comme s’il était en mesure de la renseigner.

— Un monsieur qui insiste pour voir Madame, répondit la femme de chambre à la cantonade.

— Voyons, fit Agnès, vous savez bien que je ne reçois pas le matin.

— Ce monsieur ne paraît pas s’en soucier, répondit Rose. Il dit qu’il vient de la part du notaire.

Le sang d’Agnès se figea. De la part du Notaire…

Elle passa sa robe de chambre.

— Vous m’excuserez, fit-elle au professeur de culture physique.

L’autre loucha comme un goujat sur sa montre.

— Je vous en prie, répondit-il pourtant.

Agnès gagna le salon, préoccupée. Au passage, la femme de chambre qui l’attendait, lui souffla :

— Bien que cet homme vienne de la part d’un notaire, il n’a pas très bon genre…

Lorsqu’elle poussa la porte, elle comprit que sa domestique disait vrai. L’individu qui patientait dans le salon était un solide gaillard aux cheveux couleur d’ébonite, aux yeux pointus et impitoyables.

Il fumait un petit cigare noir, biscornu, dont il déposait la cendre dans une potiche. En voyant entrer Agnès, il ne se leva pas, la regarda seulement, de bas en haut, sans essayer de cacher son admiration. Puis il eut un petit sourire entendu. Elle lui plaisait et il lui en voulait déjà d’être belle et hors de portée. Tino aimait les femmes et quand il en voyait de trop belles, surtout lorsqu’elles appartenaient à un monde qui n’était pas le sien, des idées d’inspiration marxiste s’agitaient derrière son front étroit.

— À qui ai-je l’honneur ? fit Agnès d’une voix glacée.

Elle essayait de mettre du sarcasme dans sa voix, mais le Corse ne s’y trompa pas et devina son trouble. Il était lourd et puissant, dans ce délicat fauteuil de style.

— Mon nom ne vous dirait pas grand-chose, fit-il. Je m’excuse de vous déranger, mais je viens rapport à une petite note impayée…

— Vraiment ?

Agnès se disait, de toute sa volonté : « Etre forte ! Le mépris, le calme ! Ne pas céder, ne pas frémir. »

— Oui, ça concerne un de vos bons amis, M. Hervé Vosges…

— Je ne connais personne de ce nom, dit Agnès, il s’agit, je pense, d’une méprise.

— Moi, je ne le pense pas, assura Tino en sortant de sa poche une photographie écornée.

Il la tendit à Agnès. La jeune femme ne la prit pas, mais elle y jeta un regard, car la tentation était trop forte. L’image la représentait, dans sa voiture, en train d’embrasser Hervé. Elle blêmit, désarçonnée par ce coup bas.

Elle revit, dans un éclair, l’auto qui s’était arrêtée à leur hauteur, sur le chemin de halage.

Ce n’était pas la voiture d’un voyeur, mais celle des gangsters. Ils avaient retrouvé la cachette d’Hervé et patiemment, avaient observé ses agissements. Cette photo mettait Agnès à leur merci. Avec ce rectangle de papier glacé, ils la tenaient sous leur coupe.

— C’est un peu flou, commenta Tino, parce que moi, la photo, c’est pas tellement mon fort. Mais l’essentiel, c’est que ça soit reconnaissable, non ?

Agnès s’enhardit et prit la photographie.

— Vous pouvez la garder, assura le Corse, j’en ai fait tirer plusieurs exemplaires.

Sur la photographie, on voyait la nuque d’Hervé. Et sur cette nuque la main délicate d’Agnès… Sa main droite au petit doigt de laquelle brillait sa fameuse bague représentant les serres d’un oiseau de proie, crispées sur une pierre précieuse…

La tête du jeune homme formait une masse noire à cause du contre-jour, et derrière, on apercevait la moitié du visage d’Agnès, les yeux clos…

— Votre petit copain, reprit Mattei, nous devait deux millions, rapport au préjudice qu’il a causé à un de mes bons amis… Avec les intérêts, maintenant, ça fera quatre… Il vaut mieux ne plus attendre, car ce capital ferait de trop gros petits…

Agnès jeta la photographie sur la table proche de Mattei. Il ne la toucha pas.

— Sortez, ordonna-t-elle, avant que j’appelle la police !

— Ma parole, fit Tino, vous ne comprenez rien à rien… Si vous ne pouvez pas me payer, dites-le, j’irai demander l’argent à votre mari… Je parie qu’il trouvera le flouze…

— Sortez ! répéta Agnès…

Sa voix était forte, ses yeux implacables.

« Cette salope serait capable de me buter », se dit le Corse.

Il se leva.

— Un dernier mot, madame Taride… J’attendrai demain à six heures au sous-sol du Marignan… Si vous ne m’apportez pas ce que je vous demande, j’irai trouver illico votre bonhomme, aussi vrai que je suis un homme !

Elle répéta encore, les dents serrées :

— Sortez !

Mattei gagna la porte.

Il était plus pâle qu’Agnès. Jamais personne — et surtout pas une femme, ne l’avait traité de la sorte ! Etre chassé comme un représentant d’aspirateurs, voilà qui le plongeait dans une noire fureur. Il aurait voulu flanquer une trempe à l’imprudente Mme Taride… En tout cas, il se promettait, qu’elle raque ou non, d’envoyer la photographie compromettante à son mari…

La domestique se précipita pour lui ouvrir la porte, mais il l’écarta d’un geste brusque en lançant un tonitruant : « Arrière, esclave ! » qui stupéfia la pauvre fille.

Puis il claqua la porte aussi fort qu’il put, et tout l’étage en frémit.

La photographie gisait toujours sur la table Louis XVI. Agnès la fît disparaître dans la poche ample de sa robe de chambre. Tête basse, elle revint auprès de son professeur qui faisait semblant de s’intéresser à un livre relié en l’attendant.

— Si ça ne vous ennuie pas, ce sera tout pour aujourd’hui, excusez-moi, fit Agnès.

L’autre passa sa veste sur son maillot d’athlétisme.

— À mardi ? bredouilla-t-il.

— C’est ça !

En le regardant disparaître, Agnès songeait : « Serai-je encore ici mardi ? » Elle avait deviné les intentions du truand. De toute façon, Taride dût-il être mis au courant, elle se refusait à verser un centime. Elle l’avait dit à Hervé : un maître chanteur ne s’arrête qu’à la ruine ou à la mort de sa victime.

Elle pénétra dans le somptueux bureau de son mari, ouvrit un tiroir du meuble pour y prendre une loupe. Elle examina l’image abandonnée par Mattei, pouce par pouce.

Elle se concentrait surtout sur son propre visage. Cette femme combative ne s’avouait pas vaincue. Elle lutterait jusqu’au bout, contre tous. Les truands ne lui faisaient pas peur : Elle se promettait réellement de porter plainte s’ils s’acharnaient…

Elle passa le restant de la matinée à réfléchir, n’interrompant sa rêverie que pour regarder la photo.

Vers midi, Eva entra dans sa chambre. Elle revenait du tennis, sa raquette sous le bras, encore rose d’excitation.

— Je suis vannée, dit-elle. Ça va, ma poule ? T’as l’air toute chose ce matin…

Elle l’embrassa et se jeta sur le lit de sa mère, les bras en croix.

Agnès vint s’asseoir près d’elle. Elle considérait sa fille étrangement.

— Ben quoi, qu’est-ce qu’il y a ? demanda Eva.

Agnès ôta sa bague et la fit sauter dans le creux de sa main.

— Si cette bague va à ton auriculaire, je te le dirai, décida-t-elle.

Du coup Eva se dressa, se demandant si sa mère n’avait pas perdu la raison.

— Tends ta main ! ordonna Agnès.

La jeune fille hésita, puis avança presque timidement sa main aux doigts écartés. Agnès respira profondément, un peu comme quelqu’un qui s’apprête à exécuter un exercice difficile.

— La droite ! rectifia Agnès.

Eva présenta sa main droite. Sa mère lui passa la bague au petit doigt. Elle allait parfaitement.

— Le sort a donc décidé, fit Agnès… Je vais te faire un aveu très pénible, ma chérie.

Eva, très femme, faisait jouer ses doigts pour mettre en valeur le bijou. Le rubis ressemblait à une grosse goutte de sang séché. Il captait des reflets perdus qu’il rougissait avant de les restituer.

— Elle te plaît ? demanda Agnès, pour reculer l’instant des confidences.

— Oui, puisqu’elle me vient de toi, fit Eva… Mais elle va te manquer ?

— Je crois, oui, admit Agnès… Je l’ai depuis si longtemps !

— Pourquoi me la donnes-tu ?

— C’est ce que je vais t’expliquer… Ne me remercie pas, c’est un cadeau forcé…

Elle croisa ses mains.

— J’ai un amant, Eva, dit-elle gravement.

La jeune fille sourit. Un petit rire d’autodéfense. Elle laissa retomber sa main ornée de la bague et son sourire mourut tandis qu’elle contemplait sa mère.

— Toi ?

— Oui. Je sais que les enfants croient toujours leur mère irréprochable… Mais c’est ainsi, pardonne-moi de me déconsidérer à tes yeux…

— T’es bête, dit Eva…

— Pourquoi ?

— De me sortir des « déconsidérer » comme ça, à bout portant… (Elle haussa les épaules.) Je suis surprise, d’abord. Mais pas peinée… Pourquoi le serais-je ? Si tu as un amant, c’est que tu es vivante ? Vivante ! C’est chic d’avoir une mère vivante ! Non ?

Agnès se demandait si sa fille était sincère, ou bien si elle voulait crâner.

— Mais pourquoi me racontes-tu ça ? fit Eva. Quel besoin, brusquement, de me prendre pour confidente ?

— Ce n’est pas un besoin, c’est une nécessité, déclara Agnès. Des voyous cherchent à me faire chanter.

— C’est vrai ?

— Oui…

Elle sortit de sa poche la fameuse photographie.

— Voilà !

Eva regarda le sujet, assez paisible en apparence…

— Tu n’es pas trop choquée ? demanda Agnès.

— Mince ! Je t’ai souvent vu embrasser Henri. Même avant que vous soyez mariés ! Il est beau gosse, ton amant ?

— Je t’en prie ! dit Agnès.

Elle était tranchante, beaucoup trop vu les circonstances. Elle soupira.

— Pardonne ma brusquerie, je ne me sens pas très fière, tu sais, ma choute !

Eva eut un haussement d’épaules.

— Oh ! je devine ce que tu peux éprouver. Même quand on est très libre avec sa fille, c’est empoisonnant de lui avouer qu’on s’envoie un gigolo…

— Pourquoi parles-tu d’un gigolo ?

— Ben, à la nuque de ce garçon, à sa coupe de cheveux aussi, je vois qu’il est jeune…

— Il l’est, avoua Agnès.

— Quel âge ?

— Oh ! laisse…

Eva revint à la préoccupation dominante.

— Alors, on essaie de te faire chanter ?

— Oui.

— On menace de montrer ce portrait de famille a Henri ?

— Voilà…

— C’est classique, non ?

— C’est classique parce que c’est très efficace, dit Agnès. Je dois prendre des précautions. Si Henri apprend que je le trompe, il nous flanquera dehors…

— Penses-tu, il tient trop à nous, fit Eva, rêveuse…

— Il tient davantage à son orgueil. Il n’est pas homme à accepter d’être trompé par une épouse plus jeune que lui, tu comprends ? Il fait un métier trop extérieur, trop voyant ! Il ne peut pas se permettre de savoir qu’il est cocu !

— Alors ? coupa Eva.

— Regarde bien cette photo, ma choute…

— Je la connais déjà par cœur, riposta Eva.

— Tu ne trouves pas qu’on pourrait très bien croire que c’est toi ?

Eva reprit la photographie en main…

— Oui, dit-elle, ça va, j’ai pigé, y compris ce don de la bague… Heureusement qu’on ne voit pas tes yeux car il aurait été impossible de donner le change, tu as un regard si particulier… Il faut que nous changions nos coiffures. Je vais adopter la tienne et toi tu vas en choisir une autre.

— Tu as raison, approuva Agnès…

Eva se leva.

— Comment s’appelle ton Jules ?

— Eva !

Agnès était mécontente, comme chaque fois qu’elle ne pouvait pas dominer la situation.

— Il faut bien que je sache quoi répondre à Henri quand il me questionnera.

— Il s’appelle Hervé Vosges…

— Âge ? demanda Eva, impitoyable.

— Vingt ans, fit Agnès avec effort.

— Eh bien, dis donc, tu aimes les poulets de grain !

Agnès faillit gifler sa fille. Elle se contint.

— Où habite-t-il ?

— Rue du Square-Carpeaux, au 1 !

Eva ferma les yeux et récita :

— Hervé Vosges, 1, rue du Square-Carpeaux… Et qu’est-ce qu’il fait, dans la vie, à part le charme de la tienne ? demanda-t-elle.

— Décorateur ! répondit Agnès…

— Tu ne crois pas qu’il serait bon que je le rencontre, ce valet de cœur ? Si jamais Henri a des doutes, j’aurais du mal à lui jouer la comédie en n’ayant jamais vu mon soi-disant partenaire…

— Je verrai, fit Agnès. En attendant, je te demande de ne rien faire sans m’en parler ! D’accord ?

— D’accord !

Eva se dirigea vers la porte.

— Où vas-tu ? demanda Agnès.

— Mais… me changer. Henri déjeune à la maison ?

— Oui.

— Je tâcherai de lui faire remarquer ma bague, sans en avoir l’air. Nous lui dirons que tu me l’as donnée depuis une huitaine…

— Si tu veux bien…

La jeune fille ne se décidait pas à passer la porte.

— Tu tiens vraiment à Henri ? demanda-t-elle.

— Je tiens à rester sa femme, trancha Agnès. C’est notre intérêt à toutes les deux. Sans lui, nous retournons à la médiocrité, ma chérie…

— Bon. Mais, dis-moi, la médiocrité te fait donc tellement peur ?

— C’est la pire des calamités, Eva… La pire, je peux t’en parler… Je l’ai connue après avoir connu la richesse. Je ne veux plus que ma vie fasse la dent de scie… Maintenant, on continue l’ascension… Retiens bien ce que je te dis, le plus gros défaut que puisse avoir un homme, c’est de ne pas être riche…

— En es-tu bien sûre ?

— C’est une vérité que crie tout mon être. Comprends que notre vie est limitée, fragile…

— Oh ! je l’ai réalisé depuis longtemps.

— Nous ne sommes certains que de l’instant, et il ne faut pas que la pauvreté appauvrisse l’instant… Tu vois ce que je veux dire ? Nous n’avons pas le droit d’ajouter à notre fragilité originelle une puérile fragilité matérielle. Vois-tu, Eva, si je devais retomber dans la médiocrité, je pense très sincèrement que je préférerais mourir…

Elle était sincère.

Eva le comprit, et dit en sortant :

— Tu ne mourras pas, ma poule !

Elle gagna sa chambre, s’y enferma, se déshabilla et mit un disque de jazz sur son électrophone. La trompette d’Armstrong explosa dans son cœur. C’était un morceau frénétique et pitoyable qui criait, jusqu’au paroxysme, la misère du monde.

Eva arracha la bague de son petit doigt et la jeta sur la moquette.

Elle enfouit son visage dans son bras replié, s’appuya contre le mur, dans l’attitude d’une petite fille punie et éclata en sanglots.

Tout était faillite ; rien de beau n’existait en ce monde, hormis le chant guttural de ce Noir en délire…

Eva pleurait en évoquant la photo de sa mère. Elle revoyait le bras de cette dernière sur l’épaule de ce jeune homme inconnu…

— Maman ! Oh ! maman, balbutiait-elle.

Toutes les statues étaient-elles donc faites de boue ?

26

— Vous me mettrez un rosé d’Anjou ! dit Ficelle à l’épicier.

Tandis que le commerçant puisait dans le casier des rosés, Ficelle s’empara d’une boîte de thon au naturel qu’il glissa dans l’une de ses vastes poches. Les vêtements du clochard comportaient presque autant de poches qu’une combinaison d’aviateur américain.

Il paya son rosé et traversa la rue afin de gagner l’impasse où croupissait Coco la Jolie.

La vieille l’attendait, dans son affreux logement. Elle n’avait pas encore bu de la journée, se trouvant complètement démunie d’argent. Depuis la disparition du Notaire, la mégère en était réduite à tendre la main au coin des rues. C’était d’un mince rapport, car les bonnes gens n’aiment pas les mains crasseuses.

La venue de Ficelle apporta un peu de soleil dans son antre.

— Je suis contente de te voir, mon gars Ficelle, dit Coco en torchant de sa manche l’eau sale de ses yeux.

— Pareillement ! répondit Ficelle en déposant la bouteille sur la table branlante. Il plongea ensuite dans sa poche pour ramener la boite de thon.

— Du nouveau ? s’inquiéta-t-il.

— Non, pleurnicha Coco la Jolie. C’est comme qui dirait un mystère. Mon homme a disparu de l’hosto. Si qu’il serait crevé, on l’aurait su, je pense ?

— Bédame !

— Alors je comprends rien… J’ai filé le train à la petite garce d’infirmière pour savoir où qu’elle crèche… Au début a faisait gaffe. Et puis j’ai réussi à me renseigner…

— Et alors ? demanda Ficelle, intéressé…

— Alors c’est tout… Paraît qu’elle demeure avec son oncle, dans une maison rue du Chemin-Vert…

— Quelle idée que tu t’étais faite sur cette môme ?

Coco réfléchit.

— Tu peux pas piger, Ficelle. Nous autres, les gonzesses, on a pour ainsi dire un renifleur plus délicat que le vôtre : on sent les choses…

— Et t’as senti quoi ?

— Je peux pas dire… J’ai senti du louche. Elle avait l’air d’avoir mon homme à la chouette. Je m’ai dit que des fois…

— Des fois quoi ?

— Non, rien…, des conneries, quoi !

— Si, si, cause ! enjoignit Ficelle.

Ce jour-là, tout son être semblait s’être ramassé autour de son nez. Ses narines palpitaient comme si son cœur y eût trouvé refuge… Ses yeux en binocle ressemblaient à deux boutons de bottines épinglés à son appendice nasal.

— Mon Notaire, fit la vieille, sollicitée, tu l’as remarqué, c’était un Monsieur… J’ai jamais su d’où il venait. Tout ce que je peux t’affirmer, c’est qu’il était pas né dans une poubelle !

— Tu parles ! dit Ficelle.

Il ressentait un certain orgueil d’avoir connu un personnage comme le Notaire ; et son regret de ne plus le voir n’en était que plus cuisant.

— À l’hosto, continua Coco, ils l’ont ramoné, décrassé, relingé… Tu vois qu’il ait repris goût à la vie d’autrefois ?

— Mince, tu crois ! s’indigna Ficelle.

— Tu sais ce qu’il m’a dit la dernière fois que je l’ai vu ?

— Vas-y, je t’écoute !

— Il m’a dit comme ça : « Fous le camp, tu pues ! »

— Il a dit ça ! murmura Ficelle, le souffle coupé par l’indignation.

— Textuel !

Le petit homme noir médita, tandis que sa compagne décapsulait la bouteille.

— Et d’après toi, l’infirmière que tu causes se serait occupée de lui ?

— Voilà !

— Oh ! dis, ce serait moche ! De quoi elle s’est mêlée, cette souris…

— Tu comprends, enchaîna l’ogresse, elle a trouvé malin de jouer les Jeanne d’Arc. Les filles de la haute ont toute cette manie, tu remarqueras.

Bien que n’ayant jamais pratiqué les personnes du beau monde, Ficelle approuva néanmoins, frappé par une telle évidence.

— C’est bien vrai…

— À la façon qu’elle m’a regardée, j’ai pigé qu’elle allait me contrer. Qu’est-ce que tu veux que je fasse contre une môme qu’a quarante piges de moins que moi ?

— Rien, convint Ficelle.

— D’autant plus qu’entre nous, elle est pas mal !

— Et alors ? insista le petit homme.

Il ne comprenait pas très bien où Coco voulait en venir, pourtant il avait assez de psychologie pour deviner que la vieille avait une idée derrière la tête.

— Je me demande si des fois, l’oncle à la môme qui vit chez elle, se serait pas mon homme !

Ficelle haussa les épaules.

— T’es dingue, Coco !

— Et pourquoi, je suis dingue ?

— Mais parce que le Notaire, bien qu’il ait des manières, n’est plus un homme pour une môme comme la petite, ma pauvre Coco… Tu vois cette jeunesse avec un bonhomme plein de vinasse comme lui !

— Tu connais pas le Notaire comme moi, affirma Coco. C’est un type comme y en a pas deux. Et de nos jours, les filles ont de ces goûts bizarres !

Sur ces paroles sibyllines, elle emplit deux verres de vin.

— J’en aurai le cœur net, assura-t-elle après avoir bu.

Ficelle dégusta le rosé. C’était un breuvage émouvant qui flattait son palais et lui causait une délicate sensation de confort dans l’estomac.

— Et du côté de Tino ? fit Coco au bout de son deuxième verre.

Ficelle se rembrunit.

— Vois-tu, dit-il, je regrette de l’avoir mis dans le coup. Il a les dents longues et il se lance dans le grand travail. Moi, tout ce que je voulais au départ, c’était corriger le petit salaud qui a dérouillé notre pote !

— Qu’est-ce qu’il maquille ? s’informa Coco, distraite de son chagrin.

— Le garçon est allé se planquer à la cambrousse. Alors Tino s’en prend à sa maîtresse, une personne de la haute. Il pense lui faire douiller quatre briques !

— C’est pas elle qui a essayé de buter mon homme, pourtant !

— C’est bien pourquoi je te dis que l’affaire part en couilles. Il lui fait le coup de la chansonnette, avec le mari. Dans tout ça, le Notaire est pas vengé, vu que le petit mecton est laissé sur la touche !

Les yeux larmoyants de la Jolie flamboyèrent.

— Ne t’occupe, nous on le vengera… Ce petit fumier paiera ! On est là pour ça… Je n’ai plus rien d’autre à foutre dans la vie que de rechercher mon homme et de le venger.

Elle tendit à Ficelle une main béante, noire, luisante, fripée, dont les ongles en tuiles devenaient des griffes.

— T’es toujours d’accord pour m’aider ? demanda-t-elle.

— Toujours ! fit solennellement Ficelle.

27

Crispé sur ses rames, Hervé s’activait pour propulser la lourde barque à contre-courant. Un petit remorqueur, noir et haletant, remontait plus vite que lui en halant trois péniches chargées à couler.

Le garçon serrait les dents et enfonçait les avirons dans l’eau verte aussi vite qu’il le pouvait, voulant à toute force battre de vitesse le lent convoi poussif qui le narguait.

Ses efforts lui séchaient la gorge. Il avait l’impression de faire du surplace. La Marne lui paraissait plus dure que de la terre, plus dure que de l’asphalte… Il fermait les yeux, chaviré par la violence de ses gestes. Il se grisait de son épuisement.

Une voix de femme retentit sur la rive.

— Hou hououou !

Hervé reconnut la servante de son auberge qui courait en gesticulant à son intention.

— Téléphone ! hurla-t-elle, lorsqu’elle s’aperçut qu’Hervé l’avait vue.

Le jeune homme cessa de ramer. La barque céda à l’impulsion du courant et se mit à dériver. Il n’eut qu’à la diriger avec un aviron. Quelques minutes plus tard, il aborda, près du modeste établissement.

C’était un restaurant très simple, avec une terrasse aux tables de fer peintes en vert ornées de parasols multicolores.

La servante l’attendait. Hervé, en la regardant, se souvint de la scène de la voiture et il rougit comme s’il avait réellement fait avec elle ce que, dans son délire amoureux, Agnès lui avait suggéré.

— Téléphone ! répéta-t-elle.

C’était une grosse fille, à l’air niais et polisson, toute en fesses et en mamelles.

— Une dame, ajouta-t-elle avec reproche.

Hervé lui plaisait. Elle aurait eu pour lui toutes les bontés s’il avait voulu. Mais ça n’amusait pas le jeune homme.

Il courut jusqu’à la guinguette. Dans le réduit aux balais, sous l’escalier, l’écouteur téléphonique pendait au bout de son fil. La voix impatiente d’Agnès lançait régulièrement des « Allô » rageurs comme pour sonder le silence…

— C’est moi, annonça Hervé, sans souffle. Il avait tellement couru qu’un point brûlant lui vrillait le flanc gauche.

Agnès avait eu le temps de préparer ses mots. En termes concis, elle mit son amant au courant de la situation. En apprenant que les gangsters avaient retrouvé sa piste, Hervé poussa un cri de désespoir. Il eut en direction de la porte un regard effrayé. Il crut deviner une présence invisible, menaçante. Peut-être les hommes étaient-ils là, tout près.

— Tu n’as rien à craindre, fit Agnès, puisque c’est à moi qu’ils s’en prennent !

— Justement, dit Hervé. Ils vont se venger, me liquider… Oh ! je t’en supplie, Gnès ! Débrouille-toi pour payer ! Si tu les calmes avec de l’argent, ils nous laisseront tranquilles.

— Ne sois pas ridicule, coupa Agnès. Tout se passera bien. J’ai mis ma fille au courant… Elle…

— Tu as fait ça ! balbutia Hervé.

— Il le fallait. Sur la photo dont je te parle, nous pouvons très bien passer l’une pour l’autre car, grâce à Dieu, le cliché n’est pas fameux…

Hervé l’écoutait d’une oreille distraite. Une seule idée l’habitait : fuir ! Se sauver, semer ceux qui le harcelaient… Aller dans un endroit secret où on ne pourrait pas le retrouver… Mais cet endroit existait-il ? Il commençait à en douter.

Ces hommes étaient plus rusés que lui. Leur ténacité l’épouvantait.

— Mon mari cherchera certainement à te rencontrer. Dis-lui que tu connais ma fille Eva, depuis quelques semaines… Moi tu ne m’as jamais vue, compris ?

— C’est impossible, Gnès, gémit Hervé… Il faut payer ! Il le faut !

Elle eut une sorte de glapissement qui traduisit son exaspération.

— Vas-tu te taire, faire ce que je dis ? C’est simple comme tout. Mon mari te croira car il a confiance en moi. Seulement je ne puis te rencontrer… Une seconde photographie, mieux tirée, serait catastrophique…

Hervé l’interrompit. Il venait de prendre une décision irrévocable.

— Ecoute-moi bien, Gnès. C’est toi qui m’as mis dans ce merdier, c’est à toi de m’en sortir. Pour cela, je ne vois qu’une seule solution : tu paies les truands pour qu’ils me laissent tranquille. J’en ai marre de tes combines. Je n’en peux plus, moi ! Si tu refuses de payer, Agnès, écoute-moi bien… si tu refuses, je dis tout à ton mari. Tout !

Il y eut un brusque silence : Hervé crut qu’elle avait raccroché.

— Tu es là, Gnès ?

— Petit saligaud ! répondit-elle.

— Oh ! ce n’est pas la peine de m’insulter, fit-il… Tu comprends bien que je suis à bout. Tu paies ou je parle. Choisis…

— Il faut que je te voie, coupa Agnès.

— Tu dis toi-même que c’est imprudent.

Elle murmura :

— Attends, je réfléchis…

Puis, presque aussitôt :

— Tu vas quitter ton auberge… Prends garde de ne pas être suivi. C’est à Paris que tu réussiras le plus facilement à semer ceux qui pourraient te filer… Lorsque tu seras bien certain de n’avoir personne à tes trousses, téléphone-moi ; j’attendrai toute la journée chez moi.

— Entendu, dit Hervé.

Il raccrocha : Sa peur se dissipait un peu, à cause de la fermeté dont il venait de faire preuve.

L’auberge était presque vide, à l’exception d’un vieux pêcheur en « bleus » coiffé d’une casquette à visière noire qui buvait du vin blanc au comptoir avec le patron. Dans la cour, un marchand de spiritueux déchargeait des caisses de bouteilles. Hervé s’approcha du livreur.

— Vous rentrez sur Paris ? demanda-t-il.

— Après ma tournée, oui.

— Ça vous ennuierait de me flanquer à un arrêt de bus ?

— Pas du tout !

Le jeune homme fit signe à la servante.

— Vous direz au patron que je ne déjeunerai pas ici… Je rentrerai seulement ce soir…

— Vous en avez de la veine d’aller vous promener, dit-elle.


À l’intérieur de la camionnette fermée, Hervé se sentit presque en sécurité. Il regardait, par la petite vitre arrière, défiler le souriant paysage. La route bordée de coquettes villas était déserte. Le soleil glissait sur la Marne dans une traînée d’apothéose !

Il pensait avoir convaincu Agnès. Après tout, elle n’était qu’une femme. Il saurait lui imposer son point de vue.

Le livreur le laissa près du pont de Joinville. Précisément un autobus de grande banlieue survenait. Le garçon courut à la station toute proche. Il parvint à se jeter dans le véhicule au moment où celui-ci reprenait de la vitesse après avoir marqué l’arrêt. Il regarda encore derrière lui. Aucun homme à pied ne pouvait le suivre, et, depuis l’auberge, il n’avait pas remarqué de voiture suspecte.

Il n’avait pas pris congé des patrons de la guinguette afin de ne pas donner l’éveil pour le cas où on viendrait le demander. Il leur enverrait, dans l’après-midi, un mandat pour payer sa pension…


Il lui avait donné rendez-vous devant le théâtre Guignol des Tuileries et elle arriva à l’heure dite. Elle portait une robe d’après-midi, beige, très élégante. Hervé appréhendait un peu en l’attendant car, malgré ses mâles résolutions, il redoutait toujours les colères d’Agnès. Mais elle souriait en venant à sa rencontre sous les grands arbres.

Ce coin du sous-bois baignait dans une ombre lumineuse et fraîche.

Des enfants sages, accompagnés de leur mère ou de leur nurse, jouaient avec le sable. Un petit carrousel aux chevaux blancs, déserté, tournait pourtant, sans musique. La galopade silencieuse des animaux en carton bouilli ressemblait à un rêve.

— Seul ? demanda Agnès de sa voix tranquille.

— Oui, dit Hervé.

Elle coula machinalement un regard circulaire autour d’eux, ne vit que la paisible population du jardin et son sourire troublant réapparut.

— Où en sommes-nous, mon chéri ?

Il aurait voulu l’embrasser. Le soleil tremblotant entre les branchages accrochait de chauds miroitements sur la peau dorée d’Agnès. Il avait faim éternellement de cette chair pulpeuse, appétissante comme un fruit cueilli en pleine lumière.

Hervé s’approcha pour lui prendre les lèvres, mais elle l’arrêta d’un brusque : « Es-tu fou ! »

Ce n’était guère un endroit propice aux effusions en effet.

— Tu es toujours dans les mêmes dispositions d’esprit ? demanda-t-elle sans le regarder, d’une voix hésitante.

— Oui.

Il avait mis tout ce qu’il pouvait de sincérité dans cette affirmation.

— Je te répète, sois juste, Gnès…

— Sous prétexte d’être juste, comme tu le dis, tu me demandes d’être folle ! Si je verse un centime à ces canailles, je ne ferai qu’aiguiser leur appétit. Nous reculerons l’irrémédiable et leur donnerons des armes plus solides, voilà tout ; tu ne le comprends donc pas, mon chéri ?

— Ce que je comprends, dit Hervé, c’est que tu as fait de moi un assassin !

— N’exagérons rien ! Ta victime vit toujours, je suppose…

— C’est ça, reprit-il, dérouté… Tu le supposes. Car on n’a pas de nouvelles de lui.

— Non, aucune, mais s’il était décédé nous l’aurions appris. Ses gourmands amis se seraient fait un plaisir de nous l’annoncer.

— Ce que je comprends également, dit le garçon, c’est que dans cette période critique tu me laisses choir. Tu me demandes même de te blanchir auprès de ton mari, ce qui est un comble !

— As-tu intérêt à ce qu’il te croie l’amant de sa femme ?

— J’ai intérêt à dire la vérité si je ne peux plus faire autrement, assura Hervé.

— Viens, fit Agnès, subitement lasse.

— Où ?

— Ces gosses m’agacent avec leurs cris et je trouve ce manège de chevaux de bois particulièrement idiot !

— Il est pourtant très romantique.

