Acte 2

Oh, vous me faites tant de mal,

Tant de mal, tant de mal !

Rien, rien.

J’ai cru mourir… Mais cela passe vite.

Madame Butterfly

33. Reine de la nuit

Elle ouvrit les yeux. Il faisait noir.

— Qui est là ?

— Chut !

— Madeleine, c’est toi ?

— Oui.

— Tu m’as fait peur !

— Ne parle pas si fort, Chris. Qui voulais-tu que ce soit ?

— Qu’est-ce que tu fais dans mon lit ?

— Chut… Ça ne te dérange pas si je dors ici, cette nuit ?

— Non.

— Merci, sœurette. Je t’aime, tu sais… Fais-moi un bisou… Tu peux te rendormir, maintenant.

— Pourquoi tu veux dormir ici ?

— Disons que ça faisait longtemps qu’on n’avait pas dormi dans le même lit, toutes les deux, tu ne trouves pas ?… Et que ça me manquait… Pas toi ?

— C’est à cause de papa ?

— Hein ?

— C’est à cause de lui si tu dors ici ?

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Tu ne veux pas qu’il te trouve, c’est ça ?

— Chris…

— Je l’ai vu.

— Quand ?

— L’autre nuit.

— Tu as vu quoi ?

— Je l’ai vu entrer dans ta chambre.

— Chris, à qui d’autre tu en as parlé ?

— À personne !

— Chris, écoute-moi bien : tu ne dois pas en parler à maman, tu m’entends ? Jamais.

— Pourquoi ?

— Arrête de poser des questions, merde ! Et promets-moi, s’il te plaît.

— Je te le promets, Maddie.

— Papa dormait avec moi parce que j’avais fait un cauchemar, c’est tout.

— Qu’est-ce que tu as ?

— Hein ?

— Tu pleures.

— Mais non !

— Alors, si je fais un cauchemar, je peux demander à papa de dormir avec moi aussi ?

— Chris, pour l’amour du ciel… Jamais, tu m’entends ? JAMAIS IL NE DOIT DORMIR AVEC TOI. Promets-le-moi.

— Mais pourquoi ?!

— Promets-le !

— D’accord… d’accord, je promets, Maddie…

— Si tu fais un cauchemar, tu viens me voir, d’accord ?

— D’accord.

— Bonne nuit.

— Bonne nuit, Maddie.


Elle ouvrit les yeux… Pour de bon, cette fois… Elle n’avait pas treize ans, mais trente-deux… La lumière du jour filtrait entre les rideaux et toutes les lampes de la chambre d’hôtel étaient allumées. Le bruit de la circulation à travers les vitres. Elle bâilla. Elle avait affreusement mal au crâne et au ventre. En fait, elle avait mal partout. Comme si un troupeau d’éléphants l’avait piétinée. Elle regarda le plafond un instant — puis elle baissa les yeux.

34. Drame lyrique

???


Ce… ce n’est pas possible… ils n’ont pas… pu faire ça…

Qu’est-ce que… ?


Attends, Chris, attends. Ne regarde pas… ne regarde pas ça, ma vieille… Ou bien ça va te brûler la rétine et tu ne pourras jamais oublier cette image. Ne regarde pas. S’il te plaît.

Mais elle le fit. Elle regarda. Et son esprit se mit à hurler comme un téléphone déglingué. Une ligne directe avec le standard de la folie. Car c’était le seul mot pour qualifier ce qu’elle voyait. Démence. Déraison. Aberration.


Un pas de plus vers la sienne, de folie. Car c’était ce qu’ils voulaient, non ? Il était clair qu’ils ne manquaient pas d’imagination pour parvenir à leurs fins, ils avaient bâti autour d’elle un enfer qu’elle était seule à voir, un cauchemar subtil. En émergeant de son sommeil médicamenteux, elle s’était d’abord sentie vaseuse et elle s’était souvenue d’avoir fait un rêve affreux. Mais, à présent — en voyant les auréoles sur les draps, jaunes et durcies —, elle sut que le cauchemar était on ne peut plus réel. Son regard s’aventura au-delà et elle eut la sensation que son crâne se fendait en deux. Littéralement. Elle ne cria pas, ne pleura pas. Elle fut incapable de proférer un son. Mais son esprit, lui, hurla. Le cadavre d’Iggy… Il gisait entre ses jambes. Les yeux clos, débarrassé de sa collerette, il avait l’air endormi, mais la plaie à son cou ne laissait aucun espoir.

Autour d’Iggy, les draps étaient jonchés d’une montagne de minuscules bouteilles d’alcool décapsulées et vidées dans les draps, de cacahuètes, de canettes de bière vides, de chips et de tout ce que contenait un minibar, ainsi que la poubelle de la salle de bains : tampons démaquillants, cotons-tiges, mouchoirs en papier, cheveux… la vague d’immondices débordait sur ses orteils à elle. Elle les écarta brusquement, les agita comme si des scorpions grimpaient le long de ses jambes.

Elle se mit à trembler et à grincer des dents comme s’il faisait un froid de canard dans la chambre. Au bout de plusieurs minutes, elle sauta hors du lit et se précipita dans les toilettes pour vomir. Mais elle avait déjà restitué tout ce qu’elle avait dans le ventre au cours de la nuit et les spasmes de son ventre vide ne ramenèrent à la surface qu’un peu de bile mêlée de salive.

Elle avait tiré la chasse d’eau et revenait vers la chambre quand, tout à coup, elle fut frappée par la puanteur qui y régnait. Un brouet indéfinissable d’odeurs amalgamées : alcools, sang séché, sperme, vomi, sueur — avec un arrière-plan vaguement chloré. Elle tituba devant cette agression olfactive, fit brusquement marche arrière.

D’abord, se nettoyer de celui qui l’avait souillée

Dans la salle de bains, elle se précipita sous la douche, sans se soucier de la température de l’eau — qui passa du glacial au brûlant —, se savonna et se récura longtemps et partout, passa et repassa dans les endroits les plus intimes, lava ses cheveux avec force shampoing, se rinça puis sortit de la douche pour se brosser les dents avec rage, jusqu’à ce que ses gencives saignent — après quoi elle se gargarisa pendant de longues minutes avec une solution pour bain de bouche antiseptique.

Elle voulait effacer la moindre trace de l’Autre, de ce qu’Il lui avait fait, de ce qu’Il avait laissé sur elle — mais elle savait qu’elle n’effacerait pas ce qu’Il avait laissé en elle

« JE SUIS SÉROPOSITIF. »

La phrase la frappa comme une gifle. Elle se figea. Ses jambes flanchèrent et elle dut se retenir à la vasque. L’avait-il vraiment prononcée ou faisait-elle partie des fantasmes induits par la drogue ?

C’est rien qu’un fantasme, ma vieille, au même titre que le plafond qui montait, la chambre qui changeait de couleur et la clairière…

Non… C’était réel. Elle pouvait encore entendre la voix dans son oreille — la même qu’au téléphone.

Conneries !… Tu étais méchamment dans les vapes, rappelle-toi…

Elle devait faire le test… Elle devait voir son médecin… Elle devait…

Et Iggy ? Qu’est-ce que tu vas en faire ?

Cette pensée-là lui tordit les boyaux. Iggy… Elle ne pouvait pas se balader dans les couloirs avec un chien mort dans les bras ! Et si elle le laissait là, la femme de ménage allait finir par le trouver. Le mettre dans une valise ? Pour aller où ? Il était hors de question de l’abandonner dans une poubelle quelconque, comme un vulgaire déchet. Une pensée l’effleura… Pas besoin de test, pas besoin de médecin, pas besoin de valise non plus… Elle laissa la pensée faire son chemin. Penser à ça, c’était comme de marcher sur un étang à la glace trop mince — mais elle n’avait plus peur. N’ayez pas peur : la phrase ne revenait-elle pas sans cesse dans les Écritures ? Tout à coup, l’évidence fut là. Oui, pourquoi pas ? Après tout, depuis le début de cette histoire, c’était vers cette issue qu’elle s’acheminait, non ? Elle s’assit devant le bureau, détacha une feuille à en-tête de l’hôtel et rédigea un mot. Sa main tremblait si fort que le premier résultat fut illisible. Elle la froissa, le jeta dans la corbeille et recommença. Puis, en refrénant un sanglot, elle se rendit dans la salle de bains, attrapa deux serviettes pliées qui sentaient la lavande et les disposa à côté de la vasque.

Après quoi, elle alla le chercher. Elle eut un haut-le-cœur quand elle passa les mains sous le petit corps sans vie, à la fourrure collée, en prenant soin de soutenir sa tête — elle craignait qu’elle ne se détache du reste.

Iggy dans ses bras, Christine revint vers la salle de bains. Elle le déposa tout doucement dans le bac de la douche, attrapa la poire et ouvrit grand le jet. Elle le rinça longuement, nettoya le sang et les excréments, le shampouina et rinça de nouveau, en essayant d’éviter de regarder la vilaine plaie dans le cou. Le petit chien avait l’air de dormir après avoir pris un bain de mer. Son poil emmêlé et trempé. Elle ferma le jet, l’attrapa comme elle l’avait fait précédemment et le déposa sur la litière de serviettes propres et blanches. Sans qu’elle puisse se l’expliquer, il lui semblait que le blanc était la couleur la plus appropriée à ce moment. Branchant le sèche-cheveux et attrapant un peigne, elle sécha méticuleusement les poils du petit bâtard et le peigna jusqu’à ce qu’il ait retrouvé son aspect normal, son poil fauve bouclé et son museau blanc à la truffe noire. Enfin, elle ramena sa tête vers sa poitrine pour que la blessure disparaisse sous les poils et elle le regarda.

Alors seulement, elle hurla.

Hurla comme une démente. Hurla à la mort.

En se laissant glisser au sol, le dos contre le carrelage, en frappant l’air avec les pieds comme si elle frappait un ennemi invisible.


Elle jeta un regard en bas. Trois hauts étages… Ses jambes tremblaient à cause du vertige. Et pas seulement ses jambes : ses bras, ses mains, son abdomen — qui vibrait comme une peau de tambour. Elle jeta un nouveau coup d’œil et le regretta. Vues d’ici, les rares voitures qui passaient avaient l’air de jouets. Des piétons, elle ne voyait que le crâne, les épaules et les pieds qui avançaient. Les siens posés sur la corniche dominant la place du Capitole, elle se tenait le dos et les fesses collés à la façade, une main à plat sur le mur, l’autre agrippant encore le montant de la porte-fenêtre.

Incroyablement, personne, sur la vaste esplanade, ne l’avait encore repérée, mais cela n’allait pas tarder.

Elle inspira longuement. Qu’est-ce que tu attends ? Saute

Le vent hurlait à ses oreilles ; autour d’elle, la ville vibrait-bourdonnait-trémulait d’énergies et d’appétits de vivre. Combien de personnes pensaient à elle en ce moment — à l’exception de celles qui voulaient la voir sauter ? Quels souvenirs laisserait-elle ? Et à qui ? Le seul compagnon qui lui était indéfectiblement fidèle reposait, mort, dans la salle de bains, où le personnel de l’hôtel et la police le trouveraient après sa chute. Elle avait laissé un mot bref sur le bureau : Iggy sera inhumé à Beaumont-sur-Lèze, au cimetière pour animaux : contacter Claire Dorian.

Elle gémit. Elle se sentit écrasée par un sentiment de solitude si total, si effroyable — au milieu de cette ville de sept cent mille habitants — qu’elle comprit qu’elle allait sauter. Qu’elle allait le faire. Que ce n’était plus qu’une question de secondes à présent, le temps de trouver la dernière once de courage qui lui faisait encore défaut.

Puis la petite voix se fit entendre de nouveau :

SauteMais si tu sautes, tu ne sauras jamais. Ni qui ni pourquoi… Est-ce que tu n’as pas envie de savoir ? C’est vraiment ça que tu veux : mourir sans avoir eu le fin mot de l’histoire ?

Et, pour la première fois de sa vie, avec une lucidité implacable, une clairvoyance nouvelle, elle comprit soudain que cette voix qui parlait en elle depuis des années était celle de sa sœur. Celle de Madeleine… Une Madeleine qui aurait grandi en secret au fond d’elle. Une Madeleine adulte : parfois sentencieuse, souvent exaspérante, exigeant toujours son attention, exactement comme la Madeleine de son enfance. Mais une Madeleine qui lui voulait du bien : la seule personne, peut-être, qui l’aimât vraiment. Et cette personne avait d’autres plans pour sa sœur.


Elle resta un long moment prostrée, les yeux dans le vague, assise les reins contre la balustrade, les pieds dans la chambre.

Quand elle était revenue à elle, qu’elle avait émergé de sa transe, elle avait changé. Elle n’était plus la Christine des jours précédents, celle qui tentait maladroitement de parer les coups et de comprendre, qui avait cherché des soutiens et n’avait trouvé qu’un sans-abri porté sur la bouteille.

Tu n’as pas besoin de soutien. Tu peux y arriver seule, petite sœur. Tu as juste besoin d’une chose : la rage qui brûle en toi.

Oui. Elle s’était rapprochée de la fenêtre en un mouvement de reptation extrêmement précautionneux, ses ongles griffant la surface granuleuse du mur, enjambant la rambarde de pierre, s’était glissée dans la chambre au moment précis où quelqu’un, en bas, sur la place, venait enfin de l’apercevoir et la montrait du doigt.

À présent, elle commençait à ressentir le choc rétrospectif, l’impact intérieur du geste qu’elle avait failli commettre. Elle était transie jusqu’aux os à la fois par le vent glacé traversant sa chemise de nuit et par l’idée qu’elle aurait pu, en cet instant, être étendue sur le trottoir, tous les os brisés et les viscères réduits à une bouillie informe. Mais elle n’en sentait pas moins un courant nouveau de volonté déborder dans ses artères. Ils voulaient sa mort ? Très bien. Parfait. Elle mourrait peut-être — mais il ne fallait plus compter sur son suicide. Ils devraient payer le prix… Quelqu’un qui n’a pas peur de mourir et qui a suffisamment de haine au cœur est un adversaire autrement redoutable. Regardez tous ces connards de kamikazes. Elle avait l’impression que, tout d’un coup, elle voyait tout beaucoup plus clairement. Une transmutation profonde… Elle savait qu’elle était en danger de mort, mais elle s’en moquait, désormais. Ils venaient de commettre une erreur : ils avaient réveillé en elle quelque chose qui dormait depuis longtemps. Sans s’en rendre compte, ses tortionnaires l’avaient endurcie, préparée à ce moment où la force et la rage qui attendaient en elle prendraient le dessus. Ils seraient sans doute parvenus à leurs fins avec quelqu’un de plus faible, de plus manipulable, de plus désespéré — mais elle n’était pas faite de ce bois-là. Elle venait enfin de le comprendre.

Tu es forte, bien plus forte qu’ils croient, bien plus forte que tu le croyais toi-même, petite sœur. C’était une sensation d’une grande pureté : grâce à eux, qui lui avaient ôté tout ce qu’elle possédait, elle n’avait désormais plus rien à perdre.

Comme par sympathie pour son nouvel état d’esprit, un rayon de soleil jaillit entre les nuages plombés et vint illuminer le plancher de la chambre devant elle. Il caressa la moquette rouge d’une poussière d’or et elle s’aperçut qu’il éclairait aussi le panier vide d’Iggy dans un coin. Cette fois, les larmes affluèrent : impossible de les contenir.

Elle les laissa couler — sachant que ce n’étaient pas des larmes de faiblesse.


Elle boucla ses valises et sortit de la chambre. Deux personnes attendaient devant elle à la réception. Quand vint son tour, la réceptionniste fronça les sourcils.

— Vous nous quittez ? Je pensais que vous deviez rester plusieurs nuits… Quelque chose ne va pas ?

— Tout va très bien, répondit-elle. Je rentre chez moi. Les ouvriers ont fait des miracles : tout est réparé. Plus de fuites.

La réceptionniste lui lança un regard circonspect : elle se souvenait que la cliente avait parlé d’un cambriolage et de serrures à changer, la dernière fois.

— Très bien.

— Vous mettrez ça sur le compte de Mme Dorian.

— Oui. Vous avez pris quelque chose dans le minibar ? voulut savoir l’employée.

— Oui. Mettez ça sur sa note aussi.

Elle se mit en marche à travers les rues de Toulouse, en faisant rouler ses valises derrière elle. Elle n’habitait pas si loin et elle n’avait pas envie de prendre le métro. Et le corps d’Iggy ne pesait pas tant que ça. Elle avait tout son temps, désormais.

Très bien tout ça, dit la voix de Madeleine, mais par où on commence ?

Elle le savait, bien sûr. C’était l’évidence même. Il n’y avait qu’une façon de commencer…


À l’aube, il était déjà dans la place. Assis dans sa voiture. L’adrénaline coulait dans ses veines. Après avoir refermé le journal de Mila, il s’était douché, habillé, puis il était descendu se préparer une Thermos de café noir dans la cuisine du rez-de-chaussée. Ensuite, il avait silencieusement quitté le parking de la maison de repos.

Il était tôt dans le monde. Dans toute la région, des milliers de cafetières haut de gamme devaient glouglouter dans des cuisines spacieuses et cossues pour des ingénieurs, des dirigeants et des techniciens qui travaillaient dans l’aéronautique et le spatial, pendant que les petits employés ensommeillés des péages d’autoroute se préparaient à accueillir leurs berlines, leurs coupés sport et leurs 4 × 4 dernier cri. Garé sur la colline, en bordure d’un champ, Servaz sirotait un café fort peu haut de gamme. Il avait vu une lumière s’allumer en bas, dans la maison d’architecte cernée par les brouillards matinaux. Une grande maison moderne qui semblait avoir été dessinée par Mies van der Rohe lui-même : un assemblage de cubes en béton aux lignes horizontales et au toit plat avec de grandes fenêtres rectangulaires et des baies vitrées côté piscine, et même une petite écurie. Des barrières blanches et de la prairie tout autour. La pleine lune veillait sur ce paysage, ronde et joufflue, éternelle, le ciel s’éclaircissait à l’est, les bosquets étaient noirs et les collines d’un bleu encore sombre.

Une silhouette passa derrière la fenêtre éclairée. Servaz braqua ses jumelles dessus. C’était lui… Son pouls s’accéléra. Il était matinal. 6 h 30. Servaz le regarda boire tranquillement son café, en peignoir, assis près de la fenêtre. À l’évidence, il ne s’inquiétait pas d’être observé. Puis il le vit sortir de la pièce et une deuxième fenêtre rectangulaire s’illumina. Pendant une heure et demie, Léonard Fontaine resta assis devant son ordinateur. Le ciel s’éclaircit encore ; le paysage émergea lentement de l’obscurité — comme un décor de théâtre qui s’éclaire progressivement — et Servaz fit marche arrière, sans allumer ses phares, pour dissimuler la voiture derrière un bouquet d’arbres. Il sortit dans le froid très vif et remonta son col. Puis il enjamba une clôture électrifiée et marcha dans la neige qui fondait et l’herbe haute et mouillée jusqu’à l’extrême bord de la colline. Il avait sa Thermos de café avec lui pour se réchauffer, mais il brûlait d’envie de s’en griller une, de sentir la fumée descendre dans ses poumons infectés et avides. Quand il parvint au bord de la colline, le bas de son pantalon était trempé.

À 7 h 28, le soleil apparut enfin et ses pâles rayons rasants caressèrent le paysage gelé, impuissants à réchauffer l’atmosphère. À 8 heures, ils basculèrent par-dessus la colline pour éclairer le fond du vallon et la baie vitrée sur l’avant de la maison s’ouvrit. Servaz vit Fontaine faire quelques pas sur la terrasse en bois, toujours en peignoir, pieds nus malgré le froid. Une nouvelle tasse à la main, il sirotait son café en regardant droit devant lui. Dans la binoculaire de ses jumelles, Servaz voyait la tasse fumer dans sa main. Et de petites lampes briller sur le plancher.

Son café terminé, Fontaine contourna le bassin de la piscine en direction du pool-house. La neige avait été balayée, mais les lattes devaient néanmoins être glissantes et le spationaute marchait prudemment. Il entra dans le petit bâtiment, alluma la lumière et disparut à l’intérieur. Aussitôt, un ronronnement électrique monta dans le vallon et le volet roulant en PVC qui recouvrait l’eau commença de se retirer. Servaz suivait ce spectacle avec la même fascination bizarre qu’un voyeur matant secrètement une jolie femme.

Il ne va quand même pas se baigner

Quand le spationaute ressortit du pool-house, Servaz eut un choc : malgré le froid, Fontaine était nu. Il s’accroupit pour débrancher l’alarme de sécurité avec une clé et, l’instant d’après, il avait plongé et crevé la surface.

Sacré nom d’une pipe

Crawl, dos, papillon. Servaz regarda le spationaute faire des longueurs pendant une bonne heure. L’eau fumait : la piscine devait être chauffée. Le soleil illuminait le vallon, à présent ; une belle matinée d’hiver, claire et froide. Servaz était gelé. Le spationaute émergea finalement de l’eau ; il courut se sécher à l’intérieur du pool-house, puis revint vers la maison en peignoir. Pendant un bon moment, Servaz ne le vit plus. Il en profita pour scruter les alentours à la lumière du jour. Le premier voisin était une ferme à cinq cents mètres de là.

Quand Fontaine réapparut, il portait un gros pull, ainsi qu’une culotte et des bottes d’équitation ; il longea la barrière blanche jusqu’à l’écurie et disparut à l’intérieur. Un quart d’heure plus tard, il ressortait avec une bête magnifique. Servaz l’observa pendant qu’il la sellait puis grimpait dessus avec agilité avant de s’élancer à l’assaut de la colline d’en face. Le flic se fit la réflexion que si le spationaute avait choisi celle où il se trouvait, il aurait foncé droit sur lui bien avant que Servaz ait pu rejoindre la voiture. Un frisson l’électrisa, toutes les fibres de son corps lui disaient que la maison était vide, isolée, et que la cavalcade de Fontaine durerait au moins une trentaine de minutes. Il savait que Fontaine était marié avec des enfants en bas âge, mais tout lui disait aussi qu’il était seul ce matin-là, il n’y avait pas le moindre mouvement, ni la moindre trace d’une présence autre que la sienne. La tentation était grande de descendre faire un tour, mais, d’une part, il ignorait combien de temps Fontaine serait absent, d’autre part, il laisserait des traces dans la neige.

