Je sais qu’à sa douleur
Il n’y a pas de réconfort.
Mais il convient d’assurer
Le sort de l’enfant.
Par un matin clair et froid de janvier, Fontaine nageait nu dans la piscine et Servaz observait à la jumelle son dos musclé, ses fesses rondes et ses jambes fuselées fendant l’eau fumante. Puis il repartit vers sa voiture aussi froide qu’une glacière, rangea les jumelles dans la boîte à gants et démarra doucement.
Trop tôt. Il était encore trop tôt pour affronter Léonard Fontaine, mais il savait que, tôt ou tard, le face-à-face aurait lieu. C’était inévitable. Quand il aurait plus de cartes en main. Un jeu plus favorable.
Où était passée Christine Steinmeyer ?
Cela faisait à présent dix jours qu’elle n’avait plus donné signe de vie. Tandis qu’il conduisait, les yeux grands ouverts, dans les heures blêmes du petit matin et la pénombre de l’habitacle à peine trouée par les lueurs du tableau de bord, en fixant le ruban de l’autoroute devant lui et les feux pâles des voitures qui le précédaient, il avait l’impression qu’un mot clignotait, aveuglant, en lettres de néon dans son esprit. Morte. Christine Steinmeyer était morte. Enterrée quelque part… Ils avaient tout tenté pour reconstituer son trajet le matin où elle était partie de chez elle pour n’y plus revenir. En vain. Personne ne l’avait revue depuis. Ni son fiancé, ni ses parents, ni ses ex-collègues de Radio 5. Une enquête avait été ouverte pour disparition inquiétante. Corinne Délia et Marcus — de son vrai nom Egor Nemtsov — avaient été longuement entendus. Mais ils n’avaient rien lâché.
Servaz regrettait de ne pas avoir pu participer aux auditions. Il en avait cependant obtenu le détail par Vincent et Samira — et aussi par Beaulieu, qui avait décidé de collaborer et qui semblait se sentir un peu coupable.
Tout comme lui, Beaulieu était désormais persuadé qu’Egor « Marcus » Nemtsov était mêlé à la disparition de Christine. Servaz pensa au journal de Mila en sa possession. Aux photos montrant Fontaine en compagnie de Célia Jablonka. Aux confidences de Christine. Mila-Célia-Christine : le triangle des trois femmes qui avaient été les maîtresses du spationaute. Le témoignage de Mila était accablant. Depuis son incursion dans la maison et la vue du livre sur la table de nuit, Servaz avait acquis la certitude que Fontaine était bien l’homme qu’il cherchait… Et, à présent, Christine avait disparu… Mais aucun juge n’ouvrirait une instruction à partir d’aussi peu d’éléments. Il tournait en rond. Il savait qu’il lui faudrait pousser Fontaine à la faute. Mais comment ? L’homme était prudent et coriace.
Mila regarda thomas lui adresser un dernier signe de connivence avant de courir vers ses compagnons de classe, son cartable sur le dos, sous les grands platanes de la cour de récréation. Puis elle retourna vers sa voiture. On était vendredi. Elle ne travaillait pas les vendredis. Elle démarra le SUV et prit la direction de l’hypermarché où elle avait l’habitude de faire ses courses, se gara sur le parking, marcha jusqu’aux rangées de Caddie et glissa une pièce dans l’un d’entre eux.
Mila poussa son Caddie pendant presque une heure dans les allées, sans se presser. On avait beau être vendredi matin, il y avait foule entre les rayons. Elle se faufila, bouscula ceux qui se mettaient en travers de son chemin, fut bousculée en retour, consulta sa liste à intervalles réguliers bien qu’elle achetât toujours les mêmes produits semaine après semaine, s’autorisa un écart avec une bouteille de clos-vougeot. Demain, ce serait jour de marché — elle s’occuperait des provisions de bouche les plus délicates.
Elle chercha la file d’attente la moins longue et s’inséra dedans : il y avait quinze personnes devant elle et, le temps qu’elle se rapproche de la caisse, à peu près autant derrière. Elle attrapa au passage des paquets de chewing-gums au menthol et un programme télé.
La caissière — une jeune femme avec un piercing dans le nez et une mèche bleue sur le front — lui adressa un salut poli et commença à faire défiler ses achats devant le lecteur de codes-barres. Mila s’avança dans le portique de contrôle pour les récupérer de l’autre côté. Un hurlement strident déchira ses tympans. La caissière leva brusquement la tête, et la regarda plus attentivement.
— Veuillez reculer, madame, s’il vous plaît, dit-elle. Et repasser dans le portique…
Mila soupira. Fit un pas en arrière. Un autre en avant. Le hurlement s’éleva de nouveau, assourdissant, faisant tourner les têtes dans tout le magasin. La caissière la dévisagea méchamment.
— Reculez, madame, reculez. (Sa voix de plus en plus agacée.) Vous êtes sûre que vous n’avez rien dans vos poches ?
Ce n’était pas exactement une accusation, mais un tout petit peu plus qu’une question. Mila se rendit compte que non seulement les clients de sa file la regardaient — en manifestant les premiers signes d’impatience —, mais aussi ceux des files voisines. Le rouge de la honte lui monta aux joues.
Elle plongea une main dans la poche de son manteau. De fait, il y avait quelque chose, tout au fond… Ses doigts se refermèrent sur un boîtier en plastique, qu’elle extirpa de sa poche. Elle le regarda : une carte-cadeau de parfumeur. Valeur : cent cinquante euros. C’était écrit dessus. Elle vit le regard de la caissière s’assombrir.
— Je ne comprends pas…, dit-elle.
— Vous la voulez ou pas ?
Ton cassant. Regard noir. De toute évidence, la caissière la prenait pour une voleuse, mais elle n’avait pas de temps à perdre : elle en avait vu d’autres. Elle sentit la colère la gagner.
— Je vous répète que je ne sais pas ce que cette carte fait dans ma poche, répondit-elle sèchement, en fusillant la caissière du regard.
— OK. Donnez-la-moi et repassez le portique, s’il vous plaît.
Le ton du s’il vous plaît indiquait bien que si cela ne lui plaisait pas, c’était pareil. Elle ravala sa fureur et déposa la carte-cadeau dans la main tendue. Fit un pas en arrière, un autre en avant. Une boule au ventre.
Le portique hurla.
Ébranlant ses nerfs. Elle entendit des exclamations dans la file derrière elle.
— Putain ! s’écria la caissière.
Elle lança à Mila un regard furibond, décrocha le téléphone et parla rapidement dedans, puis se tourna vers l’allée qui longeait les caisses en tambourinant impatiemment sur son comptoir. Derrière, ça commençait sérieusement à râler. Mila surprit des questions : « Qu’est-ce qui se passe ? », « Pourquoi on avance pas ? » et des réponses sans indulgence : « Une voleuse », « Eh oui, c’est ça, la France, aujourd’hui »… Elle vit un vigile remonter l’allée à vive allure. Grand. Sanglé dans un costume anthracite. Noir. Il lui jeta un regard rapide et professionnel puis se pencha pour écouter les explications de la caissière. Le tout avec un maximum de discrétion : pas de vagues, on gérait le problème avec efficacité, on était habitués.
Ses jambes flageolèrent, la tête lui tournait. Des dizaines de regards braqués sur elle.
— Veuillez me suivre, s’il vous plaît.
— Écoutez, je ne comprends pas ce qui…
— Veuillez me suivre, madame, s’il vous plaît. Sans faire d’histoire. On va régler ça calmement, d’accord ?
— Qu’est-ce qui se passe ? dit une voix derrière eux.
Un autre vigile. Celui-là était blanc. Plus âgé. Un peu boudiné dans son costard. Une armoire à glace mais qui se laissait aller. Avec un regard chafouin et des joues grêlées comme une vigne après l’orage. Il la dévisagea de ses petits yeux sournois pendant que l’autre lui répétait à voix basse les explications de la caissière. Posa une grosse main sur son bras. Elle se libéra d’une secousse.
— Bas les pattes !
— Bon, maintenant, tu arrêtes de faire ta chochotte et tu nous suis, OK ? Et surtout, surtout, tu ne me cherches pas — parce que je suis pas d’humeur : t’as compris ?
Dans le parking, elle posa ses mains tremblantes sur le volant. Elle suffoquait de fureur et de honte. Elle avait été interrogée dans une petite pièce sans fenêtre par le directeur du magasin. Qui avait accepté de ne pas porter plainte puisqu’elle n’apparaissait pas dans leur fichier et qu’elle avait restitué les deux cartes-cadeaux « dérobées ». « Vous me traitez de voleuse ? » avait-elle réagi. Les deux vigiles étaient présents et elle avait senti les regards des trois hommes peser sur elle. Le gros salaud à la peau grêlée ne s’était pas gêné pour reluquer ses seins ; le directeur était méprisant et condescendant : elle l’aurait volontiers giflé ; le premier vigile s’en foutait. Putain, elle avait bien envie de revenir et de foutre le feu au magasin. Ou de demander à Marcus de secouer un peu ce petit chefaillon arrogant. Elle mit le contact et sortit lentement de l’allée où elle était garée. Un coup de klaxon strident la fit sauter sur son siège : plongée dans ses pensées, elle n’avait pas fait attention à la Prius qui arrivait sur sa droite.
Un volet grinçant dans le noir. Un couinement rouillé et agaçant. Elle jeta un coup d’œil au réveil. 0 h 45. Elle sortit du lit à contrecœur. Descendit au rez-de-chaussée. La maison était silencieuse, il faisait un froid de canard. Elle était pourtant sûre d’avoir fermé tous les volets. Elle mit sept minutes pour trouver la fenêtre incriminée : la maison était vaste. L’une des fenêtres du salon. Quelques branches agitées par le vent créaient un jeu d’ombres sur ses vitres. Elle ouvrit la croisée. Un vent tiède et odorant passa sur son visage comme une main parfumée. On était fin janvier, mais l’hiver semblait d’ores et déjà terminé. Le vent et elle se livrèrent une brève lutte pour la possession du volet. Elle le ferma et remonta se coucher. L’incident du supermarché la préoccupait ; elle s’était sentie humiliée, rabaissée — elle était en colère et le sommeil la fuyait. Elle commençait à s’endormir quand le grincement reprit. Elle se redressa dans son lit. Silence total. Puis le volet grinça de nouveau. Un petit son aigu et obsédant. L’inquiétude la gagna. Elle redescendit pieds nus au rez-de-chaussée mais, cette fois-ci, elle prit avec elle le pistolet de défense qu’elle gardait dans le tiroir de la table de nuit. Une autre fenêtre… Le volet pivotait sur son axe au gré du vent qui soufflait fort et allait battre contre le mur en fin de course. Elle se pencha pour l’attraper, penchée vers l’extérieur dans la nuit venteuse, et le referma. De nouveau, la caresse tiède sur son visage. Il n’y eut pas d’autre bruit cette nuit-là — mais elle ne parvint pas à trouver le sommeil avant 3 heures du matin.
Le lundi, un nouvel incident eut lieu qui la laissa perplexe. Mila travaillait depuis plusieurs années pour Thales Alenia Space, l’un des leaders mondiaux dans le domaine des satellites, dont le siège social futuriste occupait un vaste espace dans le quartier du Mirail, au sud-ouest de Toulouse, non loin de l’A64. Elle était chargée de la communication et des relations avec les médias. Mila n’avait pas que des amis dans la boîte : certains avaient du mal à supporter son caractère entier, peu porté aux concessions et à la diplomatie. Mais de là à lui crever les quatre pneus sur l’immense parking réservé aux deux mille deux cents employés du site…
Elle n’avait toujours pas décoléré quand elle rentra chez elle avec deux heures de retard (elle avait dû appeler en urgence la nounou pour qu’elle aille récupérer Thomas à l’école). Ce soir-là, afin de recouvrer son calme — une fois qu’elle eut fait à Thomas sa lecture du soir —, elle glissa dans le lecteur de CD son opéra préféré : Don Carlo de Verdi. Encore une histoire d’amour contrarié, impossible. C’est ce qu’elle aimait dans l’opéra : il faisait toujours écho à sa propre vie. À toutes les vies… Tout le monde ne se battait-il pas pour la même chose ? Le fric, le pouvoir, le succès — tous dans un seul but, le même depuis l’enfance : être aimé. Elle se laissa aller dans le fauteuil confortable qu’elle avait placé à l’endroit exact de la pièce où elle avait la meilleure acoustique. À cette heure-ci toutefois, pas question de faire jaillir la musique à plein volume des enceintes sphériques Elipson Planet L : elle mit le casque Bose sur ses oreilles et appuya sur le bouton de la télécommande.
Elle ferma les yeux. S’efforçant de respirer calmement. Dans le silence délicieux qui précède les premières mesures… Les rouvrit dès les premières notes.
Ce n’était pas celles de Don Carlo.
Elle écouta quelques secondes de plus…
Lucia di Lammermoor !
Elle avait dû se tromper de boîtier en rangeant le CD… Elle se leva et s’approcha des rayonnages de sa discothèque. Chercha le boîtier de l’opéra tragique de Donizetti — dans lequel Lucia sombre irréversiblement dans la folie. L’ouvrit en pensant trouver Don Carlo à l’intérieur. Elle considéra, perplexe, le CD qui s’y trouvait : Les Contes d’Hoffmann… Quelque chose clochait. Avec un malaise grandissant, elle ouvrit un autre boîtier, au hasard : celui de L’Italienne à Alger. La Traviata à la place. Renouvela l’opération avec le boîtier du Moïse et Aaron de Schönberg : Tannhäuser… Puis avec celui des Indes Galantes : Cavalleria rusticana… Dix minutes plus tard, des dizaines de boîtiers gisaient sur le sol. Pas un ne contenait le bon CD ! Et Don Carlo restait introuvable.
Soit elle devenait folle, soit…
Quelqu’un s’amusait avec elle… Quelqu’un était entré ici…
Elle regarda autour d’elle, comme si la personne pouvait se trouver encore là. D’accord, se dit-elle. L’incident à l’hypermarché, les quatre pneus crevés sur le parking, les volets qui se décrochent tout seuls au beau milieu de la nuit et, à présent, ça… Quelqu’un essayait de lui rendre la monnaie de sa pièce. De venger la mort de cette pute. En lui infligeant ce qu’elle-même avait fait subir à Christine Steinmeyer — comme dans l’aria da capo, où la dernière partie est une reprise de la première. Thomas… Elle l’avait laissé seul avec la veilleuse allumée. Comme tous les soirs. Elle monta les marches quatre à quatre. Il dormait, son pouce dans la bouche, la tête enfoncée dans trois oreillers. Le halo de la petite lampe à son chevet trouait la pénombre de la chambre, laquelle sentait le shampoing pour enfant. Elle vérifia que les volets étaient bien fermés, s’approcha de son fils, caressa son épaule là où le pyjama la laissait nue et sentit la structure si fragile de son squelette sous sa peau.
