Le miracle de la vie, une fois de plus. Elle en était à la fin du cinquième mois et son ventre s’arrondissait joliment. Elle savait que son cerveau et sa moelle épinière étaient désormais complètement formés et que — jusqu’à la fin de sa vie d’adulte — il n’acquerrait pas le moindre neurone supplémentaire. « Désolé pour toi, Léo junior, va falloir que tu fasses avec, mon beau. J’espère au moins que tu sauras les utiliser au mieux. Je compte sur toi. » Elle avait pris l’habitude de lui parler et de l’appeler Léo alors qu’ils n’avaient pas encore réussi à se mettre d’accord sur un prénom. Son père en tenait pour Mathis, ou Louis. Il ne le savait pas encore, mais elle avait décidé que ce serait Léo — un point c’est tout.
Elle tourna la tête vers la porte-fenêtre ouverte.
L’aube était levée depuis moins d’une heure mais il faisait déjà chaud. Elle avait faim. Une faim de loup, en vérité : elle avait envie de dévorer — en permanence. Un petit déjeuner complet ; des céréales, du café, un jus de fruits, des œufs à la coque, des mouillettes, de la confiture, du beurre… Elle en salivait. Elle sourit. Elle se sentait magnifiquement bien : les nausées et la fatigue des premiers mois avaient disparu. Elle était en pleine forme.
Il bougea et ouvrit les yeux.
— Déjà réveillée ?
Il la regarda. Puis, presque aussitôt — comme chaque matin —, son regard descendit au niveau de son ventre.
— Salut Mathis, dit-il en posant la main sur leur enfant.
— Léo.
— Salut Louis.
— Léo…
— Il ne bouge pas.
— Il dort beaucoup, c’est normal.
Il la regarda. Différemment.
— Dans ce cas, il ne s’apercevra de rien si… (Et, comme elle ne réagissait pas :) Tu es magnifique, tu sais, la grossesse te…
— Chut.
Ils s’embrassèrent et se caressèrent un moment tandis que la lumière de l’été et leurs températures corporelles augmentaient dans la pièce — et elle constata qu’elle transpirait de plus en plus.
— Thomas n’est pas près de se réveiller et Karla n’amènera pas les enfants avant 9 heures, souffla-t-il dans son oreille, on a largement le temps de…
— Chuttt…
Elle rit. Il n’était que 6 heures du matin. Elle se pencha vers la table de nuit pour attraper la boîte de préservatifs dans le tiroir. S’efforça d’oublier ce qu’ils signifiaient. Marcus n’avait pas menti, cette nuit-là : il avait laissé un dernier souvenir avant de quitter cette Terre. Dans son sang à elle : elle était séropositive… Le traitement n’y avait rien fait. Ils étaient condamnés aux rapports protégés à perpétuité. Quand Léo avait déclaré vouloir lui faire un enfant, elle avait longtemps hésité. Renseignements pris, elle avait découvert que le risque de transmission du VIH de la mère à l’enfant est extrêmement réduit (moins de 1 %) avec un suivi médical strict et si la mère suit un traitement antirétroviral à partir du deuxième trimestre de sa grossesse. De nombreuses femmes atteintes devenaient mères de cette façon.
Et, puisque Léo n’était pas contaminé, ils avaient eu recours à la bonne vieille méthode dite de l’« insémination artisanale ». Elle se souvenait en grimaçant de ce petit rituel qu’ils avaient répété jusqu’à ce que le dieu de la fertilité condescende à récompenser leurs efforts : la prise de la température le matin au réveil puis, le jour venu, le sperme de Léo qu’ils récupéraient dans un préservatif sans spermicide, aspiraient à l’aide d’une petite seringue sans aiguille avant que Léo lui-même n’injectât sa semence dans le vagin de Christine de la même façon. Heureusement, la troisième tentative avait été la bonne… Pour plus de précautions, elle accoucherait par césarienne. Elle savait aussi qu’elle aurait l’interdiction d’allaiter son enfant.
