Deuxième partie AVANTAGE CONCURRENTIEL

1

L'avion atterrit à Roissy à onze heures; je fus un des premiers à récupérer ma valise. À midi et demi, j'étais chez moi. On était samedi; je pouvais sortir faire des courses, acheter des bibelots pour mon intérieur, etc. La rue Mouffetard était balayée par un vent glacial, et rien ne semblait en valoir la peine. Des militants pour les droits des animaux vendaient des stickers jaunes. Après la période des fêtes, il y a toujours une légère décrue de la consommation alimentaire des ménages. J'achetai un poulet rôti, deux bouteilles de Graves et le dernier numéro de Hot Vidéo. Cela constituait une option peu ambitieuse pour mon week-end; je n'avais pas l'impression de mériter plus. Je dévorai la moitié du poulet, sa peau carbonisée et grasse, légèrement écœurante. Un peu après trois heures, je téléphonai à Valérie. Elle répondit à la deuxième sonnerie. Oui, elle était libre ce soir; pour dîner, oui. Je pouvais passer la prendre à huit heures; elle habitait avenue Reille, près du parc Montsouris.

Elle m'ouvrit vêtue d'un bas de jogging blanc et d'un tee-shirt court. «Je suis pas prête…» dit-elle en ramenant ses cheveux en arrière. Le mouvement fit remonter ses seins; elle ne portait pas de soutien-gorge. Je posai les mains sur sa taille, approchai mon visage du sien. Elle ouvrit les lèvres, glissa tout de suite sa langue dans ma bouche. Je fus traversé par une excitation violente, à la limite de l'évanouissement, je me mis aussitôt à bander. Sans décoller son pubis du mien elle repoussa la porte palière, qui se referma avec un bruit mat.

La pièce, uniquement éclairée par une lampe de chevet, paraissait immense. Valérie me prit par la taille et me conduisit à tâtons jusqu'à sa chambre. Près du lit, elle m'embrassa à nouveau. Je remontai son tee-shirt pour lui caresser les seins; elle chuchota quelque chose que je ne compris pas. Je m'agenouillai devant elle en faisant glisser son bas de jogging et sa culotte, puis je posai le visage sur son sexe. La fente était humide, ouverte, elle sentait bon. Elle poussa un gémissement et bascula sur le lit. Je me déshabillai très vite et entrai en elle. Mon sexe était chaud, traversé de vifs élancements de plaisir. «Valérie… dis-je, je vais pas pouvoir tenir très longtemps, je suis trop excité.» Elle m'attira vers elle et chuchota à mon oreille: «Viens…» À ce moment, je sentis les parois de sa chatte qui se refermaient sur mon sexe. J'eus l'impression de m'évanouir dans l'espace, seul mon sexe était vivant, parcouru par une onde de plaisir incroyablement violente. J'éjaculai longuement, à plusieurs reprises; tout à fait à la fin, je me rendis compte que je hurlais. J'aurais pu mourir pour un moment comme ça.

Des poissons jaunes et bleus nageaient tout autour de moi. J'étais debout dans l'eau, en équilibre à quelques mètres de la surface éclairée par le soleil. Valérie était un peu plus loin, elle aussi debout dans l'eau, devant un récif de corail; elle me tournait le dos. Nous étions nus tous les deux. Je savais que cet état d'apesanteur était dû à une modification de la densité des océans, mais j'étais surpris de parvenir à respirer. En quelques battements de mains, je la rejoignis. Le récif était constellé d'organismes phosphorescents, argentés, en forme d'étoile. Je posai une main sur ses seins, l'autre sur le bas de son ventre. Elle se cambra, ses fesses frottèrent contre mon sexe.

Je me réveillai dans la même position; il faisait encore nuit. J'écartai doucement les cuisses de Valérie pour la pénétrer. En même temps, je mouillai mes doigts pour caresser son clitoris. Je compris qu'elle était réveillée quand elle se mit à gémir. Elle se souleva et s'agenouilla sur le lit. Je commençai à la pénétrer de plus en plus fort, je la sentais venir, elle respirait vite. Au moment de l'orgasme elle eut un soubresaut et poussa un cri déchirant; puis elle resta immobile, comme anéantie. Je me retirai et m'allongeai à ses côtés. Elle se détendit et m'enlaça; nous étions en sueur. «C'est agréable d'être réveillée par le plaisir…» dit-elle en posant une main sur ma poitrine.

Lorsque je m'éveillai à nouveau, le jour était levé; j'étais seul dans le lit. Je me levai et traversai la chambre. L'autre pièce était effectivement très vaste, haute de plafond. Des bibliothèques couraient le long d'une mezzanine au-dessus du canapé. Valérie était sortie; sur la table de la cuisine elle avait posé du pain, du fromage, du beurre, des confitures. Je me servis une tasse de café et retournai m'allonger. Elle revint dix minutes plus tard avec des croissants et des pains au chocolat, apporta un plateau dans la chambre. «Il fait vachement froid dehors…» dit-elle en se déshabillant. Je repensai à la Thaïlande.

«Valérie… dis-je avec hésitation, qu'est-ce que tu me trouves? Je ne suis ni très beau, ni très amusant; j'ai du mal à comprendre ce qu'il y a d'attirant en moi.» Elle me regarda sans rien dire; elle était presque nue, elle n'avait gardé que sa culotte. «Je te pose la question sérieusement, insistai-je. Je suis là, un type usé, pas très liant, plutôt résigné à une vie ennuyeuse. Et puis tu viens vers moi, tu es amicale et affectueuse, et tu me donnes beaucoup de plaisir. Je ne comprends pas. Il me semble que tu cherches quelque chose en moi, qui ne s'y trouve pas. Tu vas être déçue, forcément.» Elle sourit, j'eus l'impression qu'elle hésitait à parler; puis elle posa une main sur mes couilles, approcha son visage. Je me remis à bander aussitôt. Elle enroula la base de mon sexe avec une mèche de ses cheveux, puis commença à me branler du bout des doigts. «Je ne sais pas… murmura-t-elle sans s'interrompre. C'est agréable que tu ne sois pas sûr de toi. Je t'ai beaucoup désiré pendant ce voyage. C'était horrible, j'y pensais tous les jours.» Elle pressa plus fortement mes couilles, les enveloppant dans sa paume. De l'autre main elle prit un peu de confiture de framboises, qu'elle étala sur mon sexe; puis elle commença à le lécher soigneusement, à grands coups de langue. Le plaisir montait de plus en plus, j'écartai les jambes dans un effort désespéré pour me retenir. Comme par jeu elle branla un peu plus vite, pressant ma bite contre sa bouche. Au moment où sa langue titilla le frein de mon gland, j'éjaculai violemment dans sa bouche demi-ouverte. Elle avala avec un petit grognement, puis entoura le bout de mon sexe de ses lèvres pour recueillir les dernières gouttes. Je fus envahi par un flot de détente incroyable, comme une vague qui s'insinuait dans chacune de mes veines. Elle retira sa bouche puis s'étendit à mes côtés, se lova contre moi.