Sauf s’il garait sa voiture devant la porte… Fontaine verrait que quelqu’un était venu et reparti en son absence, mais il n’aurait aucun moyen de savoir qui. Un homme public comme lui devait recevoir des visites.

Hésitant, il passa en revue la maison plongée dans le silence et l’immobilité ; il ne vit rien qui ressemblât à un système d’alarme — pas même un projecteur sur la façade, au niveau du toit, déclenché par un capteur de mouvement. Personne en vue non plus. Il était parfaitement conscient que, s’il entrait dans cette maison sans réquisition (les flics appelaient ça une « mexicaine ») et qu’il se faisait surprendre, c’en était fini de sa carrière. Autant se trouver tout de suite un boulot de vigile… Il pouvait se contenter, dans un premier temps, de frapper à la porte. Ça n’engageait à rien. Il retraversa le champ saturé de neige jusqu’à la voiture, se mit au volant et démarra en douceur. Il descendit lentement la route en pente jusqu’à l’endroit où l’allée, à l’arrière de la maison, la rejoignait à la hauteur de deux chênes, remonta celle-ci et coupa le moteur devant le perron.

Et maintenant, quoi ?

Et si sa femme et ses gosses étaient en train de dormir à l’intérieur ? Que dirait-il ? Qu’il soupçonnait l’homme avec qui elle était mariée d’être un monstre ? Un dangereux malade ? Il descendit de voiture. Leva les yeux vers les collines. Considéra encore une fois le paysage gelé. Son haleine s’élevait, blanche, dans l’air froid. Son pouls battait un tout petit peu plus vite. Il grimpa les deux marches en béton. Sonna. Pas de réponse. Son pouce pressa de nouveau le bouton de Bakélite. Rien ne bougea. La porte le narguait. Tout comme le silence à l’intérieur de la maison. Un corbeau croassa derrière lui dans un arbre, le faisant sursauter.

Vas-y. Fais-le. Prouve-toi que tu es vivant, que tu en as encore dans le ventre…

Il y a longtemps, il avait appris d’un voleur comment ouvrir une serrure en trente secondes. Celle-ci avait l’air d’un modèle des plus courant. Il pouvait cependant y avoir des détecteurs de mouvement à l’intérieur de la baraque. Si Fontaine avait quelque chose à cacher, il ne l’aurait certainement pas laissé dans un endroit aussi accessible. Et puis, que s’attendait-il à trouver ? Il n’aurait pas le temps de fouiller dans son ordinateur, de toute façon. Ni dans ses dossiers. Servaz regarda de nouveau la serrure : elle paraissait neuve. Tant mieux. L’oxydation et la saleté auraient pu gripper le jeu des goupilles.

Qu’est-ce que tu cherches à prouver ? Il revint vers la voiture, ouvrit la portière côté passager et se pencha sur la boîte à gants. En ressortit un trousseau d’une dizaine de clés enroulées dans un chiffon. Il ne s’agissait pas de banales clés, mais de clés dites « de frappe », utilisées par les cambrioleurs pour crocheter les serrures à goupilles. Logiquement, il aurait fallu un passe différent pour chaque marque existante, mais une dizaine de modèles suffisaient pour ouvrir plus de la moitié des serrures sur le marché. Servaz se mit au travail. À la huitième clé, il n’avait toujours pas trouvé l’ouverture et il avait les mains moites, le visage couvert de sueur. La neuvième glissa entre ses doigts humides mais elle répondit favorablement. Quand il l’eut introduite en position de repos, il donna un coup sec dessus avec le plat de la main et la fit tourner aussitôt. Bingo. Le battant s’ouvrit sur un couloir silencieux.

Il regarda sa montre : une quinzaine de minutes s’étaient écoulées depuis que Fontaine s’était élancé sur sa monture.

Les murs du long couloir, en béton ciré gris du plus bel effet, étaient parfaitement nus. Le sol, anthracite, était magnifique. Il n’y avait pas de meubles. Ni de détecteur de mouvement apparent… En passant, Servaz aperçut une salle de bains minimale sur sa droite, avec une douche italienne entre deux minces parois de verre, un sol de galets et une vasque qui semblaient sortir tout droit d’un catalogue de décoration. Tout, ici, était brut, épuré, élémentaire, réduit à sa plus simple expression.

Il continua d’avancer le long du couloir. S’immobilisa. Cessa pendant un instant de respirer. Une gamelle… Vide. Grande… Grande gamelle = grand chien, se dit-il. Il sentit une sueur glacée lui descendre le long du dos : il avait horreur des chiens. Et des chevaux. Il pouvait encore faire demi-tour… Il s’avança dans le grand séjour haut de plafond. Le salon confirma la première impression : du blanc et du noir, de grandes toiles abstraites aux murs, un bureau moderne devant une petite bibliothèque, un grand écran plasma au-dessus d’une tout aussi grande cheminée murale au bioéthanol — dont les flammes dansaient sur un lit de galets… La piscine était visible au-delà de la baie vitrée. Une porte sur la droite. Servaz aperçut un grand lit. Pas d’alarme… Mais un chien… Où était-il ? Il demeura un instant immobile au milieu de la pièce. Des marches ajourées en bois blond, comme suspendues dans l’espace, grimpaient vers une mezzanine ; la mezzanine surplombait une cuisine américaine. Il suivit les marches des yeux…

Et le vit.

Un molosse. Quelle race, il l’ignorait — mais le faciès massif, le museau court, les babines épaisses du chien endormi ne laissaient pas le moindre doute : il appartenait à la catégorie des molossoïdes, dont le nom — Servaz le savait — venait de la tribu grecque des Molosses, qui offrit à Alexandre le Grand un chien capable de mettre un lion en pièces. Pitt-bulls, rottweilers, bouledogues et autres saletés aux mâchoires d’acier et aux petits yeux mesquins et féroces. Il se sentit devenir très froid à l’intérieur. L’animal dormait au bord de la mezzanine ; sa gueule écrasée sur le sol, surplombant le séjour. Eût-il ouvert les yeux qu’il aurait embrassé la pièce du regard et découvert du même coup l’intrus qui s’y trouvait. Servaz sentit sa gorge s’assécher. Il n’avait plus une seule goutte de salive dans la bouche.

Va-t’en d’ici, reprends ce couloir en sens inverse… maintenant…

Le moindre bruit suspect et l’animal se réveillerait. Et Fontaine pouvait apparaître d’un instant à l’autre. Dégage ! Le bureau. Il se dirigea vers lui à pas de loup : un tas de paperasse sans intérêt posé près de l’ordinateur — éteint. Il jeta un coup d’œil au monstre endormi là-haut. Ouvrit les tiroirs aussi silencieusement que possible. Un par un. Souleva les papiers. Factures, quittances, courrier… Rien ! Il se tourna vers les livres, en tira quelques-uns, les remit en place. Incroyable, le clébard ne bronchait pas : tu parles d’un chien de garde ! Servaz l’entendait même ronfler légèrement ! Sa tête à lui bourdonnait — comme les baffles d’un ordinateur quand un autre appareil électrique est à proximité. Il avait la sensation que tout son sang descendait vers ses jambes. Sors d’ici ; tout de suite ; ça ne sert à rien… Il fit rapidement le tour de la cuisine : un grand réfrigérateur métallisé, des plaques à induction, des placards transparents, un calendrier des Postes. Entra ensuite dans la chambre. Une lithographie érotique sur le mur. Une commode. Une épaisse descente de lit bouclée. Des placards. Il les ouvrit. Une penderie. Il écarta des vestes, des chemises. Essuya ses mains sur son pantalon : elles étaient de plus en plus humides — il ne devait surtout pas laisser de traces. Ses mains rencontrèrent plusieurs uniformes avec des épaulettes ; il y avait une casquette de pilote sur une étagère juste au-dessus : comme la plupart des spationautes, Fontaine avait été pilote de chasse et chef d’escadrille avant d’intégrer l’Agence spatiale.

Il se tourna vers le lit, la table de nuit. Un livre.

Servaz s’approcha.

Son sang s’épaissit dans ses veines comme une sauce en train de figer : le livre s’intitulait La Perversité à l’œuvre, le harcèlement moral dans l’entreprise et le couple. Servaz fixa longuement la couverture, qui représentait des nœuds de fil de fer barbelé.

Là, sur la table de nuit. Nullement caché. Un livre qui pouvait être utile à ceux qui cherchaient à se protéger des pervers — mais aussi aux pervers eux-mêmes.

Il éprouva l’étrange sentiment de puissance que ressent un enquêteur quand il touche au but. Et, en même temps, la panique commença à le gagner. Sa montre. Vingt-cinq minutes : cela faisait vingt-cinq minutes que Fontaine était parti sur son cheval ! Dégage, déguerpis : tout de suite ! Brusquement, un son strident déchira le silence et il sauta en l’air comme si on avait fait exploser un pétard à ses pieds. Le téléphone ! La sonnerie insista, puis le répondeur se déclencha dans le salon. Une voix synthétique invita à laisser un message après le bip, suivie d’une voix de femme tendue : « Léo, c’est Christine. Il faut que je te parle. Rappelle-moi. »

Qui était Christine ? Sa prochaine victime ?

Le chien : la sonnerie du téléphone avait dû le réveiller… Va-t’en d’ici. Il revenait d’un pas hésitant vers le séjour quand une vibration sous ses pieds lui donna l’impression qu’un séisme approchait. Encore lointaine mais nette. Elle se propageait dans le sol. Il la sentait à travers ses semelles… Qu’est-ce que c’était ? Une chaudière ou une quelconque machinerie qui venait de se mettre en route dans les entrailles de la maison ? Non, ce n’était pas ça… Et soudain, en un instant, il comprit. Des sabots. Martelant le sol. Un canasson qui approchait au galop…

Dégage !

Cette fois, il prit ses jambes à son cou — à travers le salon d’abord, puis le long de l’interminable couloir. Entrevit au passage un œil qui s’ouvrait là-haut, encore ensommeillé, mais pas pour longtemps. La vibration s’amplifia. Résonnant dans le sol, les murs. Ses pulsations désordonnées la couvraient presque. Il allait atteindre la porte lorsqu’il entrevit une voiture qui approchait sur l’allée. Merde ! Il s’immobilisa au milieu du corridor. Le martèlement avait cessé, mais pas celui dans ses veines. Jetant un coup d’œil vers le salon et la baie vitrée, il aperçut la silhouette de Fontaine, au bout de la prairie, qui descendait de cheval, de l’autre côté de la piscine. Entendit la voiture se garer près de la sienne dans la direction opposée : il était fait comme un rat !

Il jeta un nouveau coup d’œil par la porte entrebâillée. Une femme descendait de voiture. Dans moins d’une minute, elle aurait pénétré dans la maison ! Si seulement elle avait pu être les pompiers ou le facteur venus pour les étrennes. Le facteur… Bien sûr : sa dernière chance ! Il revint vers le séjour, se précipita dans la chambre, ouvrit la penderie et attrapa la casquette de pilote sur l’étagère. Puis il se rua vers la cuisine, arracha le calendrier du mur. C’est alors qu’il l’entendit : le cliquetis des griffes descendant l’escalier de la mezzanine. Il contourna la cuisine américaine. Se figea. L’énorme bête descendait lentement les marches en le regardant. Elle prit pied sur le sol du séjour et s’avança, impavide, dans sa direction. Ses petits yeux posés sur lui avaient l’éclat vif de pièces de monnaie bien lustrées. Sa gueule noire, massive, était la chose la plus terrifiante que Servaz ait jamais eu à contempler de si près — mis à part, peut-être, le canon d’une arme à feu. Il eut l’impression que sa colonne vertébrale se changeait en circuit de réfrigération. Il sentit aussi — nettement — qu’il commençait de jouer des castagnettes avec ses genoux, et il songea que l’animal allait renifler sa peur — ce qui, à en croire la sagesse populaire, n’était jamais bon.

Puis l’animal se mit à gronder et à montrer les crocs : un grondement sur une fréquence basse, qui frappa Servaz au plexus, une rangée de dents digne d’un squale. La bête le fixait. Cinquante kilos de muscles prêts à bondir et à lui arracher la gorge et la figure avec. Il tremblait, il suait comme un porc — il était trempé de sueur…

« Dharkan ! »

La voix de la femme fit réagir l’animal. « Dharkan ! » appela-t-elle de nouveau, de l’extérieur, et — oh, miséricorde ! — le monstre se désintéressa soudain de lui pour se mettre à courir joyeusement vers l’entrée. Malgré l’envie de déguerpir en sens inverse, Servaz se força à lui emboîter le pas, encore tremblant. Il récupéra au passage le tas de paperasse sur le bureau et posa le calendrier par-dessus, marcha vers la porte et l’atteignit à l’instant où la femme entrait, suivie par le clebs. La quarantaine, en manteau d’hiver et gants, sûre d’elle et autoritaire. Elle se figea en le voyant. Un éclair soupçonneux dans sa direction. Il pria pour qu’elle n’ait pas le temps de reconnaître la casquette posée sur sa tête — ni de noter la sueur sur ses tempes.

Servaz lui décocha un sourire, leva un peu le calendrier dans sa direction. « Bonjour, madame. » Sa voix calme, professionnelle, étonnamment ferme après ce qu’il venait de vivre. Il la dépassa rapidement, sous l’œil méfiant du molosse — qui ne grogna pas, cette fois —, devina qu’elle se retournait, descendit les marches jusqu’à la voiture en s’attendant à tout moment à être rappelé. Pas question de s’enfuir comme un voleur — parce que ça signifierait une chance sur deux qu’elle note son immatriculation… Son cœur cavalcadait comme le cheval tout à l’heure. Il lança la casquette et le calendrier sur le siège passager, puis contourna tranquillement le véhicule et s’assit au volant. Il effectua un demi-tour et s’éloigna le long de l’allée. Jeta un coup d’œil dans le rétroviseur : ni elle ni le monstre ne l’avaient suivi. Elle devait être en train de jouer avec ou de dire à Fontaine qu’elle avait croisé un facteur un peu louche. Dans quelques minutes ou quelques heures, celui-ci constaterait qu’on avait arraché le calendrier du mur de sa cuisine, pris des papiers sur son bureau. Il découvrirait aussi — peut-être plus tard — qu’on lui avait volé sa casquette de pilote. Ils en concluraient qu’il avait été la victime d’une tentative de cambriolage qu’elle avait mise en échec. Elle n’avait certainement pas eu la présence d’esprit de noter son immatriculation. Pourquoi l’aurait-elle fait ? Il pouvait s’estimer heureux : il resterait dans la police, il avait la confirmation que le harcèlement était un sujet qui intéressait beaucoup Léonard Fontaine, et il ne mourrait pas déchiqueté sous les crocs d’une pure machine à tuer…


Elle appela ilan en émergeant de l’ascenseur.

— Tu as ce que je t’ai demandé ?

— Oui.

— Très bien. Tu peux me l’envoyer sur ma messagerie ?

— Pas de problème. Christine… ?

— Oui ?

— Comment vas-tu ?

Elle faillit lui parler d’Iggy, mais se retint.

— Très bien, dit-elle. Merci pour l’enregistrement.

— Tiens-moi au courant, dit-il.

— De quoi ?

Il hésita.

— Je ne sais pas… De ce qui se passe…

— Mmm.

Elle raccrocha, déverrouilla sa porte. L’appréhension fut vite balayée par le sentiment étrange de rentrer chez elle. Puisqu’elle n’était plus à l’abri nulle part, elle ne voyait aucune raison de s’absenter plus longtemps. Et, de toute façon, la peur l’avait quittée là-haut, au-dessus du vide.

Elle fit rapidement le tour de l’appartement. Rien à signaler. Pas de CD d’opéra, pas de traces d’une intrusion quelconque. Elle ouvrit l’une des valises, en sortit Iggy emmailloté dans ses linges blancs, telle une momie, et le déposa dans la salle de bains. Puis elle composa un autre numéro.

— Allô ?

— Gérald ?

Un silence au bout du fil.

— Je sais que tu n’as pas envie de me parler, commença-t-elle fermement. Et je comprends ça. Tout ce qu’on t’a dit, tout ce que tu crois savoir…

— Ce que je crois savoir ? s’énerva-t-il aussitôt.

Très bien, ça : Mets-toi en colère, tu es si parfait, si irréprochable, pas vrai ? Et puis, bien sûr, toi, tu ne te trompes jamais… Ou si peu… Tu te comportes comme on doit se comporter — raisonnablement… C’est ça : tu es quelqu’un de raisonnable, de fichtrement, foutrement raisonnable

— Ce que je crois savoir ? répéta-t-il comme si elle venait de dire une absurdité.

— Oui. Ce que tu crois savoir n’est pas la vérité. Et j’en ai la preuve.

Un soupir dans le téléphone.

— Christine, bon Dieu, de quoi est-ce que tu parles ?

— Réfléchis. Réfléchis à ce que tu sais exactement — et à ce que tu supposes. Tu as entendu parler de la tendance qu’ont les individus à privilégier les informations qui vont dans le sens de leurs hypothèses de départ ? On appelle ça des biais de confirmation… Maintenant, que dirais-tu si je te faisais écouter une information qui remet radicalement en question tout ça ?

— Christine, je…

— Gérald, s’il te plaît : accorde-moi cinq minutes de ton temps. Le temps d’écouter quelque chose… Après, tu décideras par toi-même ce que tu dois croire ou pas. Et je te ficherai la paix. Définitivement : tu as ma parole. Tout ce que je te demande, c’est cinq minutes. Tu me dois au moins ça.

Il soupira derechef.

— Quand ?

Elle respira, le lui dit. Et aussi où. Puis elle raccrocha. Elle se rendit compte que le ton suppliant qu’elle avait employé n’était qu’une comédie, cette fois. Une comédie à l’usage de Gérald. Il adorait être supplié… Elle ne supplierait plus jamais personne à partir de maintenant.


Il avait l’air à la fois furieux et apeuré quand elle entra dans le café de la rue Saint-Antoine-du-T. Il ressemblait, songea-t-elle, à un petit garçon.

— Salut.

Il leva la tête, ne dit rien. Elle tira une chaise à elle de l’autre côté de la table et s’assit. Elle ne s’était pas maquillée, n’avait fait aucun effort pour être séduisante, et elle devait avoir une tête épouvantable avec ses cernes, ses cheveux secs et ses yeux injectés, mais il ne fit aucune remarque. Il semblait juste pressé de se tirer.

— Denise a reçu la visite de la police, dit-il tout de même.

Elle se redressa.

Au sujet de cette stagiaire que tu as frappée, ils lui ont montré les photos…

— Je ne l’ai pas touchée, répondit-elle fermement.

— Tu devrais te faire soigner, tu es malade, Christine.

— Pas du tout.

Il lui jeta un regard peu amène à travers les verres de ses lunettes. Elle alluma son smartphone et ouvrit sa messagerie, brancha l’écouteur.

— Tu te souviens de cette lettre que j’ai reçue dans ma boîte aux lettres ? C’est là que tout a commencé… Tu t’en souviens ?

— Ils pensent que tu l’as écrite toi-même…

— Pour quelle raison j’aurais fait ça ?

— Je ne sais pas… parce que tu es… malade

Elle se pencha.

— Arrête de répéter ça, bordel ! gronda-t-elle à mi-voix.

Oh, Seigneur. Il s’était reculé sur sa chaise et il avait vraiment l’air d’avoir la trouille à présent. Gérald avait peur d’elle !

— Tiens, colle-toi ça dans l’oreille, lui intima-t-elle sèchement.

Il la fixa, secoua la tête d’un air écœuré, prit l’écouteur et se l’enfonça dans le conduit auditif. Elle lança l’enregistrement de l’émission radio que venait de lui fournir Ilan : la partie au cours de laquelle l’homme l’avait appelée au sujet de la lettre. Elle attendit sa réaction, le vit froncer les sourcils, puis se concentrer, les yeux baissés. Il reposa l’écouteur.

— Alors, cet appel, dit-elle, je l’ai inventé aussi ?

Il ne répondit rien.

— C’est l’émission du 25 décembre, c’est-à-dire le lendemain du jour où j’ai trouvé la lettre dans ma boîte, tu peux vérifier : elle est encore podcastable, mentit-elle. Explique-moi, si je l’ai écrite moi-même, comment cet homme était au courant de son existence…

Il ne dit rien. Il semblait moins sûr de lui.

— Et si ce n’est pas moi qui l’ai écrite, comment se fait-il, là encore, qu’il en connaisse l’existence et la teneur, alors que cette lettre était en ta possession au moment où il appelait ?

Il rougit.

— C’est peut-être une coïncidence, hasarda-t-il. Il ne parle pas de la lettre… juste de quelqu’un qui s’est suicidé.

Elle leva les yeux au ciel.

— Oh, Gérald, bon sang ! Il dit exactement ceci : Ça ne te gêne pas d’avoir laissé quelqu’un mourir… Tu as laissé quelqu’un se suicider le soir de Noël, quelqu’un qui t’a pourtant appelée à l’aide… Évidemment qu’il parle de la lettre ! De quoi d’autre ? Il en dit juste assez pour que je sois la seule à comprendre, c’est tout !

Il cligna des yeux ; elle vit passer une brume d’incertitude dans son regard. Il secoua finalement la tête d’un air incrédule.

— D’accord, admit-il. Tu as raison, il parle de la lettre… Mais ce que tu as dit à Denise…

— Denise, elle, m’a dit que je n’étais pas la personne qu’il te fallait ! Et oui, ça m’a mise en pétard ! Tu aurais réagi comment à ma place ?

— Tu as oublié le mail que tu lui as envoyé.

Je n’ai pas plus écrit ce mail que je n’ai écrit cette lettre, articula-t-elle d’un ton sec. Merde, tu ne comprends donc pas ? Ce type ne s’est pas contenté de m’appeler à la radio : il s’est introduit dans ma messagerie… et il est aussi entré chez moi. C’est un… un genre de… de putain de stalker.

