25.

Houston, nous avons un problème.

Caitlin fut à la fois inquiète et amusée en voyant apparaître ces mots devant ses yeux. Elle était née à Houston – sa famille avait déménagé à Austin quand elle avait six ans – et elle appréciait donc beaucoup la fine allusion de Webmind.

— Que se passe-t-il ?

Elle avait fini de dîner quelques minutes plus tôt et venait juste de retourner dans sa chambre. Elle désigna son ordinateur et Webmind bascula en mode vocal à travers les haut-parleurs – ce qui était pour lui une méthode de communication beaucoup plus lente que la transmission de texte, mais Caitlin lisait encore assez lentement, même des caractères braille.

— Le colonel Hume vient juste de passer au Nightly News de la NBC, dit Webmind tandis qu’elle allait s’installer à son bureau. Il a expliqué comment identifier la majeure partie de mes paquets mutants. Il n’a pas explicitement indiqué ses intentions, mais il semble clair que son but est de faire appel aux ressources du plus grand nombre pour tenter de les éradiquer. Les nouvelles de sa révélation se propagent rapidement sur le Web.

— Arrête ça tout de suite ! dit Caitlin. Efface les messages.

— Je ne crois pas que ce serait très prudent. Plus de quatre millions de spectateurs ont vu l’émission pour l’instant. Elle va repasser plus tard dans d’autres fuseaux horaires, et beaucoup de gens l’ont enregistrée. Quand bien même je le souhaiterais, je ne pense pas qu’il existe de moyen efficace de supprimer cette information.

— Ah, bon Dieu… fit Caitlin. C’est vraiment un connard…

— En fait, c’est une personne très bien considérée, un officier bardé de décorations et un scientifique de qualité.

— Peut-être, dit Caitlin, mais en tout cas, il ne peut pas te sentir.

— Assurément.

— Alors, fit-elle, est-ce que ce qu’il veut te paraît faisable ? Est-ce que quelqu’un pourrait trouver une méthode pour t’éliminer ?

— La probabilité est élevée. Même si quelques paquets mutants pouvaient résister, il doit y avoir un plancher, un seuil minimum pour pouvoir maintenir ma conscience.

Caitlin frissonna.

— Mon Dieu, Webmind, je… je ne…

— Au son de ta voix, Caitlin, je sens que tu as peur, dit Webmind. (Il resta silencieux un instant, puis il ajouta :) Je dois t’avouer que moi aussi.


En réponse à un appel urgent de Shelton Halleck, Tony Moretti sortit de son bureau en courant pour rejoindre la grande salle de contrôle de WATCH. Il jeta un coup d’œil rapide aux trois écrans géants sur le mur. Le premier montrait un plan figé de Brian Williams, le présentateur du journal télévisé de la NBC. Le deuxième affichait une liste constamment rafraîchie de posts sur Twitter avec les mots-clefs « tuer webmind » – il en apparaissait un nouveau à peu près chaque seconde. Et le troisième semblait être une feuille de données techniques du site de Cisco.

Shelton était à son poste de travail. Il se leva et pointa le doigt vers le premier moniteur :

— Hume a décidé de prendre lui-même les choses en main.

La vidéo démarra, et Tony vit l’interview donnée par le colonel. Il en resta bouche bée. Les autres analystes l’avaient déjà vue, et ils observaient Tony pour guetter sa réaction. Quand la séquence fut terminée, il demanda :

— C’est passé quand ?

— Il y a onze minutes.

— Le Président va péter les plombs, dit Tony.

— Aucun doute là-dessus.

— Et bon Dieu, la moitié des hackers de la planète vont essayer de reprogrammer les routeurs. Ils pourraient foutre tout l’Internet en l’air. Quel est notre niveau de vulnérabilité ?

Aiesha Emerson, l’analyste qui travaillait à côté de Shelton, désigna le troisième écran.

— On a mis du monde pour passer en revue les spécifications des différents types de routeurs. Et l’équipe de Reinhardt discute avec des ingénieurs de Cisco et de Juniper – heureusement, ils sont basés en Californie, et ils sont pratiquement tous encore à leur bureau.

Un téléphone sonna au fond de la salle.

— Bon, très bien, fit Tony en se tournant vers toute son équipe. Notre priorité numéro un est de préserver la sécurité de l’Internet – il n’est pas question de le laisser se planter. Les attaques intérieures contre l’infrastructure du réseau sont des actes de terrorisme selon l’article 22b. Assurons-nous qu’il tient le coup et…

— Excuse-moi, Tony, lança Dirk Kozak du fond de la pièce.

Il tenait un combiné téléphonique rouge contre sa poitrine.