«La nuit du 31 décembre, j'ai failli frapper à la porte de ta chambre; finalement, je n'ai pas osé. J'étais persuadée qu'il ne se passerait plus rien entre nous; le pire, c'est que je n'arrivais même pas à t'en vouloir. Les gens parlent beaucoup ensemble dans les voyages organisés, mais ça reste une camaraderie factice, ils savent très bien qu'ils ne se reverront jamais par la suite. C'est très rare qu'ils aient des relations sexuelles.

– Tu crois?

– Je le sais; il y a eu des enquêtes là-dessus. C'est même vrai pour les clubs de vacances. C'est un problème pour eux d'ailleurs, parce que c'était quand même le seul intérêt de la formule. Depuis dix ans la fréquentation décroît régulièrement, alors que les tarifs ont tendance à baisser. La seule véritable explication, c'est que les rapports sexuels en période de vacances sont devenus à peu près impossibles. Les seules destinations qui s'en sortent un peu, c'est celles qui ont une forte clientèle homosexuelle, comme Corfou ou Ibiza.

– Tu es très informée sur la question… dis-je avec surprise.

– C'est normal, je travaille dans le tourisme. Elle sourit. Ça aussi, c'est une constante des voyages organisés: on parle très peu de sa vie professionnelle. C'est une sorte de parenthèse ludique, entièrement axée sur ce que les organisateurs appellent le «plaisir de la découverte». Tacitement, les participants s'accordent à éviter les sujets sérieux, comme le travail ou le sexe.

– Tu travailles où?

– Nouvelles Frontières.

– Alors, tu étais là à titre professionnel? Pour faire un rapport, quelque chose comme ça?

– Non, j'étais vraiment en vacances. J'ai eu une grosse réduction, bien sûr, mais j'ai pris sur mon temps de vacances. Ça fait cinq ans que je travaille là-bas, c'est la première fois que je pars avec eux.»

En préparant une salade de tomates à la mozzarella, Valérie me raconta sa vie professionnelle. En mars 1990, trois mois avant le bac, elle commença à se demander ce qu'elle allait faire de ses études – et, plus généralement, de sa vie. Après beaucoup de difficultés, son frère aîné avait réussi à intégrer l'école de géologie de Nancy; il venait d'obtenir son diplôme. Sa carrière d'ingénieur géologue se déroulerait probablement dans des exploitations minières, ou sur des plateformes pétrolières, en tout cas très loin de la France. Il avait le goût des voyages. Elle aussi avait le goût des voyages, enfin plus ou moins; finalement, elle décida de faire un BTS de tourisme. L'acharnement intellectuel nécessité par des études longues ne lui paraissait pas réellement conforme à sa nature.

C'était une erreur, elle ne tarda pas à s'en rendre compte. Le niveau de sa classe de BTS lui parut extrêmement bas, elle réussissait ses contrôles continus sans aucun effort, et pouvait raisonnablement s'attendre à obtenir son diplôme sans même y avoir pensé. Parallèlement, elle s'inscrivit à des cours qui lui permettraient d'avoir l'équivalence du DEUG «Lettres et sciences humaines». Une fois son BTS passé, elle s'inscrivit en maîtrise de sociologie. Là aussi, elle fut rapidement déçue. Le domaine était intéressant, il devait y avoir des découvertes à faire; mais les méthodes de travail proposées, les théories avancées lui paraissaient d'un simplisme ridicule: tout cela puait l'idéologie, l'imprécision et l'amateurisme. Elle arrêta en cours d'année, sans terminer ses certificats, et trouva un emploi d'agent de comptoir dans une succursale Kuoni à Rennes. Au bout de deux semaines, au moment où elle envisageait de louer un studio, elle en prit conscience: le piège s'était refermé; elle était désormais dans le monde du travail.

Elle était restée un an à l'agence Kuoni de Rennes, où elle s'était révélée une très bonne vendeuse. «Ce n'était pas difficile, dit-elle, il suffisait de faire un peu parler les clients, de s'intéresser à eux. C'est très rare, en fin de compte, les gens qui s'intéressent aux autres.» La direction lui avait alors proposé une place d'assistante-forfaitiste au siège parisien. Il s'agissait de participer à la conception des circuits, de prévoir l'itinéraire et les visites, de négocier les prix avec les hôteliers et les prestataires locaux. Là aussi, elle s'en était plutôt bien sortie. Six mois plus tard, elle répondit à une annonce Nouvelles Frontières qui proposait un poste du même ordre. C'est alors que sa carrière avait véritablement décollé. On l'avait mise en équipe avec Jean-Yves Frochot, un jeune diplômé d'HEC qui ne connaissait à peu près rien au tourisme. Tout de suite il l'avait beaucoup appréciée, lui avait fait confiance, et, bien qu'il soit théoriquement son chef, lui avait laissé une grande marge d'initiative.

«Ce qui est bien, avec Jean-Yves, c'est qu'il a eu de l'ambition à ma place. Chaque fois qu'il a fallu négocier une promotion ou une augmentation, c'est lui qui l'a fait. Maintenant, il est responsable produits pour le monde – c'est lui qui supervise la conception de l'ensemble des circuits; et je suis toujours son assistante.

– Tu dois être bien payée.

– Quarante mille francs par mois. Enfin, maintenant, il faut compter en euros. Un peu plus de six mille euros.»

Je regardai Valérie avec surprise. «Je ne m'attendais pas à ça… dis-je.

– C'est parce que tu ne m'as jamais vue en tailleur.

– Tu as un tailleur?

– Ça ne sert pas à grand-chose, je travaille presque uniquement par téléphone. Mais s'il le faut, oui, je peux me mettre en tailleur. J'ai même des porte-jarretelles. On essaiera une fois, si tu veux.»

C'est alors que je pris conscience, avec une incrédulité douce, que j'allais revoir Valérie, et que nous allions probablement être heureux. C'était trop imprévu, cette joie, j'avais envie de pleurer; il fallait que je change de sujet. «Il est comment, Jean-Yves?

