8.
Ce que Napoléon voit d'abord en arrivant à Auxonne, ce 15 juin 1788, c'est la brume au-dessus de la Saône.
Les remparts et la ville s'élèvent sur la rive gauche d'un vaste méandre. Au loin, au nord-est, au-dessus de cette vapeur, on distingue des hauteurs boisées, et le cocher explique à Napoléon qu'il s'agit de la montagne de la Seurre. Tendant le bras plus vers l'est, il ajoute que, par beau temps, on aperçoit, au-delà de Dole, les monts du Jura, et même, l'hiver, vers le sud, les Grandes Alpes. Mais quand la chaleur et la pluie prennent le pays, la Saône et les étangs transpirent une sale sueur, qui colle à la peau, moite. On a les fièvres, dit l'homme en arrêtant la voiture devant les casernes du régiment de La Fère.
Napoléon n'a guère prêté attention à ces propos.
Cela fait vingt et un mois qu'il n'a pas vu son régiment. Personne ne lui en fera reproche. C'est l'habitude, dans le corps royal de l'artillerie, d'accorder aux officiers des semestres de vacances, sans compter les congés particuliers.
Napoléon est impatient de renouer avec ses camarades de Valence, et quand il aperçoit Alexandre Des Mazis, il se précipite vers lui.
Les retrouvailles sont chaleureuses. L'atmosphère du régiment sous le commandement du maréchal du camp, le baron Jean-Pierre du Teil, qui dirige aussi l'école d'artillerie d'Auxonne, est excellente.
Du Teil est un homme intègre, compétent, amoureux de son arme, à laquelle, depuis des générations, sa famille est attachée.
Des Mazis montre le polygone de tir, la prairie voisine où souvent les artilleurs essaient leurs canons et leurs mortiers, puis il conduit Napoléon au Pavillon de la ville, qui flanque les casernes et dans lequel la cité Auxonne loge gratuitement les officiers du régiment de La Fère.
La chambre de Bonaparte porte le numéro 16. Exposée au sud, elle est tout en longueur, mais elle dispose d'un fauteuil, d'une table, de six chaises de paille et d'une chaise en bois.
Napoléon est joyeux. Il s'approche de l'unique fenêtre, contemple les environs d'Auxonne, ces collines, ces bosquets, et la plaine.
Il fait chaud, humide déjà.
Il y a quelques années, raconte Des Mazis, Du Teil a dû combattre une épidémie de fièvre qui a touché la plupart des élèves de l'école d'artillerie.
Napoléon ouvre sa malle, dispose sur la table ses cahiers et ses livres.
Des Mazis les feuillette, les reconnaît. Les Confessions de Rousseau, l'Histoire philosophique du commerce des Deux Indes de Raynal, les œuvres de Corneille et de Racine, une Histoire des Arabes de Marigny, les Considérations sur l'histoire de France de Mably, La République de Platon, les Mémoires du baron de Tott sur les Turcs et les Tartares, une Histoire d'Angleterre, un ouvrage sur Frédéric II, une étude sur le gouvernement de Venise.
Des Mazis secoue la tête. Bonaparte, décidément, est un être à part.
« À quoi aboutit cette science indigeste ? demande-t-il. Qu'ai-je à faire de ce qui s'est passé il y a mille ans ? Que m'importe le minutieux détail des discussions puériles des hommes ? »
Il fait quelques pas. Il parle des femmes, de l'amour.
- Ne sentez-vous pas, au milieu de votre cabinet, reprend-il, le vide de votre cœur ?
Napoléon hausse les épaules.
- Même quand je n'ai rien à faire, dit-il, je crois que je n'ai pas de temps à perdre.
Puis, d'une voix forte, martelant chaque mot, il récite des vers de Pope :
Plus notre esprit est fort, plus il faut qu'il agisse
Il meurt dans le repos, il vit dans l'exercice
« Napoléon Bonaparte, on ne vous changera pas », conclut Des Mazis.
Mais les jours suivants, il l'entraîne.
Ils n'ont pas vingt ans. Bonaparte participe aux espiègleries, aux facéties, aux plaisanteries auxquelles se livrent les jeunes lieutenants. Et dont parfois il est victime. À la veille d'une parade sur le polygone, il s'aperçoit ainsi qu'on a encloué ses canons. Pas de colère. Il a l'œil vif et ne se laisse pas surprendre.
Parfois, pourtant, il s'emporte. Dans une chambre à l'étage supérieur, un de ses camarades, Bussy, joue du cor, chaque soir, l'empêchant de travailler. Lui-même prend des leçons de musique, mais ces sons prolongés, répétés, éclatants, lui sont vite intolérables.