Ils firent l’amour devant la porte-fenêtre ouverte : n’importe qui passant sur le sentier près de la maison aurait pu les surprendre, mais ils s’en moquaient. Christine le laissa faire, les doigts enfoncés dans ses cheveux. Il plaça un oreiller sous elle et ce fut très doux, très lent — comme cet été qui s’étirait interminablement. Elle se demanda si Léo junior pouvait ressentir ce qui se passait, cette fusion de leurs désirs et de leurs peurs, de leurs espoirs et de leurs craintes — et de l’amour de ses parents. Oui — car, au vrai, ils s’aimaient comme jamais auparavant. La clandestinité dans laquelle elle avait dû vivre pendant des mois — mois durant lesquels il l’avait cachée de tous, y compris de ses propres enfants —, les risques qu’ils avaient pris ensemble, le secret qu’ils partageaient et la présence de Thomas avaient fortifié leur relation au-delà de tout ce qu’ils avaient imaginé. Et puis, elle avait changé. Elle devait bien reconnaître qu’elle était devenue quelqu’un d’autre à travers les épreuves. Et elle était consciente, même si parfois cela lui pesait, que c’était de cette Christine nouvelle que Léo était amoureux.
Il se redressa sur un coude et la regarda.
— Tu veux m’épouser ?
— Hein ?
— Tu m’as bien entendu.
— Tu viens à peine de divorcer et tu veux déjà te remarier ?
Il rit.
— Je sais ce que tu penses… (Il cessa de sourire, prit un air sérieux presque comique.) D’ordinaire, les hommes sont fidèles au début et infidèles ensuite. Moi, j’ai commencé par la fin.
— Ce qui veut dire ?
— Que tu peux raisonnablement tabler sur ma fidélité.
— Raisonnablement ?
— Disons, 98 % de chances, ça te va ?
— Et si c’est les 2 % restants qui l’emportent ?
— Je promets de ne jamais te mentir — et de ne jamais rien te cacher.
— C’est un bon début, mais je ne suis pas sûre que ça suffise. Tu as bien conscience que c’est un peu inhabituel comme demande en mariage ?
— Si tu voulais de l’habituel, il fallait rencontrer un expert-comptable… Tu n’es pas obligée de dire oui, ajouta-t-il. Pas tout de suite…
— C’est aussi mon avis.
— Alors, c’est non ?
— C’est oui. Mais seulement parce que je ne suis pas obligée.
Il se réveilla en musique, ce matin-là. Comme chaque matin. Mahler, bien sûr. Das Klagende lied. Le premier lied s’intitulait Waldmärchen : « Conte de la forêt », et Servaz sourit en pensant qu’il en connaissait un bon, de conte… Celui-là aussi parlait de forêt… La musique monta. C’était le cadeau de sa fille — sa fille qui désormais vivait de l’autre côté de l’océan, au milieu des caribous, des écureuils gris et des poules Chantecler.
Il entendit une sirène de police, le vrombissement d’une mobylette et, en regardant autour de lui, il eut un instant de pure désorientation avant de reconnaître sa chambre. Pas celle sous les toits. Sa chambre. Son appartement. Il se redressa dans son lit, s’étira et se souvint qu’il avait aussi un travail et un bureau qui l’attendaient. Il se doucha, s’habilla, prit un café noir et, quinze minutes plus tard, il était en route pour l’hôtel de police.
Il émergea de l’escalator du métro, traversa l’esplanade devant la haute façade de brique avec son entrée semi-circulaire et la fresque rectangulaire tout autour — dont il se demandait chaque fois ce qu’elle pouvait bien signifier. Le soleil brillait sur les feuillages poussiéreux le long du canal du Midi, et des joggers passaient en tenues fluo, écouteurs dans les oreilles. Des voitures filaient sur le boulevard. Des fonctionnaires de police attachaient leur vélo aux grilles, grimpaient les marches et s’engouffraient par la porte à tambour. Un peu plus loin le long du canal, les putes étaient rentrées dormir et les employés municipaux ramassaient les préservatifs qui traînaient dans les buissons — et aussi les seringues. Les dealers comptaient leurs bénéfices et les petits guetteurs se réveillaient dans les cités. C’était la partition de la ville, son opéra quotidien : le chœur des voitures et des bus, l’arioso des heures de pointe, la cadence de l’argent trop facilement gagné, le leitmotiv des crimes. Il se sentait étonnamment bien. Il connaissait cette musique-là par cœur. C’était sa ville, sa musique. Il en connaissait chaque note…
Le dossier l’attendait sur son bureau.