Au moment d’éteindre la lampe, elle avisa le livre ouvert sur la courtepointe. Mila avait fait la lecture à Thomas, mais elle ne se souvenait pas d’avoir oublié de ranger l’album illustré sur les étagères. Elle s’approcha pour s’en saisir, le referma. Eut un mouvement de recul.
Ce n’était pas l’album de Thomas — mais un livre intitulé L’Opéra ou la défaite des femmes. Elle le reconnut : il faisait partie des nombreux ouvrages de sa bibliothèque consacrés à l’opéra, entre le Kobbé, les Cinq grands opéras d’Henry Barraud, le Dictionnaire amoureux de l’opéra d’Alain Duault et une douzaine d’autres. Mais elle était quasiment certaine de n’être jamais montée avec dans la chambre de Thomas. Ce n’était pas vraiment une lecture pour un enfant de cinq ans…
Elle allait le redescendre dans la bibliothèque, sans plus y penser, quand, en haut de l’escalier, elle s’immobilisa.
Elle avait lu ce livre plusieurs années auparavant, mais elle se souvenait très bien de son contenu : ce livre parlait du long cortège des femmes déchues, blessées, délaissées, trahies, bafouées, assassinées, acculées à la folie ou à la mort dont les malheurs faisaient depuis toujours les délices des amateurs d’opéra. À l’opéra, toutes les femmes mouraient. Sans exception. À l’opéra, les femmes étaient toujours malheureuses. À l’opéra, les femmes avaient toujours une fin tragique. Princesses, roturières, mères, putains : l’opéra était le lieu de leur défaite inéluctable — elle se sentit de plus en plus mal à l’aise.
Cette nuit-là, elle fit deux fois le tour de la maison pour vérifier que toutes les issues étaient bien verrouillées, de même que les volets. Mais elle ne dormit pas plus d’une paire d’heures et elle écouta le bruit du vent d’hiver contre la fenêtre jusqu’au matin.
Elle appela son travail le lendemain, pour dire qu’elle avait trente-neuf de fièvre et qu’elle restait à la maison. Puis elle se mit en quête d’un installateur de système d’alarme sur Internet. Elle compara les produits, les sociétés, les performances, passa plusieurs coups de fil. Le système qu’elle finit par choisir comportait des détecteurs de mouvement dans les lieux stratégiques de la maison — qui prendraient tout visiteur non désiré en photo —, une puissante sirène de cent dix décibels, un signal envoyé à un centre de télésurveillance en cas d’intrusion, avec appel de contrôle et intervention d’un agent de sécurité si la personne qui répondait ne satisfaisait pas aux questions de reconnaissance et SMS d’alerte expédiés à intervalles réguliers sur son mobile. En cas de doute, elle pouvait même vérifier à distance qu’elle avait bien activé l’alarme. L’installateur vint dans l’après-midi. Il avait l’air d’être à la retraite, mais le petit bonhomme aux cheveux gris avait un discours bien rodé et un air rassurant. Il mit en place l’installation en un temps record. Vérifia que tout fonctionnait avec le centre de télésurveillance et le téléphone portable de Mila, déclara : « Voilà, vous pouvez dormir sur vos deux oreilles, maintenant » et s’en alla à bord de sa camionnette bleue.
Le petit bonhomme avait raison : cette nuit-là, elle dormit comme un bébé ; aucun volet ne grinça et, le lendemain, elle déposa Thomas à l’école avant de retourner travailler.
L’ampoule en haut de l’escalier avait dû griller car, quand elle activa l’interrupteur le lendemain soir, rien ne se passa. Elle dit à Thomas d’attendre en bas et alla en chercher une neuve et un escabeau dans la remise. Elle grimpa sur ce dernier, changea l’ampoule et la lumière revint effectivement. Puis elle lui fit la lecture (Le Grincheux qui voulait gâcher Noël), le borda et referma la porte sur son garçon endormi.
Redescendue dans le séjour, elle mit Don Carlo sur la chaîne (elle s’était rendue à la FNAC, qui ne possédait pas la version avec Renata Tebaldi, Carlo Bergonzi et Dietrich Fischer-Dieskau, si bien qu’elle avait dû se rabattre sur celle avec Placido Domingo, Montserrat Caballé et Ruggero Raimondi) et elle écouta l’opéra entier avant d’aller se coucher. Elle avait bien entendu déjà réservé sa place pour le mois de juin au Théâtre du Capitole, où Don Carlo serait donné avec Dimitri Pittas et Tamar Iveri.
Elle pensait à Léo et à ce flic. Quand allait-il passer à l’action ? Elle savait que la police avait besoin de plus d’éléments pour coincer Léo, mais elle n’était pas pressée. Chaque chose en son temps. Il faudrait aussi qu’elle s’occupe de Cordélia et de Marcus : deux témoins beaucoup trop gênants. Et qu’elle trouve un moyen de répondre à ces attaques. Était-ce Léo qui se trouvait derrière elles ? Oui, possible… Christine avait fait appel à lui, elle le savait : Marcus l’avait suivie jusqu’à cet hôtel malgré ses tentatives maladroites pour échapper à la filature. Léo avait sans doute compris que Christine était morte… Et qui était derrière sa mort… Il avait peut-être fini par additionner deux et deux. Elle examina, soupesa cette possibilité. Que pouvait-il contre elle ? Rien. Tout l’accusait lui, au contraire. Y compris ce journal dont il ignorait l’existence… Qu’il termine en prison ou non, Léo était à elle — il lui appartenait. Il était le père de son enfant. Il finirait par lui revenir… D’une manière ou d’une autre. Même s’il ne le savait pas encore. Elle y passerait toute sa vie s’il le fallait, mais Léo lui reviendrait. C’était tout ce qu’elle désirait. Et, en attendant, s’il s’approchait un peu trop près de sa maison, elle ferait en sorte que ce flic le surprenne. Ce serait une preuve de plus, une preuve accablante de son implication. Elle avait retrouvé son calme. L’inquiétude s’était envolée. Tout était à sa place. Elle contrôlait la situation.
L’opéra s’acheva avec l’acte V — quand le tombeau de Charles Quint s’ouvre et que son fantôme surgit des ténèbres, entraînant don Carlo avec lui. (« Mon fils, les douleurs de la terre nous suivent encore dans ce lieu. La paix que votre cœur espère ne se trouve qu’auprès de Dieu. »)
Elle éteignit et monta se coucher.
Vers 2 heures du matin, elle se réveilla brusquement. Elle eut à peine le temps de courir jusqu’aux toilettes avant de vomir tripes et boyaux. Elle tira la chasse d’eau. Elle reprenait tout juste sa respiration — un souffle rauque sifflant hors de ses poumons, ses cheveux collés à son front par la sueur — qu’une deuxième vague remontait des profondeurs. Le jet aigre frappa à nouveau l’émail. Elle vomit, se racla la gorge, cracha, respira. Vingt minutes plus tard, elle était toujours accroupie sur le carrelage, frissonnante, les yeux clos — le ventre secoué de convulsions —, et elle envisageait d’appeler SOS Médecins.
Assis dans sa Porsche 911, Léonard Fontaine regarda les lumières de la maison s’éteindre après s’être rallumées au beau milieu de la nuit, à cinq cents mètres de là. Seul le ver luisant de sa cigarette éclairait son visage quand il tirait dessus. Il remit le moulin de la Porsche en route et quitta doucement le sentier cahoteux qui débouchait entre les platanes, puis s’éloigna en seconde sous le tunnel des arbres — sans allumer les phares : les étoiles et la lune étaient visibles entre les bras noueux des branches et éclairaient la route. Le vent avait chassé les nuages, et la température augmentait de jour en jour. Quand il fut certain d’avoir suffisamment pris ses distances, il mit pleins phares et accéléra — en douceur : le son du légendaire 6-cylindres à plat pouvait porter loin, et son bruit était quelque peu reconnaissable. Si Mila croyait que son système d’alarme la mettait à l’abri, elle se fourrait le doigt dans l’œil. La plupart de ces nouveaux systèmes sans fil étaient extrêmement vulnérables : un simple brouilleur d’ondes pouvait en venir à bout.
Non, le danger venait d’ailleurs : de ce flic qui lui collait aux basques. Il croyait sans doute que Léo ne l’avait pas repéré. Mais le petit commandant ignorait que la femme qu’il avait croisée au domicile de Léo était ce détective dont il avait parlé à Christine. Une professionnelle compétente et réactive. Deux fois par semaine, elle venait lui faire son rapport à domicile. Elle n’avait pas manqué de noter la plaque d’immatriculation de ce drôle de facteur. Il allait devoir manœuvrer finement. Si le flic le surprenait à rôder autour de la maison de Mila, il risquait gros. Car, après tout, ce policier semblait persuadé qu’il était pour quelque chose dans la disparition de Christine.
La lampe de l’escalier s’éteignit de nouveau. Il devait y avoir un court-circuit quelque part qui faisait griller l’ampoule. Elle la changea. Le lendemain, c’était une autre : celle de son bureau-discothèque. Puis, de nouveau, celle de l’escalier, le surlendemain. Et l’un des spots de la cuisine l’un des jours suivants.
Elle cassa un objet de rage, appela un électricien qui, bien entendu, ne pouvait pas venir avant quarante-huit heures. Le jour venu, il examina longuement les interrupteurs, les prises, le tableau électrique et les lampes elles-mêmes. Diagnostic : tout était normal. Elle eut quelques paroles désagréables et il partit en claquant la porte et en refusant d’être payé.
Elle fut encore malade la nuit suivante. Elle s’apprêtait à jeter tous les aliments de son frigo quand elle se fit la réflexion que Thomas ne l’était pas — malade. Le soir, elle mangea la même chose que lui. Deux heures trente du matin : des douleurs terribles au ventre la firent se tordre dans les draps. Elle avait placé une bassine au pied du lit, au cas où, et elle vomit dedans. Une odeur aigre se mit à flotter dans toute la chambre — mais elle n’eut pas le courage ni la force d’aller vider la bassine. Elle dormit très mal, cette nuit-là, son ventre criant famine après qu’elle se fut vidée quelques heures plus tôt. Elle partit au travail épuisée, le lendemain. Et elle se traîna toute la journée avec une tête de déterrée. Plusieurs collègues — sollicitude ou l’inverse — attirèrent son attention sur sa mauvaise mine. Elle les remit à leur place.
En revenant le soir, elle testa le système d’alarme qui lui hurla aussitôt dans les oreilles. Elle pianota le code. Le hurlement cessa. Elle recommença. Re-hurlement. Le téléphone sonna une minute plus tard.
— Bonjour, ici le centre de télésurveillance. Vous pouvez répondre à la question de sécurité ?
— Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? (Le nom de son film préféré.) Ce n’est rien, dit-elle. Juste un moment d’inattention.
— Merci.
— Euh… à propos… vous n’avez pas eu d’autres traces d’intrusion dans le système ?
— Comment ça ?
— Non, c’est bon, laissez tomber…
Les lampes continuèrent de s’éteindre. Et elle continua d’être malade — malgré l’antiémétique qu’elle prenait tous les soirs et le fait qu’elle fît livrer les plats par différents restaurants en ligne. Elle finit par s’abstenir de dîner.
Chaque fois qu’elle actionnait un interrupteur et que la lampe restait éteinte, elle prenait un coup au moral. Elle savait ce qui se passait : quelqu’un avait résolu de semer le chaos dans son existence comme elle-même l’avait semé dans celle de Célia Jablonka et de Christine Steinmeyer. Mais le savoir ne l’aidait guère. Elle devait trouver le moyen de riposter. Apparemment, quelqu’un était capable de s’introduire chez elle en son absence malgré le système d’alarme.
Il lui fallait de l’aide. Mais ni Marcus ni Cordélia ne répondaient au téléphone. Elle leur avait laissé une bonne vingtaine de messages. Un samedi matin, elle se rendit à la Reynerie. Elle sonna au 19B. La porte s’ouvrit sur un jeune homme qu’elle ne connaissait pas.
— Oui ?
— Corinne Délia n’est pas ici ?
L’homme la scruta.
— Elle a déménagé, elle ne vous l’a pas dit ?
— Et vous êtes… ?
— Le nouveau locataire. Et vous ?
Elle s’en alla.
Le 14 février, Servaz se réveilla en sursaut à 4 heures du matin. Il avait fait un rêve dans lequel il flottait en apesanteur autour de la Terre. Il passait d’un module à l’autre, en battant maladroitement des bras et des jambes, mais une femme qui ne ressemblait pas à Mila Bolsanski et qui pourtant était Mila Bolsanski — il ne savait pas comment il le savait, mais il le savait — lui « courait » après et ne cessait de lui dire des choses comme : « Prends-moi, baise-moi ; là, tout de suite… » Il avait beau lui expliquer poliment que non, qu’il était marié, qu’il ne voulait pas, non merci, sans façon — et que les hommes aussi ont le droit de dire non, pas seulement les femmes, elle continuait de le poursuivre de ses assiduités dans toute la station. Il s’était réveillé au moment où la voix de sa mère morte trente-trois ans plus tôt disait : « Martin, qu’est-ce que tu fais avec cette dame ? » Il connaissait l’origine de ce rêve : il avait relu le journal de Mila Bolsanski dans la soirée. Et il y avait de la musique dans son rêve : opéra.
Il resta un long moment assis dans son lit, en proie à une grande tristesse à cause de la voix et du visage de sa mère. Si net, si vivant…
L’enfance, on n’en guérit jamais. Qui avait dit ça ? Il se leva, alla prendre une douche puis se prépara un café soluble avec la bouilloire sur son bureau. Le vent soufflait dehors, dans le noir. Il attendit que le jour vienne se coller à la vitre, tout en réfléchissant. Il avait fait un rêve. Un rêve avec de la musique dedans. Un processus inconscient s’était mis en route pendant son sommeil — il avait lentement mis en place des éléments qui, jusqu’ici, ne s’ajustaient pas. À 7 h 15, il n’y tint plus et il descendit prendre un vrai café dans la salle commune. Quelques pensionnaires le saluèrent, d’autres non. Il but son café en pensant à ce qu’il savait : ce qui était sous ses yeux depuis le début, mais qu’il ne voyait pas. À 7 h 30, il quitta le centre et roula sur les petites routes du département, dans la grisaille de plus en plus lumineuse.
Léonard Fontaine fendait l’eau du bassin presque sans bruit, avec souplesse et fluidité, à la manière d’un nageur de compétition.