Il aborde l'officier dans l'escalier.
- Votre cor doit bien vous fatiguer, dit-il.
- Non, pas du tout, répond le lieutenant Bussy.
- Eh bien vous fatiguez beaucoup les autres. Vous feriez mieux d'aller plus loin pour sonner du cor tout à votre aise.
- Je suis maître dans ma chambre.
- On pourrait vous donner quelques doutes là-dessus.
- Je ne pense pas que personne fût assez osé, menace Bussy.
- Moi, répond Napoléon.
Il est prêt à se battre mais les officiers du régiment empêchent qu'on aille jusqu'au duel. Le lieutenant Bussy ira jouer ailleurs.
Bonaparte sait se faire respecter. On le sait singulier.
Il marche seul dans la campagne, un livre à la main. Il s'arrête pour écrire quelques mots. Il trace du bout de sa chaussure ou de la pointe de son fourreau des figures de géométrie. Chaque jour, il arrive en retard à la pension Dumont où il prend son repas avec les autres officiers.
On se moque, mais sans agressivité, de sa mise peu soignée. Il se défend. Il n'est pas riche, et il s'insurge comme bien d'autres lieutenants contre ces règlements qui fréquemment modifient l'uniforme. On remplace la culotte bleue par une noire. On impose une redingote anglaise à la place du manteau. Qui paie ? Les officiers !
Il préfère garder son argent pour acheter des livres, qui s'entassent dans sa chambre.
Car il travaille comme un forcené, avec une détermination étonnante et une sorte d'impatience et presque de ferveur, de certitude aussi, que ce qu'il fait là chaque jour lui sera utile.
D'abord, apprendre le métier d'artilleur.
Il a commencé à Valence, mais il se rend compte qu'il ne sait que les rudiments de cette science de la mise en batterie, du tir, du siège.
Il se rend à l'école de théorie. Il devient l'un des élèves les plus assidus, un ami presque, du professeur de mathématiques, Lombard, qui enseigne depuis plus de quarante ans à l'école d'artillerie d'Auxonne. Lombard a traduit de l'anglais, en 1783, Les Principes d'artillerie, et en 1787 Les Tables du tir des canons et des obusiers, deux œuvres de Robbins. Napoléon les étudie, les résume.
Il veut acquérir toutes les connaissances nécessaires.
Sa soif d'apprendre est telle que Du Teil le convoque, lui conseille même de se distraire, de prendre du repos car, durant toute la fin de l'année 1788, Napoléon est malade.
Une fièvre intermittente le frappe, sans doute provoquée par les vapeurs qui montent de l'eau des marais et des fossés entourant les remparts de la ville. Il maigrit. Il pâlit. Il mange peu, s'impose même un régime à base de laitages.
En janvier 1789, il va mieux et peut enfin écrire à sa mère.
« Ce pays-là est très malsain, commente-t-il, à cause des marais qui l'entourent et des fréquents débordements de la rivière qui remplissent tous les fossés d'eau exhalant des vapeurs empestées. J'ai eu une fièvre continue pendant certains intervalles de temps et qui me laissait ensuite quatre jours de repos et venait m'assiéger de nouveau... Cela m'a affaibli, m'a donné de longs délires et m'a fait souffrir une longue convalescence. Aujourd'hui que le temps s'est rétabli... je me remets à vue d'œil. »
Du Teil le convoque, le désigne comme membre d'une commission chargée d'étudier le tir des bombes avec des pièces de siège.
Napoléon dirige toutes les manœuvres, rédige des mémoires, propose de nouvelles expériences « suivies, raisonnées, méthodiques ».
Du Teil lit ces rapports, félicite Bonaparte, lui prédit qu'il sera l'un des officiers les plus brillants du corps de l'artillerie royale.
Bonaparte, le soir même, dans sa chambre, écrit à son oncle Fesch :
« Vous saurez, mon cher oncle, que le général d'ici m'a pris en grande considération, au point de me charger de construire au polygone plusieurs ouvrages qui exigeaient de grands calculs, et pendant dix jours, matin et soir, à la tête de deux cents hommes, j'ai été occupé. Cette marque inouïe de faveur a un peu irrité contre moi les capitaines... Mes camarades aussi montrent un peu de jalousie, mais tout cela se dissipe. Ce qui m'inquiète le plus, c'est ma santé qui ne me paraît pas trop bonne. »
Parfois, dans cette austérité du travail, et malgré les satisfactions qu'il recueille, l'envie lui prend d'autre chose. Il songe à ce « centre des plaisirs », Paris.
