– LE COMTE DE RHUNE, seigneur breton
– PIERRE DE KERSAC, lieutenant des gardes du comte de Rhune
– LUC DE KERLEVAN, YVES DE BOISROSÉ, nobles bretons de la suite du comte de Rhune
– JACQUES DE VALDEROSE, ÉTIENNE DE LOURNYE, pages attachés au service du comte
– JEANNE DE PENTHIÈVRE, comtesse de Blois et duchesse de Bretagne
– LA COMTESSE ISAURE DE RHUNE
– SUZANNE D’ÉGLOU, cousine de la comtesse Isaure
– SEIGNEURS BRETONS, parmi lesquels BERTRAND DU GUESCLIN
– Soldats et gardes.
La scène se déroule en l’an 1347, dans la salle des gardes d'un manoir breton au XIVe siècle. Grands sièges de bois, tables, armes diverses, dépouilles d'animaux, objets de chasse sur les murailles.
On aperçoit la salle en perspective avec des fenêtres dans le fond. Au premier plan, portes à droite et à gauche.
LUC DE KERLEVAN, Luc de Kerlevan, grand, maigre, aux traits accentués, joue aux dés avec Yves de Boisrosé.
YVES DE BOISROSÉ, gros, est étranglé dans un uniforme et porte à tout instant à sa bouche une cruche de vin posée sur la table à café de lui.
Verres sur la table.
JACQUES DE VALDEROSE, âgé de dix-huit ou dix-neuf ans, est seul debout au milieu de la salle et s’exerce avec une épée de combat.
ÉTIENNE DE LOURNYE, du même âge que Jacques de Valderose, il est adossé au mur et regarde jouer Luc de Kerlevan et Yves de Boirosé.
JACQUES DE VALDEROSE
Kerlevan, viens ici ; nous allons faire assaut,
Je parie un baiser de ma mie.
LUC DE KERLEVAN, riant.
Ah ! bien sot
Qui s’y laisserait prendre ; où diable loge-t-elle ?
Tu l’as donc, si ce n’est qu’une pauvre mortelle,
Cachée en quelque puits, menée en quelque tour ?
Car je n’en sais pas une au pays alentour.
Boisrosé et Lournye se mettent à rire.
JACQUES DE VALDEROSE
Excepté toutefois notre belle maîtresse.
LUC DE KERLEVAN
Chut !... Elle est au-dessus et de notre tendresse
Et de notre pensée !
JACQUES DE VALDEROSE
Et Suzanne d’Églou,
Sa cousine ?
LUC DE KERLEVAN
As-tu donc le cou tellement long
Que tu veuilles le faire abattre avec la hache ?
Tais-toi.
JACQUES DE VALDEROSE, irrité.
Moi, je n’ai rien dans l’esprit que je cache,
J’ai le cœur assez grand pour aspirer à tout,
Assez haut pour ne rien craindre.
LUC DE KERLEVAN
Tu n’es qu’un fou.
JACQUES DE VALDEROSE
Allons, viens ; je parie un baiser de ma dame ;
Et si je perds, eh bien ! par le Christ et mon âme,
Je te paierai ma dette avant qu’il soit un an !
LUC DE KERLEVAN
Tiens, laisse-moi jouer.
JACQUES DE VALDEROSE
Ah ! tu crains, Kerlevan !
LUC DE KERLEVAN
Je crains que ta beauté soit vieille, borgne ou louche !
JACQUES DE VALDEROSE
Par le ciel, tu seras baisé de telle bouche
Que tu t’en vanteras le reste de tes jours !
LUC DE KERLEVAN
Toi, tu seras baisé par le bec des vautours !
JACQUES DE VALDEROSE
As-tu peur ? As-tu peur ?
LUC DE KERLEVAN, se levant.
Eh bien ! soit, mais prends garde,
Je te malmènerai, Jacques.
Boisrosé et Lournye s’approchent pour voir.
JACQUES DE VALDEROSE
Qu’on nous regarde.
YVES DE BOISROSÉ, riant en faisant danser son ventre.
Son épée est, ma foi, plus haute que son front.
Çà, lequel soutient l’autre ?
JACQUES DE VALDEROSE
Oh ! toi, l’homme tout rond,
Je te défie après.
YVES DE BOISROSÉ, riant.
Tu n’y tiendras plus guère !
Mon gros ventre est sorti sans trou de tant de guerres
Qu’on ne le crève pas.
Jacques de Valderose porte à Kerlevan plusieurs bottes sans pouvoir l’atteindre. Celui-ci, d’un revers de son épée, désarme le page et jette sa toque à dix mètres de lui, puis pose son arme tranquillement contre le mur.
YVES DE BOISROSÉ
C’est pour toi, cette fois ;
Kerlevan la veut jeune avec un frais minois.
ÉTIENNE DE LOURNYE, ramassant la toque de son camarade.
Il aurait pu du coup te fendre la cervelle.
LES MÊMES, plus PIERRE DE KERSAC
PIERRE DE KERSAC, entrant vivement.
Messieurs, je vous apporte une triste nouvelle :
Le duc est prisonnier !
LUC DE KERLEVAN
Charles de Blois ?
PIERRE DE KERSAC
Montfort
L’emporte, et son soutien, l’Anglais, est le plus fort.
Il est maître partout, la Bretagne est sa proie :
Et Jeanne de Montfort, ravie en grande joie,
Jusqu’à la nuit venue, au seuil de son palais,
Sur la bouche baisa les chevaliers anglais !...
LUC DE KERLEVAN
Si l’Anglais règne ici, ce sera son ouvrage.
JACQUES DE VALDEROSE
Elle est brave du moins.
LUC DE KERLEVAN
Qu’importe le courage ?
Elle ouvrit la Bretagne aux Anglais.
JACQUES DE VALDEROSE
Mais les droits
Paraissent fort douteux entre Montfort et Blois.
LUC DE KERLEVAN
Mais Montfort c’est l’Anglais, Charles de Blois la France.
JACQUES DE VALDEROSE, à Kersac.
Tout est perdu ?
PIERRE DE KERSAC
Jamais on ne perd l’espérance !
Car Jeanne de Penthièvre appelle auprès de soi
Tout Français et Breton resté fidèle au Roi ;
Elle est fière et hardie autant que sa rivale.
Pour ceux qui n’ont point peur la fortune est égale.
Soyons les plus vaillants si les droits sont douteux.
Or, les chefs à présent sont partis tous les deux.
Blois prisonnier, Monfort tué par la Bastille.
La Bretagne est l’enjeu des femmes.
ÉTIENNE DE LOURNYE
On la pille,
On l’écrase, on la tue.
LUC DE KERLEVAN
Eh bien ! tant mieux pour nous,
Car je voudrais qu’on eût du sang jusqu’aux genoux !
Il laisse, ce sang-là, dans la terre inféconde
La haine des Anglais acharnée et profonde.
ÉTIENNE DE LOURNYE
Et nous ? Qu’allons-nous faire ?
LUC DE KERLEVAN
Espérons bien au moins
Ne pas rester ici d’inutiles témoins.
PIERRE DE KERSAC
Hélas, vous vous trompez, nous resterons encore
Comme garde laissée à la comtesse Isaure ;
Car le comte est parti tout à l’heure, emmenant
Tout son monde, soldat et gueux, noble et manant.
Ah ! le comte de Rhune est loyal et fidèle ;
Mais j’ai peur de sa femme, elle est fourbe.
JACQUES DE VALDEROSE
Et bien belle !
PIERRE DE KERSAC
On ne comprend jamais ce qu’elle a dans l’esprit,
Car son front est méchant quand sa bouche sourit.
JACQUES DE VALDEROSE
Elle a des yeux ainsi qu’on rêve ceux des anges.
HUGUES DE KERSAC
Mais on y voit passer des lumières étranges
Comme des feux d’Enfer.
JACQUES DE VALDEROSE
Elle est bien belle.
LUC DE KERLEVAN, sévèrement à Valderose.
Elle est
Notre maîtresse.
PIERRE DE KERSAC
Moi, je pense qu’elle hait
Quelqu’un obstinément.
JACQUES DE VALDEROSE
Ou peut-être qu’elle aime.
LES MÊMES, LA COMTESSE et SUZANNE D’ÉGLOU
LA COMTESSE
Messieurs, je vous salue, ayant voulu moi-même
Voir tous les défenseurs demeurés avec moi ;
Car le comte est parti joindre le camp du Roi.
Nous restons seuls avec quatre-vingts hommes d’armes ;
Mais votre grand courage empêche mes alarmes.
Elle s’assied sur un fauteuil que lui présente Kersac. Suzanne d’Eglou s’appuie au dossier.
Que faites-vous ici du matin jusqu’au soir ?
Vous maniez les dés, vous jouez blanc ou noir ?
YVES DE BOISROSÉ
Non, madame, nos mains sont souvent occupées
A manier les pieux et les lourdes épées,
Pour n’être point trop gros quand Monseigneur le Roi
Nous enverra là-bas, où l’on meurt. Et, ma foi,
Pour notre noble maître et pour notre maîtresse,
Après avoir fendu quelque face traîtresse
D’Anglais, j’irais au ciel sans grand chagrin.
LA COMTESSE, souriant.
Merci.
Après un instant d’hésitation.
Vous, monsieur de Kersac, aimeriez-vous aussi
Mourir en combattant les Anglais ?
PIERRE DE KERSAC
Oui, madame.
LA COMTESSE
Vous, Luc de Kerlevan ?
LUC DE KERLEVAN
Certes, je n’ai qu’une âme,
Mais je la donnerais pour n’en plus voir un seul ;
Et, lorsque je serai roulé dans mon linceul,
S’il en vient par hasard à passer sur ma tombe,
Mes os tressailliront d’une douleur profonde.
LA COMTESSE
Vous êtes brave, exempt de toute trahison ;
Le comte me l’a dit, monsieur.
LUC DE KERLEVAN
Il eut raison.
LA COMTESSE, à Valderose.
Et vous, aimeriez-vous une mort renommée ?
JACQUES DE VALDEROSE
Moi, je voudrais mourir pour une femme aimée.
LA COMTESSE, riant.
Vraiment ! vous n’avez point trop de barbe au menton,
Vous êtes jeune encor pour parler sur ce ton.
Vous, Lournye ? écoutons un peu messieurs les pages.
LUC DE KERLEVAN
Chaque vie est un livre. Il faut qu’à toutes pages
On écrive des faits. Je voudrais que pour moi
On pût lire : « Il mourut fidèle dans sa foi
Qu’il donna sans retour à sa première amie,
D’honneur intact, n’ayant laissé nulle infamie. »
LA COMTESSE
Très bien. Ainsi, l’Amour vous occupe à ce point !
Vous en parlez sans gêne et ne vous doutez point
De ce que c’est.
JACQUES DE VALDEROSE
Ah ! si, je crois bien le comprendre.
ÉTIENNE DE LOURNYE
Moi, j’en suis sûr.
LA COMTESSE, riant.
Messieurs, vous avez le cœur tendre,
Et vous êtes charmants. Pour m’amuser un peu,
Parlez-moi de l’Amour, mais surtout avec feu.