Il sentait l’eau glisser le long de son visage et de son dos comme le long d’une coque de voilier quand il entendit la voix au bord du bassin.
— Salut.
Léonard Fontaine s’arrêta de nager. Il sortit la tête de l’eau et leva les yeux vers l’homme qui se tenait debout près du bord. Il avait dans la quarantaine et ne semblait pas en très bonne forme physique. Il y avait quelque chose de pâle et de chiffonné en lui, une sorte de lassitude qui voûtait un peu ses épaules. Il le reconnut — mais il demanda néanmoins :
— Qui êtes-vous ? Qui vous a autorisé à entrer ?
— J’ai sonné, mentit Servaz. Comme ça ne répondait pas, je me suis permis de… de faire le tour.
— Vous n’avez pas répondu à ma première question.
Servaz jeta un coup d’œil aux épaules et aux bras musclés du spationaute. Il sortit sa plaque.
— Commandant Servaz, police judiciaire.
— Vous avez un papier ? Quelque chose qui vous autorise à entrer chez les gens sans permission ? Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de clôture que…
Servaz leva une main.
— J’ai mieux que ça. Je crois savoir qui a tué Christine Steinmeyer. Parce qu’elle est morte, bien sûr. Comme vous le savez. Mais j’ai au moins une bonne nouvelle : je ne crois pas que ce soit vous.
Fontaine lui lança un regard qui — pendant un instant — trahit à quel point il se sentait désemparé et triste. Il hocha tristement la tête, nagea jusqu’aux marches et sortit lentement de l’eau.
— Venez.
Quand ils franchirent la baie vitrée, Servaz eut l’estomac un peu retourné en pensant à sa dernière visite ici et à Darkhan — le monstre de cinquante kilos qui l’avait regardé comme s’il était une pièce de bœuf sur l’étal d’un boucher. Le molosse descendit de la mezzanine mais il ne parut pas reconnaître Servaz. Il s’approcha de son maître, qui lui caressa affectueusement le front. « Va te coucher. » Satisfaite, la bête remonta sur son perchoir. La télé au-dessus de la grande cheminée murale au bioéthanol diffusait les images d’une chaîne d’infos en anglais : Euronews ou BBC World. Vêtu d’un peignoir ivoire qui avait l’air moelleux, épais et douillet — ses initiales brodées sur la poche de poitrine —, Fontaine lui montra le canapé et lui proposa un café, puis se dirigea vers la cuisine américaine. Ils n’échangèrent aucun mot avant que le café fût servi et les tasses devant eux. Fontaine acheva de se sécher les cheveux à l’aide d’une serviette-éponge, puis il s’assit sur un gros pouf, de l’autre côté de la table basse. Servaz nota l’énorme cicatrice à sa jambe gauche — les dentelures de chair racornie qui festonnaient le mollet et le tibia en demi-lune sur une trentaine de centimètres, de la cheville au genou. Le spationaute reposa la serviette. Il dévisagea Servaz. L’orgueil et la force semblaient l’avoir déserté, il ne restait plus en lui que du désarroi et de la tristesse.
— Alors vous pensez que Christine est morte ?
— Vous aussi, non ?
Fontaine inclina la tête. L’espace d’un instant, il parut sur le point de dire quelque chose, mais il se contenta d’acquiescer.
Servaz sortit le journal de sa poche et le poussa en direction du spationaute.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Le journal de Mila Bolsanski…
Il vit Fontaine réagir imperceptiblement à l’évocation de ce nom. Il posa sa tasse et attrapa le journal.
— Elle prétend l’avoir tenu pendant votre séjour à la Cité des étoiles, expliqua Servaz. Jetez-y un coup d’œil.
Fontaine le regarda, surpris, puis ouvrit précautionneusement le journal. Il commença à lire. Servaz le vit froncer les sourcils dès les premières lignes. Cinq minutes plus tard, il avait totalement oublié la présence du policier et son café refroidissait dans sa tasse. Il se mit à tourner les pages de plus en plus vite, il lisait en diagonale, s’attardait sur certains passages, en sautait d’autres, revenait en arrière…
— C’est incroyable, dit-il finalement en le refermant.
— Qu’est-ce qui est incroyable ?
— Qu’elle ait pris la peine de rédiger ce… truc. C’est un vrai roman ! Mila a raté sa vocation !
— Ce n’est pas ce qui s’est passé ?
Il parut indigné.
— Bien sûr que non !
Servaz lut un mélange de colère et d’incrédulité sur les traits du spationaute.
— Et si vous me racontiez votre version…
— Ce n’est pas ma version, corrigea-t-il sèchement. Il n’y a qu’une version : ce qui s’est vraiment passé. On a beau vivre dans une société où le mensonge et la déformation des faits sont devenus quasiment la norme, la vérité reste la vérité, merde.
— Je vous écoute.
— C’est très simple, pour commencer : Mila Bolsanski est folle. Elle l’a toujours été.
— Je ne sais pas comment elle a fait pour passer au travers des tests psychologiques. Il paraît que certaines personnes mentalement dérangées y parviennent. Et, après tout, j’ai mis moi-même du temps à comprendre qu’elle l’était.
Il reposa sa tasse vide. Servaz nota qu’il était gaucher et qu’il y avait la marque plus claire d’une alliance, mais pas d’alliance à son annulaire. À la place, un minuscule cercle où la peau s’était légèrement resserrée, comme si c’était ça la signification du mariage : un rétrécissement. Servaz — qui avait été marié sept ans avant de divorcer — songea que ce n’était pas par hasard si l’annulaire était le doigt le moins utile.
— L’enquête menée après les incidents a révélé qu’à l’adolescence elle avait fait un séjour en hôpital psychiatrique après plusieurs tentatives de suicide. Le diagnostic était une forme de schizophrénie, je crois. Peu importe. Quand j’ai connu Mila, c’était une jeune femme belle, intelligente, ambitieuse et extrêmement attachante… Un rayon de soleil… Il était presque impossible de ne pas en tomber amoureux. Le problème, c’est que — comme ses semblables — Mila portait un masque : toute cette gaieté, toute cette énergie n’étaient qu’une comédie, une façade. Mila adapte son apparence à ce que la personne en face d’elle désire voir ; elle est très douée pour ça. J’ai fini par m’en rendre compte quand je l’ai vue interagir en société : elle changeait subtilement d’attitude en fonction de son interlocuteur. Elle semblait avoir une personnalité bien trempée, affirmée. Or c’est exactement le contraire : Mila Bolsanski est vide à l’intérieur. Elle est comme un moule qui s’adapte à la forme de l’autre. Un miroir de ses désirs qu’elle lui tend. Elle appréhende instantanément ce que recherche son interlocuteur — et elle le lui donne. J’ai étudié la question après ce qui s’est passé. J’ai lu toute une littérature là-dessus (Servaz pensa au livre aperçu sur la table de nuit). J’ai cherché à comprendre qui elle était — ce qu’elle était… Elle fait partie de ces individus qu’on appelle manipulateurs et qui sont comme des pièges vivants : au début, ils sont gais, avenants, extravertis, attentifs aux autres, souriants et généreux… Il n’est pas rare qu’ils vous fassent de petits cadeaux, ils ne tarissent pas d’éloges sur vous, ils sont aux petits soins : vous ne pouvez pas faire autrement que de les trouver sympathiques. De les aimer. Bien sûr, ça ne veut pas dire que tous les types souriants et sympathiques sont des manipulateurs : l’adage qui dit que la première impression est toujours la bonne est une belle connerie. Les bons manipulateurs font toujours bonne impression la première fois. Comment les démasquer alors ? Avec le temps, justement… Si vous faites partie de leur cercle rapproché, de leurs intimes, leurs failles et leurs mensonges finiront tôt ou tard par apparaître. Sauf si vous êtes déjà devenu trop dépendant pour ne pas voir les signes évidents quand ils commencent à se manifester…
Servaz croisa le regard de Fontaine.
— Attention, je ne suis pas en train de vous dire que Mila n’est pas une femme brillante : il faut l’être pour être arrivé là où elle est arrivée. Toute sa jeunesse, elle a bossé dur pour réussir. Mila déteste l’échec. Elle a toujours été première en classe. À la fac, quand ses copines découvraient les boums, les flirts, la politique, elle restait à bosser des nuits entières avec sa Thermos de café et ses notes. Elle a fini major sur cinq cents à la fin de la première année de médecine. Elle avait à peine dix-sept ans ! Et elle s’est fiancée la même année. C’est un autre aspect de sa personnalité : Mila Bolsanski est terrifiée par l’idée de la solitude, il lui faut quelqu’un à ses côtés en permanence, quelqu’un qui l’admire — qui lui renvoie une haute idée d’elle-même.
Fontaine s’interrompit. Servaz pensa à la grande maison isolée : est-ce que ça ne contredisait pas ce tableau ? Non. Car il y avait Thomas… Le petit Thomas, l’adorable enfant blond, pour qui sa mère était un soleil plus brillant que tous les autres. Enfin un homme qu’elle pouvait façonner à l’envi.
— Seulement voilà, poursuivit Fontaine, la championne des concours et des exams n’avait pas beaucoup de temps à consacrer à son fiancé et il a fini par se barrer. Son premier échec. Cuisant. Elle à qui tout réussissait. Elle a eu du mal à le digérer, on dirait : là aussi, j’ai mené ma petite enquête. Et vous savez quoi ? Ce malheureux a fini en prison pour une affaire de viol sur mineure. Les éléments du dossier semblaient accablants, mais il n’a cessé de crier son innocence. Jusqu’au jour où il s’est pendu. En prison. La vie n’est pas facile en taule pour les pointeurs, alors imaginez quand vous n’avez rien fait… Vous auriez dû voir les photos où ils sont ensemble : il avait l’air doux comme un agneau. À côté d’elle, il ne faisait pas le poids. Pas une seconde. Depuis le début, il était destiné à être dévoré tout cru…
— Qu’est-ce qui vous rend si sûr qu’il était innocent ?
— La fille qui avait porté plainte contre lui a depuis un casier long comme le tunnel sous la Manche : vol, extorsion, escroquerie, dénonciation calomnieuse, abus de faiblesse, organisation frauduleuse d’insolvabilité, fraude fiscale… Sa vie adulte n’est qu’une litanie de tentatives pour gruger, extorquer ou voler son prochain. À l’époque des faits, elle n’avait que seize ans et aucun casier, évidemment. Je ne sais pas comment Mila l’a trouvée, mais elle a dû lui offrir une belle somme… Ou peut-être pas : cette fille était sans doute capable de vendre sa mère pour quelques centaines de francs.
Servaz frémit. Il pensa à Célia Jablonka et à Christine Steinmeyer qui s’étaient retrouvées dans le viseur de Mila Bolsanski. Il nota au passage que Fontaine devait avoir des relations dans la police pour avoir obtenu ce genre d’informations.
— Bon, bref, une fois le fiancé châtié, Mila a poursuivi sa route. Vers le succès et — croyait-elle — le bonheur. Elle voulait toujours être la meilleure. Partout. Tout le temps. Même au lit, elle faisait des trucs que peu de femmes font — pas parce qu’elle aimait ça, non : parce qu’elle savait que les hommes aiment ça. Du moins, elle est comme ça au début… Quand elle a besoin de séduire, de convaincre, d’asseoir son emprise, Mila se dépense sans compter ; après, une fois qu’elle a le contrôle, elle met moins de cœur à l’ouvrage, elle laisse tomber le masque — progressivement. Petit à petit, je l’ai vue changer. Elle ne pouvait pas s’empêcher de me critiquer, des critiques directes, qui revenaient sans arrêt sur la table, et des allusions plus sournoises. Toutes ou presque étaient infondées — ou très exagérées. Elle était aussi de plus en plus jalouse de mon couple, de ma famille ; elle m’accusait d’avoir d’autres maîtresses… Je sais : je ne suis pas un saint. J’aime les femmes et elles me le rendent bien. Mais je n’ai jamais eu plus d’une maîtresse à la fois, et j’ai aimé toutes ces femmes, à ma façon : ça n’a jamais été rien qu’une question de sexe. J’ai épousé ma femme parce que je croyais qu’elle serait celle qui me ferait oublier toutes les autres. Il s’est avéré que non. (Il marqua une pause.) Bref : une personne plus fragile psychologiquement que je le suis aurait sans doute fini par se sentir coupable de toutes ces fautes, se serait demandé ce qui n’allait pas chez elle — au lieu de se demander, comme je l’ai fait assez vite, ce qui n’allait pas chez Mila… Je ne suis pas quelqu’un de facilement influençable, commandant. Quand elle s’est rendu compte que ses petits jeux habituels ne marchaient pas avec moi, elle est devenue quasiment hystérique. Elle a menacé d’appeler ma femme, de tout déballer… Quand on est partis pour la Cité des étoiles, notre relation s’était sérieusement détériorée et j’envisageais de plus en plus d’y mettre un terme, mais j’étais coincé : j’avais peur qu’elle se venge en racontant tout à Karla, qu’elle brise mon couple, ma famille. J’avais beau retourner le problème dans tous les sens, je ne voyais pas d’issue. Elle me tenait — et elle le savait.
Son regard s’était voilé et, pendant un instant, le héros de l’espace laissa place à un homme vaincu, désemparé, un homme coupable aussi, comme ils le sont tous — dès la naissance.
