Chapitre XII

Quand Pat et le Commodore retournèrent dans la cabine, le débat sur les soucoupes volantes était toujours très animé.

Radley, qui jusque-là avait si peu parlé, rattrapait certainement le temps perdu. C’était comme si on avait touché en lui un ressort secret, ou qu’il ait été dégagé du serment de faire silence. Maintenant qu’il était convaincu que sa mission avait été découverte par ses persécuteurs, il n’était que trop heureux de pérorer.

Le Commodore Hansteen avait rencontré souvent de tels illuminés. En vérité, c’était même dans un esprit d’auto-défense qu’il s’était astreint à lire la littérature ampoulée consacrée aux soucoupes volantes. Les gens qui l’entreprenaient sur ce sujet opéraient toujours de la même façon. On commençait par lui dire « Vous avez certainement, Commodore, vu d’étranges choses au cours des années que vous avez passées dans l’espace. » Et comme sa réponse n’était pas satisfaisante, on lançait plus ou moins directement des allusions ou bien il avait peur de parler ou bien il ne voulait pas dire ce qu’il savait. Il devait faire des pieds et des mains pour repousser cette accusation. Mais aux yeux des fidèles, cela prouvait simplement un peu plus qu’il était dans la conspiration.

Les autres passagers n’avaient pas autant que lui l’expérience de ces choses, et Radley esquivait leurs objections avec la plus grande aisance. Même Schuster, malgré sa formation d’avocat, était incapable de le contrer efficacement. C’est en vain qu’il essayait de convaincre ce paranoïaque qu’il n’était pas réellement persécuté.

— Il n’est pas raisonnable de penser, disait-il, que si des milliers de savants connaissent ce secret, aucun d’eux n’ait laissé échappé la vérité. Il ne serait pas possible de garder secrète une chose de cette taille. Ce serait comme si on essayait de cacher le monument de Washington !

— Oh ! fit Radley, il y a eu des tentatives pour révéler la vérité. Mais les preuves étaient toujours mystérieusement détruites – ainsi que les hommes qui voulaient les produire. Ils savent être rigoureusement impitoyables quand ils le jugent nécessaire.

— Mais vous dites que… qu’ils ont eu des contacts avec des créatures humaines. N’est-ce pas contradictoire ?

— Pas du tout. Voyez-vous, les forces du bien et du mal sont en lutte dans tout l’univers, exactement comme elles le sont sur la Terre. Certains des êtres qui voyagent dans ces soucoupes volantes voudraient nous aider ; d’autres au contraire ne songent qu’à nous exploiter. Les deux groupes sont en conflit depuis des millions d’années. Parfois la Terre est mêlée à ce drame. C’est ainsi que l’Atlantide a été détruite.

Hansteen ne put réprimer un sourire. Il était toujours question tôt ou tard de l’Atlantide dans ces histoires – ou de la Lémurie, ou de Mu. Elles révélaient toutes le même type de mentalité, mal équilibré, avec un penchant pour le mystère.

Tout ce thème de fabulation avait été soigneusement étudié par un groupe de psychologues vers les années 1970-1980 – si Hansteen avait bonne mémoire. Les psychologues étaient arrivés à cette conclusion que vers le milieu du siècle une assez grosse partie de la population terrestre était convaincue que le monde était sur le point d’être détruit, et que le seul espoir de salut était dans l’intervention de créatures venues de l’espace. Ayant perdu la foi en eux-mêmes, beaucoup d’hommes cherchaient un secours dans les étoiles.

La croyance aux soucoupes volantes se prolongea pendant une dizaine d’années. Puis elle avait brusquement disparu, comme une épidémie qui arrive au bout de sa course. Les psychologues estimaient que deux facteurs étaient responsables de ce phénomène : le premier était tout simplement l’ennui ; quant au second, il résidait dans le fait qu’au cours de l’Année Géophysique Internationale, des savants avaient annoncé la prochaine entrée de l’homme dans l’espace.

