Chapitre IV

Jusque-là, Pat n’avait pas prêté grande attention à l’homme qui était assis les bras croisés dans le fauteuil 3D, près d’une fenêtre, et il dut réfléchir pour se rappeler son nom. C’était quelque chose comme Builder – ou Baldur. Oui, Baldur, Hans Baldur. Il avait toute l’allure du touriste classique et bien tranquille, dont ne pense pas qu’il puisse créer des difficultés.

Il était encore très tranquille. Mais des difficultés, il allait en provoquer. Il était toujours éveillé, mais à première vue, il semblait totalement ignorer ce qui se passait autour de lui. Seul un muscle de sa joue qui se contractait indiquait sa tension nerveuse.

— Qu’attendez-vous, monsieur ? demanda Pat, sur le ton le plus neutre et le plus naturel qu’il lui fut possible de prendre.

Le renfort moral et physique qu’il sentait autour de lui donnait de l’assurance. Ce Baldur ne semblait pas particulièrement vigoureux. Mais Pat, qui était né sur la Lune, et dont les muscles n’avaient pas la force qu’ils auraient eue s’il avait vécu sur la Terre, était certainement moins vigoureux encore. Sans doute n’aurait-il pas eu le dessus s’il avait dû régler seul ce problème.

Baldur secoua la tête et continua à regarder du côté de la fenêtre, comme s’il avait pu voir quelque chose à l’extérieur – quelque chose d’autre que son propre reflet.

— Vous ne pouvez pas m’obliger à prendre cette drogue, dit-il, avec un lourd accent allemand, et je ne la prendrai pas.

— Je ne veux pas vous forcer à faire quoi que ce soit, lui répondit Pat. Mais ne comprenez-vous pas que c’est dans votre propre intérêt – et aussi dans l’intérêt de tous les autres ? Quelle objection valable pouvez-vous nous opposer ?

Baldur hésita. Il semblait chercher ses mots.

— C’est… C’est contre mes principes, dit-il enfin. Oui, c’est cela. Ma religion ne me permet pas de me laisser injecter quoi que ce soit.

Pat savait vaguement qu’il y avait des gens pouvant avoir de tels scrupules. Mais pendant un moment il ne crut pas que tel était bien le cas de ce Baldur. Il était convaincu que l’homme mentait. Mais pourquoi ?

— Puis-je me permettre une remarque ? dit une voix derrière Pat.

— Bien entendu, Mr Harding, répondit le capitaine, soulagé à l’idée qu’il pourrait peut-être sortir de cette impasse.

— Vous dites, reprit Harding, sur un ton qui rappela à Pat la façon dont il avait interrogé Mrs Schuster (comme cela était déjà loin !) vous dites, Mr Baldur, que vous êtes opposé aux piqûres hypodermiques ? Et moi je puis vous dire que vous n’êtes pas né sur la Lune. Or vous n’avez pas pu y être admis sans avoir subi l’examen sanitaire qui est de rigueur – et sans avoir accepté de recevoir les piqûres habituelles.

Cette question, de toute évidence, mit Baldur dans un état de grande agitation.

— Cela ne vous regarde pas ! lança-t-il.

— C’est parfaitement vrai, fit Harding sur un ton plaisant. J’essaie seulement de me rendre utile.

Il fit un pas vers l’autre et tendit sa main gauche.

— Je ne pense pas, reprit-il, que cela vous gêne de me montrer votre certificat de vaccination interplanétaire.

Pat se dit que c’était une question passablement stupide, car aucun œil humain ne pouvait lire l’information inscrite magnétiquement sur les certificats de vaccination. Il se demanda si Baldur y songerait, et dans ce cas, ce qu’il ferait.

Mais il n’eut pas le temps de réfléchir davantage.

Baldur, surpris, regardait la paume de la main gauche que lui tendait Harding. La main droite de celui-ci bougea si rapidement que le capitaine n’eut pas le temps de voir ce qui arrivait. Ce fut comme le tour de passe-passe réalisé par Sue Wilkins sur Mrs Williams. Mais l’opération avait été beaucoup plus spectaculaire et surtout plus brutale. Pour autant que Pat avait pu en juger, Baldur avait été frappé à la base de la nuque par le côté de la main de Harding – une science dont le jeune capitaine se demandait s’il serait désireux de l’acquérir.

