4.


Bonaparte s'impatiente.

À peine a-t-on quitté Paris depuis quelques heures que déjà la diligence fait halte à Fontainebleau pour le dîner. On traîne. Il marche dans la cour de l'auberge qui sert de relais pour les chevaux. Ce soir, on couchera à Sens. Son camarade Des Mazis l'assure que cette diligence de Lyon est la plus renommée de France pour son exactitude et la promptitude de ses relais.

Bonaparte s'éloigne. Quand donc viendra le temps où il pourra galoper seul, comme il l'a fait quelquefois en Corse lorsqu'il était enfant, avancer à sa guise et n'être entravé par rien ?

Ce Sud vers lequel il se dirige lui semble encore si loin, comme un mirage qui se dérobe. Il a tant attendu ce moment : se rapprocher de la Corse et des siens. Les retrouver au cours du premier congé, après une année de service.

Le lendemain matin, à Sens, il est le premier levé. Il tourne autour des cochers. Il s'exaspère à l'idée des étapes à venir, Joigny, Auxerre, Vermanton, Saulieu, Autun.

Il se souvient de ce 1er janvier 1779, quand son père l'a laissé dans le collège de cette ville avec Joseph. Il se calme. La route qu'il suit conduit à la mer.

À Chalon-sur-Saône, les voyageurs prennent la diligence d'eau et descendent la Saône paisible jusqu'à Lyon. Puis c'est le Rhône. Bonaparte se tient à la proue. Ses cheveux sont soulevés par le vent qui porte des parfums nouveaux. Le ciel est différent, lavé, profond, les paysages tourmentés. Entre les défilés taillés dans une pierre blanche, le fleuve tourbillonne. Les mariniers sont rudes. Dans leur langue, des sonorités rappellent à Bonaparte l'accent des paysans qui descendaient de l'arrière-pays à Ajaccio. Il découvre tout à coup cette végétation de buissons, d'arbres noueux, les oliviers, comme dans la propriété des Bonaparte à Milelli.

Enfin voici Valence, la ville aux toits de tuiles. Ce n'est pas encore « la » patrie, mais Bonaparte est sur le seuil, ému de ces retrouvailles, après plus de six années, avec le Sud.

Les trois camarades se rendent aux casernes du régiment de La Fère, situées en bordure de la route qui va de Lyon en Provence.

Le vent souffle. De l'autre côté de la chaussée s'étend le polygone de tir. Des soldats manœuvrent malgré la pluie qui commence à tomber.

Le lieutenant-colonel présente le régiment de La Fère, où les hommes ont, dit-il, de la carrure, de la jambe et de la figure. Les lieutenants en second devront servir trois mois en qualité de soldats et de « bas-officiers » pour connaître la vie quotidienne de la troupe qu'ils auront à commander.

La Fère artillerie, ajoute le lieutenant-colonel, est un régiment laborieux et infatigable. Matinal. Les manœuvres succèdent aux exercices de tir. Les jours de marché, trois fois par semaine, on rassemble les hommes pour l'école de théorie afin que le canon n'incommode pas les paysans et les bourgeois.

- Bon mathématicien ? demande-t-il, tourné vers Bonaparte.

Il relit le nom de ce lieutenant petit, imberbe, pâle, d'une maigreur excessive. Il ne paie pas de mine, ce cadet qui a été reçu d'emblée lieutenant en second. Les joues sont creuses, les lèvres serrées. Cependant le lieutenant-colonel est impressionné par Bonaparte. Ce visage exprime la fermeté et l'obstination. Il est revêche et désagréable, mais il a du caractère.

Le lieutenant-colonel prononce avec difficulté ce nom, orthographié sur les états du régiment Napolionne de Buonaparte.

Bonaparte ne paraît pas remarquer son hésitation.

Une fois de plus, c'est comme si son identité était imprécise, incertaine pour ces Français qui l'ont admis malgré tout parmi eux, distingué et promu.