ÉTIENNE DE LOURNYE
N’avoir qu’un être à deux, qu’un cœur et qu’une vie,
Qu’une faim, qu’une soif, qu’un besoin, qu’une envie,
Être ensemble, mêlés l’un à l’autre, et chacun
Différent. Se savoir deux et ne faire qu’un.
Sentir son âme en vous, que la vôtre vous quitte
Dans ces profonds regards d’amour où l’âme habite ;
Haleter sous l’ardent bonheur qui vous emplit ;
Ne plus penser, et vivre en un immense oubli
De tout, l’un prés de l’autre, émus et pleins de fièvres ;
Et se tenir les mains et se baiser les lèvres ;
Et sourire toujours et ne parler jamais.
Ah ! je deviendrais fou, madame, si j’aimais.
LA COMTESSE
C’est fort bien dit. Parlez, maintenant, Valderose.
Comment aimeriez-vous ?
JACQUES DE VALDEROSE
Oh ! moi, c’est autre chose.
J’aurais plus de désirs et plus de passion,
Et toutes les ardeurs de la possession.
Je voudrais être maître en même temps qu’esclave.
Je voudrais un rival, un mari, qu’il fût brave,
Noble et riche, afin d’être à quelqu’un préféré :
D’être le seul aimé, le seul choisi, sacré
Roi par la femme ainsi qu’un prince par le pape.
Alors, ne possédant que l’épée et la cape,
J’aurais plus de triomphe et de richesse au cœur
Que n’en trame à sa suite un conquérant vainqueur.
Car j’aurais tout, son œil, ses cheveux et sa bouche,
Et son geste, et sa voix, et son âme farouche.
Je l’envelopperais de longs baisers très doux
Comme d’un voile, et les anges seraient jaloux.
Puis, à l’heure où descend la nuit sombre,
Dieu même m’envierait quelquefois dans son bonheur suprême.
LA COMTESSE, se lève et, allant lentement vers la porte.
Enfants, vous vous trompez : ce n’est point tout cela.
Elle revient tout à coup riant.
Vous, monsieur de Kersac ?
PIERRE DE KERSAC
Oh ! le cœur que voilà,
Madame, a maintenant trop porté la cuirasse ;
Il est mort là-dessous ; quoiqu’il garde la trace,
Comme une cicatrice au front d’un trépassé,
D’un amour douloureux qui l’a jadis blessé.
LA COMTESSE
Tiens, dites-moi cela ?
PIERRE DE KERSAC
Toujours la même histoire :
J’aimais, je fus payé d’une trahison noire.
La femme qui m’avait tout son amour promis
Prit un amant parmi nos pires ennemis,
Puis l’épousa, s’étant de cœur prostituée.
Mais moi, lorsque je sus cela, je l’ai tuée.
LA COMTESSE, avec indignation
C’est infâme.
PIERRE DE KERSAC, avec hauteur.
Aujourd’hui je le ferais encor,
Certes, car on est moins méprisable étant mort.
Une tombe vaut mieux qu’une vie infidèle,
Et l’honneur est plus grand qu’une femme n’est belle.
LA COMTESSE
Peut-être sont-ce là de nobles sentiments,
Mais qui conviennent mieux aux maris qu’aux amants.
Vous, Boisrosé ?
YVES DE BOISROSÉ, embarrassé et se grattant le nez.
Ma foi... Je ne sais trop... madame,
C’est... comme un petit doigt... qui vous chatouille l’âme
Et la lèvre... et vous rend aussi gai qu’un pinson,
Ou bien vous met au corps un drôle de frisson,
Qui fait qu’on ne dort plus la nuit, et qu’on peut vivre
Sans manger, qu’on devient jaune comme du cuivre,
Qu’on a des maux de tête et des maux d’estomac,
Comme aux balancements des flots ou d’un hamac.
Mais j’ai trouvé remède à guérir cette fièvre,
C’est de boire au matin un grand coup de genièvre,
Sans quoi l’on deviendrait maigre comme un compas.
LA COMTESSE
Vous, Luc de Kerlevan ?
LUC DE KERLEVAN
Oh ! moi, je ne sais pas.
LA COMTESSE ; PIERRE DE KERSAC ; LUC DE KERLEVAN ; YVES DE BOISROSÉ ; JACQUES DE VALDEROSE ; ÉTIENNE DE LOURNYE ; SUZANNE D’ÉGLOU ; UN SOLDAT conduit par DEUX GARDES.
PIERRE DE KERSAC
Quel est cet homme ?
UN GARDE
C’est un des soldats du comte.
PIERRE DE KERSAC
Comment est-il ici ?
LE SOLDAT
J’ai fui.
LUC DE KERLEVAN
C’est une honte !
LE SOLDAT
Le comte est mort.
PIERRE DE KERSAC
Quoi ! mort ? Que dis-tu ?
LA COMTESSE
Mon mari ?
LE SOLDAT
Oui, madame.
PIERRE DE KERSAC
Comment ? Mais parle.
LE SOLDAT
Il a péri
En combattant.
LUC DE KERLEVAN, le prenant au collet.
Mais toi ?
PIERRE DE KERSAC, le dégageant.
Laisse parler ce lièvre.
LE SOLDAT
On nous dit en partant que Jeanne de Penthièvre
Était dans Nantes avec deux mille hommes en tout.
C’était faux, les Anglais avaient monté leur coup.
Nous allions la rejoindre. Étant en avant-garde,
Un soldat, mon voisin, nous dit : « Plus je regarde,
Et plus ce bois remue et semble s’approcher,
Il ne fait pas de vent, et je vois se pencher
Les branches ; on dirait qu’il souffle une tempête. »
Chacun se mit à rire, et l’on trouvait fort bête
Ce soldat. Mais, soudain, tout le bois disparaît
Et l’on voit s’agiter alors une forêt
De piques, de cimiers anglais, et d’arbalètes
Qui font pleuvoir les traits et la mort sur nos têtes.
Chacun s’enfuit ; le comte est seul resté debout.
Blessé, perdant son sang, mais luttant jusqu’au bout.
Il garda son épée et ne voulut la rendre
A personne, criant : « Allons, venez la prendre ;
Par la pointe, messieurs, je vous la donnerai. »
Puis il tomba, le corps grandement perforé
D’un coup dont un Anglais l’atteignit par derrière.
LUC DE KERLEVAN
Et vous avez tous fui, lâches !
LE SOLDAT
La troupe entière
S’est dispersée à tous les coins de l’horizon.
LUC DE KERLEVAN
Kersac, point de pitié pour ces gueux. Ils vous ont,
Pour aller au combat, des pattes de tortue,
Et des jambes de cerf pour s’enfuir. On les tue
Comme des chiens. L’exemple est utile en ce temps.
Nous avons des fuyards au lieu de combattants,
Et l’Anglais va venir. Qu’on apporte une corde.
LE SOLDAT, tendant les mains vers la comtesse.
Oh ! grâce !
LA COMTESSE
Ayons au cœur plus de miséricorde.
Elle prend la cruche de vin et en présente elle-même un verre au soldat, qui le boit. Puis elle lui fait signe de sortir ; il s’en va avec les gardes.
Certes, mon âme est forte et sait tout endurer,
Mais je sens que mes yeux ont besoin de pleurer.
Quand on est femme, on a toujours cette faiblesse
De pleurer aussitôt que le malheur vous blesse :
C’est vrai. Mais nous avons cette fierté du moins
De ne jamais montrer nos pleurs à des témoins.
Allez, messieurs.
Ils sortent tous en s’inclinant.
LA COMTESSE ; SUZANNE D’ÉGLOU.
LA COMTESSE
Je puis enfin rire à mon aise !
Ah ! comme j’ai joué leur naïveté niaise !
Comme une femme est forte et vaut mieux qu’un soldat
Comme la ruse est grande à côté du combat !
C’est de moi qu’est venu ce que tu viens d’entendre.
C’est un piège profond que mes mains ont su tendre.
Écoute... je me fie à ta fidélité ;
Le comte est bien vivant : voilà la vérité.
Mais, en le disant mort, je deviens la maîtresse,
Et je garde les clefs de cette forteresse
Pour celui que j’attends et que j’aime, celui
Dont le nom comme un feu dans mon souvenir luit,
L’Anglais Gautier Romas !
SUZANNE D’ÉGLOU
Qu’as-tu fait là, cousine ?
Tu ne redoutes point la colère divine
Qui punit le parjure et l’infidélité ?
LA COMTESSE
Eh ! que veux-tu ? Pendant longtemps j’ai résisté,
Mais l’amour m’a saisie, a tordu ma pensée,
Comme un lutteur tombé je me sens terrassée.
SUZANNE D’ÉGLOU
Oh ! c’est très mal, cousine.
LA COMTESSE
Ah ! c’est mal. Et pourquoi ?
Avant de l’épouser, j’avais donné ma foi.
Mon père m’a jetée à lui ; lui, vieux, m’a prise,
Comme un objet quelconque et presque par surprise
Et parce qu’avec moi j’apportais un cadeau
Royal, trois grands châteaux et ma jeunesse en dot !
Moi, j’avais peur de lui, j’avais peur de mon père,
Je n’osai dire « non », mais est-ce qu’il espère
Qu’on est maître d’un cœur et qu’on prend un esprit
A cheval et l’épée au flanc comme il me prit,
De même qu’un butin qu’on rapporte ?
SUZANNE D’ÉGLOU
Oh ! prends garde...
Mais, ce soldat qui t’a servi, si quelque garde,
L’enivrant, apprenait par lui ta trahison ?
Un peu de vin suffit pour perdre la raison.
LA COMTESSE, montrant la cruche de vin.
Un peu de vin suffit pour perdre la mémoire,
Et je verse l’oubli lorsque je verse à boire.
Il est mort !
SUZANNE D’ÉGLOU
Ton mari, tu le hais. Mais, sinon
Pour lui, pitié du moins pour son nom.
LA COMTESSE
Quoi, son nom ?
Qui connaît hors d’ici sa splendeur dérisoire ?
C’est moi qui lui ferai sa place dans l’Histoire.
SUZANNE D’ÉGLOU
Oui, cousine, c’est vrai, mais par la trahison.
LA COMTESSE
Trahir ! Qui donc trahit dans cette guerre ? Ils ont
Tous trahi ! Jean de France et duc de Normandie
Livra-t-il pas Montfort au Roi par perfidie ?
Et Landerneau ? Guingamp ? Henry de Spinefort,
Traître, a-t-il ouvert Hennebont à Montfort ?
Livra-t-on pas Jugon pour cent deniers de rentes ?
Mais ils ont tous trahi de façons différentes !
L’évêque de Léon ? Laval ? et Malestroit ?
Et d’Harcourt ? Et Clisson, que fit périr le Roi
Par le bras du bourreau ? Cependant, leur mémoire
Est encor respectée et brillante de gloire.
Trahir ?... Ah ! j’ai trahi celui seul que j’aimais,
L’Anglais Gautier Romas, et je veux désormais
Lui demeurer fidèle et lui livrer le comte.
La vengeance est permise et n’est point une honte.
Entre les deux, mon cœur n’eut pas droit de choisir ;
J’étais à lui ; mais l’autre est venu me saisir.
Aujourd’hui, je me rends à mon bien-aimé maître.
