Mon père est mort il y a un an. Je ne crois pas à cette théorie selon laquelle on devient réellement adulte à la mort de ses parents; on ne devient jamais réellement adulte.
Devant le cercueil du vieillard, des pensées déplaisantes me sont venues. Il avait profité de la vie, le vieux salaud; il s'était démerdé comme un chef. «T'as eu de gosses, mon con… me dis-je avec entrain; t'as fourré ta grosse bite dans la chatte à ma mère.» Enfin j'étais un peu tendu, c'est certain; ce n'est pas tous les jours qu'on a des morts dans sa famille. J'avais refusé de voir le cadavre. J'ai quarante ans, j'ai déjà eu l'occasion de voir des cadavres; maintenant, je préfère éviter. Ces ce qui m'a toujours retenu d'acheter un animal domestique.
Je ne me suis pas marié, non plus. J'en ai eu l'occasion, plusieurs fois; mais à chaque fois j'ai décliné. Pourtant, j'aime bien les femmes. C'est un peu un regret, dans ma vie, le célibat. C'est surtout gênant pour les vacances. Les gens se méfient des hommes seuls en vacances, à partir d'un certain âge: ils supposent chez eux beaucoup d'égoïsme et sans doute un peu de vice; je ne peux pas leur donner tort.
Après l'enterrement, je suis rentré à la maison où mon père avait vécu ses dernières années. Le corps avait été découvert une semaine auparavant. Déjà, près des meubles et dans le coin des pièces, un peu de poussière s'était accumulée; dans l'embrasure d'une fenêtre, j'aperçus une toile d'araignée. Le temps, donc, l'entropie et toutes ces choses prenaient doucement possession le l'endroit. Le congélateur était vide. Dans les placards de la cuisine il y avait surtout des sachets-repas individuels Weight Watchers, des boîtes de protéines aromatisées, des barres énergétiques. J'ai déambulé dans les pièces du rez-de-chaussée en grignotant un sablé au magnésium. Dans la chaufferie, j'ai fait un peu de vélo d'appartement. À soixante-dix ans passés, mon père jouissait d'une condition physique bien supérieure à la mienne, il faisait une heure de gymnastique intensive tous les jours, des longueurs de piscine deux fois par semaine. Le week-end il jouait au tennis, pratiquait le vélo avec des gens de son âge; j'en avais rencontré quelques-uns au funérarium. «Il nous entraînait tous!… s'était exclamé un gynécologue. Il avait dix ans de plus que nous, et sur une côte de deux kilomètres il nous mettait encore une minute dans la vue.» Père, père, me dis-je, que ta vanité était grande. Dans l'angle gauche de mon champ de vision je distinguais un banc de musculation, des haltères. Je visualisai rapidement un crétin en short – au visage ridé, mais par ailleurs très similaire au mien – gonflant ses pectoraux avec une énergie sans espoir. Père, me dis-je, père, tu as bâti ta maison sur du sable. Je pédalais toujours mais je commençais à m'essouffler, j'avais légèrement mal aux cuisses; je n'étais pourtant qu'au niveau un. Repensant à la cérémonie, j'étais conscient d'avoir produit une excellente impression générale. Je suis toujours rasé de près, mes épaules sont étroites; ayant développé un début de calvitie vers la trentaine, j'ai décidé de me couper les cheveux très court. Je porte généralement des costumes gris, des cravates discrètes, et je n'ai pas l'air très gai. Avec mes cheveux ras, mes lunettes fines et mon visage renfrogné, baissant légèrement la tête pour écouter un mix de chants funéraires chrétiens, je me sentais très à l’aise dans la situation – beaucoup plus à l'aise que dans un mariage, par exemple. Les enterrements, décidément c'était mon truc. Je m'arrêtai de pédaler, toussai légérement. La nuit descendait sur les prairies environnantes. Près de la structure de béton dans laquelle s'encastrait la chaudière, on distinguait une tache brunâtre imparfaitement nettoyée. C'est là qu'on avait retrouvé mon père, le crâne brisé, vêtu d'un short et d'un sweat-short «I love New York». La mort remontait à trois jours, selon le médecin légiste. On aurait pu à l'extrême rigueur conclure à un accident, il aurait pu glisser sur une flaque d'huile ou je ne sais quoi. Cela dit, le sol la pièce était parfaitement sec; et le crâne était fendu à plusieurs endroits, un peu de cerveau s'était même répandu sur le sol; on avait, plus vraisemblablement, affaire à un meurtre. Le capitaine Chaumont, de la gendarmerie de Cherbourg, devait passer me voir dans la soirée.
De retour dans le salon j'allumai le téléviseur, un Sony 16/9e à écran de 82 cm, son surround et lecteur de DVD intégré. Sur TF1 il y avait un épisode de Xena la Guerrière, un de mes feuilletons préférés; deux femmes très musclées vêtues de brassières métalliques et de mini-jupes en peau se défiaient de leurs sabres. «Ton règne n'a que trop duré, Tagrathâ! s'exclamait la blonde; je suis Xena, la guerrière des Plaines de l'Ouest!» On frappa à la porte; je baissai le son.
Dehors, la nuit était tombée. Le vent secouait doucement les branches dégouttantes de pluie. Une fille d'environ vingt-cinq ans, de type nord-africain, se tenait dans l'entrée. «Je m'appelle Aïcha, dit-elle. Je faisais le ménage chez monsieur Renault deux fois par semaine. Je suis venue récupérer mes affaires.»
«Eh bien… dis-je, eh bien…» Je fis un geste qui voulait être accueillant, une espèce de geste. Elle entra, jeta un regard rapide sur l'écran de télévision: les deux guerrières luttaient maintenant au corps à corps, à proximité immédiate d'un volcan; je suppose que le spectacle a son côté excitant, pour certaines lesbiennes. «Je veux pas vous déranger, dit Aïcha, j'en ai pour cinq minutes.»
«Vous ne me dérangez pas, dis-je; rien ne me dérange, en fait.» Elle secoua la tête comme si elle comprenait, ses yeux s'attardèrent un instant sur mon visage; elle devait sans doute évaluer la ressemblance physique avec mon père, peut-être en inférer un degré de ressemblance morale. Après quelques secondes d'examen elle se retourna, gravit l'escalier qui menait aux chambres. «Prenez votre temps, fis-je d'une voix étouffée, prenez tout votre temps…» Elle ne répondit rien, n'interrompit pas son ascension; probablement est-ce qu'elle n'avait même pas entendu. Je me rassis sur le canapé, épuisé par la confrontation. J'aurais dû lui proposer d'enlever son manteau; c'est ce qu'on propose aux gens, normalement, d'enlever leur manteau. Je pris alors conscience qu'il faisait horriblement froid dans la pièce – un froid humide et pénétrant, un froid de caveau. Je ne savais pas allumer la chaudière, je n'avais pas envie d'essayer, maintenant mon père était mort et j'aurais dû m'en aller tout de suite. Je passai sur FR3 juste à temps pour suivre la dernière manche de Questions pour un champion. Au moment où Nadège, du Val-Fourré, annonçait à Julien Lepers qu'elle remettait son titre en jeu pour la troisième reprise, Aïcha apparut dans l'escalier, un léger sac de voyage à l'épaule. J'éteignis la télévision, marchai rapidement vers elle. «J'ai toujours eu beaucoup d'admiration pour Julien Lepers, lui dis-je. Même s'il ne connaît pas spécifiquement la ville ou le village dont le candidat est originaire il parvient toujours à prononcer un mot sur le département, la mini-région; il possède une connaissance au moins approximative de son climat, de ses beautés naturelles. Et, surtout, il connaît la vie: les candidats sont pour lui des êtres humains, il sait leurs difficultés et il sait leurs joies. Rien de ce qui constitue la réalité humaine des candidats ne lui est tout à fait étranger ni hostile. Quel que soit le candidat il parvient à le faire parler de son métier, de sa famille, de ses passions – enfin de tout ce qui, à ses yeux, peut constituer une vie. Assez souvent les candidats participent à une fanfare, une chorale; ils s'investissent dans l'organisation d'une fête locale, ou se dévouent à une cause humanitaire. Leurs enfants, fréquemment, sont dans la salle. On retire en général de l'émission l'impression que les gens sont heureux, et soi-même on se sent plus heureux et meilleur. Vous ne trouvez pas?»
Elle me regarda sans sourire; ses cheveux étaient ramassés en chignon, son visage peu maquillé, ses vêtements plutôt sobres; une fille sérieuse. Elle hésita quelques secondes avant de dire d'une voix basse, que la timidité enrouait un peu: «J'aimais bien votre père». Je ne trouvai rien à lui répondre; ça me paraissait bizarre, mais après tout possible. Le vieil homme devait avoir des histoires à raconter: il avait voyagé en Colombie, au Kenya, ou je ne sais où; il avait eu l'occasion d'observer des rhinocéros à la jumelle. Chaque fois qu'on se voyait il se bornait à ironiser sur mon statut de fonctionnaire, sur la sécurité qui en découlait. «T'as trouvé la bonne planque…» répétait-il sans dissimuler son mépris; c'est toujours un peu difficile, dans les familles. «Je fais des études d'infirmière, poursuivit Aïcha, mais comme je suis partie de chez mes parents je suis obligée de faire des ménages.» Je me creusai la tête pour trouver une réponse appropriée: aurais-je dû l'interroger sur le niveau des loyers à Cherbourg? J'optai finalement pour un: «Eh oui…» dans lequel je tentai de faire passer une certaine compréhension de la vie. Cela parut lui suffire, elle se dirigea vers la porte. Je collai mon visage à la vitre pour observer sa Volkswagen Polo qui faisait demi-tour dans le chemin boueux. Sur FR3 il y avait un téléfilm rural qui devait se dérouler au xixe siècle, avec Tchéky Karyo dans le rôle d'un ouvrier agricole. Entre deux leçons de piano, la fille du propriétaire – lui-même interprété par Jean-Pierre Marielle – accordait certaines privautés au séduisant campagnard. Leurs étreintes avaient lieu dans une étable; je sombrai dans le sommeil au moment où Tchéky Karyo arrachait avec énergie sa culotte en organza. La dernière chose dont j'eus conscience, c'est d'un plan de coupe sur un petit groupe de porcs.
Je fus réveillé par la douleur, et par le froid; j'avais dû m'endormir dans une mauvaise position, mes vertèbres cervicales étaient paralysées. Je toussai violemment en me relevant, mon souffle emplissait de buée l'atmosphère glaciale de la pièce. Étrangement la télévision diffusait Très pêche, une émission TF1; j'avais donc dû m'éveiller, ou du moins atteindre un niveau de conscience suffisant pour actionner la télécommande; je n'en conservais aucun souvenir. L'émission de la nuit était consacrée aux silures, poissons géants dépourvus d'écaillés, devenus plus fréquents dans les rivières françaises par suite du réchauffement du climat; ils affectionnaient particulièrement les abords des centrales nucléaires. Le reportage s'attachait à faire la lumière sur certains mythes: les silures adultes, c'est vrai, atteignaient des tailles de trois à quatre mètres; on avait même pu signaler, dans la Drôme, des spécimens dépassant les cinq mètres; tout cela n'avait rien d'invraisemblable. Il était par contre absolument exclu de voir ces poissons manifester un comportement carnassier, ou s'attaquer aux baigneurs. La suspicion populaire qui entourait les silures semblait en quelque sorte se communiquer à ceux qui se consacraient à leur pêche; la petite confrérie des pêcheurs de silures était mal acceptée au sein de la famille plus large des pêcheurs. Ils en souffraient, et souhaitaient profiter de l’émission pour redresser cette image négative. Certes, ils ne pouvaient se prévaloir de motifs gastronomiques: la chair du silure était rigoureusement immangeable. Mais il s'agissait d'une très belle pêche, à la fois intelligente et sportive, qui n'était pas sans analogie avec celle du brochet, et qui méritait de faire davantage d'adeptes. Je fis quelques pas dans la pièce sans parvenir à me réchauffer; je ne supportais pas l'idée de coucher dans le lit de mon père. Finalement je montai chercher des oreillers et des couvertures, m'installai tant bien que mal dans le canapé. J'éteignis juste après le générique du Silure démystifié. La nuit était opaque; le silence également.
Tout parvient à une fin, et la nuit y comprise. Je fus tiré d'une léthargie saurienne par la voix, claire et sonore, du capitaine Chaumont. Il s'excusait, il n'avait pas eu le temps de passer la veille. Je lui proposai un café. Pendant que l'eau chauffait il installa son portable sur la table de la cuisine, brancha l'imprimante. Ainsi, il pourrait me faire relire et signer ma déposition avant de partir; j'eus un murmure d'approbation. La gendarmerie, trop accaparée par les tâches administratives, souffrait de ne pas avoir suffisamment de temps à consacrer à sa véritable mission: l'enquête; c'est ce que j'avais pu déduire de différents magazines télévisés. Il approuva cette fois avec chaleur. Voilà un interrogatoire qui partait sur de bonnes bases, dans une atmosphère de confiance réciproque. Windows démarra avec un petit bruit joyeux.
La mort de mon père remontait à la soirée ou la nuit du 14 novembre. Je travaillais ce jour-là; je travaillais le 15 également. Évidemment j'aurais pu prendre ma voiture, tuer mon père, faire l'aller-retour dans la nuit. Qu'est-ce que je faisais dans la soirée ou la nuit du 14 novembre? A ma connaissance, rien; rien de notable. Je n'en gardais en tout cas aucun souvenir; ça remontait pourtant à moins d'une semaine. Je n'avais ni partenaire sexuelle régulière, ni véritablement d'ami intime; dans ces conditions, comment se souvenir? les journées passent, et c'est tout. Je jetai un regard navré sur le capitaine Chaumont; j'aurais aimé l'aider, ou au moins l'orienter vers une direction de recherches. «Je vais consulter mon agenda…» dis-je. Je n'attendais rien de cette démarche; curieusement, pourtant, il y avait un numéro de portable à la date du 14, en dessous d'un prénom: «Coralie». Quelle Coralie? C'était n'importe quoi, cet agenda.
«J'ai la cervelle comme un tas de merde… fis-je avec un sourire désabusé. Mais je sais pas, j'étais peut-être à un vernissage.
– Un vernissage? Il attendait patiemment, les doigts à quelques centimètres au-dessus du clavier.
– Oui, je travaille au ministère de la Culture. Je prépare des dossiers pour le financement d'expositions, ou parfois de spectacles.
– Des spectacles?
– Des spectacles… de danse contemporaine… Je me sentais radicalement désespéré, envahi par la honte.
– En somme, vous travaillez dans l'action culturelle.
– Oui, c'est ça… On peut dire ça comme ça.» Il me fixait avec une sympathie nuancée de sérieux. Il avait conscience de l'existence d'un secteur culturel, une conscience vague mais réelle. Il devait être amené à rencontrer toutes sortes de gens, dans sa profession; aucun milieu social ne pouvait lui demeurer complètement étranger. La gendarmerie est un humanisme.
Le reste de l'entretien se déroula à peu près normalement; j'avais déjà assisté à des téléfilms de société, j'étais préparé à ce type de dialogue. Connaissais-je des ennemis à mon père? Non, mais pas d'amis non plus, à vrai dire. De toute façon, mon père n'était pas suffisamment important pour avoir des ennemis. Qui pouvait profiter de sa mort? Eh bien, moi. À quand remontait ma dernière visite? Probablement au mois d'août. Il n'y a jamais grand-chose à faire, au bureau, en août, mais mes collègues sont obligés de partir parce qu'ils ont des enfants. Je reste à Paris, je fais des parties de solitaire sur ordinateur et je prends un week-end prolongé aux alentours du 15; voilà le cadre de mes visites à mon père. Au fait, avais-je de bonnes relations avec mon père? Oui et non. Plutôt non, mais j'allais le voir une ou deux fois par an, c'est déjà pas si mal.
Il hocha la tête. Je sentais que ma déposition touchait à sa fin; j'aurais aimé en dire plus. Je me sentais pris pour le capitaine Chaumont d'une sympathie irraisonnée, anormale. Déjà, il chargeait son imprimante. «Mon père était très sportif!» lançai-je avec brusquerie. Il leva vers moi un regard interrogateur. «Je ne sais pas… fis-je en écartant les mains avec désespoir, je voulais juste dire qu'il était très sportif.» Avec un geste de dépit, il lança l'impression.
Après avoir signé ma déposition, je reconduisis le capitaine Chaumont à la porte. J'avais conscience d'être un témoin décevant, lui dis-je. «Tous les témoins sont décevants…» répondit-il. Je méditai quelque temps sur cet aphorisme. Devant nous s'étendait l'ennui illimité des champs. Le capitaine Chaumont remonta dans sa Peugeot 305; il me tiendrait au courant de l'avancement de l'enquête. Pour le décès d'un ascendant direct, on dispose dans la fonction publique d'un congé de trois jours. J'aurais donc parfaitement pu rentrer en flânant, acheter des camemberts locaux; mais ie pris tout de suite l'autoroute pour Paris.
Je passai ma dernière journée de congé dans différentes agences de voyages. J'aimais les catalogues de vacances, leur abstraction, leur manière de réduire les lieux du monde à une séquence limitée de bonheurs possibles et de tarifs; j'appréciais particulièrement le système d'étoiles, pour indiquer l'intensité du bonheur qu'on était en droit d'espérer. Je n'étais pas heureux, mais j'estimais le bonheur, et je continuais à y aspirer. Selon le modèle de Marshall, l'acheteur est un individu rationnel cherchant à maximiser sa satisfaction compte tenu du prix; le modèle de Veblen, par contre, analyse l'influence du groupe sur le processus d'achat (suivant que l'individu veut s'y identifier, ou au contraire s'y soustraire). Le modèle de Copeland démontre que le processus d'achat est différent suivant la catégorie de produit/service (achat courant, achat réfléchi, achat spécialisé); mais le modèle de Baudrillard-Becker estime que consommer, c'est aussi produire des signes. Au fond, je me sentais plus proche du modèle de Marshall.
De retour à mon travail, j'annonçai à Marie-Jeanne que j'avais besoin de vacances. Marie-Jeanne est ma collègue; c'est ensemble que nous préparons les dossiers d'expositions, que nous œuvrons pour la culture contemporaine. C'est une femme de trente-cinq ans, aux cheveux blonds et plats, aux yeux d'un bleu très clair; je ne sais rien de sa vie intime. Sur le plan hiérarchique, elle est dans une position légèrement supérieure à la mienne; mais c'est un aspect qu'elle préfère éluder, elle s'attache à mettre en avant le travail d'équipe au sein du service. Chaque fois que nous recevons la visite d'une personnalité réellement importante – un délégué de la Direction des arts plastiques, ou un membre du cabinet du ministre – elle insiste sur cette notion d'équipe. «Et voici l'homme le plus important du service! s'exclame-t-elle en pénétrant dans mon bureau, celui qui jongle avec les bilans comptables et les chiffres… Sans lui, je serais complètement perdue.» Ensuite, elle rit; les visiteurs importants rient à leur tour, ou du moins ils sourient avec bonheur. Je souris également, dans la mesure de mes moyens. J'essaie de me visualiser en jongleur; mais en réalité il me suffit de maîtriser les opérations arithmétiques simples. Quoique Marie-Jeanne ne fasse à proprement parler rien, son travail est en réalité le plus complexe: elle doit se tenir au courant des mouvements, des réseaux, des tendances; ayant assumé une responsabilité culturelle, elle peut se voir en permanence soupçonnée d'immobilisme, voire d'obscurantisme; c'est un danger dont elle doit se prémunir, et par là même prémunir l'institution. Aussi reste-t-elle en contact régulier avec des artistes, des galeristes, des directeurs de revues pour moi obscures; ces coups de téléphone la maintiennent dans la joie, car sa passion pour l'art contemporain est réelle. Pour ma part, je n'y suis pas hostile: je ne suis nullement un tenant du métier, ni du retour à la tradition en peinture; je conserve l'attitude de réserve qui sied au gestionnaire comptable. Les questions esthétiques et politiques ne sont pas mon fait; ce n'est pas à moi qu'il revient d'inventer ni d'adopter de nouvelles attitudes, de nouveaux rapports au monde; j'y ai renoncé en même temps que mes épaules se voûtaient, que mon visage évoluait vers la tristesse. J'ai assisté à bien des expositions, des vernissages, des performances demeurées mémorables. Ma conclusion, dorénavant, est certaine: l'art ne peut pas changer la vie. En tout cas pas la mienne.
J'avais informé Marie-Jeanne de mon deuil; elle me reçut avec sympathie, et posa même une main sur mon épaule. Ma demande de congé lui paraissait tout à fait naturelle. «Tu as besoin de faire le point, Michel, estima-t-elle, de te retourner sur toi-même.» J'essayai de visualiser le mouvement proposé, je conclus qu'elle avait sans doute raison. «Cécilia bouclera le prévisionnel à ta place, poursuivit-elle, je lui en parlerai.» À quoi faisait-elle allusion au juste, et qui était cette Cécilia? Jetant un regard autour de moi j'aperçus un avant-projet d'affiche, et je me souvins. Cécilia était une grosse fille rousse qui mangeait des Cadbury sans arrêt, et qui était dans le service depuis deux mois: une CDD, voire une TUC, quelqu'un en résumé d'assez négligeable. Et en effet, juste avant le décès de mon père, je travaillais sur le budget prévisionnel de l'exposition: «Haut les mains, galopins!», qui devait être inaugurée en janvier à Bourg-la-Reine. Il s'agissait de photographies de brutalités policières prises au téléobjectif dans les Yvelines; mais on n'avait pas affaire à un travail documentaire, plutôt à un procès de théâtralisation de l'espace, accompagné de clins d'œil à différentes séries policières mettant en scène le Los Angeles Police Department. L'artiste avait privilégié une approche fun plutôt que celle, attendue, de la dénonciation sociale. En résumé un projet intéressant, et pas trop cher ni complexe; même une abrutie comme Cécilia était capable de finaliser le budget prévisionnel.
En général, en sortant du bureau, j'allais faire un tour dans un peep-show. Ça me coûtait cinquante francs, parfois soixante-dix quand l'éjaculation tardait. Voir des chattes en mouvement, ça me lavait la tête. Les orientations contradictoires de la vidéo d'art contemporaine, l'équilibre entre conservation du patrimoine et soutien à la création vivante… tout cela disparaissait vite, devant la magie facile des chattes en mouvement. Je vidais gentiment mes testicules. À la même heure, de son côté, Cécilia se bourrait de gâteaux au chocolat dans une pâtisserie proche du ministère; nos motivations étaient à peu près les mêmes.
Rarement, je prenais un salon privé à cinq cents francs; c'était dans le cas où ma bite allait mal, me paraissait ressembler à un petit appendice exigeant, inutile, qui sentait le fromage; j'avais besoin alors qu'une fille la prenne dans ses mains, s'extasie même faussement sur la vigueur du membre, la richesse de sa semence. Quoi qu'il en soit, j'étais rentré avant sept heures et demie. Je commençais par «Questions pour un champion», dont j'avais programmé l'enregistrement sur mon magnétoscope; puis j'enchaînais par les informations nationales. La crise de la vache folle m'intéressait peu, je me nourrissais essentiellement de purée Mousline au fromage. Puis la soirée continuait. Je n'étais pas malheureux, j'avais cent vingt-huit chaînes. Vers deux heures du matin, je me terminais avec des comédies musicales turques.
Quelques journées passèrent ainsi, relativement paisibles, avant que je reçoive un nouveau coup de téléphone du capitaine Chaumont. Les choses avaient beaucoup avancé, ils avaient retrouvé le meurtrier présumé, c'était même plus qu'une présomption, en fait l'homme avait avoué. Ils allaient organiser une reconstitution dans deux jours, souhaitais-je y assister? Oh oui, dis-je, oui.
Marie-Jeanne me félicita pour cette décision courageuse. Elle parla du travail de deuil, de l'énigme de la filiation; elle utilisait des paroles socialement acceptables extraites d'un catalogue restreint, mais cela n'avait pas beaucoup d'importance: je sentais qu'elle éprouvait de l'affection pour moi, c'était surprenant, et c'était bien. Les femmes ont de l'affection, quand même, me dis-je en montant dans le train pour Cherbourg; jusque dans leur travail elles ont tendance à établir des rapports affectifs, elles se meuvent difficilement dans un univers dépouillé de tout rapport affectif, c'est une atmosphère dans laquelle elles ont du mal à s'épanouir. Elles souffrent de cette faiblesse, les pages «psycho» de Marie-Claire le leur rappellent avec constance: il vaudrait mieux qu'elles établissent une séparation claire entre le professionnel et l'affectif; mais elles n'y parviennent pas, et les pages «témoignage» de Marie-Claire en attestent avec une constance équivalente. À la hauteur de Rouen, je repensai aux éléments de l'affaire. La grande découverte du capitaine Chaumont, c'est qu'Aïcha avait entretenu des «rapports intimes» avec mon père. Avec quelle fréquence, et jusqu'à quel degré? Il n'en savait rien, et cela s'était avéré inutile à la poursuite de son enquête. Un des frères d'Aïcha avait rapidement avoué qu'il était venu «demander des explications» au vieil homme, que la discussion avait dégénéré, et qu'il l'avait laissé comme mort sur le sol de béton de la chaufferie.