Il se renfrogne un peu plus.

Lui sait qui il est : un Corse, officier de l'armée du roi de France et rêvant de rejoindre sa patrie.

Quelques mois plus tard, dans la chambre de la maison Bou, où il loge, sur un grand cahier de trente-trois pages, de sa plume qui accroche le papier, court, vite, accroche le papier parce que la pensée est trop rapide pour la main, Bonaparte écrira : « Les Corses ont pu, en suivant toutes les lois de la justice, secouer le joug des Génois, et peuvent en faire autant de celui de la France. Amen ! »

Le soir de son arrivée, Bonaparte frappe à la maison Bou. Une femme d'une cinquantaine d'années lui ouvre la porte. C'est Marie-Claude Bou, la fille du « père Bou ». Elle est vive, serviable. La chambre qu'elle montre à Bonaparte est monacale mais bien plus vaste que celles où il a vécu à Autun, à Brienne, à Paris. Une table. Il y dépose des livres, son grand cahier.

De l'autre côté de la rue, au rez-de-chaussée de la Maison des Têtes, M. Aurel tient boutique de libraire. Le lieutenant Buonaparte peut y prendre un abonnement de lecture, lui explique Marie-Claude Bou. Ici, ajoute-t-elle, il aura le linge lavé et repassé.

Premières nuits.

Le vent s'engouffre dans les ruelles.

Après la tension de ces dix mois passés à l'École Militaire avec le défi de réussir, c'est brusquement, pour l'adolescent Bonaparte qui n'a pas encore dix-sept ans, une manière nouvelle de vivre qui commence, la nécessité d'assumer des charges, de commander à des hommes après leur avoir obéi. Le temps, malgré les gardes, les tirs au polygone, les banquets des officiers, s'écoule à un autre rythme.

Chaque matin, Bonaparte entre chez le père Couriol, à l'angle des rues Vernoux et Briffaud. Il tire lui-même d'un tiroir en tôle, au-dessus de l'âtre du four, deux petits pâtés chauds. Il boit un verre d'eau et jette deux sous au pâtissier.

Le soir, avec les autres lieutenants du régiment de La Fère, il dîne à l'auberge des Trois Pigeons, rue Pérollerie. On commente les exercices militaires de la journée. Bonaparte s'exprime avec autorité : depuis le mois de janvier 1786, il est lieutenant en titre, ayant achevé sa période dans le rang.

Un matin de la mi-janvier, il a revêtu l'uniforme d'officier : culotte de tricot bleu, veste de drap bleu aux poches ouvertes, habit bleu roi aux collet et revers bleus, aux parements rouges, aux pattes de poches lisérées de rouge, aux boutons jaunes et portant le numéro 64, puisque il appartient au 64e régiment, épaulettes, enfin, ornées d'une frange de filets d'or et de soie.

L'émotion, au moment où Bonaparte se voit, la taille et les épaules prises dans cette tenue qui exprime son succès, est si forte qu'il baisse les yeux. Éprouvera-t-il jamais une joie aussi grande ? Portera-t-il jamais un uniforme aussi beau !

Il se dirige vers les casernes. Il prend la garde comme officier au poste de la place Clerc, au centre de la ville. Il participe aux manœuvres avec sa compagnie. Il suit la construction des batteries. Il écoute les leçons de géométrie et de calcul différentiel et intégral, de trigonométrie, que le professeur Dupuy de Bordes donne aux officiers du régiment pour compléter leurs connaissances. Certains jours, il reçoit des cours de dessin pour apprendre à tracer des plans, des profils et des cartes. Et, à la salle de conférences, les officiers exposent les leçons tirées de leurs expériences sur la façon de pointer et de charger les bouches à feu, de disposer les batteries et les mines.

Il est attentif, avide de connaissances. Il lit les traités de Guibert et Gribeauval, les théoriciens de la guerre « moderne ».