– Normal. Marié, deux enfants. Il travaille énormément, il emmène des dossiers le week-end. Enfin c'est un jeune cadre normal, plutôt intelligent, plutôt ambitieux; mais il est sympa, pas du tout caractériel. Je m'entends bien avec lui.

– Je ne sais pas pourquoi, mais je suis content que tu sois riche. En fait ça n'a aucune importance, mais ça me fait plaisir.

– C'est vrai que j'ai réussi, j'ai un bon salaire; mais je paie 40 % d'impôts, et j'ai un loyer de dix mille francs par mois. Je ne suis pas certaine de m'être si bien débrouillée que ça: si mes résultats baissent, ils n'hésiteront pas à me virer; c'est arrivé à d'autres. Si j'avais des actions, là, oui, je serais vraiment devenue riche. Au départ, Nouvelles Frontières était surtout un discounter de vols secs. S'ils sont devenus le premier tour-opérateur français, c'est grâce à la conception et au rapport qualité-prix de leurs circuits; en grande partie grâce à notre travail, à Jean-Yves et à moi. En dix ans, la valeur de l'entreprise a été multipliée par vingt; comme Jacques Maillot détient toujours 30 % des parts, je peux dire qu'il a fait fortune grâce à moi.

– Tu l'as déjà rencontré?

– Plusieurs fois; je ne l'aime pas. En surface c'est un catho démagogue branché à la con, avec ses cravates bariolées et ses scooters; mais en profondeur c'est un salaud hypocrite et impitoyable. Avant Noël, Jean-Yves a été contacté par un chasseur de têtes; il a dû le rencontrer ces jours-ci, il doit en savoir plus, j'avais promis de l'appeler en rentrant.

– Appelle-le, alors, c'est important.

– Oui…» Elle avait l'air d'en douter un peu, l'évocation de Jacques Maillot l'avait assombrie. «Ma vie aussi, c'est important. En fait, j'ai encore envie de faire l'amour.

– Je ne sais pas si je vais réussir à bander tout de suite.

– Alors, lèche-moi. Ça va me faire du bien.»

Elle se leva, ôta sa culotte, s'installa confortablement dans le canapé. Je m'agenouillai devant elle, écartai largement ses lèvres, commençai à donner de petits coups de langue sur le clitoris. «Plus fort…» murmura-t-elle. Je mis un doigt dans son cul, approchai la bouche et embrassai le bouton, le malaxant entre mes lèvres. «Oh, oui…» fit-elle. J'augmentai encore la force de mes baisers. Elle jouit d'un seul coup, sans que je m'y attende, avec un grand frisson de tout le corps.

«Viens près de moi…» Je m'assis sur le canapé. Elle se pelotonna contre moi, posa sa tête sur mes cuisses. «Quand je t'ai demandé ce que les Thaïes avaient de plus que nous, tu ne m'as pas vraiment répondu; tu m'as juste montré l'interview d'un directeur d'agence matrimoniale.

– Ce qu'il disait était vrai: il y a beaucoup d'hommes qui ont peur des femmes modernes, parce qu'ils veulent juste une gentille épouse qui tienne leur ménage et s'occupe de leurs enfants. Ça n'a pas disparu, en fait, mais c'est devenu impossible en Occident d'avouer ce genre de désirs; c'est pour ça qu'ils épousent des Asiatiques.

– D'accord…» Elle réfléchit un instant. «Mais toi, tu n'es pas comme ça; je vois bien que ça ne te dérange pas du tout que j'aie un poste de responsabilité, un salaire élevé; je n'ai pas du tout l'impression que ça te fasse peur. Pourtant tu es quand même allé dans les salons de massage, alors que tu n'as pas essayé de me draguer. C'est ça que je ne comprends pas. Qu'est-ce qu'elles ont, les filles là-bas? Elles font vraiment l'amour mieux que nous?»

Sa voix s'était légèrement altérée sur ces dernières paroles; j'étais plutôt ému, je mis une minute avant de parvenir à lui répondre. «Valérie, dis-je finalement, je n'ai jamais rencontré personne qui me fasse l'amour aussi bien que toi; ce que j'ai ressenti depuis hier soir est presque incroyable.» Je me tus un instant avant d'ajouter: «Tu ne peux pas t'en rendre compte, mais tu es une exception. C'est vraiment rare, maintenant, les femmes qui éprouvent du plaisir, et qui ont envie d'en donner. Séduire une femme qu'on ne connaît pas, baiser avec elle, c'est surtout devenu une source de vexations et de problèmes. Quand on considère les conversations fastidieuses qu'il faut subir pour amener une nana dans son lit, et que la fille s'avérera dans la plupart des cas une amante décevante, qui vous fera chier avec ses problèmes, vous parlera de ses anciens mecs – en vous donnant, au passage, l'impression de ne pas être tout à fait à la hauteur – et qu'il faudra impérativement passer avec elle au moins le reste de la nuit, on conçoit que les hommes puissent préférer s'éviter beaucoup de soucis en payant une petite somme. Dès qu'ils ont un peu d'âge et d'expérience, ils préfèrent éviter l'amour; ils trouvent plus simple d'aller voir les putes. Enfin pas les putes en Occident, ça n'en vaut pas la peine, ce sont de vrais débris humains, et de toute façon pendant l'année ils n'ont pas le temps, ils travaillent trop. Donc, la plupart ne font rien; et certains, de temps en temps, se paient un petit peu de tourisme sexuel. Et encore, ça, c'est dans le meilleur des cas: aller voir une pute, c'est encore maintenir un petit contact humain. Il y a aussi tous ceux qui trouvent plus simple de se branler sur Internet, ou en regardant des pornos. Une fois que la bite a craché son petit jet, on est bien tranquille.

– Je vois… dit-elle après un long silence. Je vois ce que tu veux dire. Et tu ne penses pas que les hommes ou les femmes puissent changer?

– Je ne pense pas que les choses puissent revenir en arrière, non. Ce qui va probablement se passer, c'est que les femmes deviendront de plus en plus semblables aux hommes; pour l'instant, elles restent très attachées à la séduction; alors que les hommes, au fond, s'en foutent de séduire, ils veulent surtout baiser. La séduction n'intéresse que quelques types qui n'ont pas vraiment de vie professionnelle excitante, ni d'autre source d'intérêt dans la vie. À mesure que les femmes s'attacheront davantage à leur vie professionnelle, à leurs projets personnels, elles trouveront plus simple, elles aussi, de payer pour baiser; et elles se tourneront vers le tourisme sexuel. Les femmes peuvent s'adapter aux valeurs masculines; elles ont parfois du mal, mais elles peuvent le faire, l'histoire l'a prouvé.

