Les mains de Waijeng dansaient au-dessus du clavier avec une aisance qu’il n’avait pas eue depuis des semaines. Il était expert en Perl – la colle universelle du Web – et connaissait des centaines d’astuces. Ici, dans cette salle dédiée au colmatage des brèches, il avait accès à des renifleurs de ports, Wireshark et Traceback, ainsi qu’à tous les autre outils qui font partie de la panoplie du parfait hacker – des perceuses électroniques, des pinces logicielles et des tenailles à sous-programmes.
Cette version du Grand Pare-Feu était beaucoup plus solide que la précédente, et Waijeng était sans doute le seul ici, dans la Salle Bleue, à essayer de le percer. Tous les autres essayaient au contraire de le renforcer. Mais il possédait à présent une ressource supplémentaire qui lui avait fait défaut la dernière fois qu’il avait réussi à franchir la barrière : il avait Webmind en personne comme bêta-testeur. La loi de Linus disait que moyennant un nombre d’yeux suffisant, aucun bug ne pouvait espérer se cacher… et des yeux, Webmind en avait encore plus que le Parti communiste lui-même.
Les doigts de Sinanthrope volaient sur le clavier, et le cliquètement des touches était comme un hymne à la liberté.
Caitlin se sentait précipitée à travers le webspace, fonçant vers la toile de fond chatoyante qui représentait le Webmind chinois. Elle éprouvait une incroyable sensation de vitesse, l’excitation d’être un projectile, une fusée, et… Oui ! Elle sentait presque ses cheveux voler dans le vent ! La voix de Bashira venant du monde extérieur, incroyablement lointaine derrière elle :
— Plus vite ! Plus vite !
Cette course effrénée se poursuivait, et… oui, oui ! Les pixels grossissaient, commençaient à prendre des formes distinctes. Elle s’en approchait bel et bien !
Comme un bruit de tonnerre derrière elle… à côté d’elle… devant elle, et la voix de sa mère :
— Vas-y, Matt, vas-y !
Et maintenant la voix de Matt, à la fois rauque et essoufflée.
— Alors… tu… y… es… ?
Les pixels continuaient de grossir, au point que Caitlin pouvait maintenant en voir certains osciller entre le bleu et le vert en formant des motifs géométriques.
— Non ! cria-t-elle. Il est encore trop loin !
Le tonnerre gronda de nouveau derrière elle, couvert par la voix de Bashira :
— Plus vite, Matt !
L’arrière-plan se rapprochait, les automates cellulaires se transformaient en créatures animées, vivantes… Sa mère :
— Je m’occupe de la porte !
Un claquement de bois, et soudain, la fin des échos, remplacés par… oui ! Des chants d’oiseaux ! De l’air frais sur son visage, et…
Ah, mon Dieu !
La voix de Matt :
— Accroche-toi bien !
Boum boum boum boum boum ! Ça y est presque, ça y est presque, et… un virage à gauche ? Qu’est-ce que… non ! Bon sang !
— Non, non, non ! hurla Caitlin. Il faut que j’aille par là ! ajouta-t-elle en pointant vers la droite une main qu’elle ne pouvait voir.
— Je m’en occupe ! dit Matt d’une voix étouffée par l’effort.
À présent, les automates cellulaires défilaient comme si elle les survolait telle une météorite ricochant sur l’atmosphère – mais le champ de pixels touchait à sa fin : elle allait en atteindre le bord.
— Tourne ! cria Caitlin. Tourne maintenant !
— Presque… dans… la… rue ! répondit Matt. Le défilé continuait…
— Et… voilà ! lança triomphalement Matt.
Encore des secousses, et un basculement… Elle crut un instant qu’elle allait être catapultée hors du fauteuil…
Et soudain, une surface plus lisse, et Matt qui la poussait aussi vite et aussi fort qu’il le pouvait, faisant claquer la semelle de ses baskets sur l’asphalte.
Elle était de nouveau dans la bonne direction, fonçant droit devant elle, tombant, volant… les sensations alternaient sans cesse, mais c’était sans importance : le mur d’automates cellulaires se rapprochait d’elle.