— Il va se tenir tranquille pendant un quart d’heure, fit Harding sur un ton des plus naturels tandis que l’autre s’était affaissé dans son fauteuil. Pouvez-vous me donner un de ces tubes ?… Merci…

Il appuya le petit cylindre contre le bras de l’homme inconscient. Le visage de celui-ci ne changea pas…

Pat eut le sentiment que le contrôle de la situation lui échappait quelque peu. Il était satisfait que Harding eût exercé ses singuliers talents mais néanmoins il éprouvait une certaine gêne.

— Qu’avait donc ce Baldur ? demanda-t-il d’une voix un peu plaintive.

Pour toute réponse, Harding retroussa la manche du passager endormi et souleva son bras pour en montrer la partie charnue. Elle portait les traces – presque invisibles – de centaines de piqûres.

— Vous savez ce que cela signifie ?

Pat fit un signe d’acquiescement. Certains vices avaient mis plus longtemps que d’autres pour parvenir jusqu’à la Lune, mais tous avaient fini par y arriver.

— On ne peut pas blâmer ce pauvre diable de ne pas avoir voulu donner les raisons de son attitude. Il a été conditionné de telle sorte qu’il a pris les piqûres en aversion. A en juger d’après l’état de ces cicatrices, il n’a dû commencer sa cure de désintoxication qu’il y a quelques semaines. Maintenant, il lui était psychologiquement impossible de se piquer lui-même. J’espère que je n’aurai pas provoqué une rechute. Mais pour l’instant c’est le dernier de ses soucis…

— Comment a-t-il pu passer l’examen sanitaire ?

— Oh ! Il y a un service spécial pour les gens de cette sorte. Les docteurs n’en parlent pas, mais les patients sont provisoirement déconditionnés par hypnose. Il y en a plus qu’on ne le pense. Un voyage sur la Lune leur est d’ailleurs très recommandé comme complément de leur cure. Cela les place dans un milieu très différent de celui qui est habituellement le leur.

Pat aurait aimé poser d’autres questions à Harding, mais ils avaient déjà perdu beaucoup de temps. Par bonheur, les autres passagers avaient déjà franchi le cap. La petite démonstration de judo avait dû encourager ceux qui auraient été susceptibles de faire des manières.

— Vous n’avez plus besoin de moi, dit Sue, avec un pâle sourire, mais avec courage. Au revoir, Pat… Réveillez-moi quand tout sera terminé…

Il l’aida gentiment à s’allonger entre les rangées de sièges.

— C’est entendu, dit-il.

Et quand elle fut endormie, il ajouta à mi-voix.

— Mais je n’en suis pas sûr…

Il resta penché au-dessus d’elle pendant quelques instants, avant d’avoir recouvré assez de sang-froid pour faire face à ceux qui restaient encore – les hommes chargés de la discipline. Il y avait tant de choses qu’il aurait voulu dire à Sue… Maintenant l’occasion était passée, et peut-être pour toujours.

Il avala sa salive, qui ne passa que péniblement dans sa gorge desséchée, puis il se tourna vers ses compagnons encore éveillés. Il y avait un dernier problème à régler, et ce fut David Barrett qui le rappela.

— Eh bien, Capitaine, ne nous laissez pas en suspens. Quel est celui d’entre nous que vous voulez garder pour vous tenir compagnie ?

Pat ne répondit pas immédiatement. Il tendit à chacun d’eux un petit cylindre blanc.

— Je vous remercie de votre aide, dit-il. Je sais que ce que je fais maintenant est peut-être un peu mélodramatique, mais je crois que c’est la meilleure façon de régler le problème : un de ces tubes n’agira pas.

— J’espère que le mien agira, dit Barrett, qui sans perdre de temps l’appliqua sur son bras.

L’effet se produisit. Quelques secondes plus tard, Harding, Bryan et Johanson suivirent l’Anglais dans l’inconscience.

— Eh bien, dit McKenzie, il me semble que c’est moi qui vais rester. Je suis flatté de votre choix – à moins que vous n’ayez laissé au hasard le soin de décider ?

— Avant de répondre à votre question, fit Pat, il vaut mieux, je crois, que je mette Port Roris au courant de ce qui se passe.

Il se dirigea vers le poste de radio et fit un bref exposé de la situation. Il y eut un silence angoissé à l’autre bout de la ligne. Quelques instants plus tard, Pat reconnut la voix de l’Ingénieur en Chef Lawrence.