— Et puis, là-bas, elle a semblé redevenir Mila l’enthousiaste, Mila le feu follet, Mila le rayon de soleil. Elle a fait amende honorable, s’est excusée pour son attitude. Elle m’a dit que personne n’avait autant compté que moi dans sa vie et que c’était pour ça qu’elle avait perdu les pédales : ce genre de baratin… Mais que plus jamais elle ne se comporterait comme elle l’avait fait. Je n’avais rien à craindre, jamais elle ne se permettrait de briser ma famille, de me séparer de mes enfants. Elle me l’a juré. J’ai accepté ses excuses. Elle était de nouveau la Mila joyeuse, primesautière, drôle et irrésistible des débuts. Tous les nuages semblaient avoir disparu. Et, quand elle est comme ça, il est très difficile de résister à Mila. Je l’ai vue redevenir cette femme-enfant merveilleuse, terriblement attachante, capable d’illuminer chaque instant de vos journées et je crois que je n’attendais que ça, au fond. Je me suis dit que c’étaient le stress, l’attente et l’incertitude qui l’avaient rendue comme ça quand nous étions en France : c’est dur de s’entraîner pendant des mois, des années dans un seul but, aller dans l’espace, sans savoir si vous irez un jour. Et puis, ça devait être dur pour elle d’être condamnée au secret, de ne pas pouvoir s’afficher au bras de l’homme qu’elle aimait… Quel imbécile j’étais… Je voulais me faire pardonner, je me sentais coupable (il leva les yeux) et, d’une certaine manière, je sais bien ce que vous pensez : je l’étais, indubitablement. J’allais rompre, mais plus tard, en douceur : en attendant, j’allais tout faire pour que son séjour se passe le mieux possible et qu’elle soit heureuse à la Cité des étoiles. J’étais lâche, bien sûr — je me mentais à moi-même, je me contentais de gagner du temps, j’étais de nouveau sous son emprise. Et pourtant, je vous le répète, je ne suis pas quelqu’un de facilement influençable. J’aurais dû me méfier… Elle affirmait prendre la pilule. Alors, quand elle m’a annoncé qu’elle était enceinte et qu’elle avait l’intention de garder l’enfant, j’ai compris qu’elle m’avait baisé… Ça m’a rendu dingue, je l’ai insultée, je lui ai dit que jamais je ne reconnaîtrais cet enfant, que jamais je ne l’avais aimée et qu’elle pouvait aller au diable — elle et son gosse. Que c’était terminé et que je ne voulais plus la revoir en dehors des entraînements. Je l’ai attrapée par le bras et je l’ai jetée dehors avec ses affaires. Elle est aussitôt allée voir sa prof de russe… (Il s’interrompit, secoua la tête — comme si toute cette histoire n’avait aucun sens.) Je ne sais pas exactement ce qu’elle a fait, mais, quand elle s’est présentée, elle avait des hématomes et des traces de coups partout sur le visage, et l’arcade ouverte. Elle a dit que je l’avais frappée. Que ce n’était pas la première fois. Que j’étais coutumier des violences, des intimidations, des insultes. Ça a fait un barouf d’enfer ; j’ai bien cru que la mission était foutue, cette fois. Et mon couple avec. Par chance, le responsable de la mission voulait étouffer l’affaire : la préparation était trop avancée. Et puis, la réputation de la Cité des étoiles risquait d’en pâtir. On nous a séparés et tout a continué comme avant… Ce jour-là, j’ai compris que, si je voulais aller dans l’espace, j’allais devoir faire profil bas jusqu’au jour du lancement — une fois là-haut, au milieu des autres, elle n’aurait plus aucune prise sur moi. C’est là où je me trompais, ajouta-t-il d’une voix sinistre.
Soudain, il y eut un grand bruit dans l’entrée et deux enfants firent irruption dans le séjour qu’ils traversèrent en courant avant de se jeter dans les bras de leur père, qui les étreignit en riant.
— Ouh, là, là ! Un ouragan ! Je savais pas que la météo en avait annoncé un aujourd’hui. Au secours !
Les deux enfants rirent et tous les trois se balancèrent, étroitement enlacés, au-dessus du pouf.
— Et maman ? demanda soudain Fontaine.
— Elle a dit qu’elle repassait demain à 17 heures.
Servaz vit le visage de l’ancien spationaute s’assombrir.
— Elle était pressée ?
— Nan. Elle ne voulait pas entrer, c’est tout, répondit l’aînée, une fille tôt poussée en graine qui devait avoir dans les douze ans.
— Pourquoi elle veut plus entrer dans la maison, papa ? demanda le garçon, qui n’avait pas plus de sept ans.
— Je sais pas, Arthur, je sais pas. Elle a sans doute ses raisons… Vous avez vos affaires ?
La fille montra les petits sacs à dos à l’entrée de la pièce.
— Montez-les dans vos chambres. Il faut que je parle avec le monsieur. Ensuite, on fera des gaufres, d’accord, bouchon ?
— Super ! s’exclama le garçon. Darkhan ! lança-t-il vers la mezzanine.
Aussitôt, le monstre noir se redressa et dévala les marches en remuant la queue. Le garçon l’enlaça comme s’il s’agissait d’une peluche.
— C’est quoi le programme ? voulut savoir la fille.
— D’abord, un bon petit déjeuner. Ensuite, équitation et ciné… Et puis, un peu de shopping. Ça te convient, ma puce ?
Un grand sourire illumina le visage de la pré-adolescente et les deux enfants disparurent aussi vite qu’ils étaient apparus.
— Ils ont l’air chouette, dit Servaz.
— Ils le sont.
— Vous disiez que là-haut, ça ne s’est pas passé comme prévu ?
Le spationaute prit le temps de rassembler ses idées.
— Ah oui… (Il donnait l’impression que tout ça n’avait plus guère d’importance, tout à coup, qu’il était pressé de terminer cette conversation et de rejoindre ses enfants.) De la même façon qu’elle avait embobiné ce Sergueï à la Cité des étoiles, Mila a commencé à manipuler les cosmonautes déjà présents dans la Station spatiale internationale et à nous monter les uns contre les autres. Nous étions trois nouveaux arrivants : le commandant Pavel Koroviev, Mila et moi. Et il y avait trois personnes déjà à bord : deux Américains et un Russe. L’ISS, c’est une suite de modules construits par les Russes, les Américains, les Européens et les Japonais — bien qu’à l’époque le laboratoire japonais Kibo n’était pas encore installé. C’est comme un long tuyau avec des compartiments, un peu à la manière d’un sous-marin, ou d’un Lego géant flottant dans l’espace. Les compartiments russes se trouvent à l’arrière : c’est là que nous dormions et passions le plus clair de notre temps, Pavel, Mila et moi — même si tout le monde circule plus ou moins dans l’ISS. On ignorait ce qu’elle racontait dans notre dos, mais on s’est bien rendu compte que quelque chose clochait à la façon dont les autres nous battaient froid. Au début, on prenait tous nos repas ensemble dans le nœud 3, Unity, qui relie les parties arrière et avant. Puis, petit à petit, sans qu’on sache trop pourquoi, la tension est montée entre les anciens et les nouveaux, les frictions se sont faites de plus en plus fréquentes. On ne savait pas que Mila était à l’origine de tout ça. Elle passait beaucoup de temps avec les autres, elle devait balancer sur notre compte, mais je connais Mila : elle a dû être suffisamment habile pour les mettre dans sa poche et le faire avec assez de subtilité pour que les autres ne se rendent compte de rien et nous prennent juste pour deux gros connards. J’ai pu lire les minutes de l’enquête qu’ont menée les Russes après les incidents, les témoignages des occupants de l’ISS : apparemment, ces trois imbéciles n’y ont vu que du feu ; ils ont cru lui tirer les vers du nez, elle a fait semblant de ne leur avouer qu’à contrecœur que Pavel et moi la soumettions à des humiliations et du harcèlement quotidiens, que nous cherchions à l’isoler et que nous passions notre temps à la rabaisser, à la ridiculiser, et même à avoir des gestes déplacés et des attouchements : ce genre de foutaises. (Il ricana.) Pavel Koroviev est l’homme le plus droit, le plus courageux et le plus intègre que je connaisse. Et je n’ai jamais connu d’homme plus respectueux des femmes. Il ne s’est jamais remis de ces accusations…
Il jeta un regard vers l’endroit où ses enfants avaient disparu. On entendait des cris et des appels joyeux à l’étage.
— On a eu une nouvelle conversation au sujet de l’enfant, là-haut, Mila et moi. Elle m’a dit qu’il était trop tard pour avorter, je lui ai répondu comme je l’avais déjà fait que jamais je ne le reconnaîtrais. Elle m’a supplié. Elle était complètement dingue. C’est cette nuit-là qu’elle a simulé un viol et qu’elle s’est pointée de l’autre côté les vêtements déchirés et le visage couvert d’hématomes. Les examens médicaux ont révélé qu’elle… qu’elle avait même… des lésions internes au niveau du rectum, putain ! J’ignore comment elle s’est fait ça… Mais, même quand j’ai commencé à soupçonner qu’elle avait un grain, j’étais loin d’imaginer qu’elle était assez détraquée pour s’infliger ça… Elle a dû le faire pendant qu’on dormait, Pavel et moi. Après ça, les autres ont fait un tel scandale qu’ils ont envoyé une mission de secours pour nous récupérer tous les trois.
Il se leva d’un bond et alla se servir un verre d’eau dans la cuisine. Puis il revint s’asseoir et il posa sur Servaz un regard dur, où affleurait plus que de la colère : de la haine. Le verre tremblait dans sa main.
— On a été mis à l’isolement pendant des semaines, la commission d’enquête nous a finalement blanchis, Pavel et moi, mais on savait qu’après cette affaire, victimes ou pas, notre carrière spatiale était terminée, foutue… Surtout la mienne. Après tout, Mila était ma copine — tout le monde le savait — et on m’a tenu pour responsable de ce qui s’était passé… Depuis, je représente l’Agence spatiale dans les cocktails, je sers de vitrine, je fais l’acteur en somme. Et j’ai monté ma petite entreprise. Mais l’espace me manque. Oh, putain, oui… J’ai même fait une sorte de dépression au début. C’est assez fréquent chez les anciens astronautes : le blues de l’espace. Certains sombrent dans le mysticisme, d’autres se coupent du monde, d’autres encore noient leur spleen dans l’alcool. Difficile d’admettre qu’on ne remontera plus là-haut, commandant… Alors, quand, en plus, ça se finit comme ça…
Servaz hocha la tête, pensif.
— Quand vous êtes arrivé, dit Fontaine, vous m’avez dit que vous saviez qui avait tué Christine. C’est à Mila que vous pensiez ?
— Oui, répondit-il.
— Comment vous l’avez découvert ?
Servaz repensa à cette phrase dans le journal de Mila, où elle racontait qu’elle écoutait de l’opéra, là-haut, dans la station spatiale. Elle lui avait sans doute échappé — on ne peut pas tout prévoir.
— À cause de l’opéra, dit-il.
Fontaine lui jeta un regard chargé d’incompréhension.
— Cette nuit, j’ai rêvé d’opéra. Et, en me réveillant, je me suis souvenu d’avoir lu dans son journal que Mila en écoutait…
— Et… c’est tout ?… Qu’est-ce que vous comptez faire ?
— La coincer. Ça prendra le temps qu’il faudra. Il faudrait pouvoir faire une perquise dans et autour de la maison, mais, pour l’instant, je n’ai pas assez d’éléments pour convaincre un juge…
Fontaine lui jeta un regard sceptique.
— Je sais ce que vous pensez, dit Servaz. Mais, croyez-moi, je n’ai pas plus pour habitude de lâcher prise que votre clebs quand il mord quelqu’un. Et votre copine l’ignore encore — mais j’ai déjà les crocs plantés dans son mollet. Seulement, il va falloir m’aider un peu, monsieur Fontaine. Il va falloir me donner un petit quelque chose — n’importe quoi — qui me permette d’aller devant le juge…
Le regard de Fontaine se riva à celui de Servaz, un regard perçant et méfiant à la fois, un regard qui cherchait à lire à l’intérieur de son crâne.
— Qu’est-ce qui vous fait penser que j’ai ce que vous cherchez ?
Servaz se leva. Il haussa les épaules.
— Vous êtes un homme plein de ressources, monsieur Fontaine. Et s’il y a un rôle qui ne convient pas à un homme tel que vous, c’est bien celui de victime. Réfléchissez-y.
Le mois de février fut pluvieux, venteux et triste. De longues pluies interminables, obliques, du matin au soir. Les cieux étaient en permanence gris, bouchés, les routes noyées sous un rideau liquide, et Mila sentait la tristesse et le désespoir la pénétrer au plus profond de sa chair.
La semaine précédente, elle avait fait rajouter quatre caméras extérieures sous le toit, filmant les quatre côtés de la maison. Avec des détecteurs de mouvement pour les déclencher à la moindre activité suspecte. Mais les seules images qu’elles avaient enregistrées étaient celles de sa voiture partant et revenant. Elle n’en avait pas moins continué à être malade. Nuit après nuit. Et à changer des ampoules qui grillaient inexplicablement.
Ce matin, elle s’était pesée : elle avait perdu huit kilos en cinq semaines. Elle n’avait plus beaucoup d’appétit. Et le manque de sommeil s’accumulait. Même les jeux avec Thomas ne la mettaient plus en joie comme auparavant. La tristesse lui collait à la peau comme une gluante toile d’araignée perlée de pluie. Quand elle s’examinait dans la glace, elle voyait un fantôme : des cernes bistre sous les yeux, un regard fiévreux, un visage creusé et osseux, une peau translucide — on aurait dit Mimi au dernier acte de La Bohème ! Des plaques d’eczéma étaient apparues à la jointure de ses bras et de ses avant-bras et autour de ses poignets. Elle se rongeait les ongles jusqu’au sang. Au travail, elle avait foiré plusieurs dossiers et oublié de répondre à des mails importants. Elle s’était pris un savon de la part du patron. Elle avait surpris les ricanements vengeurs de certains collègues.
Ce soir-là, en rentrant, après avoir récupéré Thomas chez la nounou, elle se contenta d’un thé chaud et bien sucré et le regarda manger de bon appétit.
— Qu’est-ce que tu as, maman ? demanda-t-il.
— Comment ça ?
— Tu as l’air triste.
Elle ébouriffa ses cheveux, se força à sourire, en retenant ses larmes.
— Mais non, pas du tout, mon chéri.
Elle lui fit la lecture, attendit qu’il dorme, éteignit la veilleuse et alla se coucher — épuisée —, non sans avoir vérifié au préalable le système d’alarme, même si elle était de plus en plus convaincue qu’il ne servait à rien. Elle avait pris un demi-somnifère. Elle s’endormit rapidement.
Elle sentit quelque chose heurter son front. Quelque chose de froid. C’est ce contact qui la réveilla. Elle ouvrit les yeux dans le noir et se demanda si elle avait rêvé. Mais la sensation de mouillé persistait. Puis, de nouveau, un léger choc juste au-dessus des sourcils. Ploc. Elle comprit : une goutte d’eau…
Elle tendit le bras et tâtonna pour trouver le fil de la lampe, le suivit des doigts jusqu’à l’interrupteur, alluma. Porta une main à son front. Il était mouillé. Un filet d’eau coulait même à la racine de son nez, hésitait puis choisissait un côté et roulait au creux de sa joue droite. Mila leva les yeux et vit la tache d’humidité au plafond. Elle s’essuya le visage avec le drap. La flaque sombre avait déjà cinquante bons centimètres de diamètre et, en son centre, se formait une nouvelle goutte en suspension — ayant la forme d’une grosse larme sur le point de se détacher.