Il en fit une lecture rapide, puis descendit au parking emprunter une voiture de fonction. Il quitta Toulouse par le nord-ouest, roula moins d’une heure sur les petites routes. La maison d’architecte était toujours là, au creux du vallon, avec sa piscine, ses barrières blanches et son écurie.
Il se gara sur l’herbe, près de la Porsche 911, et descendit. Elle sortit sur le seuil, un bol à la main, en jean, sweat à capuche et tennis à talons plats. Servaz la regarda. Elle avait coupé ses cheveux très court, à la garçonne, elle n’était pas maquillée, ce qui — joint à ses hanches étroites et à son mètre soixante-dix — lui donnait un air androgyne, un air de garçon manqué — malgré l’évidence de sa grossesse, de son ventre de plus en plus rond. Elle rayonnait. Aussi sûre d’elle, de ses charmes et de ses pouvoirs qu’une femme peut l’être.
— Un café ? lui lança Christine.
Il sourit, s’avança et ils pénétrèrent dans la maison l’un derrière l’autre. Léo et Thomas jouaient dans la piscine. Il les aperçut à travers la baie vitrée. Les rires clairs du garçon parvenaient jusqu’à eux, en même temps que le bruit des éclaboussures que lui envoyait son père.
— J’ai ce que vous m’avez demandé, dit-il.
Elle lui tournait le dos, face au percolateur. Il vit ses épaules se raidir. Elle hésita une seconde avant de se retourner.
— Vous aviez raison…, ajouta-t-il en poussant la chemise sur le comptoir.
Brusquement, il se souvint de ce jour d’avril où elle était soudainement réapparue. C’était elle qui l’avait appelé. « Je suis de retour », avait-elle simplement dit. Ils s’étaient retrouvés dans un café du centre. Il lui avait demandé où elle était passée pendant tout ce temps. Elle lui avait répondu qu’elle avait fui, qu’elle avait éprouvé le besoin d’échapper à tout ça, d’être seule — et qu’elle avait beaucoup voyagé ; bien sûr, il n’avait pas été dupe. Mais ça n’avait plus d’importance. Suicide. Affaire classée…
— Je me demande, si on pouvait comparer la voix de la personne qui a appelé cette nuit-là à celle de Mila Bolsanski, si ce serait la même…, avait-il toutefois soulevé, en la fixant rêveusement.
Elle n’avait pas paru décontenancée le moins du monde.
— Vous pensez qu’il s’agit d’un homicide ?
Il avait secoué la tête.
— Le légiste est formel : c’est bien elle qui s’est ouvert les veines. Cela n’exclut pas que quelqu’un qui ne veut pas se faire connaître l’ait trouvée ainsi et ait appelé la police en se faisant passer pour elle… À cause de l’enfant, je veux dire… Sans cet appel, Dieu sait ce qui lui serait arrivé… Une femme — forcément…
Il l’avait dévisagée un instant. Mais elle avait appris à dissimuler ses émotions.
Il poussa la chemise de quelques centimètres supplémentaires.
— Il y a bien eu une autopsie avant l’incinération de votre sœur, dit-il. Vous aviez raison : elle était enceinte. Personne n’a vraiment cherché à savoir qui était le père : même si cela avait un rapport avec son suicide, ce n’était pas une enquête criminelle. Et puis, les analyses ADN, en ce temps-là, étaient très rares. Le fœtus a été incinéré avec la mère…
— On sait qui a demandé la crémation ?
— Oui.
Il sortit une feuille de la chemise.
— C’était dans le dossier.
Une autorisation de crémation. Elle lut :
« Compte tenu de la demande de la personne qui a qualité pour pourvoir aux funérailles,
Vu la décision de M. le Procureur de la République près le tribunal de grande instance de Toulouse,
Autorise en conséquence que soit procédé à la crémation de la défunte. »
Elle relut les deux noms qui y figuraient : son père, et ce médecin qu’elle avait agressé à l’âge de douze ans — le médecin de famille.
— Merci.
Il poussa un autre papier dans sa direction.