Quand on a de l’audace, on cesse d’être un traître !
SUZANNE D’ÉGLOU
Malgré l’audace, on est infidèle et trompeur ;
Puis je t’aime, cousine, et je sens que j’ai peur.
J’ai peur de tout, de moi, de nous, d’un mot, d’un geste.
Un regard qu’on échange, un rien, tout est funeste
Quand on cache en son cœur un périlleux secret.
Un soupçon peut venir.
LA COMTESSE
Qui me soupçonnerait ?
SUZANNE D’ÉGLOU
Si l’on apprend soudain que le comte est à Nantes ?
LA COMTESSE
Qui pourrait en trouver la nouvelle étonnante ?
La ruse est bien ourdie, elle vient du Montfort
Qui voulait s’en servir pour entrer dans ce fort.
SUZANNE D’ÉGLOU
Mais si le comte, enfin, sait sa mort répandue
Avant qu’à ton Anglais ta porte soit rendue,
Pour garder son château, sans doute il reviendra.
Alors, que feras-tu ?...
LA COMTESSE
Rien. Quelqu’un m’aimera.
SUZANNE D’ÉGLOU
Un autre amant ?
LA COMTESSE
Tout homme appartient à la femme.
C’est notre esclave-né, soumis de corps et d’âme.
Ou qu’il soit notre époux bu qu’il soit notre amant,
C’est un jouet d’amour ou terrible ou charmant.
Le Ciel nous l’abandonne. Il reçut en partage
Ce mépris de la mort qu’on appelle courage,
La faiblesse du cœur et la force du bras,
Cette audace qui fait les immenses combats,
Les muscles vigoureux qui supportent les armes ;
Mais nous avons pour nous la puissance des charmes,
L’amour ! et par cela l’homme nous fut livré.
Fauchons ses volontés comme l’herbe d’un pré ;
Tendons nos yeux sur lui comme un filet perfide ;
Avec des mots d’espoir courbons son cœur rigide ;
Poursuivons-le sans cesse, et, quand nous l’avons pris,
Faisons comme le chat qui tient une souris,
Jouons et gardons-le. Dans un péril extrême,
Ayons toujours dans l’ombre un homme qui nous aime.
Il nous importe peu qu’il soit charmant ou laid ;
Il nous importe peu qu’il soit duc ou valet ;
Mais qu’il nous aime assez.
SUZANNE D’ÉGLOU
Quoi ! tu veux un complice ?
LA COMTESSE
Non, un esclave prêt à tout, jusqu’au supplice,
A commettre tout crime, à trahir toute foi,
A mourir, s’il le faut, sur un regard de moi.
SUZANNE D’ÉGLOU
Mais qui ce sera-t-il ?
LA COMTESSE
Je cherchais tout à l’heure.
SUZANNE D’ÉGLOU
Où donc ?
LA COMTESSE
Ici ; j’ai vu que mon sourire effleure,
Sans les faire vibrer, tous ces grossiers soudards.
Ni tumulte en leur cœur, ni feu dans leurs regards.
La foi stupide, seule, en leur poitrine habite,
Et sous aucun amour leur âme ne palpite.
Ils sont finis, ils sont trop bêtes et trop vieux ;
Et, quoique des enfants, les pages valent mieux.
SUZANNE D’ÉGLOU, se mettant à genoux et prenant les mains de la comtesse.
Oh ! cousine, je te supplie et je t’implore,
Oh ! ne fais point cela, puisqu’il est temps encore ;
C’est pour toi que je pleure et pour toi que je crains,
Car je t’aime, toi seule.
LA COMTESSE, la relevant.
Allons, plus de chagrins,
Et lève-toi !
LES MÊMES. JACQUES DE VALDEROSE entre brusquement, puis s’arrête tout à coup en apercevant la comtesse et Suzanne d’Églou.
JACQUES DE VALDEROSE, se retirant.
Pardon.
LA COMTESSE, lui faisant signe d’approcher.
Mais entrez. J’imagine
Que vous n’avez point peur de ma belle cousine.
Moi, quand j’ai le cœur plein de pensers affligeants,
J’aime ouïr prés de moi causer des jeunes gens.
Causez tous deux, et si mon air morne vous gêne,
Ne me regardez point, j’écoute et me promène.
SUZANNE D’ÉGLOU, suppliante.
Oh ! reste !
LA COMTESSE, s’éloignant.
Envoyez-moi vos rêves étourdis.
La douleur est muette à mon âge, tandis
Qu’au vôtre on a toujours quelque folie à dire.
Jetez sur ma pensée un peu de votre rire ;
Et faites que je sente en mon cœur attristé
Descendre à votre choix un rayon de gaieté.
Elle va dans l’embrasure d’une fenêtre et regarde tantôt les jeunes gens, tantôt en dehors.
JACQUES DE VALDEROSE, à Suzanne d’Églou.
Le ciel me soit en aide. Et que Dieu vous bénisse,
Mademoiselle. II m’est en ce jour bien propice,
Et je lui veux ce soir rendre grâce à genoux
De ce qu’il m’est permis de rester près de vous,
C’est le plus grand ,bonheur où je puisse prétendre.
SUZANNE D’ÉGLOU
Monsieur, je ne suis point d’humeur à vous entendre ;
Gardez tous vos propos aimables ou joyeux.
J’ai l’amertume au cœur et des larmes aux yeux.
JACQUES DE VALDEROSE
Hélas ! vous n’êtes point plus triste que moi-même.
Mais, prés des déplaisirs, le ciel bienfaisant sème
Les consolations, et le chagrin que j’ai
Rien qu’en vous approchant me parait soulagé.
SUZANNE D’ÉGLOU
Le mien n’est point de ceux qu’un compliment allège.
JACQUES DE VALDEROSE
Le malheur prés de vous fond comme de la neige,
Car l’œil clair d’une femme est le soleil des cœurs.
SUZANNE D’ÉGLOU
En cet instant, monsieur, votre place est ailleurs.
JACQUES DE VALDEROSE
Je ne sais qu’une place, et c’est la seule bonne :
Celle qu’à ses côtés une femme nous donne.
SUZANNE D’ÉGLOU
J’en sais d’autres encore, et ce n’est point ici.
L’amitié d’une femme est un moindre souci
Pour un cœur noble et fort que l’amour de la France.
JACQUES DE VALDEROSE
Quand l’amour du pays est une âpre souffrance,
Que le fer le ravage et que la flamme y luit,
Et que l’on n’y peut rien que de pleurer sur lui,
L’amitié d’une femme un instant nous console.
SUZANNE D’ÉGLOU
L’homme qui s’y repose a l’âme vile et molle
Et trouve son plaisir plus cher que son devoir.
LA COMTESSE, JACQUES DE VALDEROSE
Le théâtre représente une salle du château de Rhune qui sert d’oratoire à la Comtesse. Sorte de chapelle à gauche. Portes des deux cités de la scène ; fenêtres au fond.
Valderose est aux genoux de la Comtesse assise dans un fauteuil et tient une main dans les siennes en la regardant avec amour.
JACQUES DE VALDEROSE
Oh ! je voudrais rester ainsi ma vie entière.
Vous m’aimez ! c’est donc vrai ! vous, ma maîtresse altière,
Puissante et noble, à l’œil sévère et redouté ;
Vous dont je contemplais la sereine beauté
Ainsi que l’on regarde une étoile lointaine ;
Vous dont je redoutais la parole hautaine.
LA COMTESSE
Savez-vous maintenant ce que c’est que l’amour ?
JACQUES DE VALDEROSE
On ne le sait jamais, on l’apprend chaque jour.
LA COMTESSE
Comment l’apprenez-vous ?
JACQUES DE VALDEROSE
En vous voyant sans cesse.
LA COMTESSE
Et cela vous suffit ?
JACQUES DE VALDEROSE
C’est trop pour ma bassesse.
LA COMTESSE
L’amour ne connaît point bassesse ni grandeur.
S’aimer, c’est être égal.
JACQUES DE VALDEROSE
Je vous aime.
LA COMTESSE
Candeur
D’enfant ; un mot n’est rien ; mais l’amour est immense,
Qu’est-ce que c’est ?
JACQUES DE VALDEROSE
Le ciel espéré qui commence.
Un bonheur si parfait qu’on ne le comprend point.
LA COMTESSE
Non, ce n’est pas cela, qu’est-ce donc ?
JACQUES DE VALDEROSE
Un besoin
De tenir dans ma main votre main qui la touche,
De respirer l’air pur qui vient de votre bouche,
D’écouter votre robe en vous voyant passer,
De sentir tout à coup votre œil me caresser,
M’emplissant de chaleurs et de clartés d’aurore,
Superbe et doux, tout noir de choses que j’ignore,
Que je voudrais comprendre et que je crains un peu.
LA COMTESSE
Non. Ce n’est point cela. Qu’est-ce que c’est ?
JACQUES DE VALDEROSE
Un feu
Qui change la poitrine en un brasier de forge,
Un volcan de baisers qui montent à la gorge
Prêts à jaillir.
LA COMTESSE
Non.
JACQUES DE VALDEROSE
C’est l’âme du bonheur.
LA COMTESSE
Non.
JACQUES DE VALDEROSE
C’est l’infini qui s’ouvre ainsi qu’un horizon.
LA COMTESSE
Non. C’est le dévouement sublime et la souffrance ;
Le moment de la vie où finit l’espérance.
On aime, c’est assez. Aimer, c’est l’abandon
Complet de soi, l’entier sacrifice, le don
De son corps, de son sang, de son cœur, de son être,
De tout rêve, de tout désir qui nous pénètre,
Et de l’honneur humain pour un autre plus grand :
Un besoin de donner plus encor qu’on ne prend,
De vivre l’un pour l’autre et de mourir de même ;
Comprenez-vous cela ? Mourir pour qui l’on aime !
JACQUES DE VALDEROSE
Je ne vois, je ne sens, je ne comprends enfin
Que ceci : « Je vous aime. » Ô maîtresse, j’ai faim
De votre voix, j’ai soif de vos regards ; j’adore
Votre être tout entier. Je vous aime. J’ignore,
Je méprise, je hais tout ce qui n’est pas vous.
Oui, je voudrais mourir d’amour à vos genoux.
LA COMTESSE, impatientée.
Oh ! que tu comprends mal l’amour, enfant timide !
Tu parles de tendresse avec ton œil humide
Et des roucoulements d’oisel. Qu’est tout cela
Près de l’emportement terrible que j’ai là ?
As-tu pendant des nuits senti ta chair se tordre
Et ton corps sangloter, et la rage te mordre
A la gorge, et sonner dans ton sein, comme un glas,
Le dégoût d’un passé qui ne s’efface pas.
Dans ton cœur déchiré que le désir affame
As-tu jamais songé que, moi, je fus la femme
D’un autre, qu’il m’aima d’amour, qu’il me fut cher,
Et qu’on n’arrache pas ses baisers de ma chair,
Que l’âme comme un corps se flétrit aux caresses,
Et qu’elle est moins entière aux secondes tendresses.
Es-tu jaloux ?
JACQUES DE VALDEROSE
Jaloux de qui ?
LA COMTESSE
De mon passé.
JACQUES DE VALDEROSE
Non, puisque vous m’aimez.
