Chapitre IX

Le vent qui avait soufflé à travers la cabine du Séléné avait chassé non seulement l’air stagnant et vicié, mais il avait chassé autre chose encore.

Lorsqu’il se rappelait maintenant les premiers jours de leur claustration, le Commodore Hansteen comprenait combien, après le premier choc, l’atmosphère morale avait été tendue, nerveuse. Tous avaient essayé de faire contre mauvaise fortune bon cœur et ils étaient allés parfois trop loin dans le sens de l’humour enjoué, de la fausse gaîté.

Maintenant tout cela s’était dissipé, tout cela était le passé, et il était facile de comprendre pourquoi ! Le fait qu’une équipe de secours travaillait maintenant à quelques mètres d’eux expliquait ce changement, mais ne l’expliquait qu’en partie. Le sentiment de calme qu’ils éprouvaient tous venait aussi de leur rencontre avec la mort. Après une telle expérience, rien ne pouvait plus avoir tout à fait le même aspect. Les petites poussées d’égoïsme ou de couardise avaient été détruites en eux.

Personne ne savait cela mieux que Hansteen. Il avait déjà vu ce même phénomène se produire maintes fois, quand l’équipage d’un astronef avait à affronter un péril aux confins du système solaire. Bien qu’il ne fût pas enclin à philosopher, il avait eu beaucoup de temps pour réfléchir quand il était dans l’espace. Il s’était demandé parfois si les raisons réelles pour lesquelles les hommes recherchent le danger n’étaient pas la possibilité pour eux de découvrir ainsi la solidarité, l’amitié profonde auxquelles ils aspirent inconsciemment.

Il regretterait tous ces gens avec qui il vivait en ce moment. Oui, il regretterait même Miss Morley, qui maintenant se montrait aussi aimable et prévenante que son tempérament pouvait le lui permettre. Le fait qu’il pouvait penser ainsi à l’avenir était la preuve qu’il avait désormais confiance. On n’était jamais sûr de rien, naturellement, mais la situation, maintenant, était bien en main. Personne ne savait encore exactement comment l’Ingénieur en Chef Lawrence envisageait de les sortir d’où ils étaient, mais le problème ne consistait plus qu’à choisir entre diverses méthodes. Désormais leur emprisonnement n’était plus un danger, mais simplement une incommodité. Et même cette incommodité s’était adoucie depuis qu’on leur envoyait des vivres par le tube à air. Bien qu’ils n’eussent jamais couru un risque de famine, leur régime avait été extrêmement monotone, et ils avaient dû rationner l’eau pendant quelque temps. Maintenant on leur en avait envoyé plusieurs centaines de litres pour remplir leurs réservoirs vides.

Il était étrange que le Commodore Hansteen, qui pensait habituellement à tout, ne se soit pas posé cette question « Qu’est donc devenue toute l’eau que nous avions au début ? » Bien qu’il eût d’autres problèmes plus urgents en tête, le fait qu’une masse d’eau supplémentaire ait été prise à bord aurait dû lui causer quelque souci. Mais le fait est qu’il n’y songea pas – sauf quand ce fut trop tard…

Pat Harris et l’Ingénieur en Chef Lawrence auraient dû être également blâmés pour ne pas y avoir songé eux non plus. C’était la seule lacune dans ce plan magnifiquement exécuté. Mais il suffisait d’une lacune…

Les techniciens de cette face de la Lune continuaient à travailler rapidement à Port Roris, mais ce n’était plus une course désespérée contre la montre. Ils construisaient maintenant sans hâte inutile des maquettes du bateau, les plongeaient dans la mer de poussière près du port et essayaient divers moyens d’y pénétrer. Les conseils et les suggestions – raisonnables ou non – continuaient à affluer, mais personne ne se souciait de les examiner. Car la méthode avait été maintenant fixée et ne serait pas modifiée désormais, à moins que l’on ne rencontre des obstacles imprévus.

Vingt-quatre heures après la mise en place de l’igloo, le matériel spécial avait été fabriqué et expédié sur les lieux. C’était là un record que Lawrence espérait bien ne pas avoir à battre dans l’avenir, et il était très fier des hommes qui l’avaient rendu possible. Le service technique n’était pas apprécié autant qu’il le méritait. Les gens trouvaient ses réalisations tout aussi naturelles que l’air qu’ils respiraient – oubliant que même l’air, c’était à lui qu’ils le devaient.

Maintenant qu’il était prêt à entrer de nouveau en action, Lawrence se sentait d’humeur à parler au public – et Maurice Spenser ne manqua pas de lui faciliter la chose, car c’était précisément l’occasion qu’il attendait.

