C'était la première fois depuis très longtemps que je me réveillais seul. L'hôpital de Krabi était un petit bâtiment clair; un médecin vint me rendre visite dans le milieu de la matinée. Il était français, et appartenait à Médecins du Monde; l'organisation était arrivée sur place le lendemain de l'attentat. C'était un homme d'une trentaine d'années, un peu voûté, à l'expression soucieuse. Il m'apprit que j'avais dormi pendant trois jours. «Enfin, vous n'avez pas réellement dormi, se reprit-il. Parfois vous aviez l'air éveillé, nous vous avons parlé à plusieurs reprises; mais c'est la première fois que nous réussissons à établir le contact.» Établir le contact, me dis-je. Il m'apprit aussi que le bilan de l'attentat était terrible: pour l'instant, il s'élevait à cent dix-sept morts; c'était l'attentat le plus meurtrier qui ait jamais eu lieu en Asie. Quelques blessés étaient encore dans un état extrêmement critique, on les avait jugés intransportables; Lionel en faisait partie, il avait eu les deux jambes arrachées, et avait reçu un éclat de métal au creux du ventre; ses chances de survie étaient infîmes. Les autres blessés graves avaient été transportés au Bumrungrad Hospital, à Bangkok. Jean-Yves n'avait été que légèrement atteint, son humérus avait été fracturé par une balle; on avai pu le soigner sur place. Moi-même je n'avais absolument rien, pas une égratignure. «Quant à votre amie, conclut le docteur, son corps a déjà été rapatrié en France. J'ai eu ses parents au téléphone: elle sera inhumée en Bretagne.»
Il se tut; il attendait probablement que je dise quelque chose. Il m'observait du coin de l'œil; il avait l'air de plus en plus soucieux.
Vers midi, une infirmière apparut avec un plateau; elle le remporta une heure plus tard. Elle me dit que je devais recommencer à manger, que c'était indispensable.
Jean-Yves vint me rendre visite en milieu d'après-midi. Lui aussi me regardait bizarrement, un peu en coin. Il me parla surtout de Lionel; il était en train de mourir maintenant, ce n'était plus qu'une question d'heures. Il avait beaucoup demandé Kim. Elle était miraculeusement indemne, maùs semblait se consoler assez vite: en faisant une promenade à Krabi, la veille, Jean-Yves l'avait aperçue au bras d'un Anglais. Il n'en avait rien dit à Lionel, mais celui-ci, de toute façon, n'avait pas l'air de se faire tellement d'illusions; c'était déjà une chance, disait-il, de l'avoir rencontrée. «C'est curieux… me dit Jean-Yves, il a l'air heureux.»
Au moment où il quittait ma chambre, je m'aperçus que je n'avais pas prononcé une parole; je ne savais absolument pas quoi lui dire. Je sentais bien que quelque chose n'allait pas, mais c'était une sensation vague, difficile à formuler. Ce qui me paraissait le mieux c'était de me taire, en attendant que les gens autour de moi reviennent de leur erreur; ce n'était qu'un mauvais moment à passer.
Avant de sortir, Jean-Yves leva les yeux vers moi, puis secoua la tête avec découragement. Il paraît, c'est ce qu'on m'a raconté par la suite, que je parlais beaucoup, sans arrêt en fait, chaque fois qu'on me laissait seul dans ma chambre; dès que quelqu'un rentrait, je me taisais.
Quelques jours plus tard on nous transporta au Bumrungrad Hospital, dans un avion-ambulance. Je ne comprenais pas très bien les raisons de ce transfert; je pense en fait qu'il s'agissait surtout de permettre à la police de nous interroger. Lionel était mort la veille; en traversant le couloir j'avais jeté un regard sur son cadavre, enveloppé dans un linceul.
Les policiers thaïs étaient accompagnés d'un attaché d'ambassade, qui jouait le rôle d'interprète; je n'avais malheureusement pas grand-chose à leur apprendre. La question qui semblait les obséder, c'était de savoir si les assaillants étaient de type arabe ou asiatique. Je comprenais bien leurs préoccupations, il était important de savoir si un réseau terroriste international avait pris pied en Thaïlande, ou si on avait affaire à des séparatistes malais; mais je ne pus que leur répéter que tout s'était déroulé très vite, que je n'avais fait qu'apercevoir des silhouettes; pour ce que j'en savais, les hommes auraient pu être de type malais.
Il y eut ensuite des Américains, qui appartenaient je crois à la CIA. Ils s'exprimaient brutalement, sur un ton désagréable, j'avais l'impression d'être moi-même un suspect. Ils n'avaient pas jugé nécessaire d'être accompagnés d'un interprète, si bien que le sens de leurs questions m'échappa en grande partie. Sur la fin ils me montrèrent une série de photos, qui devaient représenter des terroristes internationaux; je ne reconnaissais aucun de ces hommes.