LA COMTESSE
Songe qu’il a laissé
Sa trace dans mon cœur ainsi que sur ma lèvre.
JACQUES DE VALDEROSE
Taisez-vous ; chaque mot me brûle d’une fièvre
Atroce, je ne veux rien savoir.
LA COMTESSE
Me crois-tu,
Enfant faible et craintif, de si courte vertu
Que je cède au premier empressement d’un homme,
Ainsi qu’au son du cor une ville qu’on somme ?
Pour entrer dans la place, il faut être vainqueur,
Il faut avoir souffert pour entrer dans mon cœur.
Mieux qu’une forteresse on doit savoir me prendre,
L’assaut est périlleux, car, avant de me rendre,
Je te ferai verser des larmes et-du sang.
JACQUES DE VALDEROSE
Pourtant, je ne vois point de péril si pressant
Qui me force à subir une pareille épreuve.
LA COMTESSE
Mais si le roi Philippe apprend que je suis veuve,
Moi qui tiens trois châteaux de France en mon giron,
Alors, il m’enverra quelque puissant baron,
Pour accomplir du Roi la volonté jalouse
Il faudra bien, mon pauvre enfant, que je l’épouse.
Que ferez-vous alors ?
JACQUES DE VALDEROSE, avec violence.
Je le tuerai.
LA COMTESSE le baise au front brusquement avec un cri de joie.
Je t’aime.
Elle s’enfuit précipitamment par la porte de gauche.
JACQUES DE VALDEROSE, seul.
Oh ! quel coup, j’ai reçu de ce mot-là : baptême
De tendresse infinie ; aurore de ce jour
Où je goûterai tous tes triomphes, Amour !
Du baiser de sa main à celui de sa bouche,
Et d’un « oui » de sa lèvre aux marches de sa couche.
Au-dessus de mon front quel génie arrêté
Fait donc pleuvoir sur moi cette félicité !
Une femme ! une femme ! Oh ! la chère inconnue
Qu’on attend, dont on voit la nuit la forme nue
Passer, et qu’on poursuit toujours sans la saisir.
Il est secoué par des sanglots.
Tiens, je ne croyais pas qu’on pleurait de désir...
Elle m’aime ! et je vis : et je sais qu’elle m’aime !
Est-ce bien moi ? Pourtant, est-ce bien moi ? le même
Qu’ils traitaient en enfant. Que l’amour m’a grandi !
S’ils avaient entendu ce mot qu’elle m’a dit ?
S’ils le savaient - Kersac, Kerlevan et Lournye ?
Mais non, car ce sont là des choses que l’on nie.
S’ils le savaient pourtant, comme l’on m’envierait !
Il est dur de cacher un semblable secret.
JACQUES DE VALDEROSE ; SUZANNE D’ÉGLOU.
SUZANNE D’ÉGLOU, entrant à droite, l’apercevant.
Ah ! c’est vous ! vous pleurez ? Quelle ambre souffrance
Emplit donc votre cœur ?
JACQUES DE VALDEROSE, très exalté.
Je pleure d’espérance.
SUZANNE D’ÉGLOU
L’espérance de quoi ?
JACQUES DE VALDEROSE
Du bonheur que j’attends.
SUZANNE D’ÉGLOU
On a de faux espoirs, monsieur, de temps en temps.
JACQUES DE VALDEROSE
Non, je touche le mien.
SUZANNE D’ÉGLOU
Le bonheur fuit sans cesse.
JACQUES DE VALDEROSE
Me fuir, comment cela, me fuir ; j’ai sa promesse,
Son aveu, son amour.
SUZANNE D’ÉGLOU, très digne.
De quoi me parlez-vous ?
JACQUES DE VALDEROSE, se calmant.
Mais de mes faux espoirs et de mes songes fous ;
Car je rêve sans fin, et je crois arrivées
Les choses qu’en mes jours de bonheur j’ai rêvées.
SUZANNE D’ÉGLOU, triste.
Au réveil, bien souvent, le songe était trompeur.
Quand il a disparu, c’est dur.
JACQUES DE VALDEROSE
Je n’ai pas peur.
L’espérance que j’ai capturée est de celles
Qui ne s’envolent point, quoique battant des ailes
Dans mon cœur, et chantant comme un oiseau des bois.
SUZANNE D’ÉGLOU
Hélas ! j’ai trop souvent connu sa douce voix ;
Mais que c’est triste après, après, quand rien ne chante !
JACQUES DE VALDEROSE
Vous voulez m’effrayer ; que vous êtes méchante !
SUZANNE D’ÉGLOU, s’animant.
Méchante, non, monsieur, vous ne le croyez point !
Je voudrais... Êtes-vous donc aveugle à ce point
De ne rien deviner et de ne pas comprendre
Que les piéges d’amour sont faciles à tendre ?
Je n’en puis dire plus... pourtant... je le voudrais.
JACQUES DE VALDEROSE, étonné.
De quoi parlez-vous donc ?
SUZANNE D’ÉGLOU, avec autorité.
Je parle de secrets
Que l’on n’aborde point entre gens de notre âge.
Mais je suis la plus jeune et je suis la plus sage,
Ayant le cœur mieux clos et les yeux moins fermés.
JACQUES DE VALDEROSE
Mais j’ai les yeux ouverts.
SUZANNE D’ÉGLOU
Non.
JACQUES DE VALDEROSE
Pourquoi ?
SUZANNE D’ÉGLOU
Vous aimez.
JACQUES DE VALDEROSE
Comment le savez-vous ?
SUZANNE D’ÉGLOU
Qu’importe... Je devine ;
Écoutez-moi ; je sais des ruses qu’on combine.
On cherchera peut-être à gagner votre foi,
A vous faire tourner contre nous et le Roi.
A troubler les cœurs la tendresse est sujette.
Quand elle devient vile un homme la rejette.
Sachez ne point céder votre âme au tentateur,
Ni, pour un peu d’amour, vendre beaucoup d’honneur.
JACQUES DE VALDEROSE
Je suis...
SUZANNE D’ÉGLOU
Souvenez-vous de n’être jamais traître ;
Quel qu’il soit, de servir droitement votre maître ;
De craindre toute femme et de n’y pas songer,
Car son œil est limpide et son cœur mensonger ;
De rester toujours loin de toute vilenie ;
D’être noble d’esprit comme de nom.
JACQUES DE VALDEROSE
Je nie
Qu’aucun amour, jamais, me puisse perdre ainsi.
SUZANNE D’ÉGLOU
Vous le promettez ?
JACQUES DE VALDEROSE
Je le promets.
SUZANNE D’ÉGLOU
Merci. Allez voir maintenant ce qui vient par la plaine,
Et votre cœur battra, non d’amour, mais de haine.
Et cette haine-là, monsieur, c’est le devoir.
JACQUES DE VALDEROSE
Qu’y a-t-il donc ?
SUZANNE D’ÉGLOU
Allez.
JACQUES DE VALDEROSE, sortant gaiement.
Demoiselle, au revoir.
SUZANNE D’ÉGLOU, seule.
Elle reste debout au milieu de l’appartement et pleure.
Coulez, larmes... Avant que vous soyez taries,
Mes cheveux seront blancs et mes lèvres flétries.
Elle se jette à genoux devant le grand Christ en sanglotant et tenant la tête dans ses mains.
Fallait-il justement, mon Dieu, que ce fût lui !
Elle pleure encore.
Sitôt qu’on l’entrevoit, comme le bonheur fuit !
Comme ils sont payés chers, les espoirs qu’il accorde !
Relevant la tête vers le Christ.
Il n’est donc nulle part une Miséricorde
Quand le malheur aveugle a trop broyé quelqu’un ?
Oh ! tes parts ne sont pas égales pour chacun,
Fatalité ; le bras est injuste qui frappe.
Se relevant en chancelant.
Comme je me sens faible et comme tout m’échappe !
LA COMTESSE ; PIERRE DE KERSAC.
La comtesse apparaît subitement à la porte de gauche, pendant que Pierre de Kersac se précipite par celle de droite.
PIERRE DE KERSAC, à la comtesse.
Madame, les Anglais sont autour du château,
Et je crois qu’il l’instant ils vont donner l’assaut.
LA COMTESSE
Faites votre devoir, monsieur.
PIERRE DE KERSAC, avec hauteur.
J’ai l’habitude
De le faire toujours.
LA COMTESSE
Le combat sera rude,
Vous êtes peu nombreux, et je crains fort.
PIERRE DE KERSAC
Nous sommes,
Madame, bien assez, n’étant point de ces hommes
Qui comptent l’ennemi vivant ; dans un combat,
On compte seulement chaque front qu’on abat.
LES MÊMES, plus YVES DE BOISROSÉ avec une barrique sur l’épaule.
YVES DE BOISROSÉ, soufflant.
Me voici.
PIERRE DE KERSAC
Qu’est cela ?
YVES DE BOISROSÉ
Cela, c’est du genièvre.
PIERRE DE KERSAC
Où vas-tu le porter ?
YVES DE BOISROSÉ
Oh ! d’abord à ma lèvre,
Puis à ces bons Anglais que je veux enivrer !
PIERRE DE KERSAC
Es-tu fou ?
YVES DE BOISROSÉ
Pas du tout. Je vais leur préparer
Une boisson très chaude et très saine aux entrailles.
Car, lorsqu’ils auront mis une échelle aux murailles,
Je laisserai monter les hommes jusqu’au bout.
Puis, dés que le premier surgira, tout à coup
J’ôterai le bouchon, leur versant sur la tète
Un fleuve de genièvre.
Se frottant les mains avec joie.
Oh ! cela n’est pas bête,
Vois-tu, car, pénétrant chacun jusqu’à la peau,
J’arroserai du haut en bas leur vil troupeau.
Puis, lorsqu’ouvrant la bouche avec leur nez humide,
Tous ces pots bâilleront sous ma barrique vide,
Espérant qu’il en reste au fond encore un peu,
Ainsi qu’en des blés mûrs j’y bouterai le feu,
Et je verrai couler leur cascade enflammée,
Et je me réjouirai de sentir la fumée
Du genièvre qui brûle et des Anglais rôtis.
PIERRE DE KERSAC, riant.
Ah !... je demande à voir.
YVES DE BOISROSÉ
Allons, je t’avertis
Qu’en gens bien avisés, d’abord nous allons boire
A la santé des gueux.
PIERRE DE KERSAC
Non pas... à leur mémoire.
Ils sortent en riant.
LA COMTESSE ; SUZANNE D’ÉGLOU.
LA COMTESSE, avec une joie folle.
Je l’ai vu ! je l’ai vu de ma chambre. Il est là.
Mon amour à travers l’espace l’appela,
Et l’appel de mon corps l’a fait venir plus vite
Qu’un messager portant une lettre. Maudite
Soit l’épaisseur des murs qui nous sépare encor.
Mais vous allez tomber, remparts, tant il est fort.
Il vous fera courber, comme des fronts d’esclave,
Vils Bretons et trembler de peur, tant il est brave.