Pour autant que le reporter s’en souvînt, c’était la première fois dans l’histoire de la télévision qu’une interview avec caméra était prise à près de cinq kilomètres de distance. Avec un agrandissement aussi considérable, l’image, naturellement, était un peu trouble, et la légère vibration qui régnait dans la cabine de l’Auriga la faisait un peu danser sur l’écran. C’est pourquoi tout le monde à bord se tenait immobile, et toute la machinerie dont le travail n’était pas essentiel avait été arrêtée.

L’Ingénieur en Chef Lawrence se tenait sur le bord du radeau. Son scaphandre avait pour toile de fond une petite grue qui avait été aménagée sur la plate-forme. Cette grue supportait un gros cylindre de ciment, ouvert aux deux extrémités. C’était la première section du tube énorme qui maintenant allait être enfoncé dans la poussière.

— Après avoir mûrement réfléchi – déclarait Lawrence pour la caméra et le reporter qui étaient à cinq kilomètres, mais aussi et surtout pour les hommes et les femmes qui étaient à quinze mètres au-dessous de lui, – nous avons décidé que c’était la meilleure façon de résoudre le problème. Ce tronçon de cylindre est un caisson. Il s’enfoncera aisément sous son propre poids. Son bord inférieur a une arête plus mince, ce qui lui permettra de couper la poussière comme un couteau coupe du beurre.

« Nous avons ici suffisamment de sections pour atteindre le bateau. Quand le contact sera établi, c’est-à-dire quand la base du tube sera appliquée contre le toit – et sa pression sur celui-ci suffisant à assurer une fermeture hermétique – nous commencerons à écoper la poussière. Quand ce sera fait, nous aurons donc un puits ouvert descendant jusqu’au Séléné.

« Nous aurons alors fait la moitié du travail, seulement la moitié. Car il nous faudra alors relier ce puits à un de nos igloos pressurisés, afin que quand nous percerons le toit du bateau il n’y ait aucune fuite d’air. Mais je pense – j’espère – que ce sont là des problèmes pratiques qui seront facilement résolus.

Il se tut un instant, se demandant s’il devait entrer dans d’autres détails qui feraient apparaître cette opération plus compliquée qu’elle ne le semblait au premier abord. Il préféra s’abstenir. Ceux qui comprenaient ces choses pouvaient voir de leurs propres yeux de quoi il retournait. Quant aux autres, ces détails ne les intéressaient pas et ils croiraient peut-être qu’il voulait se faire mousser. Toute cette publicité autour du drame (le directeur du Comité Touristique n’avait-il pas affirmé qu’elle était suivie par cinq cents millions de téléspectateurs ? ) ne le gênait pas tant que les choses allaient bien. Mais si elles tournaient mal ?…

Il leva un bras en direction de l’assistant qui manœuvrait la grue.

— Faites descendre, dit-il.

Lentement, le caisson de quatre mètres de long s’enfonça dans la poussière jusqu’à ce qu’il ait presque complètement disparu. Seule une étroite section émergeait encore au-dessus de la surface, pareille à un anneau. La descente s’était effectuée aisément, sans à-coups. Lawrence espéra que les autres tronçons se montreraient d’aussi bonne composition.

Un des ingénieurs, armé d’un niveau à bulle d’air, s’assurait que le caisson était bien vertical Bientôt il leva le pouce en l’air, et Lawrence lui répondit de la même façon. A l’époque où il était plus souvent sur les chantiers, revêtu d’un scaphandre, il lui arrivait d’avoir des conversations techniques parfois même relativement compliquées en usant uniquement de signes. Et c’était très nécessaire dans son métier, car parfois la radio était défaillante, et il y avait des cas où, même quand elle marchait, il ne fallait pas surcharger les circuits disponibles.

— Prêt pour le numéro 2, dit-il.

L’opération maintenant devenait plus délicate. Il fallait maintenir en position le premier caisson tandis que le second devait être ajusté sur lui sans que l’alignement fût altéré. En fait deux grues auraient été nécessaires pour ce travail. Mais une armature métallique qui s’avançait hors du radeau à quelques centimètres de la poussière pourrait supporter la charge tandis que la grue serait occupée à autre chose.

« Que tout aille bien, pour l’amour de Dieu ! » murmura Lawrence.

Le caisson numéro 2 fut soulevé du traîneau qui l’avait amené de Port Roris et trois des techniciens le manœuvrèrent pour le mettre à la verticale. C’était dans les travaux de cette sorte que la distinction entre le poids et la masse était vitale. Le cylindre qui se balançait sous la grue pesait relativement peu – mais sa force d’inertie était la même qu’elle l’eût été sur la Terre, et un homme pouvait se faire écraser s’il ne surveillait pas attentivement les oscillations en apparence paresseuses. Il y avait aussi autre chose, qui était particulier à la Lune : les lents mouvements de cette masse suspendue. Avec cette pesanteur, un pendule mettait deux fois et demie plus de temps que sur la Terre pour accomplir son parcours. Et cela semblait toujours anormal, sauf pour un homme qui était né sur le satellite.