De temps en temps Jean-Yves venait me voir dans ma chambre, s'asseyait au pied de mon lit. J'avais conscience de sa présence, je me sentais légèrement plus tendu. Un matin, trois jours après notre arrivée, il me tendit une petite liasse de feuilles: il s'agissait de photocopies d'articles de journaux. «La direction d'Aurore me les a faxés hier soir, ajouta-t-il; ils n'ont fait aucun commentaire.»
Le premier article, tiré du Nouvel Observateur, était intitulé: «UN CLUB TRÈS SPÉCIAL»; long de deux pages, très détaillé, il était illustré par une photographie tirée de la publicité allemande. Le journaliste y accusait carrément le groupe Aurore de promouvoir le tourisme sexuel dans les pays du tiers-monde, et ajoutait que, dans ces conditions, on pouvait comprendre la réaction des musulmans. Jean-Claude Guillebaud consacrait son éditorial au même thème. Interrogé par téléphone, Jean-Luc Espitalier avait déclaré: «Le groupe Aurore, signataire de la charte mondiale du tourisme éthique, ne peut en aucun cas cautionner de telles dérives; les responsables seront sanctionnés». Le dossier se poursuivait par un article d'Isabelle Alonso dans le Journal du dimanche, véhément mais peu documenté, intitulé: «LE RETOUR DE L'ESCLAVAGE». Françoise Giroud reprenait le terme dans son bloc-notes hebdomadaire: «Face, écrivait-elle, aux centaines de milliers de femmes souillées, humiliées, réduites en esclavage partout dans le monde, que pèse – c'est regrettable à dire – la mort de quelques nantis?» L'attentat de Krabi avait naturellement donné un retentissement considérable à l'affaire. Libération publiait en première page une photo des survivants déjà rapatriés à leur arrivée à l'aéroport de Roissy, et titrait en une: «DES VICTIMES AMBIGUËS». Dans son éditorial, Gérard Dupuy épinglait le gouvernement thaï pour sa complaisance envers la prostitution et le trafic de drogue, ainsi que pour ses manquements répétés à la démocratie. Paris-Match de son côté, sous le titre: «CARNAGE À KRABI», faisait un récit complet de la nuit de l'horreur. Ils avaient réussi à se procurer des photos, à vrai dire d'assez mauvaise qualité – en photocopie noir et blanc, et transmises par fax, cela aurait pu être à peu près n'importe quoi, c'est à peine si l'on reconnaissait des corps humains. Parallèlement, ils publiaient la confession d'un touriste sexuel – qui n'avait en fait rien à voir, c'était un indépendant, et il opérait plutôt aux Philippines. Jacques Chirac avait aussitôt fait une déclaration où, tout en exprimant son horreur devant l'attentat, il stigmatisait le «comportement inacceptable de certains de nos compatriotes à l'étranger». Réagissant dans la foulée, Lionel Jospin avait rappelé qu'une législation existait pour réprimer le tourisme sexuel, même pratiqué avec des majeures. Les articles suivants, dans Le Figaro et Le Monde, s'interrogeaient sur les moyens de lutter contre ce fléau, et sur l'attitude à adopter par la communauté internationale.
Les jours suivants, Jean-Yves tenta de joindre Gottfried Rembke au téléphone; finalement, il y parvint. Le patron de TUI était désolé, sincèrement désolé, mais il ne pouvait rien faire. En tant que destination touristique, la Thaïlande était de toute façon fichue pour plusieurs dizaines d'années. Au-delà de ça, la polémique française avait eu certaines répercussions en Allemagne; les avis y étaient il est vrai plus partagés, mais une majorité du public condamnait malgré tout le tourisme sexuel; dans ces conditions, il préférait se retirer du projet.
Pas plus que je n'avais compris la raison de mon transfert à Bangkok, je ne compris celle de mon retour à Paris. Le personnel de l'hôpital m'appréciait peu, il me trouvait sans doute trop inerte; même à l'hôpital, et jusque sur son lit de mort, on est condamné à jouer la comédie. Ce que le personnel soignant apprécie, c'est de rencontrer chez le malade une certaine résistance, une indiscipline qu'il pourra s'ingénier à briser, pour le bien du malade naturellement. Je ne manifestais rien de semblable. On pouvait me basculer sur le côté pour une piqûre, et revenir trois heures plus tard: j'étais exactement dans la même position. La nuit du départ je me heurtai violemment à une porte, en cherchant le chemin des toilettes dans le couloir de l'hôpital. Au matin mon visage était couvert de sang, j'avais eu l'arcade sourcilière entaillée; il fallut me nettoyer, me panser. Je n'avais pas eu l'idée d'appeler une infirmière; en fait, je n'avais absolument rien senti.