— C’est moi qui ne le suis pas, cet après-midi. Allons prendre un thé quelque part…

Ils traversèrent le jardin, franchirent les grilles du côté de la rue de Rivoli et échouèrent dans un salon de thé de la rue des Pyramides. Des dames précieuses, et pour la plupart âgées, prenaient des mines pour grignoter des petits fours.

— Je suis le seul homme, bougonna Hervé.

— Deux thés ! demanda Agnès à l’une des serveuses…

Elle avança la main sur la table, la posa doucement sur le poignet du jeune homme.

Il contemplait cette main fine.

— Tu n’as pas mis ta bague, aujourd’hui ? demanda-t-il. Je croyais pourtant que c’était ton fétiche ?

Agnès soupira.

— Les fétiches font comme les hommes : ils vieillissent. Et quand ils sont vieux, ils perdent de leur efficacité.

Hervé secoua la tête.

— Je te trouve toute chose aujourd’hui, Gnès.

— C’est-à-dire ?

— Je ne sais pas. Tu parais triste à ta manière, toi qui n’as pas le temps de l’être…

— C’est vrai, reconnut-elle, je suis triste.

— Ça ne t’arrive jamais, hein ?

— Quand ça m’arrive, je l’appelle d’un autre mot moins inquiétant, mais aujourd’hui, je dois bien lui donner son nom… C’est de la tristesse !

— À cause de tout ça ?

— Sûrement.

— Les gens te dégoûtent ?

— Les gens et moi-même…

— Tu regrettes ce que tu as fait ?

— Je regrette d’avoir été obligée de le faire, et je regrette, plus encore d’avoir échoué.

Hervé retira son poignet et ce fut lui qui saisit la main d’Agnès.

— Je t’aime assez en femme triste, ça te rend plus humaine.

— Ce que tu peux être conventionnel, dans ton genre, soupira la jeune femme.

— Moi ! se récria Hervé, profondément choqué.

— Toi, oui ! Tu te prends pour un garçon d’avant-garde, et tu n’es qu’un affreux petit Savoyard transplanté !

— Je te remercie !

— Tu étais fait pour vendre du drap, ou plutôt pour diriger une entreprise de fumisterie ! De tes ancêtres ramoneurs il te reste encore de la suie sur le cœur !

— C’est pour m’obliger à foutre le camp que tu me provoques ? demanda brusquement Hervé. Si tu veux que je file, tu n’as qu’à le dire.

— Allons, je plaisante !

— Je n’aime pas quand tu plaisantes, Gnès, ça fait trop mal.

Elle prit la théière qu’on venait d’apporter, versa quelques gouttes de thé dans sa tasse pour en vérifier la couleur et, ne le jugeant pas à point, l’abandonna un instant.

— Tu veux vraiment que je remette de l’argent à ces crapules ? questionna-t-elle en baissant le ton.

— Je l’exige, dit Hervé. C’est la rançon de ton micmac.

Elle évita de le regarder pour ne pas lui montrer la fureur que distillaient ses yeux.

— Sinon, tu dis tout à mon mari ?

— Je dis tout à ton mari, parfaitement.

— C’est-à-dire que tu es mon amant ?

— Et qu’en outre je suis ton tueur à gages…

Cette fois elle prit la théière sans vérifier son contenu et emplit les deux tasses d’une main qui ne tremblait pas.

— Je me demande si tu as toute ta raison, mon pauvre Hervé.

— Là n’est pas la question, fit le jeune homme.

Il était farouche et surexcité par sa rébellion. Une espèce de joie un peu malsaine l’animait.

— Tu paieras !

— Naturellement, soupira-t-elle.

— Merci, Gnès.

— Il faut que je téléphone à ma banque ; je voudrais savoir à quelle heure ferment les guichets car si je pouvais retirer l’argent aujourd’hui…

— La caisse des banques ferme à quatre heures, la renseigna le jeune homme.

— Pas celle de la mienne. C’est une banque canadienne dont les horaires ne sont pas pareils à ceux des autres.

Elle prit un carnet d’adresses à couverture de crocodile dans son sac à main et le feuilleta.

— Sois gentil, va demander le renseignement pour moi, dit-elle, d’un air las.

Hervé nota le numéro et se leva. Agnès qui le suivait du regard poussa un soupir.


Quand il revint, son visage reflétait le plus grand contentement.

— Tu as jusqu’à six heures…

Il regarda sa montre.

— Tu vas pouvoir y passer aujourd’hui. Tu vois, c’est un signe du destin !

Agnès avait des larmes plein les yeux.

— Tu pleures ! s’étonna Hervé.

— Tais-toi, supplia-t-elle en s’assurant que personne n’avait entendu cette exclamation de son compagnon.

Ils restèrent un instant sans parler. L’émotion de sa maîtresse le gagnait. Il s’apercevait que tous leurs débats étaient stériles… Agnès et lui étaient prisonniers de leur destin, comme deux poissons dans un aquarium.

— La vie me dégoûte, assura-t-il en vidant sa tasse de thé à petites gorgées. Il y a des moments où je lui trouve une de ces tronches !

Il reposa sa tasse vide…

— Si je te disais, Gnès, lorsqu’il m’arrive de retourner à Chambéry, je rencontre d’anciens copains à moi. Certains sont dans les postes, ou bien représentants… Mais, ma parole, ils ont l’air heureux !

— Ils ont l’air heureux parce qu’ils le sont, dit Agnès.

— Tu crois ?

— Mais oui ! Le bonheur, soupira Agnès… Ce n’est guère qu’un manque d’ambition… Paie, ajouta-t-elle…

Il fit signe à la serveuse et questionna :

— Que faisons-nous maintenant ?

— On se sépare ! décréta la jeune femme.

— Mais !

— Ah ! non, protesta-t-elle ; je paie, mais je veux en revanche garantir ma sécurité…

— Nous nous revoyons quand ?

— Dans quelque temps, lorsque tout ira mieux. Vois-tu, Hervé, l’amour n’est bon que lorsqu’on a l’âme en paix.

— Alors il me semble que je ne le referai jamais ! assura le garçon en tendant un billet de mille francs à la serveuse.

— Où vas-tu ? demanda-t-elle.

— Aucune idée !

— À Chambéry ?

Il y avait déjà songé, mais il protesta cependant comme s’il trouvait l’idée saugrenue.

— Tu es folle !

— Pourquoi n’irais-tu pas embrasser ta mère, ça lui ferait plaisir…

Il haussa les épaules.

— Je verrai…

Ils sortirent et se séparèrent sur le trottoir. Ce fut très simple, à peine émouvant. Ils se serrèrent la main, comme deux personnes qui n’ont plus rien à se dire, plus rien à se donner.

28

Lorsque Agnès eut tourné l’angle de l’avenue de l’Opéra, Hervé sentit s’accentuer sa mélancolie. Paris lui parut inquiétant. De gros nuages s’accumulaient au-dessus de la capitale, gommant le soleil et répandant sur les rues une ombre oppressante.

Etait-ce un symbole ?

Il se mit à marcher, s’arrêtant devant la façade des cinémas, par habitude, pour regarder les photographies des films. Il était sombre comme le temps.

La foule qui l’entourait l’écœura. Ces gens pressés lui faisaient pitié. Pourquoi galopaient-ils de la sorte, de métro en taxis, comme affolés par l’idée d’arriver en retard là où ils allaient ?

Maintenant qu’il avait obtenu gain de cause avec Agnès, il avait honte de sa victoire. Agnès allait verser de l’argent. Acheter du silence ! Cet odieux marché le rendait triste. D’autant plus qu’elle avait raison : ça ne servirait à rien.

Les bandits reviendraient un peu plus tard, dans quelques semaines ou dans quelques mois. Et dans l’intervalle, leurs dents auraient poussé.

Il musarda un moment sur les boulevards, s’arrêta devant un hors-bord exposé dans une vitrine. L’appareil le fit songer au dinghy qui ronronnait sur la Marne, devant son auberge, tirant le bel athlète bronzé, tandis qu’il tenait Agnès dans ses bras.

Lorsqu’il pensait aux choses passées, elles devenaient belles, tentantes… Le temps leur conférait une grâce qu’elles ne pouvaient jamais avoir au présent.

Sa lugubre promenade dans Paris connaîtrait-elle demain la même radieuse transfiguration ? Il se promenait, le cœur ouvert, béant de désespoir ; mais la magie des lendemains ferait peut-être de ce chagrin pourri un souvenir de qualité, auquel il lui arriverait de se raccrocher pour supporter d’autres présents nauséeux.

Dans la vitrine scintillante, il regardait le hors-bord blanc sur lequel était peint un gigantesque numéro noir ; mais il voyait aussi Paris, sa foule processionnaire dont le reflet troublait la grande vitre…

« Pourquoi ai-je aussi peur ? », se demanda soudain Hervé… Cette question le déconcerta. Il devait aller jusqu’au bout de son raisonnement pour en extraire la moelle. D’abord, de quoi avait-il peur ? D’un trio de voyous ! Que craignait-il d’eux ? La mort ? C’était invraisemblable. Ces gens n’allaient pas le tuer, risquer le bagne pour venger un vieux clochard estourbi… Alors, il risquait de prendre des coups. Mais on guérit des coups !

Le propriétaire du magasin l’examinait, de l’autre côté de la vitrine. Voyant son attention soutenue, il pensait que ce jeune homme élégant avait très envie du bateau et il l’attendait, près du hors-bord, avec l’air souverain d’un potentat. Aussi, lorsqu’il vit Hervé partir précipitamment, se mit-il à douter de son pouvoir.

Le garçon courait à une file de taxis. Il s’engouffra dans l’une des voitures en stationnement.

— Hôpital Beaujon ! ordonna-t-il.


Il avait toujours la lettre sur lui. Il la déplia une fois de plus.

Monsieur Lucien Valmy, Hôpital Beaujon, salle B, vous serait reconnaissant de lui rendre visite le plus tôt possible.

Depuis combien de temps avait-il reçu cette lettre ? Bien des jours ? Il essayait de faire des calculs, mais s’y perdait.

« Pourvu que je n’arrive pas trop tard, songeait-il… Pourvu qu’il soit temps… » Il voulait voir Valmy, puisque celui-ci souhaitait le rencontrer. Pourquoi avait-il tant tardé ? Il avait perdu des jours à trembler à cause de ces gangsters… Si c’était de l’argent que voulait le clochard, il n’y aurait rien de changé à la situation, mais ce pouvait être autre chose. La dernière chance d’Hervé, c’était précisément que ce fût autre chose !

Le taxi stoppa devant la vaste entrée de l’hôpital. Hervé considéra les immenses bâtiments et frissonna. Il imaginait la Russie nouvelle comme cela : titanesque, brune, géométrique…

Il grimpa le perron après avoir dit au taxi de l’attendre.

— La salle B ?

Un infirmier nonchalant le renseigna. Il monta un étage, s’égara dans un dédale de couloirs et parvint à l’orée d’une vaste salle. Les portes étaient fermées, mais à travers les vitres, il apercevait une double rangée de lits peuplés d’hommes en chemises blanches… La plupart des malades mangeaient, d’autres restaient immobiles sur leur couche étroite… Il essaya de les dévisager, mais il regardait sans méthode, passant d’un point de la salle à l’autre…

— Vous désirez ? dit une voix revêche.

Il se détourna et aperçut une grosse infirmière moustachue qui portait une brassée de draps propres.

— Je cherche quelqu’un…

— L’heure des visites est passée depuis longtemps…

— C’est urgent, bredouilla Hervé.

— En ce cas, demandez une autorisation spéciale au bureau.

— Vous pourrez peut-être me renseigner, insista Hervé.

Son visage éploré dut amadouer l’infirmière.

— Je voudrais voir M. Lucien Valmy.

La grosse femme hocha la tête.

— Vous êtes certain qu’il est ici ?

Une de ses collègues passait dans le couloir.

— Jeanne, dit-elle, M. Valmy est-il chez nous ?

Jeanne Huvet tressaillit et considéra sa collègue avec crainte. Ce regard instinctif ne passa pas inaperçu d’Hervé.

— C’est moi qui demande après lui, fit-il…

Il y eut un silence. Jeanne examinait l’arrivant, se demandant qui il était et surtout ce qu’il voulait à son protégé.

La grosse femme s’éloigna en haussant les épaules.

— Si le chevelu attrape quelqu’un ici en dehors des heures de visites, ça va barder, crut-elle bon de rappeler à Jeanne.

La jeune fille entraîna le visiteur vers le vestiaire des infirmières. C’était un local pourvu de casiers de fer et de lavabos.

— M. Valmy a quitté l’hôpital, annonça-t-elle.

Hervé sortit la lettre et la montra à son interlocutrice.

— C’est vous qui m’avez écrit cette lettre, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

Même si elle avait nié il ne l’aurait pas crue. Jeanne ressemblait à son écriture, à son papier à lettres…

— C’est moi, oui, à la demande de mon malade.

— Il vous a dit…

Il se tut, ne sachant trop ce qu’il voulait demander…

— Il ne m’a rien dit, fit Jeanne. C’est un homme très secret. Vous le connaissez ?

— Un peu, dit le jeune homme. Savez-vous où je pourrais le joindre ?

La pensée de retourner dans l’impasse l’effrayait. Ce lieu lui paraissait maudit.

Jeanne hésita :

— Il viendra peut-être se faire panser… Rappelez-moi votre adresse…

Ce fut au tour d’Hervé de marquer un temps d’arrêt. Après tout, à quoi lui servait de fuir ? Les bandits lui avaient prouvé que les « planques » ne sont que des illusions.

— 1, rue du Square-Carpeaux, récita-t-il.

Ils se sourirent timidement, et Jeanne finit par tendre la main au jeune homme.

— Au revoir.

Hervé pressa la main frêle de son interlocutrice et dévala le large escalier. Il s’éloignait à grandes enjambées dans la cour de l’hôpital.

— Hep ! là-bas ! cria une forte voix.

C’était son chauffeur de taxi qu’il avait complètement oublié.

29

Ficelle massait son long nez affligé entre le pouce et l’index comme s’il espérait, par ce traitement, l’allonger encore.

Depuis deux heures pleines, il arpentait vingt mètres de trottoir, rue du Chemin-Vert. Il allait de l’angle du boulevard au petit café, en descendant du trottoir lorsqu’il passait devant la quincaillerie de gros pour ne pas perturber, par son humble présence, les allées et venues nombreuses.

Chaque fois qu’il atteignait le café, il marquait un temps d’arrêt, quittait des yeux le porche de Jeanne Huvet pour couler son regard clignotant dans l’ombre sirupeuse de rétablissement. Des senteurs de Pernod, des remugles de vinasse le sollicitaient.

Et c’était avec beaucoup de regrets qu’après ce temps mort, il repartait de son petit pas incertain de somnambule en balade au bord d’un toit.

Valmy, qui l’observait depuis le second étage de l’immeuble, entre les mailles du rideau à grille, s’amusait de ce petit ballet. Pourtant, la personne du brave Ficelle lui était aussi insupportable que celle de Coco la Jolie. Il n’était plus attendri par le pittoresque bonhomme, si farfelu, si lunaire. Ficelle l’irritait en tant que témoignage vivant d’un passé dont il s’était arraché par miracle. En contemplant Ficelle, le Notaire contemplait l’image de ce qu’il avait été naguère.

Il ne regrettait rien. Son voyage chez les pouilleux, sa vie hors de la marge, constituaient une extraordinaire expérience humaine. Maintenant, il avait beau réfléchir, sonder sa mémoire, il ne retrouvait plus les traces du cheminement qui l’avait conduit à l’abîme. Etait-ce à partir de sa première ivresse, qu’il avait choisi obscurément de plonger dans les bas-fonds de la société ? Ou bien portait-il « avant » déjà ce triste besoin de tout quitter et d’en finir ?

Il s’était assis derrière la fenêtre et il regardait la portion de rue surveillée par Ficelle comme la scène d’un théâtre ambulant où un mime en guenilles aurait joué la comédie pour lui tout seul.

Si Ficelle faisait le guet, devant chez Jeanne, c’était parce qu’il soupçonnait la jeune infirmière de l’héberger, ou, du moins, de savoir où il se terrait. Pourquoi les clochards tenaient-ils à lui ? N’avaient-ils pas toujours senti qu’il appartenait à un autre monde ? La preuve, c’est qu’ils lui avaient toujours témoigné un grand respect. Ils le consultaient comme on consulte un homme de loi. Drôle de Notaire ! Et curieuse étude que celle où il professait. Valmy revoyait l’impasse cafardeuse, avec ses cercles de tonneaux rouillés, ses caisses éventrées et le limon couvrant le sol… Il revoyait l’escalier de bois pourri, auquel manquaient des marches, la pièce lézardée avec sa paillasse ignoble sur laquelle il prenait la monstrueuse créature qui vivait avec lui !

Il lui semblait qu’il ne pourrait jamais plus faire l’amour. À cause de ces étreintes avilissantes avec Coco la Jolie ! Son cas ressemblait un peu à celui de Jeanne. Elle avait peur de l’amour par la faute d’un mufle qui, un soir de vacances, l’avait renversée sur une plage de galets. Lui le redoutait à cause d’une partenaire hideuse.

Il finit par abandonner Ficelle à sa ronde interminable. Il savait que le petit homme finirait bien par pénétrer dans le café.

Le Notaire vit surgir la silhouette de Jeanne, à l’angle de la rue. Elle marchait vite, l’air préoccupé. L’infirmière ne remarqua pas Ficelle qui venait de s’arrêter au bord du trottoir pour la regarder. Elle s’engouffra dans l’immeuble. Valmy attendit un peu, puis il se leva, gagna la porte à l’instant précis où elle lançait son petit coup de sonnette familier.

— Vous avez été suivie ? demanda-t-il.

— Oh ! non, fit Jeanne, ce n’est pas ça !

Lorsqu’elle rentrait, le soir, elle ne lui serrait pas la main, ne l’embrassait pas non plus… Ils se mettaient à parler comme s’ils ne s’étaient jamais séparés.

— Quelqu’un est venu vous demander à l’hôpital, Lucien…

— Qui ? La Vieille ?

— Non, le jeune homme à qui vous m’aviez fait écrire, Hervé Vosges.

Valmy venait d’escorter Jeanne au salon. Il s’assit dans un fauteuil et se prit le front.

— Vraiment ?

— Oui… Il paraissait tenir absolument à vous voir…

— Vous lui avez dit que j’étais ici ?

— Voyons, Lucien, vous plaisantez ! Je lui ai seulement promis de vous faire part de sa visite si je vous voyais.

Elle ajouta, prudente :

— Il vous attend chez lui, Lucien…

Comme il ne bronchait pas, elle demanda :

— Qui est ce garçon ?

Elle n’avait pas de ces audaces, en général. D’un commun accord, ils ne se questionnaient presque jamais. Chacun vivait avec sa part de secrets.

— Je l’ignore, repartit Valmy.

— Comment, vous écrivez à quelqu’un que vous ne connaissez pas ?

— Je lui ai écrit parce que je sais que lui me connaît, et je voulais savoir quel dénominateur commun avait permis à nos routes de se croiser…

— Et vous ne le voulez plus ?

C’était précisément ce qu’était en train de se demander Valmy. À l’hôpital, tandis qu’il flottait au-dessus du sol, il voyait les choses différemment. Mais maintenant il n’éprouvait plus du tout de curiosité.

— Je pense que non, répondit-il enfin… Il est trop tard, il aurait dû venir tout de suite à mon appel.

— Il n’a peut-être pas pu ?

— De toute façon, le résultat est le même, je n’ai plus envie de le voir, Jeanne.

— Il est très sympathique, en tout cas, dit-elle.

— Vraiment ?

Elle voulait tisonner l’intérêt de Valmy, rallumer en lui quelques brandons de curiosité. Son apathie lui était presque pénible.

— Comment est-il ? demanda le Notaire pour lui faire plaisir.

— Joli garçon. On dirait un enfant… Un enfant du dimanche.

— Pourquoi un enfant du dimanche ? sourit Lucien.

— C’est une expression que je suis peut-être seule à comprendre… Pour moi, un enfant du dimanche, c’est un gosse blond qui s’ennuie.

— Il est blond ? demanda Valmy.

— Oui. Et il a les yeux tristes…

Le Notaire hocha la tête.

— C’est curieux, Jeanne… Vous avez envie que je le rencontre.

Elle secoua la tête, puis s’immobilisa, la bouche entrouverte.

— C’est vrai, il me semble que cette entrevue serait profitable pour vous et pour lui ! Oh ! c’est là une simple impression féminine…

— Eh bien ! alors, je vais le voir, décida Valmy.

— Voulez-vous que je lui demande de venir ici ?

— Non ! Je vais aller chez lui.

— Mais vous n’êtes pas encore sorti, Lucien.

— Ça me paraît une bonne occasion pour commencer, non ?

— Je peux vous accompagner ?

— Oui, à condition que vous m’attendiez près de son domicile… Je tiens à lui parler seul à seul.

— Comme vous voudrez !

Valmy dénoua la ceinture de sa veste d’intérieur. Jeanne lui prit le vêtement des mains et s’en fut l’accrocher au portemanteau.

Valmy s’approcha de la fenêtre. Ficelle était en arrêt devant le bistrot et contemplait la femme blonde affalée derrière son comptoir. Il avait de plus en plus envie d’entrer.

— Nous partons ? demanda Jeanne en apportant à son hôte son veston de ville qu’il n’avait mis qu’une fois jusqu’ici, pour sortir de l’hôpital.

— Attendez ! dit Lucien.

— Que regardez-vous ?

Il lui désigna Ficelle.

— Il guette ?

— Depuis quatre heures de l’après-midi !

— Donc, vos anciens amis se doutent de quelque chose ?

— Je suppose…

— Si vous alliez carrément lui dire de cesser ce petit manège agaçant ?

— Non, ce n’est pas possible, affirma Valmy en secouant la tête.

— Pourquoi ?

— Je ne me sens pas capable de parler à cet homme. Pour lui, comprenez-vous, rien n’est changé. En me voyant, il me sautera dessus, me tutoiera, me congratulera… Il ne comprendra pas que pour moi il n’est qu’un horrible souvenir dont je doute déjà ! Un cauchemar !

— Oui, mais alors ?

— Attendons, il va entrer dans le café, ça fait plus de deux heures qu’il en a envie…

— Vous croyez ?

— Tenez, que vous disais-je ?

Ficelle venait de plonger dans le petit établissement. Sa conscience lui en avait interdit l’accès pendant ces deux longues heures de guet. Mais il avait trouvé des arguments capables de réconcilier sa soif et sa conscience. Le clochard s’était dit qu’il ne lui faudrait pas longtemps pour commander un Anjou, le boire, le payer et ressortir… Ce serait bien le diable si, pendant ce temps-là…

30

Hervé avait eu un moment de réconfort moral en pénétrant chez lui. Le frais studio lui avait fait l’effet d’une main amie, spontanément tendue. Il avait retrouvé tous les objets familiers à leur place… Les débris du vase de Picasso, qui jonchaient encore le parquet, n’avaient pas réussi à saper son optimisme renaissant. Il les avait ramassés patiemment, à genoux sur le tapis. C’est en se redressant qu’il avait ressenti une douleur fulgurante dans le ventre. Ç’avait été si intense et si fugace qu’il avait cru à un faux mouvement. Il fit quelques exercices d’assouplissement sans retrouver ce mal. Rassuré, il mit la radio en marche, alla donner un tour de clé à la porte et s’allongea sur le divan pour réfléchir.

Le poste diffusait une musique de danse, lascive et lénifiante. D’ailleurs, l’émission s’appelait « Pour danser ». Hervé ferma les yeux. Il n’avait pas sommeil, et pourtant il sombra dans un état second qui déforma la réalité sans la rendre séduisante. Il avait l’impression de se trouver sur sa barque, celle-ci tournoyait lentement dans un tourbillon invisible. La Marne coulait, calmement, mais sur cette eau paisible, l’embarcation accentuait sa rotation.

Hervé s’efforça d’ouvrir les yeux. Il n’en avait pas le courage.

Une lassitude infinie le rivait sur ce divan-barque… Très loin, en lui, des pensées logiques grouillaient.

« Je suis malade, songeait-il… Je suis malade et je ne souffre pas… »

Une nouvelle lancée, féroce comme la première, lui fouilla les entrailles. Cette fois, il se redressa, le regard exorbité par la souffrance. Il voulut descendre du divan, mais il ne sentait plus ses jambes.

« Mon Dieu, je suis paralysé… Qu’est-ce qui m’arrive ? »

Son pouls vrillait ses poignets avec rage. Il se sentait le front en feu, et pourtant ses jambes semblaient prises dans un bloc de glace.

La même phrase lui martelait l’entendement.

— Je suis malade ! Je suis malade !

Il se la répétait de plus en plus vite, au rythme de ses pulsations.

— Je suis malade !

Etait-ce une attaque de poliomyélite ? Il recherchait éperdument les symptômes de la cruelle maladie… Il y eut une trêve dans cette souffrance insolite. Il put bouger les jambes. En titubant, il se rendit dans la salle de bains et jeta deux comprimés d’aspirine dans un verre. À peine eut-il avalé le médicament qu’il fut pris d’un tremblement convulsif si fort qu’il lâcha son verre. Au bruit que fit l’objet en éclatant sur le carrelage répondit un autre bruit : celui de la sonnette d’entrée. L’annonce d’une présence derrière la porte le soulagea.

Peu lui importait que ce fussent les gangsters. Il n’avait plus peur d’eux. Au contraire, ils lui semblaient rassurants par rapport à son mal.

S’appuyant aux murs, il gagna la porte. Il pensa ne jamais pouvoir actionner la clé. La tige de fer semblait scellée dans une muraille. Il s’essouffla, se crispa, parvint enfin à la tourner dans la serrure. La porte s’entrouvrit. Hervé trouva en face de lui un monsieur à l’air distingué et grave, vêtu de gris.

— Monsieur Vosges ? demanda le visiteur.

Hervé fit un signe de tête. L’homme entra, sans le quitter des yeux.

— Vous me reconnaissez ? demanda-t-il.

— Non, geignit Hervé.

— Le Notaire !

La surprise intense ressentie par Hervé réussit à supplanter sa souffrance pendant quelques secondes.

Il contempla l’arrivant. C’était en effet le Notaire, mais il croyait être victime de sa fièvre.

— C’est vous, n’est-ce pas, qui avez voulu me tuer ?

— Non ! non ! C’est elle qui a voulu, balbutia Hervé… Moi je… Moi je…

Il défaillit, avança un bras et s’agrippa à Valmy.

Ses jambes étaient de nouveau prises dans la glace. C’est alors seulement que Valmy réalisa l’état dans lequel se trouvait son « meurtrier ». Il avait pensé que la mine défaite du garçon était due à son trouble. En fait, le jeune homme était malade. Très malade.

Il le soutint jusqu’au divan où Hervé bascula, le front en sueur.

Valmy le regarda geindre, se demandant ce qui se passait et ce qu’il convenait de faire. C’était donc ce beau jeune homme blond au visage romantique qui l’avait frappé, une nuit, sauvagement. Le Notaire ne pouvait le croire. Il se laissait surprendre par les trompeuses apparences, se disait que c’était impossible, qu’il devait y avoir à la base de tout cela un effarant malentendu.

— À boire ! supplia Hervé.

Valmy regarda autour de lui, désemparé. Il vit la porte de la salle de bains ouverte, y entra pour chercher un verre d’eau. Mais lorsque Hervé but, il crut avaler du vitriol. Le breuvage lui embrasait le tube digestif.

— Ce n’est pas de l’eau ! protesta-t-il d’un ton mourant.

— Mais si, voyons ! protesta mollement Valmy.

L’ancien clochard se pencha sur Hervé.

— Qui a voulu me tuer ? demanda-t-il.

Son interrogatoire en pareilles circonstances était quasi inhumain. Mais il avait besoin de savoir.

— Agnès, fit Hervé.

Le prénom renseigna Valmy mieux que la plus longue des explications.

— Elle ! balbutia-t-il.

Le Notaire s’assit au pied du divan. Il prit sa tête à deux mains et resta un instant comme en suspens loin au-dessus de la vie. Hervé le considérait avec des yeux fous que la fièvre semblait enfoncer dans son visage.

— Je vous demande pardon ! parvint-il à articuler.

Ce chuchotement tira Valmy de sa rêverie.

— Vous êtes malade ? dit-il avec effort.

— Oui.

— Que ressentez-vous ?

— Dans le ventre… Du feu…

Le jeune homme haletait. Une salive mousseuse fleurit la commissure de ses lèvres.

— Mes jambes froides, dit-il encore…

Soudain Valmy bondit. Il s’agenouilla devant Hervé, appuya sa tête sur la poitrine du jeune homme.

— Vous l’avez vue, aujourd’hui ?

Hervé ne répondit pas. Il n’avait plus la force de réaliser le sens des paroles qu’on lui adressait.

Valmy le secoua.

— Je vous en prie, écoutez-moi… Avez-vous vu Agnès cet après-midi ?

— Oui, souffla Hervé.

— Et vous avez bu ensemble ?

Il dut répéter trois fois la question, sur des tons différents. L’agonisant restait prostré, avec seulement des contractions spasmodiques, lorsque sa souffrance augmentait. Valmy conjuguait toute sa volonté pour obtenir une réponse. Il lui fallait la confirmation de ses doutes. Il savait déjà, il avait tout compris. Mais il ne pouvait intervenir sans une certitude absolue.

— Vous avez bu ensemble ?

— Oui !

Etait-ce un « oui » ou un soupir ? Le Notaire bondit à la porte. Dans la rue tranquille, noyée par les vapeurs du soir, la fine silhouette de Jeanne errait le long des réverbères.

— Jeanne !

Elle devait espérer cet appel, l’attendre. Elle pressa le pas. La jeune fille cherchait à se composer un sourire neutre ; celui qu’adoptent les gens qu’on prie d’intervenir dans une discussion dont ils ignorent les tenants et les aboutissants.

— Filez à la pharmacie ! dit le Notaire.

— À la pharmacie ?

Elle s’attendait si peu à une telle requête qu’elle en oubliait d’éteindre son sourire emprunté.

— C’est urgent, ce jeune homme est empoisonné.

Valmy se tut un instant, pour rappeler ses souvenirs. Il cita le nom d’un médicament.

— Attendez, fit-il.

Etait-ce bien cela ?… Il décida que oui.

— Vite ! Vite ! supplia-t-il, c’est une question de minutes…

— Ne ferait-on pas mieux de…

— Pour l’amour de Dieu, allez ! ordonna-t-il.

Il revint dans l’appartement. Hervé gisait dans une attitude convulsée. Son souffle était court et chacune de ses expirations se terminait par une plainte. Une sueur glacée ruisselait sur son front, le long de son nez, et s’accumulait au-dessus de sa lèvre.

Le temps semblait très long à Valmy. Il marchait dans le studio, fouaillé par le bruit désespérant de cette agonie. De temps en temps, il s’arrêtait près du divan pour voir où en était le jeune homme.

Il se sentait pris d’une vaste pitié pour ce grand garçon qui avait voulu l’assassiner…

Lorsque Jeanne revint, apportant le médicament demandé, Hervé ne bougeait plus et respirait par saccades.

— Mon Dieu ! soupira la jeune fille en le découvrant dans cet état, il est perdu !

Sans répondre, Valmy déboucha le flacon et délaya la poudre blanche qu’il contenait dans de l’eau.

— Le pharmacien ne voulait pas m’en délivrer sans ordonnance, fit Jeanne, j’ai été obligée de lui montrer ma carte d’infirmière en lui disant…

Elle parlait pour faire du bruit, pour chasser la mort sournoise que le Notaire et elle devinaient présente dans la pièce.

— Aidez-moi ! ordonna Valmy.

C’était son premier acte d’homme depuis des années. Son premier geste utile. Il desserra les dents crispées d’Hervé avec un couteau et, tandis que Jeanne le soutenait, il lui fit avaler le contenu du verre. Le liquide épais s’écoulait mal dans cette gorge inerte. Aucune contraction n’aidait à la déglutition.

— Vous versez trop vite, dit Jeanne. Essayons avec une cuillère à café.

En quelques minutes, elle parvint à faire absorber à l’agonisant l’antidote préconisé par Valmy.

— Il faut attendre, maintenant, dit farouchement ce dernier.

Il croisa ses mains et fit craquer ses jointures pour se détendre les nerfs.

— Il s’est suicidé ? demanda Jeanne.