Maintenant le second caisson était amené au-dessus du premier et accolé à celui-ci. Ils furent assujettis l’un à l’autre et une fois de plus Lawrence donna l’ordre de descendre le tout.

La résistance de la poussière augmentait, mais l’énorme tube continuait à s’enfoncer doucement sous l’effet de son propre poids.

— Huit mètres, dit Lawrence. Ce qui signifie que nous avons fait plus de la moitié du chemin. Envoyez la section numéro 3.

Celle-ci posée, il n’en resterait plus qu’une à mettre, et l’Ingénieur en Chef en avait fait amener encore une autre en supplément, pour le cas où on en aurait besoin. Il se méfiait en effet beaucoup de la faculté qu’avait la mer de poussière d’avaler le matériel qu’on laissait échapper. Jusque-là on n’avait perdu que quelques écrous et quelques boulons, mais si un caisson se détachait du crochet de la grue, il disparaîtrait en un instant. Et même s’il ne s’enfonçait pas très vite – ce qui serait le cas s’il tombait sur le côté – il serait néanmoins impossible de le récupérer. Car ils n’auraient pas de temps à gaspiller pour sauver leur propre matériel de sauvetage.

Le caisson numéro 3 fut posé sans encombre. Le tout s’enfonça avec une grande lenteur, mais s’enfonça. Dans quelques minutes, si tout allait bien, ils toucheraient le toit du bateau.

— Nous sommes à douze mètres de profondeur, annonça Lawrence aux passagers. Nous ne sommes donc maintenant qu’à trois mètres au-dessus de vous. D’un moment à l’autre vous allez pouvoir entendre le choc.

Ils l’entendirent en effet peu après, et ce fut un bruit extraordinairement rassurant.

Plus de dix minutes plus tôt, Hansteen avait noté la vibration du tuyau d’oxygène à l’intérieur de la cabine tandis-que le caisson descendait. La vibration cessait quand il s’arrêtait et reprenait quand il se remettait en mouvement.

Cette vibration venait de recommencer, accompagnée cette fois d’une très légère chute de poussière venue du plafond. Les deux tuyaux à air, maintenant, ne faisaient saillie que d’une vingtaine de centimètres au-dessus des points où le toit avait été percé, et on avait rendu hermétiques ces points d’entrée au moyen du ciment extra-rapide qui faisait partie de l’équipement d’urgence dans tous les vaisseaux de l’espace. Ce ciment semblait s’être un peu effrité. Mais cette impalpable pluie de poussière était beaucoup trop légère pour inspirer de la crainte. Néanmoins Hansteen jugea bon de signaler la chose au capitaine qui ne l’avait peut-être pas remarquée.

— C’est curieux, dit Pat en regardant le plafond. Ce ciment devrait tenir, même s’il y a une vibration dans le tuyau.

Il monta sur un fauteuil et examina le tube à air plus attentivement. Il ne vit rien, et au bout d’un moment redescendit. Il semblait perplexe et soucieux. Il était même plus soucieux encore qu’il n’en avait l’air.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Hansteen.

Le Commodore avait appris à connaître suffisamment Pat pour lire sur son visage comme dans un livre ouvert.

— Ce tuyau a remonté légèrement dans le toit, dit-il. Il doit y avoir là-haut quelqu’un qui ne s’est pas montré très soigneux. Il y a un décalage d’au moins un centimètre depuis que j’ai mis le ciment.

Pat Harris s’interrompit. Puis il dit soudain :

— Oh ! Mon Dieu ! Pourvu que cela ne vienne pas de nous ! Peut-être est-ce nous qui nous enfonçons encore !

— Et si c’était le cas ? demanda avec calme le Commodore. Le fait que la poussière continue à se tasser au-dessous de nous sous notre poids n’implique pas que nous soyons en danger. A en juger d’après ce tuyau, nous ne nous sommes enfoncés que d’un centimètre en vingt-quatre heures. Et ils ont la possibilité de faire descendre un peu plus le tube si c’était nécessaire.

Pat se sentit un peu honteux de s’être alarmé et se mit à rire.

— Naturellement… Votre réponse est la bonne. J’aurais dû y penser plus tôt. Nous n’avons probablement jamais cessé de nous enfoncer avec une lenteur extrême. Mais il a fallu ce tube pour que nous nous en apercevions. Je pense toutefois qu’il est bon de signaler la chose à Mr Lawrence. Elle peut affecter ses calculs.

Pat se dirigea vers l’avant de la cabine. Mais il ne devait pas y parvenir…

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