La reconstitution était en principe présidée par le juge d'instruction, un petit homme sec et austère, vêtu d'un pantalon de flanelle et d'un polo sombre, au visage crispé par un perpétuel rictus d'agacement; mais le capitaine Chaumont s'imposa vite comme le véritable maître de cérémonies. Vif et allègre il accueillait les participants, disait à chacun un mot de bienvenue, le conduisait à sa place: il avait l'air très heureux. C'était sa première affaire de meurtre, et il l'avait résolue en moins d'une semaine; de cette histoire sordide et banale, il était le seul véritable héros. Tassée sur une chaise, visiblement accablée, le visage entouré d'un bandeau noir, Aïcha leva à peine les yeux à mon arrivée; elle détournait ostensiblement le regard de l'endroit où se tenait son frère. Celui-ci, encadré par deux gendarmes, fixait le sol d'un air buté. Il avait tout à fait l'allure d'une petite brute ordinaire; je n'éprouvais pas la moindre sympathie à son égard. Levant les yeux il croisa mon regard, m'identifia certainement. Il connaissait mon rôle, on avait dû le prévenir: selon ses conceptions brutales j'avais un droit de vengeance, j'étais comptable du sang de mon père. Conscient du rapport qui s'établissait entre nous, je le fixai sans détourner les yeux; je me laissais lentement envahir par la haine, je respirais plus facilement, c'était un sentiment plaisant et fort. Si j'avais disposé d'une arme, je l'aurais abattu sans hésitation. Tuer cette petite ordure ne m'apparaissait pas seulement comme un acte indifférent mais comme une démarche bienfaisante, positive. Un gendarme traça à la craie des marques sur le sol, et la reconstitution commença. Selon l'accusé, les choses étaient très simples: au cours de la discussion il s'était énervé, avait repoussé mon père avec violence; celui-ci était tombé en arrière, son crâne s'était fracassé sur le sol; dans l'affolement, il avait aussitôt pris la fuite.
Naturellement il mentait, et le capitaine Chaumont n'eut aucun mal à l'établir. L'examen du crâne de la victime montrait à l'évidence un acharnement: il v avait des contusions multiples, probablement dues a une série de coups de pied. Le visage de mon père avait en outre été frotté sur le sol, pratiquement jusqu'à faire jaillir l'œil de l'orbite. «Je sais plus… dit l'accusé, j'ai eu la rage.» En observant ses bras nerveux, son visage étroit et mauvais, on n'avait aucun mal à le croire: il avait agi sans préméditation, probablement excité par le choc du crâne sur le sol et la vue du premier sang. Son système de défense était clair et crédible, il s'en tirerait très bien devant le tribunal: quelques années avec sursis, pas plus. Le capitaine Chaumont, satisfait du déroulement de l'après-midi, s'apprêtait à conclure. Je me levai de ma chaise, marchai vers une baie vitrée. Le soir tombait: quelques moutons terminaient leur journée. Eux aussi étaient stupides, peut-être encore plus que le frère d'Aïcha; mais aucune réaction violente n'était programmée dans leurs gènes. Au dernier soir de leur vie ils bêleraient d'affolement, leur rythme cardiaque s'accélérerait, leurs pattes s'agiteraient avec désespoir; puis le coup de pistolet aurait lieu, leur vie s'échapperait, leur corps se transformerait en viande. Nous nous quittâmes sur quelques poignées de main; le capitaine Chaumont me remercia de ma présence.
Je revis Aïcha le lendemain; sur le conseil de l'agent immobilier, j'avais décidé de faire nettoyer la maison à fond avant les premières visites. Je lui remis les clefs, puis elle me raccompagna à la gare de Cherbourg. L'hiver prenait possession du bocage, des masses de brume s'accumulaient au-dessus des haies. Entre nous, ce n'était pas facile. Elle avait connu les organes sexuels de mon père, ce qui tendait à créer une intimité un peu déplacée. Tout cela était globalement surprenant: elle avait l'air d'une fille sérieuse, et mon père n'avait rien d'un séducteur. Il devait quand même posséder certains traits, certaines caractéristiques attachantes que je n'avais pas su voir; j'avais même du mal, en réalité, à me souvenir des traits de son visage. Les hommes vivent les uns à côté des autres comme des bœufs; c'est tout juste s'ils parviennent, de temps en temps, à partager une bouteille d'alcool.
La Volkswagen d'Aïcha s'arrêta sur la place de la Gare; j'avais conscience qu'il serait mieux de prononcer quelques paroles avant la séparation. «Eh bien…» dis-je. Au bout de quelques secondes, elle s'adressa à moi d'une voix sourde: «Je vais quitter la région. J'ai un ami qui peut me trouver une place de serveuse à Paris; je continuerai mes études là-bas. De toute façon, ma famille me considère comme une pute.» J'émis un murmure de compréhension. «À Paris, il y a plus de monde…» hasardai-je finalement avec douleur; j'avais beau y réfléchir, c'était tout ce que je trouvais à dire sur Paris. L'extrême pauvreté de la réplique ne parut pas la décourager. «Je n'ai rien à attendre de ma famille, poursuivit-elle avec une colère rentrée. Non seulement ils sont pauvres, mais en plus ils sont cons. Il y a deux ans, mon père a fait le pèlerinage de La Mecque; depuis, il n'y a plus rien à en tirer. Mes frères, c'est encore pire: ils s'entretiennent mutuellement dans leur connerie, ils se bourrent la gueule au pastis tout en se prétendant les dépositaires de la vraie foi, et ils se permettent de me traiter de salope parce que j'ai envie de travailler plutôt que d'épouser un connard dans leur genre.»
«C'est vrai, dans l'ensemble, les musulmans c'est pas terrible…» émis-je avec embarras. Je pris mon sac de voyage, ouvris la portière. «Je pense que vous vous en sortirez…» marmonnai-je sans conviction. J'eus à ce moment une espèce de vision sur les flux migratoires comme des vaisseaux sanguins qui traversaient l'Europe; les musulmans apparaissaient comme des caillots qui se résorbaient lentement. Aïcha me regardait, dubitative. Le froid s'engouffrait dans la voiture. Intellectuellement, je parvenais à éprouver une certaine attraction pour le vagin des musulmanes. De manière un peu forcée, je souris. Elle sourit à son tour, avec plus de franchise. Je lui serrai longuement la main, j'éprouvai la chaleur de ses doigts, je continuai jusqu'à sentir le sang qui battait doucement au creux du poignet. À quelques mètres de la voiture, je me retournai pour lui faire un petit signe. Quand même, il y avait eu une rencontre; quand même, à la fin, quelque chose s'était produit.
En m'installant dans le wagon Corail, je me dis que j'aurais dû lui donner de l'argent. Encore que non, ça aurait probablement été mal interprété. C'est à ce moment, étrangement, que je pris pour la première fois conscience que j'allais devenir un homme riche; enfin, relativement riche. Le virement des comptes de mon père avait déjà eu lieu. Pour le reste j'avais confié la vente de la voiture à un garagiste, celle de la maison à un agent immobilier; tout s'était arrangé de la manière la plus simple. La valeur de ces biens était fixée par la loi du marché. Il y avait bien sûr une marge de négociation: 10 % de part et d'autre, pas plus. Le taux d'imposition, non plus, n'était pas un mystère: il suffisait de consulter les petites brochures, très bien faites, remises par la Direction des impôts.
Sans doute mon père avait-il, à plusieurs reprises, envisagé de me déshériter; finalement, il avait dû y renoncer; il avait dû se dire que c'était trop de complications, trop de démarches pour un résultat incertain (car ce n'est pas facile de déshériter ses enfants, la loi ne vous offre que des possibilités restreintes: non seulement les petits salauds vous pourrissent la vie, mais ils profitent ensuite de tout ce que vous avez pu accumuler, au prix des pires efforts). Il avait dû se dire surtout que ça n'avait aucun intérêt – parce que, ce qui pouvait arriver après sa mort, qu'est-ce qu'il en avait à foutre? Voilà comment il avait raisonné, à mon avis. Toujours est-il que le vieux con était mort, et que j'allais revendre la maison où il avait passé ses dernières années; j'allais également revendre le Toyota Land Cruiser qui lui servait à ramener des packs d'Evian du Casino Géant de Cherbourg. Moi qui vis près du Jardin des Plantes, qu'aurais-je fait d'un Toyota Land Cruiser? J'aurais pu ramener des raviolis à la ricotta du marché Mouffetard, et c'est à peu près tout.
Lorsqu'il s'agit d'un héritage en ligne directe, les droits de succession ne sont pas très élevés – même si les liens d'affection n'étaient, eux non plus, pas très forts. Impôts déduits, je pouvais ramasser dans les trois millions de francs. Ça représentait à peu près quinze fois mon salaire annuel. Ça représentait également ce qu'un ouvrier non qualifié pouvait espérer gagner, en Europe occidentale, au cours d'une vie de labeur; ce n'était pas si mal. On pouvait commencer à s'en sortir; on pouvait essayer.
Dans quelques semaines, certainement, je recevrais une lettre de la banque. Le train approchait de Bayeux, je pouvais déjà imaginer le déroulement de la conversation. Le professionnel de mon agence aurait constaté un solde positif important sur mon compte, il souhaiterait s'en entretenir avec moi – qui n'a pas besoin, à un moment ou un autre de sa vie, d'un partenaire placements ? Un peu méfiant, je désirerais m'orienter vers des options sûres; il accueillerait cette réaction – si fréquente – avec un léger sourire. La plupart des investisseurs novices, il le savait bien, privilégient la sécurité par rapport au rendement; ils s'en amusaient souvent, entre collègues. Je ne devais pas me méprendre sur ses termes: en matière de gestion du patrimoine, certaines personnes âgées se comportent comme de parfaits novices. Pour sa part, il tenterait d'attirer mon attention sur un scénario légèrement différent – tout en me laissant, bien entendu, le temps de la réflexion. Pourquoi ne pas investir, effectivement, les deux tiers de mon avoir dans un placement sans surprises, mais à revenu faible? Et pourquoi ne pas consacrer le dernier tiers à un investissement un peu plus aventureux, mais aux possibilités de valorisation réelles? Après quelques jours de réflexion, je le savais, je me rendrais à ses arguments. Il se sentirait conforté par mon adhésion, préparerait les documents avec un pétillement d'enthousiasme – et notre poignée de main, au moment de la séparation, serait ouvertement chaleureuse.
Je vivais dans un pays marqué par un socialisme apaisé, où la possession des biens matériels était garantie par une législation stricte, où le système bancaire était entouré de garanties étatiques puissantes. Sauf à me risquer hors des limites de la légalité je ne risquais ni malversation, ni faillite frauduleuse. En somme, je n'avais plus trop de soucis à me faire. Je n'en avais d'ailleurs jamais réellement eu: après des études sérieuses sans être éblouissantes, je m'étais rapidement orienté vers le secteur public. C'était vers le milieu des années quatre-vingt, dans les débuts de la modernisation du socialisme, à l'époque où l'illustre Jack Lang répandait faste et gloire sur les institutions culturelles d'État; mon salaire à l'embauche était tout à fait correct. Et puis j'avais vieilli, assistant sans trouble aux changements politiques successifs. J'étais courtois, correct, apprécié par mes supérieurs et mes collègues; de tempérament peu chaleureux, j'avais cependant échoué à me faire de véritables amis. Le soir tombait rapidement sur la région de Lisieux. Pourquoi n'avais-je jamais, dans mon travail, manifesté une passion comparable à celle de Marie-Jeanne? Pourquoi n'avais-je jamais, plus généralement, manifesté de véritable passion dans ma vie?
Quelques semaines passèrent encore, sans m'apporter de réponse; puis, au matin du 23 décembre, je pris un taxi pour Roissy.
Et maintenant j'étais là, seul comme un connard, à quelques mètres du guichet Nouvelles Frontières. C'était un samedi matin pendant la période des fêtes, Roissy était bondé, comme d'habitude. Dès qu'ils ont quelques jours de liberté les habitants d'Europe occidentale se précipitent à l'autre bout du monde, ils traversent la moitié du monde en avion, ils se comportent littéralement comme des évadés de prison. Je ne les en blâme pas; je me prépare à agir de la même manière.
Mes rêves sont médiocres. Comme tous les habitants d'Europe occidentale, je souhaite voyager. Enfin il y a les difficultés, la barrière de la langue, la mauvaise organisation des transports en commun, les risques de vol ou d'arnaque: pour dire les choses plus crûment, ce que je souhaite au fond, c'est pratiquer le tourisme. On a les rêves qu'on peut; et mon rêve à moi c'est d'enchaîner à l'infini les «Circuits passion», les «Séjours couleur» et les «Plaisirs à la carte» – pour reprendre les thèmes des trois catalogues Nouvelles Frontières.
J'ai tout de suite décidé de faire un circuit, mais j'ai pas mal hésité entre «Rhum et Salsa» (réf. CUB CO 033, 16 jours/14 nuits, 11 250 F en chambre double, supplément chambre individuelle: 1350 F) et «Tropic Thaï» (réf. THA CA 006, 15 jours/13 nuits, 9950 F en chambre double, supplément chambre individuelle: 1175 F). En fait, j'étais plus attiré par la Thaïlande; mais l'avantage de Cuba c'est que c'est un des derniers pays communistes, probablement pour pas longtemps, il y a un côté régime en voie de disparition, une espèce d'exotisme politique, bref. Finalement, j'ai pris la Thaïlande. Il faut reconnaître que le texte de présentation de la brochure était habile, propre à séduire les âmes moyennes:
«Un circuit organisé, avec un zeste d'aventure, qui vous mènera des bambous de la rivière Kwaï à l'île de Koh Samui, pour terminer à Koh Phi Phi, au large de Phuket, après une magnifique traversée de l'isthme de Kra. Un voyage "cool" sous les Tropiques.»
A 8 heures 30 tapantes, Jacques Maillot claque la porte de sa maison du boulevard Blanqui, dans le XIIIe arrondissement, enfourche son scooter et entame une traversée de la capitale d'est en ouest. Direction: le siège de Nouvelles Frontières, boulevard de Grenelle. Un jour sur deux, il s'arrête dans trois ou quatre de ses agences: «J'apporte les derniers catalogues, je ramasse le courrier et je prends la température» explique ce patron monté sur ressorts, toujours affublé d'une invraisemblable cravate bariolée. De quoi redonner un coup de fouet aux vendeurs: «Les jours suivants, ces agences-là dopent leur chiffre d'affaires…» explique-t-il avec un sourire. Visiblement sous le charme, la journaliste de Capital s'étonne un peu plus loin: qui aurait pu prédire en 1967 que la petite association fondée par une poignée d'étudiants contestataires prendrait un tel envol? Certainement pas les milliers de manifestants qui défilaient en mai 68 devant la première agence Nouvelles Frontières, place Denfert-Rochereau, à Paris. «On était pile au bon endroit, face aux caméras de télévision…» se souvient Jacques Maillot, ancien boy-scout et catho de gauche passé par l'UNEF. Ce fut le premier coup de pub de l'entreprise, au nom inspiré des discours de John Kennedy sur les «nouvelles frontières» de l'Amérique.
Libéral ardent, Jacques Maillot s'était battu avec succès contre le monopole d'Air France, pour la démocratisation des transports aériens. L'odyssée de son entreprise, devenue en un peu plus de trente ans le premier voyagiste français, fascinait les magazines économiques. Comme la FNAC, comme le Club Med, Nouvelles Frontières – née avec la civilisation des loisirs – pouvait symboliser une nouvelle face du capitalisme moderne. En l'an 2000, pour la première fois, l'industrie touristique était devenue, en chiffre d'affaires, la première activité économique mondiale. Même s'il n'exigeait qu'une condition physique moyenne, Tropic Thaï s'inscrivait dans le cadre des «circuits aventure»: catégories d'hébergement variables (simple, standard, première catégorie); nombre des participants limité à vingt afin d'assurer une meilleure cohésion du groupe. J'ai vu s'approcher deux blacks très mignonnes, avec des sacs à dos, je me suis pris à espérer qu'elles avaient choisi le même circuit; puis j'ai baissé le regard, je suis allé retirer mes documents de voyage. Le vol durait un peu plus de onze heures.
Prendre l'avion aujourd'hui, quelle que soit la compagnie, quelle que soit la destination, équivaut à être traité comme une merde pendant toute la durée du vol. Recroquevillé dans un espace insuffisant et même ridicule, dont il sera impossible de se lever sans déranger l'ensemble de ses voisins de rangée, on est d'emblée accueilli par une série d'interdictions énoncées par des hôtesses arborant un sourire faux. Une fois à bord, leur premier geste est de s'emparer de vos affaires personnelles afin de les enfermer dans les coffres à bagages – auxquels vous n'aurez plus jamais accès, sous aucun prétexte, jusqu'à l'atterrissage. Pendant toute la durée du voyage, elles s'ingénient ensuite à multiplier les brimades, tout en vous rendant impossible tout déplacement, et plus généralement toute action, hormis celles appartenant à un catalogue restreint: dégustation de sodas, vidéos américaines, achat de produits duty-free. La sensation constante de danger, alimentée par des images mentales de crashs aériens, l'immobilité forcée dans un espace limité provoquent un stress si violent qu'on a parfois observé des décès de passagers par crise cardiaque sur certains vols long-courriers. Ce stress, l'équipage s'ingénie à le porter à son plus haut niveau en vous interdisant de le combattre par les moyens usuels. Privé de cigarettes et de lecture, on est également, de plus en plus souvent, privé d'alcool. Dieu merci, les salopes ne pratiquent pas encore la fouille au corps ; passager expérimenté, j'avais donc pu me munir d'un petit nécessaire de survie: quelques Nicopatch 21 mg, une plaquette de somnifères, une fiasque de Southern Comfort. Je sombrai dans un sommeil pâteux au moment où nous survolions l'ex-Allemagne de l'Est.
Je fus réveillé par un poids sur mon épaule, et par un souffle tiède. Je redressai mon voisin de gauche sur son siège, sans ménagements excessifs: il émit un grognement doux, mais n'ouvrit pas les yeux. C'était un grand type d'une trentaine d'années, avec des cheveux châtain clair coupés au bol; il n'avait pas l'air très antipathique, ni très malin. Il était même assez attendrissant, enveloppé dans la couverture bleu tendre fournie par la compagnie, ses grosses mains de travailleur manuel posées sur ses genoux. Je ramassai le livre de poche tombé à ses pieds: un best-seller anglo-saxon merdique d'un certain Frédéric Forsyth. J'avais déjà lu un ouvrage de cet imbécile, rempli d'hommages appuyés à Margaret Thatcher et d'évocations grand-guignolesques de l'URSS comme empire du mal. Je me suis demandé comment il s'en était sorti après la chute du mur de Berlin. J'ai feuilleté son nouvel opus: apparemment, le rôle des méchants était cette fois tenu par les rouges-bruns, et autres nationalistes serbes; voilà un homme qui se tenait au courant de l'actualité. Quant à son héros favori, l'ennuyeux Jason Monk, il reprenait du service à la CIA, alliée pour la circonstance à la mafia tchetchène. Eh bien! me dis-je en reposant l'ouvrage sur les genoux de mon voisin, elle est belle, la moralité des auteurs de best-sellers anglo-saxons! La page était marquée par une feuille pliée en trois dans laquelle je reconnus la convocation Nouvelles Frontières: je venais donc de faire la connaissance de mon premier compagnon de voyage. Un brave garçon, j'en avais la certitude, certainement beaucoup moins égocentrique et névrosé que moi-même. Je jetai un œil sur l'écran vidéo qui retraçait le déroulement du vol: nous avions probablement dépassé la Tchetchénie, pour autant que nous l'ayons survolée; la température extérieure était de – 53 °C, l'altitude de 10 143 mètres, l'heure locale de 00: 27. Une carte vint remplacer ces indications: nous abordions le survol de l'Afghanistan. Par le hublot, on ne distinguait évidemment qu'un noir total. De toute façon les talibans devaient être couchés, et mariner dans leur crasse. «Bonne nuit, les talibans, bonne nuit… Faites de beaux rêves…» murmurai-je avant d'avaler un deuxième somnifère.
L'avion atterrit vers cinq heures du matin à l'aéroport de Don Muang. Je me réveillai avec difficulté. Mon voisin de gauche était déjà levé, et piaffait dans la file d'attente pour sortir de l'appareil. Je le perdis rapidement de vue dans le couloir qui menait au hall d'arrivée. J'avais les jambes en coton, la bouche pâteuse; mes oreilles étaient emplies d'un violent bourdonnement.
Sitôt les portes automatiques franchies, la chaleur m'enveloppa comme une bouche. Il faisait au moins 35 °C. La chaleur de Bangkok a ceci de particulier qu'elle est en quelque sorte graisseuse, probablement à cause de la pollution; on est toujours surpris, après un long séjour à l'extérieur, de ne pas se retrouver couvert d'une fine pellicule de résidus industriels. Je mis une trentaine de secondes pour adapter ma respiration. J'essayais de ne pas me faire distancer par l'accompagnatrice thaïe, dont je n'avais pas vu grand-chose, sinon qu'elle paraissait réservée et de bonne éducation – mais beaucoup de Thaïes peuvent produire le même effet.
Mon sac à dos me sciait les épaules; c'était un Lowe Pro Himalaya Trekking, le modèle le plus cher que j'aie pu trouver au Vieux Campeur; il était garanti à vie. C'était un objet impressionnant, gris acier, avec des mousquetons, des Velcro spéciaux – brevet déposé par la firme – et des fermetures éclair qui pouvaient fonctionner à une température de – 65 °C. Sa contenance était malheureusement très limitée: quelques shorts et tee-shirts, un maillot de bain, des chaussures spéciales permettant de marcher sur les coraux (125 F au Vieux Campeur), une trousse de toilette contenant les médicaments décrits comme indispensables par le Guide du Routard, un caméscope JVC HRD-9600 MS avec ses batteries et ses cassettes de rechange, et deux best-sellers américains que j'avais achetés un peu au hasard à l'aéroport.
Le car Nouvelles Frontières était garé une centaine de mètres plus loin. À l'intérieur du puissant véhicule – un Mercedes M-800 64 places – la climatisation était poussée à fond, on avait l'impression de pénétrer dans un congélateur. Je m'installai près d'une fenêtre sur la gauche, au milieu du car; je distinguais confusément une dizaine d'autres passagers, parmi lesquels mon voisin d'avion. Personne ne vint s'asseoir à mes côtés. J'avais manifestement raté ma première occasion de m'intégrer au groupe; j'étais également bien parti pour attraper un bon rhume.
Le jour n'était pas encore levé, mais, sur l'autoroute à six voies qui menait au centre de Bangkok, la circulation était déjà dense. Nous longions alternativement des buildings d'acier et de verre, avec de temps en temps une construction de béton massive évoquant l'architecture soviétique. Des sièges sociaux de banques, des grands hôtels, des compagnies d'électronique – le plus souvent japonaises. Après l'embranchement de Chatuchak, l'autoroute surplomba des voies radiales qui encerclaient le cœur de la ville. Entre les bâtiments illuminés des hôtels on commençait à distinguer des groupes de maisons, petites, à toits de tôle, au milieu de terrains vagues. Eclairées par des néons, des échoppes ambulantes proposaient de la soupe et du riz; on voyait fumer les marmites de fer-blanc. L'autocar décéléra légèrement pour prendre la sortie de New Petchaburi Road. Un moment nous aperçûmes un échangeur aux contours fantasmagoriques, dont les spirales de macadam semblaient suspendues au milieu des cieux, éclairées par des batteries de projecteurs d'aéroport; puis, après une longue courbe, l'autocar rejoignit la voie rapide.
Le Bangkok Palace Hôtel appartenait à une chaîne proche des hôtels Mercure, et qui partageait les mêmes valeurs sur le plan de la restauration et de la qualité de l'accueil; c'est ce que j'appris dans une brochure que je ramassai dans le hall en attendant que la situation se décante. Il était un peu plus de six heures du matin – minuit à Paris, pensai-je sans raison aucune – mais l'animation était déjà vive, la salle des petits déjeuners venait d'ouvrir. Je m'assis sur une banquette; j'étais étourdi, mes oreilles continuaient à bourdonner violemment et je commençais à avoir mal au ventre. À leur attitude d'attente, je parvins à reconnaître certains membres du groupe. Il y avait deux filles d'environ vingt-cinq ans, plutôt bimbos - pas mal roulées, au demeurant – qui promenaient un regard méprisant sur le monde. Un couple de retraités, au contraire – lui qu'on pouvait qualifier de sémillant, elle un peu plus morne – observait avec émerveillement la décoration intérieure de l'hôtel, composée de miroirs, de dorures et de lustres. Dans les premières heures de la vie d'un groupe, on n'observe en général qu'une sociabilité phatique, caractérisée par l'emploi de phrases passe-partout et par un engagement émotionnel restreint. Selon Edmunds et White (Sightseeing tours: a sociological approach, Annals of Tourism Research, vol. 23, p. 213-227, 1998.) la constitution de mini-groupes n'est repérable que lors de la première excursion, parfois lors du premier repas pris en commun.
