– LEON SAVAL
– JEAN DE SERVIGNY
– YVETTE
– LA MARQUISE
– LE PRINCE
Au premier étage d’une belle maison moderne. Riche escalier, dorures, faux marbres. Deux hommes en habit noir, le pardessus sur le bras, montent les dernières marches. L’un, Jean de Servigny, avance la main pour sonner. L’autre, Léon Saval, lui arrête le bras.
Un salon. Portes au fond et à droite. Madame Destournelles, habillée en bergère Watteau, arrange sa coiffure devant la glace.
LÉON SAVAL
Voyons, mon cher, où me conduis-tu ?
JEAN DE SERVIGNY
Je te l’ai dit, chez la marquise Obardi ?
LÉON SAVAL
Mais qui est-ce, la marquise Obardi ?
JEAN DE SERVIGNY
Tout le monde le sait.
LÉON SAVAL
Excepté moi.
JEAN DE SERVIGNY
Eh bien ! Tu le verras.
LÉON SAVAL
J’aime mieux savoir.
JEAN DE SERVIGNY
Que de prudence !
LÉON SAVAL
Non, je ne suis pas prudent. Qu’ai-je à craindre, d’ailleurs ? Mais je ne voudrais point faire un four, et on en fait à chaque pas quand on ne sait point chez qui on marche.
JEAN DE SERVIGNY
Tu veux dire : sur qui on marche.
LÉON SAVAL
Oui, peut-être. L’as-tu prévenue, au moins, que tu allais me présenter chez elle.
JEAN DE SERVIGNY, riant
Prévenir la marquise Obardi ? Fais-tu prévenir un cocher d’omnibus que tu monteras dans sa voiture au coin du boulevard ?
LÉON SAVAL
Alors c’est ?...
JEAN DE SERVIGNY
Une parvenue, mon cher, une rastaquouère, une drôlesse charmante sortie on ne sait d’où, apparue un jour, on ne sait comment, dans le monde des aventuriers et sachant y faire figure. Que nous importe, d’ailleurs ? On dit que son vrai nom, son nom de fille, car elle est restée fille à tous les titres, sauf au titre innocence, est Octavie Bardin, d’où Obardi, en conservant la première lettre du prénom et en supprimant la dernière du nom. C’est d’ailleurs une aimable femme dont tu seras inévitablement l’ami et le client, toi, de par ton physique. J’ajoute cependant que si l’entrée est libre en cette demeure, comme dans les bazars, on n’est pas strictement forcé d’acheter ce qui se débite dans la maison. On y tient de tout, on y fait de tout, on y vend de tout, depuis les sourires jusqu’aux concessions de terre dans les nouvelles républiques, de mines dans le centre africain et de passe-partout de l’appartement où nous entrons en ce moment par la grande porte. Demande et tu seras servi selon ta bourse.
La marquise s’installa dans le quartier de l’Etoile, quartier suspect, voici trois ans, et ouvrit ses salons à cette écume des continents qui vient exercer à Paris ses talents divers, redoutables et criminels. J’allai chez elle. Comment ? Je ne le sais plus au juste. J’y allai comme nous allons tous là-dedans, parce qu’on y joue, parce que les femmes y sont faciles et les hommes malhonnêtes. J’aime ce monde de flibustiers à décorations variées, qui décrochent une croix de leur poitrine pour vous la vendre dés que vous tirez votre portefeuille. Ils sont tous nobles, tous généraux, tous sénateurs en leurs patries, et tous inconnus à leurs ambassades, à l’exception des espions. Tous parlent de l’honneur à propos de bottes, citent leurs ancêtres à propos de rien, racontent leur vie à propos de tout, hâbleurs, menteurs, filous dangereux comme leurs cartes, trompeurs comme leurs noms, braves à la façon des voleurs de grand chemin, mais jamais banals comme des fonctionnaires français. C’est l’aristocratie du bagne, enfin !
Quant à leurs femmes ?... toujours jolies avec une petite saveur de coquinerie étrangère, avec le mystère de leur existence passée... passée peut-être à moitié dans une maison de correction. Ce sont aussi des conquérantes, des rapaces, de vraies femelles d’oiseaux de proie. Je les adore.
LÉON SAVAL
Pas de Français dans cette maison ?
JEAN DE SERVIGNY
Mais si, beaucoup au contraire, et ce qu’il y a de mieux puisque nous y allons.
LÉON SAVAL
Les autres, comment sont-ils ?
JEAN DE SERVIGNY
Très bien. Des généraux, des sénateurs, des hommes du monde, des artistes, de tout. C’est un monde étonnant où toutes les femmes ont des filles, ce qui remplace un contrat de mariage, pour l’œil.
LÉON SAVAL
Des filles. De vraies jeunes filles ?
JEAN DE SERVIGNY
Oui, mon cher, et pourquoi pas ? Elles en ont comme d’autres, ces femmes-là : et elles les marient quand elles peuvent. Celle de la marquise est délicieuse.
