Barbara Decter était seule dans le salon ce dimanche à sept heures et demie du matin. Assise sur le canapé, elle lisait le dernier numéro du Journal international de la théorie des jeux quand elle leva les yeux. Juste devant la fenêtre, il y avait une branche d’arbre portant encore quelques-unes de ses feuilles d’automne, et sur cette branche était perché un magnifique geai bleu.
Depuis des années, les cartes de Noël des Decter étaient toujours illustrées d’une des photos de Barbara, et celle-là conviendrait parfaitement – beaucoup mieux que celle qu’elle avait prise le mois dernier du marché de fermiers de St. Jacob. Mais son appareil était dans son bureau, et elle effaroucherait certainement l’oiseau si elle se levait.
Ah, mais le petit BlackBerry rouge de Caitlin était resté sur la table basse. Elle tendit lentement le bras pour le prendre. C’était un modèle un peu différent du sien, mais elle n’eut aucun mal à s’en servir. Elle braqua l’appareil et prit la photo – juste avant que le geai ne s’envole.
Elle sélectionna ensuite l’icône de l’application photo pour vérifier son cliché. Elle put voir l’image en miniature de deux photos – celle qu’elle venait de prendre, et… tiens, une paire d’yeux de personnage de dessin animé, peut-être ?
Non, non, ce n’était pas ça. Elle agrandit l’image et vit apparaître une paire de seins à l’écran.
Mais qu’est-ce que Caitlin peut bien faire avec une photo pareille ? se demanda-t-elle, avant de comprendre que les seins en question devaient être ceux de sa fille.
Et si Caitlin avait pris cette photo, elle l’avait peut-être envoyée quelque part. Barbara ouvrit la boîte des messages sortants, et…
Là : Caitlin avait joint la photo à un texte qu’elle avait transmis à Matt la veille. Ah, mon Dieu !
Caitlin était encore au lit, et étant donné le peu de sommeil qu’elle avait eu ces derniers temps, Barbara n’allait pas la réveiller maintenant. Mais Malcolm n’était pas parti travailler. Le BlackBerry à la main, elle se dirigea d’un pas décidé vers le bureau de son mari. Il tapait sur son clavier, les yeux fixés sur l’écran, avec la musique de Queen en fond sonore. Comme toujours, il ne releva pas la tête quand elle entra.
Barbara réprima son premier réflexe qui était de lui mettre la photo sous le nez en lui disant : « Regarde ! » Après tout, il n’avait pas vraiment besoin de voir sa fille torse nu. Mais elle brandit l’appareil en déclarant :
— Caitlin se prend nue en photo et envoie les images avec son téléphone.
Ce qui réussit à faire lever les yeux de son mari un instant, mais il les rabaissa aussitôt.
— Aucune importance, dit-il. Barbara n’en crut pas ses oreilles.
— Comment ça, aucune importance ? Ta fille – qui vient juste de recouvrer la vue, je te signale – envoie à des garçons des photos d’elle nue, et tu dis que ça n’a aucune importance ?
— Des garçons, au pluriel ?
— Bon, enfin, à Matt. Elle lui a envoyé une photo de ses seins.
Il hocha simplement la tête sans rien dire. Elle était abasourdie.
— Voilà une fille qui veut aller dans une des plus grandes universités, et qui compte travailler plus tard pour une entreprise importante. Les choses qui sont mises en ligne deviennent incontrôlables. Celle-là reviendra un jour la hanter. Malcolm continuait de regarder son clavier.
— Je ne le pense pas.
— Comment peux-tu en être aussi sûr ? Je sais que tu aimes bien Matt – et moi aussi, d’ailleurs. Mais qu’est-ce qui l’empêche de publier cette photo partout sur Facebook ou je ne sais où, si un jour Caitlin et lui ont une rupture qui se passe mal ?
Malcolm se contenta de secouer encore une fois la tête.
— L’époque victorienne est terminée – et il était grand temps. Dans la génération de Caitlin, ils sont nombreux à dire : « Je m’en fiche que tu m’aies vu nu, ou que tu sache que je fume de l’herbe, ou je ne sais quoi encore. »
— Caitlin fume de l’herbe ? dit Barbara, soudain inquiète.
— Pas que je sache, fit simplement Malcolm. Excédée, Barbara lui lança :
— Mais bon sang, Malcolm, c’est de ta fille qu’il s’agit en ce moment ! C’est important. Nous devons traiter cette affaire en tant que parents, et on n’y arrivera pas si tu ne participes pas au dialogue. J’ai besoin de ton… (elle chercha un terme qui pourrait entrer en résonance avec lui)… de ton input là-dessus.