Je sursautai, à la limite de l'évanouissement, allumai une cigarette pour me reprendre: ces somnifères étaient vraiment trop forts, ils me rendaient malade; mais les précédents ne parvenaient plus à m'endormir: il n'y avait pas d'issue évidente. Les retraités tournaient lentement sur eux-mêmes, j'eus l'impression que l'homme plastronnait un peu; dans l'attente d'une personne précise avec laquelle échanger un sourire, ils faisaient pivoter un sourire potentiel sur le monde extérieur. Ils avaient dû être petits commerçants dans une vie antérieure, c'était la seule hypothèse. Peu à peu les membres du groupe se dirigeaient vers l'accompagnatrice à l'appel de leur nom, recevaient leurs clefs, montaient vers leur chambre – ils se dispersaient, en somme. Il nous était possible, rappela l'accompagnatrice d'une voix bien timbrée, de prendre notre petit déjeuner dès maintenant; nous pouvions aussi nous reposer dans nos chambres; c'était entièrement libre. Quoi qu'il en soit, le rendez-vous pour la visite des klongs était fixé dans le hall à quatorze heures.
La baie vitrée de ma chambre donnait directement sur la voie rapide. Il était six heures et demie. La circulation était intense, mais le double vitrage ne laissait filtrer qu'un grondement faible. Les illuminations de la nuit étaient éteintes, le soleil ne faisait pas encore réverbérer l'acier et le verre; à cette heure de la journée, la ville était grise. Je commandai un double express au room service, que j'avalai avec un Efferalgan, un Doliprane et une double dose d'Oscillococcinum; puis je me couchai et tentai de fermer les yeux.
Des formes bougeaient avec lenteur dans un espace restreint; elles émettaient un bourdonnement grave; il s'agissait peut-être d'engins de chantier, ou d'insectes géants. Dans le fond, un homme armé d'un cimeterre de petite taille en estimait le tranchant avec précaution; il était vêtu d'un turban et d'un pantalon bouffant blancs. Tout à coup l'atmosphère devint rouge et poisseuse, presque liquide; aux gouttelettes de condensation qui se formaient devant mes yeux, je pris conscience qu'une vitre me séparait de la scène. L'homme était maintenant à terre, immobilisé par une force invisible. Les engins de chantier s'étaient regroupés autour de lui; il y avait plusieurs pelleteuses et un petit bulldozer à chenillettes. Les pelleteuses relevèrent leurs bras articulés et rabattirent avec ensemble leurs godets sur l'homme, tronçonnant aussitôt son corps en sept ou huit parties; sa tête, cependant, semblait toujours animée d'une vitalité démoniaque, un sourire mauvais continuait à plisser son visage barbu. Le bulldozer avança à son tour sur l'homme, sa tête éclata comme un œuf; un jet de cervelle et d'os broyés fut projeté sur la vitre, à quelques centimètres de mon visage.
En somme le tourisme, comme quête de sens, avec les sociabilités ludiques qu'il favorise, les images qu'il génère, est un dispositif d'appréhension graduée, codée et non traumatisante de l'extérieur et de l'altérité.
Rachid Amirou
Je me réveillai vers midi, la climatisation émettait un bourdonnement grave; j'avais un peu moins mal à la tête.
Allongé en travers du lit king size je pris conscience du déroulement du circuit, et de ses enjeux. Le groupe jusqu'alors informe allait se métamorphoser en communauté vivante; dès cet après-midi je devrai entamer un positionnement, et déjà choisir un short pour la promenade sur les klongs. J'optai pour un modèle mi-long, en toile bleu jean, pas trop moulant, que je complétai par un tee-shirt Radiohead; puis je fourrai quelques affaires dans un sac à dos. Dans le miroir de la salle de bains, je me considérai avec dégoût: mon visage crispé de bureaucrate jurait tragiquement avec l'ensemble; je ressemblais au total exactement à ce que j'étais: un fonctionnaire quadragénaire qui tentait de se déguiser en jeune pour la durée de ses vacances; c'était décourageant. Je marchai vers la fenêtre, tirai les rideaux en grand. Du 27e étage, le spectacle était extraordinaire. La masse imposante de l'hôtel Mariott se dressait sur la gauche comme une falaise de craie, striée de traits noirs horizontaux par des rangées de fenêtres à demi dissimulées derrière les balcons. La lumière du soleil à son zénith soulignait avec violence les plans et les arêtes. Droit devant, les réflexions se multipliaient à l'infini sur une structure complexe de pyramides et de cônes de verre bleuté. À l'horizon, les cubes de béton gigantesques du Grand Plaza Président se superposaient comme les étages d'une pyramide à degrés. Sur la droite, surmontant la surface frissonnante et verte du Lumphini Park, on apercevait, comme une citadelle ocre, les tours angulaires du Dusit Thani. Le ciel était d'un bleu absolu. Je bus lentement une Singha Gold en méditant sur la notion d'irrémédiable.
En bas, l'accompagnatrice procédait à une sorte d'appel afin de distribuer les breakfast coupons. J'appris ainsi que les deux bimbos se prénommaient Babette et Léa. Babette avait des cheveux blonds frisés, enfin pas frisés naturellement, sans doute plutôt ondulés ; elle avait de beaux seins, la salope, bien visibles sous sa tunique translucide – un imprimé ethnique Trois Suisses, vraisemblablement. Son pantalon, du même tissu, était tout aussi translucide; on distinguait nettement la dentelle blanche du slip. Léa, très brune, était plus filiforme; elle compensait par une jolie cambrure des fesses, bien soulignée par son cycliste noir, et par une poitrine agressive, dont les bouts se tendaient sous un bustier jaune vif. Un diamant minuscule ornait son nombril étroit. Je fixai très attentivement les deux pouffes, afin de les oublier à tout jamais.
La distribution des coupons continuait. L'accompagnatrice, Son, appelait tous les participants par leurs prénoms; j'en étais malade. Nous étions des adultes, bordel de Dieu. J'eus un moment d'espoir quand elle désigna les seniors sous le nom de «monsieur et madame Lobligeois»; mais elle ajouta aussitôt, avec un sourire ravi: «Josette et René». C'était peu probable, et pourtant c'était vrai. «Je m'appelle René» confirma le retraité sans s'adresser à personne en particulier. «Ce n'est pas de chance…» grommelai-je. Sa femme lui jeta un regard las, du genre «tais-toi, René, tu embêtes le monde». Je compris soudain à qui il me faisait penser: au personnage de Monsieur Plus dans les publicités Bahlsen. C'était peut-être lui, d'ailleurs. Je m'adressai directement à sa femme: avaient-ils, par le passé, interprété en tant qu'acteurs des personnages de second plan? Pas du tout, m'informa-t-elle, ils tenaient une charcuterie. Ah oui, ça pouvait coller aussi. Ce joyeux drille était donc un ancien charcutier (à Clamart, précisa sa femme); c'est dans un établissement modeste, dévolu à l'alimentation des humbles; qu'il avait jadis fait étalage de ses pirouettes et ses saillies.
Il y eut ensuite deux autres couples, plus indistincts, qui semblaient reliés par une fraternité obscure. Étaient-ils déjà partis ensemble? Avaient-ils fait connaissance autour d'un breakfast ? Tout était possible, à ce stade du voyage. Le premier couple était également le plus déplaisant. L'homme ressemblait un peu à Antoine Waechter jeune, si la chose est imaginable; mais en plus châtain, et avec une barbe bien taillée; finalement il ne ressemblait pas tellement à Antoine Waechter mais plutôt à Robin des Bois, avec cependant quelque chose de suisse, ou pour mieux dire de jurassien. Pour tout dire il ne ressemblait pas à grand-chose, mais il avait vraiment l’air d'un con. Sans parler de sa femme, en salopette, sérieuse, bonne laitière. Il était invraisemblable que ces êtres ne se soient pas déjà reproduits, pensai-je; sans doute avaient-ils laissé l'enfant chez leurs parents à Lons-le-Saulnier. Le second couple, plus âgé, ne donnait pas une impression de sérénité aussi profonde. Maigre, moustachu et nerveux, l'homme se présenta à moi comme un naturopathe; devant mon ignorance il précisa qu'il soignait par les plantes, ou par d'autres moyens naturels si possible. Sa femme, sèche et menue, travaillait dans le secteur social, à l'insertion de je ne sais quels délinquants primaires alsaciens; ils donnaient l'impression de n'avoir pas baisé depuis trente ans. L'homme semblait disposé à m'entretenir des vertus des médecines naturelles; mais, un peu étourdi par ce premier échange, j'allai m'asseoir sur une banquette proche. D'où j'étais je distinguais mal les trois derniers participants, qui m'étaient à demi cachés par le couple de charcutiers. Une sorte de beauf d'une cinquantaine d'années, prénommé Robert, à l'expression étrangement dure; une femme d'âge idem, aux cheveux bouclés noirs encadrant un visage à la fois méchant, avisé et mou, qui se prénommait Josiane; une femme plus jeune enfin, presque indistincte, guère plus de vingt-sept ans, qui suivait Josiane avec une attitude de soumission canine, et se prénommait elle-même Valérie. Bon, j'aurais l'occasion d'y revenir; je n'aurais que trop l'occasion d'y revenir, me dis-je sombrement en marchant vers l'autocar. Je remarquai que Son fixait toujours sa liste de passagers. Son visage était tendu, des mots se formaient involontairement sur ses lèvres; on y lisait de l'appréhension, presque du désarroi. En la comptant, le groupe comportait treize personnes; et les Thaïs sont parfois très superstitieux, encore plus que les Chinois: dans les étages des immeubles, la numérotation des rues, il est fréquent qu'on passe directement du douze au quatorze, uniquement pour éviter de mentionner le chiffre treize. Je m'installai du côté gauche, à peu près au milieu du véhicule. Les gens prennent leurs repères assez vite, dans ce genre de déplacement de groupe: il s'agit pour être tranquille de prendre sa place très tôt, de s'y tenir, peut-être d'y disposer quelques objets personnels; de l'habiter activement, en quelque sorte.
À ma grande surprise je vis Valérie s'installer à mes côtés, alors que l'autocar était aux trois quarts vide. Deux rangées derrière, Babette et Léa échangèrent quelques mots narquois. Elles avaient intérêt à se calmer, ces salopes. Je fixai discrètement mon attention sur la jeune femme: elle avait de longs cheveux noirs, un visage je ne sais pas, un visage qu'on pouvait qualifier de modeste; ni belle ni laide, à proprement parler. Après une réflexion brève mais intense, j'articulai péniblement: «Vous n'avez pas trop chaud? – Non non, dans l'autocar ça va» répondit-elle très vite, sans sourire, juste soulagée que j'aie entamé la conversation. Ma phrase était pourtant remarquablement stupide: on gelait, en réalité, dans cet autocar. «Vous êtes déjà venu en Thaïlande? enchaîna-t-elle avec à-propos. – Oui, une fois.» Elle s'immobilisa dans une attitude d'attente, prête à écouter un récit intéressant. Allais-je lui raconter mon précédent séjour? Peut-être pas tout de suite. «C'était bien…» dis-je finalement, adoptant une voix chaude pour compenser la banalité du propos. Elle hocha la tête avec satisfaction. Je compris alors que cette jeune femme n'était nullement soumise à Josiane: elle était simplement soumise en général, et peut-être tout à fait prête à se chercher un nouveau maître; elle en avait peut-être déjà assez, de Josiane – qui, assise deux rangées devant nous, feuilletait son Guide du Routard avec fureur en jetant des regards mauvais dans notre direction. Romance, romance.
Juste après le Payab Ferry Pier, le bateau tourna à droite dans le Klong Samsen, et nous pénétrâmes dans un monde différent. La vie avait très peu changé, ici, depuis le dernier siècle. Des maisons de teck sur pilotis se succédaient le long du canal; du linge séchait sous les auvents. Certaines femmes s'avançaient vers leurs fenêtres pour nous regarder passer; d'autres s'arrêtaient au milieu de leur lessive. Des enfants se baignaient et s'ébrouaient au milieu des pilotis; ils nous faisaient de grands signes de la main. La végétation était partout présente; notre pirogue frayait son chemin au milieu de massifs de nénuphars et de lotus; une vie intense et grouillante jaillissait de partout. Chaque espace libre de terre, d'air ou d'eau semblait aussitôt se couvrir de papillons, de lézards, de carpes. Nous étions, dit Son, en pleine saison sèche; il n'empêche que l'atmosphère était totalement, irrémédiablement moite.
Valérie était assise à mes côtés; elle paraissait enveloppée par une grande paix. Elle échangeait de petits signes de main avec les vieux qui fumaient leur pipe sur le balcon, les enfants qui se baignaient, les femmes à leur lessive. Les écologistes jurassiens semblaient eux aussi apaisés; même les naturopathes avaient l'air à peu près calmes. Autour de nous, il n'y avait que de légers sons et des sourires. Valérie se tourna vers moi. J'avais presque envie de lui prendre la main; sans raison précise, je m'abstins. Le bateau ne bougeait plus du tout: nous demeurions dans l'éternité brève d'une après-midi heureuse; même Babette et Léa se taisaient. Elles planaient un peu, pour reprendre l'expression qu'employa Léa, plus tard, sur le débarcadère.
Pendant que nous visitions le Temple de l'Aurore, je notai mentalement de racheter du Viagra dans une pharmacie ouverte. Sur le trajet de retour j'appris que Valérie était bretonne, et que ses parents avaient possédé une ferme dans le Trégorrois; moi-même, je ne savais pas trop quoi lui dire. Elle avait l'air intelligente, mais je n'avais pas envie d'une conversation intelligente. J'appréciais sa voix douce, son zèle catholique et minuscule, le mouvement de ses lèvres quand elle parlait; elle devait avoir une bouche bien chaude, prompte à avaler le sperme d'un ami véritable. «C'était bien, cette après-midi…» dis-je finalement avec désespoir. Je m'étais trop éloigné des gens, j'avais vécu trop seul, je ne savais plus du tout comment m'y prendre. «Oh oui, c’était bien…» répondit-elle; elle n'était pas exigeante, c'était vraiment une brave fille. Pourtant, dès l'arrivée de l'autocar à l'hôtel, je me précipitai vers le bar.
Trois cocktails plus tard, je commençais à regretter mon attitude. Je sortis faire un tour dans le hall. Il était dix-neuf heures; il n'y avait encore personne du groupe. Moyennant quatre cents bahts, ceux qui le désiraient pouvaient assister à un dîner-spectacle avec des «danses traditionnelles thaïes»; le rendez-vous était fixé à vingt heures. Valérie y serait certainement. Pour ma part j'avais déjà quelques lueurs sur ces danses traditionnelles thaïes, ayant effectué trois ans auparavant un circuit Thaïlande classique, de la «Rose du Nord» à la «Cité des Anges», proposé par Kuoni. Pas mal du tout d'ailleurs, mais un peu cher, et d'un niveau culturel effrayant, tous les participants avaient au moins Bac + 4. Les trente-deux positions du Bouddha dans la statuaire Ratanakosin, les styles thaï-birman, thaï-khmer ou thaï-thaï, rien ne leur échappait. J'étais revenu épuisé, et je m'étais senti constamment ridicule sans Guide Bleu. Pour l'heure, je commençais à avoir sérieusement envie de baiser. Je tournais en rond dans le hall, en proie à un état d'indécision croissante, lorsque j'aperçus un écriteau «Health Club» qui conduisait à l'étage inférieur. L'entrée était éclairée par des néons rouges et une guirlande d'ampoules multicolores. Sur un panneau lumineux à fond blanc, trois sirènes en bikini aux seins un peu exagérés tendaient des coupes de Champagne au visiteur potentiel; une tour Eiffel très stylisée se dessinait dans le lointain; enfin, ce n'était pas tout à fait le même concept que les espaces forme des hôtels Mercure. J'entrai et commandai un bourbon au bar. Une douzaine de filles, derrière la vitre, tournèrent la tête dans ma direction; certaines avec un sourire aguicheur, d'autres non. J'étais le seul client. Malgré la petite taille de l'établissement, les filles portaient des macarons numérotés. Mon choix se porta rapidement sur la numéro 7: d'abord parce qu'elle était mignonne, ensuite parce qu'elle n'avait pas l'air de prêter une attention démesurée au programme de télévision, ni d'être plongée dans une conversation passionnante avec sa voisine. Effectivement, à l'appel de son nom, elle se leva avec une satisfaction visible. Je lui offris un Coca au bar, puis nous passâmes dans la chambre. Elle s'appelait Oôn, enfin c'est ce que j'ai compris, et elle venait du nord du pays – un petit village près de Chiang Maï. Elle avait dix-neuf ans.
Après le bain pris ensemble, je m'allongeai sur le matelas recouvert de mousse; je compris tout de suite que je n'aurais pas à regretter mon choix. Oôn bougeait très bien, très souplement; elle avait mis juste assez de savon. À un moment, elle caressa longuement mes fesses avec ses seins; ça c'était une initiative personnelle, toutes les filles ne le faisaient pas. Sa chatte bien savonnée frottait mes mollets comme une petite brosse dure. Je bandai presque tout de suite, à ma légère surprise; lorsqu'elle me retourna et commença à caresser mon sexe avec ses pieds, je crus même que je n'allais pas pouvoir me retenir. Au prix d'un gros effort, en tendant brusquement les abducteurs des cuisses, j'y parvins.
Lorsqu'elle vint au-dessus de moi sur le lit, je m'imaginais encore pouvoir tenir longtemps; mais je dus rapidement déchanter. Elle avait beau être toute jeune, elle savait se servir de sa chatte. Elle vint d'abord très doucement, par petites contractions sur le gland; puis elle descendit de plusieurs centimètres en serrant plus nettement. «Oh non, Oôn, non!…» criai-je. Elle éclata de nre, contente de son pouvoir, puis continua à descendre, contractant les parois de son vagin par pressions fortes et lentes; elle me regardait en même temps dans les yeux avec un amusement visible. Je jouis bien avant qu'elle ait atteint la racine de mon sexe.
Après nous bavardâmes un peu, enlacés sur le lit; elle n'avait pas l'air très pressée de retourner sur scène. Elle n'avait pas beaucoup de clients, me dit-elle; c'était plutôt un hôtel destiné aux groupes en phase terminale, des gens sans histoires, à peu près revenus de tout, il y avait beaucoup de Français, mais ils semblaient rares à apprécier le body massage. Ceux qui venaient étaient gentils, mais il y avait surtout des Allemands et des Australiens. Quelques Japonais aussi, mais elle ne les aimait pas, ils étaient bizarres, ils voulaient toujours vous frapper ou vous ligoter; ou bien ils restaient là, à se masturber en regardant vos chaussures; ça n'avait aucun intérêt.
Et qu'est-ce qu'elle pensait de moi? Pas mal, mais elle aurait espéré que je tienne un peu plus longtemps. «Much need…» dit-elle en secouant gentiment mon sexe repu entre ses doigts. Par ailleurs, je lui faisais l'effet d'un homme gentil. «You look quiet…» dit-elle. Là elle se trompait un peu, mais enfin c'est vrai, elle m'avait bien calmé. Je lui donnai trois mille bahts, ce qui, d'après mon souvenir, était un bon prix. À sa réaction je vis que oui, effectivement, c'était un bon prix. «Krôp khun khât!» fit-elle avec un grand sourire en joignant les mains à hauteur de son front. Puis elle me raccompagna jusqu'à la sortie en me tenant la main; devant la porte, nous échangeâmes plusieurs bises sur les joues.
En montant l'escalier je me retrouvai en face de Josiane, qui, apparemment, hésitait à descendre. Elle avait revêtu pour la soirée une tunique noire aux liserés dorés, mais ça ne la rendait nullement plus sympathique. Son visage gras et intelligent me fixait sans ciller. Je remarquai qu'elle s'était lavé les cheveux. Elle n'était pas laide, non; elle aurait même pu être belle si on veut, j'avais apprécié des Libanaises dans son genre; mais son expression de base était nettement méchante. Je l'imaginais très bien exprimer des positions politiques quelconques; je ne distinguais en elle aucune pitié. Je n'avais rien à lui dire, non plus. Je baissai la tête. Peut-être un peu gênée, elle prit la parole: «Il y a quelque chose d'intéressant en bas?» Elle m'énervait tellement que j'ai failli répondre: «un bar à putes», mais finalement j'ai menti, c'était plus simple: «Non non, je ne sais pas, une sorte de salon de beauté…»
«Vous n'êtes pas allé au dîner-spectacle… fit observer la salope. – Vous non plus…» rétorquai-je du tac au tac. Cette fois elle traîna un peu sur sa réponse, elle faisait sa chochotte. «Oh non, je n'apprécie pas trop ce genre de choses… poursuivit-elle avec une ondulation quasi racinienne du bras. C'est un peu trop touristique…» Qu'est-ce qu'elle voulait dire par là? Tout est touristique. Je me retins une fois de plus de lui foutre mon poing sur la gueule. Debout au milieu de l'escalier, elle me barrait le passage; il me fallait faire preuve de patience. Épistolier fougueux à l'occasion, saint Jérôme a également su, lorsque les circonstances l'exigeaient, manifester les vertus de patience chrétienne; voici pourquoi il est tenu pour un grand saint, et un docteur de l'Église.
Ce spectacle de «danses traditionnelles thaïes» était selon elle tout juste bon pour Josette et René, qu'elle qualifiait en son for intérieur de bidochons ; je compris avec malaise qu'elle cherchait en moi un allié. Il est vrai que le circuit allait bientôt bifurquer vers l'intérieur des terres, nous serions divisés en deux tables aux repas; il était temps de choisir son camp. «Eh bien…» dis-je après un long silence. À ce moment, surgi comme par miracle, Robert fut au-dessus de nous. Il cherchait à passer dans l'escalier. Je m'effaçai en souplesse, grimpant de plusieurs marches. Juste avant de me précipiter vers le restaurant, je me retournai: Josiane, restée immobile, fixait Robert, qui, d'un pas brusque, se dirigeait vers le salon de massage.
Babette et Léa étaient proches des bacs à légumes. Je hochai la tête en signe de reconnaissance minimal avant de me servir en liserons d'eau. Elles aussi avaient dû juger ringardes les danses traditionnelles thaïes. En revenant à ma table, je m'aperçus que les deux pétasses étaient assises à quelques mètres. Léa portait un tee-shirt Rage against the machine et un bermuda en jean très serré, Babette une espèce de chose déstructurée qui alternait des bandes de soie de différentes couleurs et des zones transparentes. Elles papotaient avec animation, évoquant apparemment différents hôtels new-yorkais. Épouser une de ces nanas, me dis-je, ça doit être l'épouvante radicale. Est-ce que je pouvais encore changer de table? Non, c'était un peu gros. Je m'installai sur une chaise en face pour, au moins, leur tourner le dos, j'expédiai mon repas et je remontai dans ma chambre.
Un cafard apparut alors que je m'apprêtais à pénétrer dans la baignoire. Justement c'était le moment d'apparaître, dans ma vie, pour un cafard; il ne pouvait pas tomber mieux. Il filait rapidement sur la céramique, le petit bougre; je cherchai des yeux une pantoufle, mais au fond je savais que j'avais bien peu de chances de l'écraser. À quoi bon lutter? Et que pouvait Oôn, malgré son vagin merveilleusement élastique? Nous étions d'ores et déjà condamnés. Les cafards copulent sans grâce, et sans joie apparente; mais ils copulent nombreusement, et leurs mutations génétiques sont rapides; nous ne pouvons absolument rien contre les cafards.
Avant de me déshabiller je rendis encore une fois hommage à Oôn, et à toutes les prostituées thaïes. Ce n'était pas un métier facile qu'elles faisaient, ces filles; il ne devait pas être si fréquent de tomber sur un brave garçon, doté d'un physique acceptable, et qui ne demandait honnêtement qu'à jouir de concert. Sans même parler des Japonais – je frissonnai à cette idée, et empoignai mon Guide du Routard. Babette et Léa, pensais-je, n'auraient pas été capables d'être des prostituées thaïes; elles n'en étaient pas dignes. Valérie, peut-être; il y avait quelque chose chez cette fille, à la fois un peu mère de famille et un peu salope, les deux potentiellement d'ailleurs, jusqu'à présent c'était surtout une gentille fille, amicale et sérieuse. Intelligente, aussi. Décidément, j'aimais bien Valérie. Je me masturbai légèrement pour aborder ma lecture avec sérénité; il y eut quelques gouttes.
S'il se proposait dans son principe de préparer au voyage en Thaïlande, le Guide du Routard émettait en pratique les plus vives réserves, et se sentait obligé dès sa préface de dénoncer le tourisme sexuel, cet esclavage odieux. En somme ces routards étaient des grincheux, dont l'unique objectif était de gâcher jusqu'à la dernière petite joie des touristes, qu'ils haïssaient. Ils n'aimaient d'ailleurs rien tant qu'eux-mêmes, à en juger par les petites phrases sarcastiques qui parsemaient l'ouvrage, du genre: «ah ma bonne dame, si vous aviez connu ça au temps des z'hippies!…» Le plus pénible était sans doute ce ton tranchant, calme et sévère, frémissant d'indignation contenue: «Ce n'est pas par pudibonderie, mais nous, Pattaya, on n'aime pas. Trop, c'est trop.» Un peu plus loin, ils en rajoutaient sur les «Occidentaux gras du bide» qui se pavanaient avec des petites Thaïes; eux, ça les faisait «carrément gerber». Des connards humanitaires protestants, voilà ce qu'ils étaient, eux et toute la «chouette bande de copains qui les avaient aidés pour ce livre», dont les sales gueules s'étalaient complaisamment en quatrième de couverture. Je projetai l'ouvrage avec violence dans la pièce, ratant de peu le téléviseur Sony, et ramassai avec résignation La firme, de John Grisham. C'était un best-seller américain, un des meilleurs; un des plus vendus, s'entend. Le héros était un jeune avocat plein d'avenir, brillant et beau garçon, qui travaillait quatre-vingt-dix heures par semaine; non seulement cette merde était préscénarisée jusqu'à l'obscène, mais on sentait que l'auteur avait déjà pensé au casting, c'était manifestement un rôle écrit pour Tom Cruise. La femme du héros n'était pas mal non plus, bien qu'elle ne travaille que quatre-vingts heures par semaine; mais là par contre Nicole Kidman n'allait pas, ce n'était pas un rôle pour une frisée; plutôt un rôle à brushing. Dieu merci les tourtereaux n'avaient pas d'enfant, ce qui allait permettre d'éviter quelques scènes éprouvantes. Il s'agissait d'un récit à suspense, enfin un suspense modéré: dès le deuxième chapitre il était clair que les dirigeants de la firme étaient des salauds, et il n'était pas question que le héros meure à la fin; non plus que sa femme, d'ailleurs. Seulement, dans l'intervalle, pour montrer qu'il ne plaisantait pas, le romancier allait sacrifier quelques sympathiques personnages de second plan; restait à savoir lesquels, ça pouvait justifier une lecture. Peut-être le père du héros: ses affaires étaient dans une mauvaise passe, il avait du mal à s'adapter au management à flux tendus; j'avais bien l'impression qu'on était en train d'assister à son dernier Thanksgiving.