– Donc, en général, c'est plutôt mal parti.

– Très mal parti… confirmai-je avec une satisfaction sombre.

– Donc, on a eu de la chance.

– J'ai eu de la chance de te rencontrer, oui.

– Moi aussi… dit-elle en me regardant dans les yeux. Moi aussi, j'ai eu de la chance. Les hommes que je connais c'est vraiment une catastrophe, il n'y en a plus aucun qui croie aux rapports amoureux; alors ils vous font tout un cinéma sur l'amitié, la complicité, bref tous ces trucs qui n'engagent à rien. J'en suis arrivée à un point où je n'arrive même plus à supporter le mot d'amitié, ça me rend carrément malade. Ou alors il y a l'autre cas, ceux qui se marient, qui se casent le plus tôt possible, et qui ne pensent plus qu'à leur carrière. Tu n'étais pas dans ce cas-là, évidemment; mais j'ai tout de suite su, aussi, que tu ne me parlerais jamais d'amitié, que tu ne serais pas vulgaire à ce point. J'ai tout de suite espéré qu'on coucherait ensemble, et qu'il se passerait quelque chose de fort; mais il pouvait aussi ne rien se passer, c'était même le plus probable.» Elle s'interrompit, eut un soupir d'agacement. «Bon… fit-elle avec résignation, je vais quand même appeler Jean-Yves.»

Je m'habillai dans la chambre pendant qu'elle passait son coup de fil. «Oui, très bonnes vacances…» entendis-je. Un peu plus tard, elle s'exclama: «Combien?…» Quand je revins dans la pièce elle tenait le combiné à la main, et paraissait songeuse; elle ne s'était pas encore rhabillée.

«Jean-Yves a vu le type du cabinet de recrutement, dit-elle; on lui propose cent vingt mille francs par mois. Ils sont prêts à m'engager aussi; d'après lui, ils peuvent monter jusqu'à quatre-vingt mille. Il a rendez-vous demain matin pour discuter du poste.

– C'est pour travailler où?

– À la division loisirs du groupe Aurore.

– C'est une entreprise importante?

– Plutôt, oui; c'est le premier groupe hôtelier mondial.»

2

Comprendre le comportement du consommateur

afin de pouvoir le cerner, lui proposer le bon produit au bon moment, mais surtout le convaincre que le produit

qui lui est proposé est adapté à ses besoins: voilà ce dont rêvent toutes les entreprises.

Jean-Louis Barma – A quoi rêvent les entreprises

Jean-Yves se réveilla à cinq heures du matin, jeta un regard à sa femme qui dormait encore. Ils avaient passé un week-end infect chez ses parents – sa femme ne supportait pas la campagne. Nicolas, son fils de dix ans, détestait lui aussi le Loiret, où il ne pouvait pas emmener son ordinateur; et il n'aimait pas ses grands-parents, il trouvait qu'ils sentaient mauvais. C'est vrai que son père baissait, il se négligeait de plus en plus, et ne s'intéressait plus guère qu'à ses lapins. Le seul élément supportable de ces week-ends c'était sa fille, Angélique: à trois ans, elle était encore capable de s'extasier devant les vaches et les poules; mais en ce moment elle était malade, elle avait passé une grande partie de ses nuits à pleurer et à gémir. Une fois rentrés, après trois heures d'embouteillage, Audrey avait décidé de sortir avec des amis. Il s'était préparé des surgelés en regardant un film américain médiocre qui racontait l'histoire d'un sérial killer autiste – le scénario s'inspirait paraît-il d'un fait divers réel, l'homme avait été le premier malade mental exécuté dans le Nebraska depuis plus de soixante ans. Son fils n'avait pas voulu dîner, il s'était aussitôt lancé dans une partie de Total Annihilation - ou peut-être de Mortal Kombat II, il les confondait. De temps en temps, il allait dans la chambre de sa fille pour essayer de calmer ses hurlements. Elle s'était endormie vers une heure; Audrey n'était pas encore rentrée.

Elle avait fini par rentrer, songea-t-il en se préparant un café avec la machine à expresso; cette fois-ci tout du moins. Le cabinet d'avocats pour lequel elle travaillait avait Libération et Le Monde parmi ses clients; elle s'était mise à fréquenter un milieu de journalistes, de présentateurs de télévision, d'hommes politiques. Ils sortaient beaucoup, parfois dans des endroits bizarres – une fois, en feuilletant un de ses livres, il était tombé sur la carte d'un bar fétichiste. Jean-Yves soupçonnait qu'elle devait coucher avec un type de temps à autre; en tout cas, ils ne couchaient plus ensemble. Curieusement, de son côté, il n'avait pas d'aventures, fl savait pourtant qu'il était beau, d'un type blond aux yeux bleus plus courant chez les Américains; mais il n'avait pas vraiment envie de profiter des occasions qui auraient pu se présenter – de toute façon assez rares, il travaillait douze à quatorze heures par jour, et à son niveau de responsabilité on ne rencontrait plus tellement de femmes. Bien sûr, il y avait Valérie; mais il n'avait jamais songé à la considérer autrement que comme une collègue. C'était assez curieux, d'ailleurs, de voir les choses sous ce nouvel angle; mais il savait que c'était une rêverie sans conséquence: ça faisait cinq ans qu'il travaillait avec Valérie, et dans ce domaine les choses se font tout de suite – ou elles ne se font jamais. Il avait beaucoup d'estime pour Valérie, sa capacité d'organisation surprenante, sa mémoire sans failles; il savait que, sans elle, il ne serait pas parvenu à ce niveau – pas si vite. Et, aujourd'hui, il allait peut-être franchir une étape décisive, il se brossa les dents, se rasa avec soin avant de choisir un complet plutôt strict. Puis il poussa la porte de la chambre de sa fille: elle dormait, toute blonde comme lui, dans son pyjama orné de poussins.