Cette fois, il ouvrit la bouche et la referma sans avoir rien dit. Elle le vit réfléchir.

— Quand ? demanda-t-il finalement.

— Quand, quoi ?

— Quand est-il entré chez toi ?

— La nuit où je t’ai appelé à cause d’Iggy, répondit-elle. Je l’ai trouvé avec la patte cassée dans le local à poubelles. Ce sont ses aboiements qui m’ont permis de le localiser. J’ai même cru un moment qu’il était chez la voisine — laquelle voisine s’est empressée de dire à la police que j’étais dingue…

— Comment va-t-il ?

— Il est mort.

— Quoi ?!

— Iggy a été tué, Gérald. D’ailleurs, je ne sais pas quoi faire de son corps. Il est encore dans… dans l’appartement… Si tu ne me crois pas, tu n’as qu’à venir voir.

Elle le vit digérer l’information. Puis elle lut dans ses yeux qu’il commençait de céder à l’affolement.

— Christine, sacré bon Dieu, il faut prévenir la police !

Elle partit d’un bref ricanement.

— La police ? Tu viens de dire toi-même que la police me croit coupable ! Et folle !… Même toi, tu as cru que j’avais frappé cette pauvre fille, putain !

Il la dévisageait à présent, le regard agrandi par l’inquiétude.

— Qu’est-ce que tu comptes faire ?

— Deux choses : trouver qui — et pourquoi. Et pour cela, il n’y a qu’une personne qui puisse me renseigner…

Il plissa les yeux.

— La stagiaire, dit-il. Bien sûr… Que veux-tu que je fasse ?

— Je crois qu’ils me surveillent. J’ai pris toutes mes précautions pour venir ici. Par conséquent, ils ne savent pas encore que nous avons repris contact.

— Tu dis « ils », tu crois donc ?… Mais oui, bien sûr : cette stagiaire et ce type…

— Je crois qu’il y a encore quelqu’un d’autre, ajouta-t-elle. Eux, ce ne sont que des petits voyous sans envergure. Ils ont sans doute été payés. Ils n’avaient aucune raison de s’en prendre à moi. Et, surtout, ils n’ont pas pu trouver toutes ces informations sans l’aide de quelqu’un d’autre…

Il lui lança un regard en forme de question à travers ses lunettes.

— Tu as une idée de qui il s’agit ?

Elle le fixa, songeuse.

— Peut-être… Je veux que tu surveilles cette fille à ma place, dit-elle.

— Merde, Christine ! Je ne suis pas flic, je ne sais pas si je saurai faire ça !

Elle le regarda, détailla ce visage lisse, ses lunettes bien sages, sobres, élégantes, à la mode, son manteau d’hiver bien coupé, sa jolie écharpe en soie grise. Huma l’odeur de propre qu’il dégageait. Avec ce parfum riche par-dessus… Quand cesseras-tu d’être un petit garçon bien élevé, Gérald ? Elle serra les dents. Articula d’une voix ferme :

— Tout ce que tu auras à faire, c’est de la suivre une journée ou deux. Me dire si elle a rencontré quelqu’un, et m’appeler si elle est seule chez elle…

— Elle habite où ?

— La Reynerie.

— Super. (Il prit soudain la main de Christine dans la sienne, la serra.) Excuse-moi, dit-il. Je suis désolé. J’aurais dû chercher à en savoir plus. Je n’aurais pas dû me limiter aux apparences. Je suis très triste pour Iggy : je veux me racheter. (Il esquissa un sourire bravache, un sourire d’autodérision.) D’accord, je vais suivre cette fille. Et les types de la Reynerie n’ont qu’à bien se tenir : ils n’ont pas encore vu de quoi est capable un gars qui a grandi à Pech-David.

Elle ne put s’empêcher de sourire devant cette rodomontade typiquement géraldienne. Elle devina qu’il avait peur mais qu’il voulait malgré tout être à ses côtés. Il la regardait en souriant. Tu peux compter sur moi, disait ce sourire, je ne suis pas courageux, pas plus que la moyenne des gens, mais je vais faire ça pour toi.

Elle répondit à l’étreinte de sa main. Elle aurait voulu se pencher par-dessus la table, l’embrasser — mais elle n’était pas encore tout à fait prête à lui pardonner.

— Un conseil, dit-elle. Change-toi avant.


Servaz regardait les avions décoller à cinq minutes d’intervalle, avec des pointes à un décollage par minute ou toutes les deux minutes, depuis la zone industrielle de Blagnac. Il avait horreur de l’avion.

Quelque chose le tarabustait. Le journal de Mila était posé à côté de lui sur le siège passager et son regard ne cessait de revenir dessus. Pourquoi avait-elle gardé l’enfant ? Il revit le petit garçon en pyjama assis sur les genoux de sa mère, sentit à nouveau cet amour plus fort que tout, ce lien indestructible qui les unissait. Il était présent entre eux et Servaz l’avait perçu, aussi nettement qu’il aurait perçu un sifflet à ultrasons s’il avait été un chien : pourquoi diable avait-elle changé d’avis ? pourquoi n’avait-elle pas avorté ?

Il reporta son attention sur le bâtiment tout de verre et de béton, cette architecture interchangeable qu’on retrouvait de Tokyo à Sydney en passant par Doha, avec les lettres GOSPACE sur le toit. Léonard Fontaine était toujours à l’intérieur. Il attrapa son téléphone.

— Vincent ? dit-il quand Espérandieu eut répondu. J’ai besoin d’autre chose : cherche parmi les dépôts de plaintes récents s’il y en a une déposée par une certaine Christine, une plainte concernant des violences ou du harcèlement.

— Christine ? Tu n’as pas son nom par hasard ? (Un temps.) Oublie ma question…

35. Bis

L’interne des urgences était plus jeune qu’elle. Il était brun, avec des traits et une couleur de peau qui faisaient penser à une origine indienne ou pakistanaise et il paraissait épuisé et stressé. Elle se dit que c’est lui qui aurait eu besoin de soins. Combien d’heures qu’il n’avait pas dormi ?

— Je vous écoute, dit-il après un bref coup d’œil dans sa direction. Vous avez dit à l’infirmière que vous pensiez avoir fait un malaise cardiaque cette nuit. (Il regarda sa fiche.) D’après les symptômes que je vois là, ça pourrait être une simple crise de tachycardie.

— J’ai menti.

Une ombre d’étonnement passa dans son regard. Une ombre seulement : il en avait vu d’autres.

— Comment ça ?

— C’est… délicat…

Elle le vit se rejeter contre le dossier de sa chaise et tripoter le stylo dans la poche de poitrine de sa blouse en feignant d’avoir tout son temps, ce qui était loin d’être le cas : le couloir derrière elle était plein à craquer.

— Je vous écoute.

— J’ai eu… un rapport non protégé, cette nuit. Je… j’avais bu et aussi… j’ai…

— De la drogue ?

— Oui. (Elle feignit la honte et la culpabilité.)

— Laquelle ?

— Peu importe. Ce n’est pas pour ça que je suis ici. Mais à cause de… de la… contamination éventuelle.

Il hocha la tête.

— Je vois. Vous voudriez faire le test, c’est ça ?

Elle acquiesça. Il réfléchit.

— Je peux vous prescrire un test Elisa pour dans trois semaines : avant, ça ne servirait à rien, de toute façon. Et un deuxième test de confirmation au bout de six semaines. Mais, en attendant, je dois vous… hum… poser un certain nombre de questions… Pour décider quel genre de traitement post-exposition je dois vous prescrire : est-ce qu’un simple traitement prophylactique suffit, ou bien est-ce qu’on doit, d’ores et déjà, envisager une multithérapie pour essayer d’enrayer l’infection, vous saisissez ?

— Je crois que oui.

— Bien. Y a-t-il eu rapport oral, vaginal ou anal ?

— Euh… vaginal.

— Pas de rapport anal ? insista-t-il.

— Non.

— Que savez-vous de votre partenaire ? Est-ce que vous le connaissez bien ?

— Pas du tout. C’était un… un inconnu, vous voyez, répondit-elle en rougissant.

— Vous l’avez rencontré comment ?

— Eh bien, dans un bar… deux heures avant.

Pendant une fraction de seconde, elle eut la désagréable impression qu’il la jugeait.

— Excusez-moi. Vous dites l’avoir rencontré dans un bar. À votre avis, vous pensez qu’il pourrait être séropositif ? Qu’il a une conduite à risque ?

— Il m’a baisée sans capote, répliqua-t-elle sèchement. Et il ne me connaissait pas. Alors, oui : je pense que la probabilité n’est pas nulle…

Violée, hurla la voix dans son esprit, pas baisée… Elle entendit celle de l’homme dans son oreille disant : « JE SUIS SÉROPOSITIF. » Vit le jeune interne rougir violemment et froncer les sourcils, puis il attrapa une feuille d’ordonnance.

— Je vais vous prescrire dès maintenant une association de plusieurs anti-rétroviraux : à prendre pendant quatre semaines. Ensuite, vous arrêtez le traitement pendant trois semaines avant de faire le test. Vous avez un médecin traitant ?

— Oui, mais…

— Écoutez. Peu importe qui fait quoi : faites-le, d’accord ?

Elle hocha la tête.

— À prendre pendant les repas, précisa-t-il en rédigeant l’ordonnance. Respectez bien les horaires de prise et les doses. Vous aurez peut-être des diarrhées, des nausées, des vertiges, mais surtout, surtout, vous n’arrêtez pas le traitement, c’est compris ? Ces désagréments disparaîtront au bout de quelques jours.

— D’accord.

— Si vous oubliez une prise…

— Je n’oublierai pas.

— … si vous oubliez une prise, persista-t-il (il devait penser qu’une femme de son âge capable de baiser sans capote avec un inconnu rencontré dans un bar était totalement irresponsable), attendez l’heure de la prochaine et ne doublez surtout pas la dose. Si vous vomissez moins de trente minutes après la prise, reprenez une dose. Dans le cas contraire, non. Je vais aussi vous prescrire des prises de sang pour détecter d’éventuelles complications.

Il lui lança un regard qui trouva le moyen d’être à la fois embarrassé et sévère.

— Attention : ce traitement ne vous protège pas d’une nouvelle contamination. Il ne protège pas non plus vos… votre partenaire… euh… éventuel… vous comprenez ?

OK. Il la prenait pour une nympho. Puis, d’un coup, son regard se radoucit.

— Écoutez, il y a de grandes chances pour que vous n’ayez rien. Ce sont de simples mesures de précaution. Mais au cas où, malheureusement, vous seriez contaminée, il vaut mieux suivre un traitement pendant quatre semaines que d’être obligée de se soigner toute sa vie.

Il savait — et elle savait aussi — que ce traitement ne garantissait pas pour autant qu’elle éviterait toute contamination. Mais elle lui fit néanmoins signe de la tête qu’elle avait compris.


Replicant. C’était écrit au-dessus de la porte. Le « R » avait la forme d’un pistolet-mitrailleur. Sympa… Elle poussa la porte vitrée et le tintement de la clochette fut remplacé par une sirène de police hululante telle qu’on pouvait en entendre dans les rues de Chicago ou de Rio.

Autour d’elle : vitrines, présentoirs, étagères sous clé, néons, reflets, verre Sécurit. Et tous les artefacts nés de l’acharnement de l’espèce humaine à s’étriper depuis la nuit des temps. Armes à feu : fusils de chasse, fusils à pompe, armes de poing, pistolets et revolvers de catégorie B : leur acier brun, poli, viril. Carabines à plomb, airsoft guns, pistolets à billes… Munitions tous calibres… Optiques : lunettes de tir, jumelles, viseurs point rouge, vision nocturne… Coutellerie : poignards, couteaux à lancer, machettes, katanas, tomahawks, haches, étoiles de ninjas — tous étincelants, beaux, délicats, fuselés, presque des œuvres d’art… Idées cadeaux : des peluches, des trousses de premiers secours et des stylos de défense… Et aussi arbalètes, lance-pierres, nunchakus, sarbacanes, matraques… Même les canettes de boissons énergisantes portaient des noms guerriers : Monster, Grizzly, Dark Dog, Shark, Kalashnikov… La plupart de ces trucs en vente libre. Fascinant…

Le grand type obèse et barbu arborait la même casquette de base-ball que la dernière fois. Elle aurait pu se croire dans une petite ville du Midwest ou sur un stand de la NRA. Ce type était un cliché ambulant.

— Je peux vous aider ? demanda-t-il d’une voix aussi frêle que celle d’un petit garçon.

L’odeur de sueur était toujours là, comme un gaz, autour de lui — et Christine fronça le nez.

— Sûrement, répondit-elle.

Il la sonda, se demandant visiblement si ça voulait dire oui ou si ça voulait dire non. Après un instant de réflexion, il opta pour le oui.

— On ne se sent pas en sécurité, hein ? Nous voulons tous plus de sécurité, assena-t-il d’un ton définitif. Nous voulons tous un monde où les voyous et les criminels sont vraiment punis et les honnêtes gens défendus par ceux qui sont censés le faire. Nous voulons tous l’ordre et la paix. Mais ça ne marche pas comme ça… Personne ne nous défend vraiment. Personne ne nous vient en aide, en fait. Personne ne se soucie de nous. (Elle se demanda soudain si, à travers ce « nous », elle ne devait pas comprendre « lui »). Alors, nous devons le faire nous-mêmes. Nous devons prendre notre destin en main. Surtout quand on est une femme dans un monde d’hommes…

— C’est exactement ça, persifla-t-elle, tout en se demandant si, involontairement, ce bouffon ne venait pas d’émettre une vérité.

Il lui décocha un clin d’œil, l’air de dire : « Je le savais dès que je vous ai vue entrer, ma petite dame. Vous et moi, on se comprend. »

— Eh bien, vous êtes au bon endroit, dit-il fièrement.

— C’est ce que je vois, renchérit-elle. Toutes ces armes : elles sont autorisées par la loi ?

— On l’emmerde, la loi. (Il lui adressa un sourire d’excuse pour ce gros mot ; il avait une bouche minuscule mais lippue comme celle d’une carpe au milieu de sa barbe bouclée.) Elle est où, la loi, quand on a besoin d’elle, hein ? Mais ne vous inquiétez pas : ce que je vais vous montrer est en vente libre pour toute personne ayant plus de dix-huit ans. C’est votre cas ?

Finalement, il avait un sens de l’humour bien à lui. Il désigna une vitrine. D’énormes pistolets automatiques, comme ceux que brandissent les tueurs dans les films de John Woo et de Tarantino.

— Des modèles d’alarme et des modèles à gaz, précisa-t-il. Ces armes ne peuvent pas tuer — mais avouez qu’elles font peur, non ?

Elles devaient surtout faire peur aux bijoutiers et aux petits commerçants sous le nez desquels les voyous qui en étaient les premiers utilisateurs les braquaient.

— Non, dit-elle en sortant un papier. Je cherche plutôt ça.

Il eut l’air déçu en consultant la liste.

— Vous auriez dû le dire tout de suite. Venez par là.

Dix minutes plus tard, elle ressortait avec un porte-clés lacrymogène Mace, un poing électrique rechargeable de 500 000 volts avec lampe LED intégrée et une matraque télescopique Piranha en inox de 53 centimètres, avec poignée en Néoprène, le tout fourré dans un sac de sport noir. Elle eut une drôle d’impression quand elle fit une pause-café dans un bar, son sac à ses pieds, puis quand elle emprunta le métro avec. Sa destination suivante était une droguerie non loin de son appartement, dans laquelle elle fit l’acquisition d’un rouleau de gros ruban adhésif et d’un cutter.

Quand elle émergea du magasin, son mobile bourdonna. Gérald.

— Elle est seule chez elle.


Elle faillit éclater de rire en le découvrant à la sortie du métro Reynerie : les vêtements qu’il avait passés — une sorte d’informe sweat à capuche, un immense pantalon baggy noir et des sneakers Puma à imprimé léopard — avaient au moins quatre tailles de trop — à part les chaussures. Il arborait aussi une casquette Snapback à visière plate rouge sous sa capuche et des lunettes noires. Le pantalon en particulier, dans lequel on aurait pu en glisser trois comme lui, croulait et tirebouchonnait par vagues sur les sneakers et traînait dans la neige. Il ressemblait à une caricature de rappeur dans un épisode de South Park.

— Où as-tu trouvé ces fringues ? demanda-t-elle, horrifiée.

— Yo, répondit-il.

— Ils vont te dépouiller rien que pour les avoir, plaisanta-t-elle.

— Yo. Niqu’ leurs mères. T’es pas mal non plus, ajouta-t-il.

Christine cessa de sourire quand elle songea qu’il avait de grandes chances de se faire repérer ainsi accoutré. Elle jeta un coup d’œil inquiet vers les grandes barres d’immeubles au-delà de l’esplanade et du petit lac. Il ne neigeait plus, mais une fine brume humide montait du sol.

— Je crois que les types là-bas m’ont repéré, dit-il quand ils se mirent en marche. Ils doivent me prendre pour un flic en civil. Ça craint.

Elle lui jeta un regard prudent et sourit.

— Aucun flic en civil ne serait assez cinglé pour se déguiser ainsi. Elle est toujours seule ?

Il montra le bâtiment, tandis qu’ils grimpaient lentement la butte dans le brouillard. Christine aperçut les mêmes inquiétantes silhouettes que la dernière fois dans la brume.

— Avec son gosse, oui, répondit-il.

— Rentre chez toi.

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Rentre chez toi… Si tu oses prendre le métro dans cette tenue… Et si tu restes ici habillé comme ça, tu vas finir en caleçon.

Il prit un air de petit garçon buté sous sa visière et sa capuche, une version binoclarde d’Eminem.

— Non, je t’accompagne.

Christine stoppa net et se tourna vers lui.

— Gérald, écoute-moi bien : tu sais de quoi on a l’air, là, tous les deux ? De deux abrutis… Il va leur falloir trente secondes pour nous percer à jour, et encore moins pour nous tomber dessus. Non, mais t’as vu ta tenue ? On se ferait moins remarquer si on était en costard-cravate !

— Qu’est-ce que tu vas faire ? voulut-il savoir.

— Ne t’en fais pas, j’ai mon plan.

— Ton plan ? De quel plan tu parles ? À part se déguiser…

— Je te remercie pour ce que tu as fait. Mais, maintenant, tu rentres chez toi.

— Nan, je reste ici. (Il s’immobilisa au pied d’un arbre, releva la manche du sweat trois tailles au-dessus pour consulter sa montre.) Quinze minutes. Ensuite, je viens te chercher.

Christine sentait chacun de ses nerfs tendu comme une corde à piano. La situation ne prêtait pas à sourire, elle était bien trop dangereuse. Néanmoins, l’obstination de Gérald et sa tentative de faire preuve de courage lui arrachèrent une grimace.

— D’accord. Mais donne-m’en vingt.

Il jeta un coup d’œil inquiet autour de lui.

— Suis pas sûr de pouvoir tenir si longtemps, dit-il en fronçant les sourcils.

Elle promena un regard autour d’elle, à l’affût du moindre mouvement suspect, tandis que les nappes de brume s’épaississaient.

— Suis pas sûre non plus, approuva-t-elle. Ils risquent de te prendre pour un membre d’un gang rival… (Son regard le balaya de haut en bas et elle sourit.) Quoique. le temps qu’ils trouvent lequel… je serai revenue, estima-t-elle d’un ton badin en s’éloignant.

Elle était cependant bien loin d’éprouver la légèreté qu’elle venait d’affecter. Elle-même avait revêtu le même sweat sombre que la dernière fois — mais elle était quasiment sûre que leur manège était déjà observé à la loupe. Ses mains étreignirent le porte-clés lacrymo et le poing électrique dans ses poches. Mais elle savait que, si elle se retrouvait cernée, ça serait loin de suffire. Elle avait aussi le ruban adhésif, le cutter et la matraque télescopique dans son sac en bandoulière — et elle n’osait imaginer comment ils réagiraient s’ils lui demandaient de l’ouvrir.

Elle parvint néanmoins sans encombre jusqu’au hall de l’immeuble. Les gamins de la dernière fois avaient disparu. Le vent chassait la neige et la brume en serpentins blanchâtres, la neige fondait. Personne dans le hall. Elle laissa des traces boueuses en filant vers les ascenseurs. Un martèlement lointain dans ses oreilles — dont elle se demanda s’il provenait d’une chaîne hi-fi dans les étages ou de son propre sang —, un bruit qui commençait à lui être familier : le bruit de l’adrénaline.

Une fois les portes de la cabine refermées, elle sortit le porte-clés et le poing électrique, dont l’extrémité évoquait une mâchoire. Elle avait glissé deux piles dedans, elle passa la dragonne autour de son poignet et ôta le cran de sécurité. Le vendeur lui avait conseillé de choisir un gel plutôt qu’un spray pour la bombe lacrymo (il lui avait expliqué qu’un gaz pouvait vous revenir dans la figure en cas de vent contraire), mais elle avait opté pour le spray, qui demandait moins de précision d’une part et, d’autre part, elle comptait en faire usage en intérieur. Elle avait toutefois noué préventivement un foulard autour de son cou. Tout, à présent, était une question de timing et de fluidité : elle avait répété les gestes une bonne dizaine de fois devant sa glace avant de rejoindre Gérald. Mais elle n’était pas sûre que cela suffise. Ce genre de trucs ne se passait bien que dans les films. Elle avala sa salive, serra les poings autour des deux objets au fond de ses poches. Elle avait mal dans le ventre et dans les reins. Elle prit une longue inspiration quand les portes de l’ascenseur s’ouvrirent.

Couloir. Bruits de télévision. Tags.

Porte 19B. Christine essaya de respirer calmement. Comme la fois d’avant, de la musique traversait le battant. Le cœur à 160. Elle sonna. Bang-bang, faisait son cœur. Des pas derrière la porte. Elle devina qu’on l’observait par le judas optique. Respire

La porte s’ouvrit à la volée.

— Qu’est-ce que tu fous ici, bordel ?