Valérie avait vécu les premières années de sa vie à Tréméven, un hameau à quelques kilomètres au nord de Guingamp. Dans les années 70, le début des années 80, le gouvernement et les collectivités locales avaient eu l'ambition de constituer en Bretagne un pôle massif de production de viande porcine, susceptible de rivaliser avec la Grande-Bretagne et le Danemark. Encouragés à développer des unités de production intensive, les jeunes éleveurs – dont faisait partie le père de Valérie – s'endettèrent lourdement auprès du Crédit Agricole. En 1984, les cours du porc commencèrent à s'effondrer; Valérie avait onze ans. C'était une petite fille sage, plutôt solitaire, bonne élève; elle s'apprêtait à rentrer en sixième au CES de Guingamp. Son frère aîné, bon élève lui aussi, venait d'avoir son bac; il s'était inscrit en classes préparatoires Agro au lycée de Rennes.
Valérie se souvenait du réveillon 1984; son père avait passé la journée avec le comptable de la FNSEA. Pendant la plus grande partie du repas de Noël, il était resté silencieux. Au dessert, après deux verres de champagne, il parla à son fils. «Je peux pas te conseiller de reprendre la ferme, dit-il. Ça fait vingt ans que je me lève avant l'aube, que je termine ma journée à huit ou neuf heures; ta mère et moi, on n'a pratiquement jamais pris de vacances. Il suffirait que je vende maintenant, avec toutes les machines et le système de stabulation, et que j'investisse dans l'immobilier de loisirs: je pourrais passer le restant de mes jours à me dorer au soleil.» Les années suivantes, les cours du porc continuèrent à chuter. Des manifestations d'agriculteurs eurent lieu, marquées par une violence sans espoir; des tonnes de lisier furent déversées sur l'esplanade des Invalides, plusieurs porcs égorgés devant le Palais-Bourbon. Fin 1986, le gouvernement décréta dans l'urgence des mesures d'aide, puis annonça un plan de relance en faveur des éleveurs. En avril 1987, le père de Valérie revendit son exploitation – pour un peu plus de quatre millions de francs. Avec le prix de la vente il acheta un grand appartement à Saint-Quay-Portrieux, pour y vivre, et trois studios à Torremolinos; il lui restait un million de francs, qu'il plaça dans des SICAV; il put même – c'était un rêve d'enfant – faire l'acquisition d'un petit voilier. Il signa l'acte de vente avec tristesse, et un peu de dégoût. Le nouveau propriétaire était un jeune type de vingt-trois ans, célibataire, originaire de Lannion, qui venait d'achever ses études agricoles; il croyait encore aux plans de relance. Lui-même avait quarante-huit ans, et sa femme quarante-sept; ils avaient consacré les meilleures années de leur vie à une tâche sans espoir. Ils vivaient dans un pays où l'investissement productif n'apportait aucun réel avantage par rapport à l'investissement spéculatif; cela, maintenant, il le savait. Dès la première année, la location des studios lui apporta un revenu supérieur à celui de ses années de travail. Il prit l'habitude de faire des mots croisés, il sortait dans la baie en voilier, parfois pour une partie de pêche. Sa femme s'habitua plus facilement à leur nouvelle vie, et lui fut d'une grande aide: elle recommençait à avoir envie de lire, d'aller au cinéma, de sortir.
À l'époque de la vente Valérie avait quatorze ans, elle commençait à se maquiller; dans la glace de la salle de bains, elle surveillait la croissance régulière de ses seins. La veille du déménagement, elle se promena longtemps entre les corps de ferme. Dans l'étable principale il restait une dizaine de porcs, qui s'approchèrent d'elle en grognant doucement. Le soir même ils seraient emmenés par le grossiste, et abattus dans les prochains jours.
L'été qui suivit fut une période bizarre. Par rapport à Tréméven, Saint-Quay-Portrieux était presque une petite ville. Elle ne pouvait plus, en sortant de chez elle, s'allonger dans l'herbe, laisser ses pensées flotter avec les nuages, dériver avec les eaux de la rivière. Parmi les vacanciers il y avait des garçons, qui se retournaient sur son passage; elle n'arrivait jamais tout à fait à se détendre. Vers la fin du mois d'août elle rencontra Bérénice, une fille du CES qui allait rentrer avec elle en seconde au lycée de Saint-Brieuc. Bérénice avait un an de plus qu'elle; elle se maquillait déjà, portait des jupes de marque; elle avait un joli visage aigu et des cheveux très longs, d'un extraordinaire blond vénitien. Elles prirent l'habitude d'aller ensemble à la plage Sainte-Marguerite; elles se changeaient dans la chambre de Valérie avant de partir. Une après-midi, alors qu'elle venait d'enlever son soutien-gorge, Valérie croisa le regard de Bérénice posé sur ses seins. Elle savait qu'elle avait des seins splendides, ronds, haut placés, tellement gonflés et fermes qu'ils en paraissaient artificiels. Bérénice tendit la main, frôla la courbure et le mamelon. Valérie ouvrit la bouche, ferma les yeux au moment où les lèvres de Bérénice s'approchaient des siennes; elle s'abandonna totalement au baiser. Son sexe était déjà humide au moment où Bérénice glissa une main dans sa culotte. Elle s'en débarrassa avec impatience, se laissa tomber sur le lit et écarta les cuisses. Bérénice s'agenouilla devant elle, posa la bouche sur sa chatte. Son ventre était parcouru de contractions chaudes, elle avait l'impression que son esprit glissait dans les espaces infinis du ciel; jamais elle n'aurait soupçonné l'existence d'un tel plaisir.
Elles recommencèrent tous les jours, jusqu'à la rentrée. Une première fois en début d'après-midi, avant d'aller à la plage; puis elles s'allongeaient ensemble au soleil. Valérie sentait peu à peu le désir monter dans sa peau, enlevait son haut de maillot pour offrir ses seins au regard de Bérénice. Elles rentraient presque en courant dans la chambre, s'aimaient une seconde fois.
Dès la première semaine de la rentrée Bérénice s'éloigna de Valérie, évita de rentrer du lycée avec elle; peu après, elle commença à sortir avec un garçon. Valérie accueillit la séparation sans réelle tristesse; c'était la voie normale. Elle avait pris l'habitude de se masturber, tous les matins au réveil. À chaque fois, en quelques ninutes, elle atteignait l'orgasme; c'était un processus merveilleux, facile, qui s'accomplissait en elle, et qui installait sa journée dans la joie. À l'égard des garçons, elle éprouvait plus de réserves: après avoir acheté quelques numéros de Hot Vidéo au kiosque de la gare, elle savait à quoi s'en tenir sur leur anatomie, leurs organes, sur les différentes procédures sexuelles; mais elle ne ressentait qu'une légère répugnance pour leurs poils, pour leurs muscles; leur peau semblait épaisse et sans douceur. La surface brunâtre et ridée des couilles, l'aspect violemment anatomique du gland décalotté, rouge et luisant… tout cela n'avait rien de spécialement attirant. Elle finit quand même par coucher avec un type de terminale, un grand blond, après une soirée en boîte à Paimpol; elle n'eut pas tellement de plaisir. Elle recommença plusieurs fois avec d'autres, pendant ses années de première et de terminale; il était facile de séduire les garçons, il suffisait de porter une jupe courte, de croiser les jambes, d'avoir un chemisier décolleté ou transparent pour mettre ses seins en valeur; aucune de ces expériences ne fut réellement concluante. Intellectuellement, elle parvenait à comprendre la sensation à la fois triomphale et douce qu'éprouvaient certaines filles à sentir une bite s'enfoncer dans les profondeurs de leur chatte; mais, à titre personnel, elle ne ressentait rien de semblable. Le préservatif, c'est vrai, n'arrangeait pas les choses; le petit bruit flasque et répétitif du latex la rappelait constamment à la réalité, empêchait son esprit de glisser dans l'infini sans formes des sensations volupteuses. Au moment du bac, elle avait à peu près complètement arrêté.
Dix ans plus tard, elle n'avait pas vraiment repris, songea-t-elle avec tristesse en se réveillant dans sa chambre du Bangkok Palace. Le jour n'était pas encore levé. Elle alluma le plafonnier, considéra son corps dans la glace. Les seins étaient toujours aussi fermes, ils n'avaient pas bougé depuis qu'elle avait dix-sept ans. Son cul lui aussi était bien rond, sans aucune trace de graisse; indiscutablement, elle avait un très beau corps. Elle enfila pourtant un sweat-shirt large et un bermuda informe avant de descendre pour le petit déjeuner. Avant de refermer la porte, elle se regarda une dernière fois dans la glace: son visage était plutôt quelconque, agréable sans plus; ni ses cheveux noirs et plats, qui retombaient en désordre sur ses épaules, ni ses yeux très bruns ne lui apportaient réellement d'atout supplémentaire. Elle aurait sans doute pu en tirer mieux parti, jouer sur le maquillage, se coiffer différemment, consulter une esthéticienne. La plupart des femmes de son âge y consacraient au moins quelques heures par semaine; elle n'avait pas l'impression, dans son cas, que ça changerait grand-chose. Ce qui lui manquait, au fond, c'était surtout le désir de séduire.
Nous quittâmes l'hôtel à sept heures; la circulation était déjà dense. Valérie me fit un petit signe de tête et s'installa au même niveau que moi, de l'autre côté du couloir. Personne ne parlait dans l'autocar. La mégalopole grise s'éveillait lentement; des scooters occupés par des couples, avec parfois un enfant dans les bras de la mère, filaient entre les bus bondés. Une brume légère stagnait encore dans certaines ruelles proches du fleuve. Bientôt le soleil allait percer les nuages matinaux, il allait commencer à faire chaud. À la hauteur de Nonthaburi le tissu urbain s'effilocha, nous aperçûmes les prémières rizières. Des buffles immobiles dans la boue suivaient l'autocar du regard, exactement comme l'auraient fait des vaches. Je sentis quelques trépignements du côté des écologistes jurassiens; sans doute auraient-ils souhaité réaliser deux ou trois clichés de buffles.
Le premier arrêt eut lieu à Kanchanaburi, ville dont les guides s'accordent à souligner le caractère animé et gai. Pour le Michelin, c'est un «merveilleux point de départ pour la visite des contrées environnantes»; le Routard, quant à lui, la qualifie de «bon camp de base». La suite du programme impliquait un parcours de plusieurs kilomètres sur le chemin de fer de la mort, qui serpentait le long de la rivière Kwaï. Je n'avais jamais bien démêlé cette histoire de rivière Kwaï, aussi tentai-je d'écouter les explications de la guide. Heureusement René, muni de son guide Michelin, suivait au fur et à mesure, toujours prêt à rectifier tel ou tel point. En résumé les Japonais, après leur entrée en guerre en 1941, avaient décidé de construire un chemin de fer pour relier Singapour et la Birmanie – avec, comme objectif à long terme, l'invasion de l'Inde. Ce chemin de fer devait traverser la Malaisie et la Thaïlande. Mais que faisaient donc les Thaïs, au fait, pendant la Seconde Guerre mondiale? Eh bien, en fait, pas grand-chose. Ils étaient «neutres», m'apprit pudiquement Son. En réalité, compléta René, ils avaient conclu un accord militaire avec les Japonais, sans pour autant déclarer la guerre aux Alliés. C'était la voie de la sagesse. Ainsi, une fois de plus, ils avaient su faire preuve de ce fameux esprit de subtilité qui leur avait permis pendant plus de deux siècles, pris en étau entre les puissances coloniales française et anglaise, de ne céder à aucune, et de demeurer le seul pays d'Asie du Sud-Est à ne jamais avoir été colonisé.
En 1942, quoi qu'il en soit, les travaux avaient commencé sur le secteur de la rivière Kwaï, mobilisant soixante mille prisonniers de guerre anglais, australiens, néo-zélandais et américains, ainsi qu'une quantité «innombrable» de travailleurs forcés asiatiques. En octobre 1943 le chemin de fer était terminé, mais seize mille prisonniers de guerre avaient trouvé la mort – compte tenu de l'absence de nourriture, du mauvais climat et de la méchanceté naturelle des Japonais. Peu après, un bombardement allié avait détruit le pont de la rivière Kwaï, élément essentiel de l'infrastructure – rendant ainsi le chemin de fer inutilisable. En résumé il y avait eu pas mal de viande froide, pour un résultat à peu près nul. Depuis, la situation n'avait guère évolué – et il demeurait impossible d'avoir une liaison ferroviaire correcte entre Singapour et Delhi.
C'est dans un état de légère détresse que j'entamai la visite du JEATH Muséum, construit pour commémorer les souffrances épouvantables des prisonniers de guerre alliés. Certes, me disais-je, tout cela était bien regrettable; mais enfin il y avait tout de même eu pire, pendant la Seconde Guerre mondiale. Je ne pouvais pas m'empêcher de penser que, si les prisonniers avaient été polonais ou russes, on aurait fait moins d'histoires.
Un peu plus tard, il fallut subir la visite du cimetière des prisonniers de guerre alliés – ceux qui avaient, en quelque sorte, accompli l'ultime sacrifice. Il y avait des croix blanches, bien alignées, toutes exactement identiques; l'endroit dégageait un ennui profond. Ça me rappelait Omaha Beach, qui ne m'avait pas tellement ému non plus – qui m'avait plutôt, à vrai dire, fait penser à une installation d'art contemporain. «Ici, m'étais-je dit avec un sentiment de tristesse que je sentais insuffisant, ici, tout un tas d'imbéciles sont morts pour la démocratie.» Le cimetière de la rivière Kwaï, cela dit, était beaucoup plus petit, on pouvait même envisager de compter les tombes; je renonçai assez vite à l'exercice. «Il ne peut pas y en avoir seize mille…» conclus-je cependant à voix haute. «C'est exact!» m'informa René, toujours armé de son guide Michelin. «Le nombre de morts est estimé à seize mille; mais, dans ce cimetière, on ne trouve que cinq cent quatre-vingt-deux tombes. Ils sont considérés (il lisait en suivant les lignes avec son doigt) comme les cinq cent quatre-vingt-deux martyrs de la démocratie.»
Lorsque j'avais obtenu ma troisième étoile, à l'âge de dix ans, j'étais allé dans une pâtisserie pour me bourrer de crêpes au Grand Marnier. C'était une petite fête solitaire; je n'avais pas de camarades avec qui partager cette joie. Comme tous les ans à la même époque, je séjournais chez mon père à Chamonix. Lui-même était un guide de haute montagne, et un alpiniste confirmé. Il avait des amis dans son genre, des hommes courageux et virils; je ne me sentais pas bien parmi eux. Je ne me suis jamais senti bien parmi les hommes. J'avais onze ans la première fois qu'une fille m'avait montré sa chatte; tout de suite j'avais été émerveillé, j'avais adoré ce petit organe fendu, étrange. Elle n'avait pas beaucoup de poils, c'était une fille de mon âge, elle s'appelait Martine. Elle était restée longtemps les cuisses ouvertes, maintenant sa culotte bien écartée pour que je puisse voir; mais quand j'avais voulu approcher la main elle avait pris peur, elle s'était enfuie. Tout cela me paraissait récent, je n'avais pas l'impression d'avoir tellement changé. Mon enthousiasme pour les chattes n'avait pas décru, j'y voyais même un de mes derniers traits pleinement humains, reconnaissables; pour le reste, je ne savais plus très bien.
Peu après que nous fûmes remontés dans l'autocar, Son prit la parole. Nous nous dirigions maintenant vers l'hébergement de ce soir, qui serait, elle tenait à le souligner, de la qualité très exceptionnelle. Pas de TV, pas de vidéo. Pas d'électricité, des bougies. Pas de salle de bains, l'eau du fleuve. Pas de matelas, des nattes. Retour nature complet. Ce retour à la nature, je le notai mentalement, se manifestait d'abord sous l'aspect d'une série de privations; les écologistes jurassiens – qui, je l'avais appris malgré moi pendant le parcours en train, se prénommaient Eric et Sylvie – en bavaient d'impatience. «Cuisine française ce soir» conclut Son sans relation apparente. «Nous maintenant manger thaï. Petit restaurant aussi, bord rivière.»
L'endroit était charmant. Des arbres ombrageaient les tables. Près de l'entrée il y avait un bassin ensoleillé, avec des tortues et des grenouilles. Je restai longtemps à observer les grenouilles; une fois de plus, j'étais frappé par l'extraordinaire prolifération de la vie sous ces climats. Des poissons blanchâtres nageaient entre deux eaux. Plus haut, il y avait des nénuphars et des puces d'eau. Des insectes se posaient continûment sur les nénuphars. Les tortues observaient tout cela avec la placidité qu'on reconnaît à leur espèce.
Son vint me prévenir que le repas avait commencé. Je me dirigeai vers la salle près de la rivière. On avait dressé deux tables de six; toutes les places étaient prises. Je jetai autour de moi un regard légèrement paniqué, mais René vint très vite à mon secours. «Pas de problème, venez à notre table! lança-t-il avec largesse, on va rajouter un couvert au bout.» Je m'installai donc à la table qui était apparemment celle des couples constitués: les écologistes jurassiens, les naturopathes – qui, je l'appris à cette occasion, répondaient aux prénoms d'Albert et Suzanne – et les deux seniors charcutiers. Cet arrangement, j'en eus vite la conviction, ne répondait à aucune affinité réelle, mais à la situation d'urgence qui avait dû se présenter lors de l'attribution des tables; les couples s'étaient regroupés instinctivement, comme dans toute situation d'urgence; ce déjeuner n'était en somme qu'un round d'observation.
La conversation roula d'abord sur le sujet des massages, qui semblait cher aux naturopathes. La veille au soir, Albert et Suzanne, délaissant les danses traditionnelles, avaient bénéficié d'un excellent massage du dos. René eut un léger sourire égrillard; l'expression d'Albert lui apprit vite que son attitude était complètement déplacée. Le massage traditionnel thaï, s'enflamma-t-il, n'avait rien à voir avec on ne sait quelles pratiques; c'était la manifestation d'une civilisation centenaire, voire millénaire, qui d'ailleurs rejoignait parfaitement l'enseignement chinois sur les points d'acupuncture. Eux-mêmes le pratiquaient, dans leur cabinet de Montbéliard, sans pouvoir naturellement atteindre à la dextérité des praticiens thaïs; ils avaient pris la veille au soir, conclut-il, une belle leçon. Eric et Sylvie les écoutaient, fascinés. René toussota avec embarras; le couple de Montbéliard n'évoquait en effet aucune image lubrique. Qui avait bien pu accréditer cette idée que la France était le pays de la gaudriole et du libertinage ? La France était un pays sinistre, entièrement sinistre et administratif.
«Moi aussi on m'a massé le dos, mais la fille a terminé par les couilles…» intervins-je sans conviction. Comme j'étais en train de mastiquer des noix de cajou personne n'entendit, à l'exception de Sylvie, qui me jeta un regard horrifié. J'avalai une gorgée de bière et soutins son regard sans gêne: est-ce que cette fille était au moins capable de s'occuper correctement d'une bite? Ça n'avait rien de démontré. Dans l'intervalle, je pouvais attendre mon café.
«C'est vrai qu'elles sont mignonnes, les petites…» remarqua Josette en attrapant une tranche de papaye, ajoutant ainsi au malaise général. Le café se faisait attendre. Que faire, en fin de repas, si on n'a pas le droit de fumer de cigarettes? J'assistais tranquillement à la montée de l'ennui mutuel. Nous conclûmes la conversation, avec difficulté, par quelques considérations sur le climat.
Je revoyais mon père cloué dans son lit, terrassé par une dépression subite – terrifiante chez un homme si actif; ses amis alpinistes l'entouraient, gênés, impuissants devant ce mal. S'il avait fait tant de sport, m'avait-il expliqué une fois, c'était pour s'abrutir, pour s'empêcher de penser. Il avait réussi: j'étais persuadé qu'il avait réussi à traverser la vie sans jamais ressentir de réelle interrogation sur la condition humaine.
Dans l'autocar, Son reprit la parole. La région frontalière que nous allions aborder était en partie peuplée de réfugiés birmans, d'origine karen; ce n'était nullement un inconvénient. Karens bien, estima Son, courageux, enfants travaillent bien à l'école, pas de problème. Rien à voir avec certaines tribus du Nord, que nous n'aurions pas l'occasion de rencontrer au cours de notre périple; et, d'après elle, nous ne perdions pas grand-chose. En particulier dans le cas des Akkhas, contre qui elle semblait avoir une dent. Malgré les efforts du gouvernement, les Akkhas semblaient incapables de renoncer à la culture du pavot, leur activité traditionnelle. Ils étaient vaguement animistes et dévoraient des chiens. Akkhas mauvais, souligna Son avec énergie: à part culture pavot et cueillette fruits, savent rien faire; enfants travaillent pas à l'école. Argent beaucoup dépensé pour eux, résultat aucun. Ils sont complètement nuls, conclut-elle avec un bel esprit de synthèse.
En arrivant à l'hôtel j'observai donc avec curiosité ces fameux Karens, qui s'activaient au bord du fleuve. Vus de près, je veux dire sans mitraillette, ils n'avaient pas l'air tellement méchants; le point le plus évident est qu'ils semblaient adorer leurs éléphants. Se baigner dans la rivière et brosser le dos de leurs éléphants, ça paraissait être leur plus grande joie. Il est vrai qu'il ne s'agissait pas de rebelles karens, mais de Karens ordinaires - ceux qui, justement, avaient fui la zone des combats parce qu'ils étaient las de toutes ces histoires, et qu'ils restaient à peu près indifférents à la cause de l'indépendance karen.
Un prospectus, dans la chambre, me donna quelques indications sur l'histoire du resort, qui s'identifiait avant tout à une très belle aventure humaine: celle de Bertrand Le Moal, routard avant la lettre, qui, tombé amoureux de l'endroit, y avait «posé son sac» dès la fin des années 60. Avec acharnement, et aussi avec l'aide de ses amis karens, il avait peu à peu édifié ce «paradis écologique», dont pouvait maintenant bénéficier une clientèle internationale.
L'endroit, c'est vrai, était splendide. De petits chalets en bois de teck très finement sculpté, reliés par une coursive fleurie, surplombaient la rivière – qu'on sentait battre sous ses pieds. L'hôtel était situé au fond d'une vallée très encaissée, aux pentes recouvertes d'une jungle dense. Au moment où je sortais sur la terrasse, il se fit un profond silence. Je mis quelques secondes à en comprendre la raison: tous les oiseaux venaient de s'arrêter de chanter d'un seul coup. C'était l'heure où la jungle se prépare à la nuit. Qu'est-ce qu'il pouvait y avoir, comme grands prédateurs, dans cette forêt? Sans doute pas grand-chose, deux ou trois léopards; mais les serpents et les araignées, ça ne devait pas manquer. Le jour baissait rapidement. Un singe isolé bondissait entre les arbres, sur l'autre rive; il poussa un cri bref. On le sentait anxieux, et pressé de rejoindre son groupe.
Je rentrai dans la chambre, allumai les bougies. L'ameublement était sommaire: une table en teck, deux châlits de bois rustique, des sacs de couchage et des nattes. Je passai un quart d'heure à me frictionner méthodiquement de Cinq sur Cinq. Les rivières c'est sympa, mais on sait ce que c'est, ça attire les moustiques. Il y avait aussi un pain de citronnelle, qu'on pouvait faire fondre; la précaution ne me paraissait pas inutile.
Lorsque je sortis pour le dîner, la nuit était tout à fait tombée; des guirlandes d'ampoules multicolores couraient entre les maisons. Il y avait donc bien l'électricité dans ce village, notai-je; simplement, on n'avait pas jugé nécessaire de l'installer dans les chambres. Je m'arrêtai un instant et m'appuyai à la rambarde pour observer la rivière; la lune s'était levée et miroitait sur les eaux. On distinguait confusément, en face, la masse sombre de la jungle; de temps à autre s'en élevait le cri rauque d'un oiseau nocturne.