On entend à trois reprises différentes l’appel prolongé d’une trompette, puis la voix lointaine d’un héraut qui crie :
« Oyez, au nom de Jean, le comte de Montfort,
A tous chefs et soldats gardant ce château fort,
Moi, Sir Gautier Romas, qui commande une troupe
De mille cavaliers portant archers en croupe,
Ce jour de saint Martin de Tours, vous fais savoir
Qu’ayez à me livrer les clefs de ce manoir ;
Sinon, la place étant par mes gens occupée,
Vous serez tous passés par le fil de l’épée. »
Rire des soldats sur les remparts.
LA COMTESSE
Et moi je sentirai ses lèvres sur mon front
Et comme un fer ardent elles me brûleront.
On entend de nouveau une trompette plus rapprochée qui répond trois fois et une voix qui crie :
« Au nom de Jean de Blois, le seul duc de Bretagne,
A vous, Anglais félons que la honte accompagne,
Moi, Pierre de Kersac, qui commande en ce lieu,
Vous dis qu’avez ici besoin de prier Dieu,
Afin qu’il soit propice à recevoir vos âmes
Lourdes de forfaitures et de crimes infâmes. »
Cris de colère des Anglais dans le lointain. Quand les voix se sont tues, un grand silence.
LA COMTESSE
Voilà qu’on va se battre et qu’un frisson me mord.
Quel silence ! On croirait que tout le monde est mort.
SUZANNE D’ÉGLOU
Quel est donc ce bruit sourd comme un troupeau qui passe ?
LA COMTESSE
Les Anglais.
SUZANNE D’ÉGLOU
On dirait des branches que l’on casse
Et puis des sifflements qui se croisent dans l’air.
LA COMTESSE
Les flèches se brisant sur les cottes de fer.
SUZANNE D’ÉGLOU
Que d’hommes vont mourir !
LA COMTESSE, ironique.
As-tu le cœur si tendre ?
Les trompettes sonnent ; on entend des cris et un grand tumulte.
SUZANNE D’ÉGLOU
Écoutez.
LA COMTESSE
C’est l’assaut, l’assaut. J’ai cru l’entendre.
Oh ! j’ai peur maintenant, j’ai peur pour lui ; les coups
Au sein d’une mêlée ont des caprices fous ;
Et la mort qui s’y rue, ainsi qu’un chien qu’on lâche,
Prend parfois le plus brave à cité du plus lâche.
SUZANNE D’ÉGLOU
Ces cris me font un mal atroce, car j’entends
Hurler chaque blessé plus que les combattants.
LA COMTESSE, se levant impétueusement.
J’y dois aller, cousine, et veiller sur sa tête,
On peut sauver quelqu’un par un bras qu’on arrête.
LES MÊMES ; UN SOLDAT.
LE SOLDAT
Madame, un prisonnier anglais prétend avoir
Un secret à vous dire.
LA COMTESSE
A moi ? Je veux le voir.
Qu’il vienne.
Le prisonnier entre, gardé par deux soldats.
Que sais-tu ?
LE PRISONNIER
Je n’oserais le dire
Qu’à vous.
Les soldats s’éloignent sur un geste de la comtesse.
Je ne sais rien, mais vous le pourrez lire.
Il lui donne une lettre.
LA COMTESSE
De qui ?
LE PRISONNIER, bas.
Gautier Romas.
LA COMTESSE, vivement. Elle prend la lettre.
Bien, va.
Aux soldats.
Qu’il soit traité
Avec grande douceur, car il l’a mérité.
Les soldats et le prisonnier sortent.
LA COMTESSE ; SUZANNE D’ÉGLOU.
LA COMTESSE, baisant la lettre passionnément.
Sa lèvre s’est posée où ma bouche se pose.
Oh ! tu ne comprends pas cela, toi, qu’une chose
Qu’il a vue et touchée est douce à regarder,
Et qu’aux plis du papier sa lettre doit garder
Chaque baiser d’amour dont il l’a caressée,
Ainsi que l’écriture a gardé sa pensée.
Elle ouvre et lit le billet.
« Ma douce bien aimée, après l’assaut du jour,
Si je n’ai pu franchir les fossés ni la tour,
Au milieu de la nuit, ouvre la porte basse.
J’y serai seul, viens seule, il faut que je t’embrasse
Sur les mains et les yeux et les lèvres d’abord.
J’irai chercher mes gens après, ô cher Trésor,
Car, avant ce château, c’est toi que je viens prendre.
Mon amour n’attend pas et mon Roi peut attendre. »
Embrassant encore le billet.
Ce soir, ce soir ! avant l’aurore de demain
J’aurai donc ce bonheur d’avoir tenu sa main,
Ce frisson convulsif de la chair et de l’âme
Qui jaillit du baiser d’un homme et d’une femme.
Elle regarde à la fenêtre.
Oh ! j’ai beau regarder, je vois le ciel tout blond,
Et sa splendeur grandit. Comme ce jour est long !
Comme il est bon d’aimer, mais qu’il est dur d’attendre !
Dieu clément, laisse donc les ténèbres descendre !
Mais en moi tant d’espoir monte et de soleil luit
Que je ne verrai pas quand tombera la nuit.
Un cri éclatant est poussé par les soldats. On entend un tumulte effroyable, des gens qui courent en se bousculant ; des trompettes sonnent.
SUZANNE D’ÉGLOU
Les murs ont tressailli d’une horrible secousse.
LA COMTESSE, les deux mains sur son cœur.
Il est vainqueur.
VOIX AU DEHORS
Montfort ! Penthièvre à la rescousse
SUZANNE D’ÉGLOU, tombant à genoux.
Mon Dieu, protégez-nous.
Un soldat entre, effaré.
LA COMTESSE
Qu’est-ce donc ?
LE SOLDAT
Un renfort.
LA COMTESSE
Pour qui ? Pour les Anglais ?
LE SOLDAT
On entre dans le fort.
On entend des voix qui s’approchent ; le soldat sort en courant.
LA COMTESSE
Il est vainqueur, vainqueur ! Embrasse-moi, cousine.
SUZANNE D’ÉGLOU, abattue.
Les Anglais ! Je me sens un poids sur la poitrine.
LA COMTESSE
Écoute donc. Voici que le combat finit.
DES VOIX AU DEHORS
Victoire !
LA COMTESSE
On dit : « Victoire ! » Oh ! le ciel soit béni.
Entends-tu ce grand bruit ainsi qu’un flot qui monte ?
Il est vainqueur. Il vient. Oh !j’étouffe.
LA COMTESSE ; LE COMTE DE RHUNE ; JEANNE DE BLOIS.
La porte de droite s’ouvre, toute grande, livrant passage au comte de Rhune donnant la main à Jeanne de Penthièvre entourée de gentilshommes.
LA COMTESSE, reculant avec un cri terrible.
Le comte,
Mon mari !...
Puis, se jetant dans ses bras.
Vous, Seigneur, vous que je croyais mort !
LE COMTE DE RHUNE, la baisant au front.
Chère femme, merci. Mais regardez d’abord
Madame, et saluez celle qui m’accompagne,
La comtesse de Blois, duchesse de Bretagne.
JEANNE DE BLOIS
Qui vous demande asile, en ayant grand besoin,
Car nous venons ainsi de Nantes, et c’est fort loin.
LA COMTESSE, s’inclinant très bas.
Madame la duchesse.
JEANNE DE BLOIS
Allons, chère comtesse,
Donnez-moi votre main sans tant de politesse,
Avec un peu de bonne amitié ; voulez-vous ?
LA COMTESSE
Un sujet doit rester, madame, à vos genoux.
JEANNE DE BLOIS
Non pas, près de mon cœur.
Elle l’embrasse et s’appuie sur son épaule pendant une partie de la scène. Se tournant vers le comte en souriant.
Ainsi, comte de Rhune,
Vous garderez ce soir Penthièvre et sa fortune.
Mais je suis plus tranquille, étant sous votre toit,
Que si j’étais encore au Louvre, auprès du Roi.
Et puis, cela me donne une amie inconnue
Que cette guerre avait loin de moi retenue.
De la maison de Rhune à la maison de Blois,
On se tient comme un fer de lance tient au bois.
LE COMTE
Non, madame, mais comme au bras tient une épée.
Le bras, c’est vous.
La duchesse s’incline en souriant, puis :
JEANNE DE BLOIS, à la comtesse.
J’étais toute préoccupée.
Les Anglais, disait-on, vous assiégeaient ici.
Moi-même, j’ai voulu venir à vous.
LA COMTESSE
Merci,
Madame la duchesse.
JEANNE DE BLOIS
Aviez-vous point de crainte,
Vous trouvant enfermée ainsi dans cette enceinte
Avec quelques soldats, serviteurs et valets ?
LA COMTESSE, avec un sourire ambigu.
Non. Je n’ai jamais peur en face des Anglais,
Madame.
JEANNE DE BLOIS, souriant.
C’est très beau.
LA COMTESSE
Mais dites-moi, de grâce,
Comment peut-on si vite entrer dans une place
Que cerne l’ennemi ?
JEANNE DE BLOIS
C’est fort simple. On le bat.
LA COMTESSE
Et vous n’avez point peur au milieu d’un combat ?
JEANNE DE BLOIS
Nous n’avons jamais peur, madame, car nous sommes
Bien gardée au milieu de tous ces gentilshommes.
Les désignant :
Messieurs de Saint-Venant et de Montmorency,
Les maréchaux de France. Et monsieur de Coucy,
Qui tua vingt Anglais en un seul jour. Le sire
De Sully. Si grande est la terreur qu’il inspire
Que l’ennemi se cache en entendant son nom.
Le comte de Ponthieu, le sire de Craon,
Nobles autant que preux. Puis, sous cette cuirasse,
Est un jeune écuyer de bonne et vieille race
Qui s’appelle Bertrand Duguesclin. Devant lui,
Tout homme qui veut vivre un jour de plus s’enfuit.
Tout à l’heure, il a fait si féroce tuerie
D’ennemis, qu’il semblait quelque diable en furie.
Il était au milieu d’une ,plaine de morts
Quand le chef des Anglais l’attaqua corps à corps.
C’est un certain Romas, de gentille figure,
Auquel sied mieux habit brodé que lourde armure.
Or, messire Bertrand, l’ayant pris par le bras,
L’enleva de cheval et puis le jeta bas.
Même, si les Anglais n’étaient venus en nombre,
Il l’envoyait du coup dans le royaume sombre.
Ah ! messire Bertrand, l’on parlera de vous
Sur terre et je plains ceux qui recevront vos coups.
LA COMTESSE, avec émotion.
Ce... Romas... n’est point mort, cependant ?
JEANNE DE BLOIS
Pas encore,
Mais n’en vaut guère mieux, car demain, dès l’aurore,
Il doit se battre avec notre ami Duguesclin.
Celui-ci, qui n’est guère à la clémence enclin,
Jure de ne manger pain de froment ou d’orge
Avant de lui passer son épée en la gorge.
LA COMTESSE, avec un accent particulier.
Ah !... .nous verrons cela.
JEANNE DE BLOIS
Certes, nous le verrons,
Comtesse, et comme il sied que tous les nobles fronts
Soient payés de baisers venus de nobles bouches,
A nous de lui donner...
La comtesse fait un mouvement brusque.
Quoi ? ses grâces farouches
Vous font peur ? J’aime mieux un visage un peu noir
Qu’un autre qui, trop blanc, s’admire en un miroir.