Cordélia la toisait du haut de son mètre quatre-vingts. La grande perche portait un tee-shirt et une culotte, cette fois. Son visage exhibait encore les stigmates des coups qu’elle avait reçus : ecchymoses allant du jaune moutarde au noir, yeux injectés, nez en patate de boxeur… Christine se demanda qui les lui avait donnés. Et si elle les avait reçus contre son gré ou non.

— T’es sourde ou quoi ? Je t’ai demandé ce que tu faisais…

Christine retira sa capuche. Elle lut la surprise dans les yeux de la stagiaire. Elle avait entouré ses yeux de crayon noir et de fard à paupières, passé un fond de teint blanc sur son visage, peint ses lèvres en noir. Elle avait l’air gothique — ou cinglée. Ou déguisée pour Halloween.

— Putain, je sais pas à quoi tu joues mais…

Elle lut la colère et l’incrédulité dans les yeux agrandis de la jeune femme.

— … s’il sait que tu es venue, il va te…

Le bras qui s’élève, le jet qui gicle dans les yeux. « Putaaaainnnn ! » La stagiaire hurla. Recula, vacilla. Se plia en deux. Elle porta les mains à son visage. Toussa. Christine releva le foulard sur sa bouche et sur son nez, la poussa du plat de la main à l’intérieur de l’appartement et referma la porte derrière elle. Penchée en avant, Cordélia se frottait convulsivement les paupières, les yeux pleins de larmes. Incapable de regarder dans sa direction. Elle était secouée de quintes de toux. Les petites électrodes du poing électrique se posèrent entre ses omoplates, à la base du cou, à travers le mince tissu de coton (si fin que Christine pouvait sentir le dessin des vertèbres en dessous) — 500 000 volts : un grésillement et la lumière bleue de l’arc électrique… Le corps de la jeune femme fut parcouru de tremblements, ses jambes se dérobèrent. Elle tomba comme une marionnette dont on a coupé les fils. Christine accompagna le mouvement, le poing électrique toujours collé entre les omoplates de Cordélia. Elle prolongea la décharge au-delà des cinq secondes. Fin de partie. Game over. La stagiaire gisait sur le sol, elle n’était pas évanouie mais désorientée et incapable de se relever ou de réagir : la décharge électrique avait momentanément coupé les messages que son cerveau envoyait à ses muscles.

Christine fit glisser la bandoulière de son sac, le posa à ses pieds, ouvrit la fermeture Éclair. Alors, ça fait quoi d’être la victime au lieu du bourreau ? Hein ? C’est bizarre, non ? Je parie que t’as pas trop apprécié ce moment. Eh bien, laisse-moi te le dire tout net : c’est rien à côté de ce qui va suivre.


Une momie. Le gros ruban adhésif métallisé était enroulé autour de ses chevilles, de ses mollets, de son torse et de ses bras. Couchée sur le côté, au sol, genoux repliés. En position fœtale. Bras ligotés en L, poignets et mains jointes. Seules quelques parties du corps visibles sous le ruban : genoux, coudes, clavicules — et la partie supérieure de la tête. Car le cou, le menton et la bouche de Cordélia étaient également emprisonnés dans d’épaisses couches de ruban adhésif. Il s’arrêtait juste sous son nez — et elle respirait bruyamment.

Christine croisa une paire d’yeux étincelants de fureur et d’incrédulité. Cordélia poussa un grognement furibond à travers le large scotch, en gigotant comme un ver sur son hameçon. Assise au bord de la table basse, à un mètre d’elle, Christine l’observait ; la matraque télescopique avait remplacé le poing électrique dans sa main.

— Pas trop mal ? demanda-t-elle. Ils disent que ce truc ne laisse pas de séquelles ni de blessures physiques. Les menteurs.

— Gggrrrrmmmhh…

— La ferme.

Le bout en inox de la matraque s’approcha d’un endroit dénudé dans le dos de Cordélia, là où apparaissaient les brûlures superficielles laissées par la décharge électrique ; la stagiaire tressaillit quand Christine les effleura.

— Ça, c’était pas prévu, dit-elle d’un ton neutre.

— Gggrrrrmmmmhh…

— Ferme-la, j’ai dit.

V’t’… fèrrr… fouttt…. spèsss… ddde… pu… tt…

Soupirant, Christine considéra l’une des rotules laissées nues par le ruban. L’os lisse, bombé, vaguement triangulaire sous la peau fine et pâle. Elle hésita, une griffe dans la poitrine. Un court moment, elle se demanda si elle ne ferait pas mieux de s’arrêter là. Elle avait beau avoir visualisé la situation en venant, c’était autre chose de passer à l’action. Elle sentit tout à coup que sa main et ses genoux se mettaient à trembler et elle se raidit pour ne rien laisser paraître. Elle visa, balança la matraque. Son mouvement fendit l’air avec un doux chuintement. Un bruit étrange, comme celui d’un mug qui se brise par terre, lui succéda. Les yeux de la stagiaire jaillirent de sa tête. Elle hurla à travers l’adhésif, mais le son se réduisit à un hennissement étouffé. Les larmes coulèrent sur ses joues et elle regarda Christine avec une souffrance et une rage effrayantes. Celle-ci se demanda avec angoisse si elle ne lui avait pas pulvérisé la rotule.

Cordélia lui lança un regard perplexe, inquiet, des larmes plein les yeux. Christine lui laissa le temps de reprendre ses esprits. Ses yeux entourés de crayon noir étaient deux morceaux de glace.

— Je vais t’enlever le sparadrap. Si tu appelles au secours, si tu essaies de crier, d’élever la voix, je te défonce toutes les dents avec ça…

Son ton si froid, si rêche, si métallique qu’elle ne le reconnut pas. Une autre Christine était en train de prendre la place de celle qu’elle connaissait. Mais elle te plaît, cette Christine-là, pas vrai ? Pourquoi ne pas l’admettre ? Même si un zeste de cette Christine civilisée, bien-pensante et pleine de bons sentiments hypocrites continue de désavouer ce que tu es en train de faire, tu ne peux pas t’empêcher de penser que c’est quand même cool de faire justice soi-même. De rendre coup pour coup. Comme dans l’Ancien Testament. Tu l’aimes, cette Christine nouvelle : avoue.

Visiblement, Cordélia aussi avait compris que la donne avait changé, car elle secoua vigoureusement la tête en signe d’assentiment. Christine se pencha et arracha l’adhésif de sa bouche. La stagiaire grimaça de douleur mais n’émit aucun son.

— Je parie que tu ne t’attendais pas à ça, hein ? À ce que Christine-la-victime-idéale, Christine-la-cible-parfaite, cette pauvre pauvre Christine se transforme en Christine-la-dangereusement-cinglée. Tu te rends compte : même mon langage a changé. Je dois dire que ce que vous êtes arrivés à faire de moi en quelques jours, c’est remarquable. Remarquable…

Cordélia ne fit aucun commentaire. Depuis le sol, elle l’observait avec un regard calculateur et prudent. Un regard qui allait et venait entre Christine et la matraque.

— La grande question, ajouta Christine doucement, c’est qui se cache derrière ce « vous ».

Cordélia la fixa.

— C’était une question, Cordélia… Tu n’as pas entendu le point d’interrogation à la fin ?

Pas de réponse.

— Cordélia…

— Ne me demande pas ça. S’il te plaît.

— Cordélia, tu n’es pas en position de refuser.

— Tu peux me frapper, je ne dirai rien…

— Cordélia, je vais te faire mal…

— Tu perds ton temps.

— Je ne crois pas… Le temps, c’est justement ce que j’ai en abondance…

Sa voix de plus en plus calme et glaciale. La panique dans les yeux de la jeune femme. Sa certitude grandissante que Christine était devenue folle.

— Je t’en supplie, arrête… Il est capable de tout… Je sais qu’il me surveille… Tu ferais mieux de filer d’ici… Tu n’as pas la moindre idée de ce que tu fais. Tu ignores à qui tu as affaire, à quel point il est dangereux.

Elle émit un soupir.

— Cordélia, ce n’est pas ce que je t’ai demandé. Qui ? C’est la seule question qui m’intéresse.

— Va-t’en, dit la jeune femme. Va-t’en avant qu’il ne soit trop tard… Je ne dirai rien de ce qui vient de se passer, je le jure. (Comme Christine ne bougeait pas, elle ajouta :) Tu n’imagines pas de quoi il est capable, tu n’en as aucune idée…

Christine soupira, remit le ruban en place, appuya dessus à plusieurs reprises pour s’assurer qu’il adhérait bien. La stagiaire secoua vigoureusement la tête, les yeux agrandis par l’inquiétude.

Christine fixa l’épaule osseuse, qui pointait sous le tee-shirt.

Son cerveau soupesa. Évalua. Elle éleva la matraque s’efforçant de maîtriser le tremblement de son poignet. Elle lut la douleur, énorme, quand la clavicule céda sous l’impact, puis la résignation dans le regard de la jeune femme, qui ferma les paupières (mais de grosses larmes roulèrent sous ses cils).

L’espace d’un instant, Christine se demanda si elle s’était évanouie. Elle écarta l’adhésif.

— Tu es sûre que tu ne veux rien me dire ?

Les yeux se rouvrirent d’un coup.

— Va te faire foutre.

Elle réfléchit. Elle avait beau avoir changé, elle n’était pas une tortionnaire : est-ce que ce qu’elle venait de faire pouvait être qualifié de « séquestration et actes de torture » devant un tribunal ? Sans aucun doute. N’empêche que, se dit-elle, chacun agit, en fin de compte, selon ses principes et sa morale. Il n’y a que des règles propres à chaque individu et, selon ses critères à elle, une véritable séance de torture, ce n’était pas ça : c’était ce qui risquait de venir ensuite…

— Va-t’en, la supplia Cordélia. Je t’en prie. Tu ne le connais pas : il te fera du mal. Et à moi aussi.

— Il m’en a déjà fait, il me semble, rétorqua-t-elle.

Elle remit le ruban en place sur les lèvres de la stagiaire. Mais le doute s’insinuait. Et la peur — à nouveau. Les yeux écarquillés, tout en remuant ses membres ankylosés pour réactiver la circulation sanguine, Cordélia paraissait véritablement effrayée. Qui était cet homme qui la terrorisait à ce point ?

Il y avait peut-être une solution… Une solution qui lui répugnait. Qui lui soulevait l’estomac.

Elle plongea la main dans le sac, en sortit le cutter. Vit le regard agrandi, terrifié, de la stagiaire sur la lame.

— Anton est en train de dormir ?

Le regard se durcit, devint féroce.

— Tu veux que je m’occupe de ton bébé ? dit soudain Christine.

Elle retira l’adhésif.

— Si tu touches à un seul de ses cheveux, je te tue, cracha la stagiaire d’une voix vibrante de haine. Tu ne feras pas ça… C’est du bluff, ta mise en scène. Je te connais : tu n’es pas ce genre de personne. Tu es incapable de faire une chose pareille.

J’étais. Ça, c’était avant, Cordélia…

— Tu ne le feras pas, insista la stagiaire — mais sa voix tremblait quelque peu.

— Vraiment ? Regarde : vois ce que vous avez fait de moi.

Elle se leva. Se dirigea vers la pièce voisine. Repoussa la porte entrebâillée. Elle eut l’impression que ses semelles se remplissaient de plomb. Le bébé était là : en train de dormir paisiblement dans son landau. Un mobile fait d’un croissant de lune et de planètes pendait au-dessus de lui, ainsi qu’un hochet suspendu à portée de sa petite menotte. La lame se mit à trembler dans sa main quand elle s’approcha, le sang bourdonnant dans les tempes. Cordélia avait raison, bien sûr : c’était du bluff. Le cutter, tout au moins… Elle avança sa main libre. Et merde… Ses doigts pincèrent la peau fine et douce, le petit bras dodu et rose. Aussitôt, Anton ouvrit les yeux et se mit à hurler. Elle le pinça une nouvelle fois, plus fort : les hurlements explosèrent.

— Reviens ! hurla Cordélia dans le salon. Je t’en supplie ! Reviens ici !

Christine se sentait au bord de la nausée. À quoi était-elle en train de jouer ?

— Reviens ! Je t’en supplie ! hurla Cordélia dans la pièce voisine. Je vais parler !

Elle entendit la mère pleurer sans retenue.

Ne te laisse pas fléchir. Concentre-toi sur ta colère.

Elle revint dans le salon. Le bébé hurlait toujours. Cordélia leva vers elle des yeux hagards, parla très vite :

— Je ne connais pas son nom… Il nous a contactés, Marcus et moi, et nous a proposé de l’argent. Au début, il s’agissait juste de passer un coup de fil à la radio, de déposer une lettre — il nous a dit exactement quoi faire… Et puis, il a voulu qu’on te fasse peur, qu’on…

Les larmes inondaient les cils de la stagiaire.

— Qu’on… casse une patte à ton chien… Je n’étais pas d’accord… mais il était trop tard pour reculer… et il y avait beaucoup d’argent à la clé… Beaucoup. Je suis désolée : je ne savais pas que ça irait si loin, je le jure !

— Qui est Marcus ?

— Mon copain.

— C’est lui qui m’a violée ? Qui a tué mon chien ?

La stupeur dans les yeux de la jeune femme. Christine y lut un doute effroyable.

— Quoi ?! Il devait… il devait seulement… te droguer !

Elle secouait la tête, à présent, pleine de désarroi.

— Cet homme qui vous a contactés ? Qui est-ce ?

— J’en sais rien ! J’en sais rien ! Je ne connais pas son nom, je le jure !

— À quoi il ressemble ?

Le regard de la stagiaire se porta derrière Christine.

— L’ordinateur… Il y a une photo dedans… On le voit monter dans sa voiture. Marcus l’a prise à son insu : au cas où il nous arriverait quelque chose, après notre premier rendez-vous… Le fichier s’appelle…

Christine se retourna. L’ordinateur était posé sur la table basse. Ouvert et allumé. Une étrange sensation, accompagnée d’un vertige, lorsqu’elle se leva. Allait-elle le reconnaître ? Était-ce quelqu’un qu’elle connaissait ? Tout d’un coup, elle n’était plus aussi pressée de découvrir la vérité.

— Il y a une icône sur le bureau, lança Cordélia dans son dos. C’est écrit « X »…

Christine contourna l’appareil. Se pencha vers l’écran. Elle repéra l’icône. La sensation était toujours là. Son index s’approcha du pavé tactile, déplaça le pointeur. Un tremblement. Elle double-cliqua. Le dossier s’ouvrit. Une demi-douzaine de clichés.

Avant même d’avoir affiché le premier, elle sut : elle l’avait reconnu.

Elle ne sentait plus rien, sinon le vide qui aspirait toute pensée.

Léo

36. Balcons

La porte entrée s’ouvrit au même moment.

— Cordie ? Tu es là ?

Christine se retourna, croisa le regard de la stagiaire. Merde ! Elle se précipita sur le porte-clés lacrymogène et le poing électrique.

— MARCUUUS ! AU SECOURS ! hurla Cordélia.

Ignorant la jeune femme qui se tortillait par terre, elle se rua vers la silhouette qui venait d’apparaître, l’aspergea de lacrymo. Mais le petit homme avait déjà mis sa main en écran et seule une partie du nuage atteignit son visage efféminé. Il n’en toussa pas moins violemment et cligna des yeux tout en les écarquillant, la sclérotique si rouge qu’on devinait à peine les iris. Suffisant pour donner à Christine le temps de lui balancer 300 000 volts dans l’épaule. Elle le vit se raidir et se mettre à trembler. Puis il s’effondra. Une fois de plus, elle prolongea l’arc électrique au-delà des cinq secondes, mais les piles étaient en train de se décharger. Elle attrapa la matraque et lui frappa les deux rotules à plusieurs reprises avant de lui balancer un ultime coup entre les jambes — ce dernier n’atteignit pas vraiment sa cible, car il s’était recroquevillé sur lui-même.

C’est tout toi, ça, sœurette : tu ne fais jamais les choses à moitié. Bien joué ! Il n’est pas près de se remettre à courir après ça… File, à présent.

Elle attrapa le sac noir, fourra la bombe, la matraque et le poing électrique à l’intérieur et tira sur la fermeture Éclair.

— Espèce de salope ! gémit Cordélia derrière elle. Tu vas nous le payer ! Mon Marcus te fera la peau, conasse !

Elle claqua la porte et remonta le couloir à grandes enjambées vers l’ascenseur. Son palpitant galopait comme si elle venait de courir un cent mètres. Dans la cabine, elle se rendit compte qu’elle était en nage, le cœur dans la gorge, le corps parcouru de spasmes. La descente lui parut interminable mais, quand elle émergea dans le hall, elle s’efforça de respirer calmement et de ralentir son pas. Elle sortit dans la brume froide et humide et sursauta en voyant les deux silhouettes encapuchonnées qui entouraient Akhenaton-Gérald un peu plus loin. Elle avait toujours la dragonne de son poing électrique passé autour du poignet, dans sa poche, et elle vérifia du bout des doigts que le cran de sûreté était toujours ôté. Mais il ne devait plus y avoir beaucoup de charge.

— La voilà, dit Gérald en la voyant approcher.

Elle se raidit, sans cesser d’avancer vers eux ; leur haleine formait de petits nuages de vapeur devant eux tandis qu’ils parlaient. Mais Gérald ne paraissait ni inquiet ni nerveux.

— Vous hésitez pas à m’envoyer vos CV, les gars, dit-il, je vais voir ce que je peux faire, d’accord ?

— C’est cool. Merci, m’sieur.

— Pas de quoi. Bonne journée.

— Vous aussi. Bonjour, mademoiselle.

Elle leur rendit leur bonjour ; ils se mirent en marche rapidement vers la station de métro.

— Tu fais passer des entretiens d’embauche dans la rue, maintenant ?

— Ces garçons ont été mes étudiants, dit-il.

Elle le regarda, étonnée.

— Et ils t’ont reconnu malgré ton déguisement ?

Il partit d’un rire bref.

— Ils m’ont demandé ce que je faisais là, j’ai répondu que j’attendais une amie… Ils m’ont aussi demandé si j’allais à une fête costumée…

Il se tourna vers elle.

— Alors ? Ton plan ? Il a fonctionné ?

Elle lui décocha un clin d’œil.

— Au poil.

Une lueur de curiosité dans son œil.

— Et qu’est-ce que tu as découvert ?

— Le nom du salopard qui est derrière tout ça…

Elle avait prononcé cette phrase d’une voix glacée. Elle croisa son regard. Il était interrogateur. Le portable de Christine choisit ce moment pour émettre une courte vibration dans la poche de son jean. Elle l’extirpa et regarda l’écran. Rien. Puis elle comprit : ça ne venait pas de son téléphone officiel. Mais de celui à carte prépayée qu’elle avait utilisé pour joindre Léo. Elle le chercha dans une autre poche. Vit qu’elle venait de recevoir un texto. Elle l’ouvrit et lut :

« Rejoins-moi au McDonald’s de Compans, Léo. »

Elle fixa l’écran. Son cerveau tentait d’analyser. De comprendre. Où était le piège ? Marcus et Cordélia avaient-ils déjà prévenu Léo ? Mais si la stagiaire avait aussi peur de sa réaction qu’elle le disait, pourquoi l’aurait-elle fait ? Ça ne pouvait pas être une coïncidence, pourtant : sa visite, les révélations de Cordélia et aussitôt ce texto… Quelque chose clochait. Si c’était un piège, pourquoi Léo aurait-il choisi un McDo — un endroit public, fréquenté par des jeunes, des étudiants et même des familles avec des enfants, et qui devait commencer à se remplir à cette heure ?

Quelque chose lui échappait dans la logique des événements et elle n’aima pas ça. Pas plus que le capitaine du navire qui se rend compte au milieu de la tempête qu’il a perdu le cap — et qu’il ne se trouve pas du tout là où il croyait…

— Hé, oh ! Qu’est-ce qui se passe ? lui demanda Gérald.

Ils avaient atteint la grande esplanade. Elle se retourna.

— Il faut que j’y aille… Je t’expliquerai…

Il la regarda, perplexe. Elle se mit à trottiner en direction de la bouche de métro.

— Chris ! Bon Dieu, attends-moi !

Il s’était mis à courir derrière elle. Elle fit volte-face.

— Non ! Je dois y aller seule ! Je t’expliquerai !

Il se figea au centre de l’esplanade, l’air contrarié. Ou vexé. Le brouillard le cernait et l’enveloppait. Silhouette immobile et grotesque, il disparut de sa vue quand elle s’enfonça dans les entrailles du métro.


Il la regarda approcher sans sourire, son regard posé sur elle pendant tout le temps qu’elle mit à traverser la salle au décor vaguement moderniste qui ressemblait à une leçon de géométrie dans l’espace. Il portait un manteau gris en drap de laine sur un col roulé à grosse maille. Elle s’assit en face de lui, sur l’un des sièges aux dossiers en forme de rame verticale — sans cesser de soutenir son regard.

— Salut, Léo.

Il avait l’air préoccupé. Parce qu’il savait qu’elle savait ? Il baissa un instant les yeux sur son Royal Bacon dégoulinant de fromage fondu, de moutarde et de ketchup, puis les releva. Les fines pattes-d’oie au coin de ses yeux se plissèrent davantage.

— Je te dois des excuses, dit-il.

Elle haussa les sourcils.

— Pour ce que je t’ai dit au téléphone, l’autre jour. C’était injuste. Et c’était cruel…

Elle garda le silence.

— Mais il y avait une bonne raison à cela…

Il regarda autour de lui, comme pour s’assurer que personne n’était assez près pour les entendre, baissa la voix de quelques décibels, et elle comprit qu’il avait choisi cet endroit qui ne lui ressemblait pas parce que le niveau sonore et l’affluence leur garantissaient une certaine confidentialité.

— … j’avais besoin de gagner du temps et… je craignais que… quelqu’un ne m’ait mis sur écoute.

À côté d’eux, un garçonnet et une fillette d’une dizaine d’années se battaient très bruyamment pour les derniers Chicken McNuggets au fond de la boîte, tandis que leur mère tentait de jouer les arbitres, sans cesser d’aspirer goulûment la paille plantée dans son frappé mangue-passion.

— Mis sur écoute ?

— Oui.

Elle le contempla un instant, pensive.