Les groupes humains composés d'au moins trois personnes ont une tendance apparemment spontanée à se diviser en deux sous-groupes hostiles. Le dîner était servi sur un ponton aménagé au milieu du fleuve; cette fois, on avait dressé pour nous deux tables de huit. Les écologistes et les naturopathes étaient déjà installés à une table; les anciens charcutiers, pour l'instant isolés, à la seconde. Qu'est-ce qui avait bien pu provoquer la cassure? Peut-être la discussion de ce midi sur les massages, qui ne s'était, au fond, pas si bien passée. Par ailleurs, dès le matin, Suzanne, sobrement vêtue d'une tunique et d'un pantalon de lin blancs – bien conçus pour souligner la sécheresse de ses formes – avait pouffé de rire en apercevant la robe à fleurs de Josette. La répartition, quoi qu'il en soit, avait commencé. Un peu lâchement, je ralentis le pas pour me laisser devancer par Lionel, mon voisin d'avion – et maintenant de bungalow. Son choix s'opéra très vite, de manière à peine consciente; je n'eus même pas l'impression d'un choix par affinités, mais d'une sorte de solidarité de classe, ou plutôt (car il travaillait à GDF, et était donc fonctionnaire, alors que les autres étaient d'ex-petits commerçants) d'une solidarité de niveau d'éducation. René nous accueillit avec un soulagement visible. Notre décision, à ce stade de l'installation, n'avait d'ailleurs rien de crucial: en rejoignant les autres, nous aurions confirmé avec vigueur l'isolement des anciens charcutiers; alors que là, au fond, nous ne faisions que rééquilibrer les tables.
Babette et Léa arrivèrent peu après et s'installèrent, sans la moindre hésitation, à la table voisine.
Un long moment plus tard – les entrées étaient déjà servies – Valérie apparut à l'extrémité du ponton; elle promena autour d'elle un regard indécis. À la table voisine, il restait deux places à côté de Babette et Léa. Elle hésita encore un peu, eut un bref sursaut et vint s'asseoir à ma gauche.
Josiane avait mis encore plus de temps que d'habitude à se préparer; elle devait avoir eu du mal à se maquiller, à la lumière des bougies. Sa robe de velours noir n'était pas mal, un peu décolletée mais sans excès. Elle aussi marqua un temps d'arrêt, puis vint s'asseoir en face de Valérie.
Robert arriva le dernier, d'une démarche hésitante – il avait dû picoler avant le repas, je l'avais vu tout à l'heure avec une bouteille de Mékong. Il s'abattit lourdement sur le banc à la gauche de Valérie. Un cri bref mais atroce s'éleva de la jungle proche; probablement un petit mammifère qui venait de vivre ses derniers instants.
Son passa entre les tables pour vérifier que tout allait bien, que nous étions installés au mieux. Elle-même dînait de son côté avec le chauffeur – répartition peu démocratique, qui avait provoqué dès le déjeuner la réprobation de Josiane. Mais au fond je pense que ça l'arrangeait bien, même si elle n'avait rien contre nous; elle avait beau faire des efforts, les longues discussions en français semblaient lui peser un peu.
À la table voisine, la conversation ronronnait gaiement sur la beauté de l'endroit, la joie de se retrouver en pleine nature, loin de la civilisation, les valeurs essentielles, etc. «Ouais, c'est top, confirma Léa. Et vous avez vu, on est vraiment en pleine jungle… J'y crois pas.»
Nous avions plus de difficultés à trouver un terrain commun. En face de moi Lionel mangeait placidement, sans envisager de faire le moindre effort. Je jetais nerveusement des regards de côté. À un moment donné j'aperçus un gros barbu qui sortait des cuisines pour haranguer violemment les serveurs; ce ne pouvait être que le fameux Bertrand Le Moal. Pour moi, jusqu'à présent, son mérite le plus clair était d'avoir appris la recette du gratin dauphinois aux Karens. C'était délicieux; et le rôti de porc était parfaitement cuit, à la fois croustillant et tendre. «Ça manque juste un peu de pinard…» émit René avec mélancolie. Josiane crispa les lèvres avec mépris. Ce qu'elle pensait des touristes français qui ne pouvaient pas voyager sans leur pinard, il ne fallait pas le lui demander. Assez maladroitement, Valérie prit la défense de René. Avec la cuisine thaïe, dit-elle, on n'en ressentait pas du tout le besoin; mais, là, un peu de vin aurait pu se justifier. Elle-même, de toute façon, ne buvait que de l'eau. «Si on part à l'étranger, martela Josiane, c'est pour manger la cuisine locale, et pour suivre les coutumes locales !… Sinon, autant rester chez soi.
– Je suis d'accord! gueula Robert. Elle s'interrompit, brisée dans son élan, et le regarda avec haine.
– C'est quand même un peu épicé, des fois… avoua timidement Josette. Vous, ça n'a pas l'air de vous déranger… dit-elle en s'adressant à moi, sans doute pour alléger l'atmosphère.
– Non non, j'adore. Plus c'est épicé, plus ça me plaît. Déjà à Paris je mange chinois tout le temps» répondis-je avec hâte. La conversation put ainsi dévier sur les restaurants chinois, qui s'étaient tellement multipliés à Paris ces derniers temps. Valérie les appréciait beaucoup pour le repas de midi: ce n'était pas cher du tout, bien meilleur que les fast-food, et probablement beaucoup plus sain. Josiane n'avait rien à dire sur la question, elle avait un restaurant d'entreprise; quant à Robert, il devait juger le sujet indigne de lui. Bref, les choses se déroulèrent à peu près calmement jusqu'au dessert.
Tout se joua autour du riz gluant. Il était légèrement doré, aromatisé à la cannelle – une recette originale, il me semble. Prenant le taureau par les cornes, Josiane décida d'aborder de front la question du tourisme sexuel. Pour elle c'était absolument dégueulasse, il n'y avait pas d'autre mot. Il était scandaleux que le gouvernement thaï tolère ce genre de choses, la communauté internationale devait se mobiliser. Robert l’écoutait avec un sourire en coin qui ne me disait rien de bon. C'était scandaleux mais ce n'était pas surprenant, poursuivit-elle; il fallait bien savoir qu'une grande partie de ces établissements (des bordels, on ne pouvait pas les appeler autrement) étaient en fait possédés par des généraux; c'est dire la protection dont ils pouvaient bénéficier.
«Je suis général…» intervint Robert. Elle en resta interloquée, sa mâchoire inférieure pendait lamentablement. «Non non, je blague… démentit-il avec un léger rictus. Je n'ai même pas fait l'armée.»
Ça n'avait pas l'air de la faire sourire du tout. Elle mit un peu de temps à se remettre, mais réembraya avec une énergie décuplée:
«C'est absolument honteux que des gros beaufs puissent venir profiter impunément de la misère de ces filles. Il faut savoir qu'elles viennent toutes des provinces du Nord ou du Nord-Est, les régions les plus pauvres du pays.
– Pas toutes… objecta-t-il, il y en a qui sont de Bangkok.
– C'est de l'esclavage sexuel! hurla Josiane, qui n'avait pas entendu. Il n'y a pas d'autre mot!…»
Je bâillai légèrement. Elle me jeta un regard noir, mais poursuivit, prenant tout le monde à témoin: «Vous ne trouvez pas scandaleux que n'importe quel gros beauf puisse venir se taper des gamines pour une bouchée de pain?
– Pas une bouchée de pain… protestai-je modestement. Moi j'ai payé trois mille bahts, c'est à peu près les prix français.» Valérie se retourna et posa sur moi un regard surpris. «Vous avez payé un peu cher… nota Robert. Enfin, si la fille en valait la peine…»
Josiane tremblait de tous ses membres, elle commençait à m'inquiéter un peu. «Eh bien! glapit-elle d'une voix suraiguë, moi ça me fait vomir qu'un gros porc puisse payer pour fourrer sa bite dans une gosse!
– Rien ne vous oblige à m'accompagner, chère madame…» répondit-il calmement.
Elle se leva en tremblant, son assiette de riz à la main. À la table d'à côté, toutes les conversations s'étaient interrompues. J'ai bien cru qu'elle allait lui balancer l'assiette à la gueule, et je crois que finalement c'est un reste de trouille qui l'a retenue. Robert la regardait avec le plus grand sérieux, ses muscles étaient tendus sous son polo. Il n'avait pas l'air du genre à se laisser faire, je l'imaginais très bien lui mettre un pain. Elle reposa violemment son assiette, qui se brisa en trois morceaux, se retourna et disparut dans la nuit, marchant rapidement vers les bungalows.
«Tsss…» fit-il avec réserve.
Valérie était coincée entre lui et moi; avec élégance il se leva, contourna la table et vint s'asseoir à la place de Josiane, pour le cas où elle aurait souhaité quitter la table, elle aussi. Mais elle n'en fit rien; à ce moment, le serveur apporta les cafés. Après avoir bu deux gorgées, Valérie se retourna à nouveau vers moi. «Alors c'est vrai, vous avez payé pour une fille?…» demanda-t-elle doucement. Son ton était intrigué, mais dénué de réprobation franche.
«Elles ne sont pas si pauvres, ces filles, ajouta Robert, elles peuvent se payer des scooters et des fringues. Il y en a même qui se font refaire les seins. Ce n'est pas bon marché, de se faire refaire les seins. Elles aident aussi leurs parents, c'est vrai…» conclut-il pensivement.
À la table voisine, après quelques phrases échangées à voix basse, on se sépara rapidement – sans doute par solidarité. Nous restions seuls maîtres du terrain, en quelque sorte. La lune éclairait maintenant à plein la surface du ponton, qui brillait légèrement. «Elles sont si bien que ça, ces petites masseuses?… interrogea rêveusement René.
– Ah, monsieur!» s'exclama Robert avec une émotion volontairement grandiloquente, mais, me sembla-t-il, au bout du compte sincère, «ce sont des merveilles! de pures merveilles! Et encore, vous ne connaissez pas Pattaya. C'est une station de la côte Est, poursuivit-il avec enthousiasme, entièrement dédiée à la luxure et au stupre. Ce sont d'abord les Américains qui sont venus, au moment de la guerre du Vietnam; ensuite, beaucoup d'Anglais et d'Allemands; et maintenant on commence à voir des Polonais et des Russes. Là-bas tout le monde est servi, il y en a pour tous les goûts: des homosexuels, des hétérosexuels, des travestis… C'est Sodome et Gomorrhe réunis. Mieux, même, parce qu'il y a également des lesbiennes.
– Ah, ah…» L'ancien charcutier semblait pensif. Sa femme bâilla calmement, s'excusa et se tourna vers son mari; elle avait visiblement envie d'aller se coucher.
«En Thaïlande, conclut Robert, tout le monde peut avoir ce qu'il désire, et tout le monde peut avoir quelque chose de bien. On vous parlera des Brésiliennes, ou des filles de Cuba. J'ai beaucoup voyagé, monsieur, j'ai voyagé pour mon plaisir, et je n'hésite pas à vous le dire: pour moi, les Thaïes sont les meilleures amantes du monde.»
Valérie, assise en face de lui, l'écoutait avec le plus grand sérieux. Elle s'éclipsa peu après, avec un petit sourire, suivie par Josette et René. Lionel, qui n'avait pas dit un mot de la soirée, se leva à son tour; je l'imitai. Je n'avais pas très envie de poursuivre une conversation avec Robert. Je le laissai donc seul dans la nuit, statue apparente de la lucidité, qui commandait un deuxième cognac. Il semblait en possession d'une pensée complexe, et nuancée; à moins peut-être qu'il ne relativise, ce qui donne toujours l'illusion de la complexité, et de la nuance. Devant le bungalow, je souhaitai bonne nuit à Lionel. L'atmosphère était saturée par le ronronnement des insectes; j'étais à peu près certain de ne pas fermer l'œil.
Je poussai la porte et rallumai une bougie, plus ou moins résigné à poursuivre ma lecture de La firme. Des moustiques s'approchaient, certains carbonisaient leurs ailes à la lumière de la flamme, leurs cadavres s'engluaient dans la cire fondue; aucun ne se posait sur moi. J'étais pourtant rempli jusqu'au derme d'un sang nourrissant, et délectable; mais ils rebroussaient chemin mécaniquement, incapables de franchir la barrière olfactive du diméthylperoxyde carbique. On pouvait féliciter les laboratoires Roche-Nicolas, créateurs du Cinq sur Cinq Tropic. Je soufflai la bougie, la rallumai, assistant au ballet de plus en plus dense des sordides petites machines volantes. De l'autre côté de la cloison j'entendais Lionel, qui ronflait doucement dans la nuit. Je me levai, remis à fondre un nouveau pain de citronnelle, puis allai pisser. Un trou rond était aménagé dans le plancher de la salle de bains; il donnait directement sur la rivière. On entendait des clapotis, des bruits de nageoires; j'essayais de ne pas penser à ce qui pouvait se trouver en dessous. Au moment où je me recouchais, Lionel émit une longue série de pets. «T'as raison, mon gars! approuvai-je avec force. Comme disait Martin Luther, y'a rien de tel que de péter dans son sac de couchage!» Ma voix résonnait bizarrement dans la nuit, au-dessus du bruissement de l'eau et du vrombissement persistant des insectes. L'audition du monde réel était déjà en soi une souffrance. «Il en est du royaume des cieux comme d'un coton-tige! hurlai-je à nouveau dans la nuit. Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende!» Lionel se retourna dans son lit et grogna légèrement, sans se réveiller. Je n'avais pas tellement de solutions: il fallait que je prenne un nouveau somnifère.
Emportées par le courant, des touffes d'herbe descendaient le fleuve. Le chant des oiseaux reprenait, montait de la jungle légèrement brumeuse. Tout à fait vers le sud, au débouché de la vallée, les contours étranges des montagnes birmanes se dessinaient dans le lointain. J'avais déjà vu ces formes arrondies et bleutées, mais coupées de décrochements brusques. Peut-être dans des paysages de primitifs italiens, au cours d'une visite de musée, pendant mes années de lycée. Le groupe n'était pas réveillé; c'était l'heure où la température est encore douce. J'avais très mal dormi.
Après la crise de la veille, une certaine bénévolence flottait autour des tables du petit déjeuner. Josette et René avaient l'air en pleine forme; par contre les écologistes jurassiens étaient dans un état lamentable, je m'en aperçus dès leur arrivée clopinante. Les prolétaires de la génération précédente, qui apprécient sans complexe le confort moderne lorsqu'il se présente, se montrent en cas d'inconfort avéré beaucoup plus résistants que leurs enfants, ceux-ci dussent-ils afficher des positions «écologistes». Eric et Sylvie n'avaient pas fermé l'œil de la nuit; Sylvie, de plus, était littéralement couverte de cloques rouges. «Oui, les moustiques m'ont pas raté, confirma-t-elle avec amertume.
– J'ai une crème apaisante, si vous voulez. Elle est très efficace; je peux aller la chercher.
– Oui je veux bien, c'est gentil; mais on va d'abord prendre un café.»
Le café était dégueulasse, très clair, presque imbuvable; de ce point de vue là, au moins, on était aux normes américaines. Ils avaient l'air bien cons, ce jeune couple, ça me faisait presque de la peine de voir leur «paradis écologique» se fissurer sous leurs yeux; mais je sentais que tout allait me faire de la peine, aujourd'hui. Je regardai à nouveau vers le sud. «Je crois que c'est très beau, la Birmanie» dis-je à mi-voix, plutôt pour moi-même. Sylvie confirma avec sérieux: en effet c'était très beau, elle avait entendu dire la même chose; cela dit, elle s'interdisait d'aller en Birmanie. Ce n'était pas possible d'être complice en aidant par ses devises au maintien d'une dictature pareille. Oui, oui, pensai-je; les devises. «Les droits de l'homme, c'est important!» s'exclama-t-elle, presque avec désespoir. Quand les gens parlent de «droits de l'homme», j'ai toujours plus ou moins l'impression qu'ils font du second degré; mais ce n'était pas le cas, je ne crois pas, pas en l'occurrence.
«Personnellement, j'ai cessé d'aller en Espagne après la mort de Franco» intervint Robert en s'asseyant à notre table. Je ne l'avais pas vu arriver, celui-là. Il avait l'air en pleine forme, toutes ses capacités de nuisance reconstituées. Il nous apprit qu'il s'était couché ivre mort, et avait par conséquent très bien dormi. Il avait failli plusieurs fois se foutre dans la rivière en rejoignant son bungalow; mais, finalement, cela ne s'était pas produit. «Inch Allah» conclut-il d'une voix sonore.
Après cette caricature de petit déjeuner, Sylvie m'accompagna jusqu'à ma chambre. En chemin, nous rencontrâmes Josiane. Elle était sombre, renfermée, et ne nous adressa pas un regard; elle aussi semblait loin de la voie du pardon. J'avais appris qu'elle était prof de lettres dans le civil, comme disait plaisamment René; ça ne m'avait pas du tout étonné. C'était exactement le genre de salopes qui m'avaient fait renoncer à mes études littéraires, bien des années auparavant.
Je remis à Sylvie le tube de crème apaisante. «Je vous le rapporte tout de suite, dit-elle. – Vous pouvez le garder, on ne rencontrera probablement plus de moustiques; je crois qu'ils détestent le bord de mer.» Elle me remercia, s'approcha de la porte, hésita, se retourna: «Vous ne pouvez tout de même pas approuver l'exploitation sexuelle des enfants!…» s'exclama-t-elle avec angoisse. Je m'attendais à quelque chose de ce genre; je secouai la tête et répondis avec lassitude: «Il n'y a pas tellement de prostitution enfantine en Thaïlande. Pas plus qu'en Europe, à mon avis.» Elle hocha la tête, pas vraiment convaincue, et sortit. En fait je disposais d'informations plus précises, à travers un curieux livre appelé The White Book, que j'avais acheté lors de mon précédent voyage. Il était publié sans nom d'auteur ni d'éditeur, apparemment par une association appelée «Inquisition 2000». Sous couvert de dénonciation du tourisme sexuel ils donnaient toutes les adresses, pays par pays – chaque chapitre informatif étant précédé d'un bref paragraphe véhément appelant au respect du plan divin et au rétablissement de la peine de mort pour les délinquants sexuels. Sur la question de la pédophilie, le White Book était clair: ils déconseillaient formellement la Thaïlande, qui n'avait plus d'intérêt, si même elle en avait jamais eu. Il était bien préférable d'aller aux Philippines, ou mieux encore au Cambodge – le voyage pouvait être dangereux, mais il en valait la peine.
L'apogée du royaume khmer se situe au XIIe siècle, époque de la construction d'Angkor Vât. Ensuite, ça se casse plus ou moins la gueule; l'ennemi principal de la Thaïlande est désormais constitué par les Birmans. En 1351, le roi Ramathibodi Ier fonde la ville d'Ayutthaya. En 1402, son fils Ramathibodi II envahit l'empire d'Angkor sur le déclin. Les trente-six souverains successifs d'Ayutthaya marquent leur règne par la construction de temples bouddhistes et de palais. Aux XVIe et XVIIe siècles, d'après la description des voyageurs français et portugais, c'est la ville la plus magnifique d'Asie. Les guerres avec les Birmans continuent, et Ayutthaya tombe en 1767 après un siège de quinze mois. Les Birmans pillent la ville, fondent l'or des statues et ne laissent derrière eux que des ruines.
Maintenant c'était bien paisible, une légère brise soufflait de la poussière entre les temples. Du roi Ramathibodi il ne restait pas grand-chose, sinon quelques lignes dans le guide Michelin. L'image du Bouddha, par contre, était encore très présente, et elle avait gardé tout son sens. Les Birmans avaient déporté les artisans thaïs afin de construire des temples identiques, quelques centaines de kilomètres plus loin. La volonté de puissance existe, et se manifeste sous forme d'histoire ; elle est en elle-même radicalement improductive. Le sourire du Bouddha continuait de flotter au-dessus des ruines. Il était trois heures de l'après-midi. Selon le guide Michelin il fallait prévoir trois jours pour la visite complète, une journée pour une visite rapide. Nous disposions en réalité de trois heures; c'était le moment de sortir les caméras vidéo. J'imaginais Chateaubriand au Colisée, avec un caméscope Panasonic, en train de fumer des cigarettes; probablement des Benson, plutôt que des Gauloises Légères. Confronté à une religion aussi radicale, ses positions auraient sans doute été légèrement différentes; il aurait éprouvé moins d'admiration pour Napoléon. J'étais sûr qu'il aurait été capable d'écrire un excellent Génie du bouddhisme.
Josette et René s'ennuyèrent un peu, au cours de cette visite; j'eus l'impression qu'ils tournaient rapidement en rond, il en était de même pour Babette et Léa. Les écologistes jurassiens, par contre, semblaient à leur affaire, aussi bien que les naturopathes; ils organisèrent un impressionnant déploiement de matériel photographique. Valérie était songeuse, et marchait le long des allées; sur les dalles, entre les herbes. C'est ça la culture, me disais-je, c'est un peu chiant, c'est bien; chacun est renvoyé à son propre néant. Comment, ceci dit, les sculpteurs de la période d'Ayutthaya avaient-ils fait? Comment avaient-ils fait pour donner à leurs statues de Bouddha une expression de compréhension aussi lumineuse?
Après la chute d'Ayutthaya, le royaume thaï entra dans une période de grand calme. La capitale s'établit à Bangkok, et ce fut le début de la dynastie des Rama. Pendant deux siècles (et en fait jusqu'à nos jours), le royaume ne connut aucune guerre extérieure importante, pas davantage de guerre civile ou religieuse; il réussit également à échapper à toute forme de colonisation. Il n'y eut pas non plus de famine, ni de grandes épidémies. Dans de telles circonstances, lorsque la terre est fertile et produit des récoltes abondantes, lorsque les maladies font moins sentir leur emprise, lorsqu'une religion paisible étend sa loi sur les consciences, les êtres humains croissent et se reproduisent; ils vivent en général heureux. Maintenant c'était différent, la Thaïlande était entrée dans le monde libre, c'est-à-dire dans l'économie de marché; elle avait connu voici cinq ans une crise économique fulgurante, qui avait fait perdre à la monnaie la moitié de sa valeur, et mis les entreprises les plus prospères au bord de la ruine. C'était le premier drame qui atteignait vraiment ce pays, depuis plus de deux siècles.
L'un après l'autre, dans un silence assez frappant, nous rejoignîmes l'autocar. Nous partîmes au coucher du soleil. Nous devions prendre le train de nuit de Bangkok, à destination de Surat Thani.
Surat Thani – 816 000 habitants – se signale selon tous les guides par son manque d'intérêt absolu. Elle constitue, et c'est tout ce qu'on peut en dire, un point de passage obligé pour le ferry de Koh Samui. Cependant les gens vivent, et le guide Michelin nous signale que la ville est depuis longtemps un centre important pour les industries métallurgiques -puis, plus récemment, qu'elle a acquis un certain rôle dans le domaine des constructions métalliques.
Or, que serions-nous sans constructions métalliques? Du minerai de fer est extrait dans des régions obscures, il est acheminé par cargo. Des machines-outils, par ailleurs, sont produites, le plus souvent sous le contrôle de firmes japonaises. La synthèse se produit dans des villes comme Surat Thani: il en résulte des autocars, des wagons de chemin de fer, des ferry-boats; tout ceci a lieu sous licence NEC, General Motors ou Fujimori. Le résultat sert en partie à transporter des touristes occidentaux, ou des touristes occidentales comme Babette et Léa.
Je pouvais leur adresser la parole, j'étais membre du même voyage; je ne pouvais prétendre être un amant potentiel, ce qui limitait d'emblée les conversations possibles; j'avais cependant acquitté le même ticket de départ ; aussi pouvais-je, dans une certaine mesure, établir le contact. Babette et Léa, s'avéra-t-il, travaillaient dans la même agence de com; pour l'essentiel, elles organisaient des événements. Des événements? Oui. Avec des acteurs institutionnels, ou des entreprises qui souhaitaient développer leur département mécénat. Il y avait sûrement du fric à ramasser, pensai-je. Oui et non. Maintenant les entreprises étaient plus axées «droits de l'homme», les investissements s'étaient ralentis. Enfin, ça allait tout de même. Je m'informai de leur salaire: il était bon. Il aurait pu être meilleur, mais il était bon. À peu près vingt-cinq fois celui d'un ouvrier des industries métallurgiques de Surat Thani. L'économie est un mystère.
Après l'arrivée à l'hôtel le groupe se dispersa, enfin je suppose; je n'avais pas très envie de déjeuner avec les autres; j'en avais un peu marre, des autres. Je tirai les rideaux et m'allongeai. Curieusement je m'endormis tout de suite, et je rêvai d'une beurette qui dansait dans le métro. Elle n'avait pas les traits d'Aïcha, du moins je ne crois pas. Elle se tenait au pilier central, comme les filles dans les go-go bars. Ses seins étaient recouverts d'un bandeau de coton minuscule, qu'elle relevait progressivement. Avec un sourire, elle les libéra tout à fait; ils étaient gonflés, ronds et bruns, magnifiques. Elle lécha ensuite ses doigts et se caressa les mamelons. Puis elle posa une main sur mon pantalon, fit coulisser la braguette et sortit mon sexe, qu'elle commença à branler. Les gens passaient autour de nous, descendaient à leurs stations. Elle se mit à quatre pattes sur le sol, releva sa mini-jupe; elle ne portait rien en dessous. Sa vulve était accueillante, entourée de poils très noirs, comme un cadeau; je commençai à la pénétrer. La rame était à demi pleine, mais personne ne faisait attention à nous. Tout cela ne pouvait en aucun cas se produire. C'était un rêve de famine, le rêve ridicule d'un homme déjà âgé.