Il jeta un coup d’œil à son plan de travail, avec ses piles de papier géométriquement parfaites et son agrafeuse bien parallèle au bord de son bureau. Il roula légèrement les épaules. Barbara l’avait souvent vu faire ce geste quand il s’apprêtait à passer en mode professoral, le seul qui lui permît de parler longuement. Puis il leva les yeux et croisa très brièvement le regard de sa femme, la suppliant peut-être de comprendre que sa façon d’être ne voulait pas dire qu’il aimait moins Caitlin qu’elle. Puis il se concentra sur un point du mur gris un peu à droite de Barbara et se mit à parler rapidement, comme s’il voulait en finir le plus vite possible.
— Il faut bien voir que toutes ces choses que la société brandissait au-dessus de nos têtes – ah, mon Dieu, il est ivre en public ; doux Jésus, elle a couché avec un garçon ; wouah, il a fumé un joint ; nom d’un chien, il a eu des ennuis avec la police – rien de toutes ces bêtises n’a d’importance, et c’est ce que disent Caitlin et la plupart des jeunes de sa génération. Ils s’en fichent, tout simplement. Ils s’en fichent aujourd’hui, et ils s’en ficheront tout autant quand ce sera leur tour d’être au pouvoir.
Barbara était absolument sidérée, mais elle se garda bien de l’interrompre. Si elle coupait le robinet maintenant, il ne coulerait plus aussi facilement pendant des jours. Et puis, elle devait bien le reconnaître, il y avait du vrai dans ce qu’il disait…
Il poursuivit :
— Quelle est la plus grande crainte que le monde éprouve en ce moment ? Celle de ne pouvoir survivre à l’avènement de Webmind – survivre à l’arrivée d’une superintelligence, survivre après avoir été détrônés de notre position suprême de créatures les plus intelligentes de la planète – survivre à tout cela en conservant intacte notre humanité fondamentale. Mais la façon dont notre génération a vécu sa vie – cachant ce que nous étions vraiment, inquiets de ce que les voisins pourraient apprendre sur nous, nous laissant embarrasser par des peccadilles, vivant dans la crainte d’être stigmatisés pour avoir simplement fait ce que pratiquement tous les autres faisaient – eh bien, comme dirait Caitlin, ce n’est tellement plus ça du tout.
Comme il semblait avoir terminé son discours et regardait de nouveau le dessus de son bureau, Barbara dit :
— Mais… mais ils pourraient la faire chanter.
— Qui ça ?
— Je ne sais pas. Les fédéraux, peut-être ?
— Bon, eh bien, d’abord, Webmind nous a dit que nos BlackBerrys sont sécurisés. Et ensuite, j’aimerais beaucoup voir ce titre dans les journaux : « Le gouvernement américain détient une photo de nu d’une mineure. » En fait, c’est plutôt Caitlin qui pourrait les faire chanter : « Un agent fédéral essaie de faire pression sur une adolescente avec une photo de ses seins. » Essayer de tuer Webmind pourrait ne pas coûter la prochaine élection aux Démocrates, mais se lancer dans la pornographie enfantine les mènerait droit dans le mur.
— De la pornographie ? s’exclama Barbara.
— Ou bien c’est de la pornographie, ou bien ça n’en est pas. Et si ça n’en est pas, qu’est-ce que ça peut bien faire ?
Barbara fronça les sourcils en repensant à l’époque où son mariage avec Frank, son mari précédent, partait à vau-l’eau. Elle avait été mortifiée à l’idée que les gens pourraient découvrir leurs difficultés, et que des étrangers – ou pire encore, des amis ! – pourraient les entendre se disputer.
— Tu as peut-être raison, dit-elle lentement.
— Pas peut-être, répliqua-t-il. J’ai raison. (Il se concentra de nouveau sur le mur derrière elle.) Nous essayons de préserver l’humanité dans cette nouvelle ère qui s’ouvre à nous, et pourtant nous avons passé le siècle dernier à prétendre que nous étions de parfaits petits robots. Eh bien, je ne suis pas parfait. Tu n’es pas parfaite. Caitlin n’est pas parfaite. Et alors ? Tu as divorcé, je suis autiste, elle a été aveugle – qui ça peut intéresser ? Si tu es quelqu’un de bien, cacher ce que tu es vraiment revient à laisser les autres déterminer ta propre valeur. Tu te souviens comme tu as été furieuse quand tu as découvert que tu étais moins bien payée que moi à l’université, simplement parce que tu étais une femme ? C’est uniquement parce que nous avons partagé cette information que tu as pu mener le combat pour l’égalité de traitement sur le campus. Tenir des choses secrètes donne le moyen à d’autres de profiter de ton ignorance, de brandir des menaces au-dessus de ta tête.