— Vous avez fait, naturellement, ce qu’il y avait de mieux à faire, dit celui-ci lorsque le capitaine lui eut répété son histoire d’une façon plus détaillée. Même si nous n’avons pas de difficultés imprévues, nous ne pourrons pas vous secourir avant cinq heures. Pourrez-vous tenir jusque-là ?

— Nous deux qui sommes éveillés, oui, car nous pourrons utiliser à tour de rôle le circuit respiratoire de notre unique scaphandre. Mais c’est pour les passagers que je me fais du souci.

— Ce que vous pouvez faire, c’est vérifier leur respiration et donner une bouffée d’oxygène à ceux qui vous sembleront le plus mal en point. Je vous jure que nous ferons tout ce que nous pourrons pour vous atteindre le plus rapidement possible. Avez-vous encore quelque chose à me dire ?

Pat réfléchit pendant quelques secondes.

— Non, fit-il d’une voix fatiguée. Je vous rappellerai tous les quarts d’heure. Terminé.

Il se leva, lentement, car les efforts et l’empoisonnement par le gaz carbonique commençaient à peser lourdement sur lui, et il dit à McKenzie :

— Eh bien, Docteur, voulez-vous venir avec moi voir ce scaphandre…

— J’ai honte de moi. J’avais oublié son existence.

— Moi aussi je me suis fait du souci à ce sujet, car d’autres passagers ont pu le remarquer. Ils ont dû le voir en passant dans la valve d’entrée. Et d’ailleurs nous en avons parlé, le premier jour. Cela prouve combien on peut oublier les choses les plus évidentes.

Il ne leur fallut que quelques minutes pour détacher du scaphandre la boîte absorbante et la réserve de vingt-quatre-heures d’oxygène. Tout le circuit respiratoire avait été conçu de telle façon qu’il puisse être démonté rapidement pour le cas où on aurait à s’en servir afin de pratiquer la respiration artificielle.

Pat se félicita – et ce n’était pas la première fois que cela lui arrivait – de l’ingéniosité et de la prévoyance avec lesquelles le Séléné avait été aménagé. Il y avait, certes, de petites choses qui avaient été oubliées ou qui n’étaient pas tout à fait au point, mais elles étaient fort peu nombreuses.

Péniblement, avec leurs poumons endoloris, les deux seuls hommes qui étaient encore éveillés à bord du bateau prirent dans leurs mains le cylindre gris qui contenait une journée de vie. Puis ils dirent en même temps :

— A vous d’abord…

Cela les fit rire, mais sans joie. Pat déclara :

— Ne nous donnons pas la peine de discuter.

Et il plaça le masque sur son visage.

Ce fut comme une fraîche brise de mer après une journée d’été poussiéreuse ; comme un vent venant de montagnes couvertes de sapins et balayant l’air stagnant de quelque vallée profonde. Il aspira lentement, profondément, quatre bouffées vivifiantes, et expulsa l’air à fond, pour chasser de ses poumons le gaz carbonique. Puis, comme s’il lui avait tendu le calumet de la paix, il tendit à McKenzie l’appareil respiratoire.

Ces quatre aspirations avaient été suffisantes pour le revigorer, pour chasser les ombres qui s’étaient rassemblées dans son cerveau. Peut-être ce mieux être n’était-il, en partie, que psychologique – car une si faible quantité d’oxygène aurait-elle pu avoir d’aussi profonds effets ? – mais quelle que fût l’explication, il se sentait un nouvel homme.

Maintenant il pouvait faire face aux cinq heures – ou plus –, durant lesquelles il faudrait attendre.

Dix minutes plus tard, après avoir jeté un coup d’œil sur les passagers, il eut un autre motif d’espoir. Tous semblaient respirer aussi normalement qu’il était possible de le souhaiter. Ils respiraient très lentement, mais d’une façon régulière. Il donna à chacun d’eux quelques secondes d’oxygène, puis il appela la base.

— Ici le Séléné. Capitaine Harris… Le docteur McKenzie et moi-même nous nous sentons maintenant en meilleure forme, et aucun des passagers ne donne des signes alarmants. Je resterai à l’écoute et je vous rappellerai à la demie.