Je me réveillai vers cinq heures, constatai que les draps étaient largement tachés de sperme. Une pollution nocturne… c'était attendrissant. Je constatai aussi, à ma vive surprise, que je bandais encore; ça devait être le climat. Un cafard reposait, allongé sur le dos, au milieu de la table de nuit; on distinguait nettement le détail de ses pattes. Celui-là n'avait plus de soucis à se faire, comme aurait dit mon père. Mon père, pour sa part, était mort fin 2000; il avait bien fait. Son existence se trouvait ainsi entièrement incluse dans le xxe siècle, dont il constituait un élément hideusement significatif. Moi-même je survivais, dans un état moyen. J'étais dans la quarantaine, enfin dans le début de la quarantaine, je n'avais après tout que quarante ans; j'étais à peu près à mi-course. Le décès de mon père me laissait une certaine liberté; je n'avais pas dit mon dernier mot.
Situé sur la côte est de Koh Samui, l'hôtel évoquait parfaitement l'image du paradis tropical tel qu'on le représente dans les dépliants d'agence. Les collines, alentour, étaient recouvertes d'une jungle épaisse. Les bâtiments bas, entourés de feuillages, s'étageaient en gradins jusqu'à une immense piscine ovale, avec un jacuzzi à chaque extrémité. On pouvait nager jusqu'au bar, situé sur une île au centre de la piscine. Quelques mètres plus bas il y avait une plage de sable blanc, et la mer. Je jetai un regard réservé sur l'environnement; de loin je reconnus Lionel, qui s'ébrouait entre les vagues comme un dauphin handicapé. Puis je rebroussai chemin, rejoignant le bar par une mince passerelle qui surplombait la piscine. Avec une décontraction étudiée, je pris connaissance de la carte des cocktails; la happy hour venait de commencer.
Je venais d'opter pour un Singapore Sling lorsque Babette fit son apparition. «Eh bien, fis-je, eh bien…» Elle portait un deux-pièces très couvrant, short moulant et bandeau large, dans une harmonie de bleu clair et de bleu foncé. Le tissu semblait d'une finesse exceptionnelle; c'était un maillot de bain qui ne devait prendre toute sa valeur qu'une fois mouillé. «Vous ne vous baignez pas? demanda-t-elle. – Meuh…» fis-je. Léa apparut à son tour, plus classiquement sexy, en une-pièce de vinyle rouge vif, zippé de fermetures éclair noires qui s'ouvraient sur la peau (l'une d'entre elles, qui traversait son sein gauche, laissait apparaître un mamelon) et largement échancré en bas. Elle m'adressa un signe de tête avant de rejoindre Babette au bord de l'eau; lorsqu'elle se retourna, je pus me rendre compte qu'elle avait des fesses parfaites. Elles s'étaient méfiées de moi au départ; mais depuis que je leur avais adressé la parole sur le ferry elles avaient conclu que j'étais un être humain inoffensif, et relativement distrayant. Elles avaient raison: c'était à peu près ça.
Elles plongèrent avec ensemble. Je tournai la tête pour mater un peu. À la table voisine, il y avait un sosie de Robert Hue. Une fois mouillé, le maillot de Babette était en effet spectaculaire: on distinguait parfaitement les mamelons et la raie des fesses; on apercevait même la légère surépaisseur des poils pubiens, bien qu'elle ait opté pour une coupe assez courte. Pendant ce temps des gens travaillaient, produisaient des denrées utiles; ou inutiles, parfois. Ils produisaient. Qu'avais-je produit moi-même, pendant mes quarante années d'existence? À vrai dire, pas grand-chose. J'avais organisé des informations, facilité leur consultation et leur transport; parfois aussi, j'avais procédé à des transferts d'argent (sur une échelle modeste: je m'étais contenté de payer des factures en général peu élevées). En un mot, j'avais travaillé dans le tertiaire. Des gens comme moi, on aurait pu s'en passer. Mon inutilité était quand même moins flamboyante que celle de Babette et de Léa; parasite modeste, je ne m'étais pas éclaté dans mon job, ni n'avais éprouvé nul besoin de le feindre.
À la nuit tombée je retournai dans le hall de l'hôtel, où je croisai Lionel; il était couvert de coups de soleil, et ravi de sa journée. Il s'était beaucoup baigné; un endroit pareil, il n'aurait pas osé en rêver. «J'ai dû pas mal économiser pour m'offrir le voyage, dit-il; mais je ne regrette rien.» Il s'assit sur le bord d'un fauteuil; il repensait à sa vie quotidienne. Il travaillait à Gaz de France, dans le secteur Sud-Est de la banlieue parisienne; il vivait à Juvisy. Souvent il devait intervenir chez des gens très pauvres, des petits vieux dont l'installation n'était pas aux normes. Il était obligé de leur couper le gaz s'ils n'avaient pas les moyens de payer les modifications nécessaires, «Il y a des gens qui vivent dans des conditions… dit-il, on n'imagine pas.»
«On voit des drôles de choses, parfois…» poursuivit-il en hochant la tête. Lui-même, ça allait. Son quartier n'était pas terrible, il était même franchement dangereux. «Il y a des endroits qu'il vaut mieux éviter», dit-il encore. Mais enfin, dans l'ensemble, ça allait. «On est en vacances» conclut-il avant de se diriger vers la salle à manger. Je ramassai quelques brochures d'information et partis les lire dans ma chambre. Je n'avais toujours pas envie de dîner avec les autres. C'est dans le rapport à autrui qu'on prend conscience de soi; c'est bien ce qui rend le rapport à autrui insupportable.
J'avais appris de Léa que Koh Samui n'était pas seulement un paradis tropical, mais aussi un endroit plutôt hype. À chaque nuit de pleine lune, dans la petite île voisine de Koh Lanta, se déroulait une rave gigantesque; des gens venaient d'Australie ou d'Allemagne pour y participer. «Un peu comme à Goa… émis-je. – Bien mieux qu'à Goa» trancha-t-elle. Goa était complètement tombée ; pour avoir une rave possible il fallait maintenant aller à Koh Samui, ou à Lombok.
Je n'en demandais pas tant. Tout ce que je voulais pour l'instant c'était un honnête body massage, suivi d'une pipe et d'une bonne baise. Rien de compliqué, en apparence; pourtant, en parcourant les brochures, je m'aperçus avec une tristesse croissante que ça ne semblait pas du tout être la spécialité de l'endroit. Il y avait beaucoup de choses du genre acupuncture, massage aux huiles aromatiques essentielles, nourriture végétarienne ou tai-chi-chuan; mais de body massages ou de go-go bars, point. Tout semblait en outre baigner dans une ambiance péniblement américaine, voire californienne, axée sur la «healthy life» et les «méditation activities». Je parcourus la lettre d'un lecteur de What's on Samui, Guy Hopkins; il se définissait lui-même comme un «health addict», et revenait régulièrement dans l'île depuis une vingtaine d'années. «The aura that back-packers spread on the island is unlikely to be erased quickly by upmarket tourists», concluait-il; c'était décourageant. Je ne pouvais même pas partir à l'aventure, puisque l'hôtel était loin de tout; à vrai dire tout était loin de tout, puisqu'il n'y avait rien. La carte de l'île ne révélait aucun centre perceptible: quelques résidences de bungalows comme la nôtre, au bord de plages tranquilles. Je me souvins alors avec effroi que l'île était décrite de manière très élogieuse dans le Guide du Routard. Ici, on avait su éviter certaines dérives; j'étais fait comme un rat. J'éprouvais quand même une satisfaction vague, légèrement théorique, à l'idée que je me sentais en état de baiser. Je repris avec résignation La firme, sautai deux cents pages, revins en arrière de cinquante; par hasard, je tombai sur une scène de cul. L'intrigue avait passablement évolué: Tom Cruise se trouvait maintenant dans les îles Caïmans, en train de mettre au point je ne sais quel dispositif d'évasion fiscale – ou de le dénoncer, ce n'était pas clair. Quoi qu'il en soit il faisait la connaissance d'une splendide métisse, et la fille n'avait pas froid aux yeux. «Mitch entendit un bruit sec et vit la jupe glisser jusqu'aux chevilles d'Eilene, découvrant un string retenu par deux cordelettes.» Je défis la fermeture éclair de ma braguette. Ensuite intervenait un passage bizarre, psychologiquement peu compréhensible: «Va-t'en, lui soufflait une voix intérieure. Jette la bouteille de bière dans l'océan et la jupe sur le sable. Prends tes jambes à ton cou et cours jusqu'à l'appartement. Va-t'en!» Heureusement, Eilene ne l'entendait pas de cette oreille: «Avec des gestes très lents, elle passa la main derrière son dos pour dégrafer le haut de son bikini qui glissa, découvrant ses seins, qui paraissaient encore plus pleins dans leur nudité. – Voulez-vous me tenir ça? demanda-t-elle en lui tendant l'étoffe douce et blanche, aussi légère qu'une plume.» Je me branlais avec sérieux, essayant de visualiser des métisses vêtues de maillots de bain minuscules, la nuit. J'éjaculai avec un soupir de satisfaction entre deux pages. Ça allait coller; bon, ce n'était pas un livre à lire deux fois.
Au matin, la plage était déserte. Je me baignai juste après le petit déjeuner; l'atmosphère était tiède. Le soleil allait bientôt commencer son ascension dans le ciel, augmentant les risques de cancer de la peau chez les individus de race blanche. Je comptais rester à peu près le temps nécessaire pour permettre aux femmes de ménage de faire ma chambre, puis rentrer m'allonger sous les draps et brancher la clim à fond; j'envisageais avec le plus grand calme cette journée libre.
Tom Cruise, de son côté, n'arrêtait pas de se faire du souci avec cette histoire de métisse; il envisageait même de raconter l'incident à sa femme (qui, et c'était tout le problème, ne se contentait pas d'être aimée; elle voulait demeurer la plus sexy, la plus désirable de toutes les femmes). L'imbécile se comportait exactement comme si l'avenir de son mariage était en jeu. «Si elle gardait son sang-froid et demeurait magnanime, il lui dirait qu'il regrettait, qu'il regrettait profondément, et promettrait de ne jamais recommencer. Si au contraire elle éclatait en sanglots il implorerait son pardon – à genoux s'il le fallait – et jurerait sur la Bible de ne plus jamais recommencer.» De toute évidence, ça revenait à peu près au même; mais les remords permanents du héros, malgré leur manque d'intérêt, finissaient par interférer avec l'histoire – qui était tout de même grave: on avait des mafieux très méchants, le FBI, peut-être également des Russes. On en était d'abord agacé, puis, pour finir, réellement indisposé.
Je fis une tentative avec mon autre best-seller américain, Total Control, de David G. Balducci; mais c'était encore pire. Le héros n'était pas cette fois un avocat mais un jeune informaticien surdoué, il travaillait cent dix heures par semaine. Sa femme, par contre, était avocate et travaillait quatre-vingt-dix heures par semaine; ils avaient un enfant. Le rôle des méchants était cette fois tenu par une société «européenne», qui se livrait à des manœuvres frauduleuses afin de s'approprier un marché. Ce marché aurait normalement dû revenir à l'entreprise américaine où travaillait le héros. Lors d'une conversation avec les méchants de la société européenne, ceux-ci allumaient «sans la moindre gêne» plusieurs cigarettes; l'atmosphère en était littéralement empuantie, mais le héros parvenait à tenir bon. Je fis un petit trou dans le sable afin d'y enfouir les deux ouvrages; le problème était maintenant qu'il fallait que je trouve quelque chose à lire. Vivre sans lecture c'est dangereux, il faut se contenter de la vie, ça peut amener à prendre des risques. À l'âge de quatorze ans, une après-midi où le brouillard était particulièrement dense, je m'étais égaré à ski; j'avais été conduit à traverser des couloirs d'avalanche. Je me souvenais surtout des nuages plombés, très bas, du silence absolu de la montagne. Je savais que ces masses de neige pouvaient se détacher d'un seul coup, sur un mouvement brusque de ma part ou même sans raison apparente, par l'effet d'un minime réchauffement de température ou d'un souffle de vent. Je serais emporté dans leur chute, précipité sur plusieurs centaines de mètres, jusqu'en bas des barres rocheuses; je mourrais alors, probablement sur le coup. Pourtant, je n'avais absolument pas peur. J'étais ennuyé que les choses se déroulent de cette façon, ennuyé pour moi-même et pour les autres. J'aurais préféré une mort mieux préparée, en quelque sorte plus officielle, avec une maladie, une cérémonie et des larmes. Je regrettais surtout, à vrai dire, de ne pas avoir connu le corps de la femme. Pendant les mois d'hiver, mon père louait le premier étage de sa maison; cette année, c'était un couple d'architectes. Leur fille, Sylvie, avait quatorze ans aussi; elle semblait attirée par moi, du moins elle recherchait ma présence. Elle était menue, gracieuse, ses cheveux étaient noirs et bouclés. Est-ce que son sexe était, lui aussi, noir et bouclé? Voilà les pensées qui me venaient à l'esprit, alors que je cheminais péniblement à flanc de montagne. Souvent, depuis, je me suis interrogé sur cette particularité: en présence du danger, même de la mort proche, je ne ressens aucune émotion particulière, aucune décharge d'adrénaline. Ces sensations qui attirent les «sportifs de l'extrême», je les chercherais pour ma part en vain. Je ne suis nullement courageux, et je fuis le danger autant que possible; mais, le cas échéant, je l'accueille avec la placidité d'un bœuf. Il ne faut sans doute y chercher aucune signification, c'est juste une affaire technique, une question de dosage d'hormones; d'autres êtres humains, apparemment semblables à moi, n'éprouvent paraît-il aucune émotion en présence du corps de la femme, qui me plongeait à l'époque, qui me plonge encore parfois dans des transes impossibles à dominer. Dans la plupart des circonstances de ma vie, j'ai été à peu près aussi libre qu'un aspirateur.
Le soleil commençait à chauffer. Je m'aperçus que Babette et Léa étaient arrivées à la plage; elles s'étaient installées à une dizaine de mètres de moi. Aujourd'hui elles étaient seins nus, et vêtues très simplement, à l'identique, d'un bas de maillot blanc brésilien. Elles avaient apparemment rencontré des garçons, mais je ne pensais pas qu'elles allaient coucher avec eux: les types étaient pas mal, plutôt musclés, mais pas très bien non plus; un peu moyens, en somme.
Je me levai et pris mes affaires; Babette avait posé son Elle à côté de son drap de bain. Je jetai un regard du côté de la mer: elles se baignaient, plaisantaient avec les garçons. Je me baissai rapidement et fourrai le magazine dans mon sac; puis je continuai le long de la plage.
La mer était calme; la vue portait loin vers l'est. De l'autre côté il devait y avoir le Cambodge, ou peut-être le Vietnam. On distinguait un yacht, à mi-distance de l'horizon; peut-être certains milliardaires passaient-ils leur temps ainsi, à sillonner les mers du monde; c'était une vie à la fois monotone et romanesque.
Valérie s'approchait, elle longeait la limite des eaux, s'amusant de temps à autre à faire un pas de côté pour éviter une vague plus forte. Je me redressai vivement sur mes coudes, prenant conscience avec douleur qu'elle avait un corps splendide, très attirant dans son deux-pièces plutôt sage; ses seins remplissaient parfaitement le soutien-gorge du maillot. Je fis un petit signe de la main, croyant qu'elle ne m'avait pas aperçu, mais en fait elle avait déjà obliqué dans ma direction; ce n'est pas facile de prendre les femmes en défaut. «Vous lisez Elle ? demanda-t-elle un peu surprise, un peu goguenarde.
– Euh… fis-je.
– Je peux?», elle s'installa à mes côtés. Avec aisance, en habituée, elle survola le magazine: un coup d'œil sur les pages mode, un autre sur les pages du début. Elle a envie de lire, Elle a envie de sortir…
«Vous êtes retourné dans un salon de massage, hier soir? demanda-t-elle en me jetant un regard de côté.
– Euh… non. Je n'ai pas trouvé.»
Elle hocha brièvement la tête, se replongea dans la lecture du dossier de fond: «Êtes-vous programmée pour l'aimer longtemps?»
«Qu'est-ce que ça donne? demandai-je après un temps de silence.
– Je n'ai pas d'amoureux» répondit-elle sobrement. Cette fille me déstabilisait complètement. «Je ne comprends pas très bien ce journal, poursuivit-elle sans s'interrompre. Ça ne parle que de la mode, des nouvelles tendances: ce qu'il faut aller voir, ce qu'il faut lire, les causes pour lesquelles on doit militer, les nouveaux sujets de conversation… Les lectrices ne peuvent pas porter les mêmes vêtements que ces mannequins, et pourquoi s'intéresseraient-elles aux nouvelles tendances? Ce sont en général des femmes plutôt âgées.
– Vous croyez?
– J'en suis sûre. Ma mère le lit.
– Peut-être que les journalistes parlent de ce qui les intéresse, pas de ce qui intéresse les lectrices.
– Économiquement, ça ne devrait pas être viable; normalement, les choses sont faites pour satisfaire les goûts du client.
– Peut-être que ça satisfait les goûts du client.»
Elle réfléchit, répondit: «Peut-être…» avec hésitation.
«Vous croyez, insistai-je, que quand vous aurez soixante ans vous ne vous intéresserez plus aux nouvelles tendances?
– J'espère bien que non…» fit-elle avec sincérité.
J'allumai une cigarette. «Si je reste, il va falloir que je mette de la crème… commentai-je avec mélancolie.
– On va se baigner! Vous mettrez de la crème après.» En un instant elle fut sur ses pieds, me tira vers le rivage.
Elle nageait bien. Personnellement, je ne peux pas dire que je nage; je fais vaguement la planche, je me fatigue vite. «Vous vous fatiguez vite, dit-elle. C'est parce que vous fumez trop. Il faut faire du sport. Je vais m'occuper de vous!…» Elle me tordit le biceps. Oh non, pensai-je, non. Elle finit par se calmer et par retourner se faire dorer au soleil, après s'être vigoureusement frictionné la tête. Elle était jolie, comme ça, avec ses longs cheveux noirs ébouriffés. Elle n'enlevait pas son soutien-gorge, c'était dommage; j'aurais bien aimé qu'elle enlève son soutien-gorge. J'aurais bien aimé voir ses seins, là, maintenant.
Elle surprit mon regard vers sa poitrine, eut un rapide sourire. «Michel…» dit-elle après un léger silence. Je sursautai à l'emploi de mon prénom. «Pourquoi est-ce que vous vous sentez si vieux?» demanda-t-elle en me regardant droit dans les yeux.
C'était une bonne question; je suffoquai légèrement. «Vous n'êtes pas forcé de répondre tout de suite… dit-elle gentiment. J'ai un livre pour vous» poursuivit-elle en le sortant de son sac. Je reconnus avec surprise la couverture jaune du Masque, et un titre d'Agatha Christie, Le vallon.
«Agatha Christie? fis-je avec hébétude.
– Lisez quand même. Je pense que ça va vous intéresser.»
Je hochai la tête comme un abruti. «Vous n'allez pas déjeuner? demanda-t-elle au bout d'une minute. Il est déjà une heure.
– Non… Non, je ne crois pas.
– Vous n'aimez pas tellement la vie de groupe?»
Il était inutile de répondre; je souris. Nous avons ramassé nos affaires, nous sommes partis ensemble. Sur le chemin nous avons croisé Lionel, qui errait un peu comme une âme en peine; il nous fit un signe aimable, mais il avait déjà l'air de s'amuser beaucoup moins. Ce n'est pas sans raison que les hommes seuls sont si rares dans les clubs de vacances. On les observe, tendus, à la limite des activités de divertissement. Le plus souvent ils rebroussent chemin; parfois ils se lancent, ils participent. Je quittai Valérie devant les tables du restaurant.
Dans chaque nouvelle de Sherlock Holmes, on reconnaissait, bien sûr, les traits caractéristiques du personnage; mais, aussi, l'auteur ne manquait jamais d'introduire un trait nouveau (la cocaïne, le violon, l'existence du frère aîné Mycroft, le goût pour l'opéra italien… certains services jadis rendus à des familles régnantes européennes… la première affaire résolue par Sherlock, lorsqu'il était encore adolescent). À chaque nouveau détail révélé il se dessinait de nouvelles zones d'ombre, et on finissait par obtenir un personnage réellement fascinant: Conan Doyle avait réussi à élaborer un mélange parfait entre le plaisir de la découverte et le plaisir de la reconnaissance. Il m'avait toujours semblé qu'Agatha Christie, au contraire, donnait trop de place au plaisir de la reconnaissance. Dans ses descriptions initiales de Poirot elle avait tendance à se limiter à quelques phrases type, limitées aux caractéristiques les plus évidentes du personnage (son goût maniaque pour la symétrie, ses bottines vernies, le soin qu'il apportait à ses moustaches); dans ses ouvrages les plus médiocres on avait même l'impression que ces phrases de présentation étaient recopiées telles quelles, d'un livre à l'autre.
L'intérêt du Vallon, ceci dit, était ailleurs. Il ne se situait même pas dans l'ambitieux personnage d'Henrietta, le sculpteur, à travers laquelle Agatha Christie avait cherché à représenter, non seulement les tourments de la création (la scène où elle détruisait une de ses statues, juste après l'avoir difficilement achevée, parce qu'elle sentait qu'il manquait quelque chose), mais la souffrance spécifique qui s'attache au fait d'être artiste: cette incapacité à être vraiment heureuse ou malheureuse; à ressentir vraiment la haine, le désespoir, l'exultation ou l'amour; cette espèce de filtre esthétique qui s'interposait, sans rémission possible, entre l'artiste et le monde. La romancière avait mis beaucoup d'elle-même dans ce personnage, et sa sincérité était évidente. Malheureusement l'artiste, mis en quelque sorte à part du monde, n'éprouvant les choses que de manière double, ambiguë, et par conséquent moins violente, en devenait par là même un personnage moins intéressant. Foncièrement conservatrice, hostile à toute idée de répartition sociale des richesses, Agatha Christie avait pris, tout au long de sa carrière romanesque, des positions idéologiques très tranchées. Cet engagement théorique radical lui permettait, en pratique, de se montrer souvent assez cruelle dans la description de cette aristocratie anglaise dont elle défendait les privilèges. Lady Angkatell était un personnage burlesque, à la limite du vraisemblable, et parfois presque effrayant. La romancière était fascinée par sa créature, qui avait oublié jusqu'aux règles qui s'appliquent aux êtres humains ordinaires; elle devait s'être beaucoup amusée à écrire des phrases comme: «C'est tellement difficile de faire vraiment connaissance quand on a un meurtre à la maison»; mais ce n'était certainement pas à Lady Angkatell qu'allait sa sympathie. Elle traçait par contre un portrait chaleureux de Midge, obligée de travailler comme vendeuse dans la semaine pour gagner sa vie, et passant ses week-ends au milieu de gens qui n'avaient pas la moindre idée de ce que représentait un travail. Courageuse, active, Midge aimait Edward d'un amour sans espoir. Edward, lui, se considérait comme un raté: il n'avait jamais rien pu faire de sa vie, même pas devenir écrivain ; il rédigeait de petites chroniques emplies d'une ironie désenchantée dans d'obscures revues de bibliophiles. Il avait par trois fois proposé le mariage à Henrietta, sans succès. Henrietta avait été la maîtresse de John, elle admirait sa personnalité rayonnante, sa force; mais John était marié. Son assassinat bouleversait le subtil équilibre de désirs inassouvis qui reliait ces personnages: Edward comprenait enfin qu'Henrietta ne pourrait jamais vouloir de lui, qu'il n'était décidément pas à la hauteur de John; pour autant il ne parvenait pas à se rapprocher de Midge, et sa vie semblait définitivement gâchée. C'est à partir de ce moment que Le vallon devenait un livre émouvant, et étrange; on était comme devant des eaux profondes, et qui bougent. Dans la scène où Midge sauvait Edward du suicide, et où il lui proposait de l'épouser, Agatha Christie avait atteint quelque chose de très beau, une sorte d'émerveillement à la Dickens.
Elle le serra dans ses bras. Il lui sourit:
«Tu es si chaude, Midge… si chaude…»
Oui, pensa Midge, c'est ça, le désespoir. Quelque chose de glacial, un froid et une solitude infinis. Elle n'avait jamais compris jusqu'à présent que le désespoir était froid; elle l'avait toujours imaginé brûlant, véhément, violent. Mais non. Voilà ce que c'était, le désespoir: un abîme sans fond d'obscurité glacée, de solitude intolérable. Et le péché de désespoir, dont parlaient les prêtres, était un péché froid, qui consistait à se couper de tout contact humain, chaleureux et vivant.
Je terminai ma lecture vers vingt et une heures; je me levai, marchai jusqu'à la fenêtre. La mer était calme, des myriades de petites taches lumineuses dansaient à sa surface; un léger halo entourait le disque lunaire. Je savais que ce soir il y avait une full moon rave party à Koh Lanta; Babette et Léa s'y rendraient sans doute, avec une bonne partie de la clientèle. C'est avec facilité qu'on renonce à la vie, qu'on met soi-même sa vie de côté. Au moment où la soirée s'organisait, où les taxis arrivaient à l'hôtel, où tout le monde commençait à s'agiter dans les couloirs, je ne ressentais rien d'autre qu'un soulagement triste.