Il rêve à un séjour dans la capitale. Il a de bons prétextes. Il pourrait à nouveau se rendre à Versailles, faire pression sur les commis du Contrôle général, car à Ajaccio l'affaire de la pépinière de mûriers n'est pas réglée. Mais l'argent lui manque pour le voyage. Il se fait pressant auprès de l'archidiacre d'Ajaccio, son grand-oncle Lucien.
« Envoyez-moi cent francs, écrit-il, cette somme me suffira à aller à Paris, là au moins on peut se produire, faire des connaissances, surmonter des obstacles. Tout me dit que j'y réussirai. Voulez-vous m'en empêcher faute de cent écus ? »
L'archidiacre fait la sourde oreille.
Bonaparte se tourne alors vers son oncle Fesch. Mais celui-ci se dérobe aussi.
« Vous vous êtes abusé en espérant que je pourrais trouver ici de l'argent à emprunter, lui répond Napoléon. Auxonne est une très petite ville, et j'y suis d'ailleurs depuis trop peu de temps pour y avoir des connaissances sérieuses. » Et en quelques mots il exprime ses regrets. « Je n'y pense plus et il faut abandonner cette idée du voyage à Paris. »
Adieu, le rêve des promenades nocturnes sous les galeries du Palais-Royal ! Ce sera pour plus tard. Cela viendra aussi. Pour l'heure, confie-t-il, « je n'ai pas d'autre ressource ici que de travailler. Je ne m'habille que tous les huit jours. Je ne dors que très peu depuis ma maladie, cela est incroyable, je me couche à dix heures et me lève à quatre heures. Je ne fais qu'un repas par jour ».
Dans cet état fébrile qui est le sien, il se projette vers l'avenir puisque le présent, même s'il est agréable, ne lui offre pas ce qu'il attend de plaisir et d'exaltation intenses.
Ce sont les livres et l'écriture qui lui apportent ce surcroît de vie dont il a besoin.
Il travaille comme s'il préparait un concours d'officier général, ou d'histoire universelle.
Il lit et relit l'Essai général de tactique de Guibert, qu'il avait déjà étudié à Valence. Il découvre l'Usage de l'artillerie nouvelle, du chevalier du Teil, le propre frère du maréchal de camp qui commande à Auxonne.
Il s'imprègne ainsi des idées novatrices que les théoriciens de l'art militaire français mettent au point après la sévère défaite subie par le royaume durant la guerre de Sept Ans, et notamment à la bataille de Rossbach (1757).
Mais surtout, Napoléon lit, plume à la main, ces livres d'histoire des Arabes, de Venise, d'Angleterre et de France, remplissant de notes des cahiers entiers.
Des Mazis s'étonne une nouvelle fois. À quoi tout cela sert-il ?
Bonaparte ne répond plus. Peut-être se dit-il que si Pascal Paoli, qui n'était qu'un simple enseigne des gardes corses au service du roi de Naples, a pu devenir ce héros, il pourra lui aussi jouer un rôle un jour au service de la Corse. Il sait qu'il est le seul insulaire à avoir reçu cette formation d'officier dans les écoles militaires du roi de France. Mais il veut aller au-delà de la technique des armes. Il songe que la Corse a besoin aussi d'un homme qui connaisse les rouages de l'Histoire, qui soit législateur et politique.
Un jour, il est mis pour vingt-quatre heures aux arrêts de rigueur.
On l'enferme dans une chambre poussiéreuse qui pour tout mobilier comporte un vieux lit, une chaise et une armoire. Sur le dessus de celle-ci, Napoléon découvre un in-folio jaune, abandonné là. Il s'agit des Institutes, de Justinien, de ses codes et de toutes les décisions des légistes romains.
Napoléon s'assied. Il n'a ni crayon, ni papier, mais il commence à lire, apprenant par cœur ces textes arides et dévorant toute la nuit à la lueur d'une seule bougie le volume défraîchi.
Quand la garde se présente au matin, il sursaute. Il n'a pas vu passer les heures. Il connaît désormais la législation romaine.
Utile ? Il en est persuadé, même s'il ignore tout des circonstances et du moment où il pourra mettre en œuvre ce savoir.
Les lieutenants du régiment de La Fère connaissent ses qualités. Et quand il s'agit de rédiger le règlement de l'association - la Calotte - qu'ils ont constituée, c'est à Bonaparte qu'on s'adresse.
Il se lance aussitôt dans ce travail, avec un sérieux puéril, comme s'il s'agissait de rédiger la constitution d'un État.