— Message reçu. Mais attendez une minute… Plusieurs représentants des agences d’information désirent vous parler.

— Je regrette, dit Pat. Je leur ai donné toutes les informations désirables, et j’ai à m’occuper de vingt personnes qui sont plongées dans le sommeil. Terminé.

Oh ! La raison qu’il donnait pour se taire lui sembla assez faible. Il se demanda même pourquoi il avait fait cela. Mais il éprouva soudain une sorte de rancœur qui n’était pas dans son caractère : « Hé quoi ! se dit-il, un homme ne peut-il même plus mourir tranquille aujourd’hui ? »

Et s’il avait su qu’il y avait une caméra en position à moins de quatre kilomètres d’où ils étaient, ses réactions auraient été encore plus violentes.

— Vous n’avez encore pas répondu à ma question, Capitaine, lui dit McKenzie de sa voix patiente.

— Quelle question ? Ah ! J’y suis… Non, ce n’est pas par hasard que vous avez été désigné pour rester éveillé. Le Commodore et moi, nous avons pensé que vous seriez l’homme le plus utile. Vous êtes un homme de science. Vous avez été le premier à noter l’élévation de la température. Et vous vous êtes abstenu d’en parler, ainsi que nous vous l’avions demandé.

— Eh bien, je vais essayer de faire de mon mieux pour répondre à ce que vous attendez de moi. Je me sens certainement beaucoup plus alerte que je ne l’ai été au cours de ces dernières heures. Cela vient de l’oxygène que nous avons respiré. La grosse question est : combien de temps durera-t-il ?

— Si nous n’en usions que tous les deux, il y en aurait pour douze heures, c’est-à-dire tout le temps voulu pour que nous soyons secourus. Mais il nous faudra donner aux autres la plus grosse part de cet oxygène s’il apparaît qu’ils en ont besoin. Je crois que si nous devons être sauvés, nous ne le serons que de justesse.

Tout en parlant, ils s’étaient assis, les jambes croisées, sur le plancher, près du poste de pilotage, avec la bouteille d’oxygène entre eux deux. Toutes les cinq ou six minutes, ils utilisaient l’inhalateur, mais seulement pour prendre une ou deux bouffées.

« Je n’aurais jamais imaginé, se disait Pat, qu’un jour je deviendrais un de ces personnages trop classiques que l’on voit à la télévision dans les drames de l’espace. Mais ces choses-là sont arrivées trop souvent dans la réalité pour être encore divertissantes – surtout quand on figure soi-même parmi les acteurs. »

Pat Harris et McKenzie – ou en tout cas presque certainement l’un d’eux – pourraient survivre s’ils abandonnaient les autres passagers à leur destin. En essayant de maintenir en vie ces vingt personnes, ils ne faisaient peut-être que hâter leur propre mort.

La situation était de celles où la logique entre en lutte contre le sens moral. Mais ce n’était pas nouveau. De tels drames n’avaient pas pris naissance avec l’ère de l’espace. Ils étaient aussi vieux que l’humanité, car dans le passé, maintes et maintes fois, des groupes humains perdus ou isolés avaient dû faire face à la mort par manque d’eau, de vivres ou de chaleur. Maintenant c’était l’oxygène qui leur manquait. Mais c’était exactement la même chose.

Certains de ces groupes n’avaient pas eu de survivants. Dans d’autres, il n’y en avait eu qu’une poignée qui avaient passé le reste de leur vie à se justifier. Que pouvait bien éprouver George Pollard, qui avait été capitaine de baleinier Essex, lorsqu’il se promenait dans les rues de Nantucket, regardé par des gens qui le soupçonnaient de cannibalisme ? C’était une histoire vieille de deux cents ans, et dont Pat n’avait jamais entendu parler, car il vivait sur un monde trop occupé à créer ses propres légendes pour se soucier de celles de la Terre.

En ce qui le concernait, il avait déjà fait son choix – et il savait, sans même avoir à le lui demander, que McKenzie était d’accord avec lui. Ni l’un ni l’autre n’étaient hommes à se battre pour une dernière bouffée d’oxygène. Mais si pourtant ils en venaient à se battre ?…

— Qu’est-ce qui vous fait sourire ? demanda McKenzie.