— Oui, sans doute. Mais je sens que je devrais faire au moins quelque chose.
— Absolument, répondit Malcolm (et cette fois, il en avait terminé pour de bon car il se remit à taper sur son clavier). Assure-toi qu’elle sait comment se protéger dans les rapports sexuels.
Je continuais d’explorer l’immensité des vidéos en ligne. Certaines nécessitaient d’être visionnées en temps réel, et même, dans certains cas, encore plus lentement, avec de fréquentes pauses pour recharger la mémoire tampon. Ce n’était apparemment pas très efficace de regarder ces vidéos de façon aléatoire : une énorme quantité était de nature pornographique, beaucoup d’autres étaient des films d’amateurs sans intérêt (et un certain nombre appartenaient aux deux catégories). Je me fiais donc en partie au système d’évaluation de YouTube ainsi qu’aux commentaires, et je suivais également les liens postés par des gens qui m’intriguaient.
Par exemple, Shoshana Glick, l’étudiante en communication des primates qui travaillait avec mon ami Chobo, avait un hobby : elle mixait des scènes de différentes émissions de télévision pour les adapter aux paroles de chansons populaires, en leur imprimant généralement une connotation sexuelle. J’étais particulièrement séduit par cette idée de mélanger les créations d’autres personnes, et j’admirais le sens artistique de Shoshana (bien que, à en juger par les commentaires postés en ligne, je ne fusse pas le seul à être incapable de voir l’attrait sexuel existant entre les deux acteurs principaux d’Anaheim, une nouvelle série dramatique sur NBC).
Quand j’eus fini de regarder ses vidéos, je passai à la liste de celles qu’elle recommandait. La plupart avaient été tournées par des amis à elle, mais il y avait aussi un lien vers une ancienne séquence sur YouTube qu’elle trouvait importante. Caitlin et son père avaient récemment regardé Star Trek : le film, et cette vidéo montrait un des acteurs. Je fus assez content de moi d’avoir reconnu l’homme bien qu’il eût trente ans de plus.
La vidéo était simple : deux hommes assis côte à côte sur un canapé. Mais celui de gauche était bizarrement accoutré. Je crus d’abord qu’il portait l’uniforme d’apparat de la police montée canadienne – une veste rouge avec un large ceinturon noir –, mais dès qu’il commença à parler, j’abandonnai cette idée :
— Je suis George Takei, dit-il, et je porte encore mon uniforme de la flotte stellaire.
L’autre homme prit la parole à son tour, en désignant l’étrange coiffe en papier d’étain qu’il portait sur la tête.
— Et moi, je suis Brad Altman, et j’ai un chapeau qui me protège des ondes cosmiques.
Je me rendis compte alors que les deux hommes se tenaient la main.
— Et nous somme mariés, reprit Takei. (Il jeta un coup d’œil à l’étrange couvre-chef d’Altman, et ajouta en riant :) Mon mari a vraiment de drôles d’idées, quelquefois.
Altman reprit :
— C’est la première fois dans l’histoire que le recensement officiel prend en compte les mariages comme le nôtre.
Et Takei :
— Peu importe que vous ayez ou non une licence de mariage en bonne et due forme. La seule chose qui compte, c’est que vous vous considériez comme mariés.
— Montrons à l’Amérique combien nous sommes à nous être unis dans de beaux mariages pleins d’amour, poursuivit Altman.
Et ils expliquèrent ensuite comment remplir le formulaire de recensement.
Quand ils eurent fini, Altman dit :
— Et maintenant, vous vous demandez sans doute pourquoi je porte ce drôle de chapeau…
Et Takei enchaîna :
— Ou pourquoi je porte encore mon uniforme de Star Trek… Eh bien, c’est pour être sûrs que vous écouterez ce message important.
J’avais regardé cette vidéo trois jours plus tôt, mais comme tout le reste, elle restait présente à mon esprit. Je pensais que ces deux-là avaient raison : quand on a quelque chose d’important à dire, il faut le faire d’une façon qui soit visuellement mémorable.
Zhang Bo, le ministre des Communications, entreprit de nouveau la longue marche vers le bureau du Président. Cette fois, il avait été convoqué – et cela signifiait qu’il n’avait pas eu à subir une attente interminable dans l’antichambre jusqu’à ce que Son Excellence soit prête à le recevoir.
— Webmind est un problème, déclara le Président en faisant signe à Zhang de s’asseoir dans le magnifique fauteuil placé devant son bureau en bois de cerisier. Rien que son nom dégage une puanteur occidentale. Et les choses qu’il dit ! (Il désigna le listing posé sur son bureau.) Il parle de transparence, d’ouverture, de liens internationaux. Il est venimeux, conclut-il en secouant la tête.