— Gagner du temps pour quoi ? demanda-t-elle ensuite, en élevant la voix pour se faire entendre au milieu du brouhaha qui allait croissant.

— Pour vérifier certaines choses…

Il se pencha en avant, pénétrant dans sa sphère personnelle. Son regard planté dans celui de Christine. Les nombreuses lumières au plafond et les écrans sur les murs se reflétaient dans ses iris, et elle aperçut son propre visage, minuscule, dans le noir de ses pupilles.

— Marcus et Corinne Délia, ça te dit quelque chose ? demanda-t-il.

Elle hocha la tête affirmativement. Son regard se durcit, devint tout froid.

— Je viens de les voir, répondit-elle.

Il parut authentiquement surpris.

— Quand ça ?

— Il y a quelques minutes.

— Comment ?

— Ils m’ont donné un nom, Léo…

Il la fixa intensément, les muscles de ses mâchoires jouèrent nerveusement sous la peau de ses joues.

— Vraiment ?

Le tien

— Hein ?

— C’est parce que je t’ai plaqué pour Gérald ? C’est parce que ta fierté, ton amour-propre ne l’ont pas supporté, c’est ça ? Ou bien y a-t-il autre chose ? Une sorte de jeu pervers auquel tu aimes jouer avec les femmes en général, sauf la tienne ?…

Les yeux de Léo papillotèrent un instant. Elle sentit qu’il cherchait une réponse.

— Marcus était à l’hôtel le jour où on s’est rencontrés, poursuivit-elle, je me suis souvenu de son tatouage. Pas très discret, cela dit… Tout comme sa petite taille… Je lui suis rentrée dedans en sortant de l’ascenseur. Comment pouvait-il être là ? J’avais pris toutes mes précautions pour m’assurer que je n’étais pas suivie. (Elle le défia du regard.) Qui — à part toi — savait pour notre rendez-vous ?

Il secoua la tête.

— Oh, mon Dieu, Christine : il ne t’est pas venu à l’idée qu’il a pu te suivre quand même, que tu n’es pas une pro — ou que ton téléphone pouvait être sur écoute…

— J’en ai utilisé un neuf : carte prépayée.

Il marqua un temps d’arrêt.

— Ils ont pu mettre un mouchard dans tes affaires… te retrouver après t’avoir perdue de vue… La place Wilson, bon sang ! Ce n’est pas comme si on s’était donné rendez-vous dans les bois !

Elle le toisa, lèvres serrées, consciente que toute couleur avait déserté son visage.

— Cordélia m’a tout avoué… quand j’ai menacé son enfant, elle a craqué.

— Tu as fait quoi ?…

Il avait l’air stupéfait. Encore une fois, il secoua la tête.

— Tu n’y es pas, dit-il. Tu n’y es pas du tout. Tu ne comprends rien…

— Qu’est-ce que je ne comprends pas, Léo ? Pourquoi tu agis ainsi ? C’est vrai. Alors, explique-moi.

Un voile de tristesse descendit sur son visage, soudain vieux et flétri ; une expression qu’elle ne lui avait encore jamais vue. Il avait l’air d’avoir pris dix ans, tout d’un coup. Il planta son regard dans le sien.

— C’est une longue histoire, dit-il.


Elle ne savait plus quoi penser. Elle avait écouté Léo jusqu’au bout et là, tandis qu’elle s’en retournait chez elle, elle passa en revue ses explications, s’efforçant de trouver la faille. Elle se sentait perdue. Elle avait du mal à croire que quelqu’un pût se livrer à des manœuvres aussi complexes simplement par haine, jalousie ou malveillance. C’était comme si elle découvrait un monde inconnu, plein d’ombres et de chausse-trapes, un monde qui avait toujours été là mais qu’elle voyait pour la première fois, qui était demeuré invisible alors même que s’y déchaînaient des forces dont elle ne soupçonnait pas l’existence.

Léo lui avait parlé d’une personne qui le harcelait — celle qui tirait les ficelles. Cette histoire bizarre… Quelqu’un harcèle Léo, pensa-t-elle. Depuis des années. Quelqu’un qui harcèle aussi ses proches, ou plutôt les femmes qui l’approchent. Qui fait de leur vie un enfer. Christine pensa au visage inquiet de Léo. Devait-elle le croire ? Il avait refusé de donner son nom dans l’immédiat : « Il faut encore que je vérifie quelques petites choses… Pas d’accusation sans preuves… Mais tu sais, ce détective dont je t’ai parlé, ou plutôt “cette”, elle a suivi cette personne, c’est comme ça qu’elle est remontée jusqu’à Cordélia et à ce Marcus… » Sa voix était devenue soudain lourde, préoccupée. Et, l’espace d’un instant, il avait paru perdu dans ses pensées.

— J’ai trente mille euros sur un compte, avait-il annoncé de but en blanc. Tu as de l’argent placé quelque part ?

— Vingt mille euros sur une assurance vie, avait-elle répondu, surprise. Pourquoi ?

— Débloque-les. Dès demain. À la première heure. On risque d’en avoir besoin…

— Pour quoi faire ?

Pour racheter ta liberté, Christine. Pour te libérer de ses griffes. Pour en finir avec cette histoire — si c’est bien ce que je pense…


L’impression que l’obscurité qui l’enveloppait était semée d’embûches. Il pleuvait et la ville n’était plus qu’ombres, reflets, phares, lueurs… Tout y était tranchant, coupant et trompeur. Elle marchait dans une sorte de transe — en digérant les paroles de Léo. Il lui avait aussi parlé de cette femme qu’il avait connue et qui s’était suicidée. À l’époque, il n’avait rien soupçonné. D’autant plus, avait-il dit, que Célia, c’était son nom, avait subitement pris ses distances. Il croyait à présent que c’était lié, il en était même sûr. Enfin, il lui avait annoncé une nouvelle qui, en d’autres temps, l’aurait remplie de joie : il allait divorcer. Sa femme était partie en emmenant les enfants. Il y avait un moment déjà que cela ne fonctionnait plus entre eux, mais ils avaient retardé le moment de se rendre à l’évidence à cause des enfants. Ils s’étaient mis d’accord pour la garde, il avait vu son avocat le jour même.

Elle fut interrompue dans ses pensées par le passage d’un autobus. Devait-elle le croire ? Cordélia avait accusé Léo et Léo avait accusé quelqu’un d’autre… Elle descendit la rue du Languedoc vers les Carmes, la capuche de son sweat enfoncée sur la tête, longeant les cafés où les étudiants venaient se réchauffer et les grands hôtels particuliers qui s’enfonçaient dans la nuit, évitant la neige fondue qui jaillissait du macadam mouillé, sous les roues des voitures. Elle tournait dans sa rue lorsqu’elle ralentit brusquement en découvrant la lueur virevoltante qui fouettait les façades, les balcons en fer forgé, les corniches, les moulures, les cimaises et les médaillons : toute cette profusion d’ornements qui lui faisait penser à des pièces montées alignées dans la vitrine d’un pâtissier. La plupart des fenêtres et des balcons étaient éclairés. Et des gens se pressaient contre les balustrades pour regarder en bas, tels des spectateurs dans des loges de théâtre.

Deux voitures de police interdisaient le passage aux véhicules. C’étaient leurs feux colorés qui balayaient les façades. Christine se sentit brusquement en alerte. Un ruban anti-franchissement condamnait une portion de la rue : celle où se dressait son immeuble. Elle retira sa capuche et s’approcha d’un policier en tenue. Un attroupement s’était formé devant le ruban.

— J’habite là, dit-elle en montrant l’entrée de l’immeuble à quelques mètres.

— Un instant, dit le policier.

Il se tourna vers un homme qu’elle reconnut aussitôt : Beaulieu, le lieutenant qui l’avait mise en garde à vue. Beaulieu qui s’approcha en la regardant fixement.

— Mademoiselle Steinmeyer, dit-il.

Son ton plus glacial que jamais. La pluie constellait de gouttelettes sa crinière de caniche et coulait au bout de son nez. Sa cravate du jour était non seulement toujours aussi moche, mais très visiblement fabriquée dans un tissu prompt à se gorger d’eau avec la même facilité qu’une serpillière. Ses yeux globuleux reflétaient le brasillement orange et bleu des gyrophares.

— Vous le connaissez ?

Crachotements des messages dans les radios, palpitations des flashes, gerbes d’étincelles de la pluie dans les projecteurs, effervescence, agitation… Christine s’efforça de maîtriser son malaise, de respirer calmement. Max… Il était étendu au milieu de ses cartons. De là où elle était, elle ne voyait que son visage — et ses yeux, grands ouverts, qui fixaient le ciel sans ciller malgré la pluie, ou les nuages, ou n’importe quel endroit plus accueillant que ce petit bout de planète. Des hommes en combinaison blanche, gants et chaussons bleus se penchaient sur lui. Ils prenaient des photos avec un gros appareil carré, allaient et venaient entre son cadavre et un fourgon au toit surélevé.

— Oui. Il s’appelait Max.

— Max… ?

— Je ne connais pas son nom de famille. Il m’arrivait de bavarder avec lui… Il avait été professeur dans le temps… Et puis, il avait connu la déchéance et la rue… Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Oh, dit Beaulieu en hochant la tête d’un air pénétré.

Il la dévisagea ensuite avec sévérité.

— Il ne s’appelait pas Max, rectifia-t-il.

— Quoi ?

— Il s’appelait Jorge Do Nascimento, et il n’a jamais été professeur. Cela fait presque trente ans que Jorge vivait dans la rue. Je crois que je l’ai toujours connu ainsi… Jorge, c’était une célébrité dans cette ville, croyez-moi, oh oui… Il devait déjà être dans la rue que j’usais encore mes fonds de culotte sur les bancs de l’école… Accessoirement, Jorge était un toxico. À l’époque où j’étais gardien de la paix, on l’embarquait déjà pour ivresse publique et manifeste… Je l’ai vu se déchausser, une fois… Si vous aviez pu voir ses pieds, mademoiselle Steinmeyer — à quel point ils étaient abîmés… Vous savez pourquoi ? La poly-toxicomanie, répondit-il. Vu leur manque de revenus, les SDF s’envoient tout ce qui se présente. D’abord de l’alcool et des médocs, car ils sont en partie remboursés par la Sécu : des benzos, des dépresseurs que leur prescrivent des toubibs peu regardants. Et puis du shit, bien sûr. Et de l’héro, aussi : moins chère que la coke… Inutile de vous dire que les sachets qu’on trouve dans la rue sont rarement de bonne qualité. On la coupe avec toutes sortes de saletés : paracétamol, caféine et même de la craie… Comme la came est faiblement dosée, ils la mélangent avec l’alcool et les médocs pour potentialiser les effets — cela rend les descentes encore plus difficiles. C’est pourquoi les SDF toxicos arpentent le bitume, la nuit : ça les aide à supporter le malaise de la descente. D’où les pieds abîmés. Mais je vous rassure, Jorge n’avait pas le SIDA : il était juste VHB et VHC positif. Il avait sans doute chopé ça en partageant une paille avec d’autres junkies… Oh… et il sortait d’une tuberculose… Vous l’avez peut-être trouvé un peu fatigué et amaigri. Il n’avait que quarante-sept ans, je sais : il en paraissait quinze de plus.

Il semblait usé, tout à coup. Cette lueur lasse qu’elle avait surprise la première fois dans ses yeux, celle de quelqu’un qui reconnaît sa défaite, l’absurdité de son combat.

— Mais c’est vrai… c’est vrai qu’il adorait les bouquins. (Il éleva sa main droite, et elle s’aperçut qu’il tenait un sachet pour pièce à conviction avec un livre à l’intérieur : le roman de Tolstoï qu’elle avait aperçu dans la poche de Max quand il était monté chez elle. Elle frissonna : il y avait du sang dessus.) Et la musique classique. Je me rappelle qu’il pouvait disserter sans fin sur les romanciers russes — sur la musique baroque, l’opéra… Certains, à l’hôtel de police, lui disaient de la fermer ; moi, je notais des titres, des auteurs… Je crois que je lui dois une bonne partie de ma culture générale, conclut-il avec un demi-sourire triste.

— Est-ce qu’il… qu’il a été marié ?

Beaulieu fit non de la tête. Il essuya son nez qui coulait.

— Pas à ma connaissance, non.

— Pourquoi est-ce qu’il m’a menti ?

Il haussa ses épaules trempées.

— Vous voyez : Jorge adorait inventer des histoires, des anecdotes, s’attribuer des existences fictives. Un peu comme vous… Peut-être cherchait-il à combler un vide, à enjoliver une réalité trop prosaïque. Ou alors cela lui venait de son goût pour le romanesque, qui sait ?… Il devenait un personnage de roman en quelque sorte à travers ses mensonges : une sorte de rejeton de Dickens et de Dumas. (Il lui adressa un clin d’œil.) C’est grâce à lui que j’ai découvert tous ces auteurs… Alors, Jorge, je l’aimais bien. (Il lui lança un regard qu’elle ne pouvait qualifier autrement que de « soupçonneux ».) Et maintenant, il est mort. Au pied de votre immeuble. Et, si j’en crois vos voisins, vous discutiez souvent, tous les deux… Vous l’avez même fait monter chez vous.

Sa voisine… Elle aurait volontiers étranglé cette salope moralisatrice et hypocrite. Elle sentait les multiples doigts de la pluie tambouriner sur son crâne.

— Que s’est-il passé ? répéta-t-elle.

— Il a été poignardé. Ça a eu lieu la nuit dernière. Sauf que personne ne s’est aperçu de rien jusqu’à ce que quelqu’un constate qu’il y avait du sang sur le trottoir…

La nuit dernière… La nuit où son chien avait été tué. Où elle avait été droguée et violée… Elle eut l’impression que tout son corps se figeait en un bloc de glace.

— Vous étiez chez vous, cette nuit, mademoiselle Steinmeyer ?

— Non.

— Où étiez-vous ?

— Au Grand Hôtel de l’Opéra, j’y ai passé la nuit.

— Pourquoi ?

— Ça me regarde…

De nouveau, la lueur suspicieuse dans son regard.

— Pourquoi avez-vous fait monter cet homme chez vous ? demanda-t-il. Un SDF, un type qui picolait, qui puait et dont vous ignoriez tout…

Elle chercha une réponse.

— Par… compassion ? l’aida-t-il. Vous avez eu pitié de lui parce qu’il faisait froid, qu’il neigeait, que vous le voyiez tous les matins sous votre fenêtre, c’est ça ? Et vous avez décidé de lui offrir un repas chaud et un peu de chaleur humaine ?

— Oui, c’est ça.

Il se pencha vers elle, et elle sentit son souffle sur le pavillon de son oreille.

— Ne vous foutez pas de ma gueule. Vous n’êtes pas armée pour ce jeu-là… Vous mentez et ça se voit. Cela fait deux fois que je vous trouve sur mon chemin — et, chaque fois, il se passe des trucs plutôt violents, non ? Je ne sais pas ce que vous mijotez, ni qui vous êtes exactement, ni ce que vous faites, mais je vais le découvrir. Et je vais vous pourrir la vie jusqu’à ce que j’aie trouvé votre vilain petit secret.

Il renifla. Il était en train de s’enrhumer. Ou alors, c’était l’expression de son mépris. Elle secoua ses cheveux mouillés, remit la capuche en place.

— Vous avez fini ?

— Pour le moment.

La pluie avait rincé la façade dont la pierre claire était devenue sombre et luisante. Elle tremblait si fort de colère et d’inquiétude qu’il lui fallut s’y reprendre à deux reprises pour pianoter le code.


Servaz sortit un mouchoir et se moucha. Il était parcouru de frissons avec la pluie glacée qui lui dégringolait dans la nuque, sous le col trempé de sa chemise. Qui était cette femme ? Il avait observé comment le visage de Beaulieu était devenu écarlate quand il lui avait parlé, comment la rage avait étincelé dans les yeux du lieutenant qui, d’ordinaire, n’exprimaient qu’indifférence et apathie. Auparavant, il avait vu cette même femme rejoindre Léonard Fontaine au McDonald’s alors qu’il filait celui-ci — et il avait suivi leur échange tendu, assis à une table suffisamment éloignée. De temps en temps, il les perdait de vue, mais il n’en avait pas moins noté l’air préoccupé de Fontaine et aussi celui, perplexe et inquiet, de la femme lorsqu’elle était ressortie. Était-ce elle sa prochaine victime ? Il avait soudain pris la décision de la suivre — il savait où habitait Fontaine, où il travaillait ; il connaissait désormais ses habitudes, et il n’aurait aucun mal à le retrouver alors qu’il ne savait rien d’elle…

Et, à présent, il la retrouvait sur ce qui ressemblait fort à une scène de crime. En train de mettre en pétard un lieutenant de la criminelle. L’Identité judiciaire était déjà en action. Beaulieu… Il aurait préféré tomber sur Vincent ou Samira. Il s’assura qu’il n’y avait aucun substitut dans les parages et il se plia en deux en soulevant le ruban plastifié. Exhiba l’écusson accroché à sa ceinture sous le nez du gardien de la paix.

— Martin ? dit Beaulieu en le regardant approcher. Qu’est-ce que tu fous là ? Je te croyais en arrêt maladie.

— Des amis qui habitent dans cet immeuble m’ont appelé. Ils veulent savoir ce qui s’est passé. Comme j’étais dans le quartier…

Beaulieu le toisa, pas dupe.

— Dis-leur de regarder les infos régionales la prochaine fois, répliqua-t-il en montrant une caméra sous un grand parapluie.

Servaz vit aussi des badauds qui filmaient la scène avec leurs téléphones portables. Putain de voyeurs. Le lieutenant sortit un paquet de cigarettes, lui en proposa une.

— Non, merci, j’ai arrêté.

— Un SDF, dit Beaulieu. Il s’est fait poignarder la nuit dernière. Mais comme personne ne faisait attention à lui, il a fallu quelques heures pour que quelqu’un se rende compte que du sang coulait des cartons… Jorge, ça te dit quelque chose ? À une époque, il traînait pas loin de l’hôtel de police, du côté du Canal et de Compans…

Il fit signe que oui.

— Il dormait dans cette rue ?

— Les derniers temps, oui.

Servaz éternua et sortit une nouvelle fois son mouchoir.

— Je t’ai vu parler à une femme en arrivant… Tu avais l’air… très énervé. Qui c’était ?

Le lieutenant lui adressa un regard circonspect.

— En quoi ça t’intéresse ?

Il eut un haussement d’épaules faussement débonnaire.

— Tu sais comment c’est… Le boulot, c’est comme la came : le sevrage, c’est l’enfer.

Beaulieu le regarda, comme s’il allait dire « non, je ne sais pas, et je ne tiens pas à savoir ».

— Une cinglée, répondit-il finalement. (Servaz le vit devenir songeur.) C’est bizarre… Elle a été mêlée à une autre affaire récemment — je l’ai même mise en garde à vue… J’ai du mal à croire qu’il s’agit d’une coïncidence…

— Ah bon ?

— Une fille qui a porté plainte pour coups et blessures. Elle était salement amochée… Elle a déclaré que c’était celle-ci qui lui avait fait ça. Elles travaillaient ensemble à Radio 5. Apparemment, elles s’étaient livrées à des petits jeux sexuels qui ont mal tourné. La victime s’était fait… payer… pour y jouer et l’autre a voulu récupérer son fric. Un truc dans ce genre — deux gouines qui en viennent aux mains, aussi timbrées l’une que l’autre, à mon avis.

Beaulieu secoua la tête d’un air écœuré, comme si ce qu’était devenu le monde était au-delà de sa compréhension.

— Mais c’est pas tout… Auparavant, cette salope-là s’était pointée à deux reprises à l’hôtel de police. La première fois, elle a affirmé qu’elle avait trouvé dans sa boîte une lettre d’une personne qui annonçait qu’elle allait se suicider : elle voulait qu’on enquête. De toute évidence, c’est elle-même qui l’avait écrite. La seconde, c’était carrément devenu une conspiration : un homme avait pissé sur son paillasson, s’était introduit chez elle, l’avait appelée à la radio où elle travaillait, à son domicile… Même qu’elle avait été soi-disant droguée et déshabillée par cette jeune stagiaire qui l’accuse de coups et blessures avant d’être ramenée inconsciente chez elle où elle s’était réveillée — à poil ! Une histoire totalement insensée… Et à présent, on trouve un macchab au pied de son immeuble, le cadavre de ce pauvre Jorge avec qui elle discutait souvent et qu’elle a même fait monter chez elle au moins une fois, d’après sa voisine… Putain, tu peux me dire quel genre de femme fait monter un SDF chez elle et s’envoie une gamine de vingt ans contre de l’argent ?

Beaulieu regardait la haute façade où presque toutes les fenêtres étaient allumées et les balcons presque aussi peuplés que ceux de la Fenice un soir de première.

— C’est quoi, son nom ? demanda Servaz au bout d’un moment.

— Steinmeyer. Christine Steinmeyer.

Christine…

— Est-ce qu’elle a parlé d’opéra ?

Le lieutenant fit volte-face et l’observa intensément.

— Quoi ?

Opéra… Est-ce qu’elle a prononcé ce mot-là ?

Les yeux de Beaulieu se réduisirent à deux fentes. Il s’absorba un moment dans la contemplation de sa cravate dégoulinante, puis fusilla Servaz du regard.

— Bordel, comment tu sais ça ?… Elle a dit que le type qui la harcelait avait laissé un CD d’opéra chez elle… Tu n’es pas là par hasard, je me trompe ?

— Non.

— Putain, tu fais chier, Servaz : tu aurais pu le dire plus tôt ! Tu sais quoi, au juste, sur cette histoire ? Parce que je ne sais pas si tu es au courant, mais c’est moi qui suis chargé de cette enquête !

Servaz resta un moment à contempler les façades, les petites gouttières aux angles des corniches et les larmiers qui dégorgeaient des cataractes scintillantes, les lustres aux plafonds, derrière les silhouettes qui les observaient.

— Laisse-moi lui poser quelques questions, dit-il. Après, je te mettrai au parfum… Et si elle disait la vérité ?

Il vit Beaulieu changer de couleur. Bouche bée.