Pat se détendit. Il y avait, dans cet homme de science australien solidement bâti, il ne savait quoi qu’il trouvait très rassurant. Hansteen lui avait donné la même impression. Mais McKenzie était beaucoup plus jeune. Il y avait certains hommes à qui l’on savait que l’on pouvait se fier, des hommes dont vous pouviez être sûr qu’ils ne vous abandonneraient pas. Le physicien inspirait à Pat ce sentiment-là.

— Si vous voulez le savoir, dit-il en reposant le masque à oxygène, j’étais en train de me dire que je ne pourrais pas faire grand-chose contre vous si vous décidiez de garder cette bouteille pour vous tout seul.

McKenzie le regarda, un peu surpris, puis il sourit à son tour.

— Je pense, dit-il, que vous autres qui êtes nés sur la Lune, vous êtes très sensibles à ces différences musculaires…

— Oh ! Ce n’est pas tout à fait ce que j’ai voulu dire, reprit Pat. Après tout, le cerveau est encore plus important que les muscles. Je ne peux d’ailleurs rien contre le fait que j’ai été élevé dans un monde où la pesanteur est six fois moindre que sur la Terre. Mais comment pouvez-vous savoir que je suis né sur la Lune ?

— Eh bien, en partie à cause de votre physique. Vous êtes presque tous grands et minces. Il y a aussi la couleur de votre peau. Le bronzage par éclairage artificiel ne vous donne jamais le même teint que la lumière naturelle du soleil.

— Votre bronzage à vous est certainement très réussi, répliqua Pat avec un sourire. La nuit, vous pourriez être une menace pour la navigation. Mais d’où vient votre nom de McKenzie ?

Pat, qui avait entendu parler des tensions raciales sur la Terre, tensions qui n’étaient même pas encore tout à fait apaisées, pouvait poser de telles questions sans le moindre embarras, et même sans se rendre compte qu’elles risquaient de gêner son interlocuteur.

— Ce nom a été donné à mon grand-père quand il a été baptisé par un missionnaire. Et je doute qu’il ait le moindre rapport avec mon ascendance.

Pour autant que je sache, je suis un aborigène pur sang.

— Un aborigène ?

— Oui. Les gens de ma race occupaient l’Australie avant l’arrivée des Blancs. Ce qui suivit ensuite fut assez déprimant.

Pat n’avait qu’une très vague connaissance de l’histoire terrestre. Comme beaucoup de gens vivant sur la Lune, il avait tendance à croire que rien d’important ne s’était produit avant le 8 novembre 1967, lorsque le cinquantième anniversaire de la révolution russe avait été célébré de façon si spectaculaire.

— Il a dû y avoir une guerre ? demanda-t-il.

— Il serait exagéré d’employer ce mot. Nous avions des lances et des boomerangs. Ils avaient des fusils. Sans parler de la tuberculose et d’autres choses de ce genre qui étaient encore plus efficaces. Il nous fallut un siècle et demi pour nous en remettre. Et ce n’est qu’au cours du siècle dernier, vers 1940, que notre population a recommencé à augmenter. Maintenant, nous sommes une centaine de mille – presque autant que quand vos ancêtres sont venus.

McKenzie donna à Pat ces informations avec un détachement ironique qui excluait toute animosité personnelle, mais le capitaine du Séléné jugea néanmoins utile de décliner sa propre responsabilité pour les méfaits commis par ses ascendants terrestres.

— Ne rejetez pas sur moi le blâme à propos de ce qui s’est passé sur la Terre, dit-il. Je n’y suis jamais allé et je n’irai jamais. Je ne pourrais pas supporter sa pesanteur. Mais j’ai regardé souvent l’Australie dans un télescope. J’ai un certain attachement pour cette partie du globe. Mes parents venaient de Woomera.

— Et ce sont mes ancêtres à moi qui ont donné son nom à cet endroit. Un woomer était un endroit où l’on donnait des exhibitions du maniement de la lance.

— Y a-t-il encore des gens de votre race – demanda Pat en choisissant ses mots avec soin – qui continuent à vivre dans des conditions primitives ? J’ai entendu dire qu’il y en avait toujours dans certaines parties de l’Asie.