Le vol fut un espace de temps neutre; j'avais même perdu l'habitude de fumer. Devant le tapis de distribution des bagages, je serrai la main de Jean-Yves; puis je pris un taxi pour l'avenue de Choisy.
Tout de suite je me rendis compte que ça n'allait pas, que ça ne pourrait pas aller. Je ne défis pas ma valise. Je fis le tour de l'appartement, un sac plastique à la main, en ramassant toutes les photos de Valérie que je pouvais trouver. La plupart avaient été prises chez ses parents en Bretagne, à la plage ou dans le jardin. Il y avait aussi quelques photos érotiques, que j'avais prises dans l'appartement: j'aimais bien la regarder se masturber, je trouvais qu'elle avait un joli geste.
Je m'assis sur le canapé et composai un numéro qu'on m'avait donné en cas d'urgence, 24 heures sur 24. C'était une sorte d'unité de crise, qu'on avait créée spécialement pour s'occuper des rescapés de l'attentat. Elle était installée dans un pavillon de l'hôpital Sainte-Anne.
La plupart des gens qui avaient demandé à venir là étaient effectivement dans un triste état: malgré des doses de tranquillisants massives ils faisaient des cauchemars toutes les nuits, c'étaient à chaque fois des hurlements, des cris d'angoisse, des pleurs. Lorsque je les croisais dans les couloirs j'étais frappé par leur visage crispé, affolé; ils paraissaient littéralement minés par la peur. Et cette peur, me disais-je, ne cesserait qu'avec leurs vies.
Pour ma part, je me sentais surtout extrêmement las. Je ne me levais en général que pour boire une tasse de Nescafé, ou grignoter des biscottes; les repas n'étaient pas obligatoires, les activités thérapeutiques non plus. Je subis cependant une série d'examens, et trois jours après mon arrivée j'eus un entretien avec un psychiatre; les examens avaient décelé une «réactivité extrêmement amoindrie». Je ne souffrais pas, mais je me sentais, effectivement, amoindri; je me sentais amoindri au-delà du possible. Il me demanda ce que j'avais l'intention de faire. Je répondis: «Attendre». Je me montrai raisonnablement optimiste; je lui déclarai que toute cette tristesse allait prendre fin, que j'allais retrouver mon bonheur, mais qu'il me fallait encore attendre. Il ne parut pas réellement convaincu. C'était un homme d'une cinquantaine d'années, au visage plein et enjoué, entièrement glabre.
Au bout d'une semaine on me transféra dans un nouvel hôpital psychiatrique, pour un séjour de longue durée cette fois. Je devais y rester un peu plus de trois mois. À ma grande surprise, j'y retrouvai le même psychiatre. Ce n'était nullement étonnant, me dit-il; c'était là qu'il avait son service. L'aide aux victimes d'attentat n'était qu'une mission temporaire, dont il s'était d'ailleurs fait une spécialité – il avait déjà participé à la cellule constituée après l'attentat du RER Saint-Michel.
Il n'avait pas vraiment un discours de psychiatre typique, enfin ça restait supportable. Je me souviens qu'il me parlait de se «délivrer de l'attachement», on aurait plutôt dit un baratin bouddhiste. Délivrer quoi? Je n'étais qu'un attachement. De nature transitoire, je m'étais attaché à une chose transitoire, conformément à ma nature – tout cela n'appelait aucun commentaire particulier. Aurais-je été de nature éternelle, poursuivais-je pour alimenter la conversation, que je me serais attaché à des choses éternelles, il paraît que sa méthode marchait bien avec les rescapés poursuivis par des angoisses de mutilation et de mort. «Ces souffrances ne vous appartiennent pas, elles ne sont pas réellement les vôtres; ce sont des fantômes qui traversent votre esprit» disait-il aux gens; et les gens finissaient par le croire.
Je ne sais plus quand j'ai commencé à prendre conscience de la situation – mais ce ne fut, de toute façon, que par éclipses. Il y avait encore de longs moments – et, en fait, il y en a toujours – où Valérie n'était absolument pas morte. Au début je pouvais les prolonger à volonté, sans le moindre effort. Je me souviens de la première fois où j'ai eu du mal, où j'ai vraiment senti le poids du réel; c'était juste après la visite de Jean-Yves. C'était un moment lourd, il y avait des souvenirs que je pouvais difficilement nier; je ne lui ai pas demandé de revenir.
La visite de Marie-Jeanne, par contre, me fit beaucoup de bien. Elle ne dit pas grand-chose, me parla un peu de l'ambiance au bureau; je lui dis tout de suite que je n'avais pas l'intention de revenir, parce que j'allais m'installer à Krabi. Elle acquiesça sans faire de commentaires. «Ne t'en fais pas, lui dis-je, ça va aller.» Elle me regarda avec une compassion muette; je crois même, étrangement, qu'elle me crut.