Il répond, quand on l'interroge sur ces matières, avec une précision qui étonne chez un jeune lieutenant en second de dix-sept ans à peine. Sa voix est creuse, son timbre sourd, sa parole brève et sèche. On devine sa passion. Il aime le métier des armes. Il apprend avec la même détermination que celle qu'il avait mise à posséder le Traité de mathématiques de Bezout. Il se sent à l'aise parmi ces officiers, parce qu'ils sont comme lui passionnés par la spécialité savante qu'ils ont choisie, l'artillerie.

Ce savoir exigeant qu'ils doivent posséder crée entre eux une amitié chaleureuse que Napoléon Bonaparte apprécie. Malgré son patriotisme corse qui demeure et même se renforce, il se sent à l'aise avec ses camarades.

« L'artillerie, dira-t-il, est le meilleur corps et le mieux composé de l'Europe. Le service est tout de famille, les chefs sont entièrement paternels, et les plus braves, les plus dignes gens du monde, purs comme l'or, trop vieux parce que la paix a été longue. Les jeunes officiers rient d'eux parce que le sarcasme et l'ironie sont la mode du temps, mais ils les adorent et ne font que leur rendre justice. »

Mais si, à Valence, la vie de Bonaparte est la plus douce qu'il ait jamais connue depuis qu'enfant il est arrivé en France, c'est qu'il est dans une ville qui appartient déjà à ce Sud, et que les gens de cette région sont des Méridionaux accueillants.

Corse ? lui demande-t-on.

Il est sur ses gardes. Il répond d'une inclination de tête.

Mais on le félicite pour son origine, on trouve que son accent encore teinté de sonorités italiennes rend la conversation plus attachante. On l'introduit dans la bonne société de la ville.

Il fait effort pour plaire, prenant des cours de danse et de maintien. Il reste maladroit et gauche. Cependant, il regarde ces nobles français dont l'élégance et la désinvolture, le brillant des manières et de la conversation paraissent innés.

Son uniforme est souvent froissé, plissé par les mouvements brusques de son corps. Son cou est enveloppé par une cravate tortillée. Ses tempes sont dissimulées par de longs cheveux plats tombant jusqu'aux épaules.

Il y a quelque chose de rustre et d'anguleux en lui. Pas de rondeur et de grâce, mais un mélange de timidité, de sauvagerie et de brusquerie dans le propos et dans l'allure.

Pourtant on le reçoit chez Jacques Tardivon, ancien prieur de la Platière et abbé général de l'ordre de Saint-Ruf, à qui l'évêque d'Autun, Mgr de Marbeuf, l'a recommandé, présentant Bonaparte comme un jeune officier de grand avenir et l'un de ses protégés.

M. de Tardivon l'accueille en son salon de l'hôtel de Saint-Ruf qui réunit la noblesse valentinoise.

Bonaparte, en uniforme, en impose, malgré son allure. Son silence intrigue. Son regard attire. Quand le beau-frère de M. de Tardivon, M. de Josselin, familier de l'hôtel de Saint-Ruf et ancien lieutenant-colonel du régiment d'infanterie d'Artois, l'interroge, Bonaparte répond brièvement, mais cette économie de mots retient l'attention.

Ce jeune lieutenant est singulier.

On le recommande aux dames de Valence, Mme Lauberie de Saint-Germain, Mme de Laurencin et Mme Grégoire du Colombier, qui tiennent salon chez elles.

Bonaparte se présente dans ces maisons où soufflent les idées nouvelles. Il est à la fois timide, ce qui séduit, et audacieux, provocateur même par franchise, ce qui émeut ces bienveillantes quinquagénaires. Il est si jeune !

Il s'habitue ainsi peu à peu à une vie sociale, se rendant souvent à la maison de campagne de Mme du Colombier, à Basseaux, à trois lieues de Valence.