— Ce n’est pas fini. Il y a autre chose, dit-il. Ça concerne ce qui s’est passé chez Mila Bolsanski. Tenez… Lisez — et débarrassez-vous-en. Ce n’est pas une copie.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Lisez.
Elle se pencha et il la vit se raidir davantage. Elle leva ensuite vers lui des yeux sidérés.
— Pourquoi ?
— Parce que j’ignore ce que ça veut dire — et que cette enquête est close, de toute façon.
Elle le fixa.
— Merci, dit-elle pour la seconde fois.
Il haussa les épaules et se retourna pour s’en aller ; le papier qu’elle avait en main était un extrait du rapport de police : il déclarait qu’on avait trouvé deux ADN dans la fosse creusée derrière chez Mila Bolsanski — le premier appartenait à Marcus, mais le second était celui de Christine Steinmeyer…
Il allait sortir quand il se retourna.
— Et votre chien, dit-il, qu’est-ce que vous en avez fait ?
Elle sourit.
— Léo et moi, nous l’avons enseveli là où vous avez dit. Vous aviez raison : c’est un très bel endroit.
Il roulait sur la rocade où on annonçait des bouchons, même si, à sa hauteur, c’était fluide, quand, tout à coup, il pila sur la bande d’arrêt d’urgence, le souffle coupé. Il n’entendit pas les klaxons rageurs derrière lui. Ne vit pas les visages courroucés. Il fixait la bande et le muret à travers le pare-brise, la bouche ouverte, le cœur en surrégime.
Deux ADN…
Était-ce possible ? Il fixait le vide et elle le regardait, lui souriait. Il fixait le vide — et il la voyait, elle.
C’était comme si, tout à coup, il rembobinait le film. Était-ce possible ? Oh, bon Dieu, oui, ça l’était !
Il n’avait jamais prié de sa vie.
Mais il pria.
Il pria en écrasant la pédale d’accélérateur et en se propulsant à toute vitesse sur la rocade. Il pria au milieu du concert des avertisseurs et des insultes qui accompagnèrent sa brusque accélération puis ses zigzags entre les voitures vers un espoir totalement insensé.
Il se gara dans la cour de l’hôtel de police et courut comme un dératé vers le bâtiment — un peu à l’écart — du LPS, le laboratoire de police scientifique. Il franchit les portes comme si sa vie en dépendait, bouscula un fonctionnaire ahuri, se dirigea vers l’unité bio.
Elle était là, l’ingénieur Catherine Larchet, qui dirigeait l’unité. C’était à elle qu’il avait demandé en urgence, quelques mois plus tôt, l’analyse ADN du cœur de Marianne. Elle l’avait réalisée en un temps record : douze heures — parce qu’elle avait deviné à quel point c’était important pour lui. Elle l’avait vu se briser, renverser un bureau, hurler de douleur, quand elle lui avait annoncé la terrible vérité.
— Martin ? dit-elle en le voyant foncer sur elle comme un rugbyman lancé vers l’en-but.
— L’ADN…, commença-t-il, essoufflé.
Elle comprit immédiatement à quel ADN il faisait allusion — et elle se ferma : elle connaissait son histoire, son séjour au centre et sa dépression étaient arrivés jusqu’à ses oreilles.
— Martin…
Il secoua la tête.
— Ne t’inquiète pas, je vais bien… L’ADN, répéta-t-il. Tu l’as pris où ?
— Quoi ?
— De quel ADN tu t’es servie pour ton analyse ?
Elle se rembrunit.
— Tu mets en doute mes compétences ?
Il agita les mains, puis s’inclina bien bas comme s’il effectuait un salut nippon.
— Catherine, tu es la personne la plus compétente que je connaisse ! Je veux juste savoir : tu as fait une recherche en parentèle, c’est bien ça ? Ascendant/descendant ?
— Oui. Tu voulais que je le compare à l’ADN de son fils — à celui de Hugo. C’était bien le sang de Marianne, Martin : il n’y a pas le moindre doute. L’ADN mitochondrial est transmis, intact, de la mère à l’enfant, tous les êtres humains héritent leur mitochondrial exclusivement de leur mère.