Pendant les dix-huit mois que dura ce congrès, le ciel fut observé par un plus grand nombre d’observateurs expérimentés, munis de nombreux appareils, qu’il ne l’avait jamais été auparavant. S’il y avait eu des visiteurs célestes rôdant au-dessus de l’atmosphère, leur présence aurait été certainement décelée par cette concentration d’efforts scientifiques. Mais personne ne nota rien de semblable. Et quand un premier engin ayant à son bord un homme fit une première randonnée dans l’espace, les soucoupes volantes se firent remarquer par leur absence.

Pour la plupart des gens, cela régla le problème. Il fut admis que les milliers d’objets volants non identifiés qui avaient été vus au cours des siècles avaient une cause naturelle ; les progrès de la météorologie et de l’astronomie permettaient d’ailleurs de trouver une foule d’explications valables. Avec le début de l’ère de l’espace, l’homme reprit confiance en ses destinées. Le monde cessa de s’intéresser aux soucoupes volantes.

Il est rare, toutefois, qu’une croyance meure complètement. Un petit nombre de fidèles continuèrent à maintenir le culte vivant en apportant de temps à autre des « révélations » fantastiques, des récits de rencontres avec des « extra-terrestres », des affirmations de contacts par télépathie. Et même lorsqu’il était démontré, ce qui arrivait souvent, que les prophètes avaient falsifié leurs preuves, les fidèles demeuraient inébranlables. Il leur fallait leurs dieux dans le ciel ; ils ne pouvaient pas s’en passer.

— Vous ne nous avez encore pas expliqué, disait Mr Schuster, pourquoi ces gens des soucoupes volantes vous poursuivent… Qu’avez-vous dont fait pour les irriter ?

— J’étais entré trop avant dans certains de leurs secrets. C’est pourquoi ils ont saisi cette occasion pour me liquider.

— Je pense qu’ils auraient pu trouver des moyens moins compliqués.

— Il serait fou d’imaginer que nos esprits limités peuvent comprendre leurs façons de penser. En outre, la chose serait apparue comme un accident. Personne n’aurait soupçonné que notre naufrage avait été délibérément voulu.

— Très bien… Mais comme maintenant tout cela n’a plus d’importance pour vous, pouvez-vous nous dire quel est ce secret que vous alliez découvrir ? Je suis sûr que nous aimerions tous le savoir.

Hansteen jeta un regard rapide à Irving Schuster. Il l’avait toujours considéré comme un petit homme un peu solennel et dépourvu d’humour.

— Je serai heureux de vous répondre, fit Bradley. Il faut remonter jusqu’en 1953, époque où un astronome américain nommé O’Neill observa quelque chose de très remarquable sur la Lune. Il découvrit un petit pont à la limite est de la Mare Crisium.

« Les autres astronomes, naturellement, se moquèrent de lui ; mais quelques-uns d’entre eux, qui avaient moins de préjugés, confirmèrent l’existence de ce pont. Quelques années plus tard, toutefois, il avait disparu. De toute évidence, l’intérêt que nous portions à la chose avait alarmé les gens des soucoupes volantes, et ils l’avaient démoli.

La formule « de toute évidence » apparut à Hansteen comme un parfait exemple des raisonnements pratiqués par les amateurs de soucoupes – un audacieux non sequitur qui laissait les esprits normaux désespérément en arrière. Le Commodore n’avait jamais entendu parler du pont de l’astronome O’Neill, mais il y avait des tas d’exemples de fausses observations dans les annales astronomiques. Les canaux de la planète Mars étaient un cas classique. D’honnêtes savants en avaient parlé très sérieusement pendant des années. Et pourtant ils n’existaient pas – tout au moins sous la forme d’un fin réseau tel que Lowell et d’autres l’avaient décrit.

Radley pensait-il que quelqu’un avait comblé ces canaux entre l’époque où Lowell les avait observés et celle où l’on avait pu prendre les premières photographies très nettes de la planète Mars ? Hansteen était sûr que c’était là une chose qu’il serait très capable de soutenir.

Il était probable que le pont d’O’Neill n’était qu’une illusion provoquée par la lumière, ou par les ombres perpétuellement changeantes de la Lune. Mais une explication aussi simple n’était naturellement pas du goût de Radley. En tout cas, que faisait donc celui-ci, à deux mille kilomètres de la Mare Crisium ?