Il se rendit à pied jusqu'au Gymnase-Club République, qui ouvrait à sept heures; ils habitaient rue du Faubourg-du-Temple, un quartier plutôt branché qu'il détestait. Son rendez-vous au siège du groupe Aurore n'était qu'à dix heures. Pour une fois, Audrey pourrait s'occuper d'habiller les enfants et de les conduire à l'école, il savait que ce soir en rentrant il aurait le droit à une demi-heure de reproches; en avançant sur le trottoir humide, parmi les cartons vides et les épluchures, il prit conscience qu'il s'en foutait. Il prit également conscience, pour la première fois aussi nettement, que son mariage avait été une erreur. Ce type de prise de conscience, il le savait, précède en moyenne le divorce de deux à trois ans – ce n'est jamais une décision facile à prendre.

Le grand black à l'accueil lui lança un: «La forme, chef?» pas très convaincant, il lui tendit sa carte d'abonnement, prit une serviette en acquiesçant. Lorsqu'il avait rencontré Audrey, il n'avait que vingt-trois ans. Deux ans plus tard ils s'étaient mariés, en partie – mais en partie seulement – parce qu'elle était enceinte. Elle était jolie, élégante, elle s'habillait bien – et elle savait être sexy à l'occasion. En plus, elle avait des idées. Le développement en France de procédures judiciaires à l'américaine ne lui paraissait pas une régression, mais au contraire un progrès vers davantage de protection des citoyens et des libertés individuelles. Elle était capable de développer d'assez longues argumentations sur ce thème, elle revenait d'un stage aux États-Unis. En résumé, elle l'avait bluffé. C'était curieux, se dit-il, comme il avait toujours eu besoin d'être impressionné intellectuellement par les femmes. Il fit d'abord une demi-heure de Stairmaster à différents niveaux, puis une vingtaine de longueurs de piscine. Dans le sauna, désert à cette heure, il commença à se détendre – et en profita pour passer en revue ce qu'il savait du groupe Aurore. La société Novotel-SIEH avait été fondée fin 1966 par Gérard Pélisson et Paul Dubrule

– un centralien et un autodidacte – uniquement grâce à des capitaux empruntés à de la famille et des amis. En août 1967, le premier Novotel ouvrait ses portes à Lille; il possédait déjà les caractéristiques qui devaient forger l'identité de la chaîne: standardisation poussée des chambres, situation à la périphérie des villes – plus précisément sur le tracé de l'autoroute, à la hauteur de la dernière sortie avant l'agglomération, niveau de confort élevé pour l'époque – Novotel fut une des premières chaînes à proposer systématiquement des salles de bains. Le succès auprès de la clientèle d'affaires fut immédiat: en 1972, la chaîne comptait déjà trente-cinq hôtels. Se succédèrent ensuite la création d'Ibis en 1973, la reprise en 1975 de Mercure, en 1981 de Sofitel. Parallèlement, le groupe entamait une diversification prudente dans la restauration – rachat de la chaîne Courtepaille et du groupe Jacques Borel International, très bien implanté dans la restauration collective et le secteur du ticket-restaurant. En 1983, la société changea de nom pour se transformer en groupe Aurore. Puis, en 1985, ce fut la création des Formules 1 – les premiers hôtels sans aucun personnel, et un des plus grands succès dans l'histoire de l'hôtellerie. Déjà bien implantée en Afrique et au Moyen-Orient, la société prit pied en Asie et créa son propre centre de formation – l'académie Aurore. En 1990, l'acquisition de Motel 6, avec ses six cent cinquante établissements répartis sur le territoire américain, hissa le groupe au premier rang mondial; elle fut suivie en 1991 d'une OPA réussie sur le groupe Wagons Lits. Ces acquisitions coûtèrent cher, et en 1993 Aurore traversa une crise: l'endettement était jugé beaucoup trop élevé par les actionnaires, le rachat de la chaîne Méridien échoua. Grâce à la cession de quelques actifs et au redressement d'Europcar, de Lenôtre et de la Société des Casinos Lucien Barrière, la situation fut redressée dès l'exercice 1995. En janvier 1997, Paul Dubrule et Gérard Pélisson quittèrent la présidence du groupe, qu'ils confièrent à Jean-Luc Espitalier, un énarque au parcours qualifié d' «atypique» par les magazines économiques. Ils restèrent cependant membres du conseil de surveillance. La transition se passa bien, et fin 2000 le groupe avait renforcé son statut de leader mondial, consolidant encore son avance sur Mariott et Hyatt

– respectivement numéro deux et numéro trois. Dans les dix premières chaînes hôtelières mondiales, on comptait neuf chaînes américaines et une chaîne française – le groupe Aurore.

Jean-Yves gara sa voiture à neuf heures et demie sur le parking du siège du groupe, à Évry. Il fit quelques pas pour se détendre, dans l'air glacial, en attendant l'heure du rendez-vous. À dix heures précises, il fut introduit dans le bureau de Eric Leguen, le vice-président exécutif hôtellerie, membre du directoire. Centralien et diplômé de Stanford, l'homme avait quarante-cinq ans. Grand, costaud, les cheveux blonds, les yeux bleus, il ressemblait un peu à Jean-Yves – avec dix ans de plus, et quelque chose de plus affirmé dans l'attitude. «Le président Espitalier va vous recevoir dans un quart d'heure, commença-t-il. En attendant, je vais vous expliquer pourquoi vous êtes là. Il y a deux mois, nous avons racheté la chaîne Eldorador au groupe Jet Tours. C'est une petite chaîne d'une dizaine d'hôtels-clubs de plage répartis dans le Maghreb, en Afrique noire et aux Antilles.

– Elle est déficitaire, je crois.

– Pas plus que l'ensemble du secteur.» Il sourit brusquement. «Enfin, si, un peu plus que l'ensemble du secteur. Pour ne rien vous cacher, le prix de l'acquisition était raisonnable; mais il n'était pas dérisoire, il y avait d'autres groupes sur les rangs: il y a encore pas mal de gens dans la profession qui pensent que le marché va repartir. C'est vrai que, pour l'instant, le Club Méditerranée est le seul à tirer son épingle du jeu; tout à fait confidentiellement, nous avions d'ailleurs songé à une OPA sur le Club. Mais la proie était un peu grosse, l'actionnariat n'aurait pas suivi. Et puis ça n'aurait pas été très amical avec Philippe Bourguignon, qui est un de nos anciens employés…» Il eut cette fois un sourire un peu faux, comme s'il voulait indiquer qu'il s'agissait peut-être – mais pas certainement – d'une plaisanterie. «Bref, reprit-il, ce que nous vous proposons, c'est de reprendre la direction de l'ensemble des clubs Eldorador. Votre objectif, naturellement, serait de revenir assez vite à l'équilibre, puis de dégager des bénéfices.

– Ce n'est pas une tâche facile.