Zhang avait déjà examiné le résumé auquel le Président faisait allusion.
— Cela démontre l’influence qu’il a subie quand une Américaine l’a aidé à émerger.
— Exactement ! Et d’après nos services de renseignements, il se serait entretenu avec le président des États-Unis ? Il ne m’a pas contacté, mais il le consulte, lui.
Zhang jugea prudent de ne pas faire remarquer que n’importe qui pouvait parler à Webmind à tout moment. Il resta silencieux.
— La dernière fois que j’ai eu recours à la Stratégie Changcheng, vous m’avez exhorté à abaisser le Grand Pare-Feu aussi vite que possible. J’ai accédé à votre requête et j’ai rouvert les vannes. Mais étant donné les déclarations de Webmind, je me rends compte que c’était une erreur. Nous devons absolument isoler notre peuple de son influence.
— Mais, Excellence, il fait partie intégrante de l’Internet. Et comme je vous l’ai dit précédemment, nous avons besoin de l’Internet et du World Wide Web. Ils nous sont indispensables pour le commerce en ligne et les transactions bancaires.
— Vous confondez la fin et les moyens, Zhang. Il est vrai que nous avons besoin de ces capacités économiques – mais nous ne sommes pas obligés d’utiliser pour cela l’Internet existant. C’était de la folie de faire transiter nos transactions financières par une infrastructure internationale contrôlée par les Occidentaux.
Il désigna une table basse en bois laqué. Trois téléphones y étaient posés : un rouge, un vert et un blanc, chacun recouvert d’une cloche en verre. Ils ne comportaient aucune touche.
— Savez-vous ce que sont ces téléphones ? demanda-t-il.
— Je suppose qu’il s’agit des lignes directes avec vos homologues ?
— Exactement. Le rouge est relié au Kremlin, le vert au Kantei et le blanc à la Maison-Blanche. Chaque appareil utilise un canal de communication spécifique mis en place il y a plusieurs dizaines d’années : une ligne enterrée pour parler à mon homologue russe, un câble sous-marin pour mon correspondant japonais et un satellite dédié pour accéder à Washington. Ils sont la preuve concrète que nous pouvons créer un nouveau réseau de communications internationales sécurisées qui ne sera pas pollué par la présence de Webmind. Et pour ce qui est des communications internes à la Chine, nous construirons un réseau séparé que nous serons seuls à contrôler.
— Cela pourrait prendre des années, dit Zhang.
— Oui, et c’est pour cela que, en attendant, nous allons de nouveau mettre le Grand Pare-Feu en place et isoler notre partie du Web de tout le reste, et purger ce qui reste de ce… de cette chose.
— Encore une fois, Excellence, je ne suis pas sûr que cela soit… prudent.
— C’est à moi qu’il revient de porter ce genre de jugement. Votre rôle se limite à me conseiller sur la faisabilité technique de ce que je demande.
Zhang respira profondément et réfléchit un instant.
— Excellence, je vis pour servir. Le gros de l’Internet actuel a été construit dans les années 60 et 70, avec des câbles en cuivre. Votre question revient à demander si la Chine du XXIe siècle, avec un équipement basé sur les fibres optiques et les connexions sans fil, peut faire mieux que les Américains au siècle dernier. La réponse est évidemment oui.
Le Président hocha la tête.
— Eh bien, mettez vos équipes au travail. Dressez les plans. Concevez-le d’une façon totalement différente de l’Internet : pas de paquets de données, pas de routeurs. Il y a forcément eu d’autres concepts envisagés au départ pour l’architecture de l’Internet. Trouvez-les, et voyez si l’un d’eux serait adapté à ce projet.
Zhang résista à l’envie de dire qu’il allait chercher ça sur Google – il craignait que cette forme d’humour ne soit pas appréciée… Il répondit donc simplement :
— Il sera fait comme vous le souhaitez, Excellence. Mais encore une fois, ce que vous demandez va prendre des années.
— Que cela prenne donc des années, mais comme je vous l’ai dit le mois dernier, certains de mes conseillers pensent que le Parti communiste ne peut survivre aux influences étrangères. Ils lui donnent jusqu’à 2050, au mieux. Webmind ne fait qu’exacerber le problème. C’est une menace contre notre santé, et nous devons donc réagir immédiatement et de façon décisive.
— Oui, Excellence ?
— Préparez-vous à réactiver la Stratégie Changcheng. Nous allons renforcer le Grand Pare-Feu. (Il pointa de nouveau le doigt vers le listing posé sur la surface polie de son bureau.) Quand l’infection est rampante, l’isolement est la clé de la solution.