LÉON SAVAL
La fille de la marquise ?
JEAN DE SERVIGNY
Oui, Yvette. Une merveille, grande, magnifique, mûre à point, aussi blonde que sa mère est brune, admirable rejeton d’aventurière poussé sur le fumier de ce monde-là.
LÉON SAVAL
Et le moral ?
JEAN DE SERVIGNY
Je ne sais pas, on ne sait pas. Naïve ou rouée ? impossible de le dire, peut-être les deux. Il y a des jours où je la crois une sainte, et d’autres où je la crois une rosse. J’éprouve un entraînement irraisonné vers sa candeur possible et une méfiance très raisonnable contre sa rouerie non moins probable. Elle dit des choses à faire frémir une armée, mais les perroquets aussi. Elle est parfois imprudente à me faire croire à sa candeur immaculée et parfois niaise, d’une niaiserie invraisemblable à me faire douter qu’elle ait jamais été naïve. Elle provoque comme une courtisane et se garde comme une vierge. Je ne sais pas. Mais tu vas la voir.
LÉON SAVAL
Tiens, ça commence à m’amuser d’aller là-dedans.
JEAN DE SERVIGNY
Tu sais que je vais te présenter sous le nom de comte Saval.
LÉON SAVAL
Ah ! mais non, par exemple.
JEAN DE SERVIGNY
Pourquoi ?
LÉON SAVAL
Je ne veux pas être ridicule.
JEAN DE SERVIGNY
Mais tout le monde est titré là-dedans, mon cher, tout le monde.
(Feuillet du manuscript manquant.)
JEAN DE SERVIGNY
Qu’est-ce que ce nouveau visage, la jolie dame ?
YVETTE
La baronne Diodore.
JEAN DE SERVIGNY
Qu’est-ce que c’est que ça ?
YVETTE
Une personne très influente.
JEAN DE SERVIGNY
Où ça, très influente ?
YVETTE
Dans les ministères.
LA MARQUISE, à Léon Saval
Oh ! je ne reste guère à Paris plus de cinq à six mois par an. Nous passons les froids dans le Midi, et l’été quelque part à la campagne. Je viens d’ailleurs de louer une villa à Bougival, j’espère que vous me ferez le plaisir d’y venir avec le duc.
LÉON SAVAL
Avec bonheur, Madame.
YVETTE
Oh ! oui, Muscade viendra nous voir à Chatou. Nous ferons un tas de bêtises, à la campagne.
JEAN DE SERVIGNY
Je vous suivrai partout où vous me direz d’aller, mam’zelle.
YVETTE
Eh bien ! Muscade, je vous nomme général en chef.
LÉON SAVAL
Pourquoi donc Mlle Yvette appelle-t-elle toujours mon ami Servigny « Muscade ».
YVETTE
C’est parce qu’il vous glisse toujours dans la main, Monsieur. On croit le tenir, on ne l’a jamais.
LA MARQUISE, indolente, à Saval
Elle est très drôle avec eux, mais si folle. J’ai beau faire, je ne puis la rendre sérieuse. Et puis le duc l’excite à commettre un tas d’imprudences, il me la gâte, et on finira par prendre mauvaise opinion d’elle.
JEAN DE SERVIGNY, souriant
Oh ! marquise, c’est impossible, avec l’éducation et l’exemple que vous lui donnez !
YVETTE
Maman, laisse-le tranquille, c’est le plus amusant de tous.
JEAN DE SERVIGNY
Merci, mam’zelle, pour la comparaison.
YVETTE
Il faudra que nous enrégimentions M. Saval.
LÉON SAVAL
Dans quel régiment, mademoiselle ?
YVETTE
Dans le mien, Monsieur.
LÉON SAVAL
J’en suis d’avance.
LA MARQUISE
C’est une gaminerie qu’elle a imaginée. Comme ces messieurs sont très gentils avec elle, elle les tourmente sans raison...
YVETTE
Vous avez vu La Grande-Duchesse ?
LÉON SAVAL
Oui, mademoiselle.
YVETTE
Moi aussi ; j’ai vu la reprise, bien qu’on m’ait défendu de le dire. Eh bien ! je me suis proclamée grande-duchesse et j’ai formé un régiment que je passe en revue tous les jeudis. Vous allez voir.
Elle crie.
Prince... prince...
Un monsieur chauve à favoris, constellé de croix, s’avance en souriant. Yvette présentant.
Baron Saval, prince Kravalow. Le prince est le chef de ma police, en sa qualité de Russe. Il met tout le monde dedans excepté moi qui connais son jeu.
LE PRINCE
Mademoiselle...
YVETTE crie
Chevalier !... chevalier.
Un homme maigre, brun et lent s’approche. Yvette, présentant.
Chevalier Valréali, Baron Saval.
(Fin du manuscrit - Inachevé)