La visite des parents de Valérie fut certainement la plus pénible; le psychiatre avait dû leur expliquer que je traversais des phases de déni du réel, si bien que la mère de Valérie pleura presque tout le temps; son père, non plus, n'avait pas l'air très à l'aise. Ils étaient aussi venus pour régler des détails pratiques, pour m'apporter une valise contenant mes affaires personnelles. L'appartement du XIII e, ils supposaient que je ne voulais pas le garder. Naturellement, naturellement, dis-je, on verra ça plus tard; à ce moment, la mère de Valérie se remit à pleurer.
La vie passe facilement à l'intérieur d'une institution les besoins humains y sont pour l'essentiel satisfaits. J'avais retrouvé «Questions pour un champion», c'était la seule émission que je regardais, les actualités ne m'intéressaient plus du tout. Beaucoup d'autres pensionnaires passaient leur journée devant la télévision. Je n'aimais pas tellement, en fait: ça bougeait trop vite. Mon idée était que si je restais calme, si j'évitais le plus possible de penser, tout finirait par s'arranger.
Un matin d'avril, j'appris que les choses s'étaient, effectivement, arrangées, et que je pourrais bientôt sortir. Ça me paraissait plutôt une source de complications: il allait falloir que je trouve une chambre d'hôtel, que je reconstitue un environnement neutre. Au moins, j'avais de l'argent; c'était toujours ça. «Il faut prendre les choses du bon côté» dis-je à une infirmière. Elle parut surprise, peut-être parce que c'était la première fois que je lui adressais la parole.
Contre le déni du réel, m'expliqua le psychiatre lors de notre dernier entretien, il n'y a pas de traitement précis; ce n'est pas vraiment un trouble de l'humeur, mais de la représentation. S'il m'avait gardé à l'hôpital pendant tout ce temps, c'était surtout parce qu'il craignait une tentative de suicide – elles sont assez fréquentes, dans les cas de reprise de conscience brutale; mais maintenant j'étais hors de danger. Ah bon, dis-je, ah bon.
Une semaine après ma sortie de l'hôpital, je repris l'avion pour Bangkok. Je n'avais pas de projet précis. Si nous étions d'une nature idéale, nous pourrions nous contenter des mouvements du soleil. Les saisons étaient trop marquées à Paris, c'était une source d'agitation, de trouble. À Bangkok, le soleil se levait à six heures; il se couchait à six heures; dans l'intervalle, il poursuivait un parcours immuable. Il y avait paraît-il une période de mousson, mais je n'en avais jamais été témoin. L'agitation de la ville existait, mais je n'en saisissais pas clairement la raison, il s'agissait plutôt d'une sorte de condition naturelle. Ces gens avaient sans nul doute une destinée, une vie, dans la mesure permise par leur niveau de revenus; mais pour ce que j'en savais, ils auraient pu aussi bien être un troupeau de lemmings.
Je m'installai à l’Amari Boulevard ; l'hôtel était surtout occupé par des hommes d'affaires japonais. C'était là que nous étions descendus, la dernière fois, avec Valérie et Jean-Yves; ce n'était pas une très bonne idée. Deux jours plus tard, je déménageai au Grace Hôtel ; ce n'était qu'à quelques dizaines de mètres, mais l'atmosphère était sensiblement différente. C'était sans doute le dernier endroit de Bangkok où l'on pouvait rencontrer des touristes sexuels arabes. Ils rasaient vraiment les murs, maintenant, restaient cloîtrés dans l'hôtel – qui disposait d'une discothèque, et de son propre salon de massage. On en trouvait encore quelques-uns dans les ruelles environnantes, où il y avait des vendeurs de kebabs et des centres d'appel longue distance; mais, au-delà, plus rien. Je m'aperçus que je m'étais rapproché sans le vouloir du Bumrungrad Hospital.
On peut certainement rester en vie en étant simplement animé par un sentiment de vengeance; beaucoup de gens ont vécu de cette manière. L'islam avait brisé ma vie, et l'islam était certainement quelque chose que je pouvais haïr; les jours suivants, je m'appliquai à éprouver de la haine pour les musulmans. J'y réussissais assez bien, et je recommençai à suivre les informations internationales. Chaque fois que j'apprenais qu'un terroriste palestinien, ou un enfant palestinien, ou une femme enceinte palestinienne, avait été abattu par balles dans la bande de Gaza, j'éprouvais un tressaillement d'enthousiasme à la pensée qu'il y avait un musulman de moins. Oui, on pouvait vivre de cette manière.