Il marche d'un pas alerte, dans ce paysage déjà provençal qui lui rappelle les parfums et la végétation de la Corse. Il a la tête pleine de ses lectures.

En ce moment, il lit et relit les œuvres de Rousseau. Il connaît par cœur des passages des Rêveries d'un promeneur solitaire, des Confessions, de La Nouvelle Héloïse. Il est en sympathie avec celui qu'il appelle Jean-Jacques.

Cette Mme du Colombier, ce pourrait être Mme de Warens, l'initiatrice de Rousseau. Bonaparte, qui n'a pas encore connu l'amour, est sensible à la compagnie de cette femme instruite, spirituelle, distinguée, qui fait effort pour le charmer.

Bonaparte lui confie, assis près d'elle, qu'il pense à écrire une Histoire de la Corse. Elle s'enthousiasme. A-t-il lu les œuvres de l'abbé Raynal ? M. de Tardivon connaît cet auteur à la mode. Lorsque l'abbé descend de Paris à Marseille, il fait étape à l'hôtel de Saint-Ruf. Mme du Colombier conseille à Bonaparte d'écrire à l'abbé, de commander des livres à un libraire de Genève, Paul Borde.

Et aussitôt, Bonaparte prend la plume, demande que le libraire lui envoie des ouvrages qui puissent « servir de suite aux Confessions de Jean-Jacques Rousseau ». « Je vous prierai également, continue Bonaparte, de m'envoyer les deux volumes de l'Histoire de la Corse de l'abbé Germanes. Je vous serais obligé de me donner note des ouvrages que vous avez sur l'île de Corse ou que vous pourriez me procurer promptement. J'attends votre réponse pour vous envoyer l'argent à quoi cela montera. »

Il s'abonne comme le lui a conseillé Marie-Claude Bou au cabinet de lecture du libraire de Valence, M. Aurel, et les livres s'entassent sur la petite table de la chambre de la maison Bou.

Il lit. Il vit ses lectures. Jean-Jacques, c'est le double, celui qui exprime ce qu'éprouve ce jeune homme encore indécis sur son avenir. Bonaparte ne s'est-il pas senti différent ? N'a-t-il pas été incompris, moqué comme Rousseau ? Quand Bonaparte se rend à Basseaux, n'est-il pas le frère du promeneur solitaire ?

Quand Bonaparte escalade la montagne de Roche-Colombe avec un camarade du régiment de La Fère et qu'il s'exalte devant la beauté de la nature en ce mois de juin 1786, n'est-il pas semblable à Rousseau ?

Bonaparte marche, méditatif et ému. Il découvre un vaste panorama. Et il se sent grandi par l'étendue qu'il contemple. Il est en correspondance avec Jean-Jacques : « J'aime, dit-il, m'élever au-dessus de l'horizon. »

Il redescend avec le crépuscule. Il s'interroge. Que sera-t-il ? Un écrivain ? Un « philosophe » ? Un législateur, comme Rousseau a voulu l'être ? Un auteur qui définira, comme lui, un contrat social ?

Bonaparte passe de l'enthousiasme à l'abattement, de l'audace à la timidité. Il a moins de dix-sept ans. Que sera cette vie qui commence ?

Quelques mots échangés avec Mlle de Lauberie de Saint-Germain suffisent à l'émouvoir. Il admire sa beauté, sa « vertu ». Il ne va pas au-delà. Il n'a jamais fait l'amour.

Quand Mme du Colombier lui présente sa fille Caroline, il s'éprend aussitôt d'elle, mais il ne conçoit que des relations platoniques.

Caroline rougit. Il pâlit. Il confie à son camarade Des Mazis, amoureux passionné d'une jeune Valentinoise, qu'il veut pour sa part « éviter les fréquentes visites qui font parler un public méchant et qu'une mère alarmée trouve mauvaises ».