Étroite bande de terre montagneuse qui sépare le golfe de Thaïlande de la mer d'Andaman, l'isthme de Kra est traversé dans sa partie nord par la frontière entre la Thaïlande et la Birmanie. Au niveau de Ranong, à l'extrême sud de la Birmanie, il ne mesure plus que vingt-deux kilomètres; il s'élargit ensuite progressivement pour former la péninsule malaise.
Sur les centaines d'îles qui parsèment la mer d'Andaman, seules quelques-unes sont habitées, et aucune de celles qui appartiennent au territoire birman n'est exploitée par le tourisme. Les îles de la baie de Phang Nga, en territoire thaï, apportent par contre au pays 43 % de ses recettes touristiques annuelles. La plus importante est Phuket, où les resorts se sont développés dès le milieu des années 80, pour l'essentiel avec des capitaux chinois et français (le Sud-Est asiatique a très vite été considéré comme un secteur clef de son expansion par le groupe Aurore). C'est sans doute dans le chapitre consacré à Phuket que le Guide du Routard atteint son plus haut degré de haine, d'élitisme vulgaire et de masochisme agressif. «Phuket, pour certains, annoncent-ils d'emblée, c'est l'île qui monte; pour nous, elle est déjà sur la descente.
«Il faut bien qu'on y arrive, poursuivent-ils, à cette "perle de l'océan Indien"… On encensait encore Phuket il y a quelques années: soleil, plages de rêve, douceur de vivre. Au risque de faire désordre dans cette belle symphonie, on va vous avouer la vérité: Phuket, on n'aime plus! Patong Beach, la plage la plus célèbre, s'est couverte de béton. Partout la clientèle se masculinise, les bars à hôtesses se multiplient, les sourires s'achètent. Quant aux bungalows pour routards, ils ont subi un lifting version "pelle mécanique" pour faire place à des hôtels pour Européens solitaires et bedonnants.»
Nous devions passer deux nuits à Patong Beach; je m'installai avec confiance dans l'autocar, tout prêt à jouer mon rôle d'Européen solitaire et bedonnant. Le circuit se terminerait en acmé par un séjour libre de trois jours à Koh Phi Phi, une destination classiquement considérée comme paradisiaque. «Que dire de Koh Phi Phi? se lamentait le guide de vacances, c'est un peu comme si on nous demandait de parler d'un amour déçu… On a envie d'en dire du bien, mais avec une grosse boule au fond de la gorge.» Pour le masochiste manipulateur, il ne suffit pas que lui-même soit malheureux; il faut encore que les autres le soient. Après trente kilomètres, l'autocar s'arrêta pour faire de l'essence; je jetai mon Guide du Routard dans la poubelle de la station-service. Le masochisme occidental, me dis-je. Deux kilomètres plus tard, je pris conscience que cette fois je n'avais vraiment plus rien à lire; j'allais devoir affronter la fin du circuit sans le moindre texte imprimé pour faire écran. Je jetai un regard autour de moi, les battements de mon cœur s'étaient accélérés, le monde extérieur m'apparaissait d'un seul coup beaucoup plus proche. De l'autre côté du couloir, Valérie avait mis son siège en position inclinée; elle semblait rêvasser ou dormir, son visage était tourné contre la vitre. Je tentai de suivre son exemple. À l'extérieur le paysage défilait, composé de végétaux divers. En désespoir de cause, j'empruntai à René son guide Michelin; j'appris ainsi que les plantations d'hévéas et le latex jouaient un rôle capital dans l'économie de la région: la Thaïlande était le troisième producteur mondial de caoutchouc. Ces végétations confuses, donc, servaient à la fabrication des préservatifs, et des pneus; l'ingéniosité humaine était vraiment remarquable. On pouvait critiquer l'homme à différents égards, mais c'est un point qu'on ne pouvait pas lui enlever: on avait décidément affaire à un mammifère ingénieux.
Depuis la soirée de la rivière Kwaï, la répartition des tables s'était opérée de manière définitive. Valérie ayant rejoint ce qu'elle appelait le «camp des beaufs», Josiane s'était repliée sur les naturopathes, avec qui elle partageait certaines valeurs – telles que les pratiques axées sur la sérénité. Au déjeuner, je pus ainsi assister de loin à une véritable compétition de sérénité entre Albert et Josiane, sous l'œil intéressé des écologistes – qui, vivant dans un trou perdu de la Franche-Comté, avaient évidemment accès à moins de pratiques. Babette et Léa, quoique franciliennes, n'avaient pas non plus grand-chose à dire, à part un: «C'est super…» de temps en temps; la sérénité n'était pour elles qu'un objectif à moyen terme. Au total on avait affaire à une table équilibrée, pourvue de deux leaders naturels de sexe différent, qui pouvaient développer une complicité active. De notre côté, les choses avaient plus de mal à décoller. Josette et René commentaient régulièrement le menu, ils s'étaient très bien habitués à la cuisine, Josette avait même l'intention de ramener certaines recettes. De temps en temps ils critiquaient l'autre table, qu'ils considéraient comme des prétentieux et des poseurs; tout cela ne pouvait pas nous mener bien loin, et j'attendais généralement le dessert avec impatience.
Je rendis son guide Michelin à René; il restait quatre heures de route avant Phuket. Au bar du restaurant, j'achetai une bouteille de Mékong. Je passai les quatre heures qui suivirent à lutter contre la honte qui m'empêchait de sortir la bouteille de mon sac pour me bourrer tranquillement la gueule; finalement, la honte fut la plus forte. L'entrée du Beach Resortel était ornée d'une banderole BIENVENUE GROUPE POMPIERS DE CHAZAY. «Ah ça c'est marrant… commenta Josette, Chazay c'est là qu'habité ta sœur…» René ne se souvenait plus. «Si, si…» insista-t-elle. Avant de prendre la clef de ma chambre, j'eus encore le temps de l'entendre dire: «Finalement, la traversée de l'isthme de Kra, ça fait perdre une journée»; et le pire est qu'elle avait raison. Je m'abattis sur le lit king size et me servis une longue rasade d'alcool; puis une seconde.
Je me réveillai avec un mal de crâne atroce, et je vomis longuement dans la cuvette des WC. Il était cinq heures du matin: trop tard pour les bars à hôtesses, trop tôt pour le petit déjeuner. Dans le tiroir de la table de nuit il y avait une bible en anglais, ainsi qu'un livre sur l'enseignement de Bouddha. «Because of their ignorance, y lus-je, people are always thinking wrong thoughts and always losing the right viewpoint and, clinging to their egos, they take wrong actions. As a resuit, they become attached to a delusive existence.» Je n'étais pas très sûr de comprendre, mais la dernière phrase illustrait à merveille mon état présent; elle m'apporta un soulagement suffisant pour attendre l'heure du petit déjeuner. À la table voisine il y avait un groupe de Noirs américains gigantesques, on aurait dit une équipe de basket. Plus loin, une tablée de Chinois de Hong-Kong – reconnaissables à leur saleté, déjà difficilement supportable pour un Occidental, mais qui plongeait les serveurs thaïs dans un effarement à peine atténué par l'habitude. Contrairement aux Thaïs, qui se comportent en toute circonstance avec une propreté pointilleuse, voire chichiteuse, les Chinois mangent goulûment, rient très fort la bouche ouverte en projetant autour d'eux des parcelles de nourriture, crachent par terre, se mouchent entre leurs doigts – ils agissent en tout absolument comme des porcs. Pour ne rien arranger, ce sont des porcs nombreux.
Après quelques minutes de marche dans les rues de Patong Beach, je me rendis compte que tout ce que le monde civilisé avait pu produire en fait de touristes se trouvait réuni là, sur les deux kilomètres du front de mer. En quelques dizaines de mètres je croisai des Japonais, des Italiens, des Allemands, des Américains, sans compter quelques Scandinaves et Sud-Américains riches. «On est tous pareils, on cherche tous le soleil», comme me le disait la fille de l'agence de voyages. Je me comportai en client exemplaire, de type moyen: je louai une chaise longue avec matelas incorporé, un parasol, je consommai quelques Sprite ; je fis trempette avec modération. Les vagues étaient douces. Je rentrai à l'hôtel vers cinq heures, moyennement satisfait de ma journée libre, mais cependant décidé à continuer. I was attached to a delusive existence. Il me restait les bars à hôtesses; avant de me diriger vers le quartier approprié, je flânai à la devanture des restaurants. Devant le Royal Savoey Seafood, j'aperçus un couple d'Américains qui fixaient un homard avec une attention exagérée. «Deux mammifères devant un crustacé», me dis-je. Un serveur les rejoignit, tout sourire, probablement pour vanter la fraîcheur du produit. «Ça fait trois», poursuivis-je machinalement. La foule se déversait continûment, composée de solitaires, de familles, de couples; tout cela donnait une grande impression d'innocence.
Parfois, lorsqu'ils ont beaucoup bu, les seniors allemands se réunissent en groupe et entonnent des chansons lentes, d'une tristesse infinie. Ceci amuse beaucoup les serveurs thaïs, qui les entourent en poussant de petits cris.
Emboîtant le pas à trois quinquagénaires bonhommes, qui échangeaient avec vigueur des: «Ach!» et des «Ja», je me retrouvai sans l'avoir cherché dans la rue des bars à hôtesses. Des jeunes filles en jupe courte rivalisaient de roucoulements pour m'entraîner vers le Blue Nights, le Naughty Girl, le Classroom, le Marilyn, le Venus… J'optai finalement pour le Naughty Girl. Il n'y avait pas encore grand monde: une dizaine d'Occidentaux, seuls à leur table – surtout des Anglais et des Américains jeunes, entre vingt-cinq et trente ans. Sur la piste de danse, une dizaine de filles ondulaient lentement sur une sorte de rythme disco-rétro. Les unes étaient en bikini blanc, les autres avaient enlevé leur haut de maillot pour ne garder que le string. Elles avaient toutes autour de vingt ans, elles avaient toutes une peau d'un brun doré, un corps excitant et souple. Un vieil Allemand était attablé à ma gauche devant une Carlsberg: ventre imposant, barbe blanche, lunettes, il ressemblait assez à un professeur d'université à la retraite. Il fixait les jeunes corps qui bougeaient devant ses yeux, complètement hypnotisé; son immobilité était si prononcée qu'à un moment je le crus mort.
Plusieurs machines à fumée entrèrent en action, la musique changea pour être remplacée par un slow polynésien. Les filles quittèrent la scène pour être remplacées par une dizaine d'autres, vêtues de colliers de fleurs à la hauteur de la poitrine et de la taille. Elles tournaient doucement sur elles-mêmes, les colliers de fleurs faisaient apparaître tantôt les seins, tantôt la naissance des fesses. Le vieil Allemand fixait toujours la scène; à un moment il enleva ses lunettes pour les essuyer, ses yeux étaient humides. Il était au paradis.
À proprement parler, les filles ne racolaient pas; mais on pouvait inviter l'une d'entre elles à prendre un verre, discuter un peu, éventuellement payer à l'établissement un bar fee de cinq cents bahts, et emmener la fille à l'hôtel après avoir négocié les prix. Pour la nuit complète, je crois que le tarif était de quatre ou cinq mille bahts – à peu près le salaire mensuel d'un ouvrier non qualifié en Thaflande; mais Phuket est une station chère. Le vieil Allemand fit un signe discret à l'une des filles qui attendait, toujours vêtue d'un string blanc, avant de remonter sur scène. Elle s'approcha aussitôt, s'installa familièrement entre ses cuisses. Ses jeunes seins ronds étaient à la hauteur du visage du vieillard, qui rougissait de plaisir. J'entendis qu'elle l'appelait: «Papa». Je payai ma tequila citron et sortis, un peu gêné; j'avais l'impression d'assister à une des dernières joies du vieil homme, c'était trop émouvant et trop intime.
Juste à côté du bar, je trouvai un restaurant de plein air où je m'assis pour manger une assiette de riz au crabe. Pratiquement toutes les tables étaient occupées par des couples composés d'un Occidental et d'une Thaïe – la plupart ressemblaient à des Californiens, à l'idée qu'on se fait des Californiens, en tout cas ils portaient des tongs. En réalité, il s'agissait peut-être d'Australiens – c'est facile à confondre; quoi qu'il en soit ils avaient l'air sains, sportifs et bien nourris. Ils étaient l'avenir du monde. C'est à ce moment, en voyant tous ces Anglo-Saxons jeunes, irréprochables et pleins d'avenir, que je compris à quel point le tourisme sexuel était l'avenir du monde. À la table voisine, deux Thaïes d'une trentaine d'années, aux formes généreuses, papotaient avec animation; elles faisaient face à deux jeunes Anglais aux crânes rasés, au look de bagnards postmodernes, qui avalaient difficilement leurs bières sans prononcer une parole. Un peu plus loin, deux gouines allemandes en salopette, assez boulottes, aux cheveux ras et rouges, s'étaient offert la compagnie d'une délicieuse adolescente aux longs cheveux noirs, au visage très pur, vêtue d'un sarong multicolore. Il y avait également deux Arabes isolés, à la nationalité indéfinissable – leur crâne était entouré de cette espèce de torchon de cuisine auquel on reconnaît Yasser Arafat dans ses apparitions télévisées. En résumé le monde riche ou demi-riche était là, il répondait présent à l'appel immuable et doux de la chatte asiatique. Le plus étrange était qu'on avait l'impression, au premier regard posé sur chaque couple, de savoir si, oui ou non, les choses allaient coller. Le plus souvent les filles s'ennuyaient, arboraient une mine boudeuse ou résignée, jetaient des regards de côté sur les autres tables. Mais certaines, le regard tourné vers leur compagnon dans une attitude d'attente amoureuse, restaient accrochées à leurs paroles, leur répondaient avec animation; on pouvait alors imaginer que les choses aillent plus loin, qu'il se développe une amitié ou même une relation plus durable: je savais que les cas de mariage n'étaient pas rares, en particulier avec les Allemands.
Pour ma part, je n'avais pas trop envie d'engager la conversation avec une fille dans un bar; trop axés sur la nature et le coût de la prestation sexuelle à venir, ces échanges sont en général décevants. Je préférais les salons de massage, où l'on commence par le sexe; parfois une intimité se développe, parfois non. Dans certains cas on envisage une prolongation à l'hôtel, et c'est là qu'on s'aperçoit que la fille n'en a pas toujours envie: parfois elle est divorcée, elle a des enfants à faire garder; c'est triste, et c'est bien. En terminant mon riz, je jetai les bases d'un film pornographique d'aventures intitulé Le salon de massage. Sirien, une jeune Thaïe du Nord, était tombée éperdument amoureuse de Bob, un étudiant américain qui avait échoué là par hasard après une soirée trop arrosée, entraîné par des compagnons de beuverie. Bob ne l'avait pas touchée, il s'était contenté de la regarder de ses beaux yeux bleu clair et de lui parler de son pays – la Caroline du Nord, ou quelque chose d'approchant. Ils se voyaient ensuite plusieurs fois en dehors du travail de Sirien, mais, malheureusement, Bob devait repartir pour achever sa dernière année d'études à l'université de Yale. Ellipse. Sirien attendait avec espoir tout en satisfaisant aux exigences de ses nombreux clients. Quoique pure dans son cœur, elle branlait et suçait avec ardeur des Français bedonnants et moustachus (second rôle pour Gérard Jugnot), des Allemands adipeux et chauves (second rôle pour un acteur allemand). Finalement Bob revenait, et tentait de la sortir de son enfer; mais la mafia chinoise ne l'entendait pas de cette oreille. Bob faisait intervenir l'ambassadeur des États-Unis et la présidente d'une association humanitaire opposée à la traite des jeunes filles (second rôle pour Jane Fonda). Compte tenu de la mafia chinoise (évocation des Triades) et de la complicité des généraux thaïs (dimension politique, appel aux valeurs de la démocratie), on pouvait s'attendre à des bagarres et des poursuites dans Bangkok. Au bout du compte, Bob l'emportait. Dans une scène quasi finale, Sirien faisait étalage de sa science sexuelle, pour la première fois avec sincérité. Toutes ces bites qu'elle avait sucées, humble employée de salon de massage, elle ne les avait sucées que dans l'attente et dans l'espérance de la bite de Bob, qui résumait toutes les autres – enfin, il faudrait voir au dialogue. Fondu enchaîné sur les deux fleuves (la Chao Phraya, le Delaware). Générique de fin. Pour l'exploitation européenne je prévoyais déjà une publicité particulière, un peu genre: «Vous avez aimé Le salon de musique ; vous adorerez Le salon de massage». Enfin c'était flou tout ça, pour l'instant je manquais de partenaires. Je me levai après avoir payé, marchai cent cinquante mètres en évitant différentes propositions et me retrouvai devant le Pussy Paradise. Je poussai la porte et entrai. Trois mètres devant moi je reconnus Robert et Lionel, attablés devant des Irish coffees. Dans le fond, derrière une vitre, une cinquantaine de filles étaient assises sur des gradins, avec leurs macarons numérotés. Un serveur s'approcha de moi avec rapidité. Tournant la tête Lionel m'aperçut, une expression de honte envahit son visage. Robert se retourna à son tour, m'invita d'un geste lent à les rejoindre. Lionel se mordait les lèvres, il ne savait plus où se mettre. Le serveur prit ma commande. «Je suis de droite… dit Robert sans raison apparente; mais attention…» Il agita l'index au-dessus de la table, comme pour me mettre en garde. Depuis le début du voyage, je l'avais noté, il s'imaginait que j'étais de gauche, et attendait l'occasion favorable pour entamer une conversation avec moi; je n'avais aucune intention de me laisser prendre à ce petit jeu. J'allumai une cigarette; il me toisa avec sévérité. «Le bonheur est chose délicate, prononça-t-il d'une voix sentencieuse; il est difficile de le trouver en nous, et impossible de le trouver ailleurs.» Au bout de quelques secondes, il ajouta d'une voix sévère: «Chamfort». Lionel le regardait avec admiration, il semblait complètement sous le charme. La phrase me paraissait discutable: en intervertissant «difficile» et «impossible», on se serait peut-être davantage rapproché de la réalité; mais je ne souhaitais pas poursuivre le dialogue, il me paraissait impératif de revenir à une situation touristique normale. En plus je commençais à avoir envie de la 47, une petite Thaïe très mince, même un peu maigre, mais avec des lèvres épaisses, et l'air gentille; elle portait une mini-jupe rouge et des bas noirs. Conscient de la dispersion de mon attention, Robert se retourna vers Lionel. «Je crois à la vérité, dit-il d'une voix basse; je crois à la vérité et au principe de la preuve.» Écoutant distraitement, j'appris avec surprise qu'il était agrégé de mathématiques, et que dans sa jeunesse il avait été l'auteur de travaux prometteurs sur les groupes de Lie. Je réagis vivement à l'information: il y avait donc certains domaines, certains secteurs de l'intelligence humaine où il avait été le premier à percevoir nettement la vérité, à en acquérir une certitude absolue, démontrable. «Oui… en convint-il presque à regret. Naturellement, tout cela a été redémontré dans un cadre plus général.» Il avait ensuite enseigné, en particulier dans des classes préparatoires; c'est sans plaisir qu'il avait consacré les années de son âge mûr à faire bachoter des jeunes cons dont l'obsession était d'intégrer Polytechnique ou Centrale – et encore, pour les plus doués d'entre eux. «De toute façon, ajouta-t-il, je n'avais pas l'étoffe d'un mathématicien créateur. C'est donné à très peu.» Vers la fin des années 70, il avait participé à une commission ministérielle sur la réforme de l'enseignement des mathématiques – une belle connerie, de son propre aveu. Aujourd'hui, il avait cinquante-trois ans; ayant pris sa retraite depuis trois ans, il se consacrait au tourisme sexuel. Il avait été marié trois fois. «Je suis raciste… dit-il gaiement. Je suis devenu raciste… Un des premiers effets du voyage, ajouta-t-il, consiste à renforcer ou à créer les préjugés raciaux; car comment imaginerait-on les autres avant de les connaître? Comme identiques à soi, cela va sans dire; ce n'est que peu à peu qu'on prend conscience que la réalité est légèrement différente. Quand il le peut, l'Occidental travaille ; souvent son travail l'ennuie ou l'exaspère, mais il feint de s'y intéresser: on observe cela. À l'âge de cinquante ans, las de l'enseignement, des mathématiques et de toutes choses, je décidai de découvrir le monde. Je venais de divorcer pour la troisième fois; sur le plan sexuel, je n'avais pas d'attente particulière. Mon premier voyage fut pour la Thaïlande; tout de suite après, je suis parti à Madagascar. Depuis, je n'ai plus jamais baisé avec une Blanche; je n'en ai même plus jamais éprouvé le désir. Croyez-moi, ajouta-t-il en posant une main ferme sur l'avant-bras de Lionel, la bonne chatte douce, docile, souple et musclée, vous ne la trouverez plus chez une Blanche; tout cela a complètement disparu.» La 47 s'aperçut que je la fixais avec insistance; elle me sourit et croisa les jambes très haut, découvrant un porte-jarretelles écarlate. Robert continuait d'exposer ses conceptions. «À l'époque où les Blancs se considéraient comme supérieurs, dit-il, le racisme n'était pas dangereux. Pour les colons, les missionnaires, les instituteurs laïques du xixe siècle, le nègre était un gros animal pas très méchant, aux coutumes distrayantes, une sorte de singe un peu plus évolué. Dans le pire des cas on le considérait comme une bête de somme utile, déjà capable d'effectuer des tâches complexes; dans le meilleur des cas comme une âme fruste, mal dégrossie, mais capable par l'éducation de s'élever jusqu'à Dieu – ou jusqu'à la raison occidentale. De toute façon on voyait en lui un «frère inférieur», et pour un inférieur on n'éprouve pas de haine, tout au plus une bonhomie méprisante. Ce racisme bienveillant, presque humaniste, a complètement disparu. À partir du moment où les Blancs se sont mis à considérer les Noirs comme des égaux, il était clair qu'ils en viendraient tôt ou tard à les considérer comme supérieurs. La notion d'égalité n'a nul fondement chez l'homme», continua-t-il en dressant à nouveau l'index. Je crus un moment qu'il allait citer ses sources – La Rochefoucauld, ou je ne sais qui – mais finalement non. Lionel plissa le front. «Les Blancs se considérant eux-mêmes comme inférieurs, poursuivit Robert, soucieux d'être compris, tout est prêt pour l'apparition d'un racisme de type nouveau, basé sur le masochisme: historiquement, c'est dans ces conditions qu'on en arrive à la violence, à la guerre interraciale et au massacre. Tous les antisémites, par exemple, s'accordent à attribuer aux Juifs une supériorité d'un certain ordre: si vous lisez les écrits antisémites de l'époque, vous serez frappé par le fait que le Juif est considéré comme plus intelligent, plus malin, qu'on lui prête des qualités spéciales dans le domaine de la finance – et, par ailleurs, de la solidarité communautaire. Résultat: six millions de morts.»
Je jetai un nouveau regard sur la 47: c'est un moment excitant, l'attente, on aimerait la faire durer très longtemps; mais il y a toujours le risque que la fille parte avec un autre client. Je fis un petit signe de la main en direction du serveur. «Je ne suis pas juif!» s'exclama Robert, croyant que je m'apprêtais à faire une objection. J'aurais pu, en effet, objecter différentes choses: après tout nous étions en Thaïlande, et les individus de race jaune n'ont jamais été considérés par les Blancs comme des «frères inférieurs», mais comme des êtres évolués, membres de civilisations différentes, complexes, éventuellement dangereuses; j'aurais également pu faire remarquer que nous étions là pour baiser, et que ces discussions faisaient perdre du temps; c'était là, au fond, mon objection principale. Le serveur s'approcha de notre table; d'un geste rapide, Robert lui fit signe de renouveler les consommations. «I need a girl» prononçai-je d'une voix grêle, «the girl forty seven». Il tendit vers moi un visage inquiet et interrogatif; un groupe de Chinois venait de s'installer à la table d'à côté, ils faisaient un bruit effroyable. «The girl number four seven!» hurlai-je en détachant les syllabes. Cette fois il comprit, fit un large sourire et se dirigea vers un micro placé devant la vitre, où il articula quelques paroles. La fille se leva, descendit des gradins, se dirigea vers une sortie latérale en se lissant les cheveux. «Le racisme, continua Robert en me jetant un regard de côté, semble d'abord se caractériser par une antipathie accrue, une sensation de compétition plus violente entre mâles de race différente; mais il a pour corollaire une augmentation du désir sexuel pour les femelles de l'autre race. Le véritable enjeu de la lutte raciale, articula Robert avec netteté, n'est ni économique ni culturel, il est biologique et brutal: c'est la compétition pour le vagin des jeunes femmes.» Je sentais qu'il n'allait pas tarder à embrayer sur le darwinisme; à ce moment le serveur revint près de notre table, accompagné de la numéro 47. Robert leva les yeux vers elle, la considéra longuement.
«Vous avez bien choisi… conclut-il sombrement, elle a l'air salope.» La fille sourit avec timidité. Je passai une main sous sa jupe et lui caressai les fesses, comme pour la protéger. Elle se blottit contre moi. «C'est vrai que dans mon quartier, c'est plus les Blancs qui font la loi… intervint Lionel sans nécessité apparente.