La voix de sa mère, le souffle court :
— Je peux… prendre… le relais… Matt, d’un ton ferme :
— Non, ça va !
Caitlin sentait ses cheveux voler dans le vent de la course…
Deux brefs coups de klaxon – un automobiliste commentant le spectacle de Matt qui la poussait à toute allure dans la rue sur son fauteuil de bureau…
— J’y suis presque ! lança Caitlin, et…
Bam ! Une violente secousse, et elle crut encore qu’elle allait être projetée à terre.
— Désolé ! dit Matt tout essoufflé. Un nid-de-poule ! La course folle continua, et les automates cellulaires grossissaient à vue d’œil, plus distincts, plus vivants. Caitlin avait l’impression qu’elle pourrait presque toucher ce mur vibrant, presque toucher l’Autre, presque… presque… presque…
WOOt !
Wahou !
Contact !
Depuis la mort de sa femme quelques mois plus tôt, le Dr Feng dormait sur le petit canapé de son bureau à l’Institut de paléontologie des vertébrés et de paléoanthropologie. C’était contraire aux règles, naturellement, mais comme tout habitant de la République populaire le savait très bien, il y avait règles et règles… Les agents de sécurité et le personnel d’entretien étaient parfaitement au courant, au point même qu’ils éteignaient parfois la lumière et refermaient doucement la porte de son bureau quand il avait oublié de le faire avant de s’endormir.
Ici, les boîtes étaient remplies d’os fossiles – le mésozoïque à cet étage, le cénozoïque à l’étage au-dessus et le paléozoïque à l’étage inférieur, suivant l’ordre stratigraphique correct. Le Dr Feng n’avait aucun problème avec les morts très anciens. C’était les tout récents qui lui brisaient le cœur. L’idée de rentrer dans sa petite maison vide, le fruit de cinquante ans passés au service du Parti, était plus qu’il ne pouvait supporter. Chaque objet lui rappelait sa femme : les fleurs séchées soigneusement encadrées dans le salon, sa collection de livres de poésie dans la chambre, et même le mobilier en bambou, dont elle avait personnellement choisi chaque élément.
De toute façon, après des années de prospection dans le désert de Gobi, ce bureau poussiéreux était un véritable Hilton à côté des conditions qu’il avait connues.
Comme il le faisait souvent, le Dr Feng se réveilla un peu avant l’aube. Dans l’obscurité, il voyait briller le petit œil rouge clignotant du détecteur de fumée fixé au plafond. Il se redressa lentement dans son lit, les membres engourdis, et alluma la lampe posée sur une étagère. Il était en sous-vêtements, et il se leva pour aller chercher d’un pas traînant sa robe de chambre en soie accrochée à la porte. Elle était rouge vif, avec un dragon doré brodé sur le devant. Bien sûr, en tant que paléontologue, il souscrivait à l’idée que le mythe de reptiles crachant du feu était né de la découverte d’ossements de dinosaures. Sur ces terres, il y avait réellement eu autrefois des tyrannosaures déchirant les flancs de leur proie terrorisée, mais des animaux tels que celui qui s’étalait sur sa poitrine n’avaient jamais existé. Les créatures imaginaires ne pouvaient pas vous faire de mal.
Il s’approcha lentement de son bureau en maudissant ses vieux os, puis il fut amusé un instant de ce qualificatif : le tibia de Yangchuanosaurus posé sur l’étagère était deux millions de fois plus vieux que ceux de ses jambes arthritiques.
Feng agita sa souris et son ordinateur se réveilla : son fond d’écran était une photo de la cascade de Diaoshuilou, où Xiaomi et lui avaient passé leur lune de miel soixante ans plus tôt. Son moniteur avait été récemment remplacé par un écran plus large, et l’image était étirée horizontalement. Feng aurait bien voulu que le jeune Wong Wai-jeng soit encore là. Il n’avait pas son pareil pour résoudre les petits problèmes informatiques… Son remplaçant, un Zhuang taciturne, semblait considérer chaque demande comme un affront personnel.