« Il est, écrit-il, des Lois constitutives auxquelles il n'est pas permis de déroger. Elles doivent dériver de la nature du Pacte Primitif. »
À Des Mazis qui tempère sa passion, il répond que cette association qui a pour but d'assurer l'égalité entre les lieutenants quelle que soit leur place dans la noblesse, de maintenir un code d'honneur, de châtier si nécessaire ceux qui l'auraient violé et de défendre les lieutenants contre les officiers supérieurs susceptibles de commettre des injustices, obéit à des principes qui sont les siens, républicains pour tout dire.
Et il étonne et inquiète Des Mazis quand il ajoute que les « rois jouissent d'une autorité usurpée dans les douze royaumes de l'Europe... qu'il y a fort peu de rois qui n'eussent pas mérité d'être détrônés ».
D'ailleurs, pourquoi des rois ?
Bonaparte prend son cahier, lit à Des Mazis une dissertation qu'il a commencé d'écrire.
Les hommes, dit-il, sentiront bientôt qu'ils sont hommes. « Fiers tyrans de la terre, prenez bien garde que ce sentiment ne pénètre jamais dans le cœur de vos sujets. Préjugés, habitudes, religion, faibles barrières ! Votre trône s'écroule si vos peuples se disent jamais en se regardant : "Et nous aussi nous sommes hommes." »
Des Mazis ne cherche pas à contredire Napoléon.
Celui-ci lui tend les feuilles sur lesquelles il a rédigé le règlement complet de la Calotte. Elles sont attachées entre elles par un ruban rose. Des Mazis le feuillette. Le ton est grave. Il y est question de lois, de grand maître des cérémonies. Des Mazis craint que ses camarades lieutenants ne se moquent de ce ton pompeux et de cette démesure.
Il ne dira pas à Napoléon qu'en effet des rires ont fusé quand il a lu ce texte, puisqu'à la fin les lieutenants du régiment de La Fère l'ont adopté.
À Des Mazis Bonaparte se confie, mais il se souvient aussi de la dispute qui l'a opposé aux officiers de la garnison de Bastia. Il s'était découvert imprudemment en exaltant la nation corse.
Aussi, quand il est reçu chez le maréchal du camp ou chez le commissaire des Guerres, ou chez Lombard, le professeur de mathématiques, il parle de Cinna, la pièce de Corneille qu'il préfère, et non des idées audacieuses qui germent en lui.
Il s'étonne lui-même qu'elles surgissent sous sa plume. Et parfois, il s'effraie du chemin qu'il a parcouru. Il ne fréquente plus l'église. Il se signe encore machinalement, mais il ne croit plus.
Dans les textes qu'il écrit, il se range du côté du pouvoir, de l'État, de César, et non du côté de l'Église.
Il lit et relit Raynal, qui parle de l'insurrection des peuples comme d'un « mouvement salutaire ».
Mais en même temps, d'instinct, Bonaparte méprise ceux qui se soumettent.
Il déclame cette exhortation de Raynal : « Peuples lâches, peuples stupides, puisque la continuité de l'oppression ne vous rend aucune énergie, puisque vous vous en tenez à d'inutiles gémissements lorsque vous pourriez rugir, puisque vous êtes des millions et que vous souffrez qu'une douzaine d'enfants armés de petits bâtons vous mènent à leur gré, obéissez ! Marchez sans nous importuner de vos plaintes, et sachez du moins être malheureux, si vous ne savez pas être libres. »
Napoléon marche seul autour d'Auxonne avec ces mots en tête.
Lui sera de ceux qui rugissent. Lui ne se laissera pas conduire. Lui n'obéira pas. Il accélère le pas. Il sent en lui une énergie immense.
Il est comme une gueule de canon qu'on bourre de poudre. Sa charge, ce sont ces livres qu'il lit, ces notes qu'il prend, ces contes qu'il écrit, ces réflexions sur la monarchie qu'il rédige dans la fièvre.
Il ne sait pas à quel moment on approchera la mèche. Mais dans un effort de chaque jour, comme si le temps allait lui manquer, comme si la bataille approchait, il bourre la gueule du canon, sa tête, de connaissances, d'idées, dans un effort prodigieux.
Il est sûr que cette énergie qu'il accumule, un jour, explosera.
Un soir, relisant l'Essai général de tactique de Guibert, il retrouve cette phrase lue à Valence déjà, et que de temps à autre il se remémore : « Alors un homme s'élèvera, écrit Guibert, peut-être resté jusque-là dans la foule et l'obscurité, un homme qui ne se sera fait un nom, ni par ses paroles, ni par ses écrits, un homme qui aura médité dans le silence... Cet homme s'emparera des opinions, des circonstances, de la fortune... »
Napoléon est aussi troublé que lorsqu'il s'est approché de cette fille qui se tenait près des grilles du Palais-Royal. C'est le même désir, plus puissant que la timidité. C'est la même force qui le pousse en avant.