— Non, dit Valmy.

— Mais alors ?

Il ne répondit pas.

Jeanne surveillait le comportement du malade d’un œil professionnel. Elle le jugeait perdu. Son visage avait pris une vilaine couleur cuivrée qui le rendait méconnaissable. Que restait-il donc du beau jeune homme triste entrevu deux heures auparavant ?

Son nez était pincé, ses joues et ses tempes s’étaient creusées. Ses lèvres rentraient à l’intérieur de la bouche comme s’il les eût aspirées.

— Il faudrait appeler un docteur ! murmura-t-elle.

Valmy secoua la tête.

— Un médecin ne pourrait rien faire de plus.

— Qu’en savez-vous ? reprocha-t-elle.

Sa probité professionnelle était révoltée par l’assurance de Valmy.

— Nous lui avons administré le seul antidote convenant au poison qu’il a absorbé.

— Vous connaissez donc ce poison ?

— Je le connais…

Elle se leva, marcha un peu, sans bruit, au divan à la fenêtre. Le jour s’éteignait. Les réverbères commençaient à vraiment remplir leur office. Jeanne vit des gens rentrer chez eux, la journée terminée… Des gosses se bousculaient. L’un d’eux laissa tomber un gros pain qu’il portait ; il le ramassa et se mit à picorer de grosses miettes dans l’entaille formée par le choc.

— Lucien, si ce garçon a été empoisonné comme vous l’affirmiez, il faut prévenir la police !

— Nous préviendrons la police seulement s’il meurt, fit sourdement Valmy.

Elle avait une question à poser. Une question délicate.

— Vous connaissez aussi son assassin ?

— Oui.

Elle n’insista pas. Lucien Valmy et ses mystères composaient un univers très à part, dont elle ne pouvait franchir le seuil. Il fallait le laisser décider, lui obéir… Un jour, peut-être, la vérité viendrait récompenser sa patience…

Elle s’abîma dans la contemplation de la rue, essayant de s’abstraire de cette chambre où mourait un grand gamin blond.

Dehors, le monde ignorait ce drame. Une vieille concierge venait de traîner une chaise d’osier sur le seuil de son immeuble, afin de savourer la langueur du crépuscule. Un monsieur à lunettes, en bras de chemise et coiffé d’un béret, promenait doucement un petit chien qui boitillait en reniflant le soubassement des maisons.

— Lucien, demanda-t-elle sans se retourner, que devons-nous faire ?

— Attendre ! répondit-il.

Il s’assit à califourchon sur une chaise, croisa ses bras sur le dossier et se mit à regarder fixement Hervé comme s’il comptait, par ce regard intense, lui transmettre un peu de sa propre vie.

31

Le Dingo regarda sa montre, fit la grimace et brandit son poignet sous les yeux froids de Mattei. Le minuscule cadran indiquait six heures trente.

— Qu’en dis-tu ? demanda le Dingo.

Son mince visage blafard était parcouru de tics. Il clignait ses paupières rapidement, et le coin gauche de sa lèvre pendait.

C’était un être haineux, un méchant instinctif. Il se réjouissait de l’absence de Mme Taride. Il préférait qu’elle s’insurgeât contre le diktat de Tino. On allait avoir de la bagarre. Dans un sens, c’était plus jouissif que le pognon. Avec du fric, on se paie des beaux costards, des filles expérimentées, des whiskies et le ciné ; mais on ne peut pas acheter la souffrance des autres, la vacherie qui réjouit les âmes troubles.

Tino venait de siffler son Ricard sans eau. Il contemplait le paysage peint dans une vaste niche, et éclairé comme par le soleil. Ça lui faisait penser à son village natal accroché sur des rochers, près de Cartège. Il s’abstint de répondre à la question de son acolyte. En lui couvait une colère informe qui l’incommodait. Le Corse était l’homme des grandes décisions, l’homme de la bagarre. Il lui avait fallu beaucoup de volonté pour s’abstenir d’agir plus tôt. Mais quand il avait mis son nez dans cette curieuse affaire, il avait illico reniflé le gros paquet. Rien ne prêche mieux la patience que l’idée de pouvoir bientôt se goinfrer.

— On attend encore ? insista le Dingo.

— Oui, dit Tino. Jusqu’à sept heures ! Les gonzesses sont toujours en retard…

— Tu crois encore qu’elle viendra ?

— Je crois rien, rectifia Mattei ; tout ce que je crois, c’est que si elle carme pas, cette pétasse, elle aura de mes nouvelles.

— Tu permets que je cause ? demanda le Dingo d’une voix prudente.

Un prompt regard de son chef l’encouragea à parler.

— On aurait pas dû lâcher le petit mec. Par lui, on serait arrivé à quelque chose… C’est une petite lope dégonflarde ; tandis que la bonne femme a plus de ressort.

— Tous les ressorts se détraquent, prophétisa le Corse avec humour…

Il fit signe au garçon de renouveler les consommations. Ce bar souterrain du Marignan était un endroit propice au recueillement. On échappait un peu à Paris. Des couples d’amoureux s’y donnaient rendez-vous. Assis côte à côte, un peu gênés par les accoudoirs des gros fauteuils de cuir qui les séparaient, ils essayaient de se chuchoter des mots tendres, en prenant des mines innocentes qui accentuaient leur gaucherie.

Le Dingo désigna impudemment un monsieur chauve qui couvait la main d’une midinette. Il semblait en extase et ne s’apercevait pas que sa conquête louchait sur les épaules du Corse.

— Mords-moi cet enviandé, fit le compagnon de Mattei. C’est-y possible d’être aussi crêpe à son âge ! S’il se figure que sa souris l’a au béguin, il se goure !

Mais le Corse avait d’autres sujets de préoccupations. Il songeait à Agnès. Entre eux, c’était désormais la guerre. Il avait tout de suite flairé en elle l’adversaire de classe. Il la détestait pour son air méprisant, son regard ironique… Pour sa beauté aussi.

— À quoi que tu penses ? s’inquiéta le Dingo.

Le Dingo sortait d’un sana. En taule, il avait contracté une vilaine pleurésie qui n’avait jamais bien guéri. On avait écourté sa peine pour qu’il aille se faire soigner à ses frais. Son mal entretenait dans son corps une fièvre anormale. Malgré les antibiotiques, il pensait qu’il ne ferait pas de vieux os et son rêve c’était de mourir de façon violente, histoire d’emmerder le destin. Pourquoi Tino Mattei l’avait-il pris à la bonne ? Mystère ! Et un mystère que le Corse lui-même eût été en peine d’éclaircir.

Sans doute, en homme fort, avait-il ressenti une obscure pitié pour le petit crevard vicieux.

— Je pense à la gonzesse, avoua Tino.

Il mira les tueurs de topaze de son apéritif. Le parfum de l’anis lui picotait la langue.

— Et qu’est-ce que tu penses d’elle ? insista le Dingo.

— J’aimerais me la faire !

Le Dingo évoqua le corps harmonieux de Mme Taride. Il l’avait entrevue à deux reprises, tandis qu’il surveillait Hervé dans sa retraite de La Varenne. Lui aussi ressentait une sincère admiration pour cette belle créature.

— Je te comprends, dit-il. Le cavillon devait pas s’embêter avec une pouliche pareille.

« Et pourquoi que tu te la ferais pas ? » demanda le jeune truand avec un grand rire tout en canines.

Ils mijotèrent ce rêve charnel, chacun pour son compte personnel, jusqu’à sept heures. Ce délai accordé à l’absente, ils se levèrent sans s’être consultés et remontèrent sur les Champs-Elysées.

Il faisait gris. Des gouttes de pluie s’écrasaient sur les trottoirs.

— Programme ? demande le Dingo.

— Suis-moi ! invita Tino.


Mlle Marthe quittait les bureaux du Consortium Français de Publicité, lorsque les deux truands sortirent de l’ascenseur.

Elle les regarda distraitement, leur trouvant mauvais genre, mais sans s’inquiéter outre mesure.

— Le patron est encore là ? demanda Tino.

La vieille fille fronça les sourcils. Sa figure sans joie prit une expression inquiète que le Corse crut bon de dissiper.

— On a rendez-vous avec lui, dit-il…

— À ces heures, vous êtes sûr ? Je n’ai pourtant rien vu sur son carnet…

— Il vient de nous téléphoner, rapport à sa voiture, mentit le Dingo.

Ce disant, il regarda le Corse d’un air fin, satisfait de son initiative.

Mlle Marthe rouvrit le bureau.

— Je vais vous annoncer. C’est de la part ?

— On s’arrangera seuls, vous tracassez pas, trancha Tino.

— Mais pas du tout ! Je…

Le Corse regarda les multiples portes de verre qui cernaient le hall d’entrée.

— M’sieur Taride ! hurla-t-il.

L’une des portes s’ouvrit, Henri parut.

À cette heure, il préparait son planning du lendemain. Il aimait s’attarder dans ses locaux vides après le départ des employés. Il était en manches de chemise, la cravate dénouée, une pipe entre les dents.

— Qu’est-ce que c’est que ces façons ? aboya-t-il.

La secrétaire, consternée, lui adressait des mimiques affolées.

— C’est vous, Taride ? demanda le Corse.

— Qui êtes-vous ? coupa le publiciste.

— Un ami qui vous veut du bien, ricana le Corse.

Il se tourna vers la vieille fille.

— Ça va, mon lapin, taillez-vous, fit aimablement le Dingo.

Le Corse s’était approché de Taride.

— Excusez l’entrée en matière, murmura-t-il, mais on est en rogne. On voudrait vous causer de votre femme. On a des trucs passionnants à vous dire sur elle.

Taride se rembrunit.

— Laissez-nous, Marthe, lança-t-il à sa fidèle secrétaire.

Elle protesta.

— Je n’aime pas la façon de ces messieurs… Voulez-vous que j’aille prévenir un agent ?

— Et puis quoi encore ! tonna le Corse.

Et se tournant vers Taride :

— Elle vous prend pour un peigne-cul ! Un type comme vous, c’est carrément au préfet de police qu’il s’adresse en cas de besoin, non ?

— Voyons, Marthe, je vous dis que vous pouvez partir…

— J’ai du travail à terminer, trancha-t-elle en s’asseyant avec détermination derrière son bureau.

Taride sentit que la scène tournait au grotesque.

— Entrez ! dit-il aux arrivants.

Ils pénétrèrent dans le luxueux bureau, vaguement intimidés par l’atmosphère de ce lieu qui leur était étranger.

— Asseyez-vous !

Le Dingo s’approcha de la vaste baie munie de stores en plastique. Il abaissa l’une des lattes avec le doigt et se gava de la perspective plongeante sur le carrefour Champs-Elysées-Georges-V.

Le Corse s’installa dans un fauteuil, posa son chapeau sur le sommet de son genou, suivant une vieille habitude.

Il était très fier de ses chaussettes vertes à rayures rouges et les montrait quand l’occasion se présentait.

— Je vous écoute, dit Taride.

L’homme d’affaires se sentait mal à l’aise. Il devinait que ces types louches lui apportaient du malheur. Il savait qu’il aurait dû les chasser sans les entendre après une pareille intrusion chez lui, mais la tentation de savoir était trop forte. Il essayait de compenser sa faiblesse en prenant une attitude blasée, teintée d’impatience.

— Je n’irai pas par quatre chemins, prévint Tino, nous sommes entre hommes, n’est-ce pas ?

— Ensuite ! trancha Taride.

Le Corse toussota. Il regrettait de n’avoir pas demandé à Taride un rendez-vous dans un quelconque bistrot où il aurait pu parler plus à son aise. Ce vaste bureau au mobilier nucléaire lui faisait perdre une grosse partie de ses moyens.

— Nous ne sommes pas des anges, poursuivit Mattei.

— Ça se voit, dit Taride. Après ?

— Nous avions puni un jeune gars pas franco… Pour tout dire, nous l’avions mis à l’amende…

— Ça ne m’intéresse pas.

Le Corse donna un coup de poing sur le bureau. La morgue de son interlocuteur le mettait en rogne.

— Ce qui va vous intéresser, c’est de savoir que le micheton que je vous dis est l’amant de votre femme !

Taride devint très pâle et se dressa. Il mit la main sur l’appareil téléphonique.

— Si vous ne sortez pas immédiatement, j’appelle la police, prévint-il.

— Bon, appelez-la, soupira Tino, voulant jouer le tout pour le tout. Si vous aimez le scandale, libre à vous…

— Sortez ! répéta le publiciste.

Mattei avait préparé une photographie d’Agnès embrassant Hervé. Il la déposa sur le sous-main.

— Si vous jetiez un petit coup d’œil sur ce travail d’amateur, vous verriez que je vous bidonne pas, m’sieur Taride !

Henri baissa les yeux sur la photographie. L’image lui fit mal et le rendit incrédule.

Abandonnant tout respect humain, il la prit pour mieux la regarder. C’était bien sa femme qui baisait les lèvres d’un partenaire inconnu.

Il ne pouvait éloigner de sa vue le rectangle de papier glacé. Depuis son mariage, la pensée qu’Agnès pût le tromper ne l’avait jamais effleuré. Lorsqu’ils sortaient, elle était toujours si digne, si réservée, acceptant les hommages des hommes comme une reine accepte un bouquet, avec une sorte de dédain amusé… Il avait sa femme dans des soirées mondaines, dans des bals, à des chasses… Agnès ne le quittait jamais. S’il lui arrivait de danser avec un autre homme, elle ne le faisait jamais plus d’une fois. Son attitude la faisait même passer pour frigide auprès des amis de Taride.

— À quoi rime tout cela ? demanda-t-il.

Le Dingo gloussa parce qu’il venait d’assister à une collision entre deux voitures, devant le Fouquet’s. Il se retourna pour raconter l’accident, oubliant où il se trouvait. L’attitude tendue des deux hommes le rappela aux réalités.

— Ecoutez-moi, fit Mattei, nous tenons à toucher l’amende infligée (il fut content du mot) au jeune gars en question. Mais il est fauché. Nous sommes allés voir sa maîtresse, puisqu’elle l’entretient… Elle nous a envoyés rebondir et n’est pas venue au rancart qu’on lui avait fixé.

— Pourquoi vous adresser à moi ? demanda Taride.

Il était sensible, malgré son effondrement, au côté inimaginable de l’aventure…

Tino se dressa, et, prenant appui sur ses deux poings posés sur le bureau, il lâcha dans le nez de son interlocuteur :

— Parce que, si l’amende n’est pas payée, on fout en l’air le type en question. Et si on le fout en l’air, il y aura gros boum dans la presse sur ses relations. Aux assises, on n’étouffe jamais beaucoup les coucheries… Ça paraît tellement mince à ce degré-là, hein ? Que vous soyez cocu, c’est une chose courante. Mais qu’on en parle dans tous les journaux de France, c’est moins drôle… Si vous craignez ce genre de publicité, vous qui en vendez, payez l’amende…

Taride eut un rire amer.

— En conclusion, vous me demandez de l’argent pour ne pas tuer l’amant de ma femme ?

— Exactement ! fit Tino. À première vue, ça semble cocasse, pas ?

— Très !

— Mais quand on réfléchit, ça se défend…

— Et vos exigences sont de ?…

— On avait demandé quatre briques à votre dame… Mais si vous décidez de casquer, on s’entendra… Entre hommes, je vous l’ai déjà dit, on s’entend toujours…

32

Lorsque Taride rentra chez lui, il suffit d’un seul regard à Agnès pour comprendre que les gangsters avaient rendu visite à son mari. Henri avait dans toute sa personne une froideur inaccoutumée. D’ordinaire, c’était un homme trépidant, plein d’élans, qui pensait que la politesse commence par un sourire.

Ce soir-là, il était sombre et muet.

Il embrassa son épouse, en s’efforçant de paraître naturel, mais elle eut conscience de l’effort qu’il faisait pour se dominer.

L’arrivée d’Eva recula l’instant des explications. Ils passèrent à table sans parler. Taride voulait contenir l’orage qui grondait dans son âme. Agnès essayait de retrouver ses gestes rituels, mais elle s’apercevait que le naturel quotidien ne se compose pas, même lorsqu’on est une femme subtile.

— Tu en fais, une tête, Henri ! remarqua Eva en attaquant son assiette de crudités.

Il aurait voulu répondre quelque chose de désinvolte, mais ne le put. Les mots ne passaient pas. Une grosse boule cotonneuse lui obstruait le gosier, l’empêchant également de manger.

Il regardait sa femme, à la dérobée. Il avait envie de lui envoyer son couvert au visage… Envie de la gifler jusqu’à ce que le bras lui en tombe et de la jeter dehors.

— Ce sont les affaires qui ne marchent pas ? poursuivit Eva.

Elle reçut sous la table un coup de pied de sa mère. Elle regarda Agnès, et eut la révélation de ce qui se passait. Elle avait un rôle délicat à jouer… Aussitôt elle se rembrunit. Eva en voulait à Agnès de tromper son beau-père, mais elle lui en voulait surtout d’avoir mijoté cette parade. Ce complot lui paraissait avilissant. C’était duper deux fois Taride. Cependant, elle avait trop d’amour et d’admiration pour sa mère. Elle ferait n’importe quoi pour la préserver de la catastrophe.

Taride se leva tout à coup, à bout de nerfs. Il jeta sa serviette sur la table et quitta la pièce. La porte claqua.

— Il sait ? demanda Eva.

— Je suppose.

Agnès mit la main sur l’épaule de sa fille.

— Pense à ce que je t’ai eût, ma choute. Si Henri veut divorcer, je disparais.

— C’est du chantage ! protesta Eva, indignée, comment peux-tu me dire une chose pareille, à moi ta fille !

— C’est une décision irrévocable ; il est bon que tu en sois sûre !

— Pas besoin d’employer ces moyens-là, maman, dit la jeune fille ; je t’aiderai toujours sans que rien m’y contraigne !

Agnès embrassa sa fille et partit à la recherche de son mari. Elle le trouva dans son cabinet de travail. Henri venait de se verser un whisky. Elle songea que c’était une très bonne chose. L’alcool le rendait bavard. Tant qu’un homme se tait, il est dangereux ; mais dès qu’il parle, on le reprend.

Elle adopta un maintien digne, un ton solennel pour demander :

— Ah ! ça Henri, pouvez-vous m’expliquer votre attitude ?

Il but son verre d’un trait. Immédiatement, deux taches rouges marquèrent ses pommettes. Il s’approcha de sa femme et la regardant droit dans les yeux lança :

— Salope !

Agnès eut un sursaut. Elle donna un soufflet à son mari.

L’homme d’affaires connut un début de déroute. Il ne s’attendait pas à une telle réaction.

— Etes-vous fou ? lâcha sèchement Agnès.

Taride sortit de sa poche la photographie compromettante.

— Dont acte ! dit-il.

Agnès s’empara de l’image sans trembler et la regarda comme si c’eût été pour la première fois.

Puis elle la rendit à Taride.

— En quoi cette photo de ma fille dans les bras d’un homme vous autorise-t-elle à m’insulter ?

— Votre fille ! tonna Henri…

— Mon Dieu, dit Agnès, je ne vois pas qui ce pourrait être d’autre. Il n’est pas besoin que je fasse appel à la voix du sang pour reconnaître Eva…

Taride ne sut plus que dire. Il prit la photographie, la regarda encore, mais cette fois avec les yeux du doute.

Il secoua la tête.

— Très fort, Agnès… Mais vous ne m’abuserez pas : c’est vous qu’on a prise dans cette pose compromettante ! D’ailleurs, je le sais.

Le regard indéchiffrable d’Agnès erra un instant sur l’homme en colère. Que savait-il ? Les gangsters lui avaient-ils fourni des renseignements qui détruisaient son plan ? Peu importait : elle avait emprunté un chemin qui ne lui permettait plus de revenir en arrière.

Elle entrouvrit la porte du bureau.

— Eva ! cria-t-elle.

La jeune fille, qui se tenait prête, arriva.

— Oui ?

Agnès ramassa l’image et la montra à sa fille.

— Tu reconnais ?

Eva baissa la tête.

— Les salauds ! murmura-t-elle.

— De qui parles-tu ? demanda Taride.

— Des types qui t’ont montré cette photo. Ils essayaient de me faire chanter… Je pensais que ça n’était pas sérieux.

— C’est donc toi ?

— Comment, c’est moi ? demanda Eva, angélique, en feignant de ne pas comprendre qu’un doute puisse subsister.

— Je croyais…, commença Henri.

Mais il renonça à en dire plus. Si par miracle, le cliché représentait vraiment Eva, il était superflu de lui faire part de sa méprise initiale.

Il reprit l’image… C’est alors seulement qu’il remarqua la bague d’Agnès au premier plan. Il saisit rapidement la main de sa femme. Seule, l’alliance sertie de diamants brillait à son doigt.

— Qu’avez-vous fait de votre bague ? demanda-t-il.

— Voyons, Henri, protesta-t-elle, vous n’avez donc pas remarqué que c’est Eva qui la porte depuis ses dix-sept ans ?

Henri s’empara de la main gauche de sa belle-fille. La vue du curieux bijou lui causa un choc.

Agnès sentit qu’il était à sa merci maintenant.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de chantage ? demanda-t-elle sévèrement à Eva.

« Comme elle joue merveilleusement la comédie », pensa tristement l’adolescente.

Elle haussa les épaules.

— Des sales types, des spécialistes, je pense, doivent s’amuser à photographier les couples isolés pour les faire chanter ensuite…

— Pourquoi te ferait-on chanter ? insista Taride.

— C’est vrai, renchérit Agnès, en quoi le fait que tu embrasses un garçon peut-il être compromettant ? Cet homme n’est pas marié, j’espère !

— Non, dit Eva, mais je suppose que ces crapules ont commis une méprise…

— Ah oui ?

— Oui. Ils m’ont dit que si je ne payais pas, ils montreraient la photo à mon mari…

« Bravo ! », pensa avec ferveur Agnès.

Sa fille était digne d’elle. Elle mentait avec une tranquille assurance. Elle avait des trouvailles efficaces.

— Comment ça, à ton mari ? insista Taride.

— Je n’y ai pas attaché d’importance, tu comprends, j’ai bien vu qu’ils se mettaient le doigt dans l’œil…

— Et pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ? bougonna le publiciste. On tente de te faire chanter et tu n’en souffles mot !

— Je n’étais pas tellement fière, avoua-t-elle.

Elle regarda sa mère.

— Ce n’est pas très malin de se laisser surprendre ainsi, avoue !

Agnès apprécia la flèche.

— C’est tout simplement grotesque, renchérit-elle.

Taride se sentit gagné par une inexplicable amertume. Il aurait dû se réjouir, et pourtant il était profondément touché. Lorsqu’il croyait sa femme coupable, il ressentait une juste colère ; il avait envie de cogner, faire de l’esclandre… Maintenant, il aurait volontiers pleuré.

— Qui est ce garçon ? demanda-t-il à Eva.

Elle haussa les épaules.

— Un copain…

— Drôle de copain ; tu es sa maîtresse !

— Mais non, fit-elle… Je te jure !

— Ton attitude sur ce cliché le ferait croire…

— Il faut se méfier des photos, trancha Eva, elles sont souvent trompeuses.

Elle quitta le cabinet de travail sans dire bonsoir. Ce mensonge odieux, avec ses détails, son développement, ses ramifications, la navrait. Elle avait honte de sa mère, honte d’elle-même, honte de Taride dont la crédulité avait quelque chose de pitoyable.

Agnès soupira :

— Eh bien, quelle aventure ! Mais comment se fait-il, Henri, que vous ayez cru me reconnaître sur ce cliché ? Eva me ressemble à ce point ?

Il prit la photographie. Un instant auparavant, elle attirait sa rage ; à présent, elle lui rongeait le cœur.

« Que m’arrive-t-il ! Que m’arrive-t-il, Seigneur ! se lamenta-t-il intérieurement. Aimerais-je davantage Eva qu’Agnès ! »

— La ressemblance est frappante, plaida-t-il.

— Tout de même, s’insurgea Agnès, vous auriez pu me faire part de vos doutes d’une façon moins brutale !

— Les hommes qui m’ont apporté cette photo étaient si catégoriques !

— Et vous les avez crus ! Alors il suffit qu’un voyou vienne vous trouver pour que vous preniez ce qu’il vous dit comme parole d’Evangile ?

— S’il ne m’avait pas montré ce cliché, je l’aurais jeté dehors sans l’écouter…

— Il faudrait pouvoir faire arrêter cette crapule !

— C’est bien ce que je vais faire, croyez-moi !

Elle haussa les épaules, sceptique en apparence.

— Avez-vous son nom ?

— J’ai mieux…

Agnès tiqua :

— Vraiment ?

— J’ai rendez-vous avec lui demain.

Elle s’efforça de ne pas trahir son trouble. Ce fut difficile. Elle avait espéré que Mattei avait agi par esprit de vengeance et que son intervention était sans lendemain.

— Rendez-vous avec lui ! s’étonna-t-elle.

— Il veut de l’argent !

— Enfin, c’est insensé ! Voilà un filou qui croit vous apporter la preuve de votre infortune et qui, par surcroît, veut vous soutirer des fonds !

— C’est ainsi !

— Sous quel prétexte, Grand Dieu !

— Pour éviter un scandale. Il prétend que le… l’amoureux d’Eva est impliqué dans une vilaine affaire. Mais ne vous tracassez pas, ma chérie, désormais, le reste me concerne seul.

Elle ne devait pas insister sous peine de réveiller les doutes assoupis de Taride.

— J’aimerais savoir ce que vous avez éprouvé ? questionna Agnès.

— J’ai été très en colère, convint le publiciste.

— Et prêt à me répudier, naturellement ?

— C’est vrai.

— C’est à se demander à quoi sert d’être une épouse vertueuse ! ironisa-t-elle.

Parodiant sa fille, elle se dirigea dignement vers la porte. Taride courut à elle et la prit dans ses bras.

— Vous m’en voulez ?

— Mettez-vous à ma place, riposta la jeune femme.

— Mettez-vous aussi à la mienne, chérie… Je…

Elle s’abandonna contre la poitrine de l’époux crédule. Elle venait d’écarter le danger, d’une façon très provisoire.

— Allons « nous coucher », dit-elle. Je sens que je vais prendre un somnifère pour oublier très vite cet incident odieux.

Il flaira l’invite. Mais il n’avait pas envie de passer la nuit avec elle. Taride était en proie à des sentiments trop confus, trop déprimants, pour céder à ses sens. L’amour, ce soir-là, eût été une espèce d’absolution. Il ne voulait pas absoudre Agnès. Il ne savait pourquoi, mais son ressentiment restait très cuisant. Cela ressemblait à un mal qui se déclare. Un mal aux symptômes imprécis.

— Bonne nuit, murmura-t-il.

Il s’assit lourdement derrière son bureau. Outre les fatigues de la journée, il sentait peser sur lui toutes celles de sa vie.


Il passa la nuit dans son bureau parce qu’il voulait qu’elle eût quelque chose d’exceptionnel. Se coucher, dormir lui semblaient mesquin. Taride avait le respect de son chagrin.

Il but quelques whiskies, ne laissa allumée que la lampe du bureau et, à la lumière de l’abat-jour rose, fit un tour d’horizon. Il n’aimait pas regarder en arrière, mais il atteignait un âge qui incite à se retourner. Sa vie lui paraissait infiniment déserte, cette nuit-là. Qu’avait-il fait au cours de ce demi-siècle d’existence ? Rien de valable. Il avait gagné et dépensé beaucoup d’argent, créé une raison sociale réputée ; mais que représentait ceci ? Jamais il ne s’était senti si précaire. Il avait gaspillé son bref passage en ce monde. Les femmes, les honneurs ? Et après ?…

— Sapristi, si je me mets à cafarder à mon âge, je suis flambé ! se dit-il.

Il regardait encore la photo, pour alimenter sa détresse. Pourquoi Eva se livrait-elle à d’autres hommes ?

Il était jaloux. C’était douloureux, étouffant. Il regrettait cet amour. Drôle d’amour. Impossible amour !

Hier encore, Eva était une petite fille qui ressemblait à une sauterelle, et dont les reparties l’amusaient.

Il finit par s’assoupir dans son fauteuil. Il s’éveilla souvent, à cause de sa position incommode et de la lampe qui brillait. À cause de la fraîcheur aussi. Chaque fois, des pensées noires l’assaillaient, chassées par un nouveau plongeon dans le sommeil.

De bon matin, il s’en fut prendre un bain, se rasa et s’allongea sur son lit.

Lorsque l’heure d’aller au bureau approcha, il s’habilla et prit son petit déjeuner. Il comptait sur le travail pour dissiper son anxiété. Mais le jour neuf ne lui apportait aucun réconfort.

Comme il quittait la table, Eva entra, en pyjama, les cheveux ébouriffés, les paupières gonflées. Elle avait certainement aussi mal dormi que lui.

— Tu n’as pas l’air contente de toi, remarqua Henri.

La jeune fille ne répondit pas.

— Que fais-tu, ce matin ? demanda soudain Taride.

— Rien de particulier.

— Tu es trop oisive…

— C’est les vacances !

— À ta place, je m’occuperais un peu, Eva… Je veux dire je m’occuperais autrement. Passer ta vie à embrasser des hommes, c’est peut-être excitant, mais ça ne mène nulle part.

— Qu’en sais-tu ? trancha-t-elle.

— Allons, ne fais pas la mauvaise tête… Puisque tu n’as rien à fiche, tu vas venir avec moi. J’aimerais connaître ton soupirant, je compte sur toi pour me le présenter.

L’idée parut baroque à Eva, mais séduisante. Depuis que sa mère s’était confiée à elle, elle rêvait de rencontrer son amant. Cette curiosité lui paraissait normale, et même légitime.

— Si tu veux, répondit-elle, heureuse de l’aubaine qui lui permettait de transgresser la promesse faite à Agnès.

33

Lucien Valmy s’était endormi dans un fauteuil, près du divan où reposait Hervé. Cela faisait deux nuits qu’il veillait à son chevet.

Si on lui avait demandé les raisons de ce dévouement spontané, il aurait été bien en peine de s’expliquer. Il se sentait des droits sur Hervé. Or les droits créent des devoirs.

La vie du jeune homme lui paraissait le dernier bien terrestre auquel il pouvait croire encore. Il s’acharnait à la préserver…

La veille, Jeanne s’était fait remplacer à l’hôpital, afin d’assister Valmy. C’était vraiment une curieuse expérience que celle-ci. Elle était arrivée chez un inconnu, à l’agonie, comme une garde-malade chez un client, et elle occupait l’appartement, fouillant les meubles pour y dénicher des linges propres ou des ustensiles ménagers, cuisant, faisant le ménage… Il lui semblait qu’elle avait changé de logis, changé d’existence et de ville. Décidément, Valmy était un bien curieux personnage.

Une sonnerie fit sursauter l’ancien clochard. Il se dirigea vers la porte d’entrée.

Jeanne Huvet venait de partir. Le Notaire trouvait le studio terriblement vide. La présence du malade contribuait à donner à Valmy cette notion aiguë de solitude.

Le Notaire ouvrit et fronça les sourcils en apercevant un couple élégant sur le seuil. L’homme était un peu plus âgé que lui et vêtu avec recherche. Sa compagne, une très jeune fille, causa au Notaire un malaise inexplicable.

— M. Vosges est-il ici ? demanda Taride.

— Il est malade… C’est à quel sujet ?

Henri désigna Eva d’un hochement de tête.

— Mademoiselle est… sa fiancée. Nous lui rendions visite.

Valmy hésita.

— Entrez, soupira-t-il.

Cette fiancée, tombant du ciel, risquait de troubler ses projets.

Il guida les visiteurs jusqu’au divan où reposait Hervé. Le jeune homme dormait. Il avait toujours son masque d’agonisant, aux yeux profondément cernés, au teint cuivré. Son front en sueur disait sa fièvre.

Eva crut rêver en reconnaissant son jeune compagnon de La Frite. Elle avait souvent pensé à lui depuis la fameuse soirée de leur rencontre… Elle croyait ne jamais le revoir. Sa stupeur était telle qu’elle se pencha sur lui à le toucher pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’une ressemblance. Un tel hasard était si énorme !

Le Notaire mit le trouble de la visiteuse sur le compte de l’émotion. Taride aussi avait reconnu le jeune homme. Il se souvenait parfaitement de lui. Du coup, ses ultimes doutes s’envolèrent.