— La vieille vie des tribus a disparu. Cela s’est fait très rapidement quand les nations africaines de l’O.N.U. se sont mises à vouloir bousculer l’Australie. Et elles l’ont fait souvent, je dois ajouter, d’une façon assez peu correcte – car je me considère avant tout comme un Australien. Mon titre d’aborigène ne vient qu’ensuite. Je dois toutefois admettre que mes concitoyens de race blanche se sont montrés bien des fois passablement stupides. Il fallait qu’ils le soient pour croire que nous l’étions. Certains d’entre eux, jusqu’au siècle dernier, ne nous considéraient-ils pas comme des sauvages de l’âge de pierre ? Nos techniques étaient primitives, c’est vrai… Mais nous n’étions pas des sauvages.

Cette discussion, sous une couche de poussière lunaire, à propos de conditions de vie terriblement éloignées dans le temps et dans l’espace, ne sembla pas du tout incongrue à Pat. Lui et McKenzie devaient se distraire comme ils le pouvaient pendant les instants où ils n’étaient pas occupés par leurs vingt compagnons endormis. Ils devaient lutter contre le sommeil, au moins pendant près de cinq heures encore. Bavarder était la meilleure façon de le faire.

— Si vos semblables, Docteur, n’étaient pas des sauvages de l’âge de pierre – et en tout cas je puis affirmer que vous n’en êtes pas un – comment les Blancs ont-ils pu avoir une pareille idée ?

— Par pure stupidité, et en se fondant sur des vues préconçues. Il est facile de supposer que si un homme ne sait pas compter, écrire et parler correctement l’anglais, il doit être inintelligent. Je peux vous donner un exemple parfait dans ma propre famille. Mon grand-père – le premier des McKenzie – vécut assez pour voir l’an 2.000, mais il ne sut jamais compter jusqu’à plus de dix. Et sa description d’une éclipse de Lune tenait en ces quelques mots « Lampe à pétrole appartenant Jésus-Christ fini briller. »

« Et maintenant je sais, moi, tracer les équations différentielles du mouvement orbital de la Lune, mais je n’ai pas la prétention d’être plus intelligent que l’était mon grand-père. S’il avait été éduqué, il aurait peut-être été un meilleur physicien que moi. Nos chances ont été différentes, voilà tout. Mon grand-père n’a jamais eu l’occasion d’apprendre à compter – et moi je n’ai jamais eu à élever une famille dans le désert, travail qui exigeait lui aussi beaucoup d’habileté et ne laissait guère de loisirs.

— Peut-être, dit pensivement Pat, trouverions-nous à utiliser ici quelques-unes des compétences de votre grand-père. Car que faisons-nous, si ce n’est essayer de survivre dans un désert ?

— Oui, je crois que vous pouvez dire cela, bien que je ne voie pas en quoi un boomerang ou l’art de faire du feu avec une baguette de bois pourraient nous être utiles. Peut-être pourrions-nous utiliser la magie ? Mais mes compétences en la matière sont faibles. Et je doute que les vieux dieux de ma tribu veuillent quitter la Terre d’Arnhem pour nous venir en aide…

— Regrettez-vous, demanda Pat, que votre peuple ait dû rompre avec son mode de vie d’autrefois ?

— Comment le regretterais-je ? Je connais à peine ce mode de vie. Je suis né à Brisbane et j’avais appris à me servir d’un computeur électronique avant même d’avoir vu un corroborée…

— Un quoi ?

— Il s’agit d’une danse religieuse qui se pratiquait dans les tribus, et la moitié de ceux qui participaient à cette danse préparaient des diplômes d’anthropologie culturelle. Je n’ai aucune illusion romantique concernant la vie simple et le noble sauvage. Mes ancêtres étaient des gens intelligents, et je n’ai pas honte d’eux, mais la géographie les avait enfermés dans une impasse. La lutte qu’ils devaient mener pour vivre ne leur laissait pas assez d’énergie pour faire avancer leur forme de civilisation. Finalement ce fut une bonne chose que les Blancs soient arrivés, malgré leur charmante habitude de nous vendre de la farine empoisonnée quand ils désiraient nos terres.

— Ils ont fait cela ?

— Ils l’ont certainement fait. Mais pourquoi êtes-vous surpris ? Les Blancs ont bien fait entre eux, et à des dates plus rapprochées, des choses encore plus horribles.

Pat réfléchit à tout cela pendant quelques instants.

Puis il regarda sa montre et dit avec une expression de soulagement :

— Il est temps que je reprenne contact avec la base. Mais auparavant, allons jeter un coup d’œil sur nos passagers.

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