La baignoire du haut…
Il y avait une salle de bains inutilisée à l’étage au-dessus. Avec une vieille baignoire sabot. Mila avait préféré en faire installer une neuve et fonctionnelle au rez-de-chaussée quand elle avait acquis la maison. La tuyauterie là-haut était ancienne. Tout comme le carrelage aux murs, le chauffage et la baignoire elle-même…
Le pistolet de défense…
Elle ouvrit le tiroir de la table de nuit. S’en saisit. S’assit au bord du lit. Respira un bon coup. Son cerveau mal réveillé (putain de somnifère) hésitait encore entre l’inquiétude et la fureur.
Elle attrapa le peignoir sur une chaise et l’enfila par-dessus sa chemise de nuit, remonta le couloir en passant devant la chambre de Thomas, gagna l’escalier.
Cette fichue pluie larmoyait sur les vitres sans discontinuer. L’interrupteur. Elle l’actionna. Rien. Merde ! Son cerveau laissa la fureur l’emporter. Il y avait cependant assez de clarté traversant la lucarne pour qu’elle pût grimper les marches deux par deux, le pistolet de défense pointé vers le haut de l’escalier. Parvenue sur le palier, elle remonta le couloir en direction de la salle de bains, tout au fond. Elle avait commencé des travaux d’isolation et de grands lambeaux de laine de verre pendaient sur les murs comme une gigantesque fourrure animale. Elle poussa la porte entrebâillée dans la pénombre, qui s’ouvrit avec un grincement sec…
Tourna l’interrupteur. Lumière… Elle fit un pas en avant.
Sentit l’eau froide clapoter autour de ses orteils. Baissa les yeux. Le sol de la salle de bains était inondé par deux bons centimètres d’eau. Elle jeta un regard en direction de la baignoire sabot — qui était emprisonnée dans une nasse de toiles d’araignées allant jusqu’aux angles de la pièce et, dans ces guenilles poussiéreuses, il y avait toutes sortes de cadavres d’insectes pris au piège. La vieille baignoire était pleine, elle débordait de tous les côtés… Elle s’avança, pataugeant sur le sol plein d’eau, écarta l’une des toiles gluantes, se pencha pour fermer le vieux robinet de cuivre qui tourna longuement dans sa main en couinant : quelqu’un l’avait ouvert. À fond…
Elle se retourna. Son cœur loupa un battement. Elle eut l’impression que sa raison vacillait. La même personne avait écrit sur le mur, en énormes lettres rouges :
La peinture rouge (si c’était bien de la peinture) dégoulinait sur les carreaux blancs recouverts d’une épaisse couche de poussière. Sur le reste des quatre murs était inscrit au marqueur gras :
Ces mots répétés des dizaines de fois…
Elle eut l’impression d’avoir reçu une gifle. Ses tempes bourdonnaient. Elle avait chaud dans tout le corps, tout à coup. Bordel ! Elle dévala l’escalier et courut vers sa chambre. Ouvrit le placard, attrapa un sac de voyage et jeta dedans, en vrac, vêtements et sous-vêtements. Fonça dans la salle de bains. Remplit la trousse de toilette avec tout ce qui lui tombait sous la main. Elle se précipita pour réveiller Thomas : « Réveille-toi, mon chéri. On s’en va. » Les yeux du garçon papillotèrent : « Quoi ? » Il était 3 heures du matin au gros réveil jaune et rose qui souriait stupidement sur la table de nuit, sous un grand poster de L’Âge de glace 4.
Son garçon se mit sur son séant, frotta ses paupières.
— On doit partir. Tout de suite.
Thomas se retourna pour se rendormir ; elle le secoua par l’épaule et il se redressa d’un bloc.
— Quoi encore ?!
— Je suis désolée, mon amour, mais il faut qu’on s’en aille tout de suite… Habille-toi… Vite…
Elle vit dans ses yeux qu’il commençait à avoir peur. La voix de sa mère l’avait ébranlé. Elle regretta d’avoir perdu son sang-froid. Thomas jetait des coups d’œil inquiets en direction de la porte, à présent.
— Il y a quelqu’un dans la maison, maman : c’est ça ?
Mila fixa son fils en fronçant les sourcils.
— Mais non ! Pourquoi tu dis ça ?
— Parce que des fois j’entends des bruits bizarres, la nuit.
Il arriva par vagues, le sentiment d’horreur. La peur fondit sur elle, son esprit s’emballant tel un train fou sur le point de dérailler. Alors, c’était vrai : saleté de système d’alarme !… Elle était seule avec son fils dans cette grande maison à la merci d’un malade, d’un fou furieux. Il n’y avait qu’à voir ce qu’il avait écrit dans la salle de bains… Elle repoussa la couette.
— Allez ! Vite ! Lève-toi !
— Maman, qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il y a, maman ?
Le gamin était terrorisé. Elle se força à se calmer, à sourire.
— Rien. C’est juste qu’ils ont annoncé un risque d’inondation à cause des pluies. On ne peut pas rester ici, tu comprends ?
— Cette nuit, maman ? Cette nuit ?
— Chuttt… Il n’y a rien à craindre : on sera partis bien avant, mon ange. Mais il ne faut pas perdre de temps…
— Maman, j’ai peur…
Elle prit son enfant dans ses bras, le serra contre elle.
— Je suis là… Tu vois bien, il n’y a rien à craindre… On va juste partir à l’hôtel en attendant que ça se tasse, d’accord ? Et puis on reviendra.
Elle l’habilla en vitesse, lui enfila chaussettes et chaussures et descendit avec lui dans le séjour où elle alluma la télé. Sauf qu’à cette heure-ci les chaînes pour enfants n’émettaient plus. Elle glissa un DVD. Son préféré : effet garanti.
— Je vais chercher la voiture.
Mais il était déjà absorbé par l’écran — ou sur le point de se rendormir —, couché en chien de fusil sur le canapé. Dans le couloir, elle attrapa son imperméable, puis elle déverrouilla la porte d’entrée. Alluma la lampe sur le seuil. Tiens, celle-là fonctionnait, au moins… Il pleuvait à seaux renversés ; la campagne noire tout autour ; le garage en tôle à une dizaine de mètres. Elle ne le fermait jamais. Courir jusqu’à lui dans les ténèbres n’avait rien de bien excitant. Mais elle n’avait pas le choix.
Elle prit une inspiration, s’élança.
La pluie la recouvrit aussitôt ; elle rinça son visage, traversa la semelle de ses chaussures, coula dans ses oreilles et dans son col. Quand elle parvint à la porte en métal, elle était trempée ; elle tira dessus et la porte coulissante émit un cri rouillé. Sa main chercha les clés du SUV dans la poche de l’imper, les trouva. Elle s’assit au volant, alluma les phares — qui transformèrent la pluie en une myriade d’étincelles. Elle introduisit la clé, démarra en douceur et roula sur quelques mètres. L’averse martela le toit en tôle de la voiture. Elle descendit sous la pluie, moteur tournant, et se dirigeait vers le perron lorsque le moteur hoqueta et s’arrêta derrière elle. L’affolement la gagna. Elle courut se remettre au volant, mit le contact. Rien ! Elle recommença. Sans plus de résultat. Et merde ! Elle eut beau insister, le moteur refusait de repartir. Ils étaient coincés ici… Thomas ! Ce malade était peut-être encore dans la maison ! Elle repoussa la portière si fort qu’elle l’arracha presque, galopa vers la maison, remonta en courant le couloir, laissant derrière elle une traînée mouillée. Son fils s’était rendormi, son pouce dans la bouche. Les lueurs vives de la télévision se reflétaient sur ses paupières closes.
Le téléphone…
Il lui fallait du secours, cette fois. Jusqu’à présent, elle avait toujours cherché à tenir la police éloignée de la maison — et surtout du petit bois derrière. Elle se rua sur l’appareil, décrocha. Pas de tonalité ! Il avait coupé la ligne… Son portable ! D’ordinaire, elle le laissait sur le plan de travail de la cuisine. Ou sur la table où ils prenaient leurs repas. Mais il n’y était pas. Il n’était nulle part dans la cuisine.
La chambre… Elle avait dû le laisser sur la table de nuit…
Elle comprit que quelque chose clochait quand elle ne le trouva ni dans la chambre, ni dans la salle de bains, ni dans aucune des pièces qu’elle fouilla. Quand elle eut fait le tour de toutes les pièces où elle s’était rendue au cours de la journée, elle acquit la certitude qu’il l’avait pris…
Il était là… Il n’avait jamais cessé d’être là…
Elle frissonna. Pas un simple frisson. Un long tressaillement de tout le corps, comme une coulée de glace dans les os, la nuque, le cœur. Une terreur très pure. Peut-être était-il planqué dans le grenier et les entendait-il rentrer chaque jour de l’école et du boulot — peut-être les écoutait-il vivre, parler, s’activer — jusqu’au moment où ils s’endormaient et où il pouvait enfin descendre, les regarder, les toucher, empoisonner ses aliments, la droguer… Elle eut envie de hurler, mais elle ne voulait pas terroriser Thomas. Le pistolet de défense : où l’avait-elle mis ? Elle le retrouva dans sa chambre, sur le lit, s’en empara. Elle envisagea avec désespoir de monter au dernier étage, d’ouvrir la trappe du grenier, de tirer l’échelle et de grimper. Mais que se passerait-il s’il était là-haut ? Il lui serait facile de la neutraliser quand elle passerait la tête hors du trou et l’idée qu’elle pût le laisser seul avec Thomas la rendit folle de terreur. Elle redescendit au rez-de-chaussée.
La peur lui mordait les talons. Elle qui avait été dans l’espace, qui avait passé avec succès toutes les épreuves, qui avait toujours été forte.
Ressaisis-toi ! Bats-toi !
Mais elle était si fatiguée… Depuis si longtemps. Tellement de temps qu’elle ne mangeait plus rien… qu’elle se réveillait la nuit pour vomir… qu’elle dormait mal et peu… Thomas ! Fais-le pour lui ! L’instinct de tigresse reprit le dessus. Pas question qu’il touche à un cheveu de son fils. Elle le protégerait comme une lionne protège ses petits. En bas, au rez-de-chaussée, tout était silencieux. À part la rumeur de la pluie cernant la maison. Un silence atroce. Thomas dormait sur le canapé. Elle alla chercher son anorak d’hiver, son écharpe, un parapluie…
Calcula que la ferme la plus proche, celle des Grouard, était à un kilomètre. Dix minutes de marche lorsqu’elle était seule. Sans doute vingt avec Thomas à moitié endormi… Dans la nuit… Sous la pluie…
Elle le réveilla doucement.
— Viens, mon chéri.
Pendant un instant, il parut désorienté. Il frotta de nouveau ses paupières alourdies par le sommeil.
— L’inondation, c’est ça ? dit-il.
— Oui. Allons-y.
Elle s’efforça de donner à sa voix une intonation rassurante. Il se laissa docilement passer l’anorak et l’écharpe. Elle renonça au parapluie. Elle allait le porter sur son dos. Elle rabattit la capuche sur sa tête. Ouvrit en grand la porte d’entrée.
— Grimpe sur mon dos.
Il obéit. Quand il fut bien calé contre elle, les bras passés autour de son cou, elle se déplia et descendit les marches du perron, traversa l’espace nu et sinistre qui cernait la maison, en direction de la route noire.
— Maman, pourquoi on prend pas la voiture ?
— Elle est en panne, mon chéri.
— Où on va, maman ?
— Chez les Grouard.
— Maman, rentrons. J’ai peur, maman. S’il te plaît…
— Chut… Ne t’en fais pas : dans dix minutes, on sera bien au chaud. À l’abri.
— Maman…
Elle le sentit qui commençait à sangloter sans retenue contre son dos. Elle entendit la pluie qui crépitait sur la capuche de son fils, tout contre son oreille, la reçut — froide et inamicale — sur son crâne.
— … j’ai peur…
Une partie d’elle-même — qu’elle ne voulait pas entendre — répondit qu’elle aussi avait peur. En vérité, ce n’était pas simplement de la peur : elle était terrifiée. La pluie cessa brusquement et elle leva la tête vers les nuages. La lune ne tarderait pas à réapparaître, elle devina sa silhouette floue qui se déplaçait derrière. Elle baissa les yeux et observa le tunnel des arbres droit devant. Tout était silencieux. La campagne complètement noire au bord de la route, au-delà des troncs. Elle se mit en marche au centre de la route droite. Chaque pas sur l’asphalte produisant une minuscule secousse dans son corps à cause du fardeau de son fils tremblant sur ses épaules. Elle tremblait aussi. De froid, de peur. Les grosses branches noueuses s’enlaçaient au-dessus de leurs têtes. La pleine lune voguait à présent entre les nuages et les branches comme si elle voulait leur indiquer la direction à suivre. Elle sentit des larmes sur ses joues, leur sel sur ses lèvres. Elle ne voulait surtout pas se mettre à chialer devant lui. Il se taisait mais elle sentait les tremblements violents qui le secouaient.
— J’ai peur, maman, rentrons…
Sa petite voix suppliante, terrorisée, de nouveau, dans son oreille… Elle ne répondit rien. Elle serra les dents. Ses doigts gourds raffermirent leur prise sous les fesses de son fils. Ils avaient dû parcourir une centaine de mètres et elle était déjà si fatiguée. Elle n’osait pas se retourner pour voir s’il y avait quelqu’un derrière eux. Quelqu’un qui les aurait suivis en silence dans la nuit. Rien que l’idée lui coupa presque les jambes. Elle fixait obstinément le tunnel des arbres devant elle, qui se perdait dans l’obscurité, rien que le tunnel des arbres — sans penser à rien d’autre. La véritable horreur, c’était de ne pas savoir qui. De ne pas savoir quand. Ni comment. D’avoir juste l’horrible certitude que cela allait continuer. Jour après jour. Nuit après nuit. Jusqu’à épuisement. Jusqu’à…
Elle savait bien jusqu’où… Elle avait fait pareil…
Elle se rendit compte qu’elle avait presque fermé les yeux en marchant. Secoua la tête pour se réveiller. Visage baissé, elle regardait la pointe de ses baskets arpentant le bitume, pas après pas. Mécaniquement. Sauf qu’il y avait quelque chose de changé à présent… Le revêtement de la route : il était éclairé. Chaque gravier, chaque bosse, chaque trou, chaque fissure accompagnés d’une ombre dure et noire et l’asphalte brillant d’une lueur jaune comme une feuille de métal sous une lampe…
— MAMAN !