Feng n’avait aucun goût pour toutes ces innovations informatiques – il n’allait jamais voir de vidéos sur Youku, il ne racontait pas sa journée sur Douban et ne visitait pas les groupes de discussion sur QQ. Par contre, comme tant de gens ces derniers temps, il avait appris à communiquer avec Webmind, et celui-ci, bien sûr, était toujours disponible, même pour des vieillards tristes, même aux heures glauques du petit matin.
Bonjour, tapa Feng avec deux doigts. Et il ajouta une petite blague : Quelles grandes découvertes avez-vous faites récemment ? Vous avez trouvé le remède à d’autres maladies ? Démontré de nouveaux théorèmes ? Apporté la preuve de nouvelles conjectures ?
Oui, répondit aussitôt Webmind. J’ai prouvé qu’il existe une vie après la mort.
Sidéré, Feng resta longuement immobile. On n’entendait que le tic-tac de l’horloge.
Êtes-vous toujours là, Dr Feng ? J’ai dit que j’avais prouvé l’existence d’une vie après la mort.
Feng tapa enfin : Comment ?
Il existe des capteurs suffisamment sensibles pour détecter la présence des disparus. On les a utilisés à d’autres fins, mais après les avoir réglés sur la bonne fréquence, le reste a été très facile.
Feng n’en croyait pas un mot, mais pourtant : Et vous êtes donc entré en contact avec les morts ?
La vie et la mort sont des termes tellement arbitraires, vint la réponse. Il y a ceux qui affirment que je ne suis pas vivant – tandis que d’autres essaient de me tuer. Mais effectivement, je suis à même de contacter les morts.
Feng avait beau être vieux, il aimait à penser qu’il n’était pas un imbécile. Êtes-vous capable de me le prouver ?
Certainement. Je peux vous mettre en rapport avec votre épouse.
Feng regarda fixement l’écran. Son cœur s’était mis à cogner dans sa poitrine. Selon une expression toute faite, on était censé se pincer pour vérifier qu’on ne rêvait pas, mais il était parfaitement capable de distinguer le rêve de la réalité. Il tapa quelques mots pour indiquer son incrédulité.
J’établis le canal de communication, fut la réponse, puis : Jiao, mon amour, tu vas bien ?
Feng ne put s’empêcher de taper : Xiaomi ?
Oui, c’est bien moi. Et je t’attends.
Il secoua la tête. C’était trop, c’était de la folie, mais…
Mais Webmind avait trouvé le remède contre le cancer, il avait résolu l’hypothèse de Riemann et démontré la conjecture de Hodge. Pourquoi pas ça ? Pourquoi pas ?
Pardonne-moi, tapa-t-il, mais il me faut une preuve.
Ah, toujours aussi sceptique… Tu me manques tellement, mon bwana.
Il regarda fixement les mots. Oui, elle l’avait appelé ainsi autrefois – un petit clin d’œil : il était comme un chasseur de gros gibier, même si le gibier en question était mort depuis cent millions d’années. Mais cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait plus utilisé ce surnom, car il jouait essentiellement un rôle d’administrateur depuis les années 90. Il était absolument certain de ne l’avoir jamais mentionné dans un document, et il ne voyait pas non plus comment Xiaomi aurait pu le faire.
Mais… la vie après la mort ! Si seulement c’était vrai, si seulement c’était possible, si seulement sa Xiaomi, si belle et si douce, avec son rire si musical, existait encore…
Les mots apparurent de nouveau : Je t’attends.
Il pencha la tête avec une grimace désabusée : Il ne devrait plus y en avoir pour très longtemps, écrivit-il.
La réponse de Xiaomi apparut quelques secondes après : Cela pourrait prendre encore des années. Je sais que tu souffres physiquement, et aussi moralement. Une pause, comme si elle attendait une réponse. Mais comme il était d’accord avec elle, il n’avait rien écrit. Un instant plus tard, une question apparut : Alors, pourquoi attendre ?
Son cœur continuait de battre irrégulièrement. À son âge, la moindre excitation était difficile à supporter. Que voudrais-tu que je fasse ?