— Qu’a-t-il ? demanda-t-il au Notaire.

— Intoxication, répondit évasivement ce dernier…

— C’est grave ?

— Vous voyez…

— Vous êtes… son père ?

— Non, son ami…

Il n’avait pas envie de se présenter. Il était plus inhumain encore que les autres jours. Ces gens l’ennuyaient. Ils apportaient une bouffée d’air frais, un parfum cossu, qui troublaient le charme morbide de sa claustration.

Eva songea qu’elle devait se comporter comme une véritable « fiancée ».

— Que puis-je faire ? demanda-t-elle.

— Rien, fit Valmy. Il lui faut du repos…

— Nous prendrons de ses nouvelles, promit Taride.

Il avait flairé l’antagonisme du garde-malade. Ce curieux bonhomme aux façons revêches l’intimidait un peu.

— C’est ça, fit le Notaire.

La conversation s’était déroulée à voix feutrée, dans la pénombre. En quittant l’appartement, Taride respira profondément pour expulser de ses poumons un air qu’il jugeait vicié.

— Tu ne sembles pas terriblement affectée ?

— Pourquoi le serais-je, objecta Eva, puisque je ne l’aime pas ?

— Nom de Dieu ! tonna Henri, quand finiras-tu d’embrasser des hommes que tu n’aimes pas ! Si tes sens te tarabustent, ma pauvre fille, choisis un garçon qui te plaise, et…

Il n’acheva pas sa phrase. Il était heureux, brusquement. Son grand malheur de la nuit cessait de le tourmenter. Il se mettait à faire jour en lui, simplement parce qu’Eva prétendait ne pas aimer Hervé Vosges.

— Le pauvre bougre est dans un triste état !

— Oui !

— Tu y crois, toi, à la fameuse intoxication ?

Elle était justement en train d’y songer.

— Pourquoi dis-tu ça, Henri ?

— Je ne sais pas… Une idée. Quelque chose me dit que ce garçon a voulu se suicider. Tu ne lui aurais pas signifié son congé, par hasard ?

Elle sauta sur la perche qu’il lui présentait.

— Si, tu as deviné.

Le brusque bonheur de Taride s’accrut.

— Ma foi, je pense que tu as eu raison. Il devait mener une vie pas catholique, si j’en crois ses bons camarades… Que ça te serve de leçon !

Ils avaient rejoint la somptueuse voiture américaine dont les pare-chocs en forme d’obus brillaient, agressifs.

— Je te dépose où ? demanda Taride.

— Où tu voudras…

— Veux-tu venir au bureau ?

— D’accord, mais quoi fiche ?

— Travailler.

— Je ne sais rien faire, sourit tristement Eva.

— Justement, tu apprendrais. Après, tu verras, on ne peut plus s’en passer. Alors je t’embarque, ou tu restes inscrite au chômage ?

Elle hésita, la pluie qui tombait à verse la décida.

— Oui, Henri… Tu m’embarques.


Quand Taride et sa belle-fille furent partis, Valmy éprouva un grand soulagement. L’arrivée de ces gens avait rompu un curieux charme qu’il savourait sans s’en douter. Jeanne était allée travailler, mais elle avait promis de revenir à midi. Le Notaire l’attendit avec impatience, assis au chevet d’Hervé, les mains croisées sur le ventre, plus farouche que jamais.

Il ne se tourmentait plus pour le jeune garçon. Son instinct l’avertissait que le malade s’en tirerait. Pendant près de quarante-huit heures, il l’avait vu se débattre contre les effets du poison et il flaira sa victoire. Une ou deux fois, Hervé Vosges avait repris conscience ; son regard comateux s’était posé sur Valmy et celui-ci y avait lu une curiosité stupéfaite… Puis la lucidité du malade avait chaviré sur ce point d’interrogation.

Hervé poussa un gémissement. Valmy sursauta… Depuis combien de temps était-il ainsi prostré ? À nouveau, Hervé le regardait, mais il y avait dans son regard fiévreux un éclat plus soutenu. Valmy prit un linge mouillé et lui essuya les joues et le front.

— Ça va mieux ?

Hervé soupira.

— Oui. Je suis guéri…

— Je le pense aussi, fit le Notaire, mais il reste du chemin à parcourir, mon garçon…

— Vous êtes resté ici ? questionna le malade.

— Vous voyez !

— Pourquoi ?

— Pour vous soigner.

— C’est moi qui vous ai assommé dans l’impasse.

— Vous me l’avez déjà dit et je le savais…

— Vous ne m’en voulez pas ?

— Au contraire, dit Valmy en souriant tristement ; je vous en suis reconnaissant. En me tapant sur la tête, vous avez déclenché un phénomène semblable à celui qui rend la mémoire à un amnésique…

— Je suis un salaud, balbutia Hervé.

Il ferma les yeux. Sa poitrine se souleva comme s’il n’arrivait plus à reprendre son souffle. Il eut une profonde expiration et rouvrit les yeux.

— C’est elle qui m’a poussé à vous tuer ! fit-il.

— Je sais aussi cela. Ma vie la gênait donc ? Elle ne tenait pourtant pas beaucoup de place…

— C’est à cause de l’argent. Elle m’avait dit que lorsqu’elle l’aurait touché, elle quitterait son mari pour vivre avec moi.

— L’argent ! s’écria Valmy, étonné.

Il ne comprenait pas. Mais Hervé venait de refermer ses yeux. Ses lèvres remuaient encore, essayant de formuler des phrases qu’il n’avait plus la force de penser. Valmy reprit sa position d’attente. Il se sentait éternel comme le monde.


Jeanne arriva une heure plus tard. Elle s’était dépêchée au maximum et revenait, nantie de médicaments.

— J’ai posé des questions au docteur Rabillou sur cette forme d’empoisonnement, expliqua-t-elle en déposant les remèdes sur la table. Il m’a fait tout un cours sur le traitement complet. Il paraît qu’il convient d’administrer un tonicardiaque et un régénérateur du sang…

Mais Valmy ne l’écoutait que d’une oreille distraite. Elle finit par s’en apercevoir.

— Vous semblez bizarre, dit Jeanne, qu’est-ce qui ne va pas ?

Il hocha la tête.

— Ma petite Jeanne, je voudrais vous demander quelque chose, mais vous avez été si merveilleuse avec moi que j’ose à peine formuler ma requête.

— Vous savez bien, Lucien, que vous pouvez me demander n’importe quoi !

Elle rougit, troublée par une pensée coupable.

— Jeanne, répondez-moi franchement ; cela vous ennuierait-il que nous emmenions ce jeune homme dans votre appartement ?

Elle fut déconcertée.

— Mais… pas du tout, Lucien… Par exemple, je ne comprends pas…

— Nous avons eu des visites, ce matin, coupa-t-il.

— Quelles visites ?

— Des amis à lui… Je voudrais le soustraire à son ambiance habituelle jusqu’à ce qu’il soit rétabli, est-ce possible ?

— Mais oui… Seulement je me demande comment nous allons le transporter rue du Chemin-Vert. En taxi, il ne faut pas y songer ! Oh ! j’ai une idée…

Elle s’approcha du téléphone et commença à composer un numéro.

— Je vais demander à Magnin, le chef des ambulanciers, de m’envoyer quelqu’un…

34

Taride traversa le hall en compagnie de Stephan Stephani, le célèbre metteur en scène de cinéma dont il était le chargé de presse. Moyennant un forfait rondelet, Taride entretenait la légende du cinéaste. C’était grâce au mari d’Agnès que des échos extravagants, des anecdotes invraisemblables paraissaient quotidiennement, dans les journaux à sensation, sur le compte de Stephani.

— Ça marche ? demanda Henri à sa belle-fille.

Elle avait passé la journée dans ses bureaux, à classer des press-books sous la haute direction de Mlle Marthe. Ce travail, pourtant fastidieux, distrayait la jeune fille. Elle s’arrêtait pour lire des articles consacrés aux grandes vedettes de l’écran. Isolés dans les grands journaux, ces papiers ressemblaient à des faits divers, mais lorsqu’ils étaient découpés et groupés, leur côté « m’as-tu-vu » transperçait.

— Ça marche, répondit Eva.

Taride eut un sourire comblé. La présence de l’adolescente lui chauffait l’âme. À tout bout de champ, il trouvait un prétexte pour quitter son bureau. Il voulait s’assurer qu’elle était bien là…

— Qui est-ce ? souffla Stephan Stephani, grand consommateur de jeunes filles sur qui s’exerçait la magie du cinéma et qui subissaient la calvitie, l’embonpoint et les caprices de Stephani en échange d’un peu de figuration.

Le coup d’œil infaillible du metteur en scène s’attardait sur ce fin visage de chatte.

— Ma belle-fille, voyons ! Vous la connaissez, Stef ?

— Chère petite fille ! Je me disais aussi !

Le gros homme pétrit la main d’Eva.

— J’étais dérouté de vous trouver derrière ce bureau…

« Elle devient ravissante ! dit-il à Taride. Vous n’avez pas honte de la faire travailler ! Bougre de négrier ! »

— La jeunesse a besoin d’occupation, déclara sentencieusement le publiciste.

Les deux hommes s’éloignèrent en direction de la porte. Taride escorta son illustre client sur le palier et appela pour lui l’ascenseur.

— Mon cher vieux, dit Stephani, votre belle-fille devient un personnage tout à fait intéressant. Curieux comme une petite fille change d’un jour à l’autre, non ? Elle a un visage extraordinaire… Quel regard ! Des yeux qui vous examinent jusqu’au subconscient. Et ce délicieux visage pas terminé… J’adore les figures triangulaires chez les femmes.

— Calmez-vous ! plaisanta Taride, mécontent de cette admiration tapageuse du cinéaste.

Il administra un coup de coude dans le ventre rebondi de son client.

— Pas avec nous ! fit-il.

L’autre joua l’indignation.

— Qu’allez-vous imaginer, Henri ! Je suis sincère. Cette gosse me ravit sur un plan purement esthétique. Savez-vous qu’elle serait merveilleusement le personnage de la petite ingénue perverse de mon prochain film ?

— Pas question. Vous allez me proposer le classique bout d’essai ! Avec l’espoir que ça se termine dans votre lit. Je vous connais !

L’ascenseur venait de s’arrêter et Taride en gardait la porte ouverte pour l’immobiliser à l’étage.

— Ecoutez-moi, Henri, fit Stephani, je ne suis pas un saint, d’accord. J’appartiens à l’espèce, en voie de perdition, des metteurs en scène qui couchent. Mais vous avez ma parole d’homme que je ne cherche pas une aventure en l’occurrence. Vous l’avez dit : pas avec vous ! Cette petite m’a causé un choc. Savez-vous pourquoi ? Eh bien ! parce qu’elle a un regard, je ne peux que me répéter. Et dans le cinéma on manque de regard ! Pourquoi Morgan est-elle Morgan ? Pas parce qu’elle est belle, des filles belles, on en trouve plein les rues et jusque dans les alcôves… Mais parce qu’elle a un regard ! Avec le regard de cette gosse, moi, Stephan Stephani, je suis prêt à faire un film ! Voilà !

Il entra dans l’ascenseur. Taride en profita pour refermer la porte. Quelqu’un dut appuyer sur le bouton d’appel, en bas, car la cage d’acier plongea dans le gouffre des étages avant que le metteur en scène ait eu le temps de l’actionner.

Henri eut la vision fugace de la tête énorme de Stephani s’engloutissant à ses pieds en criant :

— Pensez à ce que je vous dis ! Je suis prêt à…

Il haussa les épaules et rentra dans ses bureaux.

— Ouf ! dit-il à Eva, quel raseur ! Le voilà qui veut te faire tourner maintenant !

— Ah oui ! ronchonna la jeune fille qui achevait un article consacré à un jeune premier du genre bellâtre musclé.

— Il prétend que tu as un regard !

— Tu parles ! Ça me permet de voir sa gueule de goret !

— Je t’en prie ! fit Taride. Si quelqu’un t’entendait et lui rapportait tes paroles, il me retirerait sa clientèle.

« Tu n’aimerais pas faire du cinéma ? » demanda-t-il, un peu surpris.

— Non.

— C’est pourtant le rêve de toutes les jeunes filles !

— Justement.

— Tu as raison, va, dit le publiciste en tapotant la joue d’Eva.

Il regarda sa montre. Il était six heures. La standardiste sortait de son réduit hérissé de fiches, suivie du maquettiste et du comptable.

— Vous ne partez pas, miss Marthe ? demanda Taride à sa secrétaire qui s’attardait, rangeant ses instruments de bureau avec une application exaspérante.

Les truands allaient arriver. Il voulait les recevoir sans autre témoin qu’Eva.

— Oh ! j’ai le temps, dit-elle.

Elle le faisait exprès. Taride la soupçonnait d’avoir écouté la veille, à la porte de son bureau, tandis que le Corse lui révélait son infortune. Elle n’avait pas fait la moindre réflexion, après le départ des crapules. C’était un signe.

Il n’insista pas. Comme il regagnait son bureau, la porte s’ouvrit et Tino Mattei entra, suivi de son pâle compagnon.

Il souleva poliment son feutre.

— M’sieurs-dames !

Il était prudent. L’opération du jour s’avérait plus risquée que les autres. Taride avait eu le temps de réfléchir, de se reprendre. Il pouvait y avoir même un poulet dans les bureaux, prêt à intervenir.

Taride devint grave et lui fît signe d’entrer.

Eva n’avait jamais vu Tino, mais elle l’identifia d’après la description minutieuse que lui en avait fait sa mère.

Pour son beau-père, elle devait feindre de le connaître.

— Tiens, le visiteur du soir, gouailla Eva.

Tino la regarda. C’était un regard qui écœurait à force d’intensité.

— Qu’est-ce qui vous arrive, ma petite demoiselle ? demanda-t-il.

Eva ne répondit pas. Tino entra dans le bureau. Le Dingo venait de s’attarder sur une immense affiche de film tapissant un mur du hall. Lorsqu’il s’arracha à son examen, il ne vit plus le caïd et se mit à galoper pour le rejoindre.

Tino avait choisi le meilleur fauteuil, et il s’y pavanait déjà, le feutre sur le genou…

— Ferme la porte ! intima-t-il au Dingo.

Il trouvait l’attitude de Taride suspecte. Le vieux truand avait des antennes qui l’avertissaient du danger.

— Où en sommes-nous ? demanda-t-il, vous avez le premier versement ?

— Non, dit Taride, et vous n’aurez pas un sou !

Tino resta impavide.

— C’est comme vous voulez, dit-il.

Taride poussa le taquet d’ébonite noire de son magnétophone de bureau.

— Ecoutez ça, dit-il.

Il avait préparé la bande magnétique ; elle se déroula à l’endroit où il l’avait subrepticement déclenchée, la veille.

« C’est à vous que je viens présenter la note… »

À la troisième phrase, vert de rage, Tino fit un geste de la main.

— Ça va, vous pouvez couper, j’ai compris le principe.

Sa voix était si froide qu’on n’y percevait plus l’accent corse.

— Voyez-vous, fit Taride, c’est de la déformation professionnelle. Lorsque j’ai un entretien important, je déclenche mon magnéto au pied. C’est un petit système qui n’est pas breveté, mais qui rend néanmoins de grands services.

Il arrêta l’appareil et, contournant le bureau, ouvrit la porte.

— Eva, fit-il, veux-tu venir un instant ?

Elle entra dans le bureau d’une allure incertaine. Elle appréhendait cette scène inévitable de la confrontation. De cette entrevue allait dépendre le salut de sa mère. Il fallait jouer le jeu jusqu’au bout.

Taride la prit par la main et l’amena devant Mattei.

— Vous avez commis une légère erreur, mon vieux, dit-il. Ce n’est pas ma femme, mais ma belle-fille, que vous avez photographiée…

— Qu’est-ce qu’il débloque ! s’écria le Dingo.

— Ta gueule ! lança Tino.

Le caïd cherchait à comprendre cette confusion. Il regardait attentivement Eva. De toute évidence, il s’agissait de la fille d’Agnès. Son cerveau fonctionnait à toute allure et il avait deux rides profondes en travers du front. Il comprit soudain. Malgré elle, elle lui lança une supplique muette. Toute son âme passait dans cette exhortation pathétique. Tino réfléchit. « Ces deux garces ont chambré mon homme. Comme la photo n’était pas formide, elles lui ont fait croire que c’est à la gosse qu’on a tiré le portrait. »

Il fut sur le point de détromper Taride. Tout compte fait, il se ravisa. À cause de cette nouvelle face de l’affaire, il envisageait une autre exploitation.

Il se leva.

— Bon, n’en parlons plus, dit-il. On s’est mis dedans…

Il cligna de l’œil au Dingo, ahuri.

— Tu vois, mon gars, on a été mal renseignés.

— Filez ! Et que je ne vous revoie plus, gronda Taride. Vous avez de la chance que je ne prévienne pas la police… Cette bande magnétique pourrait vous coûter cher !

— En effet, dit Tino, on a de la chance de tomber sur quelqu’un de compréhensif.

— Je souhaite ne plus entendre parler de vous, dit encore l’homme d’affaires. À votre place, je laisserais tomber ce genre d’industrie.

— Rengainez vos sermons, mon Révérend, fit le truand avec humeur.

Il se planta devant Eva, lui dédia un mauvais sourire, lourd de menaces. Puis il partit, suivi de Dingo, qui trottinait derrière lui comme un chien.


Lorsque les deux truands se retrouvèrent sur l’avenue George-V, ils se regardèrent.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda le Dingo auquel il fallait toujours expliquer les instants délicats qu’il venait de vivre.

— Un drôle de micmac, repartit Mattei.

— Raconte…

— La femme à Taride a fait croire à son Jules que c’était sa fille qui se farcissait le petit cavillon.

— Il l’a cru ?

— Les hommes sont pommes !

— Et la fille, qu’est-ce qu’elle dit de ça ?

— Elle dit « amen », répondit Tino.

— Pourquoi qu’on n’a pas cassé la cabane ? interrogea le Dingo d’un ton lourd de regrets.

— Ç’aurait servi à rien ; ce Taride est pigeon avec les nanas, mais il reste duraille à manœuvrer.

— En somme, on est marron ?

— Pas encore, affirma le caïd, j’ai pas l’habitude de marner pour la peau.

Ils descendirent les Champs-Elysées sous la pluie. Les terrasses couvertes étaient bondées et des crieurs de journaux s’égosillaient à annoncer une menace de crue de la Seine et de ses affluents.

— Qu’est-ce que tu comptes faire ?

Le Corse n’en savait encore rien. Il aurait dû être furieux, mais il se sentait devenir curieusement euphorique.

Il mit la main sur le bras de Dingo.

— Tout ce que je peux te dire, annonça-t-il, c’est que je ferai quelque chose !

35

Il eut la même phrase que l’après-midi, lorsqu’il avait ouvert les yeux après le départ de Taride et de sa belle-fille.

— Je suis guéri.

Mais cette fois on pouvait accorder quelque crédit à cette affirmation, car son visage reprenait vie. Les cernes de ses yeux étaient moins profonds et son teint perdait ses reflets verdâtres.

Le Notaire poussa un grand soupir de contentement.

— Jeanne ! appela-t-il.

La jeune fille préparait un repas frugal dans la cuisine. Elle parut dans l’encadrement de la porte, un petit tablier bleu noué à la taille.

— Vous voyez ! dit Valmy en montrant Hervé.

Elle s’avança, émue par ce retour à l’existence, plus qu’elle ne l’avait jamais été au cours de sa jeune carrière d’infirmière.

— Comment vous sentez-vous ? demanda-t-elle.

Hervé remua la tête pour signifier qu’il allait mieux.

— Je vous reconnais, soupira-t-il ; vous êtes la jeune infirmière…

— Ne vous agitez pas !

Il sortit avec effort ses bras de sous les draps. C’était son premier mouvement, son premier geste qui le faisait renouer avec l’avenir. Il tendait de nouveau ses mains brûlantes à la ronde des vivants.

Jeanne lui prépara une potion qu’il but sans effort. La jeune fille retourna à la cuisine. Il guettait ce départ, car il avait besoin de se retrouver seul avec Valmy.

— Où suis-je ? demanda-t-il en contemplant la chambre vieillotte des parents de Jeanne.

— Chez la petite, dit le Notaire.

— Pourquoi ?

— Il fallait vous soigner, non ?

Il n’insista pas. Valmy s’exprimait sur un ton bourra, mais où perçaient des inflexions presque tendres.

— J’ai rêvé que j’étais empoisonné, dit Hervé.

— Vous ne l’avez pas rêvé, c’est moi qui vous l’ai appris.

Le garçon réfléchit, les sourcils froncés. Ses mains amaigries pétrissaient le drap, nerveusement.

— C’est vrai, je crois me le rappeler… C’est Agnès, n’est-ce pas ?

— C’est Agnès !

— C’est pour cela qu’elle pleurait, dans le salon de thé, lorsque je suis revenu du téléphone… Elle me pleurait !

— Peut-être, admit le Notaire. Agnès a toujours su pleurer le maximum de souvenirs avec le minimum de larmes…

— Elle m’a empoisonné, répéta Hervé.

Cette idée ne l’effrayait pas. Maintenant qu’il se sentait hors d’affaire, il trouvait à la chose un certain romantisme auquel il était sensible.

— Je me demande bien pourquoi, fit-il brusquement.

— Oh ! les raisons ne sont jamais bien loin de ses actes. Vous deviez représenter un danger pour elle !

— C’est juste… Des hommes voulaient la faire chanter… Elle refusait de payer… Moi j’avais peur, je l’ai menacée de tout dire à son mari si…

— Eh bien ! ne cherchez pas plus loin.

— C’est de la folie ! fit Hervé. Elle risquait l’échafaud !

— Mais non. Elle a utilisé un poison impossible à identifier, car il est assimilé par l’organisme…

— Alors, comment avez-vous su ?

— Mettons que mon petit doigt m’ait prévenu !

Hervé détailla le Notaire.

— Vous êtes un drôle de bonhomme, fit-il.

— C’est bien embarrassant d’ailleurs, fit Valmy.

Il se pencha en avant. Son regard indéfinissable plongeait dans le cœur d’Hervé. Il voulait fuir ces yeux immobiles, mais une force magnétique l’empêchait de détourner la tête.

— Vous m’avez dit qu’elle voulait ma mort à cause de l’argent, chuchota Valmy. De quel argent s’agit-il ?

— L’assurance !

Le Notaire se massa le menton, perplexe.

— Quelle assurance ?

— Vous êtes le parrain de sa fille, n’est-ce pas ? Vous aviez souscrit une importante assurance vie au profit de l’enfant ?

— Peut-être… Oui, je crois me souvenir, mais tout cela est si loin !

— Agnès a continué à payer les primes de cette assurance, après votre disparition. Elle l’a même fait augmenter en votre nom… Maintenant le montant est de vingt millions.

— Très intéressant, fit Valmy, après ?

— Ces vingt millions devaient aller à la jeune fille si vous décédiez après qu’elle aurait eu atteint dix-huit ans. Si vous mouriez avant, ils allaient à la mère…

— Oui, oui, oui…

On aurait dit que le Notaire avait un masque sur le visage. Il ressemblait à ces sculptures représentant la tragédie.

— Je vous fais du mal, n’est-ce pas ? soupira Hervé.

— Même pas, affirma Valmy. Ainsi, Agnès a voulu faire le nécessaire pour toucher l’argent avant que sa fille ait dix-huit ans ?

— Oui. Pendant des jours et des jours elle m’a planté cette idée dans le crâne. Je vous tuais et elle avait l’argent. Elle quittait alors son mari pour s’enfuir avec moi. Nous devions aller en Espagne… Je… J’étais fou d’elle ! Elle me persuadait que votre mort était sans importance, que, moralement, elle s’était déjà produite…

Il ferma les yeux. Deux larmes pénibles filtrèrent de ses paupières closes.

— Pour moi, c’était un être exceptionnel…

Il rouvrit les yeux, eut un hoquet étouffé, et avança la main vers le Notaire.

— Je suis un misérable ! Une loque ! Mais vous ne pouviez pas savoir combien j’ai été heureux en apprenant que vous viviez ! Je me moquais de la déception d’Agnès !… J’ai prié ! Je vous jure que j’ai prié !

— Comment m’avait-elle retrouvé ? coupa Valmy.

— Je ne sais pas. Un jour, nous étions en voiture. Elle s’est arrêtée devant un café de Saint-Ouen où vous buviez. Elle vous a désigné à moi à travers les vitres en me disant : « Tu vois, ce clochard, c’était quelqu’un de bien autrefois. Il était le parrain de ma fille. S’il mourait, je toucherais vingt millions… » Voilà comment tout a commencé !

Il y eut un silence, puis la voix de Jeanne s’éleva dans la pièce voisine. Elle fredonnait une vieille chanson de marin. Elle chantait juste et on la devinait heureuse.

— C’est tout ! dit Hervé… Après, ces hommes sont venus chez moi pour me demander de l’argent pour compenser, disaient-ils, le mal que je vous avais fait…

Comme le Notaire ne parlait pas, il questionna :

— À votre tour, j’aimerais que vous me disiez…

— Quoi ? trancha Valmy.

— Simplement pourquoi vous êtes devenu clochard…

— Simplement ! ironisa Valmy… C’est bigrement compliqué, au contraire…

— Vous ne voulez pas m’expliquer ?

Le Notaire se leva. Il gagna la croisée, regarda par les jours du rideau. Cette fenêtre, comme celle où il se postait d’ordinaire, donnait sur la rue. Il aperçut Ficelle, dans le café. Il ne quittait presque plus rétablissement maintenant.

— Ça ne s’est pas fait du jour au lendemain, soupira Valmy.

Il devinait le visage blafard de Ficelle tourné vers l’immeuble. La longue patience de l’homme au grand nez défiait l’entendement. Qu’espérait-il donc ? Valmy ne pensait pas que ce fût de l’argent, car il connaissait le désintéressement de ce chien fidèle… C’était plus décourageant encore que si une basse question matérielle eût animé Ficelle. Jeanne venait d’entrer et, apercevant son protégé immobile devant la croisée, ne soufflait mot.

— Je crois que tout a débuté lors d’un voyage que j’ai fait aux Etats-Unis après la guerre, dit Valmy… Un jour, en traversant la Louisiane, j’ai vu un vieux Noir assis dans un fauteuil à bascule, devant sa case minable. Il habitait une espèce de bidonville écrasé par le soleil. Je n’ai jamais vu une expression plus sereine que la sienne sur le visage d’un homme vivant.

« Je l’ai envié. J’ai rêvé d’accéder, moi aussi, à ce dépouillement total… Et puis, lorsque je suis rentré en France, il s’est produit dans ma vie quelque chose de très, très important !

« Alors je me suis mis à boire, pas tellement pour oublier, mais pour affaiblir ma volonté, pour détruire ce qui faisait de moi un homme du monde… Je pensais au vieux nègre de Louisiane, dans son fauteuil, avec sa barbe blanche et son air de bon Dieu noir… »

Il se retourna, aperçut Jeanne.

— Vous étiez là, ma petite ?

Elle lui souriait tendrement.

— Oui, mais voilà, reprit Valmy… Nous ne sommes pas en Louisiane, et je ne suis pas un nègre !

Il frappa son poing dans la paume de sa main ouverte, comme le fait un boxeur expliquant un coup imparable.

— Je suis M. Lucien Valmy ! Que dis-je ! Maître Lucien Valmy, avocat à la Cour, et il a fallu me faire entrer cette vérité dans le crâne à coup de matraque !

Il était rouge d’excitation.

— Eh bien, nous allons voir ! s’écria-t-il… Nous allons voir ! » Il lut l’inquiétude dans les yeux de l’infirmière. Il s’approcha d’elle, souriant. « Jeanne, fit-il, vous aviez raison… Tout recommence ! »

36

Agnès venait de passer la plus mauvaise journée de sa vie. Folle d’anxiété, elle n’avait pas quitté l’appartement. Chaque bruit la faisait sursauter, et son cœur bondissait lorsque éclatait la sonnerie du téléphone.

Eva entra au salon avant de passer par sa chambre comme elle avait coutume de le faire.

— Henri est avec toi ? demanda Agnès.

— Il rentre la voiture, fit Eva en se laissant choir près de sa mère, sur le canapé.

— Alors ?

— Tu peux croire que j’ai eu chaud…

— Raconte…

— Primo, ce matin, visite à ton gigolo…

— Hein !

— Tu vois, je prends les événements dans l’ordre chronologique !

Agnès bredouilla :

— Vous… vous l’avez vu ?

— Nous, oui ; mais pas lui, car il est dans un triste état ; intoxication, prétend le bonhomme qui le soigne… Mais Henri pense qu’il a voulu se suicider…

Puis Eva ricana en regardant sa mère :

Tel que je le connais, ça me paraît tout à fait dans son personnage.

— Comment, tel que tu le connais ! s’écria Mme Taride.

— Figure-toi que nous nous sommes rencontrés une nuit dans une boîte de Saint-Germain… Nous avons même flirté ensemble… Oh ! un flirt du genre morbide : il m’a raconté qu’il venait de tuer quelqu’un !

Agnès en eut la respiration coupée.

« Pourvu qu’il meure, songea-t-elle. C’est une calamité que ce garçon ; quelle folie j’ai faite en me fiant à lui ! »

Voyant que sa mère ne disait rien, Eva questionna :

— Tu le savais, toi, que c’était un assassin ?

— Ridicule ! C’est un chimérique…

— Tu crois ?

— Oui.

— C’est curieux que tu aies pris pour amant un garçon pareil ! Tu es tellement positive et c’est un être tellement flou.

Elle secoua les épaules.

— Il est vrai que les extrêmes s’attirent.

— Quelqu’un le soigne, dis-tu ? trancha Agnès.

— Oui. Un curieux type, bourru comme pas un, qui nous a presque fichus dehors…

Agnès écoutait à peine. Comment se faisait-il qu’Hervé vécût encore ! Elle était braquée sur cette terrifiante question. Lorsque son mari et sa fille lui avaient rendu visite, cela faisait environ trente-six heures qu’il avait absorbé le poison.

Il aurait dû… Il aurait dû être mort.

Elle demanda, d’une voix pâle :

— Il était très malade, dis-tu ?

— Je ne veux pas t’affoler, mais il se trouvait dans le coma.

Et elle lui retourna la remarque que Taride lui avait adressée en sortant de chez Hervé Vosges.

— Ça ne paraît pas tellement t’affecter…

— Je suis abasourdie, ma chérie…

— Tu devrais peut-être aller le voir ?

— Oh ! non, non ! Je pense aux autres… Maintenant, qu’il vive ou qu’il meure, c’est fini entre nous, lâcha farouchement Agnès.

Eva frémit.

— Comme tu es cynique !

— Je suis prudente. Ce garçon n’a été qu’un caprice, qu’une faiblesse… Le démon de la quarantaine, ma pauvre choute…

— Tandis qu’Henri, c’est ta force et ta raison ?

— Exactement !

Un coup de sonnette caractéristique annonça l’arrivée de Taride.

— Et les gangsters ? questionna vivement Agnès, sont-ils venus au rendez-vous ?

— Oui. Apparemment, tout a bien marché… Henri leur en a imposé. Lorsqu’il a parlé de la méprise me concernant, ils n’ont pas protesté. Mais je peux te dire que le plus âgé des deux m’a lancé un drôle de regard…

Taride entra, radieux.

— Eva vous a dit ? demanda-t-il en embrassant sa femme.

— Oui. Il paraît que vous avez rivé leur clou à ces voyous ?

— Et comment ! Je peux vous assurer qu’ils nous laisseront désormais en paix…

Agnès vit la grimace sceptique que lui adressait Eva dans le dos de Taride.

Cette mimique pessimiste ne troubla pas sa sérénité retrouvée. Elle avait gagné le match difficile de cette journée, et ne voulait pas penser à l’avenir.

— Vous savez la nouvelle ? exulta Henri…

— Ne me l’apprenez que si elle est bonne, plaisanta Agnès.

— J’ai une nouvelle employée…

— Ah oui ?

Il désigna Eva.

— Cette jeune personne ! Elle vient mettre un peu d’ordre dans les press-books de ma secrétaire.

— Laquelle me fait une gueule à tout casser, renchérit Eva. Cette demoiselle Marthe est jalouse. Je parie qu’elle t’aime en secret, Henri.