Un soir, au coffee-shop de l'hôtel, un banquier jordanien engagea la conversation avec moi. D'un naturel affable, il insista pour me payer une bière; peut-être sa réclusion forcée à l'hôtel commençait-elle à lui peser. «Je comprends les gens, remarquez, on ne peut pas leur en vouloir… me dit-il. D faut dire que nous l'avons bien cherché. Ce n'est pas une terre d'islam, ici, il n'y aucune raison qu'on paye des centaines de millions pour financer la construction de mosquées. Sans compter l'attentat, bien sûr…» Voyant que je l'écoutais avec attention il commanda une deuxième bière, et s'enhardit davantage. Le problème des musulmans, me dit-il, c'est que le paradis promis par le prophète existait déjà ici-bas: il y avait des endroits sur cette terre où des jeunes filles disponibles et lascives dansaient pour le plaisir des hommes, où l'on pouvait s'enivrer de nectars en écoutant une musique aux accents célestes; il y en avait une vingtaine dans un rayon de cinq cents mètres autour de l'hôtel. Ces endroits étaient facilement accessibles, pour y entrer il n'était nullement besoin de remplir les sept devoirs du musulman, ni de s'adonner à la guerre sainte; il suffisait de payer quelques dollars. Il n'était même pas nécessaire de voyager pour prendre conscience de tout cela; il suffisait d'avoir une antenne parabolique. Pour lui il n'y avait aucun doute, le système musulman était condamné: le capitalisme serait le plus fort. Déjà, les jeunes Arabes ne rêvaient que de consommation et de sexe. Ils avaient beau parfois prétendre le contraire, leur rêve secret était de s'agréger au modèle américain: l'agressivité de certains n'était qu'une marque de jalousie impuissante; heureusement, ils étaient de plus en plus nombeux à tourner carrément le dos à l'islam. Lui-même n'avait pas eu de chance, il était à présent un vieil homme, et il avait été obligé de composer toute sa vie avec une religion qu'il méprisait. J'étais un peu dans le même cas: il viendrait certainement un jour où le monde serait délivré de l'islam; mais, pour moi, il serait trop tard. Je n'avais plus vraiment de vie; j'avais eu une vie, pendant quelques mois, ce n'était déjà pas si mal, tout le monde ne pouvait pas en dire autant. L'absence d'envie de vivre, hélas, ne suffit pas pour avoir envie de mourir.
Je le revis le lendemain, juste avant son départ pour Amman; il allait devoir attendre un an avant de revenir. J'étais plutôt content qu'il s'en aille, je sentais que sinon il aurait voulu discuter de nouveau avec moi, et la perspective me donnait un peu mal à la tête: j'avais beaucoup de mal, maintenant, à supporter les échanges intellectuels; je n'avais plus du tout envie de comprendre le monde, ni même de le connaître. Notre brève conversation, pourtant, me laissa une impression profonde: il m'avait en fait convaincu d'emblée, l'islam était condamné, dès qu'on y réfléchissait cela paraissait une évidence. Cette simple pensée suffit, en moi, pour dissiper la haine. De nouveau, je cessai de m'intéresser aux informations.
Bangkok était encore trop proche d'une ville normale, on y rencontrait trop d'hommes d'affaires, trop de touristes en voyage organisé. Deux semaines plus tard, je pris un bus pour Pattaya. Cela devait finir ainsi, me dis-je en montant dans le véhicule; puis je m'aperçus que c'était faux, qu'il n'y avait en l'occurrence aucun déterminisme. J'aurais très bien pu passer le restant de mes jours avec Valérie en Thaïlande, en Bretagne, ou en fait n'importe où. Vieillir, ce n'est déjà pas très drôle; mais vieillir seul, c'est pire que tout.