Quelqu’un ne pouvait manquer de lui poser cette question. Comme toujours, Radley avait une réponse convaincante au bout de la langue :

— J’avais espéré, dit-il, détourner leurs soupçons en me comportant comme un touriste ordinaire. Parce que les preuves que je cherchais se trouvaient dans l’hémisphère occidental, je suis allé à l’Est. J’avais projeté de me rendre dans la Mare Crisium en traversant l’autre face de la Lune. Il y avait aussi divers endroits que je désirais visiter. Mais ces créatures étaient trop habiles pour moi. J’aurais dû deviner que j’avais été repéré par un de leurs agents. Ils peuvent prendre la forme humaine, savez-vous. Il est probable que j’ai été suivi depuis le moment où je suis arrivé sur la Lune.

— J’aimerais savoir, demanda Mrs Schuster qui semblait prendre Radley de plus en plus au sérieux, ce qu’ils vont nous faire maintenant ?

— J’aimerais pouvoir vous répondre, Madame. Nous savons qu’ils ont de profondes cavernes dans l’intérieur de la Lune, et il est presque certain que c’est là qu’ils voulaient nous entraîner. Dès qu’ils ont vu qu’une équipe de secours était sur le point de nous dégager, ils ont agi de nouveau. Je crains bien que nous ne soyons maintenant trop profondément enfouis pour qu’on puisse jamais nous atteindre…

Pat se dit que c’en était assez de ces absurdités. Radley avait fait son numéro comique, qui avait distrait tout le monde et apporté un soulagement, mais maintenant ce fou tenait des propos de nature à démoraliser les passagers. Mais comment le faire taire ?

La folie était rare sur la Lune, comme dans toutes les sociétés vivant aux avant-postes. Et le capitaine ne savait pas comment il faut s’y prendre avec les « piqués » – surtout avec ceux, qui, comme Radley, avaient l’art de se montrer aimables et persuasifs. Pat ne s’était-il pas demandé lui-même par instants si au fond il n’y avait pas quelque chose de vrai dans ce que l’autre racontait ? Dans d’autres circonstances, son scepticisme naturel et sain l’aurait protégé. Mais après toutes ces journées de tension et d’attente anxieuse, ses facultés critiques étaient atténuées. Il aurait souhaité connaître quelque moyen pour rompre l’espèce d’envoûtement que cet illuminé à la langue bien pendue faisait peser sans aucun doute sur eux.

Un peu honteux de penser à un tel procédé, il se rappela le rapide coup du lapin qui avait si vite plongé Hans Baldur dans le sommeil. Presque inconsciemment – car il n’avait pas l’intention de recourir à lui – il jeta un coup d’œil à Harding. Il eut une seconde d’émotion en voyant que celui-ci réagissait immédiatement et se levait de son siège.

Non, non ! pensa Pat. Ce n’est pas ce que je voulais. Qu’on laisse tranquille ce pauvre lunatique ! Quel sorte d’homme êtes-vous donc, Harding ?

Mais il ne dit rien de tout cela. Au contraire, il se détendit quand il vit que Harding ne quittait pas sa place – éloignée de quelques fauteuils de celle de Radley – mais se contentait de regarder celui-ci avec une expression curieuse. Peut-être était-ce une expression de pitié, mais Pat n’aurait pas pu le dire dans cette demi-pénombre.

— Je crois, fit Harding, qu’il est temps pour moi d’apporter ma contribution à ce petit débat. Il y a au moins une chose, parmi celles que nous a racontées notre ami le Néo-Zélandais, qui est parfaitement vraie. Il est suivi. Mais pas par un agent des soucoupes volantes. Il l’est par moi.

« Bien que vous ne soyez qu’un amateur, Wilfred George Radley, je tiens à vous féliciter. Ce fut une très jolie poursuite, de Christchurch à Astrograd, puis à Clavius City, à Tycho, à Platon, à Ptolémée, à Port Roris… Et ici enfin, où je pense que je suis au bout de la piste, et peut-être même de plus d’une façon…

Radley ne sembla pas troublé le moins du monde. Il se contenta d’incliner la tête d’une manière très noble, comme s’il connaissait l’existence et la mission de Harding, mais ne désirait pas faire plus amplement connaissance.