— Je l’espère bien, dit Taride… Toutes les vieilles filles aiment leur patron.

Il secoua la tête d’Eva.

— Vous savez qu’on la sollicite pour le cinéma ! reprit-il. D’après Stephan, elle aurait un regard…

Agnès les considéra avec gravité.

— C’est vrai ?

— Tout ce qu’il y a de plus authentique…

— Et ça ne te tente pas ? demanda-t-elle à sa fille.

— Pas le moins du monde ! D’ailleurs, ce serait impossible, tout à fait impossible. Je me trouble déjà lorsque je me sais regardée ; alors tu parles, devant l’œil d’une caméra !

— Tu devrais essayer tout de même, conseilla Agnès. On ne sait jamais…

— Rien à faire ! trancha Eva… Je vais me changer… On dîne bientôt ? Les émotions, ça me creuse !


La soirée fut gaie, comme toutes les soirées consacrant la fin d’une ère troublée. Chacun des trois habitants du boulevard Maurice-Barrès se sentait délivré d’un gros poids. Ce qui réjouissait Taride, c’était cette orientation nouvelle donnée à la vie d’Eva. S’il pouvait la garder près de lui, au bureau, il allait être heureux. Elle avait submergé son existence, comme une vague qu’on n’a pas vue arriver. Henri se demandait maintenant si, en portant un véritable culte à Agnès, ce n’était pas inconsciemment sa fille qu’il chérissait.

Le lendemain, Agnès quitta l’appartement peu après les siens. Elle voulait récupérer sa journée crispée de la veille, se donner un peu d’exercice… Elle hésita sur son emploi du temps. Elle était tentée d’aller chez Hervé, mais la prudence la retint. Elle se contenta de téléphoner. La sonnerie d’appel résonna longtemps et personne ne décrocha. Elle en augura que Vosges était mort dans la soirée précédente. Cela lui fit un peu de peine et la soulagea beaucoup.

En femme d’action, elle savait s’arracher aux ronces du passé. Ainsi que l’avait résumé le Notaire : elle versait toujours le minimum de larmes…

Ses amours perdues étaient bien perdues. Elle possédait assez de force de caractère pour accepter.

Elle avait supprimé son jeune amant, comme on sacrifie un arbre malade.

Désormais, une seule préoccupation la hantait : supprimer Valmy avant onze mois.

Agnès prit sa voiture et se dirigea vers la piscine Deligny. Elle aimait cette rumeur caractéristique des piscines, ces cris auxquels l’eau donnait un écho bizarre. Elle aimait les corps bronzés des jeunes gens, les maillots extravagants des filles, les plongeons, la lumière verdâtre.

Elle trouva par miracle une place au parking du quai. Dix minutes plus tard, moulée dans un splendide maillot noir à parements blancs, elle sortit d’une cabine et s’approcha du grand bassin. Un homme la regardait, assis dans un transatlantique de toile bleue. Il la regardait et l’admirait. La jeune femme ressemblait à une divinité maléfique. Ce surprenant maillot de bain, un peu funèbre, accentuait ses formes et définissait son côté vénéneux.

Elle gagna le tremplin, joignit ses mains au-dessus de sa tête coiffée d’un bonnet de caoutchouc blanc et plongea impeccablement dans l’onde couleur d’émeraude.

Elle parut s’engloutir. L’homme crut qu’elle ne réapparaîtrait jamais ; mais elle émergea, dix mètres plus loin, et acheva la traversée du bassin.

Il la vit monter l’échelle, s’ébrouer sur le tapis de corde et retourner au plongeoir. Lorsqu’elle marchait, son buste semblait rester immobile ; ses hanches bien faites, seules, accusaient un léger mouvement ondulatoire. Ses cuisses longues, aux muscles durs, firent frémir son admirateur. Lorsqu’elle arriva à sa hauteur, il murmura :

— Vous êtes une vraie sirène, madame Taride !

Agnès tourna la tête et reconnut son maître chanteur.

Ce jour-là, Tino portait un complet de gabardine bleu pétrole et une chemise jaune paille ; il ressemblait à une réclame pour le Pernod.

— Comment osez-vous, commença Agnès, indignée.

— Mollo, dit le Corse, j’ai payé mon entrée comme vous !

— Vous m’avez suivie ?

— En voilà une idée !

Des petites rides se formaient autour de ses yeux. Et pourtant il ne riait pas, son regard restait dur et méchant.

— Que me voulez-vous ? demanda Agnès…

— Moi ? Rien…

Il croisa ses mains derrière sa nuque, se vautra dans la chaise de toile et s’abîma dans la contemplation des marronniers dont les frondaisons dépassaient les montants de la péniche. Agnès hésita, puis retourna au plongeoir, les dents serrées, marchant d’un pas feutré et félin. Elle gravit l’échelon du tremplin, s’appliquant à ne pas regarder en direction du Corse. Sa seule arme, c’était l’indifférence. Elle devait se comporter comme si l’autre n’avait pas été là, comme s’il n’affectait aucunement sa tranquillité. Elle plongea encore, parcourut le même périple que précédemment. Mais lorsqu’elle repassa devant le fauteuil du caïd elle s’aperçut que le siège était vide.

Elle resta encore un moment à Deligny, plongeant, nageant, tout en surveillant la foule sans qu’il y paraisse ; nulle part elle ne revit Tino. Il avait dû repartir après l’avoir effrayée. Que mijotait-il donc, ce type brun aux yeux de glace ? Les loups ne lâchent pas souvent leur proie…

Lorsqu’elle fut certaine qu’il ne se trouvait plus dans la piscine, elle passa sous la douche, puis courut à sa cabine, pour se rhabiller. Ruisselante, elle entrouvrit la porte : Tino était assis sur la tablette du réduit, une cigarette aux lèvres. Elle réprima une exclamation, voulut se rejeter en arrière, mais la main preste du Corse venait de lui saisir le bras et l’attirait à l’intérieur.

— N’aie pas peur, ma belle, fit Tino, je te veux pas de mal…

Agnès eut peur du scandale. Elle entra, tira la porte à elle.

D’un doigt négligent, Tino mit le verrou.

— On est mieux ici pour causer, chuchota-t-il. Ça manque un peu de confort, mais lorsqu’on s’entend, moins on a de place, mieux ça vaut !

— Sortez immédiatement ! fit Agnès à voix basse.

L’homme respirait sur ses épaules nues. Elle frissonna. Ce contact de mâle puissant la chavirait un peu… Et puis il y avait sa quasi-nudité, l’exiguïté de la cabine, la pénombre…

Le rayon de lumière en forme de trèfle éclairait une partie du visage de Mattei. Elle ne distinguait que son œil gauche.

— Sortez ! répéta-t-elle.

Il rit et la prit par la taille…

— Vous m’entendez ! s’obstina Agnès.

La situation était incohérente. Ce voyou qui l’enlaçait dans ce réduit, ces chuchotements, son corps à elle, ruisselant d’eau… Et le brouhaha ambiant, en fond sonore… Les gifles fluides que faisaient les corps des plongeurs…

Elle gémit :

— Lâchez-moi… Je vous en supplie !

— Ta gueule, dit Tino..

De sa main libre il saisit une bride du maillot et tira. Cela produisit un bruit d’étoffe déchirée. Il fit sauter l’autre bride avec la même facilité…

— Vous êtes fou ! balbutia Agnès à l’oreille de son tourmenteur.

— Ta gueule ! répéta le Corse.

Elle avait envie de crier, de rage et de plaisir. La main avide de l’homme la pétrissait durement : il massa ses seins dressés, suivit lentement la courbe des hanches, puis eut une audace brutale qui fit gémir Agnès.

— Ecoute, murmura le Corse, je m’en suis ressenti pour toi sitôt que je t’ai vue… Alors, je passe sur le fric, à condition que tu fasses pas ta bêcheuse… Si hier j’ai laissé ton cornard mordre à tes vannes, c’est pour te prouver que je t’ai à la chouette. Maintenant, faut que tu me paies… T’entends, madame Taride ? Faut que tu me paies !

Il écrasa ses rudes lèvres sur celles d’Agnès. Elle n’avait jamais connu amant plus ardent que ce truand. Il exagérait sa brutalité, lui faisait mal ; un mal qui se muait aussitôt en un ineffable plaisir pour cette femme passionnée.

Tino la renversa contre la cloison. Il finit d’arracher son maillot de bain et la prit violemment en lui mordant la bouche jusqu’au sang.

37

Le directeur de la Léman Company, assurance suisse, ayant un siège dans toutes les grandes capitales, regarda son interlocuteur à travers des lunettes semblables à des hublots.

Il était presque chauve, avec une dernière mèche sans couleur collée sur le dessus de son crâne plat et il parlait minutieusement, après avoir contrôlé chaque mot.

— D’après les clauses de votre contrat, monsieur Valmy, déclara-t-il en tapotant le dossier étalé devant lui, il n’est pas prévu de remboursement fractionné du capital versé. Il vous reste à payer les primes durant encore quatorze ans ; ensuite de quoi, après un délai de cinq ans, vous toucherez si vous êtes toujours vivant, ce que je souhaite…

« Formule toute faite, songea Lucien. Les assureurs ne baratinent qu’au cliché ! »

Il écoutait discourir son interlocuteur d’une oreille distraite.

Tout cela, c’était du boniment professionnel. Il fallait laisser l’autre se vider de son charabia. Il prit une pose commode et fixa la main constellée de taches de rousseur du directeur, pour lui donner à croire qu’il méditait.

Cette main semblait posséder une vie autonome. Elle était épaisse, monstrueuse.

Il y eut un silence. Valmy releva le menton. Derrière ses verres ronds, l’assureur semblait attendre des réactions de son client. Valmy réprima un bâillement.

— Je comprends fort bien votre point de vue, monsieur le directeur. Mais le mien est encore plus catégorique que le vôtre… Jusqu’ici, votre compagnie a reçu de moi, d’après le total que vous venez d’établir, neuf millions huit cent mille francs de prime. Je vous demande l’annulation de mon contrat contre une somme de six millions. Vous gagnez donc trois millions six cent mille francs. Si vous refusez, je mets fin à mes jours dans la semaine qui vient. Le suicide n’étant pas exclu du contrat, vous perdez donc dix millions deux cent mille francs…

Il venait d’énoncer cela d’un ton détaché, comme s’il s’agissait de la chose la plus banale qu’on puisse imaginer.

— Vous suicider ! sourit le directeur… Allons donc !

— Voulez-vous relever le pari ? demanda froidement Valmy.

L’autre posa ses lunettes qui le faisaient ressembler à un batracien. Ses yeux devinrent minuscules et larmoyants. Il prit dans la poche supérieure de son veston une petite peau de chamois dentelée et astiqua ses verres.

— Pourquoi vous suicideriez-vous ? demanda-t-il.

Valmy sourit.

— Je vous répondrai par une parole de Sartre :

« Aucun existant ne peut justifier l’existence d’un autre existant ! »

— Mais ce serait de la folie pure, cher monsieur, protesta l’autre, dérouté par le langage de son interlocuteur.

— La folie n’est pas une clause de caducité du contrat, objecta Valmy.

Il se leva.

— Je vois que vous êtes réticent et pas convaincu, monsieur le directeur. Restons-en là et attendons l’avenir…

C’était la meilleure attitude à adopter, celle qui pouvait avoir le plus d’effet sur le directeur de la Léman Company. Dans sa carrière d’assureur, le digne personnage avait eu l’occasion de croiser bien des fous. Il ne douta plus un instant que son client en fût un et qu’il mît son funeste projet à exécution par pure bravade.

— Attendez, attendez, voyons ! se lamenta l’assureur.

Valmy se rassit.

— Je trouve très déraisonnables vos… vos intentions…

— Là n’est pas la question, assura posément le Notaire.

— Jusqu’ici vous avez payé régulièrement vos primes ; sans nul doute elles ont pris place dans votre budget et ne sont pas gênantes pour votre trésorerie…

Valmy sourit dans sa barbe. On lui parlait de son budget, de sa trésorerie… À lui qui n’avait en poche que la monnaie du billet de mille francs que Jeanne avait à toutes forces voulu lui donner.

— Monsieur le directeur, permettez-moi de vous dire que malgré votre talent oratoire, vous ne réussirez pas à me convaincre… Je n’attends plus de vous qu’un tout petit mot de trois lettres ; oui ou non !

— Eh bien ! puisque vous y tenez tellement, je vais essayer d’arranger cela, céda l’assureur. Seulement, je dois en référer à mon siège…

— Je suis très pressé !

— Laissez-moi au moins quelques jours.

— Non, trancha Valmy, quelques heures au plus, et avec votre permission, je les passerai dans votre salle d’attente, puisqu’elle est faite pour ça. J’ai d’ailleurs remarqué en attendant d’être reçu des revues fort intéressantes…

— Je n’ai jamais vu un client comme vous, dit sincèrement le directeur.


Lorsque Valmy quitta le siège de la Léman Company, il était lesté d’un chèque de six millions de francs. Il descendit la rue La Fayette en souriant d’aise. Ce retournement de condition lui paraissait fabuleux, et le bon tour qu’il venait de jouer à Agnès le ravissait. Pendant des années elle avait édifié son sale coup ; elle avait payé les primes en temps utile, demandé le rajustement de la police… Pour cela elle avait fait un faux ! Et c’était lui qui, par un heureux coup de dés, retirait les marrons du feu.

Valmy se disait que si, une nuit, Hervé Vosges ne s’était pas embusqué dans son impasse, grelottant de frousse, pour lui cogner sur la tête avec un morceau de ferraille, jamais tout cela ne se serait produit.

Son avant-dernière opération financière se montait à cent cinquante francs, soit la vente de trois robinets volés à la S.N.C.F. !

— Je suis en net progrès, se dit Valmy.

Il marchait d’une allure molle d’homme comblé. De temps à autre, il portait la main à sa poche pour entendre craquer le petit rectangle de papier rose. Il se dit brusquement que, pour toucher son argent, il devait se faire ouvrir un compte bancaire. Il entra dans une agence du Comptoir National d’Escompte. C’était celle sur laquelle le chèque était tiré précisément. Cela simplifia les formalités et il put ainsi retirer immédiatement de l’argent. Il prit cent mille francs et donna l’adresse de Jeanne, afin de s’y faire adresser le chéquier qu’on devait lui préparer… La vie était belle décidément !

Comme il sortait de la banque, quelqu’un se jeta dans ses jambes. Il recula et fronça les sourcils en reconnaissant Ficelle. Il savait bien que la rencontre était inévitable un jour ou l’autre et que l’obstination du petit homme en noir l’emporterait. Mais ces retrouvailles lui parurent intempestives et gâchèrent sa joie.

La figure extasiée de Ficelle atténua sa maussaderie. Le clochard semblait transporté d’un rare bonheur en voyant son ami.

— C’est pas dommage, dit-il en agitant le bras de Valmy comme un levier de pompe… On peut dire que ça fait un bout de temps que je te cherche !

Il fit un pas en arrière pour avoir une vue d’ensemble de son ancien compagnon de beuverie.

— On a du mal à te reconnaître ! affirma-t-il. Un vrai seigneur, ma parole ! Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

Valmy ne pouvait plus couper aux explications.

— Viens, fit-il en pénétrant dans un café proche.

C’était la première fois, depuis sa sortie de l’hôpital, qu’il entrait dans un bistrot. Il avait pensé que cette reprise de contact s’effectuerait autrement… Il posa la main sur le comptoir d’étain, huma les senteurs et resta silencieux, à guetter des impressions perdues…

— Deux rosés ! fit son compagnon.

— Non, rectifia Valmy, un rosé et une eau minérale… Le barman louchait sur l’étrange couple.

Ficelle regarda, muet de réprobation, le garçon déposer un quart Perrier devant son compagnon. Cette petite bouteille en forme de quille le bouleversait davantage que le beau complet de Valmy.

— Eh bien ! nom d’un chien, soupira-t-il, qui qui m’aurait dit ça… T’es malade ?

— Oui, fit le Notaire. Je suis malade…

— Raconte tout. Comment ça se fait qu’on n’a plus pu te voir à l’hosto ?

Valmy haussa les épaules. Il but son verre d’eau. Les bulles pétillantes lui picotèrent la langue. Il n’avait pas envie d’expliquer ; c’était trop long, trop difficile avec Ficelle. Ils parlaient, chacun d’un côté d’une frontière, deux langues tellement différentes désormais.

— Ecoute, Ficelle…

L’autre sentait le rance, l’urine… Jamais Valmy ne s’en était rendu compte autrefois. Et Ficelle avait le bord des yeux rouges, marqués d’humeur dans les coins.

— Ecoute, Ficelle, je ne peux pas t’expliquer… Avant d’être clodo, j’appartenais à un monde… comment te dire…

Le silence ressemblait à un sanglot. Il y avait un noir chagrin avec leur entrevue. Ils ressentaient cela différemment, mais avec la même intensité.

— T’es sûr qu’un petit rouge te ferait du mal ? demanda doucement Ficelle qui cherchait une thérapeutique efficace.

— Il me tuerait ! affirma Valmy.

« Je voulais te dire qu’à l’hosto je me suis retrouvé, comme avant… »

— Bref, t’as laissé choir la cloche ?

— Ce n’est pas ma faute !

— Dans le fond, reconnut Ficelle, t’as jamais été vraiment des nôtres…

— Tu le crois ?

— Parole ! On s’en apercevait bien tous… Même Coco !

— Ne me parle pas d’elle, ça me dégoûte !

Ficelle se rembrunit, car il avait horreur de l’injustice.

— T’as tort, fit-il. T’as tort, Notaire… Cette femme, d’accord, elle est pas laubée, mais elle t’a dans la peau. Depuis que t’as disparu, elle se ronge de chagrin comme tu peux pas savoir…

— Je te dis de ne plus me parler d’elle. Quand tu la verras, tu lui diras…

— Je lui dirai quoi ? interrogea l’homme au grand nez.

— Que je suis mort ! conclut Valmy… Et dans un sens, vois-tu, c’est la vérité. Je suis mort pour elle… Mort pour vous… Ç’a été un passage parmi vous, tu comprends ? Rien qu’un passage…

Le sensible petit bonhomme essuya ses yeux embués.

— Parle pas comme ça, Notaire, ça me fait trop triste… Je t’aimais bien. Je sentais que t’étais pas heureux, que t’avais dans le fond du placard un mal tout pourri qui pouvait pas guérir. Même quand t’étais blindé, Notaire, même quand tu déconnais, t’avais quelque chose sur la frime qui me serrait le cœur.

Il loucha sur son verre vide.

— Tu permets que j’en reprenne un ?

— Je t’en prie…

Ficelle fit emplir son verre. Devant ce comptoir, il ressemblait à un pingouin mité.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de chantage ? questionna le Notaire.

— Ah ! M’en parle pas… Quand j’ai retrouvé la piste du petit fumier qui t’as estourbi, j’ai pensé qu’on devait le passer à la purge. Tout seul, censément, je pouvais rien faire… J’ai dit à Tontaine de m’envoyer son frangin en renfort… Mais Tino, tu le connais : il a des dents d’ogre… Il s’est démerdé pour apprendre que le mecton se faisait financer par une dame de la haute et il a dit comme ça…

— Je sais ! Aussi je vais te charger d’une commission, coupa Valmy. Tu vas aller trouver Tino de ma part et lui dire qu’il laisse tomber. Je ne veux pas qu’on me venge, je suis assez grand pour ça… Et si on touchait un cheveu du petit Vosges, on aurait affaire à moi !

— Ce que t’as l’air mauvais ! remarqua Ficelle.

La figure du Notaire s’apaisa.

— Tu lui diras ?

— Je lui dirai, promit Ficelle.

— Bon.

Valmy sortit de sa poche la liasse de billets de dix mille francs tout neufs qu’il venait de retirer. Il éplucha deux coupures et les tendit à Ficelle hypnotisé.

— Un pour toi, un pour Coco… Ça vous fait des cuites en perspective, non ?

— Mais qu’est-ce qui t’est donc arrivé, Notaire ! pleurnicha Ficelle, ensorcelé par la vue de tout cet argent.

Valmy remisa la liasse.

— Cherche pas à comprendre, je te dis… Quand on veut comprendre les mystères, on est toujours déçu !

Ficelle ramassa les deux billets.

— T’es en ménage avec ton infirmière, hein ? dit-il en clignant de l’œil… La Jolie s’en est doutée tout de suite. Elle m’a dit que la môme t’avait au béguin…

— Je vis en effet chez elle, convint Valmy… Mais il n’y a rien entre nous…

— Pourquoi que tu me mens ! Si une fille t’emmène chez elle, c’est pas pour racler les parquets, non ? Avec ta belle gueule triste, c’était fatal que tu fasses des ravages…

Le Notaire posa sa main sur l’épaule de son ancien camarade.

— C’est pour ça qu’il faut nous foutre la paix, tu saisis ?

— Eh bien bonne chance, dit tristement Ficelle. Si des fois tu pouvais être heureux, ça serait pas volé.

Il sortit du café, le dos rond, après avoir pressé la main du Notaire.

Dans le taxi qui le ramenait rue du Chemin-Vert, Valmy songeait qu’en définitive cette confrontation tant redoutée avec Ficelle s’avérait profitable. Elle achevait d’éclaircir la situation. C’était le jour des mises au point décidément.

Qu’allait-il faire de cet argent ?

Si Jeanne voulait, il partirait avec elle, loin de Paris, lorsqu’il aurait accompli la mission qu’il s’était fixée. Ils iraient dans un pays de soleil et d’air pur. Six millions, ce n’était pas la fortune, mais c’était suffisant pour entreprendre quelque chose…

Il ressentait pour Jeanne un sentiment prudent et confortable… Aucun tourment charnel, si ce n’était cet émoi discret dans lequel le plongeait la chambre de la jeune fille, n’altérait sa quiétude.

Il fit arrêter le taxi devant la boutique d’un fleuriste, boulevard Magenta ; il acheta une magnifique corbeille d’arums. Il jugea que des fleurs ne suffisaient pas à témoigner sa reconnaissance à son infirmière… Tout près du fleuriste se trouvait un bijoutier. Valmy choisit une montre en or, assez modeste, vu le peu de liquide dont il disposait. En logeant la corbeille dans la cage biscornue de l’ascenseur, il avait l’âme en fête…

Parvenu sur le palier de Jeanne Huvet, il tira de sa poche le trousseau de clés qu’elle lui avait remis.

Il pénétra dans l’appartement et installa la corbeille d’arums sur une console… Puis il se dirigea vers la pièce du fond, où Hervé achevait de se rétablir.

Il ouvrit la porte sans bruit, pour le cas où le jeune homme dormirait. Mais Hervé ne dormait pas. Jeanne se trouvait à son chevet, assise sur le bord du lit. Les deux jeunes gens se tenaient par la main et se regardaient tendrement.

Valmy sourit à sa solitude retrouvée.

— Eh bien ! les amoureux, dit-il… Je vous y prends !

38

— Qui est-ce ? demanda Eva…

Agnès venait de reposer l’écouteur sur sa fourche et considérait l’appareil téléphonique comme si c’eût été le visage de son interlocuteur.

Elle haussa les épaules pour éviter de répondre.

— Ton petit ami ? demanda la jeune fille, bien décidée à savoir.

— Non, soupira Agnès.

Elle gagna la salle de bains, mais sa fille la suivit.

— Tu sais, fit-elle, je suis retournée chez Hervé Vosges.

Cette fois, Agnès accusa le coup.

— Ah oui ?

— Ça te choque ?

— Un peu. Tu m’avais promis…

— Que veux-tu, je l’avais vu si mal en point, je voulais savoir comment il allait.

— Et alors ? demanda Agnès.

— Alors rien… Des voisins m’ont appris qu’on l’avait emmené en ambulance…

— Où ?

— Il y avait écrit Beaujon sur la voiture. J’ai téléphoné à cet hôpital, il y est inconnu. Tu ne trouves pas ça bizarre ?

— J’aimerais bien prendre mon bain, dit seulement Agnès en refermant la porte au nez de sa fille.

— Je pensais que tu avais de ses nouvelles, cria Eva.

Agnès rougit précipitamment.

— Veux-tu bien te taire ! En voilà des façons ! Non, je n’ai aucune nouvelle et je ne veux pas en avoir.

— Je ne te comprends pas, ma poule : tu as eu des faiblesses pour ce garçon, on t’annonce qu’il est à l’agonie et tu t’en désintéresses comme d’une vieille pantoufle ! Tu ne crois toujours pas qu’il a vraiment tué quelqu’un ? Lorsqu’il m’a avoué cela, il paraissait sincère, tu sais !

— Est-ce à cause de cette vantardise de garçon ivre qu’il t’intéresse ?

— Oui, et aussi la pensée qu’il t’a intéressée avant moi !

La porte claqua de nouveau. Eva sourit au panneau laqué, hésita et retourna dans sa chambre.

En regardant couler son bain, Agnès réfléchissait. Tout danger semblait écarté du côté des gangsters. La scène de la cabine avait changé cet aspect de la question. Tino Mattei paraissait sérieusement commotionné par Agnès. Depuis qu’il l’avait violentée comme un soudard, il lui téléphonait tous les jours, la suppliant de lui accorder un rendez-vous. Maintenant encore il venait de l’appeler. Elle avait cru deviner une menace dans son impatience et avait accepté de le revoir. Payer la rançon du silence de cette façon n’avait rien d’alarmant, au contraire.

L’idée de se trouver à nouveau dans les bras puissants de l’homme au front étroit la faisait frissonner de plaisir.

D’autre part, ce rendez-vous pouvait s’avérer riche d’enseignements, car elle espérait, sur l’oreiller, faire dire à Tino ce qu’il était advenu du Notaire. Elle ne perdait toujours pas de vue son funeste projet. Il y avait également la question d’Hervé : il était temps de se renseigner sur son sort. Agnès ne pouvait pas respirer librement tant que de tels points d’interrogation demeuraient en suspens.

Mattei lui avait fixé rendez-vous place Victor-Hugo, dans un café-tabac. Lorsqu’elle arriva, à l’heure dite, le Corse s’y trouvait déjà. Elle constata qu’il s’était mis en frais de toilette. Il portait un complet gris uni, une chemise pervenche et une cravate tricotée noire. Il aurait été à peu près correct sans le parfum dont il avait cru bon de s’inonder. Tino sentait le salon de coiffure de sous-préfecture…

En voyant arriver Agnès, il se leva à demi sur la banquette et lui tendit sa main redoutable. Son regard sombre luisait de contentement. Il l’examina des pieds à la tête et émit un léger sifflement admiratif.

— Ce que vous êtes bath ! fit-il en s’écartant pour lui faire place…

Elle répondit à l’invite et s’assit près du truand. Il l’intimidait un peu. Pour Agnès, cela ressemblait presque à un premier rendez-vous. Tino lui mit la main sur l’épaule. Le mouvement était tendre, mais la fit frémir.

— Non, je vous en prie ! protesta-t-elle en se contorsionnant pour lui faire lâcher prise.

Le Corse retira sa main et bougonna tendrement.

— T’es une femme à chichis, ma Gueule… Tu sais que tu m’as drôlement manqué, ces jours ?

Elle baissa la tête, jouant la confusion sans tellement se forcer.

— Les nuits, surtout, reprit le Corse quand le garçon eut apporté la consommation d’Agnès… Oui, les nuits je nous revoyais dans cette cabine, en train de bien faire… À propos, faudra que je t’offre un autre maillot, parce que le tien, tu peux en faire des chiffons à vaisselle !

« Tu veux bien qu’on recommence ? Mais alors dans le sérieux, avec nos aises ! »

— Je n’ai pas oublié non plus, affirma la jeune femme.

Elle sourit en guise de réponse. Mattei jeta un billet de cinq cents francs au loufiat et la prit par le bras. Il était tellement fort que ses moindres caresses la meurtrissaient.

Agnès était déjà chavirée à l’idée de faire l’amour avec Tino. Elle se souvenait de l’étrange impression qu’elle avait ressentie en l’apercevant, le premier jour, dans son salon, si massif, si terrifiant.

— Où allons-nous ? demanda-t-elle, une fois dehors.

— Je t’ai donné rendez-vous dans ce bar parce que je connais un petit studio au poil, tout près…

C’était avenue Raymond-Poincaré, au fond d’une cour verdoyante au milieu de laquelle mourait un gros tilleul. On grimpait un escalier de bois et au premier étage, une plaque de cuivre annonçait pudiquement « Studios meublés. »

Tino sonna un long coup, puis deux petits coups brefs, en clignant de l’œil à sa compagne de façon prometteuse.

Une fille à mine délurée vint ouvrir. Une petite brunette de dix-huit ans qui connaissait de la vie tout ce que les filles de son âge doivent en ignorer.

Le Corse était un habitué. Elle lui sourit prudemment, jeta un regard appréciateur à Agnès et les guida à une chambre assez extravagante pourvue de glaces au plafond et dont les murs bleu nuit étaient constellés d’étoiles en strass.

Agnès n’avait jamais suivi d’hommes en de semblables endroits. C’était d’un mauvais goût forcené et cela l’amusa. Avec ce curieux partenaire, elle connaissait l’amour vache et son décor de pacotille.

Tino semblait fier de l’endroit comme, s’il en eût été l’architecte.

— Qu’est-ce t’en penses ? demanda-t-il. Vicieux, non ? Et tu vas voir, quand on éteint l’électricité !

Joignant le geste à la parole, il pressa l’interrupteur. Quelques-unes des étoiles s’allumèrent, répandant une lumière ocre, scintillante. La pièce ressembla à un cirque pendant une attraction aérienne. Le plafond de glace faussait les perspectives et réfléchissait les étoiles en les multipliant infiniment.

— Ça nous change de la cabine de l’aut’ jour, hein, ma loute ? Ici, tu vois, c’est de l’amour à grand spectacle qu’on peut s’offrir.

Il baisa goulûment la bouche d’Agnès, passant sa main velue sur les rondeurs de la jeune femme, murmura :

— Allez, zou, déshabille-toi, qu’on s’explique !


Ce fut une heure échevelée qui anéantit Agnès. Le Corse se comportait comme un jeune homme, mais avec une solide expérience amoureuse et une audace sans limites. La femme de Taride s’avérait d’ailleurs une partenaire digne de lui.

Lorsqu’ils se désunirent, elle s’abattit au côté du truand, les bras allongés contre ses cuisses, les yeux fermés… Elle était bien, son corps assouvi semblait l’avoir quittée et elle flottait dans une torpeur heureuse près du mâle qui l’avait comblée.

Tino alluma une cigarette et, passant son bras sous la nuque d’Agnès en un mouvement protecteur, questionna :

— Ça vaut ton petit cavillon, chérie ?

— Taisez-vous, fit la jeune femme.

— Oh ! tu peux me tutoyer, plaisanta le Corse…

Ses prouesses ne l’avaient pas fatigué et il restait pareil à lui-même ; aussi maître de soi après l’amour qu’avant.

— À propos de ton minable, tu le revois toujours ?

— Non, fit Agnès en rouvrant un œil.

— Qu’est-ce qu’il est devenu ?

— Je ne sais pas… Il se cache sans doute… Il a eu peur !

Mattei exhala une bouffée de fumée interminable qui dansa une farandole entre les étoiles lumineuses… Il regardait leurs corps nus dans les glaces du plafond. C’était comme s’il avait eu le don d’ubiquité et qu’il se fût penché sur un puits au fond duquel ils gisaient.

— Vise-nous, dit-il, en désignant les glaces de sa cigarette incandescente, on dirait deux statues, tu trouves pas ?

Agnès leva les yeux. Ils étaient lointains, irréels.

— Deux gisants, c’est vrai, reconnut-elle.

— Deux quoi ?

— Deux gisants… Ce sont des statues couchées…

Il hocha la tête, vexé qu’elle fût plus savante que lui, et flatté pourtant.

— À propos de ton petit mec, dit-il, faudra que je me le paie tout de même… Surtout maintenant, ça me dirait de le dérouiller… Quand je pense que tu t’es farci un minable pareil, tiens, ça me fout en pétard !

Il écrasa sa cigarette contre le mur et la jeta adroitement dans le bidet où elle chuta avec un petit crachotement.

Le Corse se tint sur un coude, regardant sa compagne. Une légère sueur pareille à de la rosée couvrait les cheveux fous de ses tempes.