Dès que j'eus posé ma valise sur le sol poussiéreux de la gare routière, je sus que j'étais arrivé au bout de ma route. Un vieux camé squelettique aux longs cheveux gris, un gros lézard posé sur l'épaule, faisait la manche à la sortie des portes à tourniquet. Je lui donnai cent bahts avant de boire une bière au Heidelberg Hof juste en face. Des pédérastes allemands moustachus et ventrus se dandinaient dans leurs chemises à fleurs. Près d'eux, trois adolescentes russes parvenues au dernier degré de la pétasserie se tortillaient en écoutant leur ghetto-blaster; elles se tordaient et se roulaient littéralement sur place, les sordides petites suceuses. En quelques minutes de marche dans les rues de la ville, je croisai une impressionnante variété de spécimens humains: des rappeurs à casquette, des marginaux hollandais, des cyberpunks aux cheveux rouges, des gouines autrichiennes piercées. Il n'y a plus rien après Pattaya, c'est une sorte de cloaque, d'égout terminal où viennent aboutir les résidus variés de la névrose occidentale. Qu'on soit homosexuel, hétérosexuel ou les deux, Pattaya est aussi la destination de la dernière chance, celle après laquelle il n'y a plus qu'à renoncer au désir. Les hôtels se différencient naturellement par leur confort et leur niveau de prix, mais aussi par la nationalité de leur clientèle. Il y a deux grandes communautés, les Allemands et les Américains (parmi lesquels se dissimulent probablement des Australiens, voire des Néo-Zélandais). On trouve également pas mal de Russes, reconnaissables à leur allure de ploucs et à leur comportement de gangsters. Il y a même un établissement destiné aux Français, appelé Ma maison; l'hôtel n'a qu'une dizaine de chambres, mais le restaurant est très couru. J'y séjournai une semaine avant de me rendre compte que je n'étais pas spécialement attaché aux andouillettes ni aux cuisses de grenouille ; que je pouvais vivre sans suivre les matches du championnat de France par satellite, et sans parcourir quotidiennement les pages culture du Monde. De toute façon, il fallait que je cherche un hébergement de longue durée. La durée normale d'un visa de tourisme n'est que d'un mois en Thaïlande; mais, pour obtenir une prolongation, il suffit de repasser une frontière. Plusieurs agences à Pattaya proposent l'aller-retour vers la frontière cambodgienne dans la journée. Après un trajet de trois heures en minibus, on fait la queue une ou deux heures au poste de douane; on déjeune dans un self-service sur le sol cambodgien (le prix du déjeuner est compris dans le forfait, ainsi que les pourboires aux douaniers); puis on prend le chemin du retour. La plupart des résidents font ça tous les mois depuis des années; c'est beaucoup plus simple que d'obtenir un visa de longue durée.
On ne vient pas à Pattaya pour refaire sa vie, mais pour la terminer dans des conditions acceptables. Ou du moins, si on souhaite l'exprimer moins brutalement, pour faire une pause, une longue pause – qui peut s'avérer définitive. Ce sont les termes qu'employa un homosexuel d'une cinquantaine d'années que je rencontrai dans un pub irlandais de la Soi 14; il avait fait l'essentiel de sa carrière de maquettiste dans la presse people, il avait réussi à mettre un peu d'argent de côté. Dix ans plus tôt, il avait constaté que les choses commençaient à mal tourner pour lui: il sortait toujours en boîte, dans les mêmes boîtes que d'habitude, mais de plus en plus souvent il rentrait bredouille. Bien entendu, il pouvait toujours payer; mais, s'il fallait en venir là, il préférait encore payer des Asiatiques. Il s'excusa de cette remarque, espéra que je n'y voyais aucune connotation raciste. Non, non, bien sûr, je comprenais: il est moins humiliant de payer pour un être qui ne ressemble à aucun de ceux qu'on aurait pu séduire par le passé, qui ne vous rappelle aucun souvenir. Si la sexualité doit être payante il est bon qu'elle soit, dans une certaine mesure, indifférenciée. Comme chacun sait, une des premières choses qu'on ressent en présence d'une autre race est cette indifférenciation, cette sensation qu'à peu près tout le monde, physiquement, se ressemble. L'effet se dissipe au bout de quelques mois de séjour, et c'est dommage, parce qu'il correspond à une réalité: les êtres humains, au fond, se ressemblent énormément. On peut bien sûr distinguer les mâles et les femelles; on peut aussi, si l'on veut, distinguer différentes classes d'âge; mais toute distinction plus poussée relève d'une certaine forme de pédantisme, probablement liée à l'ennui. L'être qui s'ennuie développe des distinctions et des hiérarchies, c'est chez lui un trait caractéristique. Selon Hutchinson et Rawlins, le développement des systèmes de dominance hiérarchique au sein des sociétés animales ne correspond à aucune nécessité pratique, à aucun avantage sélectif; il constitue simplement un moyen de lutter contre l'ennui écrasant de la vie en pleine nature.
Ainsi, l'ancien maquettiste terminait gentiment sa vie de pédale en se payant de jolis garçons minces et musclés, au teint mat. Une fois par an, il retournait en France pour rendre visite à sa famille et à quelques amis. Sa vie sexuelle était moins frénétique que je n'aurais pu l'imaginer, me dit-il; il sortait une ou deux fois par semaine, pas plus. Cela faisait déjà six ans qu'il était installé à Pattaya; l'abondance de propositions sexuelles variées, excitantes et bon marché provoquait paradoxalement un apaisement du désir. Chaque fois qu'il sortait il était certain de pouvoir enculer et sucer de jeunes garçons magnifiques, qui le branleraient de leur côté avec beaucoup de sensibilité et de talent. Pleinement rassuré sur ce point il préparait mieux ses sorties, il en profitait avec modération. Je compris alors qu'il m'imaginait plongé dans la frénésie érotique des premières semaines de séjour, qu'il voyait en moi un pendant hétérosexuel à son propre cas. Je m'abstins de le détromper. Il se montra amical, insista pour payer les bières, me donna différentes adresses pour une location de longue durée. Ça lui avait fait plaisir de parler avec un Français, me dit-il; la plupart des résidents homosexuels étaient anglais, il avait de bons rapports avec eux, mais de temps en temps il avait envie de parler sa langue. Il avait peu de rapports avec la petite communauté française rassemblée autour du restaurant Ma maison; c'étaient plutôt des hétéros beaufs, du genre anciens coloniaux ou militaires. Si je devais m'installer à Pattaya nous pourrions sortir ensemble un soir, en tout bien tout honneur naturellement; il me laissa son numéro de portable. J'en pris note, tout en sachant que je ne le rappellerais jamais. Il était sympathique, affable, et même intéressant si l'on veut; mais je n'avais simplement plus envie de relations humaines.