Mais combien de soirs a-t-il fallu qu'il rôde avant de rencontrer cette fille-là ?
Combien de temps lui faudra-t-il attendre pour que l'événement vienne, comme une étincelle, libérer son énergie ?
Tout à coup, le 1er avril 1789, le tambour bat.
Napoléon Bonaparte court vers la caserne, mal réveillé après une nuit passée à écrire. Les bombardiers du régiment de La Fère sont déjà rassemblés sous les armes.
Le maréchal du camp, du Teil, marche à grands pas dans la cour et s'indigne. Il a reçu l'ordre du commandant en chef du duché de Bourgogne, le marquis de Gouvernet, d'envoyer sur-le-champ à Seurre, dans la montagne, à quelques lieues d'Auxonne, trois compagnies. Les villageois de Seurre ont en effet massacré deux marchands de blé accusés d'être des accapareurs. Mais où sont les capitaines, les premiers lieutenants ? peste Du Teil. En congé.
Il faut donc laisser le commandement à des lieutenants en second et en troisième, des jeunes gens qui n'ont pas vingt ans et ne se sont jamais trouvés dans de telles situations. Mais le marquis a tenu à cette disposition de bataille : trois compagnies ! Va pour des compagnies, donc. Bonaparte prendra le commandement de l'une d'elles.
Il fait plein jour lorsque la troupe atteint le village. Le calme semble revenu, bien que des paysans restent attroupés au coin des ruelles.
On prend les cantonnements. Bonaparte s'installe rue Dulac. Les notables accourent, entourent les officiers de prévenances. Les femmes sont encore en émoi. « Des bêtes sauvages ! » crient-elles en désignant les paysans. La femme du receveur du grenier à sel est l'une des plus troublées. Elle explique longuement à Bonaparte que le grenier a été assiégé. Bonaparte se montre prévenant, sensible à cette détresse un peu appuyée et où la volonté de séduire n'est pas absente. Il dispose ses hommes, établit des tours de garde, des rondes de patrouilles.
La situation est si tendue qu'on s'installe à Seurre pour plusieurs jours.
Bonaparte sort ses cahiers et ses livres. Le temps passe semaine après semaine. Voilà plus d'un mois déjà que le détachement est à Seurre. Bonaparte a été reçu par les notables. Il a dansé, séduit. Il s'est mêlé aux conversations.
On parle des États généraux que le roi doit réunir à Versailles le 5 mai. Certains des hôtes de Bonaparte sont des délégués du Tiers État. On évoque la situation des finances du royaume, les privilèges fiscaux de la noblesse qu'il faudrait abolir.
Bonaparte écoute, intervient peu.
Il observe comme il pourrait le faire d'une situation qui ne le concernerait qu'en partie. C'est comme s'il feuilletait les pages d'un livre, prenant des notes. D'autres l'ont écrit, car il ne se sent pas de ce pays. Il y est officier, mais sa patrie est ailleurs.
Lorsqu'il entend les arguments échangés, lorsqu'il constate avec quelle passion les notables débattent, il mesure son indifférence. Il est spectateur.
Ce qui lui importe, c'est son destin, qui est lié à celui de la Corse. Mais, pense-t-il, ce qui se passe ici, dans ce royaume qu'il sert, pèsera sur l'avenir de sa patrie insulaire.
À la fin du mois d'avril, dans les ruelles de Seurre, les villageois et des paysans venus d'alentour se rassemblent à nouveau. Ils brandissent des fourches, ils hurlent, ils menacent.
Bonaparte se place en avant des soldats de sa compagnie. D'une voix claire, il ordonne aux soldats de faire charger les fusils, puis il marche vers le rassemblement hostile. « Habitants de Seurre ! s'écrie-t-il. Que les honnêtes gens se retirent et rentrent chez eux. Je n'ai ordre de tirer que sur la canaille ! »
La foule hésite. Bonaparte, l'épée levée, répète : « Que les honnêtes gens rentrent chez eux. »
La voix ne tremble pas. Les manifestants se dispersent. Bonaparte met l'épée au fourreau.
Le soir, chez l'un des notables qui donne un bal en l'honneur des officiers, on entoure Bonaparte, on le félicite.
Il a fait son devoir, dit-il. Il n'a pas eu d'hésitation.