– Nous en sommes conscients; nous pensons que le niveau de rémunération proposé est suffisamment attractif. Sans parler des possibilités de carrière au sein du groupe, qui sont immenses: nous sommes présents dans cent quarante-deux pays, nous employons plus de cent trente mille personnes. Par ailleurs, la plupart de nos cadres supérieurs deviennent assez rapidement actionnaires du groupe: c'est un système auquel nous croyons, je vous ai préparé une note là-dessus, avec quelques exemples chiffrés.

– Il faudra aussi que je dispose d'informations plus précises sur la situation des hôtels de la chaîne.

– Bien entendu; je vous remettrai un dossier détaillé tout à l'heure. Ce n'est pas un achat purement tactique, nous croyons aux possibilités de la structure: l'implantation géographique des établissements est bonne, leur état général excellent – il y a très peu de travaux d'aménagement à prévoir. Du moins, c'est ce qu'il me semble; mais je n'ai pas d'expérience dans le domaine de l'hôtellerie de loisirs. Nous travaillerons évidemment en concertation; mais, sur toutes ces questions, ce sera à vous de décider. Si vous souhaitez vous séparer d'un établissement, ou faire l'acquisition d'un autre, c'est à vous qu'appartiendra la décision finale. C'est ainsi que nous travaillons, chez Aurore.»

Il réfléchit un moment avant de poursuivre: «Naturellement, vous n'êtes pas là par hasard. Votre parcours au sein de Nouvelles Frontières a été suivi très attentivement par la profession; on peut même dire que vous avez fait école. Vous n'avez pas cherché systématiquement à proposer le prix le plus bas, ni les meilleures prestations; à chaque fois, vous avez collé de très près au niveau de prix acceptable par la clientèle pour un certain niveau de prestations; c'est exactement la philosophie que nous poursuivons, dans chacune des chaînes du groupe. Et, ce qui est très important également, vous avez participé à la création d'une marque, dotée d'une image forte; cela, nous n'avons pas toujours su le faire, chez Aurore.»

Le téléphone sonna sur le bureau de Leguen. La conversation fut très brève. Il se leva, conduisit Jean-Yves le long d'un couloir dallé de beige. Le bureau de Jean-Luc Espitalier était immense, il devait faire au moins vingt mètres de côté; la partie gauche était occupée par une table de conférences entourée d'une quinzaine de chaises. Espitalier se leva à leur approche, les accueillit avec un sourire. C'était un petit homme assez jeune – sûrement pas plus de quarante-cinq ans – au front légèrement dégarni, à l'apparence bizarrement modeste, presque effacée, comme s'il souhaitait aborder avec ironie l'importance de sa fonction, fl ne fallait probablement pas s'y fier, songea Jean-Yves; les énarques sont souvent comme ça, ils développent une apparence d'humour qui s'avère trompeuse. Ils s'installèrent sur des fauteuils autour d'une table basse devant son bureau. Espitalier le regarda longuement, avec son curieux sourire timide, avant de prendre la parole.

«J'ai beaucoup d'admiration pour Jacques Maillot, dit-il finalement. Il a construit une très belle entreprise, très originale, avec une vraie culture. Ce n'est pas fréquent. Cela dit – et je ne veux pas jouer à l'oiseau de mauvais augure – je pense que les tour-opérateurs français doivent se préparer à aborder une période extrêmement rude. De manière imminente – c'est devenu inévitable, à mon avis ce n'est plus qu'une question de mois – les tour-opérateurs britanniques et allemands vont débarquer sur le marché. Ils disposent d'une puissance financière deux à trois fois plus forte, et ils proposent des circuits de 20 à 30 % moins chers pour un niveau de prestations comparable ou supérieur. La concurrence sera dure, extrêmement dure. Pour parler clairement, il y aura des morts. Je ne veux pas dire que Nouvelles Frontières en fera partie; c'est un groupe qui a une identité très forte, un actionnariat soudé, il peut résister. Mais, de toute façon, les années à venir seront difficiles pour tout le monde.

«Chez Aurore, nous n'avons pas du tout le même problème, poursuivit-il après un léger soupir. Nous sommes le leader mondial incontesté dans le domaine de l'hôtellerie d'affaires, qui est un marché peu fluctuant; mais nous restons peu implantés dans le secteur de l'hôtellerie de loisirs, qui est plus volatil, plus sensible aux fluctuations économiques ou politiques.

– Justement, intervint Jean-Yves, je suis assez surpris par votre acquisition. Je pensais que votre axe de développement prioritaire restait l'hôtellerie d'affaires, en particulier en Asie.

– Ça reste notre axe prioritaire, répondit calmement Espitalier. Rien qu'en Chine, par exemple, les possibilités sont extraordinaires dans le domaine de l'hôtellerie économique. Nous avons l'expérience, nous avons le savoir-faire: imaginez des concepts comme Ibis et Formule 1, déclinés à l'échelle du pays. Cela dit… comment vous expliquer?» Il réfléchit un moment, regarda le plafond, la table de conférences à sa droite, avant de fixer à nouveau son regard sur Jean-Yves. «Aurore est un groupe discret, finit-il par dire. Paul Dubrule répétait souvent que le seul secret de la réussite sur un marché, c'est d'arriver à temps. À temps, ça veut dire pas trop tôt: il est rare que les véritables innovateurs tirent un profit maximum de leur invention – c'est l'histoire d'Apple contre Microsoft. Mais ça veut dire aussi, évidemment, ne pas arriver trop tard. Et c'est là que notre discrétion nous a servis. Si vous vous développez dans l'ombre, sans faire de vagues, lorsque vos concurrents se réveillent et songent à venir sur votre créneau, il est trop tard: vous avez complètement verrouillé votre territoire, vous avez acquis un avantage concurrentiel décisif. Notre niveau de notoriété n'est pas à la hauteur de notre importance réelle; en grande partie, il s'est agi d'un choix.

«Ce temps est révolu, poursuivit-il après un nouveau soupir. Tout le monde sait maintenant que nous sommes numéro un mondial. À partir de ce moment, il devient inutile – et même dangereux – de tabler sur une discrétion excessive. Un groupe de l'importance d'Aurore se doit d'avoir une image publique. Le métier de l'hôtellerie d'affaires est un métier très sûr, qui garantit des revenus élevés et réguliers. Mais il n'est pas, comment dire? pas tellement fun. On parle rarement de ses déplacements d'affaires, on n'a pas de plaisir à les raconter. Pour développer une image positive auprès du grand public, nous avions le choix entre deux possibilités: le tour-operating, les hôtels-clubs. Le tour-operating est plus éloigné de notre métier de base, mais il y a des affaires très saines qui sont prêtes à changer de main, nous avons failli nous engager dans cette voie. Et puis l'opportunité Eldorador s'est présentée, et nous avons décidé de la saisir.