Je préfère, en un mot, le fond à la surface,
Et la beauté du cœur à celle de la face.
S’il ne vaut point en grâce un frêle adolescent,
En courage, du moins, comtesse, il en vaut cent.
Vous le verrez demain, du reste, dans l’arène.
Mais je me sens ce soir un appétit de reine
Qui passe tout le jour à courir le chemin,
Conquérant son royaume, une épée à la main.
Avez-vous faim, messieurs ? Eh bien ! suivez Penthièvre
Avec l’espoir au cœur et la joie à la lèvre,
Car tout bon chevalier a droit d’être content
Quand il sait qu’à la porte un ennemi l’attend.
Tous sortent, seul Valderose qui s’avance sur le devant de la scène, et Suzanne d’Églou qui, restée la dernière, s’arrête au moment de sortir et regarde Valderose qui ne la voit pas.
VALDEROSE ; SUZANNE D’ÉGLOU.
JACQUES DE VALDEROSE
Voilà donc ce qui reste après tant d’espérances !
Le bonheur le plus court est suivi de souffrances
Où tout ce qu’on rêvait s’abîme et disparaît.
Oh ! que faire ? que faire ?... Un crime... je suis prêt.
J’ai des rages de bête et des forces d’Hercule.
Oui, je suis prêt à tout... n’aime pas qui recule.
Étreignant sa poitrine de ses des mains.
A-t-on jamais souffert comme je souffre ici,
Aimé comme je l’aime ?
SUZANNE D’ÉGLOU, sans changer de place.
Oui, c’est toujours ainsi.
Une meule est égale à tout grain qu’elle broie,
Et ce que notre cœur peut enfermer de joie
N’est rien près de ce qu’il peut tenir de douleurs.
JACQUES DE VALDEROSE, courant à elle et lui pressant les mains malgré elle.
Ô vous, secourez-moi, plaignez-moi ! les malheurs,
Près de vous, font couler des larmes moins amères,
Femmes ! vous consolez, vous êtes les chimères
Qui soutenez nos cœurs. Secourez-moi. Vos mains
Sont des caresses d’ange aux désespoirs humains.
Vos regards endormeurs apaisent sans secousses
La chair qui crie ; et vos paroles sont si douces
Qu’on voudrait se coucher dessus. Oh ! c’est un coup
Terrible, car je l’aime, allez, ainsi qu’un fou.
Je l’aime à me tuer, même à tuer un homme
S’il le faut.
SUZANNE D’ÉGLOU, très émue et très pâle.
Taisez-vous.
JACQUES DE VALDEROSE
Certes, je l’aime comme
On n’a jamais aimé.
SUZANNE D’ÉGLOU, lui mettant une main sur la bouche et cherchant à se dégager et à s’enfuir.
Taisez-vous donc !
JACQUES DE VALDEROSE
Je sens
Ce vide que me font tous mes espoirs absents.
SUZANNE D’ÉGLOU, suffoquant de douleur.
Moi, moi, j’entends cela, mais taisez-vous !
JACQUES DE VALDEROSE
Qu’importe !
Ayez pitié : je suis si faible et vous si forte.
SUZANNE D’ÉGLOU, éperdue et se débattant pendant que Valderose à genoux lui serre les mains.
Mais il ne comprend pas !
JACQUES DE VALDEROSE
Si vous m’abandonnez,
Je n’ai plus qu’à mourir ; secourez-moi ; tenez,
Je sens que j’ai touché votre cœur doux et tendre.
Oh ! grâce !
SUZANNE D’ÉGLOU, se dégageant désespérément.
Laissez-moi. Je ne puis vous entendre.
Elle s’enfuit, laissant Valderose à genoux et sanglotant.
Le théâtre représente la chambre à coucher du comte et de la comtesse de Rhune. Elle est située dans une des cours du château. Au fond, sur une grande estrade, deux énormes lits en chêne, entre lesquels un intervalle de trois mètres environ. Une fenêtre étroite et longue appareil entre les lits, une autre plus grande à gauche. La muraille du fond est un peu arrondie, suivant la forme de la tour.
Porte à droite et porte à gauche sur le devant de la scène. La lune se lève vers le tiers de l’acte, éclaire d’abord les deux lits par la fenêtre à gauche, puis seulement l’intervalle qui les sépare par la fenêtre du milieu.
LA COMTESSE ; SUZANNE D’ÉGLOU.
LA COMTESSE
Valderose à présent, m’aime assez. Quand j’aurai
Tendu l’ardeur de son désir exaspéré,
Il ne craindra plus rien et frappera le comte
Comme on tue une bête.
SUZANNE D’ÉGLOU
Et vous n’avez point honte ?
LA COMTESSE
La honte n’entre pas aux cœurs comme le mien.
Que t’importe après tout ? Cet homme ne t’est rien,
Et c’est moi qui mourrai s’il continue à vivre.
Le voir, le front sanglant, comme un bœuf abattu.
Je hais sa bonté même et jusqu’à sa vertu ;
Je hais sa confiance en moi, son ignorance
Calme de mon mépris pour lui, de ma souffrance
Et de l’amour que j’ai pour l’autre, et le respect,
L’estime dont chacun se pâme à son aspect ;
Mais il m’est odieux surtout parce qu’il m’aime.
Sa tendresse m’emplit d’un dégoût de moi-même.
L’exaspération que j’en ai me poursuit
Tout le jour et me hante encor toute la nuit.
Avec un homme aimé, douce est la servitude,
Son vouloir vous devient une chère habitude ;
Mais lorsqu’on hait cet homme auquel on appartient,
Qu’on n’est plus qu’une chair à lui, son corps, son bien,
Que tout ce qu’il vous dit vous parait un outrage,
A force d’en souffrir, il se peut qu’on enrage.
Alors, ainsi que fait un chien baveux qui mord,
Vos paroles, vos yeux, vos mains jettent la mort ;
Et ce soir, quand il mit sa peau contre ma bouche,
J’espérai ce pouvoir de tuer qui me touche ;
Et son corps a frémi sous mon baiser rendu,
Tant il a bien senti que je l’avais mordu.
SUZANNE D’ÉGLOU
Mais Valderose, en qui votre rage se fie,
Faut-il que cette haine aussi le sacrifie ?
Êtes-vous donc sans cœur, sans pitié, sans pardon ?
Car lui vous aime enfin, madame ; êtes-vous donc
Une femme de marbre ou bien quelque statue
De chair qui fait aimer les hommes et les tue ?
Alors que, poursuivi du forfait accompli,
Il viendra, tout sanglant, aux pieds de votre lit,
Claquant des dents, livide encor de son audace,
Chercher sa récompense entre vos bras de glace,
Et jeter son remords brûlant sur votre sein,
Vous fuirez en criant : « Arrêtez l’assassin ! »
Et vous le livrerez, râlant d’amour, cet homme
Qui vous aime, qui vous aime !
LA COMTESSE
Je ferai comme
Tu dis. Mais, pour payer le crime consommé,
Une heure il se croira mon amant bien-aimé,
Et lorsqu’à mes côtés on put dormir une heure,
A mon tour j’ai le droit de vouloir qu’on en meure.
SUZANNE D’ÉGLOU
Ainsi tuer, tuer, toujours tuer ; vos bras
Et vos lèvres font plus de morts que les combats.
Puis, quand on saisira, fou de votre caresse,
Ce misérable enfant, vous, menteuse, traîtresse,
Vous, chaude encor de son baiser, le cœur battant,
Vous courrez à travers le tumulte éclatant
Ouvrir au chef anglais votre amour, et la porte
Qui protège votre hôte et sa royale escorte !
Et vous ne craignez point la vengeance du sang ?
L’homme qu’on tue, après sa mort est plus puissant
Qu’un roi victorieux où passe son armée.
Vous verrez votre vie à tout espoir fermée ;
Vous chercherez en vain assez d’ombre où cacher
Vos remords plus aigus que les traits d’un archer,
Vous sentirez toujours l’enfant qui vous regarde
Dans le jour et la nuit, et vous fuirez, hagarde,
Au fond des bois, hurlant de peur comme les loups.
Adieu !
LA COMTESSE
Quoi ! tu t’en vas ?
SUZANNE D’ÉGLOU
Je vais prier pour vous.
LA COMTESSE
Dieu n’enchaînerait pas ma haine meurtrière.
J’aime, entends-tu ; mon cœur ne craint point ta prière.
J’aime, et dans ce mot-là pitiés, vertus, pudeurs,
Tous les vains sentiments et les fausses grandeurs
Tombent, l’un après l’autre engloutis, comme tombe
Une goutte de pluie en une mer profonde.
SUZANNE D’ÉGLOU
Eh bien ! soit ! Tuez-le ! Qu’il meure ! J’aime mieux
Le voir, le front sanglant, comme un bœuf abattu.
Mais ne vous livrez pas à lui, c’est trop infâme.
LA COMTESSE
Oh ! tu l’aimes donc ?
SUZANNE D’ÉGLOU
Moi ? Non, non, mais je suis femme :
J’ai honte, enfin. Du moins, qu’il meure pur de vous.
LA COMTESSE
Que m’importe cela ? Le voici. Laisse-nous.
Valderose apparaît par la porte de droite. Suzanne d’Églou le regarde fixement pendant qu’il s’approche de la comtesse, mais, comme il ne la voit pas, elle fait un geste désespéré et sort à gauche.
LA COMTESSE ; JACQUES DE VALDEROSE.
Valderose, très pâle, s’arrête à un pas de la comtesse et reste debout, immobile, devant elle.
LA COMTESSE
Voilà comme en ton cœur la tendresse s’efface.
Tu n’oses déjà plus me regarder en face.
JACQUES DE VALDEROSE
Hélas ! c’est mon amour lui-même que je crains.
LA COMTESSE
Certes, le fouet du maître a fait trembler tes reins.
Ton audace blêmit, ta vertu s’effarouche,
Ton cœur est moins fougueux que ne l’était ta bouche.
JACQUES DE VALDEROSE
Mon cœur vous aime et par ma bouche vous l’a dit.
Mais ce que j’ai souffert pendant ce jour maudit,
Ce que j’ai sangloté, crié, gémi, personne,
Pas même vous qui me broyez, ne le soupçonne.
LA COMTESSE
Je vous sais gré, vraiment, de cet amour discret
Qui gémit en silence et sanglote en secret.
Mais, aux jours de péril, un amour qui se cache
Me paraît bien timide et peut-être un peu lâche.
JACQUES DE VALDEROSE
Lâche ! que voulez-vous que je fasse ?
LA COMTESSE
En ce cas,
Un homme un peu hardi ne le demande pas.
JACQUES DE VALDEROSE
Je ne vous comprends point.
LA COMTESSE, violemment
Tu n’oses pas comprendre.
JACQUES DE VALDEROSE
J’ai l’esprit affolé.
LA COMTESSE
Certes ! et le cœur bien tendre.
Lorsqu’une biche attend aux profondeurs du bois,
On voit les cerfs se battre et se briser leurs bois.
JACQUES DE VALDEROSE
Mais que voulez-vous dire ?
LA COMTESSE
Il faut que je vous aide :
Quand on aime une femme, on hait qui la possède.