Il ne se sent rien de commun avec cette canaille débraillée, ces paysans, ces pauvres, ce peuple.
Il est corse, d'un autre peuple, donc, presque d'une autre race. Un peuple de bergers et de montagnards qui parle une autre langue. Un peuple si différent de celui qui s'est rassemblé dans les ruelles, a massacré ces marchands de blé.
Il est corse, mais il est aussi noble. Il a l'orgueil d'appartenir à cette lignée qui, depuis des générations, s'est séparée de la multitude et exerce sur elle son autorité.
Il est partisan de l'égalité entre les nobles, et même entre les hommes, à condition qu'ils aient montré par leurs actes qu'ils en sont dignes.
Il est corse, noble, mais aussi officier.
Il a, depuis l'enfance, appris ce qu'est l'ordre militaire et une stricte hiérarchie.
Il est fier d'être membre de cet ordre, de porter l'uniforme d'officier, même si c'est celui d'une armée étrangère.
Il n'a vraiment rien de commun avec la canaille.
S'il s'est interrogé sur le rôle des rois, c'est parce que la plupart d'entre eux, à ses yeux, n'ont pas mérité de régner. Mais il faut une hiérarchie. La discipline est nécessaire. Même si, au sein de cet ordre, l'égalité entre les hommes qui la méritent peut exister.
- Je suis officier, répète-t-il à ceux qui soulignent sa détermination et son courage.
En juin, il est rentré à Auxonne avec les trois compagnies de bombardiers. Mais il lui est difficile de rester à nouveau enfermé dans sa chambre à lire et à écrire.
Il parcourt la campagne. Il dit à Des Mazis, qui devine sa nervosité, que les événements sont comme des faits de nature. Ils naissent des choses et des circonstances. Aux hommes de savoir entendre le grand remuement qui secoue les sociétés.
Il se rend souvent chez le libraire d'Auxonne, sur la place de l'église. Il consulte les journaux. Le royaume bouge. Les États généraux se sont réunis à Versailles. Dans les rues de Paris, des scènes de pillage ont eu lieu. Des voitures chargées de grain ont été arrêtées, dévalisées. La troupe a tiré. Bonaparte sait que quelque chose commence.
Il rentre dans sa chambre. Il a entrepris la rédaction de Lettres sur la Corse.
Il veut envoyer son étude à Loménie de Brienne, mais l'archevêque de Sens a été remplacé par Necker. Il la communiquera donc à Necker.
Auparavant, il expédie son texte à l'un de ses anciens professeurs de l'école de Brienne, le père Dupuy, afin que celui-ci corrige les fautes éventuelles, revoie certains passages.
Mais, précise-t-il à Dupuy, il ne sollicite pas Necker. Il n'en attend rien. Il veut seulement exposer, à celui qui dirige le royaume sous l'autorité du roi, les idées d'un patriote corse.
Seul compte aux yeux de Bonaparte l'avis de Pascal Paoli. Il sent que le sol commence à trembler, qu'il faut agir vite, et le 12 juin 1789, il écrit à son héros une lettre d'un seul jet.
« Général,
« Je naquis quand la patrie périssait. Trente mille Français vomis sur nos côtes, noyant le trône de la liberté dans les flots de sang, tel fut le spectacle odieux qui vint le premier frapper mes regards.
« Les cris du mourant, les gémissements de l'opprimé, les larmes du désespoir environnèrent mon berceau, dès ma naissance.
« Vous quittâtes notre île et avec vous disparut l'espérance du bonheur : l'esclavage fut le prix de notre soumission : accablés sous la triple chaîne du soldat, du légiste et du percepteur d'impôts, nos compatriotes vivent méprisés. »
Au fur et à mesure que la plume court, le ton s'amplifie. Peu importe la réalité des faits. C'est ainsi que Bonaparte, ce jeune officier de vingt ans, voit en cette année 1789 l'histoire de sa patrie.
Il en appelle à Paoli. Il lui explique qu'il a écrit ses Lettres sur la Corse parce qu'il est « obligé de servir ». Il n'habite pas dans la capitale, où il eût trouvé d'autres moyens d'agir. Il doit donc se contenter de « publicité ».
« Si vous daignez encourager les efforts d'un jeune homme que vous vîtes naître, dit-il, et dont les parents furent toujours attachés au bon parti, j'oserai augurer favorablement du succès... Mais quel que soit le succès de mon ouvrage, je sens qu'il soulèvera contre moi la nombreuse cohorte d'employés français qui gouvernent notre île et que j'attaque : mais qu'importe s'il y va de l'intérêt de la Patrie.