Servaz revit la boîte isotherme — le cœur humain de Marianne baignant dans son sang déjà figé —, le cadeau diabolique du Suisse à son flic préféré…
— Le sang, tu dis ?
— Oui, le sang… Évidemment, le sang. Le sang est l’élément le plus chargé en ADN avec le sperme : la plus infime goutte contient 80 000 globules blancs, dont chacun possède un jeu complet d’ADN dans le noyau. En outre — je te le rappelle —, tu étais extrêmement pressé, tu voulais ces résultats le plus vite possible. On a donc prélevé du sang intracardiaque avec une seringue. C’était la meilleure façon de procéder pour aller vite, il n’y avait aucune raison d’agir autrement.
Il eut l’impression que le sien de cœur allait se décrocher.
— Et vous n’avez pas cherché plus loin ?
De nouveau, elle rougit. Elle lui lança un regard interrogateur.
— Pour quoi faire ? Le résultat était positif…
— Le cœur, vous l’avez toujours ?
— Bien entendu, c’est une pièce à conviction dans une affaire en cours. Il est conservé à l’IML. Martin, écoute, tu devrais…
L’Institut médico-légal se trouvait dans l’enceinte du CHU de Rangueil, au sud de Toulouse. Il la regarda.
— Tu pourrais faire une nouvelle analyse ? l’interrompit-il. Cette fois à partir des cellules du cœur lui-même ?
Elle le dévisagea.
— Tu es sérieux ? (Il vit qu’elle réfléchissait.) Tu ne crois quand même pas que… Oh, bon sang ! Si c’est vrai, ce serait une première. Si c’est vrai, ça va faire la une des revues médico-légales !
Elle se rua vers son bureau, décrocha son téléphone en le regardant.
— Je les appelle tout de suite.
Denise souriait dans la pénombre du balcon. Tout en bas, la soprano Natalie Dessay faisait ses adieux à la scène lyrique. Sur cette même scène où elle avait débuté vingt-cinq ans plus tôt : le Théâtre du Capitole, à Toulouse. Ce soir-là — le dernier —, elle était la Manon de Massenet.
Denise porta la main à son ventre. Cinquième mois… Le mois des voyages. Demain, ils s’envoleraient pour la Thaïlande. Une lune de miel en quelque sorte, bien qu’ils ne fussent pas mariés. Denise regarda Gérald assis à côté d’elle. Elle avait réussi à l’avoir, en fin de compte. Pour elle toute seule… Dès la première fois où elle l’avait vu, elle l’avait voulu. Et quand elle voulait quelque chose…
Elle l’observa, sérieux, absorbé, les verres de ses lunettes reflétant les lumières de la scène. Finalement, elle se demandait si ça valait tellement le coup. Si elle ne l’avait pas un tout petit peu surestimé. Tant que Christine s’était battue pour le garder, elle avait tout fait pour le lui ravir, pour gagner cette guerre. Mais, à présent qu’elle avait eu ce qu’elle voulait, que la guerre était terminée, qu’il n’y avait plus personne pour le lui disputer, elle n’était plus tout à fait aussi sûre… Il ferait un bon père, et un bon mari — ça oui, pas de doute. Mais ils n’étaient pas exactement le couple dont elle avait rêvé. Pour commencer, au lit, il était plutôt… plan-plan. Pas comme le « petit » Yannis, le nouveau stagiaire. Brun comme un prince d’Orient, de longs cils, une silhouette à tomber, des dents blanchies et un sourire de pirate. Elle aurait parié qu’au pieu, c’était Spiderman et Jack Sparrow réunis. Les femmes sentent ce genre de choses.
Mais elle portait l’enfant de Gérald. Et elle l’aimait. Oui, bien sûr qu’elle l’aimait : elle n’avait pas fait tout ça pour rien. Sauf qu’elle avait bien vu comment le jeune Yannis la regardait… Et comment il s’arrangeait pour se retrouver seul avec elle le plus souvent possible, et lui balancer des compliments si outrés qu’ils la faisaient rougir. Et pourtant, elle ne rougissait pas facilement. Elle essaya de se concentrer sur l’opéra, mais elle n’y parvint pas. Elle pensait sans arrêt au jeune Yannis — à son corps, à ses jeans déchirés, à ses bras bronzés et tatoués. Oui, elle allait être mère, elle attendait l’enfant de Gérald : elle avait eu ce qu’elle voulait, non ?