Mais il suffit qu'un matin il cueille avec Caroline des cerises dans le jardin de la maison de Basseaux pour qu'il soit longtemps troublé. Et le soir, de retour dans sa chambre, il relit le passage des Confessions dans lequel Jean-Jacques raconte comment, dans un verger, il lançait des bouquets de cerises à deux jeunes filles qui, en riant, lui renvoyaient les noyaux !

Il ne peut s'endormir. Il revoit la scène. Il s'identifie à l'écrivain. Il est un jeune homme qui se cogne contre une réalité qu'il ne connaît pas encore. Il s'assied à sa table. La lecture et l'écriture sont des manières de comprendre ce qu'il est, ce qu'il éprouve.

Il lit et relit les lettres que son frère Joseph lui adresse de Corse. La nostalgie de la famille et de son île, des parfums des myrtes et des orangers, s'avive douloureusement. Il rêve à ce congé auquel il a droit et qui peut commencer, s'il l'obtient, dès le 1er septembre 1786.

« Je suis, écrit-il le 3 mai 1786, absent depuis six à sept ans de ma patrie. Quels plaisirs ne goûterai-je pas à revoir dans quatre mois mes compatriotes et mes parents ! Des tendres sensations que me fait éprouver le souvenir des plaisirs de mon enfance, ne puis-je pas conclure que mon bonheur sera complet ? »

La Corse est ainsi le point fixe, la certitude, presque l'obsession de Bonaparte.

Elle est la terre qui subit l'injustice d'une occupation, l'île dont Rousseau a chanté les vertus, et le récif de nostalgie de l'enfance et de la famille qu'il porte en lui.

En juin, lorsqu'il apprend qu'un compatriote, un artiste du nom de Pontornini, habite Tournon, à quatre lieues de Valence, Bonaparte s'y rend aussitôt, pour parler de la patrie absente, entendre le nom de sa langue.

L'homme l'accueille avec enthousiasme. Leur conversation ne cesse qu'à la nuit, et pendant qu'elle se déroule, Pontornini trace un portrait de Bonaparte, le premier qu'on lui ait jamais fait.

Bonaparte découvre son profil régulier, le nez légèrement busqué et fort, la bouche fine, les cheveux longs couvrant la moitié du front et tombant en mèches raides jusqu'aux épaules. L'expression est celle d'un jeune homme grave et sérieux au regard pensif.

En bas et à droite du portrait, Pontornini écrit : « Mi caro amico Buonaparte, Pontornini, del 1785, Tournone. »

Cette rencontre accuse son désir de retrouver sa patrie et, dans l'attente impatiente de ce jour où enfin il reprendra pied dans son île, il écrit avec la spontanéité d'un jeune homme et la force d'une pensée qui invente son sytle.

Cette langue française qu'il dompte est la preuve de l'empreinte que, presque malgré lui, ce pays qui est devenu le sien a creusée en lui, profonde, fructueuse.

Mais cette langue, il l'utilise pour exprimer la déchirure qui le fait souffrir.

Il est officier français, et fier de l'être devenu. Il ressent, comme il dira, le fait « d'être simple lieutenant en second d'artillerie, comme un honneur ».

Mais en même temps, il est un patriote corse !

Il rêve de retrouver son pays, et dans sa chambre il s'apitoie et se révolte contre le sort qui fut fait aux Corses. « Montagnards, qui a troublé votre bonheur ? écrit-il. Hommes paisibles et vertueux qui couliez des jours heureux au sein de votre patrie, quel tyran barbare a détruit vos habitations ? »

Il dénonce ainsi Gênes.

Mais il s'inquiète de la situation créée par la victoire française : « Quel spectacle verrai-je dans mon pays ? Mes compatriotes chargés de chaînes et qui baisent en tremblant la main qui les opprime. Ce ne sont plus ces braves Corses qu'un héros animait de ses vertus, ennemis des tyrans, du luxe, mais des vils courtisans ! »

Comment ne songerait-il pas à son père, qui fut le compagnon de Pascal Paoli mais qui devint, la victoire française acquise, le solliciteur de M. de Marbeuf, et qui envoya ses fils dans les écoles françaises ?