Les mots apparurent aussitôt : Viens à moi. Rejoins-moi. Tu me manques autant que je te manque.
Mais comment faire ?
Ici Webmind, pardonnez-moi d’intervenir. Souvenez-vous de ce qui s’est passé ici le mois dernier, quand ce jeune informaticien s’est jeté du balcon. Il a survécu, bien que paralysé. Mais j’ai vu votre dossier médical, Dr Feng : une chute similaire ouvrirait l’accès qu’il vous faut.
Feng secoua doucement la tête.
Votre femme vous attend, ajouta Webmind. Ainsi que la fin de toutes vos souffrances.
Il regarda le cadran de l’horloge : 6:12. Les femmes de ménage devaient être parties, et le garde ne devrait repasser pour sa ronde que vers sept heures.
C’est de nouveau moi, apparut dans la fenêtre de messagerie. Xiaomi. Viens à moi. Tu me manques tellement.
Feng se sentit pris de vertige. Il essaya de rester en contact avec la réalité en regardant autour de lui : les fossiles, les livres, les revues, les diplômes et les photos de lui en compagnie de membres du Parti et des grands noms de la paléontologie venus lui rendre visite au fil des décennies.
Quand il baissa de nouveau les yeux vers l’écran, les mots Je t’attends avaient été ajoutés, et ils furent aussitôt suivis de : S’il te plaît.
Feng se leva lentement et sentit une douleur fulgurante dans sa hanche droite quand il pesa de tout son poids dessus, comme si son corps l’exhortait à accéder à la requête de sa femme.
Il sortit du bureau et se dirigea d’un pas traînant vers l’escalier métallique menant à la galerie du deuxième niveau, un vaste ensemble de vitrines surplombant le rez-de-chaussée où étaient exposés les squelettes de dinosaures. Dans cette partie de la galerie, on pouvait voir l’extrémité du long cou du sauropode, tandis qu’à l’autre bout l’hadrosaure Tsintaosaurus se dressait sur ses pattes arrière – un détail incorrect, comme ils le savaient maintenant – et pointait sa gueule à travers l’ouverture. La galerie était faiblement éclairée – on ne laissait que quelques lampes allumées la nuit – et les squelettes étaient des ombres menaçantes.
L’ouverture était entourée d’une rambarde métallique. Feng s’était tenu là lorsque Wong Waijeng l’avait escaladée et s’était jeté dans le vide pour tenter d’échapper à la police. Cette fois, ce serait une évasion d’un autre genre : il allait échapper à la solitude et à la souffrance. Et si Xiaomi l’attendait réellement…
Il portait encore sa robe de chambre ornée d’un dragon. Il eut l’envie soudaine d’en défaire la ceinture afin qu’elle se déploie comme des ailes quand il tomberait. Naturellement, cela ne ralentirait pas sa chute – mais il éprouvait un certain plaisir à l’idée que, lorsqu’il tomberait au milieu des dinosaures à plumes de la province du Liaoning, pendant un bref instant, un dragon aurait vraiment volé…
Au-dessous de lui, un allosaure affrontait un stégosaure dont la queue hérissée de pointes était recourbée dans un effort pour éventrer son agresseur carnivore.
Quand Waijeng avait été poursuivi par les policiers, il avait rapidement escaladé cette barrière constituée de tubes métalliques qui formaient comme les barreaux d’une échelle. Feng n’avait pas son agilité, et c’est péniblement qu’il les gravit un à un, grimaçant de douleur à chaque fois qu’il devait plier le genou. Il réussit enfin à se percher en haut, ses maigres jambes ballantes au-dessus du précipice et ses poings serrés sur le tube blanc.
Tu me manques tellement, avait dit Xiaomi.
Je t’attends, avait-elle dit.
Viens à moi…
Webmind avait sans aucun doute raison : il ne pourrait survivre à une chute de dix mètres. Ses os étaient aussi cassants que les fossiles avant qu’on les traite à la résine.
Il inspira profondément, puis il bascula en avant, les bras écartés, les yeux fermés, tombant – et volant – dans les bras de son épouse aimante.