— Si tu crois ça, c’est que t’es aussi malade ou défoncé qu’elle ! Tu ne peux pas l’interroger comme ça : c’est à moi de le faire !

— Tu as le code d’entrée ?

— Servaz, bon Dieu de merde ! À quoi tu joues, là ?

— Je t’assure que tu ne vois pas l’ensemble du tableau. Tu n’y es pas du tout. Dis-moi une chose : est-ce que je me suis souvent gouré ? Est-ce que j’ai pour habitude de me planter ? (Il vit le jeune lieutenant hésiter.) Je ne suis pas en service, je suis en arrêt maladie… Alors, c’est toi qui tireras les marrons du feu… Je veux juste lui poser deux ou trois questions, c’est tout.

Il vit l’autre agiter la tête.

— 1945…

— Sans déconner ?

— Sans déconner.


Elle alluma le plafonnier et écouta le silence. Il était venu… Elle en eut tout à coup la certitude. Pendant qu’elle n’était pas là. Il lui fallait une sacrée audace pour revenir sur le lieu de son crime avec le cadavre de Max… de Jorge en bas. Elle retint son souffle, chercha des yeux une trace de son passage et la vit : un CD. Sur la table basse. Elle s’approcha.

The Rape of Lucrecia. Benjamin Britten.

Elle aurait parié qu’il s’achevait par un suicide…

Elle constata qu’il y avait autre chose à côté. Une feuille de papier. Une lettre manuscrite… Un léger tremblement parcourut sa main quand elle la prit et il s’accentua quand elle la lut :

Tu vois ce qui t’attend. Tu ferais mieux de faire le boulot toi-même. Finissons-en. Et si tu essaies encore une fois de te rebeller, c’est à ta mère qu’on s’en prendra…

La tête lui tourna. Pendant un instant, elle fut tentée d’aller à la fenêtre de la chambre et d’appeler ce flic en bas. Puis un détail lui sauta aux yeux. Et ses jambes faiblirent. C’était son écriture. Parfaitement imitée — en tout cas pour un œil non expert. Elle se demanda si un graphologue serait capable de faire la différence. Elle était piégée. Encore une fois… Car elle savait ce que ce connard de flic penserait : qu’elle l’avait écrite elle-même, comme l’autre. Qu’elle était folle. Et dangereuse. Oh, oui, foutrement dangereuse.

Encore une fois, son ennemi avait plus d’un coup d’avance…

Elle aurait sans doute été tentée de s’apitoyer auparavant en pensant à ce qui venait de se passer. Mais, à présent, ses yeux étaient secs. Sa pensée se déplaça vers le cadavre d’Iggy dans la salle de bains. Il fallait qu’elle lui trouve une sépulture, elle ne pouvait pas le laisser là indéfiniment. Que se passerait-il si la police le trouvait ? Elle songea que son ennemi avait tué son chien, l’avait violée et avait tué un homme, tout ça dans la même nuit : il était passé à la vitesse supérieure. Il n’y aurait plus aucune limite, aucun frein à sa fureur désormais : c’était une lutte à mort. Elle chancela à cette idée. Pensa à cette femme qui s’était suicidée. Célia. Sentit la rage revenir : elle serait plus forte, elle allait se battre, elle n’avait plus rien à perdre. Elle devait prévenir Léo de ce qui s’était passé ce soir, lui dire qu’Il avait encore franchi un cap supplémentaire… Il devait être averti du danger. Tout comme Gérald…

Puis la sonnette grésilla dans le silence de l’appartement et elle se figea sur place.

Son regard pivota vers l’entrée. Était-il assez fou, assez audacieux, assez inconscient pour lui rendre visite avec des flics plein la rue ? Pourquoi pas ? Ce serait une sacrée apothéose… Elle l’imagina un instant la poussant dans le vide, par la fenêtre, et disparaissant. Tout le monde penserait qu’elle s’était sentie coincée et qu’elle avait choisi de mettre fin à ses jours. Une fin digne d’un opéra… Peut-être même mettrait-il de la musique avant de passer à l’acte…

Non, dit la voix de Madeleine. Arrête de te faire des films, il est bien trop prudent pour se pointer ici maintenant. Il essaie de t’avoir à l’usure, Chris. Il ne prendra aucun risque inutile.

La sonnerie retentit une deuxième fois. On insistait…

Les flics, se dit-elle. Ils viennent m’arrêter

Elle s’avança jusqu’à la porte, à pas de loup, regarda par le judas. Elle était sûre de n’avoir jamais vu l’homme qui se tenait de l’autre côté. La quarantaine. Des cheveux bruns épais et une barbe de six jours. Yeux cernés, joues creuses, mais un physique agréable. Pas l’air d’un assassin. Ni d’un malade.

Puis une plaque de flic jaillit devant l’œilleton, bouchant la vue, et elle se recula.

Merde…

Elle mit la chaîne de sécurité, entrouvrit le battant. Il cligna des yeux comme s’il venait de se réveiller, et ils échangèrent un regard prudent par l’ouverture.

— Oui ?

Les paupières de l’homme battirent de nouveau. Il garda un moment le silence, l’observant, la jaugeant tout en prenant le temps de ranger sa plaque. Mais son regard n’avait rien d’hostile. Un sourire se dessinait même sur ses lèvres.

— Je m’appelle Martin Servaz, dit-il. Je suis commandant de police. Et, contrairement à mes collègues, je crois à votre histoire.

37. Accessoires

À un moment donné, elle s’était assoupie, pelotonnée dans le canapé. C’était la retombée de l’adrénaline, songea-t-il. Depuis combien de temps ne s’était-elle pas sentie en sécurité ? Elle avait remonté la couverture de laine sous son menton et il continua de l’observer sans mot dire, avachi dans le fauteuil.

Comparé à elle, il avait presque l’air en forme. Des cernes noirs creusaient ses joues, ses cheveux étaient secs et fourchus et les os de ses pommettes affleuraient sous sa peau comme des fossiles dans un chantier de paléontologues. Elle en avait bavé et ça se voyait. Et pourtant, elle devait être forte pour avoir résisté au séisme qui avait soudain dévasté sa vie, entraînant l’effondrement de pans entiers de son existence en quelques jours seulement. Un vrai Blitzkrieg… Ce salopard s’y connaissait en guerre éclair — oh, ça, oui.

Elle lui avait aussi raconté sa rencontre avec Fontaine. Ses doutes, les aveux de Cordélia. Il y avait un élément cependant dont elle ne disposait pas : le journal de Mila. Pourquoi ne lui en avait-il pas parlé ? Il se resservit un verre de cet excellent côte-rôtie qu’elle avait débouché deux heures plus tôt. Pourquoi ? Eh bien, parce qu’il ne pouvait pas lui avouer qu’il voulait prendre le spationaute la main dans le sac et qu’en somme elle était sa… sa… chèvre.

Le téléphone bourdonna. Encore Beaulieu. Il lui avait déjà envoyé quatre textos. Servaz se leva. Il passa dans la chambre. Les lueurs des gyrophares traversaient les vitres et repeignaient le plafond et le couvre-lit de couleurs vives.

— Servaz, dit-il.

— Bon Dieu, qu’est-ce que tu fous ? Tu avais dit trois questions ! Et pourquoi tu parles à voix basse ?

— Chhhuttt, elle s’est endormie.

— Quoi ?!

— C’est pas elle. Elle l’a pas tué.

— Ah ouais ? Et comment tu le sais ?

— Parce que j’ai ma petite idée sur celui qui l’a fait.

Il entendit distinctement Beaulieu soupirer.

— Martin, tu délires ou quoi ? Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Tu déboules de nulle part et tu en sais plus que tout le monde ? Et l’enquête de voisinage ? Et les conclusions du légiste ? Tu n’as même pas jeté un coup d’œil au corps, bon sang !… Et c’est qui, d’après toi ?

— Si je te le dis, tu ne vas pas me croire.

— Hein, quoi ? J’en ai ma claque de tes devinettes, Servaz ! Accouche !

— Léonard Fontaine.

Il y eut un bref silence incrédule avant que la voix de Beaulieu ne revienne en ligne :

— Le spationaute ?

— Mmm.

— C’est une blague, pas vrai ? Dis-moi que c’est une blague…

— Pas du tout.

— Servaz, je ne sais pas ce qui se passe, mais si tu te fous de ma gueule…

— Je n’ai jamais été aussi sérieux. Fontaine est impliqué dans un truc dont tu n’as pas idée… Il est malin, il est tordu et il est derrière tout ça. Aussi sûr que deux et deux font quatre. Tu te souviens de cette artiste qui a mis fin à ses jours l’an dernier au Grand Hôtel Thomas Wilson ? C’était sa maîtresse… Tout comme Mila Bolsanski, l’ex-spationaute, qui m’a confié son journal dans lequel elle décrit tout ce que Fontaine lui a fait subir… Elle y accuse Fontaine de l’avoir frappée et violée à de multiples reprises alors qu’ils séjournaient tous les deux à la Cité des étoiles, mais l’affaire a été étouffée par les Russes et par l’Agence spatiale européenne — pour la plus grande gloire de la conquête spatiale, je suppose. Quant à Christine Steinmeyer, elle l’a rencontré, à sa demande, cet après-midi même, dans un bar, avant de tomber sur toi en rentrant chez elle…

— Comment tu le sais ?

— J’y étais.

Cette fois, le silence dura plus longtemps.

— Jusqu’à présent, je n’avais aucun moyen de coincer cette ordure, poursuivit-il. Mais si on arrive à prouver que c’est Fontaine qui a fait le coup pour Jorge, là, ça change tout…

Beaulieu émit un sifflement.

— Bordel. Tu es sûr que tu ne me mènes pas en bateau ?

Servaz entendit derrière la voix du lieutenant la petite sonnette lointaine qui lui annonçait l’arrivée d’un nouveau texto sur son téléphone.

— Alors, ces histoires de coups de fil, de chien agressé et de harcèlement, c’était pas du pipeau ?

— Tout est vrai. Cette femme est victime d’un taré très intelligent et très malade qui lui pourrit la vie depuis un certain temps déjà…

— Ça fait flipper, commenta doucement le flic au bout du fil.

— Comme tu dis.

— Qu’est-ce qu’on fait ?

À la bonne heure, pas trop tôt, pensa-t-il. Beaulieu n’était pas une flèche, mais c’était un flic consciencieux et réglo — et surtout quelqu’un qui ne se préoccupait pas uniquement de sa carrière, des nouvelles circulaires et des nouvelles directives et qui, par conséquent, faisait un bon flic sur le terrain.

— Corinne Délia, dit-il. À partir de demain, tu ne la lâches plus d’une semelle. Elle et son mec, un certain Marcus. Surtout son mec. C’est peut-être lui qui a tué Jorge. Je vois mal Léonard Fontaine se salir directement les mains… Mais, s’ils sont en contact, et si on arrive à les coincer, ils nous aideront à le faire tomber.

— Et toi ?

— Moi, je vais voir ce que je peux tirer de cette femme.

— Qu’est-ce qu’on dit à la hiérarchie ?

— On dit rien. Je suis censé être en arrêt maladie, tu as oublié ? Et si le nom de Fontaine commence à sortir du chapeau, ils vont tous chercher à se couvrir. Et on sera baisés.

— J’ai été un peu dur avec cette femme, dit Beaulieu d’un ton plus ou moins contrit.

— Eh bien, tu lui présenteras tes excuses la prochaine fois.

Il raccrocha. Vit le petit « 1 » en rouge sur l’enveloppe symbolisant la messagerie de son mobile. Appuya dessus avec la pulpe de son doigt. Plop. Margot. Il ouvrit le message. Plop.

Je passe demain. 8 h. Bisous.

Il sourit. Elle ne lui demandait pas si cela lui convenait. S’il comptait faire la grasse matinée. S’il allait être présentable à cette heure-là. Ni même s’il serait là. Non. Elle ne lui demandait rien de tout ça. Il n’avait pas vraiment le choix. Mais quand est-ce que sa fille lui avait laissé le choix pour quoi que ce soit ? Il sourit et tapa « OK », parce que c’était plus bref que « d’accord », qu’il préférait, bien sûr, et il envoya.

Plop.

Il n’avait pas cessé de sourire.

Saletés de smartphones.


Elle était réveillée. Pendant un instant, elle eut l’air de ne pas le reconnaître et il vit passer un très fugace éclat de terreur dans ses yeux. Qui disparut aussitôt.

— J’ai dormi, constata-t-elle. Longtemps ?

— Moins d’une heure.

Elle fit une vague moue et, en cet instant, il devina l’espèce de beauté discrète qui pouvait être la sienne quand elle ne ressemblait pas à Mme Bovary sur son lit de mort.

— Il fait froid ici. Je vais monter le chauffage.

Elle repoussa la couverture, s’arrêta devant la bouteille de côte-rôtie.

— C’est une impression ou le niveau a baissé ?

— Deux verres, s’excusa-t-il. Pendant que vous dormiez.

Il montra les boîtes de médocs qui s’empilaient sur le canapé.

— Vous… prenez tout ça ?

Il vit son visage s’empourprer.

— C’est temporaire, répondit-elle. J’en avais besoin… pour tenir le coup.

— Mmm.

Il s’approcha de la fenêtre, appuya son front contre la vitre froide, regarda la nuit zébrée de lueurs. Il devina son propre visage en surimpression, tout proche. Un visage préoccupé. Quelque chose était là, dehors. Quelque chose de malveillant. De retors. Il ne devait pas le sous-estimer… Ses victimes n’étaient pas des proies faciles : c’étaient toutes des femmes fortes, intelligentes. Mais leur bourreau l’était plus encore : un adversaire redoutable — même pour lui. Cette chose qui manœuvrait dans l’ombre attendait le prochain mouvement, de nouveaux signaux. Comme un squale. Ils devraient faire en sorte d’en émettre le moins possible, à partir de maintenant.


— Je connais un endroit, dit-il. Un endroit merveilleux. Dans la montagne Noire. Au-dessus du lac de Saint-Ferréol. C’est magnifique à l’automne et au printemps. Et aussi l’hiver, sous une fine couche de neige… En vérité, c’est beau en toutes saisons. On pourrait l’enterrer là-haut, qu’en dites-vous ? Il y en a pour un peu plus d’une heure de route.

— Vous viendrez ? demanda-t-elle.

— Bien sûr.

Il déposa le cadavre d’Iggy dans le bac de congélation — qu’il avait préalablement vidé de ses cartons de Domino’s Pizzas, de ses sacs de riz cantonais, des plats cuisinés et des pots de crème glacée Philippe Faur à la ciboulette, à l’huile d’olive et à la truffe. Bien que le petit chien fût recroquevillé sur lui-même, il dut le placer en diagonale pour le faire entrer.

Une morgue improvisée

— Le tiroir du bas, dit-il. Vous ne l’ouvrez plus, d’accord ? Jusqu’à ce que je revienne…

— D’accord.

— Promettez-le-moi.

— C’est promis.

Il consulta sa montre.

— Il ne viendra pas cette nuit, dit-il. Il ne viendra sans doute plus avec la police dans les parages.

Elle le dévisagea.

— Vous en êtes sûr ? Une fois que tous vos collègues seront rentrés chez eux ? Que tout le monde dans l’immeuble se sera rendormi ? Que la rue sera déserte ? Qu’est-ce qui me le garantit ? (Il la vit hésiter.) Est-ce que vous ne pourriez pas rester ? Juste cette nuit… Le temps que je m’organise…

Il songea qu’il ne pouvait pas demander une équipe de surveillance : il n’était pas censé être en service.

— J’ai quelqu’un à voir demain matin, répondit-il en cherchant le numéro de Beaulieu dans son répertoire. À la première heure.

— Vous n’aurez qu’à utiliser mon réveil… S’il vous plaît…

Il hésita, s’interrompit.

— Bon, d’accord. Mais je prends le lit : je déteste dormir dans un canapé.

Elle sourit.


La femme alluma une cigarette. La flamme du briquet illumina fugitivement ses traits. Garée le long du trottoir, à une centaine de mètres, elle avait assisté à toute la scène dans l’ombre de sa voiture sans que personne lui prêtât attention. Dès qu’elle avait entendu les sirènes dans le quartier, elle avait arrêté de flâner et avait rejoint son véhicule qui l’attendait au troisième étage du parking des Carmes.

Puis elle était venue se garer dans la rue, suffisamment loin pour passer inaperçue, suffisamment près pour apercevoir l’entrée de l’immeuble. Quand les deux flics chargés de l’enquête de voisinage étaient arrivés à sa hauteur, au bout d’une paire d’heures, elle était simplement sortie de son véhicule et elle l’avait verrouillé devant eux en les regardant approcher d’un air détaché. Ils lui avaient demandé si cela faisait longtemps qu’elle était là ; elle leur avait répondu qu’elle venait d’arriver : « Pourquoi ? avait-elle demandé à son tour. Qu’est-ce qui se passe ? » Ils s’étaient aussitôt désintéressés de son cas.

La femme mit tranquillement le contact, déboîta et quitta la rangée de véhicules pour aller se garer un peu plus près, maintenant que la police scientifique et les badauds étaient partis et que la rue avait retrouvé son calme. Trois heures du matin. Le flic n’était pas ressorti… Elle resta immobile à tirer une taffe après l’autre, expulsant la fumée vers le plafond, dans l’obscurité, en songeant que Christine s’était avérée plus coriace que prévu. Elle n’aurait jamais cru que cette garce résisterait à un tel cataclysme. Encore moins qu’elle riposterait. Cordélia l’avait appelée aujourd’hui : la gamine lui avait paru passablement énervée — et stressée. Elle allait devoir prendre des mesures de ce côté-là aussi. Les choses partaient quelque peu en vrille. Mais tout n’était qu’une question de corrections et d’ajustements. Le plus ennuyeux était la rencontre entre Christine et ce flic. Elle avait à présent un allié de poids ; elle n’était plus isolée, livrée à elle-même ; il ne fallait plus compter sur son suicide. Et merde. Mettre ce flic sur la piste de Célia Jablonka et de Léonard avait peut-être été une erreur. Mais elle savait très bien pourquoi elle l’avait fait. Sauf qu’à présent cela ne lui semblait plus une si bonne idée… Même si ce flic devait forcément soupçonner Léonard. Cette fois, Léo ne s’en tirerait pas à si bon compte, elle avait laissé suffisamment de petits cailloux menant jusqu’à lui.

Christine ne se suiciderait pas. La femme sentit une bouffée de haine remonter le long de son œsophage vers sa gorge.

Du calme

Il était temps d’en finir avec elle. D’une manière plus… radicale. Son instinct le lui soufflait : le jeu avait assez duré. Tant pis pour le suicide, pour son plan bien huilé — une disparition ferait l’affaire.

Elle inspira une ultime bouffée, envoyant le poison délicieux dans ses poumons ; la haine, la jalousie et la colère étaient trois autres poisons tout aussi délicieux.

38. Sorties de scène

Il était 7 heures lorsque le réveil sonna mais Servaz était déjà sous la douche : il ne voulait pas être en retard à son rendez-vous avec sa fille. Car si Margot se pointait à la maison de repos et qu’il n’était pas là, elle voudrait sûrement savoir où il avait passé la nuit.

La solution : être en avance.

Et faire comme s’il avait dormi dans son nouveau chez-lui. Il se regarda dans la glace en sortant de la douche. Il aurait voulu se raser, mais n’avait rien sous la main. Il n’avait même pas de quoi se changer. Il le ferait rapidement en arrivant au centre : ses vêtements avaient pris l’eau et, même secs, ils ressemblaient à du carton mouillé qui a séché. Il peigna ses cheveux humides avec les doigts et ressortit. En regagnant le séjour, il jeta un œil à une photo encadrée posée sur l’un des rares meubles. On y voyait Christine en compagnie d’un homme dans la trentaine portant des lunettes. Ils plissaient tous les deux les yeux à cause du soleil déclinant qui brillait dans les verres de l’homme. Ils souriaient.

Elle était perchée sur un tabouret et portait un bol de café à ses lèvres, les deux coudes sur le bar, quand il demanda :

— Qui est-ce ?

Elle jeta un regard par-dessus son épaule.

— Gérald. Mon… compagnon.

— Tout va bien avec lui ?

De nouveau, le regard par-dessus l’épaule. Hésitant. Puis elle hocha la tête.

— Eh bien, c’est comme dans tous les couples, j’imagine… il y a des hauts et il y a des bas. Mais Gérald est un type bien.

— Qu’est-ce qu’il fait dans la vie ?

— Il est dans la recherche… la recherche spatiale.

Un tiroir qui s’ouvre, un autre qui se referme. Gérald… Un nom sur une étiquette mentale. Et une petite lumière qui clignote : spatiale… Il se sentit agité.

— Je dois y aller, dit-il. Vous n’ouvrez à personne d’autre qu’à moi ou au lieutenant Beaulieu. Vous avez mon numéro. Vous pouvez m’appeler n’importe quand. Voici celui de Beaulieu… Au cas où je ne serais pas joignable. Et si quelqu’un se présente à votre porte avec une carte de police, dites-lui d’aller se faire voir : il y a un tas de fausses cartes en circulation.

Elle acquiesça, soucieuse.

— Et si on lui tendait un piège ? dit-elle.

Il haussa un sourcil.

— Si je m’éloignais de l’appart et que quelqu’un l’attende à l’intérieur ?

Il secoua la tête.

— Il ne tombera pas dans le panneau. Il saura qu’on est là. Il est bien trop malin.

Cette dernière phrase eut l’air de la rendre nerveuse. Elle fit signe qu’elle avait compris d’un coup de menton, sans le regarder, mâchoires serrées. Puis elle porta de nouveau le bol à ses lèvres, les yeux baissés, en lui tournant le dos.

— Je repasse dès que j’en ai fini. On mettra au point une stratégie.

Un dernier mot un peu trop ronflant, songea-t-il. Et pas forcément rassurant : il signifiait qu’il n’en avait pas encore trouvé une.


Il y avait du brouillard, ce jeudi matin. Un brouillard humide et dense. Il noyait les champs et les bois et les cris des corbeaux le traversaient comme des flèches.