JACQUES DE VALDEROSE
Le comte ! mais que faire ? Allez, j’y songe aussi.
LA COMTESSE
Lui n’hésiterait pas s’il te trouvait ici.
Puisqu’on change de rôle, écoute, et comprends vite.
Je ne répète pas la chose une fois dite.
Moi, je n’ai point assez de place dans le cœur
Pour loger deux amours comme un double vainqueur.
Pour que je garde l’un, il faut que l’autre en sorte.
Je ne sais pour chasser le premier qu’une porte :
Celle qu’un poignard ouvre et qu’on ne ferme pas.
JACQUES DE VALDEROSE, très bas.
J’avais déjà pensé cette chose tout bas.
LA COMTESSE
Oui, mais l’oserais-tu ?
JACQUES DE VALDEROSE
Songez qu’il est mon maître.
LA COMTESSE
Il est aussi le mien.
JACQUES DE VALDEROSE
Je serais vil et traître.
LA COMTESSE
Et moi, que suis-je donc ? ne l’est-il pas déjà
Celui dont la pensée impure partagea
Les plaisirs de son lit ?
JACQUES DE VALDEROSE
J’ai juré sur mon âme
D’être son serviteur.
LA COMTESSE
Et moi d’être sa femme.
JACQUES DE VALDEROSE
Mais voilà si longtemps que je dors sous son toit.
LA COMTESSE
Oui, mais j’y dormirai désormais avec toi,
Rien qu’à te rendre heureux tout entière occupée.
JACQUES DE VALDEROSE
Mais c’est à lui, mon bras, mon sang et mon épée
Dont je le dois frapper.
LA COMTESSE
A qui donc est mon corps ?
A lui, tant qu’il vivra. Mais rien n’est plus aux morts.
JACQUES DE VALDEROSE
Oh ! le crime est trop grand !
LA COMTESSE
L’amour absout des crimes.
Les forfaits qu’il inspire en deviennent sublimes.
Toutes les trahisons, toutes les lâchetés,
Sont autant de vertus, autant de voluptés.
Sais-tu pas qu’en son nom, pour des femmes aimées,
On a tué des rois, massacré des armées,
Et plus martyrisé, répandu plus de sang
Qu’on ne le fit jamais au nom du Dieu Puissant ?
Tous deux ont des pardons égaux sur cette terre ;
L’amour ne connaît pas de meurtre ou d’adultère,
Ses plus grandes fureurs s’appellent dévoûment.
JACQUES DE VALDEROSE
Je n’ose.
LA COMTESSE, très ironique.
Osais-tu pas devenir mon amant ?
Oh ! de quelle pitié pour toi je me sens prise !
Mais de ta lâcheté je ne suis point surprise ;
Car tout homme est ainsi vil et bas et consent
A devenir l’amant quand l’époux est absent.
Mais, quand l’autre revient, apaisant sa fringale,
Il demande humblement une pitance égale,
Trop heureux si, dans l’ombre, on lui jette sa part.
Et derrière la porte il attend le départ
Du mari qu’en ses bras l’épouse indifférente
Caresse par devoir, comme on paie une rente
Et des gens, tous les jours, font cela sans dégoût !
Qu’importe ? les baisers ne changent pas de goût,
Disent-ils. A la lèvre ils ne font point de tache !
Eh bien, je ne sais pas lequel est le plus lâche
De la femme souillée en ce double forfait,
Ou de l’amant qui sort de son lit satisfait !
Tiens, va-t’en, pauvre enfant, que la crainte terrasse.
Le ciel ne nous a pas faits de la même race.
A la femme il donna l’amour et la beauté
Pour l’homme plein de force et d’intrépidité,
Mais, pour l’homme timide, il fit la femme laide.
Va-t’en ! Quand on est lâche, il n’est point de remède.
Mais, va-t’en ! que veux-tu de moi si tu n’as point
Ou l’audace de l’âme ou la vigueur du poing ?
C’est que la passion souffle comme une trombe,
Et l’homme qu’elle atteint, ainsi qu’un arbre, tombe
S’il est trop faible encor pour recevoir son choc.
JACQUES DE VALDEROSE, fort bas.
Quand faut-il le tuer ?
LA COMTESSE
Avant le chant du coq.
JACQUES DE VALDEROSE
Cette nuit.
LA COMTESSE
Tout à l’heure.
JACQUES DE VALDEROSE, s’agenouillant devant elle.
Oh ! permettez, madame,
Que cette volonté s’affermisse en mon âme.
On n’ose pas un meurtre avec un front pâli.
Demain, quand je l’aurai dans mon cœur accompli,
Lorsque j’aurai déjà fait dans ma pensée,
Lorsque j’aurai sondé l’épouvante glacée
Du sang qui coule et du dernier regard des morts,
Demain, je le tuerai sans trouble et sans remords.
Demain. On frappe mal avec un bras qui tremble.
LA COMTESSE, d’une voix très tendre, en lui caressant le bout de ses mains.
Nous pourrions dés ce soir passer la nuit ensemble.
As-tu rêvé cela ?
JACQUES DE VALDEROSE, lui prenant et lui baisant les mains.
Je le tuerai ce soir.
LA COMTESSE tendrement, comme si elle disait des choses amoureuses.
Écoute, ne crains rien, il fallait tout prévoir.
J’ai tout prévu, jusqu’à la peur qui te tourmente.
Ma main mit en son verre une ivresse endormante
Qui le fera tomber et s’assoupir soudain,
Aussi doux à la mort qu’un chevreuil ou qu’un daim.
Tu n’auras qu’à frapper en choisissant la place
Lentement. Ne crains rien, pas un poil de sa face
Ne bougera, pas un de ses membres perclus.
Ton poignard le fera s’endormir un peu plus,
Voilà tout. Je serai tout près, d’ailleurs. Et pense
Que nul n’hésiterait devant la récompense.
JACQUES DE VALDEROSE
Mais on découvrira le crime, et je serai
Mis à mort ?
LA COMTESSE
Non, je sais qui je dénoncerai.
JACQUES DE VALDEROSE
Un autre ? Je ne veux laisser tuer personne
A ma place.
LA COMTESSE
Quelqu’un qui m’aime et nous soupçonne.
On entend parler et marcher dans la coulisse.
Le comte vient. Va-t’en. Non, entre en cet endroit.
Elle ouvre une espèce de trappe dans la muraille de droite et y pousse Valderose.
Ce passage conduit aux fossés ; c’est étroit
Et bas ; mais l’on n’en peut sortir par d’autre route
Que celle-ci. Du moins, là, je te garde. Écoute,
Tu resteras tout contre la porte, à genoux,
Et lorsque je dirai : « Cher seigneur, dormez-vous ? »
Ce sera l’heure ; va.
Elle referme la trappe sur lui, puis, seule, en revenant au milieu de la scène :
Quelque soit ton envie !
Tu ne peux m’échapper maintenant, car ta vie
M’assure ton courage.
LE COMTE ; LA COMTESSE ; SUZANNE D’ÉGLOU ; PIERRE DE KERSAC dans la coulisse.
LE COMTE, à PIERRE DE KERSAC, resté dans la coulisse.
Oui. Demeurez ici
à SUZANNE D’ÉGLOU
Maintenant laissez-nous, ma chère enfant. Merci.
Elle sort.
LE COMTE ; LA COMTESSE.
LA COMTESSE, lui passant ses bras autour du cou.
Enfin, nous sommes seuls, mon doux Seigneur et Maître,
Votre amour avec vous m’est-il rendu ?
LE COMTE, grave.
Peut-être.
LA COMTESSE, avec inquiétude.
Quoi ? Qu’avez-vous ?
LE COMTE, tendrement, mais un peu vite.
Je veux dire qu’à ton côté,
Lorsque je suis parti, mon amour est resté.
Où que j’aille, mon cœur auprès de toi demeure.
Pour ne plus nous aimer il faut qu’un de nous meure.
LA COMTESSE, l’entraînant vers l’estrade où sont les lits.
Viens, la nuit sera longue !
LE COMTE, lentement.
Autant que tous les jours
Où j’ai souffert, bien longue.
LA COMTESSE
Et nos baisers trop courts.
LE COMTE, comme machinalement.
Trop courts.
LA COMTESSE
Vous chancelez comme ferait un homme
Ivre.
LE COMTE
Moi je fléchis sous un poids qui m’assomme.
LA COMTESSE, avec inquiétude.
Quelque chagrin ?
LE COMTE
Non, non, c’est un affaissement
Étrange, une torpeur qui depuis un moment
M’enveloppe. Mon œil s’éteint, mon front me pèse,
Mon cœur s’arrête.
LA COMTESSE
Ce n’est rien, quelque malaise
De fatigue.
LE COMTE
Mon corps, mon esprit, tout s’endort.
Comme certains sommeils ressemblent à la mort.
LA COMTESSE
A la mort ? Oui.
LE COMTE
Je veux lutter.
LA COMTESSE, le conduisant vers son lit où il s’étend tout habillé.
Dormez, mon Maître.
LE COMTE, sur son lit.
Que le sommeil est bon ! Que vois-je à la fenêtre ?
LA COMTESSE
C’est la lune.
LE COMTE
Elle a l’air de regarder ici.
Éveillez-moi dés l’aube.
LA COMTESSE
Oh ! n’ayez nul souci ;
J’y penserai.
LE COMTE, s’endormant.
J’ai peine à parler, chaque phrase
M’échappe. D’où vient donc ce sommeil qui m’écrase ?
Il me semble qu’il va durer bien longtemps.
Il s’endort.
LA COMTESSE, le regardant.
Non. Il sera court. A moins qu’il ne change de nom.
Elle lui prend la main, qui reste inerte ; puis elle redescend, se dépouille de sa robe de chambre en velours noir et apparaît en toilette de nuit toute blanche. Après être remontée sur l’estrade entre les lits, elle regarde le comte endormi.
Il ne reverra plus personne, c’est donc comme
S’il était mort. C’est bien peu de chose qu’un homme.
Elle monte sur son lit et reste appuyée sur un coude à regarder son mari.
Oh ! quel bruit fait mon cœur ! Il bat ces larges coups
Qu’on frappe au flanc des tours. Cher Seigneur, dormez-vous ?
Dormez-vous, cher Seigneur ?
Valderose sort de sa cachette, pâle comme un mort et chancelant.
LA COMTESSE ; JACQUES DE VALDEROSE.
JACQUES DE VALDEROSE, s’avançant péniblement jusqu’au pied du lit de la comtesse.
J’ai peur, j’ai peur, madame !
Je sens comme une griffe enfoncée en mon âme.
LA COMTESSE, violemment.
Va donc !
JACQUES DE VALDEROSE
Je n’ose pas le regarder encore.
LA COMTESSE
Tu le regarderas après, frappe d’abord.
JACQUES DE VALDEROSE, éperdu.
Oh ! rien qu’une minute.
LA COMTESSE, d’une voix plus douce.
Eh bien ! soit, rien ne presse.
L’appelant de ses bras.
Viens-t’en. Regarde-moi. Connais-tu cette ivresse
Qui s’élève d’un lit de femme ? As-tu rêvé
Tout ce que peut donner l’amour, et soulevé
Dans ta pensée, un soir, le drap blanc de ma couche ?