Thomas avait presque hurlé. Elle leva la tête. Ses yeux clignotèrent. Éblouis par la paire de phares, là-bas, au bout de la ligne droite. Une voiture… face à eux… à moins de trois cents mètres… Immobile. Ses phares illuminaient le tunnel des arbres comme si on avait branché un projecteur à l’intérieur d’une cathédrale. Elle eut l’impression que son cerveau entrait en fusion. Puis les phares s’éteignirent. Nuit complète… À part la clarté de la lune. Elle n’entendait rien, hormis le bruit du vent. Ses pulsations excavaient un tunnel dans sa poitrine. Elle essaya de réfléchir. Que pouvait-elle faire ? La panique s’empara d’elle. Puis les phares se rallumèrent, les aveuglant, et elle perçut le bruit d’un moteur qui démarre.
— Maman, maman !
Thomas se mit à brailler sur ses épaules. Elle sentit son cerveau qui cédait, comme une digue en train de rompre sous la pression. Elle s’accroupit, déposa son fils sur le sol. Se retourna vers la maison. Le prit par la main.
— Cours ! hurla-t-elle. COURS !
Elle entendit la voiture passer en première puis en seconde derrière eux.
Servaz rencontra fontaine dans un bar, place des Carmes, le lendemain, 24 février. C’était le spationaute qui lui avait fixé ce rendez-vous. En le voyant arriver, Fontaine écarta sa bière et plongea la main dans son blouson.
— Salut, dit-il.
Il poussa les clichés sur la table humide devant Servaz.
— C’est ce que je vous ai demandé ? voulut savoir ce dernier.
— Le « petit quelque chose », confirma le spationaute en souriant.
Servaz se pencha. Il la reconnut tout de suite : Mila. Entrant dans l’immeuble où habitait Cordélia à la Reynerie… En ressortant. Visiblement contrariée. Des photos prises au téléobjectif.
— Comment est-ce que vous vous êtes procuré ça ?
Le spationaute souriait toujours.
— C’est vous qui les avez prises ?
Nouveau sourire.
— À propos, vous savez où ils sont passés ? s’enquit Fontaine.
Servaz le scruta.
— Cordélia et Marcus ? Disparus sans laisser de traces. À mon avis, ils ont déjà quitté le territoire.
— Ils sont peut-être déjà en Russie, à l’heure qu’il est, suggéra Léo.
Il pensa aux vingt mille euros qu’il avait versés à Marcus — et au coup de fil qu’il avait passé à Moscou, à ses amis qui eux-mêmes connaissaient d’autres amis. Il n’aurait jamais cru qu’un jour il passerait un tel appel. Il avait versé l’argent sur un compte au Luxembourg, donné à son interlocuteur l’heure d’arrivée et le numéro du vol… On ne retrouverait jamais le cadavre de Marcus. Et Cordélia devait être dans un autre avion, à l’heure qu’il était…
— Je répète : est-ce vous qui les avez prises ?
— C’est important ? dit Léo. Non, n’est-ce pas ? Ce qui l’est, c’est que vous avez ce que vous vouliez : une preuve reliant Mila à ce Marcus et à Corinne Délia — lesquels sont en fuite et fortement soupçonnés par la police d’être mêlés à la disparition, et peut-être au meurtre de Christine Steinmeyer. Avec ça, vous devriez l’obtenir, votre commission rogatoire…
— Il faudra qu’on parle, Léo, un de ces jours, dit Servaz en se levant, les clichés à la main.
— Je croyais qu’on l’avait déjà fait, répondit le spationaute. Mais ce sera avec plaisir, commandant. De ce que vous voudrez. De l’espace, par exemple. Un sujet intéressant.
Servaz sourit à son tour. Décidément, ce type lui plaisait de plus en plus. Quel est l’imbécile qui a dit que la première impression est toujours la bonne ?
Elle ouvrit la porte, jeta un coup d’œil dehors. Personne à l’horizon. Un jour morne se levait sur la plaine grise, entre les peupliers. Elle rentra à l’intérieur, en peignoir, les traits tirés, les cheveux en bataille. Mila se souvenait du temps — pas si lointain — où elle menait le jeu. Elle avait l’impression qu’un siècle s’était écoulé depuis. Que toutes les cartes avaient été rebattues. Comment avait-elle pu perdre la main en si peu de temps ? À quel moment le balancier avait-il commencé à pencher en sa défaveur ?
Cette nuit, une fois rentrés dans la maison, ils s’étaient barricadés et elle avait étalé sur la table de la cuisine tout ce qui pouvait servir d’armes : les couteaux du râtelier, un marteau, un tison de la cheminée, le pistolet de défense, une grande fourchette à deux dents pour la viande… Thomas avait été terrifié en les voyant. Il avait ouvert de grands yeux effrayés en regardant sa mère. Elle avait dû lui administrer un calmant léger, le bercer, le rassurer jusqu’à ce qu’il finisse par s’endormir sur le canapé du salon. De son côté, elle s’était donné du courage avec deux gin tonic et avait veillé jusqu’à ce que l’aube blanchisse les fenêtres.
Le matin venu, elle se sentait trop fatiguée pour se concentrer, incapable d’échafauder la moindre stratégie. Les dernières heures et les derniers jours avaient mis ses nerfs à rude épreuve. Thomas dormait encore. Elle avala son deuxième café. Quand il se réveillerait, ils fileraient chez les Grouard demander de l’aide. Mais alors elle entendit approcher le scooter du livreur de journaux et elle se précipita dehors.
— Vous avez un téléphone ? s’enquit-elle. Le mien est en panne et ma voiture aussi (elle montra le garage ouvert). On est coincés ici !
— C’est vraiment pas de chance, on dirait, dit le jeune homme en lui tendant son mobile.
— Vous avez cinq minutes ? Le temps que j’appelle une dépanneuse…
Quand elle ressortit, le jeune homme lui demanda :
— C’est vous qui avez oublié de fermer le bouchon du réservoir ?
— Non.
— Alors, il est probable que quelqu’un a mis une saloperie dedans. Sans doute du sucre ou du sable. Faut vraiment être débile pour s’amuser à ce genre de trucs…
Le dépanneur confirma le diagnostic : moteur mort. Elle se sentit brutalement découragée en le regardant repartir. Thomas dormait toujours. En peignoir, échevelée et hagarde, elle se traîna à travers toute la maison et ses pantoufles frottant sur le sol accompagnèrent ses errements d’un écho pitoyable. Elle était épuisée, à bout de nerfs. Thomas n’irait pas à l’école aujourd’hui : elle le laisserait dormir. Elle voulut appeler son boulot pour dire qu’elle ne viendrait pas non plus quand elle se rappela qu’elle n’avait plus de téléphone. Merde ! Elle jura. Enragea contre elle-même. Elle aurait dû commander un taxi en même temps que le dépanneur ! Elle alluma le PC pour se connecter à Google, mais le verdict tomba aussitôt : connexion impossible. Évidemment… Cette foutue connexion passait par la ligne téléphonique. Elle fixa le plafond.
Quelqu’un voulait lui pourrir la vie et y réussissait, apparemment.
Elle réfléchit un moment.
Le facteur ! Il n’allait pas tarder… Ce matin-là, elle guetta son arrivée pendant des heures, de plus en plus nerveuse à mesure que le temps passait, serrant les pans de son peignoir de flanelle autour d’elle à cause du froid dans ses os. Et s’il n’y avait pas de courrier ? S’il ne venait pas aujourd’hui ? Elle ne se sentait plus la force d’aller jusque chez les Grouard. Que penseraient-ils en la voyant dans cet état ? Demain peut-être… Quand elle aurait récupéré… C’était tellement plus facile de se laisser aller, de baisser les bras, d’attendre le lendemain…
— Je ne vais pas à l’école, maman, aujourd’hui ?
— Non, mon chéri. Aujourd’hui, c’est vacances. Monte dans ta chambre et amuse-toi.
Il ne se le fit pas dire deux fois. Elle surveillait la route par la fenêtre. Enfin, elle vit approcher le scooter jaune… Elle jaillit sur le perron, réitéra ses explications ; le premier coup de fil fut pour Isabelle, sa collègue de boulot.
— Mila, qu’est-ce qui se passe ? dit Isabelle, inquiète.
— Je t’expliquerai.
— Mila, ça fait quatre fois ce mois-ci ! Et il y a eu ces deux incidents…
Elle savait à quoi Isabelle faisait allusion : il y avait eu deux incidents graves quand elle s’était présentée à des réunions avec des partenaires étrangers importants dans un état physique lamentable et sans avoir préparé correctement les dossiers.
— Tu ferais mieux de venir, insista Isabelle. Ça ne va pas passer, cette fois… crois-moi… merde, tu es déjà dans le rouge aux yeux de la direction…
Elle bafouilla des excuses et raccrocha. Elle était trop fatiguée pour discuter. Puis elle appela un taxi. La première chose à faire était de louer une voiture et de se procurer un nouveau téléphone. Rompre cet isolement…
— Tenez, dit le facteur en lui tendant son courrier et en récupérant son téléphone — non sans un regard désapprobateur pour son allure.
Elle le regarda s’éloigner dans la lumière qui s’assourdissait. Un front de nuages arrivait par l’ouest. Sombre et étiré sur toute la largeur de l’horizon. Le ciel virait au noir et tonnait. Des vols de corbeaux tourbillonnaient, rendus nerveux par l’approche de l’orage. Elle remarqua une enveloppe sans timbre ni adresse d’expéditeur au milieu du courrier. Elle était semblable à celle qu’elle avait mise dans une boîte aux lettres la veille de Noël… Mila l’ouvrit d’une main tremblante. Des photos… Elle eut un choc en les voyant : quelqu’un avait photographié la terre remuée au pied du vieil arbre tordu… Trois clichés, presque identiques : trois photos de la tombe.
Des perles de sueur sur son front.
Prise de panique, elle remonta la colline à travers les bois, alors que le vent se levait et que tombaient les premières gouttes de pluie, puis elle descendit en courant dans la combe. Le tapis de feuilles dissimulant la fosse était intact : rien n’avait été touché.
Un coup de klaxon vers la maison.
Le taxi : elle l’avait oublié !
Elle redescendit précipitamment la colline, alors que la pluie redoublait. Un nouveau coup de klaxon impatient. Elle contourna la maison, fit irruption sous l’averse, à bout de souffle. Le chauffeur regarda avec stupéfaction sa tenue et son allure : peignoir ruisselant, Crocs pleines de boue, cheveux trempés et hirsutes, yeux hagards. Elle le vit se rembrunir et regarder sa montre.
— Je suis désolée, je vous avais oublié ! Comme vous le voyez, je ne suis pas prête… Rentrez chez vous.
— Bon Dieu, qui va me payer ma course, à moi ? Ma petite dame, vous m’avez tout l’air d’avoir un gros problème, dit-il en la considérant d’un air critique et en pointant grossièrement un index vers sa tempe.
— Qu’est-ce que vous dites ? Foutez-moi le camp ! rugit-elle. Tout de suite !
— Putain de cinglée, grommela-t-il en remontant dans son taxi.
Il effectua un virage serré qui envoya une gerbe d’eau et de boue dans sa direction.
— Conasse ! lança-t-il par la portière pour être bien certain d’avoir le dernier mot, et ce mot lui rappela ceux toujours inscrits sur les murs de la salle de bains.
Elle jeta un regard las au reste du courrier. Des factures, de la publicité, des promotions. Son regard se fixa de nouveau : une enveloppe de l’ASE, l’Aide sociale à l’enfance de Haute-Garonne… Elle la déchira avec un pressentiment sinistre, en extirpa une feuille dactylographiée et pliée en deux.
Madame,
Vous avez fait l’objet d’un signalement de la part de Valérie Dévignes, directrice de l’école de Névac, et de Pierre Chabrillac, professeur des écoles, pour soupçons de maltraitance psychique et physique à l’encontre de votre fils, Thomas, cinq ans. À plusieurs reprises, votre fils s’est présenté dans notre école avec des hématomes aux coudes, aux genoux et au visage (clichés joints au signalement). Mlle Dévignes et M. Chabrillac ont aussi signalé aux autorités les absences fréquentes de Thomas ces derniers temps, son manque d’investissement en classe, son comportement erratique et sa tristesse récurrente. Après avoir été entendu par une psychologue, il a avoué avoir peur de vous.
Une équipe pluridisciplinaire vient par conséquent d’être constituée par l’ASE H-G pour établir la réalité des faits. Elle vous entendra prochainement. D’ores et déjà, compte tenu de leur gravité supposée, une demande de placement a été transmise au procureur de la République et le juge des enfants a été saisi par nos services. Dans le cas où Thomas nous serait remis sur décision judiciaire, vous pourrez cependant donner votre avis quant au choix et au mode de placement. Thomas lui-même sera consulté. Ces avis ne sauraient toutefois lier nos services dans leur choix.
Veuillez agréer, madame…
Pendant un instant, Mila resta paralysée. Ses yeux parcourent la missive une seconde fois, incrédules, la lettre tremblait dans ses mains. Il y avait plusieurs photos jointes — où on voyait, en effet, des bleus aux bras, aux jambes et au visage de Thomas. Elle essaya d’en rire — mais son rire se mua en sanglot. Ridicule ! Thomas était un garçon intrépide, casse-cou, qui n’arrêtait pas de se cogner partout et de tomber. Plus d’une fois, elle l’avait laissé à l’école avec des plaies et des bosses — mais de là à imaginer que…
En d’autres temps, elle aurait réagi instantanément, elle aurait appelé son avocat — et cette imbécile de directrice —, aurait sorti ses griffes et frappé pour faire mal, déversé sur eux toute la fureur de son indignation ; elle les aurait fait rentrer sous terre. Imaginer qu’elle ait pu toucher à un cheveu de son fils ! Mais elle était à présent si faible, si amaigrie… Si désemparée… Demain… cela pouvait attendre une journée de plus… ou deux… Le temps qu’elle reprenne des forces. Elle était si lasse… Elle posa le courrier sur la table de la cuisine, se servit un autre gin tonic, alla chercher la boîte de benzodiazépines dans l’armoire à pharmacie et en prit trois d’un coup.
Servaz regarda les notes qu’il avait prises en passant coup de fil sur coup de fil :
Mila Hélène Bolsanski, née le 21 avril 1977 à Paris. Fille unique de Konstantin Arkadiévitch Bolsanski et de Marie-Hélène Jauffrey-Bertin (décédés le 21 août 1982 dans un accident de voiture). Familles d’accueil puis pensionnat — où ses notes progressent très rapidement grâce à l’influence d’un professeur principal : M. Willm. Devient la meilleure élève de sa classe. Médecin, spécialiste en médecine aéronautique, docteur en sciences, deuxième femme dans l’espace en 2008 à bord d’un vol Soyouz puis de la Station spatiale internationale.