— Tu vois, ma loute, murmura-t-il d’un ton pénétré, les jeunots, c’est zéro pour la bagatelle et double zéro pour la gamberge. Quand je vois une fille comme toi et que je pense à comment que t’as su manœuvrer ton mari, tu sais ce que je me dis ?

Agnès secoua la tête.

— Je me dis que c’est dommage que tu paumes ta vie dans des salons de thé ou d’essayages. À nous deux, on voudrait te faire un de ces malheurs…

Il se pencha sur la poitrine offerte d’Agnès, et du bout des dents mordilla doucement la pointe d’un de ses seins.

— Non, plus ! supplia-t-elle.

Il eut un rire orgueilleux.

— Madame est blasée ?

— Oui !

— Ce malheur qu’on pourrait faire, reprit-il en la contemplant, c’est pas dit qu’on ne le fasse pas… plus tard, quand je t’aurai prouvé quèque chose…

— Prouvé quoi ? demanda-t-elle.

— Que je ne suis pas une fleur de nave comme tu pourrais peut-être le croire !

— Je ne crois rien de semblable, dit Agnès…

— Oh ! que si… Mais ça ne fait rien, ma gosse… Tu verras…

Elle jugea le moment venu de poser la question qui la tourmentait depuis plusieurs jours. Pour y arriver, elle prit les choses d’un peu loin…

— Pour quelle raison faisiez-vous chanter Hervé ?

— Il t’a pas dit ?

— Non, mentit Agnès.

— Il s’était amusé à assommer un pouilleux qu’on connaissait. Une espèce d’original calé comme pas un sur le Code. Probable qu’il a voulu voir à quoi ça ressemblait, le meurtre ; se faire la pogne, quoi ! De nos jours, les petits désœuvrés sont partants pour ce travail d’amateur.

— Et le bonhomme est mort ? questionna-t-elle innocemment.

— Penses-tu ! Comme quoi ton petit crevard est un incapable… Il lui a entaillé le crâne, voilà tout…

— Et qu’est devenu ce pauvre homme ?

— J’en sais même rien, dit Tino… Faudra d’ailleurs que je me rencardé…

Il se tut brusquement. En coulisse retentissait la sonnette du studio sur le rythme dont il s’était servi en arrivant.

— En voilà qui viennent se faire reluire, sourit le Corse, ça te donne pas envie de remettre le couvert ?

Agnès noua son bras au cou du truand.

— Si, avoua-t-elle.

Tino libéra un grand rire silencieux. Un rire semblable au rictus d’un loup.

Il s’allongea sur sa compagne. À cet instant, la lumière du plafonnier explosa dans la pièce. Agnès sursauta. Elle repoussa Tino. Il y avait quelqu’un dans la chambre…

Tino bascula sur le flanc et mit ses mains derrière sa nuque, peu soucieux de cacher sa nudité, superbe d’impudeur.

Agnès croisa ses bras sur ses seins. Elle ne dit pas un mot, ne cilla pas, et regarda droit dans les yeux son mari qui se tenait au pied du lit en compagnie du Dingo.

39

Le chef ambulancier hocha la tête sur son registre. Il aurait voulu faire plaisir à la ravissante jeune fille qui se tenait debout devant son bureau, mais avec la meilleure volonté du monde…

— Aucune trace d’Hervé Vosges, affirma-t-il…

— Pourtant, dit Eva, les témoignages sont formels, cette personne a été emmenée de son domicile dans l’un de vos véhicules…

L’infirmier fît la moue.

— Vous m’étonnez !

Il sourit à la jeune fille. Le gros homme rougeaud appréciait l’élégance discrète de l’adolescente.

À cet instant, un petit homme coiffé d’une casquette de chauffeur entra dans le bureau et accrocha une fiche de couleur à un clou.

— Berthier ! appela le chef ambulancier, t’as pas connaissance d’un Hervé Vosges qu’on aurait enlevé rue du Square-Carpeaux ces temps-ci ?

L’arrivant secoua la tête et sortit après un regard à Eva. Comprenant qu’elle n’obtiendrait rien de positif, celle-ci prit congé de son interlocuteur. Comme elle descendait l’escalier, l’homme que le chef avait appelé Berthier s’approcha d’elle, l’air embarrassé.

— Mademoiselle…

Il porta un doigt à sa visière.

— C’est au sujet de ce garçon dont vous parliez à l’instant. Son nom ne peut pas figurer sur les paperasses, parce qu’on l’a transporté en douce, pour rendre service à une collègue… Je pouvais pas vous tuyauter devant le chef, vous comprenez ?…

— Où l’avez-vous conduit ?

— Rue du Chemin-Vert, chez une infirmière d’ici…

Lorsqu’ils se séparèrent, Eva avait l’adresse de Jeanne.

Elle était de plus en plus intriguée par l’existence de ce jeune amant de sa mère qui s’accusait de meurtre devant la première personne venue, s’empoisonnait, disparaissait et déclenchait l’intervention de gens douteux… Ce mystère l’empêchait de dormir. Elle revoyait le beau visage malade d’Hervé, ses joues creusées par la souffrance, ses cheveux blonds collés par la sueur… Pourquoi sa mère s’était-elle désintéressée de lui ? Elle croyait Agnès incapable d’un tel manque de cœur !

Elle prit un taxi jusqu’à la rue du Chemin-Vert.

— Mademoiselle Huvet ? demanda-t-elle à la concierge.

— Au second, à gauche.

Elle subit l’ascenseur poussif et débarqua devant la porte de l’infirmière. Un malaise étrange l’oppressait. Elle tendit l’oreille avant de sonner. Des bribes de musique s’échappaient de l’appartement. Eva pressa le timbre de la porte. Il y eut un silence subit : on venait d’interrompre la radio. Elle sonna encore. Pourquoi ne lui ouvrait-on pas, puisqu’il y avait quelqu’un à l’intérieur ? Elle crut percevoir une espèce de glissement feutré, de l’autre côté de la porte. Puis plus rien. Mais elle flairait une présence, à quelques centimètres d’elle. Elle croyait deviner le bruit d’une respiration. C’était lui. Ce ne pouvait être qu’Hervé !

Elle ouvrit son sac à main, déchira une page de son carnet d’adresses et écrivit :

— C’est moi : Aurore !

Elle retira le paillasson et insinua le feuillet dans la fente au ras du parquet. Elle laissa dépasser un coin de papier pour pouvoir le retirer si on n’ouvrait pas. Mais une main happa son message. Puis la porte s’ouvrit laborieusement et elle se trouva en face d’Hervé. Il semblait avoir grandi. Drapé dans un peignoir de bain, il avait la mine d’un déterré.

Il regardait le papier au lieu de la regarder, elle. Sa main tremblait.

— Grand Dieu ! soupira-t-il, comment m’avez-vous retrouvé ?

— Je peux entrer ? demanda Eva.

Il fit un signe et elle pénétra dans le vestibule en refermant la porte du coude. Il ne l’invita pas à le suivre dans sa chambre ou au salon, car il avait lui-même le sentiment d’être en visite.

— Pendant que vous étiez malade, je vous ai rendu visite, square Carpeaux, on ne vous l’a pas dit ?

— Non. Comment…

Eva s’adossa au mur, en face de lui. Ils étaient face à face, s’observant avec la même curiosité.

— Par hasard ! Tout à fait par hasard ! Je suis la fille d’Agnès !

— Hein !

— Je suis la fille d’Agnès, votre maîtresse ! répéta durement Eva.

Le malade secoua la tête.

— Ce n’est pas possible !

Elle tapa du plat de la main contre le mur.

— C’est ce qu’on dit lorsqu’on apprend des choses désagréables ! C’est pourtant la vérité, mon cher…

— Aurore ! balbutia-t-il.

— Je m’appelle Eva, puisque la minute de vérité a sonné. Je me suis débrouillée pour vous retrouver parce que j’aimerais bien connaître les dessous de ce micmac…

— Il vaut mieux pas, avertit Hervé…

C’était mettre de l’huile sur le feu.

Il tenait toujours le bout de papier d’Eva. C’était comme un faire-part… Le faire-part annonçant la mort d’Aurore. Il avait conservé en son cœur la douce image de cette amie d’un soir. Ce souvenir était comme un bien très précieux ; un capital irréalisable dont la possession lui donnait pourtant une notion de sécurité, à lui qui avait tant besoin que le sol soit ferme sous ses pieds. Et voilà qu’Aurore était morte, tuée par Agnès. Il en voulait plus à sa maîtresse pour ce meurtre, que pour ceux qu’elle avait tenté de commettre par lui ou sur lui. En un instant, la haine, jusque-là ignorée, l’enflamma. Ses premières forces s’usèrent en termes véhéments. Il dit tout à la jeune fille terrifiée. Elle devait savoir, porter aussi son poids de malheur et de fatalité… Une joie cruelle poussait Hervé aux irréparables confidences, un besoin de se décharger de ses tourments, de ses remords, de son mal de vivre. Détruire Aurore, lui aussi. Du moins ce qui en restait, avec pour arme la Vérité. Puisque le hasard avait porté les premiers coups, il lui donnerait le coup de grâce. Ce rêve, mais nécessaire, cette « présence absente », il devait l’achever pour de bon…

En voyant le malheur enlaidir le visage d’Eva, il éprouvait de la peine, mais il continuait de parler. Il racontait l’ignoble calcul de Mme Taride, concernant Valmy… Il disait sa patiente machination, son dressage savant de l’amant qu’elle transformait en meurtrier, et enfin le dernier acte homicide d’Agnès… Il ne faisait aucun commentaire, se contentant de relater les faits sans chercher à les analyser.

Lorsqu’il se tut, il comprit qu’il venait de commettre un nouveau crime. Beaucoup plus vrai que le premier. Eva tâtonna pour trouver le loquet de la porte.

— Attendez ! Aurore ! Aurore ! s’écria Hervé.

Il voulait la retenir, essayer de réparer…

Elle le bouscula et s’élança dans l’escalier en galopant. Hervé trébucha et tomba à genoux sur le paillasson.

Il répéta encore :

— Aurore !

Mais elle ne pouvait pas répondre. Personne ne s’appelait plus Aurore.

Il joignit les mains dans un geste de désespoir.

— Je vous demande pardon, dit-il…

40

Taride ne prononça pas une parole. Il détourna les yeux, gêné, semblait-il, par le regard impitoyable d’Agnès rivé sur lui. Les deux truands le contemplaient, goguenards. Le publiciste s’arracha à cette pièce odieuse. Il rebroussa chemin, parcourut le couloir et quitta les Studios meublés d’une allure d’automate.

Il souffrait, mais moins qu’il l’eût imaginé si on lui avait prédit pareil cauchemar. Il avait seulement mal à l’orgueil.

Tout son amour pour Agnès se retournait maintenant sur lui. Une pile de souvenirs étincelants lui tombaient dessus, et les images du passé devenaient ternes comme l’étain.

Il partit à pied sur l’avenue Raymond-Poincaré, dépassa sa voiture, s’en aperçut un peu plus loin et revint à l’auto américaine. Un jour, il y avait très longtemps, il faisait de la voile sur le bassin de Meulan. Il ne connaissait pas encore bien la manœuvre… Un coup de vent inattendu avait arraché une amarre et il avait reçu une pièce de bois sur la nuque. Taride se rappelait ce brusque mollissement de son individu, plus pénible que la douleur ressentie. Il était parti en avant, avait pu s’agripper au pontage du bateau, mais il lui avait fallu près d’une minute pour retrouver son équilibre et sa lucidité complète ; une longue minute au cours de laquelle il avait vu fuir l’eau sombre de la Seine à quelques centimètres seulement de son visage…

En cet instant de flou, il retrouvait cette impression de péril et d’impuissance, ce vague perfide dont il avait conscience et qu’il ne pouvait chasser de son esprit.

« Si j’avais su, répétait-il… Si j’avais su. »

Qu’aurait-il fait ? Ou plutôt que se serait-il abstenu de faire ? D’épouser la trop belle Agnès ? Ou plus simplement d’obéir au Dingo quand tout à l’heure il était venu le trouver à son bureau en lui demandant de le suivre ?

Taride s’en voulait de sa faiblesse. Il avait eu la tentation de chasser l’homme. Mais le Dingo, avec son visage sournois et maléfique, ses yeux réjouis de sadique assouvi, avait su forcer son orgueil.

« Si vous voulez voir un spectacle intéressant, venez avec moi, avait-il dit, mystérieux. N’ayez pas la trouille, il s’agit pas d’un coup fourré, vous pouvez même vous faire accompagner par des poulets si vous voulez… »

Et Taride l’avait suivi. Le Dingo avait lancé l’adresse des Studios. Plus un mot n’avait été échangé entre les deux hommes. Une fois dans l’auto d’Henri, ils étaient redevenus étrangers l’un à l’autre.

Le publiciste s’assit derrière son volant et contempla le levier de conduite avec égarement. Que fallait-il faire maintenant ? Le plus triste de l’aventure, c’était ces décisions à prendre… Ce respect humain à satisfaire… Demander le divorce ? Mais auparavant il allait devoir retrouver Agnès, lui parler en se composant un ton… Le ton d’un monsieur qui a vu sa femme nue sous un autre homme nu. Ce regard sur le couple enlacé le couvrait à jamais de ridicule. Etre trompé est une chose, mais s’en laisser administrer la preuve de cette manière-là en est une autre beaucoup plus pénible. Taride ne se remettrait jamais de ce flagrant délit.

Il embraya, descendit lentement jusqu’à l’avenue du Bois et obliqua sur l’Etoile. La force de l’habitude le conduisait à ses bureaux, à sa passerelle de commandement d’où il dirigeait cette affaire qu’il croyait importante moins d’une heure auparavant et qui, maintenant, lui semblait ridiculement inutile…

Il laissa sa voiture en haut des Champs-Elysées et descendit l’avenue jusqu’à George-V. En chemin il croisait des gens de connaissance, serrait des mains d’un air absent, en s’efforçant pourtant de sourire.

À la terrasse de chez Alexandre, il aperçut une vedette en vogue en compagnie de Stephani. Le metteur en scène lui bondit dessus.

— Cher Henri, vous avez transmis à la petite ma proposition d’un bout d’essai ?

— Foutez-moi la paix ! gronda Taride en écartant l’adipeux bonhomme.

— Mais, cher ami ! béa Stephani, ahuri, en regardant s’éloigner le publiciste.

La petite ! Taride commençait seulement à penser à elle. Dans l’aventure, les liens ténus qui les rapprochaient allaient se rompre. Naturellement, elle suivrait sa mère, car il n’avait aucun droit sur elle. À l’idée de se retrouver seul dans son luxueux appartement, sans les étreintes d’Agnès, sans l’amour d’Eva, un sanglot monta à sa gorge.

Il prit l’ascenseur, poussa la porte vitrée sur laquelle son nom luisait, en caractères de cuivre.

Le bureau qu’Eva occupait, près de Mlle Marthe, était vide.

— « La petite » n’est pas là ? demanda Taride à sa secrétaire.

D’ordinaire, il disait « Mlle Eva ». Cette expression fit tressaillir la vieille fille. Elle regarda son patron et vit que ça n’allait pas. Depuis quelques jours, d’ailleurs, exactement depuis l’intrusion des truands, l’atmosphère des bureaux avait changé. La présence d’Eva contribuait également à modifier le climat de la maison.

— Non, elle n’est pas encore venue, fit Mlle Marthe.

Taride hocha la tête, passa dans son trop beau bureau.

Inutile, tout cela… Vain ! Superflu !… À quoi bon ce luxe ?

Il donna un coup de pied dans son fauteuil pivotant. Le siège accomplit un tour presque complet sur lui-même sans faire le moindre bruit.

Il s’assit, dénoua sa cravate… Une feuille de papier blanc se trouvait en permanence posée devant lui, flanquée d’un crayon. Comme les Américains, inventeurs du stylo à bille, il ne se servait que de crayons à mines.

Il les affûtait amoureusement sur la page blanche, puis il soufflait le petit monticule de poudre noire. Cela laissait une tache sombre sur le papier. Il la cernait d’un trait appuyé et la figure ainsi obtenue, bien qu’informe, lui rappelait toujours quelque chose.

Il prit son crayon. La pointe en était aiguë comme celle d’une épingle. Taride dessina un ovale incertain qu’il agrémenta de pattes courtaudes…

Pourquoi Eva n’était-elle pas venue au bureau ce jour-là ? Précisément ce jour-là !

Taride ouvrit le dernier tiroir de son bureau. Au fond, sous une pile de maquettes inutilisées, il y avait un revolver.

Il n’avait jamais eu la tentation de se tuer. À cet instant encore il ne contemplait l’arme que pour voir si elle allait le tenter. Mais non ; cette chose noire, sournoisement engourdie dans le froid de l’acier, lui répugnait. S’il souhaitait mourir, c’était seulement pour ne plus avoir à agir. Or se tuer est le plus pénible de tous les actes. D’un coup de pied, il referma le tiroir. Et le tiroir reprit sa position initiale, sans bruit, tout étant insonorisé dans la pièce. Quelle idée ridicule ont donc les architectes ! Pourquoi chasser le bruit de l’existence alors qu’il appartient à nos sens au même titre que la lumière ?…

Il actionna une fiche de l’interphone.

— Mademoiselle Marthe ?

Plus métallique encore fut la voix de la vieille fille :

— Monsieur ?

— Si Mlle Eva arrive, dites-lui que je veux la voir tout de suite !

Un rire chevrotant lui répondit.

— Je ris, fit la secrétaire, parce que Mlle Eva entre justement…

— Alors qu’elle vienne !

Il remit la fiche noire en place et l’appareil cessa de vibrer. Au même instant la porte s’ouvrit sur Eva. Sa pâleur surprit Taride.

— D’où viens-tu ? demanda-t-il âprement.

— Ça n’a aucune importance, fit Eva en s’asseyant.

Henri alla mettre le verrou invisible à la porte. Il s’approcha du fauteuil de sa belle-fille, appuya ses deux mains sur les accoudoirs du siège et dit :

— Tu sors des bras d’un homme, petite chienne ! Tu es aussi salope que ta mère ! Vous êtes deux femelles en rut, toi et elle ! Vous me dégoûtez ! Tu entends, Eva, vous me dégoûtez !

Il parlait à voix basse, ce qui rendait plus inquiétantes ces injures. Il récitait sans passion, mais avec un air si douloureux qu’il y eut dans la poitrine d’Eva comme une immense déchirure. Elle ouvrit la bouche, secoua la tête car elle étouffait et saisit le veston de Taride.

— Oh ! Henri… Pas moi… Pas moi… Je ne suis pas ce que tu dis…

Il avait le regard bas et la bouche contractée par l’amertume.

— Sais-tu ce qui se passe ? Je viens de surprendre ta mère dans le lit d’une maison de passe avec le type qui voulait nous faire chanter. Tu entends, Eva ? Tu comprends ce que je te dis ?…

— Henri, écoute, Henri… Elle est sûrement folle ! sanglota Eva… Si tu savais… Oh ! si tu savais… Je te jure qu’elle est folle !

Il se redressa, croisa les bras et s’adossa à son bureau.

— C’est moi qui suis fou, Eva. Fou de ne pas avoir compris que j’ai épousé une catin ! Et toi, tu l’as aidée à m’endormir, avoue… C’était son amant à elle, hein ?

— Oui, dit Eva.

— On ne joue pas une pareille comédie à un homme qui vous aime. Tu me fais horreur, toi aussi.

Eva se renversa dans le fauteuil en pleurant à gros sanglots. La réaction se faisait enfin. Depuis les affreuses révélations d’Hervé, elle errait dans Paris comme un corps sans âme. La chute de l’idole qu’était pour elle Agnès l’avait écrasée et elle survivait mal.

— Henri, je ne veux pas que cela soit ! Il doit bien y avoir un moyen d’annuler la réalité quand elle est trop moche ! hoqueta la malheureuse. Dis, Henri… Si je veux d’une façon assez forte que ce soit un cauchemar, dis-moi que ça peut en devenir un. Rien qu’un cauchemar qui vous fait cogner le cœur…

Elle parlait comme quelqu’un en état d’hypnose.

— Et puis on se réveille, poursuivit-elle, ou bien il se produit quelque chose d’imprévisible… Et on apprend qu’il y a eu maldonne…

— Je l’ai vue, murmura Henri. Ce n’était pas un cauchemar, mais une vérité plus solide, plus éternelle que le marbre… Elle était toute nue sous ce voyou… Il ne la violait pas, elle s’offrait à lui… J’aurais dû la tuer, Eva ! J’aurais dû.

Il se passa la main sur le front.

— Tu vois, j’oublie que je parle à sa fille. C’est moche !

Eva ne parvenait pas à concevoir ces images que décrivait Taride. Une Agnès payant l’assurance d’un disparu pour en toucher le montant, soufflant à un garçon sans volonté l’idée du meurtre… C’était ignoble mais concevable !

Une Agnès versant du poison dans le verre de son amant sur le point de flancher, afin de garantir sa sécurité et celle de sa fille ! C’était deux fois ignoble, mais concevable encore… Ce qui cessait de l’être, pour la jeune fille, c’était la pensée de sa mère s’offrant à un gangster pour le faire taire. Le meurtre a sa grandeur ; la prostitution n’est que bassesse.

— Et toi aussi, reprit Taride impitoyable, trouvant dans son désespoir des rancœurs incommensurables. Toi aussi, Eva, tu agis de même… Bon sang ne peut mentir. Les chiennes font des chiennes ! Je te revois dans les bras de cet homme la nuit où je t’ai surprise… Je t’entends crier au secours, ameuter les populations alors que tu aurais dû courir te cacher… Tu es une garce… Une petite garce qui grandira ! Et ta façon de m’exciter ! Tu as voulu m’affoler, me lier à toi pour que cela me fasse deux cordes au cou. Dis-le ! Mais dis-le donc, petite grue !

Cette fois, il parlait haut, avec des éclats impossibles à contenir. Ses imprécations, au lieu d’accabler davantage la jeune fille, la tirèrent de son désespoir fangeux.

— Tais-toi, Henri, dit-elle. Si nous voulons être dignes de nous, restons calmes.

— Quoi ! Quoi ! bégaya Taride. Tu oses parler de dignité !

— Jusqu’ici on a vécu… Ecoute, comment vais-je t’expliquer cela et me l’expliquer à moi-même ? On a vécu en faisant comme si rien n’existait vraiment. Mais quelque chose est en train de mourir pour toi et pour moi. Si ce quelque chose meurt, c’est donc qu’il était, Henri ! Alors on va lui accorder un sursis pour essayer de comprendre ce que nous sommes en train de perdre.

— Des mots, des mots toujours, soupira Taride. Tu n’en es donc pas encore sevrée, de ta philosophie au whisky !

— Tu n’as rien compris, dit Eva. C’est pas de la philosophie, c’est de l’âme en direct que j’essaie de te montrer ! Nous allons foutre le camp, tous les deux avec notre mal !…

— Aller où ? demanda Taride.

— N’importe où dans Paris… On ne rentrera pas à la maison. On la laissera toute seule avec sa peur.

— Crois-tu qu’elle ait peur de quoi que ce soit ?

— Oui, fit mystérieusement Eva.

— Et nous, Eva… Que ferons-nous pendant qu’elle aura peur ?

— On se fera saigner, dit Eva. Viens donc. Tu n’as plus rien à perdre ce soir, hein ? Alors qu’est-ce que tu risques, Henri ?… Qu’est-ce que tu risques ?

41

Lorsque Henri Taride eut quitté la chambre et qu’au fond du couloir la porte eut claqué, Tino étendit la main vers la table de chevet pour y prendre ses cigarettes. Pour la première fois de sa vie, peut-être, il avait un peu honte de lui. Pour un bon tour c’était un bon tour, mais il ne se réjouissait pas tellement de l’avoir joué à Agnès.

Il s’attendait à ce que sa partenaire pique une crise et tente de lui arracher les yeux avec ses ongles. Tino avait eu déjà l’occasion d’affronter des femmes ivres de fureur. À tout prendre, il préférait des chats sauvages, parce qu’on a le droit au moins de leur tirer dessus. Sa main tremblait légèrement en allumant la cigarette, pas de peur bien sûr, mais de nervosité.

L’explosion était longue à venir. Le Dingo, figé au pied du lit, avait progressivement cessé de rire et ses yeux braqués sur Agnès se voilaient lentement. Il était intimement déçu. Il espérait autre chose. Depuis que son patron avait mis ce turbin au point, le Dingo se délectait, dégustant à l’avance la déconvenue de cette femme hautaine. Et voilà que ses réactions ne correspondaient pas le moins du monde à celles qu’il espérait. Agnès encaissait le coup dur avec une maîtrise qui disait sa classe extraordinaire.

Un long moment s’écoula, troublé à peine par les menus clappements de lèvres de Tino fabriquant de la fumée. Puis Agnès fit d’une voix très calme au Dingo :

— Vous seriez gentil de sortir, car je voudrais m’habiller.

Le Dingo ne broncha pas.

— T’as entendu ? grogna Mattei.

Son acolyte franchit à regret le seuil de la pièce. Agnès se glissa hors du divan bas et commença à attacher son soutien-gorge d’un air pensif. Tino, qui ne la perdait pas de vue, était de plus en plus dérouté.

— Je t’avais prévenue, murmura-t-il. Il ne faut jamais vouloir me doubler… Maintenant on est quittes…

Elle ne le regardait même pas. Entendait-elle seulement ses paroles bredouillées ?

Elle continuait d’endosser ses vêtements sans broncher, les ajustait avec précision, sans avoir à s’y reprendre pour agrafer les menus crochets de la robe.

— Ceci dit, bougonna le Corse, désespéré par ce mutisme, ça n’empêche pas les sentiments. J’ai seulement voulu te donner une leçon… Vois-tu, t’es pas au courant de nos méthodes… Il ne faut jamais essayer de doubler un mec comme moi…

Ça tombait à plat. Agnès s’approcha de la glace du lavabo et prit son peigne dans son sac. Mattei, qui la contemplait de profil, l’admirait sincèrement. Il n’avait jamais rencontré de fille aussi bien roulée. Un vrai morceau de roi. Il avait peut-être eu tort d’agir ainsi avec elle. Au lieu de prendre barre sur elle, il risquait de la perdre. Il ne pourrait accepter que ce fût fini entre eux. Il venait de vivre des instants formidables. Le couronnement de sa carrière de rude Don Juan !

— Tu vas pas faire la gueule ! tonna le Corse en s’asseyant sur le divan. C’est surtout pour mater ton cornard qu’on a fait ça. Il a des façons…

Elle acheva de promener son bâton rouge sur ses lèvres charnues de jouisseuse. Elle était prête maintenant. Un dernier regard à la glace pour vérifier sa mise… Par-delà son propre effet, elle découvrit la figure consternée de Tino. La glace le reflétant à l’envers, il avait le nez tout tordu. Ce fut à cette fausse image du Corse qu’elle s’adressa.

— Pauvre type ! fit-elle d’un ton pitoyable…

— Non mais dis donc ! beugla le Corse en s’approchant d’elle.

Il leva la main pour frapper. Elle le dévisagea tranquillement. Nu, avec sa cigarette à la bouche et sa grosse dextre brandie, il était grotesque et impressionnant. Agnès haussa les épaules.

— Vous avez l’air ridicule, murmura-t-elle, mais je crois que je vous tuerai tout de même !

Il laissa retomber sa main. Elle venait de tourner les talons et elle ouvrait déjà la porte. Le Dingo se plaqua d’instinct contre le mur du couloir pour lui laisser le passage.


Le souci de faire bonne figure devant les gangsters avait masqué à Agnès la cruelle réalité. Lorsqu’elle se trouva dehors, elle prit les mesures de la situation. Elle venait de perdre une partie capitale, par la faute de ce truand vindicatif.

Elle connaissait trop Taride pour espérer son pardon. Henri n’accepterait jamais d’oublier l’inoubliable vision que le Corse et son petit copain lui avaient offerte. La rupture était inévitable. Avec froideur, il chasserait sa femme le soir même. Agnès se retrouverait dans une chambre d’hôtel en compagnie de sa fille. Cette perspective ne lui souriait pas. Son compte en banque personnel était trop mince pour lui permettre de continuer sa vie fastueuse. Malgré sa grande séduction, elle doutait de pouvoir trouver un second Taride. Un riche mariage n’est pas chose courante.

Elle prit le chemin de leur appartement. Avant toute chose, elle devait sauver ses bijoux et les valeurs faciles à emporter. La part du feu ! En tout cas, elle était fermement décidée à ne plus quitter le domicile conjugal avant que Taride ne l’en chasse.

Lorsque la femme de chambre lui ouvrit, Agnès venait de récupérer et elle était prête à la lutte. Toute sa vie elle avait fait front. Son esprit déterminé, son machiavélisme lui avaient toujours fait surmonter les pires obstacles. Qu’avait-elle en face d’elle, dans le cas présent ? L’orgueil d’un homme bafoué. C’était beaucoup ! Seulement l’homme en question l’aimait, la désirait. Elle reprenait espoir.

— Un monsieur vous attend au salon ! annonça Rose.

— Un monsieur ! s’étonna Agnès.

— Il prétend avoir rendez-vous avec vous !

— Certainement pas… Quel nom ?

— Il n’a pas donné sa carte…

Elle se débarrassait de son sac, de ses gants.

— Il ressemble à quoi ?

— Un monsieur bien, fit la camériste.

— A-t-il dit ce qu’il voulait ?

Cette visite intempestive l’agaçait. Elle avait tellement besoin de préparer ses batteries pour le choc de tout à l’heure !

— Dites-lui de revenir un autre jour, trancha Agnès, et surtout demandez-lui ce qu’il me veut.

Elle alla s’enfermer dans sa chambre. Il fallait qu’elle se compose une attitude de femme d’intérieur. Sa tenue de ville évoquait trop le rendez-vous crapuleux. Lorsque Taride arriverait, il devait à tout prix retrouver le climat quotidien.

Elle arracha sa robe avec horreur. Le vêtement sentait la basse odeur des Studios meublés, ce parfum à bon marché qui était celui du vice. Elle se trouvait en combinaison lorsque Rose toqua à la porte.

— Eh bien ! interrogea Agnès.

La domestique eut un geste d’impuissance.

— Il ne veut pas partir ! Il dit que ce qu’il a à dire à Madame est extrêmement important ! Il s’appelle Lucien Valmy ! dit Rose.

Agnès répéta :

— Lucien Valmy ! Lucien Valmy !

— Madame ne connaît pas ? murmura la femme de chambre.

— Si, fit sourdement Agnès.

Elle tournait la tête, en biais, comme lorsqu’on écoute un bruit lointain pour essayer de l’identifier. Décidément, rien n’allait plus ce jour-là ! Tout se transformait en cendres !

— Je vais le recevoir, décida-t-elle.

— Bien, madame.

Agnès mit une jupe en lainage très épais que Taride affectionnait particulièrement. Elle boutonna un chemisier blanc, fermé haut. Un chemisier d’honnête femme, prétendait Eva.

« C’est le jour ! », songeait Agnès.

Elle en voulait à la fatalité qui la défiait. Le jour de quoi, au fait ? Celui du châtiment ? Agnès ne croyait pas au châtiment. C’était une notion primaire de justice enfantée par les catéchismes. On montrait aux enfants les rocailles du droit chemin et on leur enjoignait de passer par cette voie sous peine de malheur !

Pour Agnès, il n’existait que la vie. Elle avait toujours voulu la sienne à sa convenance et ç’avait été tant pis pour ceux qui s’étaient dressés devant elle. Le châtiment des hommes, n’était-ce pas la vie elle-même ? Elle se gaussait intérieurement de ceux qui ne l’avaient pas compris.

D’un geste décidé, elle poussa la porte du salon. Valmy attendait cette confrontation avec sérénité. Pourtant, lorsque Agnès parut, il eut l’impression de saisir un câble électrique. Elle n’avait pas changé. Elle était toujours aussi belle, aussi tentante et majestueuse.

Il se leva et en parfait homme du monde s’inclina.

— Bonjour, Agnès, fit-il.

Elle était stupéfaite de le retrouver ainsi, bien vêtu, et en pleine possession de ses moyens.

— Bonjour, Lucien.

Elle hésita, lui tendit mollement la main, mais il ne la prit pas et s’accouda à une console de marbre dans une pose de dandy désinvolte.