– Exactement! approuva Robert avec force. Vous avez peur, et vous avez raison d'avoir peur. Je prévois pour les années à venir une augmentation des violences raciales en Europe; tout cela se terminera en guerre civile, dit-il en écumant légèrement; tout cela se réglera à la Kalachnikov.» Il but d'un trait son cocktail; Lionel commençait à le regarder avec un peu d'appréhension. «Je n'en ai plus rien à foutre! ajouta-t-il en reposant son verre sur la table avec violence. Je suis un Occidental, mais je peux vivre où je veux, et pour l'instant c'est encore moi qui ai le fric. Je suis allé au Sénégal, au Kenya, en Tanzanie, en Côte-d'Ivoire. Les filles sont moins expertes que les Thaïes, c'est vrai, elles sont moins douces, mais elles sont bien cambrées, et elles ont une chatte odorante.» Quelques réminiscences le parcoururent sans doute à ce moment, il se tut d'un seul coup. «What is your name?» en profitai-je pour demander à la numéro 47. «I am Sin» dit-elle. Les Chinois de la table voisine avaient fait leur choix, ils se dirigeaient vers les étages avec des gloussements et des rires; un relatif silence revint. «Elles se mettent à quatre pattes, les petites négresses, elles présentent leur chatte et leur cul, poursuivit pensivement Robert; et l'intérieur de leur chatte est tout rose…» ajouta-t-il dans un murmure. Je me levai à mon tour. Lionel me jeta un regard reconnaissant; il était visiblement content que je parte en premier avec une fille, c'était moins gênant pour lui. Je hochai la tête en direction de Robert pour prendre congé. Son visage aux traits durs, crispé dans une grimace amère, parcourait la salle – et, au-delà, le genre humain – sans la moindre aménité. Il s'était exprimé, du moins il en avait eu l'occasion; je sentais que j'allais l'oublier assez vite. Il m'apparut d'un seul coup comme un homme battu, fini; j'avais l'impression qu'il n'avait même plus vraiment envie de faire l'amour à ces filles. On peut caractériser la vie comme un processus d'immobilisation, bien visible chez le bouledogue français – si frétillant dans sa jeunesse, si apathique dans son âge mûr. Chez Robert, le processus était déjà bien avancé; il avait peut-être encore des érections, mais ce n'était même pas certain; on peut toujours faire le malin, donner l'impression d'avoir compris quelque chose à la vie, toujours est-il que la vie se termine. Mon sort était similaire au sien, nous partagions la même défaite; je ne ressentais pourtant aucune espèce de solidarité active. En l'absence d'amour, rien ne peut être sanctifié. Sous la peau des paupières, des taches lumineuses fusionnent; il y a des visions, et il y a des rêves. Tout cela ne concerne plus l'homme, qui attend la nuit; la nuit vient. Je payai deux mille bahts au serveur, qui me précéda jusqu'à la double porte menant aux étages. Sin me tenait par la main; elle allait, pendant une ou deux heures, essayer de me rendre heureux.
Il est évidemment très rare, dans un salon de massage, de tomber sur une fille qui a envie de faire l'amour. Aussitôt dans la chambre Sin s'agenouilla devant moi, baissa mon pantalon et mon slip, prit mon sexe entre ses lèvres. Je commençai à durcir aussitôt. Elle avança les lèvres, dégagea le gland à petits coups de langue. Je fermai les yeux, je fus parcouru d'un vertige, j'eus l'impression que j'allais venir dans sa bouche. Elle s'arrêta d'un seul coup, se déshabilla en souriant, plia ses vêtements et les plaça sur une chaise. «Massage later…» dit-elle en s'allon-geant sur le lit; puis elle ouvrit les cuisses. J'étais déjà en elle, et j'allais et venais avec force, quand je m'aperçus que j'avais oublié de mettre un préservatif. D'après les rapports de Médecins du monde, un tiers des prostituées thaïes étaient séropositives. Je ne peux pourtant pas dire que je ressentis un frisson de terreur; j'étais juste légèrement ennuyé. Décidément, ces campagnes de prévention du SIDA avaient été un échec complet. Je débandais quand même un peu. «Something wrong?» s'inquiéta-t-elle en se redressant sur ses coudes. «Maybe… a condom» dis-je avec embarras. «No problem, no condom… l'm OK!» lança-t-elle avec enjouement. Elle prit mes couilles dans le creux d'une main, passa la paume de son autre main sur ma bite. Je m'allongeai sur le dos, m'abandonnant à la caresse. Le mouvement de sa paume se fit plus rapide, je sentis à nouveau le sang affluer dans mon sexe. Après tout il y avait peut-être des contrôles médicaux, ou autre chose. Dès que je fus dressé elle vint sur moi et descendit d'un seul coup. Je croisai les mains derrière ses reins; je me sentais invulnérable. Elle commença à bouger le bassin par petits coups, sa jouissance montait, j'écartai les cuisses pour la pénétrer plus à fond. Le plaisir était intense, presque enivrant, je respirais très lentement pour me retenir, je me sentais réconcilié. Elle s'allongea sur moi, frotta vivement son pubis contre le mien avec des petits cris de plaisir; je remontai les mains pour lui caresser la nuque. Au moment de l'orgasme elle s'immobilisa, poussa un long râle, puis s'abattit contre ma poitrine. J'étais toujours en elle, je sentais sa chatte se contracter. Elle eut un deuxième orgasme, une contraction très profonde, venue de l'intérieur. Je la serrai involontairement dans mes bras et j'éjaculai dans un cri. Elle demeura immobile, la tête posée sur ma poitrine, pendant une dizaine de minutes; puis elle se leva et me proposa de prendre une douche. Elle me sécha très délicatement, en me tapotant avec la serviette, comme on le fait avec un bébé. Je me rassis sur le canapé et lui proposai une cigarette. «We have time…» dit-elle, «we have a little time». J'appris qu'elle avait trente-deux ans. Elle n'aimait pas son travail, mais son mari était parti, la laissant avec deux enfants. «Bad man», dit-elle; «Thaï men, bad men.» Je lui demandai si elle avait des amies parmi les autres filles. Pas tellement, répondit-elle; la plupart des filles étaient jeunes et sans cervelle, elles dépensaient ce qu'elles gagnaient en vêtements et en parfums. Elle n'était pas comme ça, elle était sérieuse, elle mettait son argent à la banque. Dans quelques années elle pourrait arrêter, et retourner vivre dans son village; ses parents étaient âgés maintenant, ils avaient besoin d'aide.
Au moment de partir, je lui donnai un pourboire de deux mille bahts; c'était ridicule, c'était beaucoup trop. Elle prit les billets avec incrédulité, me salua plusieurs fois, les mains jointes à la hauteur de la poitrine. «You good man», dit-elle. Elle enfila sa mini-jupe et ses bas; il lui restait deux heures à faire avant la fermeture. Elle me raccompagna jusqu'à la porte, joignit encore une fois les mains. «Take care», dit-elle encore; «be happy». Je sortis dans la rue un peu pensif. Le lendemain matin le départ était fixé à huit heures, pour la dernière étape du voyage. Je me demandais comment Valérie avait passé sa journée libre.
«J'ai acheté des cadeaux pour ma famille, dit-elle. J'ai trouvé des coquillages splendides.» Le bateau filait sur des eaux turquoise, au milieu de falaises calcaires recouvertes d'une jungle épaisse; c'était exactement comme ça que j'imaginais le décor de L'île au trésor. «Il faut reconnaître, quand même, la nature, oui…» dis-je. Valérie tourna vers moi un visage attentif; elle avait attaché ses cheveux en chignon, mais quelques boucles volaient dans le vent sur les côtés de son visage. «La nature, quand même, des fois…» poursuivis-je avec découragement. Il devrait y avoir des cours de conversation, comme il y a des cours de danses de salon; je m'étais trop consacré à la comptabilité, sans doute, j'avais perdu le contact. «Vous vous rendez compte qu'on est le 31 décembre…» remarqua-t-elle sans se troubler. Je jetai un regard circulaire sur l'azur immuable, l'océan turquoise; non, je ne me rendais pas vraiment compte. Il a fallu beaucoup de courage aux êtres humains pour coloniser les régions froides.
Son se leva pour s'adresser au groupe: «Nous maintenant approche Koh Phi Phi. Là je vous ai dit, pas possible aller. Vous mis maillot de bain pour aller? Aller pied, pas profond, marcher. Marcher dans eau. Pas valises, valises plus tard.» Le pilote doubla un cap, coupa le moteur, le bateau continua sur son élan jusqu'à une petite crique qui s'arrondissait au milieu des falaises couvertes de jungle. L'eau d'un vert transparent venait battre une plage au sable d'un blanc parfait, irréel. Au milieu de la forêt, avant les premières pentes, on distinguait des bungalows de bois, dressés sur des pilotis, aux toits recouverts de palmes. Il y eut un moment de silence dans le groupe. «Le paradis terrestre…» dit doucement Sylvie, la gorge nouée par une émotion réelle. C'était à peine exagéré. Elle n'était pas Eve, ceci dit. Et moi, Adam, pas davantage.
Les membres du groupe se levèrent l'un après l'autre, enjambèrent la coque du bateau. J'aidai Josette à descendre jusqu'à son mari. Elle avait retroussé sa jupe jusqu'à la taille et avait un peu de mal à se soulever, mais elle était ravie, elle en éternuait d'enthousiasme. Je me retournai; le marin thaï attendait, appuyé à sa rame, que tous les passagers soient descendus. Valérie avait les mains croisées sur ses genoux, elle me jeta un regard par en dessous, sourit avec gêne. «J'ai oublié de mettre mon maillot de bain…» dit-elle finalement. Je levai lentement les mains en signe d'incompétence. «Je peux y aller…» dis-je stupidement. Elle se mordit les lèvres d'agacement, se leva, ôta son pantalon d'un seul coup. Elle avait une culotte en dentelle, très fine, pas du tout conforme à l'esprit du circuit. Ses poils pubiens ressortaient sur les côtés, ils étaient plutôt fournis, très noirs. Je ne détournai pas la tête, c'eût été stupide, mais mon regard ne fut pas trop insistant, non plus. Je descendis sur la gauche du bateau, lui tendis le bras pour l'aider; elle sauta du bateau à son tour. Nous avions de l'eau jusqu'à la taille.
Avant d'aller à la plage, Valérie regarda à nouveau les colliers de coquillages qu'elle destinait à ses nièces. Tout de suite après son diplôme, son frère avait obtenu un emploi d'ingénieur de recherches chez Elf. Après quelques mois de formation interne, il était parti au Venezuela – sa première mission. Un an plus tard, il s'était marié avec une fille du pays. Valérie avait l'impression qu'il n'avait pas tellement eu d'expériences sexuelles auparavant; en tout cas, il n'avait jamais ramené de fille à la maison. C'est souvent le cas chez les garçons qui font des études d'ingénieur; ils n'ont pas le temps de sortir, d'avoir de petites amies. Leurs loisirs sont consacrés à des distractions sans conséquence, du genre jeux de rôle intelligents ou parties d'échecs sur Internet. Ils décrochent leur diplôme, trouvent leur premier emploi et découvrent tout en même temps: l'argent, les responsabilités professionnelles, le sexe; lorsqu'ils sont nommés dans un pays tropical, il est rare qu'ils résistent. Bertrand avait épousé une femme très métissée, au corps superbe; plusieurs fois, en vacances chez leurs parents, sur la plage de Saint-Quay-Portrieux, Valérie avait éprouvé une violente bouffée de désir pour sa belle-sœur. Elle avait du mal à imaginer son frère en train de faire l'amour. Pourtant ils avaient deux enfants maintenant, et semblaient former un couple heureux. Il n'était pas difficile d'acheter un cadeau à Juana: elle aimait les bijoux, et les pierres claires ressortaient magnifiquement sur sa peau brune. Par contre, elle n'avait rien trouvé pour Bertrand. Quand les hommes n'ont pas de vices, se dit-elle, il est bien difficile de deviner ce qui peut leur faire plaisir.
J'étais en train de feuilleter le Phuket Weekly, que j'avais trouvé dans un salon de l'hôtel, lorsque j'aperçus Valérie qui longeait la plage. Un peu plus loin, il y avait un groupe d'Allemands qui se baignaient nus. Elle eut un instant d'hésitation, puis se dirigea vers moi. Le soleil était éblouissant; il était à peu près midi. D'une manière ou d'une autre, il fallait que je réussisse à jouer le jeu. Babette et Léa passèrent devant nous; elles portaient des sacs en bandoulière, mais sinon elles aussi étaient complètement nues. J'enregistrai l'information sans réagir. Valérie, par contre, les suivit longuement des yeux, avec curiosité et sans gêne. Elles s'installèrent non loin des Allemands. «Je vais me baigner, je crois… dis-je. – J'irai plus tard…» répondit-elle. J'entrai dans l'eau sans le moindre effort. Elle était chaude, transparente, délicieusement calme; de petits poissons argentés nageaient tout près de la surface. La pente était très douce, j'avais encore pied à cent mètres du rivage. Je sortis ma queue de mon slip de bain, fermai les yeux en visualisant le sexe de Valérie, tel que je l'avais aperçu ce matin, à demi découvert par sa culotte de dentelle. Je bandais, c'était déjà quelque chose; ça pouvait constituer une motivation. Par ailleurs il faut vivre, et avoir des relations humaines; j'étais trop tendu, en général, et depuis trop longtemps. J'aurais peut-être dû faire des activités le soir, du badminton, du chant choral ou autre chose. Les seules femmes dont je parvenais à me souvenir, c'était quand même celles avec qui j'avais baisé. Ce n'est pas rien, ça non plus; on constitue des souvenirs pour être moins seul au moment de la mort. Je ne devais pas penser comme ça. «Think positive» me dis-je avec affolement, «think différent». Je revins lentement vers le rivage en m'arrêtant toutes les dix brasses, respirant à fond pour me décontracter. La première chose dont je pris conscience en posant le pied sur le sable, c'est que Valérie avait enlevé son haut de maillot. Pour l'instant elle était couchée sur le ventre, mais elle allait se retourner, c'était aussi inéluctable qu'un mouvement planétaire. Où est-ce que j'en étais exactement? Je m'assis sur mon drap de bain en me voûtant légèrement. «Think différent» me répétai-je. J'avais déjà vu des seins, j'en avais caressé et léché; pourtant, cette fois encore, je fus sous le choc. Je me doutais déjà qu'elle avait des seins magnifiques; mais c'était encore pire que ce que j'avais pu imaginer. Je ne parvenais pas à détacher mon regard des mamelons, des aréoles; elle ne pouvait pas ignorer mon regard; pourtant elle se tut, pendant quelques secondes qui me parurent longues. Qu'est-ce qu'il y a, exactement, dans la tête des femmes? Elles acceptent si facilement les termes du jeu. Parfois, lorsqu'elles s'observent, nues, en pied, dans une glace, on distingue dans leur regard une sorte de réalisme, une évaluation froide de leurs propres capacités de séduction, qu'aucun homme ne parviendra jamais à atteindre. Je fus le premier à baisser les yeux.
Il s'écoula ensuite un laps de temps que je ne parvins pas à définir; le soleil était toujours vertical, la lumière extrêmement vive. Mon regard était fixé sur le sable, blanc et pulvérulent. «Michel…» dit-elle doucement. Je relevai la tête brusquement, comme frappé par un coup. Ses yeux très bruns plongèrent dans les miens. «Qu'est-ce que les Thaïes ont de plus que les Occidentales?» demanda-t-elle distinctement. Cette fois encore, je ne parvins pas à soutenir son regard; sa poitrine bougeait au rythme de sa respiration; les mamelons me paraissaient durcis. Là, à ce moment précis, j'avais envie de répondre: «Rien». Puis une idée me vint; une idée pas très bonne.
«Il y a un article là-dessus, une sorte de publi-reportage…»; je lui tendis le Phuket Weekly. «Find jour longlife companion… Well educated Thaï ladies, c'est ça? – Oui, plus loin il y a une interview.» Cham Sawanasee, souriant, costume noir et cravate sombre, répondait aux dix questions qu'on était en droit de se poser («Ten questions you could ask») sur le fonctionnement de l'agence Heart to Heart, qu'il dirigeait.
«There seems to be, notait Mr Sawanasee, a near-perfect match between the Western men, who are unappreciated and get no respect in their own countries, and thé Thaï women, who would be happy to find someone who simply does his job and hopes to come home to a pleasant family life after work. Most Western women do not want such a boring husband.
«One easy way to see this, continuait-il, is to look at any publication containing "personal" ads. The Western women want someone who looks a certain way, and who has certain "social skills", such as dancing and clever conversation, someone who is interesting and exciting and seductive. Now go to my catalogue, and look at what the girls say they want. If s all pretty simple, really. Over and over they state that they are happy to settle down FOREVER with a man who is willing to hold down a steady job and be a loving and understanding HUSBAND and FATHER. That will get you exactly nowhere with an American girl!
«As Western women, concluait-il non sans culot, do not appreciate men, as they do not value traditional family life, marriage is not the right thing for them to do. l'm helping modern Western women to avoid what they despise.»
«Ça se tient, ce qu'il raconte… nota Valérie avec tristesse. Il y a un marché, c'est sûr…» Elle reposa le magazine et demeura songeuse. À ce moment Robert passa devant nous, il longeait la plage, les mains croisées derrière le dos, le regard sombre. Valérie se tourna brusquement pour regarder de l'autre côté. «Je n'aime pas ce type… soufflat-elle avec agacement.
– Il n'est pas bête… j'eus un geste assez indifférent.
– Il n'est pas bête, mais je ne l'aime pas. Il fait son possible pour choquer les autres, pour se rendre antipathique; je n'aime pas ça. Vous, au moins, vous essayez de vous adapter.
– Ah bon? je lui jetai un regard surpris.
– Oui. Évidemment on sent que vous avez du mal, vous n'êtes pas fait pour ce type de vacances; mais au moins vous faites un effort. Au fond, je crois que vous êtes un garçon plutôt gentil.»
A ce moment j'aurais pu, et j'aurais dû, la prendre dans mes bras, caresser ses seins, embrasser ses lèvres; stupidement, je m'abstins. L'après-midi se prolongea, le soleil avançait au-dessus des palmiers; nous prononcions des paroles insignifiantes.
Pour le dîner du réveillon Valérie avait mis une robe longue d'un tissu vert très fluide, légèrement transparent, avec un bustier qui dégageait largement ses seins. Après le dessert il y eut un orchestre sur la terrasse, avec un vieux chanteur bizarre qui nasillait des adaptations slow-rock de Bob Dylan. Babette et Léa s'étaient apparemment intégrées au groupe d'Allemands, j'entendais des exclamations qui venaient de leur côté. Josette et René dansaient tous les deux, tendrement enlacés, comme de gentils bidochons. La nuit était chaude; des phalènes s'agglutinaient sur les lampions multicolores accrochés à la balustrade. Je me sentais oppressé, je buvais whisky sur whisky. «Ce que disait ce type, l'interview dans le journal…
– Oui… Valérie leva les yeux vers moi; nous étions assis côte à côte sur une banquette de rotin. Ses seins s'arrondissaient sous le bustier, comme offerts à l'intérieur de leurs petites coques. Elle s'était maquillée; ses longs cheveux dénoués flottaient sur ses épaules.
– C'est surtout vrai pour les Américaines, je pense. Pour les Européennes, c'est moins net.»
Elle eut une moue dubitative, garda le silence. De toute évidence, j'aurais mieux fait de l'inviter à danser. Je bus un nouveau whisky, m'adossai à la banquette, pris une inspiration profonde.
Lorsque je me réveillai, la salle était quasi déserte. Le chanteur continuait à fredonner en thaï, mollement accompagné par le batteur; plus personne ne l'écoutait. Les Allemands avaient disparu, mais Babette et Léa étaient en grande conversation avec deux Italiens surgis d'on ne sait où. Valérie était partie. Il était trois heures du matin, heure locale; l'année 2001 venait de commencer. À Paris, le passage officiel ne se produirait que dans trois heures; il était exactement minuit à Téhéran, et cinq heures du matin à Tokyo. L'humanité sous ses différentes espèces entrait dans le troisième millénaire; en ce qui me concerne, j'avais plutôt raté mon entrée.
Je rentrai dans mon bungalow, aplati par la honte; dans le jardin, il y avait des rires. Au milieu de l'allée sablonneuse je tombai sur un petit crapaud gris, immobile. Il ne s'enfuyait pas, il n'avait aucun réflexe de défense. Tôt ou tard, quelqu'un allait marcher sur lui sans faire attention; sa colonne vertébrale se briserait, ses chairs écrasées se mêleraient au sable. Le marcheur sentirait quelque chose de mou sous sa semelle, émettrait un bref juron, s'essuierait en se frottant les pieds sur le sol. Je poussai le crapaud du pied: sans hâte, il avança vers la bordure. Je le poussai encore une fois: il regagna l'abri relatif de la pelouse; j'avais peut-être prolongé sa survie de quelques heures. Je me sentais dans une position à peine supérieure à la sienne: je n'avais pas grandi dans un cocon familial, ni dans quoi que ce soit d'autre qui aurait pu s'inquiéter de mon sort, me soutenir en cas de détresse, s'extasier devant mes aventures et mes succès. Je n'avais pas davantage fondé d'entité de cet ordre: j'étais célibataire, sans enfant; sur mon épaule, personne n'aurait eu l'idée de venir s'appuyer. Comme un animal, j'avais vécu et je mourrais seul. Pendant quelques minutes, je me vautrai dans une compassion sans objet.
D'un autre point de vue j'étais un bloc résistant, compact, d'une taille supérieure à la moyenne des espèces animales; mon espérance de vie était analogue à celle d'un éléphant, ou d'un corbeau; j'étais quelque chose de bien plus difficile à détruire qu'un petit batracien.
Les deux jours suivants, je restai terré dans mon bungalow. De temps en temps je sortais en rasant les murs, j'allais jusqu'au minimarket acheter des pistaches et des bouteilles de Mékong. Je ne pouvais pas envisager de croiser Valérie à nouveau, au buffet du déjeuner ou sur la plage. Il y a des choses qu'on peut faire, et d'autres qui paraissent trop difficiles. Peu à peu, tout devient trop difficile; c'est à cela que se résume la vie.
Dans l'après-midi du 2 janvier, je trouvai sous ma porte le questionnaire de satisfaction Nouvelles Frontières. Je le remplis scrupuleusement, cochant en général les cases «Bien». C'est vrai, en un sens, tout était bien. Mes vacances s'étaient déroulées de façon normale. Le circuit avait été cool, mais avec un parfum d'aventure; il correspondait à son descriptif. Dans la rubrique «observations personnelles», j'inscrivis le quatrain suivant:
Peu après le réveil, je me sens transporté
Dans un autre univers au précis quadrillage
Je connais bien la vie et ses modalités,
C’est comme un questionnaire où l'on cocherait des cases.
Au matin du 3 janvier, je préparai ma valise. En me voyant dans le bateau, Valérie étouffa une exclamation; je détournai la tête. Son nous fît ses adieux à l'aéroport de Phuket; nous étions en avance, l'avion ne partait que dans trois heures. Après les formalités d'enregistrement, j'errai dans le centre commercial. Bien que le hall de l'aéroport soit entièrement couvert, les boutiques affectaient la forme de huttes, avec des montants en teck et un toit de palmes. L'assortiment de produits mêlait les standards internationaux (foulards Hermès, parfums Yves Saint Laurent, sacs Vuitton) aux productions locales (coquillages, bibelots, cravates de soie thaïe); tous les articles étaient repérés par des codes barre. En somme, les boutiques de l'aéroport constituaient encore un espace de vie nationale, mais de vie nationale sécurisée, affaiblie, pleinement adaptée aux standards de la consommation mondiale. Pour le voyageur en fin de parcours il s'agissait d'un espace intermédiaire, à la fois moins intéressant et moins effrayant que le reste du pays. J'avais l'intuition que, de plus en plus, l'ensemble du monde tendrait à ressembler à un aéroport.
Passant devant le Coral Emporium, j'eus soudain envie d'acheter un cadeau à Marie-Jeanne; après tout, je n'avais plus qu'elle au monde. Un collier, une broche? J'étais en train de fouiller dans un bac quand j'aperçus Valérie, à deux mètres de moi.
«J'essaie de choisir un collier… dis-je avec hésitation.
– Pour une brune ou une blonde? dans sa voix, il y avait une pointe d'amertume.
– Une blonde aux yeux bleus.
– Alors, il vaut mieux choisir un corail clair.»
Je tendis ma carte d'embarquement à la fille du comptoir. Au moment de payer je dis à Valérie, d'un ton assez piteux: «C'est pour une collègue de travail…» Elle me jeta un drôle de regard, comme si elle hésitait entre me gifler ou éclater de rire; mais elle m'accompagna sur quelques mètres à la sortie du magasin. La plupart des membres du groupe étaient assis sur des banquettes dans le hall, ils avaient apparemment terminé leurs achats. Je m'arrêtai, pris une longue inspiration, me retournai vers Valérie.
«On pourrait se revoir à Paris… dis-je finalement.
– Vous croyez?» rétorqua-t-elle, cinglante.
Je ne répondis rien, je me contentai de la regarder de nouveau. À un moment donné, j'eus l'intention de dire: «Ce serait dommage…»; mais je ne suis pas certain d'avoir prononcé ces paroles.
Valérie jeta un regard autour d'elle, aperçut Babette et Léa sur la banquette la plus proche, détourna la tête avec agacement. Puis elle tira un carnet de son sac, arracha une feuille, y inscrivit rapidement quelque chose. En me tendant la feuille elle essaya de parler, y renonça, se retourna et rejoignit le groupe. Je jetai un regard sur le bout de papier avant de le mettre dans ma poche: c'était un numéro de portable.