Et, pour le reste, on verrait bien. Le moment venu… Les vacances en Thaïlande commençaient demain — un mois entier : elle avait déjà hâte d’être rentrée.
Cordélia tendit son passeport et son ticket à l’hôtesse qui la fit passer en embarquement prioritaire et lui sourit en découvrant Anton qui dormait sur son dos, dans son mei-tai rembourré. Elle remonta la passerelle fermée en traînant sa petite valise rouge à roulettes derrière elle, ignora le steward à l’entrée de l’avion qui les accueillit avec un large sourire et se dirigea vers son siège au centre de la cabine. 29 D. Allée centrale. Près des sorties de secours et des toilettes. Elle était claustrophobe. Elle ne voulait pas avoir à blottir son grand corps entre deux personnes ou contre un hublot avec son bébé sur les genoux et un dossier de fauteuil à quelques centimètres.
Elle se sentait nerveuse.
Comme chaque fois qu’elle prenait l’avion. Ce qui ne lui était arrivé que trois fois en dix-neuf années d’existence. Dans moins de quinze minutes, elle aurait laissé Moscou derrière elle. Ceux qui les avaient réceptionnés à leur descente d’avion — et qui avaient fait disparaître Marcus — l’avaient laissée choisir sa prochaine destination. Ils avaient payé le billet pour elle et son enfant. Et même ses bagages tout neufs. Lui avaient procuré tous les documents nécessaires. Avec une condition : elle devait partir loin, très loin. Elle savait que le père d’Anton était mort. Il avait beau l’avoir préparée à cette éventualité, lui avoir répété que les hommes comme lui ne faisaient pas de vieux os, la perspective d’être à vingt ans une mère célibataire dans un pays inconnu, sans emploi et avec seulement quinze mille euros d’avance, avait de quoi miner le moral.
Mais elle était coriace — elle n’avait pas dit son dernier mot. Pendant son séjour moscovite, elle s’était débarrassée de ses piercings et elle avait dépensé le quart des vingt mille euros planqués dans sa valise pour faire effacer certains tatouages trop visibles au laser — uniquement ceux en noir, ceux en couleur étaient presque ineffaçables — et s’acheter des vêtements simples mais classe (dont le tailleur gris qu’elle portait ce jour-là) au Tsvetnoy Central Market, près du cirque Nikouline. Elle avait adopté une coiffure et un maquillage qui correspondaient aux critères des passagers de classe affaires et des clients d’hôtels de luxe puisant leurs goûts dans des revues en papier glacé. Elle aurait certes préféré être assise en business, au cas où un pigeon bien dodu se serait présenté : ce n’était pas ici, en classe éco, qu’elle allait dénicher un cave plein aux as. Elle avait cependant récupéré des documents à l’ambassade de son pays de destination avant son départ et — avant même le décollage — elle commença de les étudier. Des listes d’entreprises qui fournissaient des nounous, des femmes de ménage, des baby-sitters à une clientèle très aisée. Elle avait dans son bagage un CV et des références parfaitement bidons. Non qu’elle eût l’intention de faire le ménage ou de s’occuper d’autres morveux que le sien pendant très longtemps. Mais c’était une porte d’entrée vers des lendemains plus riants. Il suffirait d’un pigeon ou deux… Elle rejeta la nuque contre le dossier et ferma les yeux quand elle sentit la poussée des réacteurs dans ses reins. La vie ne l’avait pas épargnée — alors pourquoi aurait-elle dû épargner celle des autres ?
Guy Steinmeyer souriait en descendant de sa Fisker Karma sportive et écolo à plus de cent mille euros. Aujourd’hui, il s’était promené dans les rues de Toulouse et trois personnes l’avaient reconnu et lui avaient demandé un autographe. Elles l’avaient appelé « monsieur Dorian ». Bien sûr. L’eussent-elles appelé Steinmeyer qu’il ne savait pas s’il aurait reconnu son nom. Il y avait si longtemps qu’il était Guy Dorian. N’était-ce pas sous ce nom qu’il resterait à jamais comme l’un des pionniers de la radio et de la télévision françaises ? De l’âge d’or ? Sous ce nom qu’il apparaîtrait dans les encyclopédies, les histoires de la télé, les rétrospectives ?