Je louai une chambre dans Naklua Road, un peu à l'écart de l'agitation de la ville. Il y avait l'air conditionné, un réfrigérateur, une douche, un lit et quelques meubles; le loyer était de trois mille bahts par mois – un peu plus de cinq cents francs. Je transmis cette nouvelle adresse à ma banque, écrivis une lettre de démission au ministère de la Culture.
Il ne me restait plus grand-chose à faire, dans l'existence, en général. J'achetai plusieurs rames de papier 21 x 29,7 afin d'essayer de mettre en ordre les éléments de ma vie. C'est une chose que les gens devraient faire plus souvent avant de mourir. Il est curieux de penser à tous ces êtres humains qui vivent une vie entière sans avoir à faire le moindre commentaire, la moindre objection, la moindre remarque. Non que ces commentaires, ces objections, ces remarques puissent avoir un destinataire, ou un sens quelconque; mais il me semble quand même préférable, au bout du compte, qu'ils soient faits.
Six mois plus tard, je suis toujours installé dans ma chambre de Naklua Road; et je crois que j'ai à peu près terminé ma tâche. Valérie me manque. Si par hasard j'avais eu l'intention, en entamant la rédaction de ces pages, d'atténuer la sensation de la perte, ou de la rendre plus supportable, je pourrais maintenant être convaincu de mon échec: l'absence de Valérie ne m'a jamais autant fait souffrir.
Au début de mon troisième mois de séjour, je finis par me décider à retourner dans les salons de massage et les bars à hôtesses. À priori l'idée ne m'enthousiasmait pas vraiment, j'avais peur de connaître un fiasco total. Pourtant je réussis à bander, et même à éjaculer; mais je n'ai plus jamais connu le plaisir. Ce n'était pas de la faute des filles, elles étaient toujours aussi expertes, aussi douces; mais j'étais comme insensibilisé. Un peu pour le principe, je continuai à me rendre dans un salon de massage une fois par semaine; puis je décidai d'arrêter. C'était quand même un contact humain, voilà l'inconvénient. Même si je ne croyais pas du tout au retour du plaisir pour mon propre compte, il pouvait arriver que la fille jouisse, d'autant que l'insensibilité de mon propre sexe aurait pu me permettre de tenir des heures, si je n'avais pas fait un petit effort pour interrompre l'exercice. Je pouvais en venir à désirer cette jouissance, ça pouvait constituer un enjeu; et je ne souhaitais plus connaître un enjeu quelconque. Ma vie était une forme vide, et il était préférable qu'elle le reste. Si je laissais la passion pénétrer dans mon corps, la douleur viendrait rapidement à sa suite.
Mon livre touche à sa fin. De plus en plus souvent, maintenant, je reste couché pendant la plus grande partie de la journée. Parfois j'allume la climatisation le matin, je l'éteins le soir, et entre les deux il ne se passe rigoureusement rien. Je me suis habitué au ronronnement de l'appareil, qui au début m'était pénible; mais je me suis également habitué à la chaleur; je n'ai pas réellement de préférence.
Depuis longtemps, j'ai cessé d'acheter les journaux français; je suppose qu'à l'heure actuelle l'élection présidentielle a eu lieu. Le ministère de la Culture, vaille que vaille, doit poursuivre sa tâche. Peut-être est-ce que Marie-Jeanne pense encore à moi, de temps en temps, à l'occasion d'un budget d'exposition; je n'ai pas cherché à reprendre contact. Je ne sais pas non plus ce qu'est devenu Jean-Yves; après son renvoi d'Aurore je suppose qu'il a dû reprendre sa carrière de beaucoup plus bas, et probablement dans un autre secteur que le tourisme.
Lorsque la vie amoureuse est terminée, c'est la vie dans son ensemble qui acquiert quelque chose d'un peu conventionnel et forcé. On maintient une forme humaine, des comportements habituels, une espèce de structure; mais le cœur, comme on dit, n'y est plus.