– J'essaie juste de comprendre vos objectifs, précisa Jean-Yves. Est-ce que vous accordez plus d'importance aux résultats ou à l'image?

– C'est une question complexe…» Espitalier hésita, s'agita légèrement sur sa chaise. «Le problème d'Aurore, c'est qu'il a un actionnariat très dilué. C'est d'ailleurs ce qui a provoqué, en 1994, les rumeurs d'OPA sur le groupe – je peux vous dire à présent, poursuivit-il avec un geste assuré de la main, qu'elles n'étaient absolument pas fondées. Elles le seraient encore moins à présent: notre endettement est nul, et aucun groupe mondial, même en dehors du secteur de l'hôtellerie, n'a la taille suffisante pour se lancer dans ce genre d'entreprise. Ce qui reste vrai, c'est que, contrairement par exemple à Nouvelles Frontières, nous ne bénéficions pas d'un actionnariat cohérent. Paul Dubrule et Gérard Pélisson étaient au fond moins des capitalistes que des entrepreneurs – de très grands entrepreneurs à mon avis, parmi les plus grands entrepreneurs du siècle. Mais ils n'ont pas cherché à garder un contrôle personnel sur l'actionnariat de leur entreprise; c'est ce qui nous place aujourd'hui dans une position délicate. Vous comme moi, nous savons qu'il est parfois nécessaire de consentir à des dépenses de prestige, qui améliorent la position stratégique du groupe sans avoir d'impact financier positif à court terme. Nous savons aussi qu'il est parfois nécessaire de soutenir temporairement un secteur déficitaire, parce que le marché n'est pas mûr, ou qu'il traverse une crise passagère. Cela, les actionnaires de la nouvelle génération ont de plus en plus de mal à l'accepter: la théorie du retour rapide sur investissement a fait des ravages effroyables dans les mentalités.»

Il leva discrètement la main, voyant que Jean-Yves s'apprêtait à intervenir. «Attention, précisa-t-il, nos actionnaires ne sont quand même pas des imbéciles. Ils savent très bien que pour une chaîne comme Eldorador, dans le contexte actuel, il ne sera pas possible de revenir à l'équilibre dès la première année – probablement pas même dans un délai de deux ans. Mais, dès la troisième année, ils regarderont très sérieusement les chiffres – et ils ne seront pas longs à tirer leurs conclusions. À partir de ce moment, même si votre projet est magnifique, même s'il est porteur de possibilités immenses, je ne pourrai rien faire.»

Il y eut un long moment de silence. Leguen était immobile, il avait baissé la tête. Espitalier se passait un doigt sur le menton, légèrement dubitatif. «Je vois…» dit finalement Jean-Yves. Au bout de quelques secondes, il ajouta calmement: «Je vous donnerai ma réponse dans trois jours».

3

Je vis très souvent Valérie pendant les deux mois qui suivirent. En fait, à l'exception d'un week-end chez ses parents, je crois même que je la vis tous les jours. Jean-Yves avait décidé d'accepter la proposition du groupe Aurore; elle avait décidé de le suivre. La première remarque qu'elle me fît, je m'en souviens, fut: «Je vais passer dans la tranche d'imposition à 60 %». Effectivement, son salaire passait de quarante mille à soixante-quinze mille francs mensuels; impôts déduits, c'était moins spectaculaire. Elle savait qu'elle aurait un effort énorme à fournir, dès son intégration au groupe début mars. Pour l'instant, à Nouvelles Frontières, tout allait bien: ils avaient annoncé leur démission, ils passaient tranquillement le relais à leurs successeurs. Je conseillais à Valérie d'épargner, d'ouvrir un plan d'épargne-logement ou je ne sais quoi; mais en réalité nous n'y pensions pas beaucoup. Le printemps était tardif, mais ça n'avait aucune importance. Plus tard, en repensant à cette période heureuse avec Valérie, dont je garderais paradoxalement si peu de souvenirs, je me dirais que l'homme n'est décidément pas fait pour le bonheur. Pour accéder réellement à la possibilité pratique du bonheur, l'homme devrait sans doute se transformer – se transformer physiquement. À quoi comparer Dieu? D'abord, évidemment, à la chatte des femmes; mais aussi, peut-être, aux vapeurs d'un hammam. À quelque chose de toute façon dans lequel l'esprit puisse devenir possible, parce que le corps est saturé de contentement et de plaisir, et que toute inquiétude est abolie. Je tiens à présent pour certain que l'esprit n'est pas né, qu'il demande à naître, et que sa naissance sera difficile, que nous n'en avons jusqu'à présent qu'une idée insuffisante et nocive. Lorsque j'amenais Valérie à l'orgasme, que je sentais son corps vibrer sous le mien, j'avais parfois l'impression, fugace mais irrésistible, d'accéder à un niveau de conscience entièrement différent, où tout mal était aboli. Dans ces moments suspendus, pratiquement immobiles, où son corps montait vers le plaisir, je me sentais comme un Dieu, dont dépendaient la sérénité et les orages. Ce fut la première joie – indiscutable, parfaite.

La seconde joie que m'apporta Valérie, ce fut l'extraordinaire douceur, la bonté naturelle de son caractère. Parfois, lorsque ses journées de travail avaient été longues – et elles devaient devenir, au fil des mois, de plus en plus longues – je la sentais tendue, épuisée nerveusement. Jamais elle ne se retourna contre moi, jamais elle ne se mit en colère, jamais elle n'eut une de ces crises nerveuses imprévisibles qui rendent parfois le commerce des femmes si étouffant, si pathétique. «Je ne suis pas ambitieuse, Michel… me disait-elle parfois. Je me sens bien avec toi, je crois que tu es l'homme de ma vie, et au fond je n'en demande pas plus. Mais ce n'est pas possible: il faut que j'en demande plus. Je suis prise dans un système qui ne m'apporte plus grand-chose, et que je sais au demeurant inutile; mais je ne vois pas comment y échapper. Il faudrait, une fois, qu'on prenne le temps de réfléchir; mais je ne sais pas quand on pourra prendre le temps de réfléchir.»