As-tu jamais senti deux lèvres sur ta bouche ?
Connais-tu ce baiser profond, plein de sursauts,
Qui vous font tressaillir la moelle dans les os ?
Sinon, tu ne sais pas tout ce qu’on peut commettre.
Elle l’attire. Valderose résiste et veut se retourner vers le comte. Alors elle, violemment.
Aurais-tu peur de moi comme de ce vieux maître
Qui fait trembler ton bras servile, et n’oses-tu
Me toucher plus que lui dans ta lâche vertu ?
Valderose s’abat sur ses lèvres.
JACQUES DE VALDEROSE, se relevant.
Assez, je n’en puis plus.
LA COMTESSE
L’audace te vient-elle ?
JACQUES DE VALDEROSE
Maintenant que j’ai bu ta caresse mortelle,
Oui, j’en ai.
LE COMTE, se dressant brusquement et arrachant le poignard que Valderose tenait à la main.
Sa caresse est mortelle pour toi.
Appelant d’une voix forte.
Kersac !
Kersac paraît.
Dis à tous ceux qui dorment sous mon toit
De venir. Et préviens la duchesse elle-même.
Kersac sort.
LE COMTE, après avoir contemplé quelque temps sa femme et son amant, comme prenant une résolution.
Aimes-tu cette femme, enfant ? Réponds.
JACQUES DE VALDEROSE, fort bas.
Je l’aime.
LE COMTE
L’aimes-tu d’un amour terrible et sans pardon,
Jaloux et sans pitié, m’entends-tu ? Réponds donc
JACQUES DE VALDEROSE, de même.
Oui.
LE COMTE
Voici ton poignard, je te le rends ; regarde
Où bat son cœur, et frappe. Enfonce-lui la garde
Dans la chair.
JACQUES DE VALDEROSE
Qui ? moi ? moi ?
LE COMTE
Si tu l’aimes, oui, toi :
Ce serait déjà fait si je l’aimais. Pour moi,
Je n’ai plus de fureur, car mon cœur se soulève
De dégoût. Un amant a la haine plus brève,
Le bras plus violent et plus prompt qu’un époux
Sans amour, et resté de son nom seul jaloux.
Ma tranquille justice attend qu’elle soit morte :
De ma main, de la tienne ou d’une autre. Qu’importe !
Tu l’aimes, frappe-la, car elle t’a trompé
Plus que moi. Tu croyais tout son cœur occupé
De ton amour. Son cœur est un terrible abîme.
Ce qu’elle aimait en toi, chétif, c’était ton crime !
T’aimer ?... toi ?... Connais-tu son véritable amant ?
C’est un Anglais... Gautier Romas.
JACQUES DE VALDEROSE, éperdu, à la comtesse.
C’est faux... il ment ?
C’est faux...
LE COMTE
Je mens ?... Veux-tu savoir de quelle sorte
Elle t’aimait ? L’Anglais l’attend prés de la porte.
Après t’avoir livré, trop candide assassin,
Elle gardait pour lui les ardeurs de son sein.
Car tu n’es qu’un enfant dont on se débarrasse
Du pied, comme l’on fait pour cacher une trace.
Et lui guette, l’Anglais, le bruit que font ses pas.
Mais il verra venir quelqu’un qu’il n’attend pas.
Quoi ! tu trembles devant cette prostituée ?
Tu ne l’aimes donc point, car tu l’aurais tuée
Déjà, toi qu’elle emploie à ses complots hideux.
Est-ce vrai ?
Saisissant violemment les poignets de la comtesse.
LA COMTESSE, sautant, debout, hors de son lit.
Que je vous méprise tous les deux ?
C’est vrai, tout est bien vrai. Triomphez, je l’avoue,
Sans remords dans le cœur et sans rouge à la joue.
Mais lequel est le plus vil et le plus rampant,
Du faible amant craintif qui pleure et se repent,
Ou de l’époux cherchant un autre qui me tue ?
Allons donc, relevez votre morgue abattue !
Ce qui frappe une femme, allons, est-ce l’amant ?
Est-ce l’époux ? Voici ma poitrine. Comment
Auriez-vous peur ? Lequel de nous est le coupable ?
Serait-ce l’amoureux dont le bras n’est capable
D’aucune violence ? ou bien l’homme outragé
Qui crie à son secours et se trouve vengé
S’il voit aux mains d’un autre un peu de sang de femme ?
Je vous épargnerai cette besogne infâme.
La moins vile, c’est moi ! Je n’ai pas peur du sang !
Elle arrache le poignard des mains de Valderose et, après s’être frappée au milieu de la poitrine, elle tombe à la renverse.
LE COMTE, la regardant à terre.
Le diable qui viendra fouiller ce corps gisant
Se salira les doigts en emportant son âme.
LA COMTESSE DE BLOIS ; SUZANNE D’ÉGLOU ; PIERRE DE KERSAC ; YVES DE BOISROSÉ ; LUC DE KERLEVAN ; NOBLES, BRETONS ET FRANÇAIS.
Ils entrent précipitamment par la porte de droite. La duchesse tient contre son cœur Suzanne d’Églou qui sanglote.
LE COMTE DE RHUNE, à la duchesse.
Ma justice sera bientôt faite, madame.
Deux coupables sont là. L’un a déjà péri.
Oh ! si je ne vengeais que l’outrage au mari,
Je les aurais jetés tous deux par la fenêtre
Dans l’étang, sans rien dire, et sans faire connaître
Ce déshonneur devant tous ceux de ma maison.
Mais il s’agit ici de haute trahison,
Et c’est vous maintenant que la chose regarde.
Pendant que vous dormiez tranquille sous ma garde,
Elle avait...
LA DUCHESSE, l’interrompant.
Je le sais, comte, je sais aussi
De quelle ruse usa la femme que voici
Pour perdre cet enfant. Il a failli, sans doute,
Il a bien mérité la mort ; mais sur sa route,
S’il n’avait point trouvé cet amour malfaisant,
Cette embûche cachée en ce corps séduisant,
Il restait probe et pur. C’est pour elle le crime
Et pour lui le pardon ; car il fut sa victime.
Songez donc qu’une femme avec cette beauté
A le même pouvoir que la fatalité,
Qu’un homme devant elle est toujours un esclave
Qu’une caresse enchaîne et qu’un baiser déprave.
LE COMTE
Duchesse, vous avez le droit de pardonner ;
Moi, mari, j’ai gardé celui de condamner,
J’en use.
LA DUCHESSE
Faites-lui grâce, je vous en prie.
LE COMTE
Et comptez-vous pour rien ma tendresse meurtrie,
Le nom terni, l’espoir brisé, le bonheur mort ?
Il me doit tout cela. Qu’il me paie. Ai-je tort ?
LA DUCHESSE
Le plus coupable, c’est l’autre amant, son complice.
LE COMTE
Qu’on me le donne.
LA DUCHESSE
Et vous feriez le sacrifice
De celui-ci ?
LE COMTE
Pour l’autre, oh ! oui, mais il attend.
Montrant d’un geste furieux la fenêtre qui est à gauche des deux lits.
Boisrosé ! Kerlevan ! Qu’on le jette à l’étang.
Avec la pierre au col et les deux mains liées.
LA DUCHESSE, montrant Suzanne d’Églou, à demi-voix.
Vos vengeances seront par ses larmes pliées :
Et l’Anglais sera pris tout à l’heure... Attendons.
JACQUES DE VALDEROSE, fièrement, avec la voix encore pleine de larmes par moments.
Mais moi, je ne veux point ni pitiés ni pardons.
A la duchesse, montrant le comte.
Votre bonté me touche, et la sienne m’outrage.
Quand il faudra mourir, j’aurai plus de courage
Montrant le corps de la comtesse, puis montrant le comte.
Que devant son amour, ou devant son sommeil.
Tuez-moi, car j’aurai sous l’eau meilleur réveil
A Kerlevan qui lui lie les mains.
Qu’ici. Toi, je te dois un baiser de ma mie.
Montrant le corps de la comtesse.
Va le prendre sans peur... Elle est bien endormie.
LE COMTE, à Boisrosé et Kervelan.
Finissez vite.
SUZANNE D’ÉGLOU, se précipitant aux pieds du comte.
Oh ! grâce, ayez pitié, pitié :
Car moi, je l’aime ! Il est à moi, je l’ai gagné.
J’ai tué ma cousine et je l’aimais. Oh grâce !
J’ai sauvé votre honneur, celui de votre race.
Oh pitié ! j’ai sauvé la comtesse de Blois.
A tous ceux qui l’entourent.
Vos cœurs sont-ils de pierre, et vos faces de bois
Que vous ne pleurez point ? Sauvez-le. C’est justice.
Je vous ai bien sauvés, moi. J’ai fait sacrifice
De tout ce qu’une femme a gardé de meilleur ;
Des rougeurs de mon front, des pudeurs de mon cœur,
De tout. J’ai donné mon orgueil de jeune fille,
Et perdu votre estime et livré ma famille.
Qu’on me le laisse, ou bien que, liée à son corps,
On me jette avec lui pour que nous soyons morts
Ensemble. Voyez-vous comme je suis infâme ?
Pitié ! Donnez-le-moi, car il a pris mon âme !
UN SOLDAT, ouvrant la porte de droite.
Un prisonnier.
Bertrand Du Guesclin entre, suivi d’un prisonnier les mains liées derrière le dos, entre deux gardes.
DU GUESCLIN
Voici l’Anglais Gautier Romas.
LA DUCHESSE, à Du Guesclin.
Merci, je savais bien qu’il n’échapperait pas
A Bertrand Du Guesclin.
DU GUESCLIN
J’avais suivi sa trace ;
Je le savais caché près de la porte basse.
Aussitôt qu’a sonné l’heure du rendez-vous,
Je n’eus qu’à le saisir comme l’on prend des loups.
LA DUCHESSE, au comte.
Il est mon prisonnier. Nous changeons l’un pour l’autre.
Montrant Valderose, puis montrant Gautier Romas.
Celui-là m’appartient. Comte, voici le vôtre.
LE COMTE, la face terrible, debout devant Gautier Romas.
Ah ! nous avons tramé des complots assez laids
Venant d’un chevalier, mais dignes d’un Anglais.
Un combat ne vaut point la ruse lâche et sourde,
Et l’amour d’une femme est une arme moins lourde
Qu’une épée, et pourtant meilleure à vos succès.
Indiquant la fenêtre d’un geste furieux.
Vous irez à l’étang, messire, et sans procès.
Boisrosé et Kerlevan s’emparent du prisonnier et le portent vers la fenêtre.
LA DUCHESSE, montrant au comte Valderose agenouillé devant elle et qui lui baise les mains.
Pardon pour cet enfant, comte.
LE COMTE
Je lui pardonne.
On entend le bruit du corps de Gautier Romas qui tombe dans l’eau. Le comte se retourne, puis, courant vers les lits, il saisit le corps de sa femme, l’emporte jusqu’à la fenêtre où l’on a jeté l’Anglais et la précipite à son tour.
LE COMTE, hurlant par la fenêtre au dehors.
Et maintenant, prends-la, félon, je te la donne !
FIN