Il grimpa en vitesse jusqu’à sa chambre et redescendit au moment où une DS3 rouge à toit blanc se présentait sur le parking du centre. Il émergea du hall et regarda Margot lui adresser un sourire lumineux en verrouillant sa voiture.

Sentit un poing lui serrer le cœur en la voyant. Mais il aimait cette pression-là. Oh oui.

Ses longues et fines jambes arpentèrent le parking, sa svelte silhouette serrée dans un jean et un pull à grosse maille. Dire qu’elle avait changé ces dernières années relevait de l’euphémisme le plus extrême. Trois ans plus tôt — alors que Margot s’était retrouvée à l’épicentre d’une histoire qui s’était soldée par le suicide d’un jeune de sa classe et par l’emprisonnement d’un autre —, elle était piercée, tatouée et ses cheveux teints de couleurs pour le moins inhabituelles pointaient en épis rebelles. Elle avait été admise dans la prépa la plus prestigieuse de la région (il se souvenait encore du magnifique jour d’été où il l’avait emmenée à Marsac pour la première fois) : un endroit pétri de traditions ancestrales et de rigueur presque monastique — mais elle n’en tapissait pas moins sa chambre de posters de films d’horreur, en ce temps-là, et elle écoutait des musiques comme Marilyn Manson.

Aujourd’hui, il ne savait plus trop ce qu’elle écoutait — mais ce qu’il savait, en revanche, c’est qu’en à peine plus de temps qu’il n’en faut à un têtard pour devenir une grenouille, sa fille s’était métamorphosée en femme.

— Papa, dit-elle simplement en l’embrassant (même sa voix avait changé : la première fois qu’il s’en était aperçu, c’était quand il l’avait prise pour sa mère au téléphone).

Le visage était pourtant le même. Elle garderait toujours ce petit air d’animal sauvage qui devait faire son charme auprès des jeunes gens que son aplomb et son côté rebelle impressionnaient. Elle tenait un sac à la main. En sortit un petit paquet-cadeau avec un nœud et un ruban dorés. Il sourit comme un enfant.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ouvre-le…

L’humidité du brouillard le transperça.

— Viens, allons à l’intérieur, dit-il. Il ne fait pas chaud ici.

Il l’entraîna vers le petit salon au nord ; comme il s’y attendait, il n’y avait personne. Des voix commençaient cependant à s’élever dans le reste du centre.

Il déchira le papier. Un coffret. Mahler, The Complete Works. Un profil du maître sur un fond coloré d’inspiration très klimtienne et donc très kitch. 16 CD… Emi Classics. Il avait entendu parler de ce coffret sorti en 2010 — il croyait se souvenir qu’il n’y avait aucune des interprétations qu’il affectionnait : ni Bernstein, ni Haitink, ni Kubelik — mais un rapide examen enregistra avec soulagement les noms de Kathleen Ferrier, Barbirolli, Christa Ludwig, Bruno Walter, Klemperer et Fischer-Dieskau.

— Puisque tu es une des dernières personnes à utiliser encore des CD, le china-t-elle en s’asseyant.

— 16 CD. Tu as peur que je m’ennuie ?

— Que tu t’encroûtes, rectifia-t-elle. Alors ?

— Alors quoi ?

— Ça te plaît ?

— Absolument merveilleux. Je ne pouvais rêver plus beau cadeau. Merci.

Ça sonnait d’une façon très outrancière, mais elle feignit de ne pas s’en apercevoir. Ils s’embrassèrent de nouveau.

— Tu as l’air plus en forme que la dernière fois…

— Je le suis.

— Je vais partir, papa.

Il leva les yeux.

— Ah bon ? Partir où ?

— Au Québec. J’ai décroché un emploi provisoire là-bas.

Au… Québec ? Il eut la sensation d’un trou d’air dans son estomac. Il avait une sainte horreur de l’avion !

— Pourquoi pas… ici ?

Il se rendit compte de la naïveté de sa question à peine l’eut-il posée.

— En un an à Pôle Emploi, j’ai postulé pour cent quarante postes. Résultat, dix réponses — toutes négatives —, c’est tout ce que j’ai reçu. Le mois dernier, j’ai écrit quatre mails à des entreprises québécoises… J’ai reçu quatre réponses, dont deux positives. C’est mort, ici, papa. Il n’y a plus d’avenir dans ce pays. Je pars dans quatre mois… Avec un permis vacances-travail.

Il savait que sa fille voulait travailler dans la communication. Mais il n’avait pas la moindre idée de ce que cela signifiait. Boulanger, flic, pompier, ingénieur, mécano — et même dealer ou tueur à gages : ça, c’était des emplois précis. Mais la communication ? Qu’est-ce qu’on y faisait ?

— Combien de temps ? demanda-t-il.

— Un an. Pour commencer…

Un an ! Il s’imagina traversant l’Atlantique pendant des heures à bord d’un avion de ligne en classe éco, coincé contre le hublot, avec l’océan à perte de vue, les nuages, les turbulences, les hôtesses de l’air le regardant d’un air apitoyé ou condescendant.

Son regard tomba sur la photo de Mahler… Il repensa à celle du petit ami de Christine dans le séjour. Gérald… Il avait eu une drôle de sensation en la voyant.

— … mais si j’obtiens un permis jeune pro, je resterai là-bas et ensuite je…

Là-bas… Ces deux mots sonnaient comme le glas de leur relation père-fille.

Le visage… Il fut soudainement frappé par une pensée : il lui était familier. Il était sûr de l’avoir déjà vu quelque part. Il ne l’avait pas reconnu sur le moment parce que… parce que quoi ? Et soudain, il sut : parce que, sur l’autre photo, il était de profil et non de face… La soirée de gala au Capitole : l’homme aux lunettes dans le miroir — celui qui avait refilé sa carte de visite à Célia Jablonka.

— … papa, tu m’écoutes ?

— Oui, ma chérie.

Est-ce que cela avait une signification ? Et comment ! Ce Gérald avait connu aussi bien Célia que Christine — il était un autre trait d’union entre elles, avec Fontaine… Oui, mais rien ne prouvait qu’il ait croisé la route de Mila. Et c’était de Fontaine qu’il était question dans le journal de celle-ci. Néanmoins, ce détail le turlupinait. Il était flic : il ne croyait pas aux coïncidences.

— Tu sais, là-bas, poursuivait sa fille, on obtient vite des responsabilités si on se bouge. On peut progresser vite… On…

Son téléphone sonna dans sa poche.

— Excuse-moi…

Elle lui lança un regard noir. C’était Beaulieu. Il sentit un picotement passer sur sa nuque.

— Oui ?

— On a un sérieux problème. (La voix de Beaulieu était tendue.) Marcus : je l’ai perdu. Ce matin, il est parti vers le métro direct. Je l’ai suivi. On a fait toute la ligne. Sauf que sa voiture ou une autre l’attendait sur le parking de Balma. Il a filé. J’ai juste eu le temps de noter l’immat’.

— Merde !

— Qu’est-ce qui se passe ? dit sa fille. Quelque chose qui ne va pas ? Tu as repris le travail ? Je croyais que tu étais en arrêt maladie…

Mais ce qu’il entendait dans sa voix, c’était moins des questions que la réprobation. La déception qu’une fois de plus il n’eût pas de temps à lui consacrer alors qu’elle lui annonçait qu’elle venait de prendre une des décisions les plus importantes de sa vie. Une décision qui aurait des conséquences pour tous les deux. Et pour les années à venir.

— Ce n’est rien, dit-il. Continue.

Mais ce n’était pas rien. Un nœud dans son estomac.


Dans la salle de bains, elle laissa les jets brûlants de la douche drainer hors de son corps les tensions et aussi les courbatures de la nuit passée dans le canapé. Elle avait tiré le verrou. Verrouillé la porte de la salle de bains. Posé près des vasques matraque, porte-clés lacrymogène et poing électrique.

Elle se détendit un peu jusqu’au moment où elle crut entendre quelque chose à travers le fracas de l’eau. Elle ferma le robinet, en alerte, mais ce devait être un bruit provenant de l’immeuble ou de la tuyauterie car elle n’entendait plus rien. Elle ressortit, se sécha avec la grande serviette suspendue au porte-serviettes et elle allait se brosser les dents quand le téléphone sonna. Pas son téléphone officiel. Celui à carte prépayée.

Léo

— Christine, tu es où là ? Chez toi ? Il faut qu’on se voie…

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Je t’expliquerai… Quelque chose va arriver aujourd’hui. Écoute-moi bien, voilà ce qu’on va faire…

Elle nota le lieu et l’heure. Où voulait-il en venir ? Elle se demanda si elle devait informer ce flic — mais Léo lui avait demandé de n’en parler à personne pour le moment. L’autre téléphone sonna à son tour et elle allait répondre quand elle vit que c’était sa mère. Elle laissa sonner. Un signal lui indiqua qu’elle avait un message enregistré. Elle l’écouta à tout hasard : « Christine, c’est maman. J’ai vu ce reportage à la télé, ce crime horrible en bas de chez toi. Tout va bien ? Rappelle-moi… » Elle appuya sur [3] pour le supprimer. Sortit de la salle de bains et se dirigea vers le séjour. Son ordinateur portable : il était ouvert sur le bar. Elle eut un instant de doute : est-ce qu’elle l’avait ouvert ce matin ? Elle retourna chercher le poing électrique et la matraque et revint vers la cuisine américaine. Un nouveau mail était arrivé. Son pouls s’accéléra.

En grimpant sur le haut tabouret, elle vit qu’il émanait de Denise. Une boule dans sa gorge lorsqu’elle l’ouvrit :

Je suis désolée : je ne t’ai pas crue, je t’ai prise pour une folle. J’avais tort. Il faut qu’on se voie. C’est au sujet de Gérald. N’en parle à personne. Voici mon adresse. Je t’attendrai toute la journée.

Denise

— Tu viendras me voir ?

L’avion — les turbulences, les nuages se déchirant contre l’appareil, les vibrations dans le siège et dans son coccyx pour lui rappeler qu’il y avait 11 000 mètres de vide sous lui et qu’il était enfermé dans un gros tube à cigare absurdement équipé de réacteurs surpuissants et lesté de plusieurs centaines de milliers de litres de kérosène hautement inflammable. Il sentit son larynx se bloquer.

— Bien sûr, ma puce.

Une tempête de neige sur l’aéroport de Montréal : -5 °C au sol, -50 °C là-haut, interdiction d’atterrir… le kérosène qui s’épuise… les hôtesses de plus en plus nerveuses, la tension en cabine… le vent qui hurle contre les hublots, les secoue de plus en plus fort… seuls au monde à décrire des cercles dans la nuit…

— Tu as vraiment pris ta décision ?

— Oui, papa.

Il connaissait sa fille. Inutile de vouloir la faire changer d’avis. D’ailleurs, quels arguments lui opposerait-il ? Le froid ? La neige ? Les hivers interminables ? Sa peur de l’avion ? Des expressions comme mon chum, se taponner ou lâcher un wack ? La qualité de la vie ici ? Quelle qualité de vie ? Il était flic : il ne voyait que l’envers du décor — ce que les autres choisissaient d’ignorer.

Il pensa à Christine. Que faisait-elle en ce moment ?

Pendant un instant, ils s’observèrent en silence ; puis Margot reprit la parole :

— Prends soin de toi, papa.

Elle appuya sur la télécommande et la voiture rouge et blanche émit un « bip ».

— On se reverra avant que tu partes ?

— Bien sûr.

Il la regarda manœuvrer sur le parking, lui adresser un petit signe de la main — auquel il répondit —, puis s’engager sur la petite route droite et disparaître. Il avait conscience que ce qui venait de se passer était important, mais son esprit était entièrement absorbé par autre chose. Il sortit son téléphone portable. Composa le numéro de Christine. La sonnerie — puis le répondeur.


Il se gara sur un emplacement interdit, bondit sur le trottoir et courut vers la porte de l’immeuble à travers le brouillard. 1945… Lorsque la cabine de l’ascenseur parvint au troisième étage, il repoussa violemment la grille. Écrasa le bouton de la sonnette. Une fois, deux fois. Pas de réponse. Il tambourina. Appela. Fut tenté de défoncer la porte.

Il colla son oreille au battant. Silence. À part les percussions dans sa poitrine. Il était en nage. Une porte s’ouvrit sur le palier.

— Vous cherchez Mlle Steinmeyer ?

Une voix sévère, haut perchée. Il pivota et considéra le petit bout de femme aux cheveux gris qui le fusillait du regard.

— Oui, répondit-il en dégainant sa plaque.

— Elle est sortie.

— Elle ne vous a pas dit où elle est allée ?

Un reniflement méprisant.

— Les faits et gestes de Mlle Steinmeyer ne m’intéressent pas le moins du monde.

— Je vous remercie, répondit-il d’un ton qui voulait dire exactement l’inverse.

Merde ! Il ne savait pas ce qui le mettait le plus en rage. Que Beaulieu eût laissé filer Marcus. Ou qu’elle fût sortie sans le prévenir. Il réfléchit furieusement. Pourquoi diable ne répondait-elle pas au téléphone ? C’était comme si on lui injectait des doses régulières d’adrénaline dans les veines ; il n’éprouvait plus ni fatigue ni lassitude. Rien qu’une inquiétude grandissante. Un sentiment de catastrophe imminente. Il redescendit, surgit sur le trottoir. Une pervenche était en train de glisser une contravention sous son essuie-glace. Il montra sa plaque sans un mot. Elle lui adressa à peu près le même regard que la vieille chouette là-haut. Sa fille qui partait au bout du monde, Marcus envolé, Christine évaporée, le brouillard… Fichue matinée.


À midi, ils ne l’avaient toujours pas retrouvée. Ni Marcus. Et elle ne répondait pas au téléphone. Quelque chose n’allait pas. Au fond de son esprit, les signaux d’alerte s’allumaient les uns après les autres.

— Qu’est-ce qu’on fait ? dit Beaulieu au téléphone. (Décidément, sa question préférée.)

— J’ai son numéro. Lance une réquisition d’urgence… pour « sauvegarde de la vie humaine ». On avisera le parquet ensuite… Une pour l’opérateur et une pour Deveryware. Passe par Lévêque à la Documentation opérationnelle : il les connaît, ça ira plus vite. Précise-lui que la demande vient de moi.

— Très bien, dit Beaulieu.

— Tiens-moi au courant.

Beaulieu raccrocha. Servaz était nerveux. Très nerveux. Il espérait que Lévêque comprendrait l’urgence — et leur ferait gagner un temps précieux : en tant qu’analyste criminel, il entretenait des rapports privilégiés avec les trois opérateurs téléphoniques. De son côté, Deveryware était une société spécialisée dans la géolocalisation des smartphones : elle avait vendu sa solution aux forces de police. Une fois que l’opérateur lui aurait envoyé les coordonnées, elle fournirait à Lévêque, via Internet, un accès à un portail cartographique d’où l’analyste pourrait suivre en continu les localisations du téléphone de Christine. Trois ou quatre heures en temps normal, trente à quarante-cinq minutes en se bougeant un peu. Mais Servaz ne se faisait pas d’illusions pour autant : si Christine se trouvait en ville, cela signifierait des centaines, voire des milliers d’adresses et de cachettes possibles. Impossible de les vérifier toutes. Impossible même s’ils affinaient la position en triangulant plusieurs relais, à supposer qu’ils mettent suffisamment la pression sur l’opérateur pour que celui-ci se fende d’un technicien dédié. Il n’y avait plus qu’à prier pour que la zone soit en rase campagne. Ou qu’elle corresponde à l’adresse de quelqu’un qu’il connaissait déjà : Fontaine, Gérald ou Cordélia…

Il regarda la porte. Il était revenu devant l’appartement. Et merde. Il glissa le pied-de-biche dans l’espace entre le battant et le chambranle, tira dessus de toutes ses forces. Un craquement. Il entendit la serrure sauter et tomber en tintant sur le sol, de l’autre côté, tandis que le battant s’ouvrait devant lui. Il se précipita.

— Christine ?

Pas de réponse. Il pénétra dans le salon. Le vit tout de suite : son téléphone…

Le sien sonna dans sa poche. Il répondit.

— Elle est chez elle, dit Beaulieu. Ou pas loin. Ils l’ont localisée.

Il regarda l’appareil.

— Non, elle n’est pas chez elle. Seul son téléphone y est.

Il raccrocha. Et, tout à coup, il sut. Pour avoir déjà vécu la situation. Le moment où elle vous échappe. Où les choses ne se passent pas comme prévu. Où le sol se dérobe sous vos pieds. Il l’avait perdue. Et c’était sa faute, une fois de plus : il n’aurait pas dû la laisser seule.

L’adresse e-mail et le numéro de carte bancaire sur le site de l’hôtel avaient conduit à une impasse ; tout comme la liste des clients ayant perdu leur clé. La boîte dans laquelle il recevait les indices était fabriquée en très grande série : celui qui était derrière tout ça savait effacer ses traces.

Il ferma les yeux, serra les paupières, respira profondément.

Se maudit.


Il savait qu’il ne la reverrait pas vivante.

39. Fosse

Les arbres défilaient, fantomatiques, dans la brume, de part et d’autre de la route. Des lignes de platanes. Ils surgissaient du brouillard pour y retourner aussitôt, telles des images issues d’un rêve qui s’évanouissent au réveil.

Tout était immobile. Comme si tout était déjà mort. Le ciel, la terre, le brouillard : même couleur indistincte. Et le silence. Elle n’entendait que le léger chuintement des roues sur le macadam mouillé. Ainsi que le bruit de sa respiration. Une autre route, un autre carrefour : une grande croix rouillée se dressait sur son socle de pierre, à l’intersection des deux routes. Elle ralentit. Eut le temps d’entrevoir une corneille qui picorait à grands coups de bec le ventre d’une charogne au pied de la croix. Elle appuya un peu trop fort sur la pédale d’accélérateur dans le virage… Verglas… Eut l’impression que ses roues arrière avaient été remplacées par des patins à glace. Partit en travers. Coup de volant à droite, à gauche. Ne pas freiner… Pied levé de la pédale. Accompagner le mouvement. Pas de geste brusque : elle reprit le contrôle. Ouf.

Son cœur comme une balle de squash frappée par des joueurs puissants. Respire, c’est passé… Ses pneus mordaient de nouveau l’asphalte.

Son pouls n’en refusa pas moins de se calmer après ça. Le chauffage — pour une fois opérationnel — ronflait un peu trop fort et elle le baissa quand elle se rendit compte qu’un voile de sueur mouillait sa nuque et ses aisselles. Elle entendit croasser d’autres corbeaux, invisibles. Plus loin, elle passa devant une petite statue de la Vierge dans une niche, sous un grand orme dénudé par l’hiver. Quelqu’un lui avait dessiné des seins obscènes et entouré ses yeux de charbon noir. Comme ceux de Cordélia. Son regard capta le tout en un éclair. Cette apparition sinistre surgie de la brume la fit frissonner.

Elle pensa à ce policier qui avait dormi chez elle. Servaz. Il avait l’air de quelqu’un de bien, pensa-t-elle. Elle avait envie de lui faire confiance. Mais Léo lui avait expliqué qu’en l’état actuel des choses, son policier — quelle que fût par ailleurs sa bonne volonté — n’avait aucune preuve et ne pourrait retenir aucune charge contre son ennemi ; autrement dit, aucun juge ne prononcerait une mise en examen, encore moins une détention préventive, sur des éléments aussi théoriques et impalpables. Le flic le savait, bien sûr. Il n’était pas question pour lui de laisser des zozos faire justice eux-mêmes. Pour Christine, la question était tout autre : c’était l’ennemi ou elle, désormais… Pas d’alternative : une équation à deux inconnues.

Elle eut une pensée pour Max/Jorge — dont le cadavre devait dormir à la morgue de Toulouse — et son moteur interne reçut une injection directe de colère aussitôt convertie en combustion.

Une maison jaune dans la brume

Elle la voyait à présent — posée sur le paysage noyé dans le brouillard. Son GPS était formel. C’était là.

Elle ralentit — jusqu’à rouler en seconde.

Une petite maison sans grâce ni cachet. Isolée. Un jardin entouré d’une clôture grillagée, une niche pour chien, un abri de jardin en bois façon chalet sous un grand sapin déplumé. Des labours tout autour, sur lesquels les bancs de brume se déplaçaient. Le portail était ouvert.

Elle roula sur le gravier, se gara ; récupéra le poing électrique et le spray, les glissa dans les poches de son sweat et descendit. Le froid humide la pénétra. La brume avait une légère odeur de brûlé, de terre remuée et de vaches. Le moteur tournait. La fumée qui sortait du pot d’échappement se dissolvait dans la purée de pois. Elle marcha vers le perron, le gravier craquant sous ses talons.

— Bonjour, Christine.

Elle avait reconnu la voix. Elle se retourna, le poing électrique brandi.

— Tsss-tsss… Tu n’as tout de même pas l’intention de t’en resservir, non ? Une fois suffit, merci.

Il était assis en tailleur dans la niche, le sommet de son crâne touchant presque le toit incliné, son visage à moitié dans l’ombre — et l’œil noir du canon de son arme était pointé sur elle.

— Jette-les, s’il te plaît, dit Marcus.

Il rampa hors de la niche, se déplia, fit quelques mouvements d’étirement et grimaça.

— Tu m’as bien arrangé, je dois dire…

Il arborait un sweat à l’effigie du rappeur afro-américain Lil Wayne. Il boita jusqu’à elle sur le gravier et, quand il fut suffisamment près, il leva la tête vers elle et la gifla. Elle chancela, recula d’un pas, porta une main à sa joue en feu. Elle songea à l’étrange couple dissymétrique qu’il formait avec cette grande tige de Cordélia.

— Ça, c’est pour mes genoux, dit-il en la regardant calmement du haut de son mètre soixante-cinq. (Il montra la maison.) Ne t’en fais pas. Les propriétaires sont partis en vacances, c’est moi qui ai ouvert les volets.

Il s’avança, commença à la palper.

— Ce n’est pas ce que tu avais prévu ? (Il feignit la surprise en promenant ses mains partout sur son corps.) Pas grave… On va faire les choses à ma façon, si tu veux bien… Je n’ai pas plus envie que toi de voir débarquer les flics. Où est ton téléphone ?