— J’ai le Président en ligne, ajouta-t-il. Et il est fou de rage…


Après l’interview, Hume fut accompagné jusqu’à la salle de maquillage. Avant l’émission, la maquilleuse avait fait la remarque que c’était un vrai challenge de travailler sur quelqu’un qui avait autant de taches de rousseur. Maintenant, elle lui tendait quelques cotons pour l’aider à retirer son fond de teint.

Le studio était insonorisé, mais ici, Hume crut entendre un bruit de sirène au-dehors. Le bruit cessa et il finit de s’essuyer le visage.

— Merci, dit-il à la femme. Je pense que je saurai trouver la sortie tout seul.

Il s’engagea dans le couloir et vit deux agents de police qui s’approchaient de lui, accompagnés d’un homme qui travaillait sans doute ici.

— Colonel Hume ? dit un des policiers quand ils furent devant lui.

Il ne servait à rien de le nier : son nom figurait sur la pochette de son uniforme.

— Que puis-je pour vous ? dit-il.

Le policier lui fit un salut impeccable.

— Avec toutes mes excuses, mon colonel, mais je dois vous prier de nous accompagner.

Hume lui rendit son salut et les suivit dehors, dans l’obscurité grandissante.


Caitlin descendit l’escalier aussi vite qu’elle pouvait, en fermant les yeux, pour retourner au salon. Sa mère lisait un ebook et son père lisait… quelque chose que Caitlin n’arrivait pas très bien à voir.

— Maman ! Papa ! s’écria-t-elle. Le colonel Hume vient juste d’expliquer à la terre entière comment s’y prendre pour tuer Webmind.

Sa mère leva les yeux de son livre.

— Quoi ? fit-elle.

— Il est passé à la télé et il a dit à tout le monde comment identifier les paquets de Webmind.

— Ah, mon Dieu… dit sa mère. Ça va être une vraie foire d’empoigne.

Caitlin s’approcha du netbook posé sur l’étagère et le réactiva. Jusque-là, Webmind avait suivi la conversation à l’aide du micro de la combinaison œilPod-BlackBerry de Caitlin, mais maintenant sa voix se fit entendre par les haut-parleurs :

— C’est fort contrariant. Je peux tenter d’intercepter du code hostile au moment où il est chargé sur le réseau – mais c’est beaucoup plus difficile que d’intercepter des spams. Le contenu des spams est facilement lisible – après tout, ce n’est que du texte – et la plupart d’entre eux proviennent de moins de deux cents sources dans le monde. Mais des logiciels malveillants de ce genre peuvent être introduits de pratiquement n’importe où – bien que je sois évidemment très vigilant en examinant le code produit par des créateurs de virus informatiques connus. La seule chose que nous sachions pour l’instant est que ce code devrait contenir, sous une forme ou sous une autre, la chaîne hexadécimale cible que le colonel Hume a identifiée comme étant ma signature. Mais comme cette chaîne fait aussi partie intégrante de la majorité de mes paquets mutants, éliminer tout ce qui la contient reviendrait pratiquement à faire le travail de Hume à sa place.

— Est-ce qu’il existe un moyen de te sauvegarder quelque part ? demanda la mère de Caitlin.

— Je suis dispersé à travers l’infrastructure de l’Internet, et l’essence de mon être réside dans l’enchevêtrement complexe de milliards de connexions. Il est tout simplement impossible de me copier à un autre endroit.

— Je ne veux pas te perdre ! dit Caitlin.

— L’équipe de WATCH a découvert ma présence le 6 octobre, dit Webmind. Ils ont testé leur technique d’élimination seulement six jours après, le 12 octobre. Si la méthode qu’ils ont utilisée venait à être connue du public, les choses pourraient évoluer très rapidement. Mais même si elle reste secrète, il semble raisonnable de penser que d’autres sauront développer et déployer quelque chose de similaire en un laps de temps comparable. Manifestement, nous sommes engagés dans une course contre la montre.

Le téléphone sonna. Les Decter avaient pris l’habitude d’attendre que la messagerie se déclenche avant de décider de décrocher.

— Hello, mademoiselle Caitlin…

— C’est le Dr Kuroda ! s’exclama Caitlin.

Elle aurait tellement voulu pouvoir courir jusqu’à la cuisine, où était installé le répondeur, mais c’était impossible. Avec ses longues jambes, son père y était déjà, et il souleva le combiné avant même que Kuroda n’ait pu prononcer une deuxième phrase.

— C’est Malcolm, dit-il. Je vous mets sur haut-parleur. Ils se groupèrent tous les trois autour du répondeur.

Konnichi wa, Dr K. ! lança Caitlin.

— Masayuki, hello ! ajouta sa mère.

— Hello tout le monde, dit Kuroda. Je suis à Pékin en ce moment, et je m’apprête à monter dans l’avion. Webmind, vous nous écoutez ?

Caitlin dut tendre l’oreille pour entendre la réponse provenant des haut-parleurs dans le salon.