— Comme vous l’avez sans doute deviné, reprit l’autre, je suis un détective. Ma spécialité est la lutte contre la fraude. J’ai peu souvent l’occasion de parler de ce travail, mais il est très intéressant, et je suis heureux de pouvoir vous en entretenir.

« Je ne m’intéresse nullement – en tout cas pas sur le plan professionnel – aux croyances particulières de Mr Radley. Que ce qu’il raconte soit vrai ou faux ne modifie en rien le fait qu’il est un très bon expert-comptable, gagnant très bien sa, vie en Nouvelle-Zélande. Il n’était toutefois pas assez à l’aise pour s’offrir un mois de vacances sur la Lune.

« Mais ce ne fut pas pour Mr Radley un très gros problème – car, voyez-vous, il était chef comptable à l’agence de Christchurch des Cartes de Voyage Universelles. Bien que le contrôle, dans cette entreprise, passe pour parfait et à toute épreuve, il s’est arrangé pour s’octroyer, sans bourse délier, une carte de voyage de la catégorie Q, lui permettant d’aller n’importe où dans le système solaire, d’utiliser hôtels et restaurants sans avoir à y faire aucun paiement, et même de tirer des chèques, au cours de son voyage, jusqu’à concurrence de cinq cents dollars. On ne voit pas beaucoup de cartes de la catégorie Q en circulation, pour la bonne raison qu’elles coûtent très cher.

«D’autres, naturellement, avaient déjà essayé de voyager ainsi. Il arrive que des clients perdent leur carte, et des gens entreprenants s’offrent quelques jours de bon temps avant d’être pris. Mais seulement quelques jours… Le système de surveillance est très efficace, et il faut qu’il le soit. Jusqu’à maintenant, le plus habile fraudeur n’a pas tenu plus de huit jours.

— Neuf jours ! s’écria Radley d’une façon inattendue.

— Excusez-moi… Vous devez le savoir, en effet. Disons donc neuf jours. Mais Radley lui-même était en route depuis près de trois semaines avant que nous trouvions sa piste. Il avait pris son congé annuel et dit à son bureau qu’il allait passer tranquillement ses vacances dans le nord de l’Islande. Au lieu de cela, il se rendit à Astrograd et de là gagna la Lune, créant un précédent. Car il est le premier homme – et nous espérons bien qu’il sera le dernier – à avoir quitté la Terre sans débourser un sou.

« Ce que nous désirons savoir maintenant, c’est comment il s’y est pris, comment il a réussi à tromper les appareils de contrôle automatiques. Avait-il un complice parmi les électroniciens chargés de ces appareils ? Voilà la question que se pose l’Agence des Cartes de Voyage Universelles. J’espère, Radley, que vous allez vous déboutonner avec moi, juste pour satisfaire ma curiosité. Je pense que c’est la moindre des choses dans les circonstances où nous nous trouvons.

« D’ailleurs, nous savions déjà pourquoi vous avez fait cela, pourquoi vous avez sacrifié une bonne place afin de vous lancer dans une aventure qui fatalement devait vous mener en prison. Nous avons tout deviné dès l’instant où nous avons découvert que vous étiez sur la Lune. L’entreprise qui vous emploie connaissait parfaitement votre dada, votre passion – qui d’ailleurs ne vous a jamais empêché de travailler correctement. Et cette histoire lui coûte cher…

— J’en suis désolé, répondit Radley non sans une certaine dignité. Mes patrons m’ont toujours bien traité, et ce que j’ai fait semble honteux. Mais je l’ai fait pour une bonne cause. Et si j’avais pu trouver la preuve que je cherchais…

Brusquement tout le monde – sauf l’Inspecteur Harding – cessa de s’intéresser à Radley, à ses soucoupes volantes et à ses mésaventures. Les passagers venaient d’entendre au-dessus de leurs têtes le bruit qu’ils avaient si anxieusement attendu et qui enfin se manifestait.

Avec sa sonde, Lawrence grattait le toit du Séléné.

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