— Sur le siège passager.

Il fit le tour, ouvrit la portière, attrapa l’appareil à carte prépayée, le jeta au sol et donna de grands coups de talon dessus jusqu’à ce qu’il soit dans le même état que la charogne : les entrailles à l’air. Elle nota qu’il chaussait des bottines pointues en peau de serpent avec des talons de huit centimètres.

— Bien. Allons-y. Mets-toi au volant.

Ils reprirent la route. Marcus passa un coup de fil bref : « Je l’ai. » Pendant trente bonnes minutes, il lui indiqua le chemin : à droiteà gauchetout droit… Jusqu’à ce qu’ils finissent par remonter la longue ligne droite sous le tunnel des platanes, dont les branches noueuses se rejoignaient au-dessus de la chaussée comme les arcs et les nervures d’une cathédrale. Une grande maison se dressait tout au bout. Réduite à une silhouette floue dans la grisaille. Elle ralentit sur les cent derniers mètres et la maison émergea de la brume, se rapprochant lentement — presque cubique avec ses deux étages de hautes fenêtres toutes semblables. Cubique mais imposante : murs épais, doubles cheminées à chaque angle et des lucarnes au ras du sol donnant sur des sous-sols qu’elle imagina vastes, profonds et très sombres. Cette maison, contrairement à la précédente, avait vu passer les siècles ; elle avait vu grandir et mourir des générations, des familles entières ; elle avait connu maints secrets, maintes morts et maintes naissances — ce fut, bizarrement, la réflexion qu’elle se fit en roulant sur l’espace dégagé, nu, cerné par une ligne gracile de peupliers, qui l’entourait au sortir du tunnel des arbres. Pas de véhicule en vue — mais un garage en tôle ondulée à une dizaine de mètres.

— On est arrivés.

La porte s’ouvrit tandis qu’ils descendaient de voiture. La femme qui s’encadra sur le seuil était grande, mince, dans les volutes blêmes du brouillard ; Christine était sûre de ne l’avoir jamais rencontrée auparavant et pourtant — mystérieusement — le visage lui était familier. Christine jeta un coup d’œil à Marcus, qui lui montra les trois marches du perron d’un mouvement de son arme, la main serrée autour de la crosse noire et mate. La femme souriait.

— Qui êtes-vous ? Où est Denise ?

Le sourire de la femme s’agrandit. Elle resserra autour d’elle les pans de son châle en tricot. Elle avait des épaules solides et une complexion athlétique.

— Bonjour, Christine. Enfin, on se rencontre.

Une bouffée de musique s’envola dans l’air froid, provenant de l’intérieur de la maison. Christine tressaillit.

Une voix de soprano, des vocalises dans la brume.

Opéra


Le couloir. Un boyau interminable qui menait à la cuisine. Une cuisine aménagée, vaste, moderne — contrairement au couloir qui paraissait vieux, plein de meubles et de tableaux anciens.

Le brouillard léchait les vitres, mais aucune lampe n’était allumée. Opéra… La musique montait d’une autre pièce, se répandait dans toute la maison. Elle enflait, retombait, enflait à nouveau — telles les voiles d’un navire. Christine eut l’impression qu’elle lui coulait directement dans les veines.

Puis elle fut là, devant elle : la femme brune au beau visage un peu flétri par les ans.

— Tu t’attendais à quelqu’un d’autre ? Tu pensais sans doute que tu étais tout près…

— Où est Denise ?

— Il n’y a pas de Denise. (La femme appuya sur un interrupteur et la cuisine s’illumina d’un coup. Christine vit de brillantes surfaces en inox, des rangées de casseroles étincelantes.) C’est moi qui t’ai envoyé ce texto. Elle est clean ? Tu l’as fouillée ? (Marcus eut un hochement de tête presque imperceptible — manière de faire savoir que ce genre de question était inutile : il connaissait son boulot, merde.) Ou plutôt, dit la femme en se tournant de nouveau vers elle, Denise n’a aucun rapport avec cette histoire… Et, oh, pendant que j’y pense : elle se le tape, ton Gérald. Elle se le tapait bien avant qu’il ne prenne ses distances. Sacré numéro qu’elle t’a joué, dans ce café, hein ? Oh, allons, ne lui jette pas la pierre : qui pourrait résister à Denise ? Quel homme normalement constitué, je veux dire ? Pas un Gérald, en tout cas. Beaucoup trop lâche, beaucoup trop paresseux, beaucoup trop ennuyeux : elle s’en lassera, tu verras.

La femme parlait d’un ton léger — mais Christine devinait quelque chose de sinistre, de menaçant en dessous.

— Qui êtes-vous ?

Sa voix encore ferme. Elle s’en étonna presque.

— Je m’appelle Mila Bolsanski.

La femme cria « Thomas ! » et Christine devina un mouvement sur sa droite — une porte qui s’entrebâille, des pas menus, légers comme un souffle. Un garçonnet apparut. Dans les quatre ou cinq ans. Il la contempla de ses grands yeux marron et tristes.

— Et voici mon fils Thomas, dit la femme. Thomas, dis bonjour. Thomas qui est le fils de Léo

— Bonjour, dit Thomas.

— Retourne dans ta chambre, mon chéri.

Le garçon obéit et disparut. Il ne semblait pas curieux outre mesure. Pendant une fraction de seconde, il lui fit penser à Madeleine à la fin, quand tout glissait sur elle sans laisser de traces. Le fils de Léo… Christine eut l’impression que tout se mélangeait, qu’elle perdait le fil de ses idées, que l’aiguille de sa boussole intérieure s’affolait et cherchait en vain le nord.

Elle remarqua que Marcus pointait à nouveau son arme sur elle maintenant que l’enfant avait disparu. Elle regarda la femme. Où l’avait-elle déjà vue ? Elle sentit que la réponse à cette question était tout près…

— Viens, dit la femme.

Elle ouvrit une porte qui menait à une pièce derrière la cuisine et actionna un interrupteur. Christine découvrit un mur entier recouvert d’une immense photo représentant la Terre vue de l’espace. Une photo d’une netteté remarquable malgré sa taille. On avait presque l’impression de flotter dans la nuit céleste en la contemplant, loin au-dessus des côtes et des continents, des îles, des glaciers, des zones urbaines et désertiques, des cyclones et des typhons. Il y avait un canapé blanc devant et une table basse sur laquelle étaient posés des livres. Christine vit immédiatement à leurs couvertures qu’ils traitaient tous du même sujet. Elle pensa à Léo. Puis, soudain, la lumière se fit. Mila Bolsanski. Bien sûr : la spationaute… Elle avait vu son visage à la télé quelques années plus tôt. La deuxième Française à être allée dans l’espace. Si sa mémoire était bonne, la mission avait été interrompue, il s’était passé quelque chose là-haut… Un accident… Elle croyait même se souvenir, à présent, que Léo avait fait partie de la même mission. Elle se rendit compte que c’était un sujet qu’il n’avait jamais abordé devant elle et un frisson la parcourut.

Ils avaient parlé de tant de choses au cours de leurs rendez-vous bihebdomadaires : pourquoi n’avait-il jamais évoqué cette mission ? S’agissait-il vraiment de son fils ? C’était presque trop à la fois…

— Tu entends cette musique ? dit Mila. Encore un opéra. Le Crépuscule des dieux. À la fin, Brünnhilde, l’ancienne walkyrie, se précipite dans le bûcher funéraire de Siegfried avec son cheval. J’ai toujours aimé l’opéra… C’est incroyable le nombre d’opéras qui parlent de suicide. Mais toi, tu tenais trop à la vie, Christine, c’est ton défaut.

Christine promena son regard sur le reste de la pièce. Un piano verni noir. Des partitions et des photos encadrées dessus. Dans le fond, devant la baie vitrée, une très curieuse cheminée en marbre blanc dont le foyer évidé laissait voir les nappes de brouillard au-delà.

— L’opéra, c’est le domaine de l’émotion pure. Quand la passion, le chagrin, la souffrance, la folie atteignent un tel degré de saturation que les mots deviennent impuissants à les exprimer. Que seul le chant y parvient. Cela dépasse les limites de l’entendement, de la logique : c’est indescriptible…

La musique s’élevait, puissante. Christine pensa au petit garçon. Il devait l’entendre depuis sa chambre, malgré les murs épais. Ses jouets — figurines transformers, voiture rouge de pompiers, ballon de basket — jonchaient le tapis.

— Tu sais ce qui fait les qualités d’un bon livret ? C’est simple : il faut que l’action avance rapidement — et il faut enchaîner les moments forts jusqu’au dénouement. Tragique, bien sûr… Musicalement, la clé de voûte, c’est l’aria da capo, en trois parties — la troisième étant une reprise de la première. Il ne faut pas, cependant, qu’il nuise à la progression dramatique : tout est une question de dosage…

La voix de la soprano monta dans les aigus.

— Tiens, tu entends ?

— Quoi ? répliqua Christine sans se laisser démonter. Ces roucoulades ridicules ? Un peu excessif, non ?

Elle vit l’éclair du doute traverser un instant les pupilles de la spationaute comme une ligne de vie un moniteur ECG.

Eh oui, ma grande, tu croyais m’avoir brisée, m’avoir anéantie et savourer ta victoire. Pas cette fois. Cette fois, ça n’a pas marché comme tu l’espérais. Tu dois reconnaître que c’était sans doute plus rigolo avec cette Célia… Surtout son suicide, à la fin. Comme dans un de tes putains d’opéras…

Elle vit Mila se tourner vers Marcus.

— Tu as ce que je t’ai demandé ?

Il fit signe que oui, plongea sa main gantée dans la poche de sa parka et en ressortit une petite ampoule. Jeta un bref regard vide à Christine, entre ses longs cils blonds.

Le regard de celle-ci tomba sur la carafe d’eau. Et le verre posé sur la table basse. Elle vit Mila se pencher, saisir la carafe, remplir à moitié le verre. Ne montre pas que tu as peur, pensa Christine. Puis Mila brisa l’ampoule au-dessus et mélangea avec une cuillère. Elle retira la cuillère.

— Tiens. Bois ça, dit-elle.

— Encore ? Vous ne trouvez pas ça un peu… répétitif ?

— Bois, insista Mila.

— Écoutez, je…, commença Christine en prenant le verre dans sa main tremblante.

— BOIS, dit Marcus en agitant le canon de son arme dans sa direction. Dépêche-toi. Tu as trois secondes… un… deux…

Elle hésita, regarda le verre, le porta à ses lèvres. Le goût était celui des ampoules vitaminées de son enfance, celles que sa mère achetait chez le pharmacien. Elle but.

— Alors, Célia, c’était vous ?

Le regard de Mila la caressa d’une lueur glaciale.

— Elle prétendait avoir des droits sur Léo, elle s’accrochait. Et Léo semblait prêt à quitter sa femme pour elle. C’était de la légitime défense : Léo est à moi, il est le père de mon enfant.

— Mais il est marié…

Le regard se fit encore plus noir.

— Tu appelles ça un mariage ? Moi, j’appelle ça une blague. Ils sont en train de divorcer, tu le savais ? (Elle haussa les épaules.) Tôt ou tard, il me reviendra. Quand il aura enfin compris, quand il n’aura plus que moi. Mais cette imbécile de Célia se dressait sur notre route — comme toi… Alors, j’ai transformé sa vie en enfer. Et quand elle a commencé à passer pour folle auprès de tout le monde, qu’elle a perdu du poids, qu’elle est devenue de moins en moins jolie, de moins en moins amusante, de plus en plus terne et sinistre… eh bien, notre cher Léo a ouvert les yeux… Il n’est pas très doué pour jouer les mères Teresa, il faut bien l’avouer… (Un moment de silence.) Alors, il l’a quittée. Elle ne l’a pas supporté. Tu connais la suite…

Christine acquiesça.

— Hum. Et, à présent, c’est mon tour, dit-elle. Dommage que tu aies fait tout ça pour rien. J’ai plaqué Léo le mois dernier. Il aurait pu te le dire si tu le lui avais demandé.

— Tu mens.

— Pourquoi je mentirais ? De toute façon, il est un peu trop tard pour faire marche arrière, non ?

De nouveau, Mila la regarda, surprise. Elle s’attendait sans doute à ce que Christine la supplie. L’implore de lui laisser la vie sauve. Se mette à chialer.

— Et Marcus, comment tu l’as trouvé ?

Leurs regards se déplacèrent en même temps vers le petit jeune homme au crâne lisse, à la peau pâle et au visage féminin.

— J’ai fait la connaissance de Marcus grâce à certains amis à Moscou. Des amis très précieux… Des amitiés nées pendant que nous étions à la Cité des étoiles. Marcus est en quelque sorte une de leurs… succursales en France… Il est arrivé en France il y a trois ans — mais Marcus a appris le français en Russie. Lui et ses amis sont très doués pour fouiller les poubelles, trouver des informations, se glisser nuitamment chez les gens, savoir tout ce qu’il y a à savoir sur eux, arracher des aveux, bidouiller des serrures ou des ordinateurs…

Elle caressa du bout de l’ongle le tatouage dans le cou du petit homme.

— Marcus n’est pas très curieux. Il ne pose pas de questions. C’est sa grande qualité. Sauf celles qui concernent sa rémunération. Tu sais qu’il existe des pays où on peut faire assassiner quelqu’un pour une poignée de dollars ou un simple shoot ?

Christine nota que la lumière avait baissé dehors. Et que le brouillard se dissipait. Elle apercevait des feuillages sombres derrière la baie vitrée — et une lueur rougeoyante.

— Marcus et Cordélia : quel couple étrange, non ? D’après ce qu’il m’en a dit, Marcus a connu Cordélia alors qu’elle essayait de lui faire les poches dans le métro. Elle pensait sans doute que ce petit bonhomme était inoffensif. Ce n’était pas prévu mais — puisque Cordélia semblait particulièrement douée pour la duplicité et l’arnaque —, quand j’ai appris que ta radio cherchait une stagiaire, je lui ai suggéré de postuler pour le poste — avec un CV bidon, bien entendu. Ton Guillaumot n’y a vu que du feu. Il faut dire que notre Cordélia est très douée pour trouver le point sensible chez les gens. Tu savais que ton patron aimait les strip-teases sur son lieu de travail après les heures de bureau ? Les hommes sont tous les mêmes…

— Je… je ne me sens pas très bien…

C’était vrai. Christine avait l’impression que toute la pièce se mettait lentement à tourner, semblable à un manège qui se met en route. Et c’était quoi, ces bouffées de chaleur ?

— Je… Qu’est-ce qu’il y avait dans cette ampoule ?… (Ses yeux papillotèrent.) Vous n’allez pas vous en tirer comme ça… Léo a des soupçons… Et ce flic, il va remonter jusqu’à vous…

Un sourire mince comme une lame de rasoir sur les lèvres de Mila.

— J’ai écrit un journal, commença-t-elle doucement. Un journal bidon. Sur ce qui est censé s’être passé à la Cité des étoiles. Sur ce que ce pauvre Léo m’a prétendument fait…

Elle sourit.

— Je l’ai donné à ce flic. Il est en train de le lire en ce moment même. Et quand il l’aura lu, il n’aura plus le moindre doute sur la culpabilité de Léo.

— Pourquoi… ?

— Parce que, quand il finira seul, lâché par tous, j’irai le voir en prison, j’irai le reconquérir, jour après jour. (Mila sourit de nouveau.) Et il comprendra qu’il n’a que moi ; il comprendra la force de mon amour. De mon dévouement. Tout ce que j’ai fait pour lui… Il ouvrira les yeux et il m’aimera comme avant — comme au début

Christine se mordit la lèvre inférieure. Seigneur, cette femme était dingue. Bonne à enfermer… Elle jeta un coup d’œil à Marcus, mais il la tenait en joue avec la plus parfaite indifférence. Il avait été payé. Cela lui suffisait.

— Allons-y, dit Mila en regardant sa montre puis Marcus.

Elle ouvrit une porte basse en bois dans l’épais mur de pierre derrière elle. Dehors, le brouillard avait presque disparu ; seules quelques écharpes de brume s’enroulaient à la base des troncs. De ce côté-ci, une pergola en béton partait de la maison jusqu’à l’orée des bois, soutenant une vigne vierge rendue sèche et grise par l’hiver. Christine aperçut des camélias d’un pourpre profond, du lierre, de pâles roses de Noël. Un bassin à la margelle de pierre verdie par la mousse. Ses semelles foulèrent des dalles disjointes, qui se soulevaient et entre lesquelles poussaient de l’herbe et des orties.

— Avance, dit Marcus en la poussant dans le dos avec le canon de son arme.

Elle se raidit. Fit trois pas. S’arrêta.

— Qu’est-ce que vous allez faire ?

— Avance, j’ai dit !

Ils gagnèrent la forêt. Un passage à peine visible. Le soleil se couchait derrière des lignes d’arbres et des branches qui le griffaient comme un grillage, en haut de la colline. Dardant ses pâles rayons, rouges et froids, pareils à du sang gelé, entre les minces troncs noirs. Un petit ruisseau brillait telle une sculpture de cuivre. Il coulait au milieu d’un tapis épais et spongieux de feuilles mortes. Un parfum de terre et d’humus — de décomposition — s’en élevait.

Elle sentit son cœur s’emballer, ses battements devenir incontrôlables. Le ciel saignait.

— Avance.

Ils longèrent le ruisseau, remontant péniblement la pente. Marcus passa devant elle. Il savait qu’elle n’irait pas loin si elle tentait de s’échapper.

— Merde, ça tourne, dit-elle en ralentissant.

Elle dérapa dans les feuilles, se reçut sur les mains et les genoux. De la boue noire et des feuilles se collèrent à ses paumes. Elle se releva, s’arrêta un instant pour recouvrer son équilibre et essuyer ses mains. Marcus s’était arrêté, il attendait. Son visage féminin rigoureusement inexpressif. Mila parvint à sa hauteur.

— Allons.

Il se mit à tomber une pluie fine. De petites gouttes froides comme un brumisateur sur son visage.

— Alors, c’est là que ça va finir ? dit-elle. Au fond des bois.

Son cœur battait la chamade. Devant elle, le petit homme chauve et tatoué se baissa pour passer sous une branche basse.

— Dépêche-toi ! dit-il avec son léger accent. On n’a pas que ça à faire.

Il revint en arrière et ils la saisirent chacun par un bras pour la faire avancer plus vite.

— Je crois que je vais… vomir.

Mais elle ne vomit pas. Ils descendirent vers le fond d’une petite dépression, un endroit où les bois étaient un peu moins touffus. Presque une clairière. Soudain, elle se mit à résister, à enfoncer ses talons dans le sol meuble de toutes ses forces quand elle découvrit le grand trou sombre au fond de la combe — avec une pelle gisant à côté. Ils la tirèrent en avant.

— Non ! Non !

Elle se débattit.

Ils la laissèrent se dégager ; Marcus pointa son arme vers elle.

— Allonge-toi dans le trou.

Un vieil arbre noueux se contorsionnait comme un gymnaste au bord de la fosse. Quelques-unes de ses racines avaient été tranchées net par le fer de la pelle.

Elle se retourna, leur fit face.

Non ! Attendez ! Attendez !

Marcus la poussa. Elle tomba en arrière. Elle plongeait. Elle coulait à pic. Elle se noyait. Heureusement, la terre au fond du trou était meuble et elle se reçut sur un matelas très doux. Christine rouvrit les yeux. Elle était allongée sur le dos. L’odeur de terre fraîchement remuée emplissait ses narines ; la pluie se renforçait sur son visage, coulait dans ses yeux et ses cheveux pleins de terre.

— Les femmes sont de bien meilleures tueuses que les hommes, dit Mila au-dessus d’elle. Elles sont plus sophistiquées, plus imaginatives, plus réfléchies.

— À toi de le faire, dit Marcus avec un signe de tête en direction de Christine.

Du fond du trou, elle le vit tendre l’arme à Mila en la tenant par le canon. Elle surprit le regard féroce de celle-ci.

— Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ? Fais ton travail ! Je t’ai payé pour ça !

Niet. Pas assez cher pour risquer la prison à perpétuité, dit-il. Pojalusta : s’il te plaît.

Mila ricana méchamment en attrapant l’arme par la crosse.

— Et moi qui croyais que tu avais des couilles… C’est donc ça, aujourd’hui, la mafia russe ?

Il sortit tranquillement un paquet de cigarettes sans se formaliser de la remontrance. En alluma une. Sourit. Christine tourna légèrement la tête. Est-ce qu’elle rêvait ou c’étaient bien des vers de terre qui se tortillaient là où la pelle avait tranché net la chair tendre de la forêt ? Elle les voyait s’agiter à quelques centimètres de sa joue, sous un lacis de fines racines blanches.

La voix de Marcus :

— À toi de jouer, Gaspaja (madame). Il n’y a que deux balles. Alors, ne les gaspille pas…

Christine ferma les yeux.

Tout d’un coup, elle se sentit trembler à la fois de peur et d’accablement, le corps couvert de chair de poule et de sueur, parcouru d’un frisson électrique. Elle eut envie de bondir hors de la fosse et de s’enfuir à toutes jambes.

Les yeux clos, elle ne vit pas Mila s’avancer d’un pas vers le bord de la tombe, pointer l’arme dans sa direction.

Elle ne la vit pas trembler un peu.

Viser.

Presser la détente.

La déflagration explosa dans les bois, fut répercutée par l’écho. Elle fit s’envoler tous les oiseaux de la forêt. Les deux balles la touchèrent en plein milieu du thorax, et son corps tressauta à chaque impact. L’instant d’après, deux fleurs rouges se déployaient sur son pull, imbibant la laine mouillée. Un dernier sursaut. Le corps qui s’arc-boute, se raidit. Un filet de sang à la commissure des lèvres…

… et tout fut consommé.

Simple.

Propre.

Définitif.

Le canon de l’arme fumait encore. Mila fixait le corps de Christine. Les yeux écarquillés. L’arme dans sa main tremblait violemment. Elle n’avait encore jamais tué personne. En tout cas, pas de ses propres mains.

Marcus se saisit de la pelle.

— Bienvenue au club, dit-il en balançant la première pelletée de terre sur le visage de la morte.

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