— Tu es toujours aussi belle, fit-il.

— Merci.

— Moi, tu vois, dit Valmy, j’ai repris un peu de poil de la bête. Ce que les boxeurs appellent un come-back.

La physionomie d’Agnès exprimait la plus grande prudence. Elle était inquiète et attentive. Ce qui la tourmentait, ce n’était pas que Lucien vécût encore, ce n’était pas qu’il lui rendît visite, mais c’était sa tenue impeccable ; son maintien aisé, son teint frais…

Rien dans cet homme, si ce n’était un léger affaissement des traits, ne témoignait de son voyage au bout de la nuit. Plus que tout, cette transformation inquiétait Agnès.

— Ça me fait plaisir de te voir, murmura-t-elle pour échapper au silence angoissant qui venait de s’établir.

— Tu mens plus mal qu’autrefois, sourit Valmy.

Elle fronça les sourcils.

— Que veux-tu, au juste ?

— J’aime mieux ça, dit le Notaire. C’est plus dans ton personnage.

Il reprit sa place sur le canapé.

— Je désire simplement faire le point de la situation avec toi…

Il haussa les épaules.

— Peut-être aussi voulais-je te revoir… Me rendre compte du cadre dans lequel tu vis afin de mesurer ce que tu vas perdre !

Il décrivit un geste rond.

— C’est très joli, très cossu. Beaucoup de goût ! Ton second mari est un homme de classe, ça se sent dès l’entrée, à l’Aubusson du hall.

Elle ne le perdait pas de vue. Valmy, ce jour-là, lui semblait détenir un pouvoir formidable. Elle savait que lui seul pouvait l’abattre. Il restait à établir comment… Il était d’ailleurs venu pour le lui expliquer. Ce qui désespérait Agnès, c’était de sentir que le Notaire agissait gratuitement. Il n’attendait rien d’elle, ne proposait aucun marché. Le bourreau ne peut proposer aucune transaction au condamné. Il l’exécute. Valmy était venu exécuter Agnès. Il agençait ses bois de justice comme les pièces d’un puzzle effrayant.

Cette visite était pire que le flagrant délit de tout à l’heure.

— Du reste, reprit Valmy, la classe de M. Taride transparaît sur toute sa personne sans qu’il ait besoin d’Aubusson.

— Tu le connais donc ? fit vivement Agnès.

— Il a rendu visite au petit Vosges lorsque je me trouvais à son chevet !

Valmy sourit. Il se délectait. Chacun de ses mots portait. Il tenait l’estoc. C’était fameux d’avoir l’épée et de décrire des moulinets sur la tête d’Agnès.

— L’agencement des hasards est inouï, dit le Notaire. Je suis arrivé chez le petit au moment où ton fameux poison commençait à faire son œuvre… J’ai immédiatement reconnu les symptômes… Alors j’ai fait ce qu’il fallait… Tu vois, Agnès, je suis sans rancune. Voilà un garçon qui m’envoie à l’hôpital et moi je lui sauve la vie. C’est édifiant, hein ?

Elle n’avait rien à répondre.

— Que je te dise, fit Lucien, oui, que je te dise un grand merci pour les primes de mon assurance que tu as continué à payer. Je suis allé à la Léman Company et ces messieurs m’ont consenti un règlement anticipé des versements… Grâce à toi, me voilà presque riche, Agnès.

« Et que je te dise encore autre chose… Ta fille a trouvé la retraite d’Hervé. Ils ont eu une entrevue cet après-midi… Et qui pis est une conversation. Ce jeune homme est un faible. Un faible encore affaibli par « ta » maladie ! Bref… Il lui a tout dit ! »

Valmy jouait avec le trousseau de clés de Jeanne. Il avait passé un doigt dans l’anneau et le faisait tournoyer. Il répéta doucement, tristement :

— Tout !

42

Eva hésitait à raconter à Taride les révélations qu’elle avait reçues d’Hervé. Tout compte fait, elle y renonça. Le publiciste avait eu sa part de désillusions ; et elle ne pouvait pas renchérir sur son malheur. Et puis, elle avait un autre projet. Un projet qui annulerait, lorsqu’elle le mettrait à exécution, tous les cas de conscience possibles.

— J’aurais dû l’étrangler, répéta Henri pour la vingtième fois peut-être.

Il serrait les poings sur son volant.

— Oui, admit Eva d’un ton las, tu aurais dû, Henri…

Elle était sincère. Elle venait d’accomplir un fantastique retour sur elle-même. En quelques heures, elle venait de balayer dix-sept ans de tendresse et d’admiration. Chaque seconde lui apportait une image nouvelle, qui était comme un coup de cognée dans un tronc d’arbre.

Elle revoyait le visage impitoyable de sa mère lorsqu’elle lui avait passé au doigt la fameuse bague en forme de patte de rapace… Elle entendait sa voix nette, trop calme, infiniment trop calme, lui expliquer que sans richesse elle ne pouvait pas vivre. Agnès avait tenté de faire assassiner Valmy avant que sa fille eût dix-huit ans parce qu’elle voulait les vingt millions pour elle ! C’était un monstre d’égoïsme !

— Elle est folle ! répéta-t-elle, se raccrochant à cette ultime excuse.

Taride ne répondit pas. Depuis plus de deux heures ils charriaient leur désespoir dans Paris, stoppant l’auto devant un bar, y entrant pour prendre une consommation qu’ils n’avaient même pas la force d’avaler, repartant, vides et déchirés.

Maintenant, la nuit venait. Ils se trouvaient à la Porte Dauphine en bordure du Bois. Les lumières des lampadaires venaient de s’éclairer, ravivant la verdure agonisante des pelouses.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Taride… On rentre ?

— Tu es si pressé ?

— Je ne sais pas, fit-il.

— Moi, je sais ce que tu ressens.

— Crois-tu ?

— Tu voudrais la revoir pour la confronter avec la vision de tout à l’heure, pas vrai, Henri ? Tu commences déjà à douter de la réalité ! Non ?

— C’est possible !

— Et comment ! Bon, si on rentre, tu veux que je te dise ce qui va se passer ?

Il ne répondit pas. Avec l’ongle du pouce, il raclait le métal gaufré qui cernait l’intérieur du volant.

— Tu vas lui balancer des injures ! Elle va les subir avec la dignité que tu lui connais. Grande dame !

— C’est vrai, reconnut Taride.

Il voyait Agnès, son air grave, son regard courageux qui ne faiblirait pas.

— Elle te laissera te vider. Et puis, elle dira trois ou quatre phrases qu’elle est en train de mettre au point, et tu es fichu, Henri. Elle aura retendu sa toile d’araignée derrière toi. Impossible de reculer !

Il y eut un silence troublé par la rumeur de la circulation. Un couple d’amoureux s’embrassait à pleine bouche sur un banc voisin. Un homme promenait un couple de boxers qui arrosaient alternativement les mêmes arbres avec une amusante gravité.

— Je voudrais que tu me répondes, Eva…

Elle tourna son petit visage prompt vers lui. Taride comprit qu’il ne pouvait pas vivre sans ce regard lumineux de petite fille anxieuse.

— Ta mère me trompe ; c’est une chose qui me concerne. Mais pourquoi diantre sembles-tu lui en vouloir à ce point ! Que ça te gêne, que tu le réprouves, d’accord. Mais tu parais soudain la détester profondément, presque plus que moi ?…

— Je crois que je ne pourrai jamais plus la revoir, Henri… C’est pourquoi je refuse de rentrer.

— Vas-y, explique !

Elle hésita une nouvelle fois à tout lui dire, une nouvelle fois elle y renonça.

— Ça vient de cette comédie qu’elle m’a fait jouer vis-à-vis de toi, mon vieux Henri, fit Eva, sincère. J’ai marché pour éviter la catastrophe. Mais maintenant que ça n’a servi à rien, je lui en veux…

Il passa son bras sur l’épaule de la jeune fille et l’attira contre lui. L’ombre s’épaississait. Leur respiration avait embué les vitres de l’auto que Taride avait fermées afin de s’isoler du monde. Ils avaient l’impression d’être dans une nacelle voguant dans un océan de nuages…

— Eva… Ma petite Eva, chuchota-t-il.

Il mit sa joue contre celle de sa belle-fille et sentit ses larmes.

— Je ne peux pas vivre sans toi, fit-il… Alors on va rentrer. Je vais lui laisser jouer sa scène… Nous conviendrons d’un gentleman’s agreement, elle et moi… Nous ne divorcerons pas, mais ce sera fini entre nous… Tout, Eva… Tout pour ne pas te quitter !

Elle ferma les yeux, laissa couler sur sa joue une dernière larme qui lui brûla la peau.

— Non, Henri… Je ne peux plus vivre auprès d’elle. Je veux rester avec toi !

— Impossible, ma chérie… Tu es mineure. Tu penses bien qu’elle ne permettrait pas ça ?

Ils se turent. Chaque fois qu’ils se raccrochaient à une ébauche de projet, ils se heurtaient à un mur. Le silence et leur communion seuls les calmaient.

— On est bien, tu ne trouves pas ? demanda Eva.

— Oui, dit Taride, on est bien.

— Ça fait comme lorsqu’on souffre beaucoup et que tout à coup la douleur cesse…

« Tu vois, reprit-elle, les yeux toujours fermés. La mort, je la voudrais comme ça. Tu n’aimerais pas que tout finisse en ce moment ? »

— Tout à l’heure, murmura Henri, je regardais mon revolver au bureau en me posant cette question.

— Il aurait pu te donner la réponse… Tu es plus vieux que moi et tu n’en as pas assez, de traîner d’un jour à l’autre, d’une rue à l’autre ?

— Aujourd’hui, oui, reconnut-il.

— Alors pourquoi est-ce qu’on n’en finirait pas, Henri ? C’est le moment, non ?

Il ne répondit pas. Cette proposition était insensée, mais elle le tentait soudain. C’était un projet funeste de petite fille romantique et désabusée. En l’acceptant, il commettrait un crime. Et pourtant, il avait très envie d’accepter parce qu’il avait très envie de commettre un crime. Pouvait-il en somme espérer plus douce fin ? Mourir avec Eva. Le plus triste de la mort, n’est-ce pas la solitude ?

— Si tu veux, dit-il… Mais…

— Non, Henri : pas de « mais », sans quoi rien ne va plus…

N’aie pas de scrupules. Nous sommes maîtres de notre vie. La seule vraie puissance des hommes, c’est cette possibilité de s’abréger. Soyons puissants, Henri… Allons chercher ton revolver.

Le mot le fit tressaillir. Il était aussi sordide que l’arme.

Il racontait leur mort mesquine. Une mort escroquée au destin. Une mort à la sauvette, sans panache, sans dignité.

Le petit visage triangulaire se plaça devant le sien.

— Tu as peur ?

Oui, il avait peur. Pas de la mort ! Mais peur de ces gestes qu’il ne saurait pas faire ; peur du spectacle qui resterait d’eux, après !

— J’ai peur pour toi, Eva !

— Allons au bureau !

— Mais non, soupira Taride. Tu comprends bien qu’on ne peut pas faire ça…

— Je le ferai, moi, en tout cas, si tu refuses. Tu ne vas pas me laisser claquer toute seule, Henri, si tu m’aimes ?

Il tourna la clé de contact, le moteur silencieux de l’américaine frémit, communiquant son léger frisson au véhicule.


Les bureaux obscurs étaient silencieux. Le bruit de leurs pas résonnait étrangement.

Henri éclaira le hall, puis pénétra dans son bureau, suivi d’Eva.

La jeune fille regarda la pièce comme si elle y entrait pour la première fois. La curieuse impression qu’elle ressentait venait au contraire du fait qu’elle pensait y venir pour la dernière fois. L’immense bureau ressemblait à un podium… Le divan couvert de cuir blanc à un sarcophage, les fauteuils à ceux d’un cabinet dentaire. Tout y était froid, sans âme. Le modernisme avait tué toute ambiance.

Elle s’assit sur le divan.

Taride ouvrit le tiroir du bas, ramassa le revolver et le présenta à Eva.

— Voilà l’objet.

Elle le regardait, dominant la crainte qui l’envahissait.

— Toujours décidée ? questionna Taride avec un enjouement qui sonnait mal.

— De plus en plus, Henri…

Il posa l’arme sur une pile de paperasses.

— Nous avons le temps, maintenant que c’est décidé, dit-elle, va éteindre le hall. Cette pièce, c’est notre dernière planète !

Il lui obéit, revint et ferma soigneusement la porte. Elle avait raison, il était également gagné par une notion de sécurité morale très réconfortante.

— Je pense à la tête que fera ta mère, demain, dit-il…

— Ne te fais pas d’illusions, soupira Eva, si tu t’imagines qu’elle aura du chagrin !

— Au moins pour toi !

— Si peu… C’est un monstre, Henri…

Il l’examina, sentit qu’elle lui cachait quelque chose et qu’il lui suffisait de la questionner pour qu’elle parle. Mais il n’avait pas envie d’apprendre des saletés nouvelles.

— Elle va hériter de toi ? questionna Eva.

— Naturellement !

— Tu ne crois pas que tu pourrais modifier ça ? Quand on fait une blague, il faut qu’elle soit parfaite…

— Ma pauvre chérie, dit Taride, à part toi je n’ai personne…

— Il faut absolument avoir quelqu’un, crois-tu, pour tester ?…

Le regard d’Eva luisait. À cet instant, elle ressemblait follement à sa mère. Taride détourna les yeux. Ce mimétisme lui déplaisait.

— Qu’as-tu ? demanda Eva.

Il avoua.

— J’ai que tu es « son » portrait frappant.

— Tu vois bien qu’il faut que je meure… Je finirais par être une seconde Agnès si je me poursuivais.

— Mourir, à ton âge !

— Oh ! non ! Non ! protesta la jeune fille, ne sois pas pompier… Tu veux que je te la dise, mon idée ?

— Vas-y !

— Ta fortune, Henri, si tu veux vraiment ravager Agnès, il faut la léguer à son premier mari.

— À ton père ? s’étonna Taride.

— Parfaitement.

— Mais il a disparu…

— Eh bien, on le retrouvera, sois tranquille !

Il s’assit, les pieds sur son bureau, les mains croisées sur le ventre.

— J’aimerais savoir ce qui te passe par la tête.

— Elle lui a fait plus de mal qu’à toi, répondit seulement Eva. Beaucoup plus. Je trouve qu’il y aurait dans ce legs une certaine moralité et, en tout cas, une ironie certaine.

Taride attira l’éternelle page blanche posée sur son bureau, prit un stylo à encre.

Il écrivit très vite, énonçant tout haut le texte qu’il rédigeait.

Je soussigné, Henri Taride, sain de corps et d’esprit, exprime par la présente ma volonté formelle de léguer tous mes biens à…

Le publiciste s’interrompit et releva la tête.

— Comment se prénomme ton père ? demanda-t-il…

— Lucien, répondit Eva. Lucien Valmy.

43

Valmy ne quittait pas son ex-femme des yeux. Agnès, talonnée par le péril, ne se donnait plus la peine de se composer une attitude. C’était inutile. Maintenant, elle connaissait l’étendue du désastre.

Elle savait qu’elle était perdue. Les derniers événements avaient beaucoup troublé sa fille, elle s’en était aperçue. Et la meilleure preuve, c’était qu’Eva avait mené sa petite enquête sans lui en parler.

Connaissant le caractère entier de la jeune fille, Agnès n’espérait pas s’en tirer avec une nouvelle fable. Tout ce qu’elle pourrait faire, c’était nier. Piètre remède !

En un seul après-midi, elle venait de perdre la fortune de son mari et l’amour de sa fille, ainsi que l’espoir de toucher un jour prochain la forte assurance de Valmy. L’édifice d’Agnès s’écroulait misérablement. Elle s’assit en face de l’ancien clochard.

— Où veux-tu en venir ? demanda-t-elle.

— Mais… au châtiment, tout simplement, riposta le Notaire. Ma pauvre fille, un meurtre et deux tentatives de meurtre, c’est assez, c’est trop ! Tu dois payer…

— Que vas-tu faire ?

— Le témoin à charge. Ratifier cette vérité que ta fille connaît maintenant et, si besoin est, l’apprendre à ton mari.

— Pour en arriver à quoi ?

Valmy hocha la tête et dit sans sourciller :

— À ta ruine, Agnès. À ta ruine intégrale, c’est la seule condamnation qui puisse vraiment te toucher. Demain matin, tu te retrouveras seule, sans argent, sans appui dans Paris.

Agnès grelottait de haine. Elle aurait voulu déchiqueter cet homme avec ses ongles.

Ce qu’elle avait éprouvé pour Tino n’était rien, en comparaison de sa rage présente.

— Pense à la petite, tu la ruines aussi !

— Je m’en moque, affirma-t-il. D’abord, ce n’est pas ma fille, tu le sais bien ! Et puis, quand un arbre s’abat, il casse des branches autour de lui…

— Toujours lyrique à tes moments perdus, grinça Agnès.

— Ce ne sont pas des moments perdus, Agnès !

— Alors ?

— Alors, j’attends ton mari…

Valmy regarda la pendulette de marbre sur la cheminée.

— J’espère qu’il ne tardera pas…

À cet instant, la sonnerie du téléphone retentit.

Elle quitta la pièce pour aller répondre.

— Tu permets ? fit Agnès en se levant…

Rose avait déjà décroché. Elle mit sa main sur l’émetteur.

— M. Mattei ? annonça-t-elle interrogativement.

Agnès se pinça l’oreille, dubitative.

— Branchez-moi la communication dans le cabinet de travail de Monsieur, décida-t-elle brusquement.

Dans la pièce en question, elle ne risquait pas d’être entendue de Valmy, et puis la porte comportait un verrou. Elle le poussa, courut au téléphone. L’appel du truand lui apportait un brusque soulagement sans qu’elle puisse s’expliquer pourquoi. Elle aurait dû ne pas répondre, mais l’espoir venait de renaître en elle. Tino était une troisième force. Si elle pouvait en disposer, la partie n’était peut-être pas encore perdue. Or, en quittant les Studios meublés, elle avait flairé un fléchissement dans l’attitude du Corse. Elle avait bien vu qu’il n’était pas satisfait de sa victoire…

— Allo, dit-elle, j’écoute !


Tino avait bu une demi-douzaine de Ricard secs sans se saouler avant de pénétrer dans la cabine. Il n’était jamais ivre. L’alcool n’avait aucune prise sur lui. Depuis que sa maîtresse occasionnelle l’avait quitté, il souffrait d’un bizarre désenchantement.

Le truand ignorait jusqu’alors ce genre d’émoi intérieur. Il avait toujours considéré les femmes comme une utilité assez banale. Il savait qu’elles sont en général soumises à la force et à la virilité et jamais Tino n’en avait rencontré une capable de lui tenir tête. Aussi la façon dont Agnès l’avait traité de pauvre type le tourmentait-elle beaucoup. Il avait essayé de réagir… « Je vais tout de même pas me laisser enrôler par une bourgeoise. » À son âge, c’était inquiétant… Mais, à l’immense navrance de sa chair, il comprenait qu’il ne pourrait pas s’insurger longtemps…

— Allo ! Madame Taride ?

— Oui ?

— Je vous tube pour vous dire que je regrette cette blague de tout à l’heure…

Elle ne répondait rien, échafaudant déjà un projet d’une folle audace…

— Faut se comprendre, qu’est-ce que vous voulez, poursuivait Mattei d’une voix qui allait en s’adoucissant de plus en plus ; on n’a pas les mêmes manières, vous et moi… On voit la vie différemment… voilà ! Mais ça ne change rien aux sentiments. Ce que je vous disais tantôt, c’est toujours vrai… Je m’en ressens pour toi… Allo, tu m’écoutes ?

— J’écoute ! répondit calmement Agnès.

Les paroles du gangster achevaient de la réconforter. Elle le sentait vaincu, ligoté par l’amour. C’était un allié, désormais.

— Alors, je m’ai dit que pour ton bonhomme, on pourrait arranger le coup, si tu veux…

— Je ne vois guère comment !

— T’as qu’à lui dire qu’on a monté ça de force, sous la menace… Je dirai comme toi !

Jamais Tino ne s’était aplati ainsi devant quelqu’un, pas même devant Scamonti, le juge du mitan. Il se dégoûtait ; mais une force mystérieuse le poussait à s’humilier encore, à se soumettre…

— T’entends ? chuchota-t-il. Pour toi, je ferai n’importe quoi !

— Si nous arrivions à convaincre mon mari, il m’obligerait à porter plainte, objecta savamment Agnès.

Il y eut un court silence. Tino respirait très fort. La plaque sensible du téléphone transformait son souffle en un fouissement pénible.

— Tant pis, fit Tino… Je me démerderai avec les guignols.

Agnès douta un court instant de la sincérité de son interlocuteur. Elle croyait à sa victoire sur lui, mais elle ne l’espérait pas si totale.

— Tino, dit-elle enfin… J’ai besoin de vous pour autre chose…

Mattei fut inondé d’une joie capiteuse. Elle avait besoin de lui. Cela signifiait donc qu’elle pardonnait et que tout allait continuer.

— Ce que tu voudras, ma loute !

— J’ai quelqu’un chez moi qui me fait des ennuis…

— Qui ça ? gronda Mattei.

— Le Notaire ! annonça Agnès en baissant instinctivement le ton.

De surprise, le Corse poussa un glapissement.

— Le Notaire ! Qu’est-ce qu’il te veut ?

— Ce serait trop long à vous expliquer… J’aimerais que vous vous assuriez de sa personne ; est-ce possible ?

— Que je quoi ? demanda Mattei abasourdi.

— Que vous le retiriez de la circulation pour un certain temps…

— Oh ! je vois…

Une telle requête le sidérait. En tout cas, elle lui montrait qu’il ne s’était pas trompé en estimant qu’Agnès était une fille pas ordinaire.

— Je vais m’en occuper, promit-il.

— Dans combien de temps pouvez-vous être en bas de chez moi ?

— Un quart d’heure.

— Très bien, je vais essayer de le faire sortir à ce moment-là… Si par hasard je n’y parvenais pas, je me mettrai à la fenêtre et vous monterez… Mais surtout, ne montez pas avant.

— D’accord, fit Tino.

Ils raccrochèrent simultanément.

« Je tiens le bon bout », se dit Agnès. Elle se grisait de danger. Elle avait l’impression d’être un soldat investissant une ville. Il fallait courir d’un pan de mur à un autre pour éviter des rafales de balles. C’était presque voluptueux. Elle avait toujours aimé le combat. Se mesurer à des hommes et les vaincre ! Quelle joie plus forte une femme pouvait-elle connaître !

Elle sortit du bureau.

— Rose ! appela-t-elle.

La femme de chambre accourut.

— Mettez votre manteau, vous allez me faire une course.

Elle trouva un prétexte à la volée…

— On doit déposer pour moi un paquet au Marignan. S’il n’est pas encore arrivé, vous l’attendrez.

La domestique semblait ravie de l’aubaine.

Agnès revint au salon. Valmy personnifiait la patience. Les bras posés bien d’aplomb sur les accoudoirs d’un fauteuil, il attendait son ex-femme sans marquer de nervosité.

— Tu m’excuses ? dit-elle ironiquement.

Valmy découvrit le changement qui venait de s’opérer dans la personne d’Agnès. Elle revenait, nantie d’une assurance qu’elle était loin de posséder en quittant la pièce.

Il hocha la tête.

— C’était mon mari, fit négligemment Agnès… Il me prévient qu’il dîne en ville avec un client.

Elle regarda la pendule. Taride aurait dû être là ! Mais peut-être ne rentrerait-il pas ? Les événements de l’après-midi l’avaient sans doute décidé à prendre certaines dispositions…

Elle pensa brusquement à sa fille. Eva non plus n’était pas rentrée. Si, en ayant appris, selon les affirmations de Valmy, les agissements maternels, elle était retournée au bureau, elle avait certainement tout dit à Henri. Agnès n’avait pas encore envisagé cette éventualité. Elle soupira profondément en pensant à ce qu’il lui restait à faire de chemin sous la pluie de balles !

— Ça ne fait rien, répondit Valmy… Je vais l’attendre. Il reviendra bien chez lui un jour ou l’autre…

— Tu es vraiment devenu patient, plaisanta Agnès.

— Oui, dit Valmy… L’apprentissage a été long et difficile, mais maintenant, je suis capable d’attendre dans cette pièce des années s’il le faut. Tu vas voir !

Elle haussa les épaules. Son inquiétude concernant la confrontation d’Eva et Henri croissait. Il ne fallait pas se laisser envahir par l’anxiété. La jeune fille et le publiciste avaient chacun un gros fardeau de révélations à déposer aux pieds de l’autre… Mais s’étaient-ils rejoints ? Rien ne le prouvait. Agnès devait s’efforcer de sérier les périls. Le plus imminent, c’était Valmy. Elle devait le liquider d’abord, ensuite elle verrait.

— Si je comprends bien, murmura-t-elle, tu habites avec Vosges ?

— Tu comprends bien.

Elle sourit cruellement :

— Et d’où te vient cette sympathie ?

— Baste, dit Valmy… Nous avons des points communs tous les deux…

— Lesquels ? demanda-t-elle.

— Une femme et une barre de fer, répondit le Notaire.

44

Henri secouait la page pour en faire sécher l’encre. Il aurait pu plus simplement la plaquer sur l’épais buvard de son sous-main, mais il avait besoin de gagner un peu de temps. Allongée sur le divan couvert de cuir blanc, Eva regardait la baie vitrée. Entre les lames du store vénitien, elle apercevait le flamboiement de Paris. De la ville immense montait au ciel un halo ocre infini qui, d’avion, devait se voir à des dizaines de lieues. Le silence sépulcral du bureau opérait une détente en elle.

— Tu ne trouves pas que c’est merveilleux ? demanda la jeune fille.

— Quoi ?

— L’idée que nous ne ressortions plus jamais vivants de cette pièce. Nous sommes déjà dans l’infini, Henri, ne le sens-tu pas ?

— Je me le demande, répondit-il.

Il regardait ses téléphones, son parlophone, son bloc, ses dossiers… Cela, c’était une sorte de fragile bonheur quotidien.

Il venait s’asseoir dans son fauteuil pivotant, il appuyait sur des boutons, et des voix surgissaient dans la pièce. Il donnait des ordres. Une petite collectivité fonctionnait par lui. Il la dirigeait à sa guise. Il avait des idées et les imposait. À cause d’une femme infidèle et d’une petite fille désabusée, il allait perdre tout cela. Lorsqu’il était enfant et qu’un chagrin quelconque le faisait pleurer, sa mère — femme bourrue — lui disait :

— Dans dix ans, tu n’y penseras plus.

Taride ne pouvait s’empêcher de songer que s’il vivait encore dans dix ans, il aurait probablement oublié cette vision d’Agnès sous un homme !

— Tu as peur ? répéta Eva.

— Mais non, pourquoi appeler ainsi ce que je ressens… Tu me dis cela comme on crie « chiche » !

— Je te devine, Henri. Tu as toujours été un homme formidablement vivant… Alors, bien sûr, ce saut dans le néant…

Il déposa le testament-farce sur le bureau, le plia en quatre, puis en fit une cocotte.

— Tu le détruis ? demanda la jeune fille.

— Non, je lui donne seulement une présentation convenant à sa teneur…

Il déposa la cocotte devant son encrier massif.

— Viens ici, ordonna Eva.

C’était vraiment un ordre. Docile, il quitta son bureau et vint s’asseoir sur le divan.

— Eteins ! fit-elle.

L’obscurité s’écroula sur eux, pour un instant seulement, car leurs yeux s’adaptèrent à la clarté venant de l’extérieur.

— Henri, chuchota-t-elle, on ne peut pas se quitter comme ça !

— Que veux-tu dire !

— Tu ne comprends donc pas ?

Il sursauta et se leva d’un bond.

— J’en ai assez, fit-il. Nous sommes deux idiots, moi surtout qui me prête à ce jeu macabre. Tu n’as pas plus envie de mourir que moi. Allez, ouste ! On rentre à la maison avant d’être tout à fait cinglés.

Elle ne broncha pas.

— Henri, je te répète que je mourrai cette nuit. Tout ce que tu pourras dire n’y changera rien. Maintenant rentre si tu veux, moi je reste !

La haute silhouette du publiciste se dressait contre la baie. La clarté du dehors le cernait d’une auréole blafarde.

— Viens t’asseoir, Henri. Et écoute-moi…

Qu’avait-elle donc pour le réduire ainsi à l’impuissance ?

Quel charme secret sa voix feutrée distillait-elle ?

Il revint au divan. Il la sentait, palpitante et chaude, près de lui. Soudain, il ne pensa plus à cette mort qu’ils aguichaient dangereusement depuis un bon moment, mais au corps bien vivant qui s’offrait à lui.

— Henri, soupira-t-elle, voilà des semaines que l’amour me tenaille et voilà des semaines que tu as envie de moi.

Il demeura immobile. Elle avança la main vers lui, ses doigts se glissèrent dans la chemise d’Henri Taride et caressèrent doucement sa poitrine.

— Qu’est-ce qui nous a empêchés de céder à ces instincts ? poursuivit Eva… ELLE ! C’eût été un sacrilège, pis, une sorte d’inceste ! Mais maintenant elle ne nous est plus rien. Nous l’avons rejetée de nous. Elle n’est plus ta femme, elle n’est plus ma mère.

— Tais-toi, supplia Taride.

— Je veux aller jusqu’au bout ! s’obstina-t-elle.

— Tu m’aimes ? demanda-t-il comme un collégien transporté.

— Ce que j’aimerais, c’est te rendre heureux, Henri… Ne fût-ce qu’un instant. Ça serait peut-être une façon d’absoudre Agnès.

— Tu es folle !

Il se pencha pourtant sur elle et embrassa les yeux d’Eva. Cette immense faim qu’il avait d’elle n’avait jamais été plus impérieuse. Après tout, n’avait-elle pas raison ? Cet acte déraisonnable ne constituait-il pas un moyen de tout sauver et le seul, peut-être ?

Taride s’était toujours demandé si, en dehors de la mort, il existait d’autres limites à la vie. L’instant qui suivit lui prouva que oui.


Cette ultime expérience fut négative pour Eva. Elle s’abandonna comme une épouse frigide. Ces amours tristes lui parurent honteuses. Elle les avait voulues et provoquées, en sachant à l’avance qu’elle ne participerait pour ainsi dire pas à leur accomplissement.

En s’offrant à Taride, elle croyait faire une bonne action. Ingénument, elle s’était dit que ce péché de son beau-père rendrait plus légers les crimes de sa mère.

Il y avait comme un acte de foi dans son offrande. Tout le temps qu’elle dura, la jeune fille contempla le revolver posé sur le bureau et dont la crosse nickelée brillait dans la pénombre.

Après l’étreinte, Taride eut comme un instant de panique. Il s’éloigna d’Eva, comblé et pourtant désespéré par ce qui venait de se passer.

La sonnerie du téléphone se mit à vibrer. Ce n’était pas à proprement parler une sonnerie, mais un crépitement. Ce bruit familier les arracha à l’accablante torpeur. Taride rebrancha la fiche de la lampe de bureau. Leurs yeux clignèrent. Eva fut obligée de porter sa main en visière sur son front pour pouvoir regarder son beau-père.

— Tu vas répondre ? demanda-t-elle.

— Pourquoi pas ? fit Taride gêné…

Elle comprit qu’il était de nouveau happé par le mouvement effréné de l’existence. Cette sonnerie de téléphone le sollicitait. Il avait tellement envie de décrocher que sa main droite était agitée de tics.

— C’est peut-être elle, à ces heures ? objecta Eva.

Le crachotement rapide continuait, par longs spasmes.

— Mais décroche donc, lança la jeune fille, tu ressembles à un chien d’arrêt !

Elle lui en voulait. Elle venait de lui sacrifier le bien le plus précieux qu’une femme puisse offrir, et au lieu d’en être bouleversé, il était là, incertain, tenté par un timbre d’appel, si gauche, si ridiculement homme qu’il paraissait presque pitoyable.

Taride porta la main sur l’un des postes téléphoniques.

Parmi les trois appareils, il savait lequel contenait la voix solliciteuse.

— Salaud ! lança Eva en éclatant en sanglots ! Oh ! salaud !

Il lâcha l’écouteur et courut à elle.