Fait deux séjours en hôpital psychiatrique en 1989, à l’âge de douze ans, après deux tentatives de suicide (diagnostic : dépression, troubles sévères de la personnalité). Fait ensuite l’objet d’un suivi psychiatrique et thérapeutique interrompu par elle dès sa majorité contre l’avis de ses oncles et tantes. Poursuit des études brillantes, se fiance à Régis Escande le 21 avril 1995 pour son dix-huitième anniversaire, là encore contre l’avis de ses proches. Fiançailles rompues six mois plus tard. À noter qu’Escande se suicide en prison deux ans plus tard après avoir été condamné pour viol sur mineure.
Sélectionnée en tant que spationaute par le Centre national d’études spatiales en 2003 avant d’entrer en 2005 dans le groupe des astronautes de l’Agence spatiale européenne : de toute évidence, ni le CNES ni l’ESA n’ont eu connaissance de l’existence quelque part d’un dossier psychiatrique et elle a passé avec succès tous les tests psychologiques.
Part pour la Cité des étoiles en compagnie de Léonard Fontaine le 20 novembre 2007.
Maigre — mais cela corroborait les déclarations de Fontaine… Sans raison précise, le souvenir de la maison de Mila s’imposa à lui. Il revit le long couloir menant à la cuisine, obscur comme une galerie de mine, et la silhouette altière de la femme marchant devant lui. Avait-il eu un frisson anticipatif à ce moment-là ? Un pressentiment ? Non, pas le moindre.
Il regarda son téléphone posé sur le petit bureau. Qu’est-ce que fichait Beaulieu ? Il aurait dû joindre le parquet depuis longtemps. Pourquoi est-ce que c’était si long ? Son regard tomba sur le paquet de cigarettes. Il en sortit une, la ficha entre ses lèvres sans l’allumer. Son mobile vibra.
— Servaz.
— C’est Beaulieu…
— Alors ?
— Cette fichue juge est du genre à se couvrir de tous les côtés et à protéger sa carrière : une ancienne spationaute, la deuxième femme dans l’espace, une célébrité, tu comprends… Il a fallu que je la secoue un peu… Il y a eu quelques amabilités d’échangées, mais ça y est, on l’a… Je suppose que tu veux te joindre à nous, cette fois ?
— Puisqu’on me le propose.
Il écrasa la cigarette dans sa paume en mille petits brins de tabac.
Son enfant. On allait lui enlever son enfant. Le confier à des inconnus, une famille de substitution : il était si fragile… si dépendant d’elle… Qu’allait-il devenir ? Son Thomas, son trésor. Ils n’avaient pas le droit ! Personne ne toucherait à lui ! Son père l’avait renié, elle était sa seule famille. Thomas, mon chéri, mon amour, je ne les laisserai pas faire… Elle en était à son deuxième ou son troisième gin tonic — elle avait cessé de compter. Un mélange où la proportion de gin augmentait un peu plus chaque fois. Les pilules lui troublaient le cerveau. Il fallait qu’elle se reprenne. Demain… demain, elle irait mieux… elle se battrait… pour son enfant, pour eux… Elle était si lasse, si fatiguée…
Demain…
Elle dut courir de nouveau aux toilettes pour vomir. Un infect jet de bile, de gin et de café éclaboussa l’émail. Sa respiration rauque, la sueur sur les tempes, suintant par tous les pores, collant ses cheveux. Elle pleura longuement, en hoquetant, assise sur le sol, la joue brûlante de fièvre contre le mur froid.
Elle monta à l’étage à pas de loup, marcha pieds nus jusqu’à la chambre. Jeta un œil par la porte entrebâillée. Thomas était assis sur son lit, il jouait avec sa console. Il avait un air concentré mais souriant, détendu. Elle sentit les larmes inonder ses joues, lui rincer le visage — salées dans sa bouche quand elle redescendit vers la cuisine. Pendant une longue et effrayante minute, elle fixa l’un des couteaux posés sur la table ; et son poignet nu émergeant du peignoir. Un souvenir comme un flash dans sa mémoire : elle-même à douze ans, poignets bandés, emportée par une ambulance.
L’orage se déchaînait. Lueur livide des éclairs derrière les vitres fouettées par la pluie. La sonnette de l’entrée retentit. Elle frissonna. Était-ce lui qui venait revendiquer sa victoire ? Elle remonta le long couloir.
— Mademoiselle Bolsanski ? C’est la police, lança une voix à travers la porte. Ouvrez !
Police… Ce mot la traversa comme une épée. Elle ouvrit la porte lentement et le bruit de la pluie l’enveloppa, on lui mit une carte de police sous le nez. Ils étaient plusieurs. Sous des imperméables et des K-way ruisselants. Des brassards orange autour de leurs bras. Un petit frisé comme un caniche la fixait en haut du perron, son nez coulait. Il se redressa, cligna des yeux à travers l’averse, plongea une main dans sa parka.
— Nous avons une commission rogatoire du juge. Si vous le permettez, je vous la montrerai à l’intérieur, dit-il en levant les yeux vers la pluie qui les rinçait.
Elle balaya le reste de la troupe du regard — trois hommes et une femme — et soudain ses yeux s’arrêtèrent sur celui qui se tenait un peu à l’écart, les bras ballants. Elle le reconnut. C’était à lui qu’elle avait envoyé la clé de la chambre 117 et la photo de la Station spatiale internationale. Lui qui avait fait plusieurs fois la une des journaux. Lui à qui elle avait confié son journal intime. Il était planté là, immobile, sous la pluie. Tête nue. Et il la regardait en silence. Ils s’affrontèrent du regard, se défièrent pendant quelques interminables secondes.
En cet instant, elle comprit qu’elle avait perdu.
Ce qui se passa ensuite, elle ne le perçut que par bribes, flashes, fragments désordonnés. Des mots sur une feuille imprimée : officier de police judicaire… agissons en vertu de la commission rogatoire désignée ci-après… nous nous présentons pour y procéder à une perquisition au domicile de Mila Bolsanski (son nom écrit au stylo)… sommes reçus par lui-même (sic)… lui déclinons notre identité… Un tampon… Une signature… La tête lui tournait. Ils se répandirent dans toutes les pièces. Leurs mains gantées soulevèrent les coussins, ouvrirent les livres, les emballages de CD, les tiroirs, les placards, les poubelles, les portes…
— Maman, c’est qui ces gens ? lança Thomas en se précipitant vers elle.
— C’est rien, trésor. Ce sont des policiers, répondit-elle en le pressant contre son ventre.
— Qu’est-ce qu’ils cherchent ?
— C’est moi qui leur ai demandé de venir, ils sont là pour nous aider, mentit-elle.
Elle regarda l’homme qui lui avait rendu visite un soir de janvier, celui qui avait lu son journal, celui qu’elle avait cru manipuler : il ne participait pas à la fouille. Il se contentait de l’observer et, de temps en temps, il regardait Thomas d’un air triste.
— Pourquoi vous ne leur dites pas ? lui lança-t-elle. Ce que vous savez… ce que je vous ai montré.
— Parce que ce journal est un faux, répondit-il.
Elle vacilla. Le désespoir vint. Elle sentit que ses pensées se bousculaient, se chevauchaient. Elle étreignit Thomas, le pressa contre son ventre de mère, prit son visage entre ses mains et embrassa son front pâle. Elle plongea son regard de mère dans les yeux si beaux de son fils si blond.
— Je t’aime, ne l’oublie jamais, trésor.
— Maman, tout va bien, dit-il comme s’il était soudain devenu le chef de famille et qu’il avait pris conscience que c’était à lui de la protéger, maintenant.
— Oui… tout va bien… renchérit-elle, les yeux humides.
Elle le repoussa doucement. De peur de tomber et de l’entraîner dans sa chute. Il regarda sa mère d’un air inquiet. Il était tellement en avance pour son âge ; il avait l’intelligence, la maturité d’un enfant de sept ou huit ans. Une jeune femme au visage étonnamment laid choisit ce moment pour faire irruption par la porte qui donnait sur la pergola et sur les bois.
— Venez voir ! lança-t-elle. Je crois que j’ai trouvé quelque chose !
Ils la suivirent — et un des flics invita Mila à mettre quelque chose et à se joindre à eux. Un autre resta avec Thomas. La pluie crépitait sur les capuches, la terre grasse et les feuilles collaient aux semelles. Ils remontèrent la colline en suivant la jeune fliquette, au milieu de toute cette pluie et de toute cette boue, de cet univers liquide, sans commencement ni fin. Mila avait l’impression de régresser, de retrouver l’humidité et la paix du liquide amniotique. La paix ; enfin… Elle savait où ils allaient. Ils l’avaient trouvée…
La jeune femme était agenouillée près du vieil arbre noueux, tordu comme un contorsionniste dément. Le rectangle de terre fraîchement remuée apparaissait, plus sombre entre les racines. Sous le tapis de feuilles qu’elle avait en partie écarté de ses mains gantées. Ses gants bleus étaient pleins de terre. Elle leva vers Mila son visage très laid sous sa capuche. Tous la regardaient. Et elle lisait la même chose dans tous ces regards convergents : coupable — coupable — coupable.
— Qu’est-ce que c’est ? lui demanda le caniche.
Elle ne répondit pas.
— Appelez l’Identité judiciaire, dit celui qui s’appelait Servaz en posant sur elle un regard neutre. Et prévenez le proc.
Le tonnerre résonnait comme une tôle secouée entre les mains d’un bruiteur. Avant même le premier coup de pelle, les techniciens en combinaison blanche avaient prélevé de la terre, des feuilles, qu’ils avaient scellées dans leurs tubes à essai. Ils avaient pris des photos au flash, avec des rubans gradués pour établir les dimensions de la fosse. On avait branché des projecteurs à cause de la luminosité qui baissait rapidement, et des câbles couraient comme des serpents dans la boue. À présent, tous fixaient la fosse dans la violente lumière blanche zébrée de pluie. Vide… Les gars de l’Identité judiciaire avaient l’air furax, ils faisaient claquer leurs gants de latex bleu.
— Merci, les gars. Je vous rappelle que le 1er avril, c’est dans un mois et demi, dit l’un d’eux.
Les flics s’entreregardaient, ils se tournèrent vers Servaz.
— Et merde, dit Beaulieu en repartant.
— Une fosse vide, commenta celui-ci, assis au volant de la voiture.
Tout le monde était reparti sauf eux.
— Elle n’a pas été creusée pour rien, dit Servaz en fixant la maison à travers le pare-brise bouillonnant.
— Non. Et ça ressemble quand même drôlement à une putain de tombe, ce trou planqué dans la forêt. Alors pourquoi est-ce qu’elle est vide ?
Servaz haussa les épaules.
— Aucune idée.
— Elle pourrait sans doute nous le dire, dit Beaulieu en désignant la maison.
— Elle ne parlera pas.
— Alors, qu’est-ce qu’on fait ?
— On attend.
— On attend quoi ?
— Le résultat des prélèvements. Il suffirait d’un peu d’ADN…
Elle essaie de dormir, mais elle n’y arrive pas. Il y a longtemps qu’ils sont repartis. L’orage n’a pas desserré son étreinte autour de la maison. Au contraire. Elle essaie de dormir, mais sans y parvenir… Comment le pourrait-elle avec cette tombe vide, là-bas, dans les bois ?… Qu’est-ce qu’elle signifie ? Elle tente d’en comprendre le sens, mais ses pensées sont si embrouillées, si confuses. Elle a elle-même tué cette pute, elle a vu son corps tressauter sous l’impact des balles, puis se raidir. Le sang couler. Marcus verser les premières pelletées de terre sur son cadavre. Ensuite, elle l’a laissé finir le travail et elle est redescendue vers la maison.
Est-ce lui qui a déplacé le corps ? Mais dans quel but ? Avait-il peur qu’un jour ou l’autre on remonte jusqu’à elle et — à travers elle — jusqu’à lui ? Il n’est plus là pour répondre. Où est-il passé ? Où sont-ils passés, Cordélia et lui ?
Elle écoute le silence. Elle a froid, elle frissonne, elle tremble. Elle demeure immobile, recroquevillée sous la couette. L’esprit engourdi. La lueur des éclairs au plafond, à travers les stores. Le silence dans toute la maison — et puis, soudain, elle l’entend.
Cela vient d’en bas : cela monte par l’escalier, se répand dans le couloir, entre dans la chambre par la porte entrebâillée — pas de doute, elle ne rêve pas : de l’opéra… Dès les premières mesures, elle le reconnaît : le troisième acte de Madame Buttefly. Celui où Cio Cio San se donne la mort. Un froid glacial l’envahit. Cela monte du rez-de-chaussée, le duo entre Pinkerton et Sharpless :
SHARPLESS
Parle à cette femme charitable
Et conduis-la ici.
Même si Butterfly la voit,
Cela n’a pas d’importance.
Ce serait même mieux
Si elle comprenait la vérité en la voyant.
PINKERTON
Mais il règne une ambiance mortelle.
Elle reconnaît la voix de Pinkerton : le ténor suédois Nicolai Gedda, dans la version de Herbert von Karajan, avec Maria Callas dans le rôle de Butterfly — l’enregistrement vient de sa discothèque.
Elle se redresse dans le grand lit, la voix vrille implacablement les ténèbres de la maison. Thomas… Il va se réveiller… Elle regarde les bâtons rouges du réveil : ils passent de 3 : 05 à 3 : 06. Un nouveau craquement de foudre fait trembler les vitres. Elle a les yeux grands ouverts dans la pénombre, à présent.
Oui, en un instant, je vois
toute l’étendue de ma faute,
Et je sens bien que ce tourment
Ne me laissera jamais aucun répit.
Cette musique… Elle en pleurerait presque.
Adieu, refuge fleuri, lieu cher adieu.
Elle repousse la couette, sort du lit, enfile son peignoir. Elle a l’esprit vide, le corps sans force. Telle une somnambule, elle marche jusqu’à la porte, sort dans le couloir. Elle appuie sur l’interrupteur mais rien ne se passe. Bien sûr…
La porte de la chambre de Thomas est fermée.
En trois pas, elle est en haut de l’escalier. Une vague clarté en bas, sourde et lointaine.
Une lampe doit être allumée quelque part. Elle fait jouer l’interrupteur de la cage d’escalier, mais, comme elle s’y attendait, rien ne se passe. Aussi descend-elle les marches à pas comptés, avec le peu de lumière dont elle dispose. Son cœur épouse presque le rythme de la musique — comme si elle se trouvait dans les coulisses d’un théâtre et qu’elle allait faire son entrée sur scène.
Des centaines de regards braqués sur elle, dans l’obscurité. Attentifs. Espérant son triomphe, redoutant son échec.
En bas des marches, plus forte, plus claire, la voix de la mezzo-soprano Lucia Danieli dans le rôle de Suzuki :
Dans cette épreuve,
elle pleurera beaucoup.