Des scooters descendent Naklua Road, soulevant un nuage de poussière. Il est déjà midi. Venant des quartiers périphériques, les prostituées se rendent à leur travail dans les bars du centre-ville. Je ne crois pas que je sortirai aujourd'hui. Ou peut-être en fin d'après-midi, pour avaler une soupe dans l'une des échoppes installées au carrefour.
Lorsqu'on a renoncé à la vie, les derniers contacts humains qui subsistent sont ceux que l'on a avec les commerçants. En ce qui me concerne, ils se limitent à quelques mots prononcés en anglais. Je ne parle pas thaï, ce qui crée autour de moi une barrière étouffante et triste. Il est vraisemblable que je ne comprendrai jamais réellement l'Asie, et ça n'a d'ailleurs pas beaucoup d'importance. On peut habiter le monde sans le comprendre, il suffit de pouvoir en obtenir de la nourriture, des caresses et de l'amour. À Pattaya, la nourriture et les caresses sont bon marché, selon les critères occidentaux et même asiatiques. Quant à l'amour, il m'est difficile d'en parler. J'en suis maintenant convaincu: pour moi, Valérie n'aura été qu'une exception radieuse. Elle faisait partie de ces êtres qui sont capables de dédier leur vie au bonheur de quelqu'un, d'en faire très directement leur but. Ce phénomène est un mystère. En lui résident le bonheur, la simplicité et la joie; mais je ne sais toujours pas comment, ni pourquoi, il peut se produire. Et si je n'ai pas compris l'amour, à quoi me sert d'avoir compris le reste?
Jusqu'au bout je resterai un enfant de l'Europe, du souci et de la honte; je n'ai aucun message d'espérance à délivrer. Pour l'Occident je n'éprouve pas de haine, tout au plus un immense mépris. Je sais seulement que, tous autant que nous sommes, nous puons l'égoïsme, le masochisme et la mort. Nous avons créé un système dans lequel il est devenu simplement impossible de vivre; et, de plus, nous continuons à l'exporter.
Le soir tombe, les guirlandes multicolores s'allument aux devantures des béer bars. Les seniors allemands s'installent, posent une main épaisse sur la cuisse de leur jeune compagne. Plus que tout autre peuple ils connaissent le souci et la honte, ils éprouvent le besoin de chairs tendres, d'une peau douce et indéfiniment rafraîchissante. Plus que tout autre peuple, ils connaissent le désir de leur propre anéantissement. Il est rare qu'on rencontre chez eux cette vulgarité pragmatique et satisfaite des touristes sexuels anglo-saxons, cette manière de comparer sans cesse les prestations et les prix. Il est rare également qu'ils fassent de la gymnastique, qu'ils entretiennent leur propre corps. En général ils mangent trop, boivent trop de bière, font de la mauvaise graisse; la plupart mourront sous peu. Ils sont souvent amicaux, aiment à plaisanter, à offrir des tournées, à raconter des histoires; leur compagnie pourtant est apaisante et triste.
La mort, maintenant, je l'ai comprise; je ne crois pas qu'elle me fera beaucoup de mal. J'ai connu la haine, le mépris, la décrépitude et différentes choses; j'ai même connu de brefs moments d'amour. Rien ne survivra de moi, et je ne mérite pas que rien me survive; j'aurai été un individu médiocre, sous tous ses aspects.
Je m'imagine je ne sais pourquoi que je mourrai au milieu de la nuit, et j'éprouve encore une légère inquiétude à la pensée de la souffrance qui accompagnera le détachement des liens du corps. J'ai du mal à me représenter la cessation de la vie comme parfaitement indolore et inconsciente; je sais naturellement que j'ai tort, il n'empêche que j'ai du mal à m'en persuader.
Des autochtones me découvriront quelques jours plus tard, en fait assez vite; sous ces climats, les cadavres se mettent rapidement à puer. Ils ne sauront pas quoi faire de moi, et s'adresseront probablement à l'ambassade de France. Je suis loin d'être un indigent, le dossier sera facile à traiter. Il restera certainement même pas mal d'argent sur mon compte; je ne sais pas qui en héritera, sans doute l'État, ou des parents très éloignés.
Contrairement à d'autres peuples asiatiques, les Thaïs ne croient pas aux fantômes, et éprouvent peu d'intérêt pour le destin des cadavres; la plupart sont enterrés directement à la fosse commune. Comme je n'aurai pas laissé d'instructions précises, il en sera de même pour moi. Un acte de décès sera établi, une case cochée dans un fichier d'état civil, très loin de là, en France. Quelques vendeurs ambulants, habitués à me voir dans le quartier, hocheront la tête. Mon appartement sera loué à un nouveau résident. On m'oubliera. On m'oubliera vite.