« Permettez-moi, Général, de vous offrir les hommages de ma famille. Et, pourquoi ne le dirais-je pas, de mes compatriotes. Ils soupirent au souvenir d'un temps où ils espérèrent la liberté.
« Ma mère, Madame Letizia, m'a chargé de vous renouveler le souvenir des années écoulées à Corte. »
Bonaparte relit sa lettre sans y changer un mot. Ce qu'il écrit, il le porte en lui depuis des années.
Il est pareil à un sauteur qui, après avoir pris ses marques, bondit enfin.
Il offre clairement ses services à Pascal Paoli, et assume les conséquences de ses propos sur la Corse.
« J'entendrai gronder le méchant, dit-il, et si ce tonnerre tombe, je descendrai dans ma conscience, je me souviendrai de la légitimité de mes motifs, et, dès ce moment, je le braverai. »
Quand, quelques jours plus tard, il reçoit une lettre du père Dupuy - envoyée de Laon, le 15 juillet 1789 - dans laquelle son ancien professeur lui explique qu'il faut atténuer les termes de ses Lettres sur la Corse afin de ne pas heurter le ministre Necker, Bonaparte s'insurge. Ses Lettres ne sont pas une supplique, mais un acte de combat. Qu'on sache clairement ce que pensent les patriotes corses, et qu'il en soit, lui, le porte-drapeau. Voilà l'objet de ses Lettres.
Pas une hésitation, en effet. Il est corse, avec une si grande violence de conviction que sa plume en tremble.
Il doit souvent s'interrompre, tant son impatience est grande, et il est ainsi à l'unisson des événements.
Il ouvre la fenêtre, entend battre le rappel.
Des cris montent des berges. Le tocsin sonne. Bientôt, des fumées s'élèvent. Bonaparte descend dans le centre d'Auxonne.
On est le 19 juillet 1789. Des bateliers et des portefaix se sont attroupés, ils maltraitent le syndic de la ville, envahissent l'appartement du receveur, brûlent des meubles et des registres, mettent à sac les postes d'octroi et le bureau des traites.
C'est l'émeute.
Bonaparte rejoint les casernes. Les officiers et les soldats se répètent la nouvelle : le 14 juillet, la Bastille, la forteresse prison du roi, a été prise par des émeutiers, son gouverneur a eu la tête tranchée. Les gardes françaises ont rejoint la foule, tiré au canon sur la Bastille. Bonaparte ne s'attarde pas. Il prend la tête de sa compagnie. Trois bandes parcourent la ville, se dispersent en voyant les soldats. On passe la nuit en patrouille. On craint l'arrivée de ceux que les notables d'Auxonne appellent les Brigands.
Au matin du 20 juillet, ils sont là. Ce sont des paysans venus de toute la campagne environnante. Les octrois sont brûlés. Le grenier à sel est pillé. Les paysans ne se dispersent qu'une fois l'ordre donné par les officiers de charger les fusils. Le calme est rétabli. Les compagnies entrent dans les casernes. Bonaparte rejoint sa chambre. Aussitôt il prend la plume, encore imprégné par l'atmosphère de ces affrontements. Il veut raconter à son frère Joseph ce qu'il a vécu :
« Au milieu du bruit des tambours, des armes, du sang, je t'écris cette lettre. La populace de cette ville, renforcée d'un tas de brigands étrangers qui sont venus pour piller, se sont mis dimanche au soir à renverser les corps de bâtiments où logent les commis de ferme, ont pillé la douane et plusieurs maisons. Le général a soixante et quinze ans. Il s'est trouvé fatigué. Il a appelé le chef de la bourgeoisie et lui a ordonné de prendre l'ordre de moi. Après bien des manœuvres nous en avons arrêté trente-trois et nous les avons mis au cachot. L'on va, je crois, en pendre deux ou trois prévôtalement. »
Pas d'interrogation. L'ordre doit régner, même si Bonaparte ajoute, condamnant les privilégiés : « Par toute la France le sang a coulé mais presque partout cela a été le sang impur des ennemis de la Liberté, de la Nation et qui depuis longtemps s'engraissent à ses dépens. »
Même si les mots qu'il utilise sont ceux des « patriotes français », il réagit d'abord en officier qui déteste la « populace ». Et surtout, il pense à la Corse. De ce qu'elle deviendra dépend son destin personnel.
Le 9 août, il demande officiellement un nouveau congé pour se rendre en Corse. Mais il lui faut attendre, et il tourne dans sa chambre, il marche dans la campagne comme s'il était enfermé dans ce pays.
Écrire ne le calme pas. Mais c'est la seule activité qui lui donne l'impression d'agir.