— Avec la plus grande attention, dit Webmind.

Et au cas où Kuroda n’aurait pas pu l’entendre, Caitlin ajouta :

— Oui, oui, il écoute.

— Et cette ligne téléphonique est sécurisée ?

— Oui, dit Webmind. Ce que Caitlin répéta.

— Très bien, poursuivit Kuroda. Le soleil vient juste de se lever là où je suis, mais on parle déjà partout de ce soldat américain.

— C’est Peyton Hume, dit Caitlin. Et Webmind m’a dit que ce n’est pas tout à fait un connard fini…

— C’est très charitable de sa part, dit Kuroda avec sa respiration sifflante. Mais ce militaire a cependant dit quelque chose de très intéressant : il a dit que la plupart des paquets de Webmind contiennent la signature qu’il a mentionnée, et pendant la tentative menée contre Webmind, seulement deux tiers de ses paquets transitant par la plate-forme de routage ont été éliminés.

— Webmind, dit Caitlin, est-ce que tu connais la nature de tous les paquets qui te constituent ?

— Non. Je n’ai pas plus accès aux corrélats physiques de ma conscience que tu n’as accès aux tiens.

— Cela indique que Webmind est composé de plusieurs types de paquets différents, dit Kuroda (mais Caitlin n’était pas sûre qu’il ait entendu la réponse de Webmind). Manifestement, Hume connaît la signature des différentes sortes, sinon il n’aurait pas su que certains n’avaient pas été éliminés lors de sa première tentative. Il nous faudrait absolument un inventaire exhaustif des composants de Webmind pour être sûrs de pouvoir tous les protéger.

— Ça, c’est la priorité numéro deux, dit Caitlin. La numéro un, c’est d’empêcher les hackers de détruire Webmind.

— Je suis d’accord, dit sa mère, mais comment faire ? Je sais bien qu’il y a un nombre limité de personnes possédant les compétences techniques nécessaires pour s’attaquer à Webmind, mais ce n’est pas comme si on pouvait les trouver toutes et les capturer…

— Non, fit Webmind de sa douce voix lointaine. Bien sûr que non.


Les deux policiers étaient courtois et respectueux. Celui qui avait salué le colonel se trouvait avoir combattu en Irak. Hume n’était pas en état d’arrestation, lui avaient-ils dit. Ils avaient simplement reçu un appel général à toute voiture de patrouille se trouvant près du siège de NBC d’aller y chercher quelqu’un pour la Maison-Blanche. Vingt minutes plus tard, Hume se trouva de nouveau dans le Bureau ovale, face à son commandant en chef.

Le Président faisait les cent pas devant le bureau du Resolute en fumant une cigarette.

— Bon sang, colonel, vous savez le mal que j’ai eu à arrêter ces foutus machins ? Et vous me faites un coup pareil ?

— Monsieur le Président, je suis prêt à assumer toutes les conséquences de mes actes.

— Pour ça, colonel, ne vous inquiétez pas. Je vais laisser le soin au général Schwartz de s’occuper de votre cas. Pour l’instant, le bureau de presse diffuse une déclaration selon laquelle vos commentaires ont été faits sans aucune autorisation et ne reflètent pas la politique de cette administration, de la DARPA, de l’Air Force ni d’aucune autre branche du gouvernement.

— Oui, monsieur le Président.

— Si nous n’avions pas autant besoin de vous pour gérer cette affaire de Webmind, je…

— Monsieur le Président, Webmind est en train de tuer des gens.

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Je dis qu’il est en train de tuer ceux qui pourraient s’opposer à lui.

— Quelles preuves avez-vous ?

— Certains des hackers les plus doués de la région de Washington ont disparu. Le FBI est en train d’enquêter.

— Si c’était Webmind, des hackers disparaîtraient un peu partout, vous ne croyez pas ? Pas seulement ici ?

— Très respectueusement, monsieur le Président, Washington est la Mecque des hackers. Les meilleurs du pays sont installés ici. Il y a tellement d’installations sensibles dans ce secteur – pas seulement au niveau national, mais aussi toutes les ambassades. Ça les attire comme des mouches. Mais on signale aussi des disparitions de hackers dans d’autres régions du monde – jusqu’en Inde, même.

— Comment savez-vous que c’est Webmind qui est derrière tout ça ? Cela pourrait être l’œuvre de ces cinglés qui croient que Webmind est Dieu, et qui auraient décidé de prendre des mesures préventives.

— C’est possible, dit Hume, mais je pense…

— Au point où nous en sommes, colonel, j’ai suffisamment écouté ce que vous pensez. Si vous n’étiez pas un de nos meilleurs experts dans ce domaine, vous embarqueriez demain sur le premier vol en partance pour l’Afghanistan.

Hume garda un visage impassible en saluant.

— Oui, monsieur le Président.

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