Ses prunelles scrutent la pénombre. Elle s’oriente : la clarté vient du petit couloir menant à la salle de bains, de l’autre côté de la cuisine. En passant, elle s’empare de l’un des couteaux dans le râtelier. Oh, Seigneur, cette musique ! Quelle beauté ! Quelle tristesse ! La voix de Maria Callas/Butterfly s’élève enfin :
Suzuki, Suzuki ! Où es-tu ?
Un nouveau coup de tonnerre : l’accessoiriste en fait des tonnes en coulisse… Elle traverse la cuisine, s’avance dans le couloir. La clarté grandit. La porte entrouverte sur la gauche… Elle ne s’est pas trompée : la lueur vient de la salle de bains.
Il est ici, il est ici ! Où s’est-il caché ?
Elle repousse le battant du bout des doigts, le couteau dans l’autre main. L’odeur de cire monte — lourde, entêtante — et la lueur de dizaines de bougies danse au plafond et sur les murs comme un incendie. Elle danse pareillement sur le visage de la morte qui n’est pas morte, sur son crâne qu’elle a tondu et sur lequel un fin duvet a repoussé. Elle danse dans ses prunelles, son regard fixe, calme et résolu, noyé au milieu d’un océan de mascara noir et, pendant une fraction de seconde, Mila a l’impression de devenir folle. C’est Madame Butterfly qui est là ! Cio Cio San. Dans son kimono sombre, le visage poudré de blanc, les yeux réduits à deux fentes, la bouche mince comme un coup de cutter !
Mais l’hallucination se dissipe et c’est de nouveau pire : un fantôme. Une revenante. Un spectre flou à travers l’épaisse vapeur d’eau qui monte dans la pièce. Le spectre porte des vêtements d’homme. Il pointe le canon d’une arme dans sa direction.
— Bonsoir, dit Christine, tandis que la Callas continue de chanter :
Cette femme ! Que me veut-elle ?
Sa tête est vide. Elle pense à Thomas : comment peut-il dormir avec pareille musique ?
— Laisse tomber ce couteau, dit Christine. Déshabille-toi et entre dans le bain.
Elle pourrait refuser, résister, mais à quoi bon : tout — la musique, sa faiblesse, l’immense lassitude des derniers jours, le dernier acte qui résonne dans toute la maison — l’incite à obéir. Elle n’a plus de volonté propre, plus envie de se battre. Elle est juste… fatiguée… Et l’arme brandie par le spectre ne lui laisse pas le choix, de toute façon. Elle laisse tomber la lame qui tinte sur le sol, puis ses vêtements — un par un — à ses pieds. La vapeur qui flotte à travers la pièce s’enroule autour d’elle, exhalée par toute l’eau chaude qui remplit la baignoire. Mila a tout de suite le corps luisant de sueur.
— Je t’en prie, insiste tranquillement Christine.
Un long moment, elle ne bouge pas ; puis elle enjambe le bord de la baignoire. Note qu’il y a un grand rasoir de barbier posé dessus, ouvert — longue lame étincelante dans la lueur dansante des bougies. Elle plonge une jambe dans l’eau chaude, puis son corps tout entier. S’assoit au fond. L’espace d’un instant, elle se sent bien, soulagée, libérée d’avoir abandonné le contrôle. Le liquide amniotique, encore une fois — s’il n’y avait Thomas.
— Mon fils ! s’exclame-t-elle soudain.
— Ne t’inquiète pas. Il dort. Et nous en prendrons soin…
— Nous ?
À l’extérieur de la pièce, Butterfly chante :
Ils veulent tout me prendre ! Mon fils !
Ah ! malheureuse mère ! Renoncer à son propre sang.
— Son père et moi, dit Christine. Léo s’occupera de son fils, il le reconnaîtra, il l’élèvera : il me l’a juré. Et Thomas portera vos deux noms… Il ira dans les meilleures écoles, bénéficiera de la meilleure éducation, Mila… Léo ne révélera jamais à Thomas la vérité sur ce qui s’est passé. Sur ce que sa mère a fait. Il lui dira que sa mère a eu un accident. Il en a fait le serment. Mais à une condition…
Mila cligne des yeux à cause de la sueur qui coule sur son visage et de la vapeur. Elle écoute le spectre parler, s’efforce de comprendre ce qu’il dit. Et, petit à petit, les paroles pénètrent sa conscience. S’y fraient un chemin. En même temps que l’épouvante de leur signification.
— Quelle condition ?… murmure-t-elle enfin, d’une voix aussi faible que le souffle d’un oiseau.
Le regard du spectre se déplace vers le rasoir ouvert sur le bord de la baignoire. Mila frémit.
— Je t’ai vue mourir, dit-elle au spectre. Je t’ai tiré dessus.
— À blanc, répond Christine.
— Et le sang ?
— Simples accessoires de cinéma — dissimulés sous mon pull : de petites poches d’hémoglobine qui explosent au moment voulu. On trouve ça très facilement. Je n’ai eu qu’à imiter des convulsions au moment de l’impact… et à me mordre la langue jusqu’au sang…
— Mais… Marcus ?
— Dès que tu es redescendue, il m’a aidée à sortir de la fosse. (Elle sourit.) De la même façon que la prétendue drogue qu’il t’a donnée pour moi n’était rien d’autre qu’une ampoule vitaminée, comme on en trouve dans toutes les pharmacies.
— Pourquoi ?
— Parce que Marcus se vend au plus offrant, Mila : tu devrais le savoir… Et que Léo et moi nous avons cassé notre tirelire — tu l’as dit toi-même : « Marcus n’est pas très curieux. Sauf en ce qui concerne sa rémunération. » Il n’a pas été très difficile de le convaincre, je dois dire. Même si mon assurance vie y est passée… Quand j’ai reçu ce SMS signé Denise, ce matin-là, j’ai tout de suite compris que c’était un piège. Léo m’avait déjà appelée pour me dire que quelque chose allait se passer : il le tenait de Marcus, qui le tenait de toi. C’est Marcus qui a tout organisé. C’était ça ou la prison, pour lui.
— Où est-il ?
— Qui ? Léo ? Je lui ai dit de surveiller ce flic, ce soir…
— Et… Marcus ?
— En train de nourrir sa chère terre russe, je le crains. Nous lui avons payé un billet pour Moscou — mais j’ai bien peur que quelqu’un ne l’ait attendu là-bas. Vois-tu, il m’a quand même droguée… violée… il a égorgé mon chien, putain… Mais, au fond, il n’a fait qu’exécuter tes ordres, pas vrai ?
Un silence. Mila jette un regard sur le rasoir ouvert au bord de la baignoire. Elle pourrait essayer de s’en saisir et de frapper le spectre. Mais elle sait que le spectre serait plus rapide. Elle pense à Léo, à son fils — aux deux… ensemble… enfin réunis… La musique décroît et enfle tour à tour… La salle entière est suspendue à ses lèvres. À son souffle. Tout le public en transe, pétrifié d’émotion et d’extase.
Le voici donc qui retentit — le fameux air final tant attendu : « Con onor muore » : Meurt avec honneur… celui qui ne peut survivre avec honneur…
Oui. Pourquoi pas ?
— Alors, les ampoules, les nausées, les pneus crevés, le supermarché — c’était toi ?
Elle est si lasse…
— Oui.
— Comment as-tu fait ? demande-t-elle.
Si fatiguée de tout ça…
— Fait quoi ?
— Toutes ces nuits où j’étais malade, où je n’arrivais pas à trouver le sommeil. J’ai jeté les aliments, j’ai été acheter de nouveaux médicaments à la pharmacie ; je mangeais la même chose que Thomas — et il n’était pas malade, lui.
Le spectre déplace le canon de son arme vers l’autre côté de la baignoire. Elle suit le mouvement des yeux. Au début, elle ne comprend pas. Puis, soudain, la lumière se fait. Les sels de bain… Elle prenait un bain tous les soirs. Après avoir couché Thomas. Mais pas Thomas : lui ne prend que des douches. Brusquement, le spectre s’empare d’une télécommande, appuie sur un bouton et la musique cesse d’un coup.
— Cela fait des semaines que je t’observe. C’est fou ce qu’on trouve dans le commerce de nos jours — une micro-caméra dans la cuisine, une autre dans ta chambre, une troisième dans la salle de bains, et le tour était joué… J’en sais probablement plus sur tes habitudes et tes petites manies que tu n’en sais toi-même, Mila. Et ce système d’alarme que tu as installé : laisse-moi rire. (Elle tire de son pantalon plein de poches un boîtier rectangulaire et noir, avec trois antennes courtes.) Un brouilleur, explique-t-elle. Cent euros sur Internet. Les cambrioleurs ont de beaux jours devant eux.
— À cause de toi, ils veulent m’enlever mon fils, crache Mila dans un dernier sursaut.
Christine la regarde ; elle s’abstient de lui dire que la lettre de l’Aide sociale à l’enfance est un faux — qu’elle l’a rédigée elle-même. Elle penche son visage à quelques centimètres de celui de Mila.
— C’est pourquoi tu dois laisser Léo élever son fils… Mais assez bavardé. (Elle montre le rasoir d’un mouvement de son arme — et Mila ne remarque pas le tremblement de plus en plus marqué du canon. Ni les larmes sur ses joues.) Tu te donnes la mort… cette nuit… et je veillerai à ce que Léo s’occupe de Thomas… qu’il l’élève… qu’il le reconnaisse… Tu as ma parole.
Elle essuie la sueur et les larmes sur son visage du revers de sa main gantée. Ses yeux luisent au milieu du mascara sombre.
— Ou alors tu refuses et tu vas en prison — et Thomas sera confié à une famille d’accueil, puis à une autre, et à une autre encore… Et sais-tu ce qu’il deviendra ? Tu en as une idée ? C’est ça que tu veux pour lui ? C’est ta décision… Mila, uniquement ta décision… maintenant…
— Tu peux remettre la musique, s’il te plaît ? J’aimerais entendre la fin.
Christine attrape la télécommande. La musique reprend là où elle s’était arrêtée : dernier acte. Les voix s’entremêlent, se succèdent, s’enchaînent.
— Mila ?
— Fatiguée…
— Quoi ?
— Suis fatiguée…
— Tu peux te libérer de tout ça, Mila.
Toi, toi, chante la Callas,
Petit dieu, mon amour, fleur de lys et de rose,
Que tu ne le saches jamais, mais c’est pour toi,
Pour tes yeux purs,
Que meurt Butterfly.
Un long moment de silence, pendant lequel les deux femmes écoutent la musique. Puis, soudain, Mila se saisit du rasoir. Christine la regarde. Sans un mot. La sueur lui pique les yeux, tout comme elle la voit ruisseler sur le visage de Mila.
Regarde bien,
De tous tes yeux, le visage de ta mère,
Afin d’en conserver l’image.
Regarde bien !
Mon amour, adieu, adieu !
Mon petit amour !
— Fatiguée… je suis si fatiguée…
— Alors, repose-toi, Mila.
— Il m’a aimée.
— Je sais, il me l’a dit, ment Christine.
Mila sourit. Le regard perdu au loin, elle fend la peau de l’avant-bras, le muscle, l’artère radiale — du coude au poignet, en un seul mouvement précis et lent. Bras gauche. Le rasoir change de main. Bras droit. Plus maladroitement… Le sang jaillit : deux geysers… Il gicle sur l’émail et dans l’eau du bain, qui se teinte de rouge.
À chaque battement de son cœur palpitant, un nouveau flot de sang. Puis, brusquement, les pulsations ralentissent. Elle sent la glace monter d’un coup le long de son torse. Elle a l’impression d’être en train de geler à toute vitesse — comme un étang en hiver.
La musique enfle, atteint son apogée. Mila verse une dernière larme, au cri final de Pinkerton :
Butterfly ! Butterfly ! Butterfly !
Christine consacra les cinq minutes suivantes à effacer ses traces et à préparer sa sortie. Elle récupéra le téléphone de Mila dans l’une des poches de son pantalon et le plaça entre les doigts déjà froids avant de composer le 17. Quand enfin on lui répondit, elle murmura à voix basse : « Je vous en supplie… venez vite… je vais mourir… et mon fils est seul… »
— QUOI ? QUOI ? Vous pouvez répéter, madame ? Madame ?
Elle répéta et laissa l’appareil entre les doigts morts, sur le bord de la baignoire. Soudain, elle fit volte-face vers la porte et tressaillit : Thomas était là, les yeux grands ouverts. Il la fixait… Elle cligna des yeux et la vision disparut. Rien qu’une ombre dans le couloir… Elle sortit de la salle de bains, grimpa à l’étage, ses chaussons plastifiés autour de ses baskets humides. Elle entrouvrit la porte — il dormait, le pouce dans la bouche. Elle sentit soudain la nausée monter et se dépêcha de redescendre au rez-de-chaussée de la grande maison silencieuse, courut vers la sortie. Aspira l’air humide du dehors à grandes goulées. Ne pas vomir… pas ici… pas maintenant… Elle rejoignit sa voiture garée un peu plus loin en laissant la porte de la maison grande ouverte, n’ôta ses chaussons et ses gants qu’une fois à l’intérieur.
Elle démarra doucement, roula jusqu’au tunnel des arbres, remonta la ligne droite, tourna au carrefour… La pluie avait cessé. La lune apparaissait dans une déchirure des nuages. Elle se gara dans la nuit venteuse. Coupa le moteur, éteignit les phares et bondit à l’extérieur. Juste à temps pour laisser la bile remonter et pour rendre tout son dîner dans le fossé plein d’eau de pluie qui luisait dans l’obscurité, près de la roue avant.
Le souffle rauque, elle respira longuement, s’efforçant de ralentir les battements de son cœur. Elle s’installa au volant et resta immobile dans la voiture, à attendre. L’orage s’éloignait. Les éclairs n’étaient plus que de blêmes phosphorescences dans la nuit, le tonnerre un borborygme lointain. Treize minutes s’écoulèrent avant qu’elle entende approcher le pin-pon caractéristique, puis elle vit passer devant elle, à toute allure, un fourgon de gendarmerie. Ses phares remontèrent rapidement le tunnel des arbres, clignotant entre les troncs. Elle récupéra ses jumelles, retrouva le fourgon dans la binoculaire au moment où il se garait devant la maison. Les vit descendre du véhicule et s’engouffrer dans la maison. Ils étaient trois.
Elle rangea les jumelles dans la boîte à gants, s’examina dans le miroir de courtoisie. Dans la lueur du plafonnier, elle avait un regard vide : le noir des pupilles avait mangé tout l’iris. Elle ne se reconnut pas.
Elle referma doucement la portière et s’éloigna dans la nuit.