— Ma petite Eva ! Ma petite Eva…

— Tu me dégoûtes, Henri… Tu n’es qu’un porc ! Vous me dégoûtez tous… Tous les hommes ! On vient ici pour se réaliser pleinement, et toi, tu réponds au téléphone !

— Mais voyons ! balbutia Taride…

Elle se jeta hors du divan, souple comme un jeune fauve. Elle écarta Taride d’un revers de bras et alla prendre le revolver. La sonnerie cessa brutalement — plus brutalement qu’elle n’avait commencé. Eva trouva que le revolver était très lourd ! Pour le tenir à bout de bras, il fallait être très fort, être un homme. Elle le tint à deux mains et le braqua sur Taride.

Henri blêmit.

— Eva, tu es folle !

Il croyait qu’elle allait tirer. Il eut un geste de parade stupide, semblable à celui d’un gosse qui veut prévenir une gifle.

Eva éclata de rire et laissa tomber l’arme dans le tiroir demeuré ouvert.

— Allons, rentrons ! fit-elle, résignée.

Taride ne répondit pas. Maintenant cette fille l’effrayait. Il avait peur de ses réactions imprévisibles, de ses idées morbides… Il avait peur aussi de ce fabuleux cadeau qu’elle venait de lui faire.

Elle était déjà sortie et venait d’éclairer le hall. Il éteignit le bureau et la suivit, tête basse. Ils quittèrent l’agence sans se regarder, sans échanger un mot, chacun faisant pensée à part…

L’ascenseur les rapprocha. Ce fut Eva qui actionna le bouton de marche.

— Henri, lui dit-elle, cette nuit comptera… Je t’aurai donné simultanément ma vertu et ta vie…

Il resta silencieux, tandis que la cage d’acier plongeait dans les étages inférieurs. Ils rejoignirent l’auto.

— Tu permets que je conduise, demanda Eva, ça me calmera un peu les nerfs…

Bien entendu, elle ne possédait pas son permis, mais Taride lui avait appris à conduire et elle pilotait parfois la docile voiture lorsqu’ils roulaient sur une route tranquille.

— Dans Paris ? demanda-t-il.

Il avait peur pour son auto ! Moins d’une heure plus tôt, il était décidé à se tirer une balle dans le cœur et maintenant, la pensée de voir emboutir une aile de sa voiture l’effrayait.

— T’as raison, soupira Eva…

Elle s’assit à la place du passager avant.

— Attends, murmura Taride, je vais conduire jusqu’à l’autoroute… Là, je te donnerai le volant et on ira faire une virée tous les deux pour essayer d’y voir clair là-dedans. D’accord ?

Il se tapotait le front du poing.

Il lui proposait cela comme on propose un jouet à une petite fille capricieuse.

— D’accord !

Taride prit la rue de Presbourg pour rejoindre l’avenue Foch… Il coupa à travers les routes enlacées du Bois et déboucha au pont de Saint-Cloud… Lorsqu’ils eurent franchi le tunnel, le publiciste rangea l’auto sur le bas-côté de l’autoroute.

— À toi maintenant…

Eva se glissa derrière le volant. Il contourna l’auto et prit la place de sa belle-fille. Eva démarra un peu brutalement pour une voiture à embrayage automatique. Le lourd véhicule parut s’arracher, se calma et prit de la vitesse normalement. Les lampadaires à double tige éclairant l’autoroute répandaient une forte lumière blanche… Sur une grosse portion du parcours à double voie, on pouvait rouler sans phares…

Elle pilotait vite, le regard fixe, les dents crochetées… La vitesse la grisait. Le déflecteur entrouvert produisait un appel d’air et le vent de leur course miaulait sauvagement.

— Ne va pas si vite, tu es à 150 ! protesta, Taride grondeur.

Il avait encore et toujours peur. Il tenait à sa peau…

Eva le détestait maintenant. Elle l’avait idéalisé, mais en une heure, il lui avait prouvé qu’il n’était qu’un pauvre homme avare de ses jours.

La circulation était assez faible. La voiture américaine doublait en force des véhicules plus modestes…

Ils atteignirent l’embranchement de Dreux. Celui-ci était signalé une centaine de mètres avant par des panneaux et une longue flèche jaune peinte sur le macadam. Eva hésita puis au dernier moment, donna un coup de volant à gauche et quitta la route de Rouen pour celle de Dreux…

— Moins vite ! dit Taride, angoissé.

Elle ne pouvait pas répondre. Ses dents s’étaient soudées. Elle vivait cette vitesse qu’elle contrôlait. Cela lui procurait une sensation de puissance souveraine.

Elle descendit la rampe semi-circulaire passant sous la contrevoie de l’autoroute, retrouva la ligne absolument droite menant à Trappes et força encore l’allure. Il n’y avait plus d’éclairage, elle mit les phares… Ce fut plus grisant encore. L’auto fonçait en poussant une coulée de lumière blanche. L’aiguille du compteur oscillait sur le 180.

Taride ne protestait plus. Il n’y avait rien à faire… Eva avait besoin de paroxysme.

Il regrettait d’avoir cédé à son caprice ; mais maintenant qu’elle tenait le volant, il ne pouvait plus le lui reprendre. Le pied de la jeune fille enfonçait la pédale d’accélération jusqu’au plancher…

« Le revolver, se disait Eva, Ç’aurait vraiment été mesquin. Ça, au moins, c’est une finale ! »

Plus elle irait vite, moins ils souffriraient… Ce serait une dislocation en apothéose. Un formidable coup de cymbale qui les pulvériserait l’un et l’autre. Ensuite, le monde continuerait ses saletés sans eux. Plus rien ! Plus rien qu’un vide sidéral, qu’un blanc cru…

Aux limites de sa puissance, la voiture flottait un peu. Le moindre coup de volant la dérouterait et ce serait la cabriole fantastique dans la nuit qui les environnait.

— Ecoute, Eva, geignit Taride.

Il avait déjà ressenti une frousse semblable, jeune homme, en compagnie d’un camarade excentrique qui possédait une Bugatti en forme de cigare. Un jour, l’ami lui avait fait faire une balade infernale. Les obstacles se précipitaient en foule à leur rencontre, et le camarade les éludait au dernier moment avec une aisance stupéfiante. Après la promenade, Henri avait eu honte de sa peur, honte d’avoir douté des réflexes de son copain. Et puis, ce dernier s’était tué l’année suivante, au volant de son bolide et, rétrospectivement, Taride avait ressenti cet effroi un peu sacré qu’un an durant il avait regretté.

La jeune fille vit de grosses lumières rouges et jaunes au fond de la route rectiligne. Les feux de position d’un poids lourd. C’était joli comme une baraque foraine… C’était attirant… C’était fascinant !

L’obstacle rêvé ! Bien que l’auto filât comme un projectile, Eva regrettait de ne pouvoir encore en augmenter la vitesse.

— En avion, se disait-elle, Ç’aurait été beaucoup mieux…

Elle n’éprouvait pas la moindre frayeur.

Les feux de l’attelage grossirent. Les contours du véhicule se précisèrent. Il roulait à soixante-dix, en crachant un nuage grisâtre qui s’irisait à la lumière des feux de position.

Taride comprit. Le camion se trouvait à cent mètres… Mais à l’allure où ils allaient il n’y avait plus rien à faire pour l’éviter… Freiner à mort, c’était la dernière chance ! Si faible, si faible ! Il lança sa jambe comme un fou dans celles d’Eva pour trouver la pédale du frein. Elle était trop crispée sur l’accélérateur. Il lui racla la cheville sans la faire bouger.

Chose étrange, bien que la vitesse fût la même, ils vivaient le percutage au ralenti. C’était en eux que se produisait cette effroyable démultiplication du temps. Taride regardait avec des yeux fous d’horreur la masse carrée du camion. Des lettres gigantesques étaient peintes à l’arrière, en deux couleurs, imitant le relief. Il lut, malgré lui…

ENTREPRISE PR…

Puis, il n’y eut plus rien qu’une monstrueuse éclaboussure pourpre qui, très vite, s’éteignit…

45

— Veux-tu boire quelque chose ? demanda Agnès. Tu m’excuseras, mais je manque à tous mes devoirs.

Valmy secoua la tête.

— Non, merci. Je suis maintenant d’une sobriété de chameau.

— Par quel miracle as-tu cessé de boire ?

Elle louchait de plus en plus sur la pendule. Quelque chose l’avertissait que ni son mari ni sa fille ne rentreraient de la soirée. Ils avaient dû se voir et se confier leurs secrets. Demain serait encore une journée de lutte.

La domestique était partie depuis une demi-heure. Agnès s’était plusieurs fois approchée de la croisée, comme pour respirer l’air frais venant du Bois, mais n’avait pas vu Tino. Le gangster allait-il lui faire faux-bond ? Il s’était peut-être ravisé. Elle avait eu tort de faire allusion à la plainte que déposerait son mari. Le Corse avait compris que cette histoire ne pouvait lui valoir que des désagréments.

— C’est en effet un miracle, convint Valmy.

— Dû à… ?

— Une petite infirmière qui s’est intéressée à mon sort…

— Bravo !

— En quelques semaines, elle est parvenue à me désintoxiquer. Il lui a fallu en somme moins de temps qu’à toi pour me pousser à l’ivrognerie.

— Oh ! te pousser, Lucien, tu aimais le whisky avant de me connaître !

Elle se pétrissait les mains nerveusement. Prise entre l’attente de son mari, celle de Tino et le retour éventuel de la bonne, elle avait du mal à suivre la conversation.

— Avoue que tu es dans tes petits souliers, dit-il.

— Oh ! dit Agnès, il ne faut rien exagérer… C’est la surprise de te retrouver.

— Quel effet cela t’a-t-il fait de me trouver dans ce salon ?

Elle regarda Valmy.

— Un drôle d’effet, avoua-t-elle. Un instant, il m’a semblé…

— À moi aussi, avoua Valmy, il m’a semblé que rien ne s’était passé, que nous étions chez nous, rue Marbeuf. Il m’a semblé que je croyais en toi et que…

Il regarda ses ongles bien coupés. Maintenant, ses mains étaient redevenues des mains d’intellectuel.

— Et que ma fille était ma fille. Tu ne peux pas savoir, Agnès, ce qu’un homme qui aime son enfant peut ressentir lorsqu’il apprend qu’il n’est pas de lui…

Elle était toujours belle, comme il y avait dix-huit ans, lorsqu’il l’avait épousée. À cette époque, elle travaillait comme vendeuse dans un Uniprix… Des produits disparaissaient à son rayon. On l’avait suspectée… Un jour, des inspecteurs avaient procédé à une fouille du personnel et justement, ce soir-là, Agnès emportait un vaporisateur dans son sac… Un vaporisateur qu’elle prétendait avoir payé sans pouvoir produire la fiche tapée à la caisse enregistreuse.

On l’avait renvoyée de rétablissement et inculpée de vol. Elle avait choisi pour la défendre un jeune avocat qui venait de s’établir dans son quartier : Me Lucien Valmy… Il avait obtenu l’acquittement en démontrant que, lorsqu’une vendeuse acquérait quelque chose à son propre rayon, elle jetait la fiche aussitôt. Et puis, ils s’étaient revus souvent, car Agnès lui réglait ses honoraires par petites fractions… Et un jour, pour son malheur…

— Tu es plus belle qu’autrefois, avoua-t-il.

Une vague rougeur colora les pommettes d’Agnès.

— Merci.

— La maturité te va bien. Tu as acquis de la classe, du maintien… Bref, tu as monté !

Il plaisanta :

— Avec un peu n’importe qui, d’ailleurs…

Car elle l’avait trompé, moins d’un mois après leur mariage, avec un ouvrier métallo, rencontré dans l’autobus, un beau garçon musclé… C’était lui le père d’Eva… Il voulait que sa maîtresse abandonnât le domicile conjugal pour vivre avec lui dans son deux-pièces de la Porte de Clignancourt. Comme Agnès s’y refusait, il était allé trouver Valmy et lui avait dévoilé le pot aux roses.

— Comment comptes-tu t’organiser ? questionna Agnès.

— Je verrai… J’ai six millions, grâce à toi… Avec ça, je peux repartir ?

— Dans la magistrature ?

— Grand Dieu non, fit Valmy. Des coupables, j’en ai trop connu… Maintenant je vais me consacrer aux innocents.

— Tu crois qu’il en existe, en dehors des nouveau-nés ?

— Je crois.

Elle retourna vers la fenêtre. L’avenue était déserte. Des voitures stationnaient en bas, mais elles étaient vides. Pourquoi Mattei l’avait-il abandonnée ? Rose devait attendre au Marignan ce fallacieux colis… Mais elle ne passerait pas sa soirée devant un jus de fruits… Elle allait se lasser, revenir… Et Taride ! Et Eva ! Eux aussi se manifesteraient bien d’une façon ou d’une autre, à un moment ou à un autre.

Elle s’adossa à l’appui de la fenêtre. Valmy la contemplait de ses yeux désenchantés au fond desquels pétillaient des souvenirs.

— Tu tiens vraiment à ta vengeance ? questionna Agnès avec lassitude.

— Ce n’est pas une vengeance, je te le répète, c’est un châtiment.

— Et ça avance à quoi, un châtiment, Lucien ?

— À donner une mesure aux hommes ! fit-il gravement. Evidemment, c’est une notion qui te dépasse…

— Un peu, convint Agnès.

— Tu es l’être le plus perfide qui puisse exister, ma pauvre amie ! Tiens, tu me fais penser à ces escrocs qui vous ont floué une fois et qui vous extorquent encore, bien qu’on sache à quoi s’en tenir sur leur compte. Toi, tu m’as eu une fois, puis deux… Et tu voudrais me retourner une troisième !

« Tu te dis que tu as de la chance, que tu es belle, que je suis encore tout de même un homme.. Mais cette fois tu te trompes. Tu n’arriveras ni à me séduire ni à me convaincre, Agnès. Et je te poursuivrai jusqu’au bout, le fouet à la main, toujours prêt à frapper lorsque tu tenteras de te redresser… »

L’oreille exercée de la jeune femme perçut un bruit de freins en bas, sur l’avenue…

Elle retourna à la fenêtre. C’était Tino, plus massif, plus formidable que jamais, élargi encore par la perspective plongeante. Il se tenait appuyé à sa traction, le visage levé vers l’immeuble. Agnès fit un geste.

— Ton mari ou ta fille ? questionna Valmy.

— Un ami, fit-elle. Un ami commun à nous deux…

— Qui ?

Elle gagna le hall sans répondre. Le Notaire fronça les sourcils et se sentit gagné par l’inquiétude. Cette visite mystérieuse, il l’associait d’instinct au long coup de téléphone reçu tout à l’heure par Agnès. Qu’avait-elle manigancé ?

Tino ne sonna pas, car sa maîtresse gardait la porte entrouverte. Il s’arrêta devant le rai de lumière vertical qui barrait l’entrée. Un danger existait-il derrière ? Ne tombait-il pas dans un piège ?

Deux marches plus bas, le Dingo guettait ses mouvements la main passée à l’intérieur de sa veste, prêt à défourailler au moindre signe alarmant.

Mattei poussa la porte et vit la figure crispée d’Agnès. Elle mettait un doigt sur ses lèvres. Il s’approcha, un sourcil levé.

— Il est là, fit-elle. Emmenez-le en douceur, mais ne lui faites pas de mal, car il vaut beaucoup d’argent, je vous expliquerai plus tard.

Tino avança de quelques pas. Par un jeu de glaces, il aperçut le Notaire, assis au salon. Il fut surpris, car jusqu’alors il doutait de ce que lui avait dit Agnès au téléphone. Il ne voyait pas ce que le clochard était venu faire chez elle.

— C’est lui ! souffla-t-il en désignant la nouvelle silhouette du Notaire dans la glace.

Agnès esquissa un mouvement affirmatif. Tino s’avança dans le salon le sourire en coin. En le voyant paraître, Valmy eut une moue-surprise. Il n’avait vu Tino que deux ou trois fois — pour des consultations juridiques — et il ne l’aimait pas. Il ne lui avait fait bonne figure que par égard pour le bon Ficelle.

— Tiens, quelle surprise ! dit le Notaire…

Tino Mattei avait du mal à reconnaître l’ancien compagnon de Coco la Jolie dans ce monsieur distingué.

— Ma parole, Notaire, murmura-t-il, t’es beau comme un milord, qu’est-ce que t’as fait pour te défaucher ? T’as pris un billet entier de la Loterie ou t’as pointé une rentière ?

— J’ai fait un petit héritage, sourit Valmy. Ficelle ne te l’a donc pas dit ?

— Ça fait une paie que je l’ai pas vu, expliqua Tino. Depuis quelque temps j’ai tendance à changer mes habitudes.

L’ex-mari d’Agnès regardait cette dernière avec une ironie accentuée.

— J’ignorais que tu avais de ces relations, fit-il.

— Non, mais tu me chambres ! grommela Tino, maussade.

Il était stupéfait d’entendre Valmy tutoyer Agnès. Il s’y perdait. Cela tenait du conte de fées ; seulement dans le mitan, on ne croit pas beaucoup aux contes de fées.

Le Dingo pointa son museau de rat vicieux dans l’encadrement. N’entendant plus rien, il avait peur qu’on ait fait un mauvais parti à son chef, et il tenait son feu à la main, prêt à braquer n’importe qui. Devant cette scène semi-mondaine, il ne sut que dire et se mit à balancer sa rapière à bout de bras d’un air idiot.

Agnès cligna de l’œil au Corse.

— Excusez-moi de ne pouvoir vous retenir plus longtemps, fit-elle, mais ma soirée est prise…

Tino n’avait pas besoin qu’on lui fasse un dessin.

— On ne veut pas vous déranger, assura le truand, on les met, pas vrai, Notaire ?

— Non, répondit Valmy… J’attends le mari de Madame…

— Tu le verras une autre fois, lança Mattei d’un ton négligent mais pourtant lourd de menaces.

— Je ne remets jamais les rendez-vous importants…

— Pour une fois, t’en mourras pas, plaisanta le Dingo en s’approchant.

Il faisait tourner son revolver autour de son index, dans un style très western, mais il ne possédait pas la dextérité de Gary Cooper. Tout ce que le Dingo savait faire avec un revolver, c’était appuyer sur la gâchette.

— Fais donc pas le con ! intervint Tino, agacé par ces fanfaronnades pour cow-boy d’école communale.

Il toucha l’épaule du Notaire.

— Je te dis qu’on part, Notaire… Alors on part… Tu vois pas que tu déranges Madame ?

— Et moi je te dis que je reste, certifia Valmy.

— Tu voudrais pas qu’on fasse un malheur ? demanda le Dingo en se ramenant avec son feu.

Il ressemblait à une guêpe irritée, prête à piquer… Lorsqu’il avait sorti son arme il était comme saoul.

— Qu’appelles-tu un malheur ? fit le Notaire, son pâle visage traversé par un sourire béatifié.

— Une giclée de plomb, par exemple !

— Ça ferait mauvais effet dans un salon Louis XVI ! affirma Valmy, n’est-ce pas, Agnès ?

Agnès n’aimait pas la tournure prise par la scène. Elle avait demandé à Tino d’agir en souplesse, pas de faire un rodéo chez elle. Le regard qu’elle lui décocha en disait plus long qu’un discours.

Le Corse saisit le Notaire par la cravate et le tira en avant.

— Si tu viens pas de bon gré, je t’assomme, fit-il… Et on t’embarque comme un qui serait schlass, tu piges ?

Valmy comprit qu’il ne pouvait rien contre ces deux chourineurs. Il se tourna vers Agnès.

— Encore ça à inscrire en compte, fit-il seulement.

À nouveau le téléphone retentit. Agnès gagna le hall. Les trois hommes la rejoignirent.

— J’écoute, dit Agnès. Oui, c’est moi…

Ils la virent froncer les sourcils et tous, même le Dingo, comprirent qu’on lui disait des choses pas ordinaires…

— Ce n’est pas possible ! balbutia-t-elle.

Elle continua d’écouter, hochant doucement la tête comme si elle avait du mal à comprendre.

— Très bien, j’arrive tout de suite…

Elle raccrocha d’un geste vif, se retourna, regardant ses interlocuteurs. Elle semblait terriblement sûre d’elle. Il se fit un silence impressionnant.

— C’est la gendarmerie de Trappes, fit-elle. On m’annonce que mon mari vient de se tuer en voiture.

Ils eurent l’air tellement stupéfait tous les trois qu’elle partit d’un grand éclat de rire. Agnès s’avança vers Valmy et les yeux dans les yeux grinça :

— Alors, toi, le justicier, tu peux aller te faire foutre !

Elle leva la main et le gifla à deux reprises, aussi fort qu’elle pouvait, pour se soulager… La marque de ses doigts délicats s’imprima dans les joues du Notaire. Il parut ne pas avoir senti les coups. Son regard restait calme et fixe.

— Emmenez-le et gardez-le bien, dit-elle au Corse. Ce salaud me doit six millions. Il faudra bien qu’il me les rende !

46

Ils ne parlaient pas et osaient à peine se regarder. Leur tête-à-tête n’avait plus la même qualité qu’avant. C’était comme s’ils ne se connaissaient pas et qu’ils fussent obligés de patienter longtemps, l’un en face de l’autre, dans un salon d’attente silencieux.

La nuit emplissait la chambre ; il ne restait qu’un rectangle de lumière floue derrière les rideaux à grille. Ils se tenaient la main, sans tirer la moindre joie de ce contact.

— Pourquoi avez-vous fait ça ? demanda Jeanne sur un ton de reproche.

— Je ne sais pas, avoua Hervé. J’en ai eu marre de cette femme, j’ai voulu la punir…

— Ce n’est pas elle que vous avez puni, c’est sa fille.

— Elle voulait savoir, elle a su !

— Ne vous faites pas méchant, lui reprocha l’infirmière… Ce n’est pas dans votre nature…

— Voyons, objecta Hervé, si j’étais mort, il aurait bien fallu prévenir la police ? On l’aurait arrêtée ; sa fille aurait su tout cela beaucoup plus brutalement et, en plus, elle aurait eu droit à un scandale carabiné…

Le raisonnement avait son poids, mais il ne convainquit pas Jeanne Huvet. Son âme sensible saignait pour Eva. Elle imaginait le tourment de la jeune fille, son désespoir après une telle révélation.

— Enfin, le mal est fait, murmura-t-elle. Qu’a dit Lucien lorsque vous lui avez raconté cette visite ?

Hervé secoua la tête.

— Pas grand-chose. Il a murmuré : « Il fallait bien se décider un jour… » et il est reparti en me disant qu’il rentrerait sans doute tard et que nous ne devions pas nous inquiéter…

— Où a-t-il pu aller ?

— Je l’ignore… Peut-être chez elle ?

— Oui, peut-être, soupira Jeanne. Pourvu que…

— Pourvu que quoi, Jeanne ?

— J’ai un vilain pressentiment, dit-elle.

Elle se leva, actionna l’interrupteur et une lumière blonde les inonda. Cela leur fit du bien. Dans le noir, ils se sentaient gagnés par un cafard oppressant.

— Si nous sortions ? proposa Hervé.

— Vous n’êtes pas encore en état de marcher, affirma-t-elle.

— Je crois que si, assura Hervé. En tout cas, j’ai besoin de respirer. J’ai comme une barre, là, dans la poitrine… J’aimerais que nous prenions un taxi jusqu’au Bois. Vous voulez bien ?

— On peut toujours essayer.

Pendant que le jeune homme s’habillait, elle écrivit un mot à Valmy pour expliquer leur sortie. Après quoi, Hervé se traîna jusqu’à l’ascenseur. Il y avait une station de taxis à l’angle du boulevard Richard-Lenoir et du boulevard Voltaire. La jeune fille marcha en avant pour en retenir un. Le garçon s’appuya à la devanture du quincaillier. Il était beaucoup plus faible qu’il ne l’avait cru. Ses jambes lui faisaient l’effet de deux ressorts trop souples sur lesquels son corps manquait d’assise. Lorsqu’il les mettait l’une devant l’autre, il basculait.

Comme il allait essayer de poursuivre sa marche, une vieille femme hideuse s’approcha de lui. À la lumière de la rue, Hervé reconnut l’ancienne amie du Notaire. Elle venait de jaillir brusquement de l’ombre comme une chauve-souris et elle riait méchamment.

— C’est toi, le petit gars qui m’a pris mon homme, hein ? chuchota Coco la Jolie.

Son haleine fétide écœura le garçon. Il recula, trébucha, et ce fut l’horrible mégère qui le soutint.

— Tu tiens pas sur tes cannes, p’tit gars ! dit-elle.

Elle avait une étreinte de fer. Ses ongles griffus s’enfonçaient cruellement dans le bras d’Hervé.

— Lâchez-moi ! ordonna-t-il.

— Demain que je te laisserai, guenille ! Alors, faut que je m’occupe moi-même de toi puisqu’il y a plus d’homme ! Ah ! misère… Ah ! misère…

— Si vous ne me lâchez pas, je crie ! prévint Hervé.

L’étreinte solide de cette vieille femme lui causait un insurmontable dégoût.

Coco la Jolie puisa dans son corsage et en retira un couteau.

— Si tu cries, je te coupe le gosier, p’tit gars !

Elle le saisit par la taille et l’entraîna dans le sens inverse de la direction prise par Jeanne. Hervé s’arc-bouta pour briser cette pression. Il était trop faible et Coco la Jolie avait tant de haine au cœur qu’elle aurait pu porter une montagne.

Elle donna un coup de couteau dans le bras d’Hervé. Il sentit une douleur incisive, et aussitôt, du sang coula le long de son bras blessé jusque dans le creux de sa main.

— Tu me suis ou je te laisse mort ! fit-elle.

Hervé était écœuré par le ridicule de la situation. Il se rappelait avoir vu, un jour, une abeille se poser dans son assiette alors qu’il déjeunait en plein air, et emporter un morceau de viande pesant trois fois son poids… Il était demeuré incrédule devant ce spectacle qui eût enchanté Maeterlinck. L’abeille avait fait beaucoup de tentatives infructueuses avant de pouvoir enlever sa proie…

Jeanne atteignit la station au moment où l’unique voiture qui s’y trouvait était envahie par un groupe de militaires en goguette. Ils lui proposèrent joyeusement de l’emmener avec eux, et elle dut recourir au chauffeur pour qu’ils la laissent tranquille… L’auto de place démarra. Elle se mit à attendre l’arrivée d’un prochain taxi en regardant derrière elle si Hervé survenait. Elle ne le vit pas. Cette promenade nocturne n’était pas raisonnable, mais Jeanne y avait consenti parce qu’elle sentait qu’une diversion s’imposait après la scène de l’après-midi…

Elle attendit encore un peu, très énervée. Elle n’aimait pas cette brusque absence de Valmy, non plus que cette lâcheté d’Hervé. Il n’y avait rien entre eux, sinon une tendre intimité. Elle l’avait trouvé si épuisé, si loin de la vie, qu’elle avait été profondément troublée. La beauté de son second protégé y était certainement pour quelque chose… Une pression de main, un regard… C’était peu, mais cela suffisait pour l’instant. Jeanne avait un grave complexe à vaincre.

Quelques minutes s’écoulèrent encore. Elle s’apprêtait à rebrousser chemin, pour rejoindre Hervé lorsqu’elle vit passer un G7 vide. Elle fit signe, l’auto stoppa à faible distance. Elle expliqua au chauffeur qu’elle devait prendre quelqu’un rue du Chemin-Vert. Le conducteur vira sur le boulevard Richard-Lenoir et le remonta en deçà de la rue de Jeanne pour pouvoir le prendre dans le bon sens. Lorsqu’ils arrivèrent rue du Chemin-Vert, celle-ci était vide. Jeanne pensa que pendant que le G 7 manœuvrait sur le boulevard, Hervé avait rejoint la station. Elle pria le chauffeur de poursuivre. Il obéit en ronchonnant. Il n’y avait personne à l’endroit qu’elle venait de quitter.

— Alors quoi ! pesta le conducteur du vétuste véhicule ! On se fait cuire une soupe ?

— Retournez rue du Chemin-Vert !

— On n’est pas à la foire du Trône !

— L’essentiel est que votre compteur tourne, n’est-ce pas ? objecta la jeune infirmière.

Il ne trouva rien à répliquer et passa en première. La tige des vitesses ressemblait à un aiguillage de chemin de fer, et faisait beaucoup de bruit. Pendant ce second tour, Jeanne regarda attentivement le boulevard… Elle n’y vit qu’un couple d’amoureux et un gros bonhomme qui marchait les mains dans les poches…

Hervé avait peut-être regagné l’appartement ? Elle brava le mauvais caractère du chauffeur en le priant d’attendre et, trouvant l’ascenseur trop poussif, s’élança comme une folle dans l’escalier. Le logis était silencieux. Le courant d’air de la porte ouverte agita le feuillet qu’elle avait laissé à l’intention de Lucien Valmy. Pourquoi Hervé avait-il choisi une autre direction ? Elle crut comprendre : le garçon en avait assez d’elle. Il s’était montré tendre par simple reconnaissance, mais, tout comme l’autre, il était parti. Jeanne redescendit…

— On se repaie un tour ? gouailla le conducteur.

— Suivez la rue du Chemin-Vert jusqu’au bout, trancha l’infirmière.

Elle voulait espérer encore. Hervé était faible, il pouvait s’être trompé de direction.

Coco la Jolie suait sang et eau… Hervé venait de s’évanouir, terrassé par une faiblesse. Maintenant, elle le coltinait sur ses épaules. Elle lui murmurait des injures afin de se donner de l’allant.

Le double faisceau des phares d’une auto balaya la rue jusqu’en ses profondeurs. Elle se jeta sous un porche… La porte n’étant pas fermée, elle pénétra loin, dans l’ombre de l’immeuble. La voiture s’était arrêtée. Elle attendit un peu, passa sa tête dehors et reconnut la silhouette de l’infirmière qui s’élançait dans sa maison… C’était le moment de filer. Coco soutint le jeune homme et trottina jusqu’à la rue Popincourt. Comme elle tournait l’angle de la rue du Chemin-Vert, elle se jeta dans les jambes d’un gardien de la paix qui rentrait de son service. Il loucha sur la vieille et son fardeau.

— Qu’est-ce que vous fabriquez ? demanda-t-il…

— Je rentre mon salaud de gamin ! grogna Coco… Il est encore plein comme un boudin, si c’est pas honteux, m’sieur l’agent.

L’agent souleva la tête d’Hervé. Le jeune homme poussa un gémissement qui pouvait passer pour un cri d’ivrogne.

Comme le cortège puait la vinasse, le représentant de la loi haussa les épaules et s’éloigna… Coco reprit sa route… Elle n’avait pas besoin d’aller très loin, mais encore fallait-il y parvenir sans encombre. La vieille avait bien manigancé son coup. À toutes fins utiles, elle avait demandé à un de ses amis de lui prêter la cave où il entreposait du bric-à-brac, rue de Charonne… Ce sous-sol proche de l’appartement de Jeanne lui servait de P.C. Depuis que Ficelle l’avait renseignée sur la vie du Notaire avec ses nouveaux amis elle avait commencé d’agir. Seulement, pour mener à bien la transaction qu’elle envisageait, il lui fallait une denrée négociable. Tout compte fait, Vosges lui avait paru répondre assez bien à cette nécessité. De la sorte, si son projet échouait, elle aurait toujours la consolation de se venger.

Elle franchit la rue de la Roquette. Des gens attardés la regardaient passer, surpris… Elle suivit la rue Basfroi et arriva devant l’église Sainte-Marguerite. La cave de son copain se trouvait juste derrière… On y accédait par une courette pavée. Il fallait descendre un très long escalier et c’était là…

Hervé venait de reprendre connaissance.

— Tu vas t’aider pour descendre, ordonna Coco, sinon je te fous en bas et tu te fracasses la gueule.

Elle suait et haletait. Son odeur était effrayante.

— Où me conduisez-vous ? balbutia Hervé.

— Tu verras, mon p’tit gars !

Elle eut recours au couteau pour le persuader… Le sang s’était arrêté de couler de la blessure. Le jeune homme avait la manche de sa chemise collée à son poignet par une bouillie rouge. Son bras lui semblait froid comme de la pierre. Il appuya l’autre au mur feutré de salpêtre et commença sa descente aux enfers, soutenu par Coco la Jolie.

Загрузка...