Il écrit à M. Giubega, qui, greffier en chef des états de Corse, est aussi son parrain.
Les privilèges viennent d'être abolis dans un grand élan unanime au cours de la nuit du 4 août.
« Cette année s'annonce par des commencements bien flatteurs pour les gens de bien, écrit Bonaparte, et après tant de siècles de barbarie féodale et d'esclavage politique, l'on est toujours surpris de voir le mot Liberté enflammer les cœurs que le luxe, la mollesse et les arts semblaient voir désorganisés. »
C'est vrai, la France l'étonne. Il songe, dans cette journée orageuse d'août, à Paris, à ce centre des plaisirs qui paraît être devenu un volcan. Mais ce moment historique ne vaut pour Bonaparte que si la Corse en tire parti.
Il est si nerveux à l'idée qu'il pourrait être absent de l'île qu'il se rend une nouvelle fois auprès du maréchal du camp Du Teil, qui enfin lui annonce que son congé est en bonne voie. Mais il faut encore attendre. Il reprend la lettre à son parrain Giubega.
« Tandis que la France renaît, dit-il, que deviendrons-nous, nous autres infortunés Corses ? Toujours vils, continuerons-nous à baiser la main insolente qui nous opprime ? Continuerons-nous à voir tous les emplois que le droit naturel nous destinait occupés par des étrangers aussi méprisables par leurs mœurs et leur conduite que leur naissance est abjecte ? »
Il est bien d'une autre race. À cet instant, il méprise ce peuple français.
Il a vu, le 16 août, le régiment de La Fère se mutiner.
Les soldats se sont rendus en colonne serrée à la maison du colonel, exigeant qu'on leur donne la masse noire contenue dans la caisse du régiment. Devant leur détermination et leur nombre, leurs cris et leurs menaces, le colonel a cédé.
Les soldats se sont partagé l'argent puis ils se sont enivrés, forçant les officiers à boire, à chanter et à danser avec eux.
Bonaparte assiste de loin à ces scènes. Il voit l'un de ses camarades, le lieutenant Bourbers, entouré de furieux qui l'accusent d'avoir frappé l'un d'eux. On veut l'égorger. Deux sergents-majors se précipitent, l'enlèvent. Mais le lieutenant est contraint le soir même de quitter Auxonne déguisé en femme ! Il aurait fallu, dit Bonaparte à Des Mazis, faire tirer au canon sur les mutins, cette canaille abjecte qui bafoue tous les principes de la discipline.
Ce désordre le révolte, même si la nouvelle politique lui paraît être « un pas vers le Bien ». Mais là n'est pas l'essentiel. C'est à la Corse que Bonaparte pense obsessionnellement.
Il voudrait que son parrain Giubega agisse.
« Jusqu'ici la prudence a indiqué de se taire, lui écrit-il encore. La vérité a peu d'appâts à une cour corrompue : mais aujourd'hui la scène a changé, il faut aussi changer de conduite. Si nous perdons cette occasion, nous sommes esclaves à jamais... »
Il veut rejoindre la Corse. Le 21 août, enfin, il reçoit officiellement notification de son congé, qui devrait se prolonger jusqu'au 1er juin 1790.
Les derniers jours à Auxonne lui paraissent interminables.
Il va de la caserne à sa chambre. Il se rend chez le libraire. Il entend sonner plusieurs fois par jour le tocsin. Des gens affolés courent dans les rues. On annonce l'arrivée de bandes de brigands, puis cette grande peur, qui dure depuis un mois comme une fièvre intermittente, retombe.
Quand à la mi-septembre Bonaparte quitte enfin Auxonne, le calme semble revenu.
En route vers Marseille, où il compte rencontrer l'abbé Raynal avant de s'embarquer pour la Corse, Napoléon Bonaparte fait halte à Valence.
On le reçoit avec joie, on se souvient du jeune lieutenant en second. Dans le salon de M. de Tardivon, on parle avec passion de cette Révolution qui bouleverse le pays, on s'inquiète des brigands qui ont mis le feu aux châteaux de la région. On espère en une monarchie rénovée qui doit naître de ces événements.
M. de Tardivon, abbé de Saint-Ruf, prend le bras de Bonaparte. Il parle lentement, au même rythme que ses petits pas.
« Du train que prennent les choses, dit-il, chacun peut devenir roi à son tour. Si vous devenez roi, monsieur de Bonaparte, accommodez-vous de la religion chrétienne, vous vous en trouverez bien. »
Le lendemain, Bonaparte, à la proue du bateau qui descend le Rhône, se laisse griser par l'air qui vient de la mer.