« Que les hommes sont éloignés de la nature ! écrit Bonaparte. Qu'ils sont lâches, vils, rampants ! »

Sa colère se tourne contre ceux qui ont réduit ainsi son peuple. « Français, non contents de nous avoir ravi tout ce que nous chérissions, vous avez encore corrompu nos mœurs, écrit-il de sa plume indignée. Le tableau actuel de ma patrie et l'impuissance de la changer est donc une nouvelle raison de fuir une terre où je suis obligé par devoir de louer les hommes que je dois haïr par vertu. »

Il se lève. Il marche dans sa chambre. Il répète cette phrase : « Obligé par devoir de louer les hommes que je dois haïr par vertu. » Il la martèle, comme s'il voulait souffrir davantage encore de cet écartèlement qu'il ne peut faire cesser et qui, avec l'excès d'une sensibilité romantique d'un jeune homme de dix-sept ans, le désespère.

Il sort. Il parcourt les rues de Valence, pénètre dans l'auberge des Trois Pigeons, dîne avec ses camarades officiers, sombre, puis il retourne à la maison Bou, reprend la plume. « Toujours seul au milieu des hommes, écrit-il, je rentre pour rêver avec moi-même et me livrer à toute la vivacité de ma mélancolie. De quel côté est-elle tournée aujourd'hui ? Du côté de la mort... Quelle fureur me porte donc à vouloir ma destruction ? Sans doute que faire dans ce monde ? Puisque je dois mourir, ne vaut-il pas autant se tuer ? »

Faiblesse d'un moment ? Pause complaisante d'un jeune homme ? Bonaparte est déchiré, parce qu'il ne sait pas, qu'il ne peut pas encore maîtriser les tensions qu'il porte en lui.

Il a soif d'absolu, d'une cause qui l'emporte, l'oblige à relever des défis.

Durant toutes les années passées, il avait devant lui un objectif : atteindre cette position d'officier. Il l'a conquise. Où aller, alors qu'il est sur le seuil de la vie ?

En Corse !

Et se donner la mission de rendre à sa patrie la liberté, d'en être le vengeur.

Mais, au fond de lui, il doute déjà. Il a vécu autant en France que dans son île. C'est ici qu'il a quitté l'enfance, formé sa pensée.

C'est ici qu'il exerce ce métier des armes qu'il aime.

Dans les casernes de Valence, on rassemble les soldats du régiment de La Fère.

Une émeute a éclaté à Lyon, parmi les ouvriers de la soie. Il faut aller rétablir l'ordre.

Le second bataillon de La Fère, auquel appartient la compagnie de Bonaparte, s'ébranle, prend ses quartiers dans le faubourg lyonnais de Vaise, proche du quartier ouvrier de Bourgneuf. La troupe va disperser les émeutiers, qui réclamaient une augmentation de salaire de deux sous. On pendra trois d'entre eux.

Bonaparte a tenu sa place, impatient de voir l'ordre se rétablir. Car son départ en congé pour la Corse est confirmé pour le 1er septembre 1786.

Il ne sera pas retardé. Il peut quitter Valence, où le bataillon est rentré à la date prévue.

Bonaparte descend la vallée du Rhône. À chaque pas qu'il fait vers la mer, son imagination l'emporte. Les monuments romains qu'il aperçoit, la nature qui resplendit sous le soleil d'automne l'enchantent.

« Des montagnes dans l'éloignement d'un nuage noir couronnent la plaine immense de Tarascon où cent mille Cimbres restèrent ensevelis, écrit-il. Le Rhône coule à l'extrémité, plus rapide que le trait, un chemin est sur la gauche, la petite ville à quelque distance, un troupeau dans la prairie. »

Et au bout, la mer, le port, le navire qui le conduira jusqu'à l'île de son enfance.

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