Il salua de loin une voisine qui tondait sa pelouse sur un petit tracteur, déverrouilla la boîte aux lettres cylindrique, sur un piquet, à l’américaine — à dix mètres de leur très belle maison qui jouxtait le Golf-Club de Toulouse : la propriété faisait face au neuvième trou. Retira le courrier. Eut immédiatement l’œil attiré par une enveloppe marron à son nom, sans timbre ni adresse. Il déplia la feuille à l’intérieur. Des lettres découpées dans un journal… collées ensemble pour former des mots…
Tu vas te suicider… Tu ne le sais pas encore mais tu vas le faire.
La lettre n’était pas signée.
Elle vint en personne lui annoncer le résultat. Elle ne téléphona pas, elle se déplaça jusqu’à son bureau. Il ne s’y trouvait pas. Catherine Larchet, chef de l’unité bio du labo de police scientifique, le chercha partout et finit par le trouver dans celui d’Espérandieu, penché par-dessus l’épaule de son adjoint, fixant un écran. Elle cogna brièvement. Il se retourna et — avant même qu’elle eût prononcé un mot — il comprit.
Ce n’était pas le sien. Ce n’était pas elle.
La bouche de Servaz s’ouvrit : il avait eu raison.
— Tu avais raison, confirma-t-elle. C’était bien son sang — mais c’était le cœur d’une autre femme… Il y a même un trou minuscule — là où il a injecté le sang de Marianne…
Il resta un long moment immobile, stupide. Sans savoir quoi faire, quoi dire, ni comment réagir. Quelque chose gonflait dans sa poitrine — qui n’était pas de la joie, ni même du soulagement — mais peut-être bien de l’espoir… Un infime, mais réel espoir.
Hirtmann, espèce d’ignoble salopard…
Il passa en trombe devant elle et fila vers les ascenseurs, traversa le hall, jaillit dans la chaude et crémeuse lumière de l’été. Il avait besoin d’être seul. Il se mit en marche le long du canal, sous les arbres poussiéreux. Instinctivement, sa main retrouva le paquet de cigarettes au fond de sa poche. Le sortit. Il en extirpa une, la coinça entre ses lèvres et, cette fois, il l’alluma.
Le poison descendit lentement, délicieusement dans ses poumons. L’espoir — il en avait conscience — était un poison tout aussi mortel.
Il pensa à l’homme qui lui avait envoyé ce cadeau — l’ex-procureur de Genève, l’ancien pensionnaire de l’Institut Wargnier. « Il ne se montre pas mais il est là, quelque part, peut-être à des milliers de kilomètres, peut-être pas loin d’ici, mais une chose est sûre, Martin : ta pensée ne le quitte pas. Il porte un déguisement parfait, il ne connaît pas la pitié mais il connaît l’amour, à sa façon. Et il t’aime. Sans quoi, il aurait mis son vrai cœur à la place. Ce cadeau, cette offrande — c’est une invitation. »
Il marchait sans rien voir de ce qui se passait autour de lui, le soleil et les ombres glissaient sur son visage, il avait le front en sueur, la bouche sèche, le cerveau en feu.
« Il est comme un frère non désiré, un frère aîné, un Caïn. Il fait des choses horribles, et il a Marianne… Car elle est vivante. Tu sais qu’elle est vivante. Un jour, un matin, tu te lèveras et tu trouveras dans ta boîte aux lettres un autre signe : il ne te laissera pas en paix. Elle t’attend — car elle n’a que toi. Sept milliards d’êtres humains et un seul qui puisse la sauver… »
Un timbre de bicyclette le tira de sa rêverie. Il s’éveilla, tourna sur lui-même en regardant, ému, la lumière éblouissante qui traversait les feuillages, faillit renverser le cycliste qui l’évita de justesse, sentit les ondes de chaleur, entendit le vrombissement du boulevard… Il avait le visage tordu par un rire muet. Ses yeux brillaient. Le miracle de la vie, une fois de plus.
Marianne…