En ce qui me concerne, je travaillais de moins en moins; enfin je faisais mon travail, au sens le plus strict. J'étais rentré largement à temps pour regarder «Questions pour un champion», pour faire les courses du dîner; je dormais toutes les nuits chez Valérie, maintenant. Curieusement, Marie-Jeanne ne semblait pas me tenir rigueur de mon assiduité professionnelle décroissante. Il est vrai qu'elle aimait son travail, elle, et qu'elle était largement prête à faire sa part de surcroît. Ce qu'elle attendait de moi avant tout, je crois, c'était que je sois gentil avec elle – et j'étais gentil pendant toutes ces semaines, j'étais gentil et paisible. Le collier de corail que j'avais rapporté de Thaïlande lui avait beaucoup plu, elle le portait tous les jours. En préparant les dossiers d'expositions elle me jetait parfois des regards inhabituels, difficiles à interpréter. Un matin de février – je m'en souviens très bien, c'était le jour de mon anniversaire – elle me dit franchement: «Tu as changé, Michel… Je ne sais pas, tu as l'air heureux.»

Elle avait raison; j'étais heureux, je m'en souviens. Bien sûr il y a différentes choses, toute une série de problèmes inéluctables, le déclin et la mort, bien sûr. Pourtant, en souvenir de ces quelques mois, je peux en témoigner: je sais que le bonheur existe.

Jean-Yves, lui, n'était pas heureux, c'était une évidence. Je me souviens que nous avons dîné une fois tous les trois, avec Valérie, dans un restaurant italien, ou plutôt vénitien, enfin quelque chose d'assez chic. Il savait que nous allions bientôt rentrer pour baiser ensemble, et que nous allions baiser avec amour. Je ne savais pas trop quoi lui dire – ce qu'il y avait à dire était trop évident, trop clair. De toute évidence sa femme ne l'aimait pas, elle n'avait probablement jamais aimé personne; et elle n'aimerait jamais personne, c'était tout aussi clair. Il n'avait pas eu de chance, c'est tout. Ce n'est pas aussi compliqué qu'on le raconte, les relations humaines: c'est souvent insoluble, mais c'est rarement compliqué. Maintenant, bien sûr, il allait falloir qu'il divorce; ce n'était pas facile, mais il fallait le faire. Qu'est-ce que je pouvais dire d'autre? Le sujet fut réglé bien avant la fin des antipasti.

Ils parlèrent ensuite de leur avenir professionnel au seul du groupe Aurore: ils avaient déjà des idées, des pistes de réflexion pour la reprise des Eldorador. Ils étaient intelligents, compétents, reconnus dans leur secteur professionnel; mais ils n'avaient pas le droit à l'erreur. Un échec dans ce nouveau poste ne signifierait pas la fin de leur carrière: Jean-Yves avait trente-cinq ans, Valérie vingt-huit; on leur donnerait une seconde chance. Mais la profession n'oublierait pas ce premier faux pas, ils devraient repartir à un niveau sensiblement inférieur. Dans la société où nous vivions, le principal intéressement au travail était constitué par le salaire, et plus généralement par les avantages financiers; le prestige, l'honneur de la fonction tenaient dorénavant une place beaucoup moins grande. Il existait cependant un système de redistribution fiscale évolué, qui permettait de maintenir en vie les inutiles, les incompétents et les nuisibles – dont, dans une certaine mesure, je faisais partie. Nous vivions en résumé dans une économie mixte, qui évoluait lentement vers un libéralisme plus prononcé, qui surmontait peu à peu les préventions contre le prêt à usure – et, plus généralement, contre l'argent – encore présentes dans les pays d'ancienne tradition catholique. Ils ne tireraient aucun réel profit de cette évolution. Certains jeunes diplômés d'HEC, beaucoup plus jeunes que Jean-Yves – voire encore étudiants – se lançaient d'emblée dans la spéculation boursière, sans même envisager la recherche d'un emploi salarié. Ils disposaient d'ordinateurs reliés à Internet, de logiciels sophistiqués de suivi des marchés. Assez souvent, ils se réunissaient en clubs pour pouvoir décider de mises de fonds plus importantes. Ils vivaient avec leur ordinateur, se relayaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ne prenaient jamais de vacances. Leur objectif, à tous, était extrêmement simple: devenir milliardaires avant trente ans.

Jean-Yves et Valérie faisaient partie d'une génération intermédiaire, où il paraissait encore difficile d'imaginer sa carrière en dehors d'une entreprise – ou, éventuellement, du secteur public; un peu plus âgé qu'eux, j'étais à peu près dans la même situation. Nous étions tous les trois pris dans le système social comme des insectes dans un bloc d'ambre; nous n'avions pas la moindre possibilité de retour en arrière.

Le matin du 1er mars, Valérie et Jean-Yves prirent officiellement leurs fonctions à l'intérieur du groupe Aurore. Dès le lundi 4, une réunion était prévue avec les principaux cadres qui travailleraient sur le projet Eldorador. La direction générale avait commandé une étude prospective sur l'avenir des clubs de vacances à Profiles, un cabinet assez connu de sociologie des comportements.

En pénétrant pour la première fois dans la salle de réunions du 23e étage, Jean-Yves se sentit quand même assez impressionné. Il y avait là une vingtaine de personnes, qui avaient toutes plusieurs années d'ancienneté chez Aurore; et c'est à lui, maintenant, qu'allait revenir la tâche de piloter le groupe. Valérie s'assit immédiatement à sa gauche. Il avait passé son week-end à étudier le dossier: il connaissait le nom, les fonctions exactes, le passé professionnel de chacune des personnes présentes autour de cette table; pourtant, il ne pouvait réfréner un léger sentiment d'angoisse. Un jour grisâtre s'installait sur les banlieues sensibles de l'Essonne. Lorsque Paul Dubrule et Gérard Pélisson avaient décidé de construire leur siège social à Évry, ils avaient tablé sur le faible coût des terrains, la proximité de l'autoroute du Sud et de l'aéroport d'Orly; à l'époque, c'était une banlieue calme. Aujourd'hui, les communes environnantes avaient les taux de délinquance les plus élevés de France. Chaque semaine il y avait des attaques d'autobus, de véhicules de gendarmerie, de camions de pompiers; on n'avait même pas de comptabilité exacte pour les agressions et les vols; d'après certaines estimations, pour avoir le chiffre réel, il fallait multiplier par cinq le nombre des plaintes déposées. Les locaux de l'entreprise étaient gardés vingt-quatre heures sur vingt-quatre par une équipe de vigiles armés. Une note interne recommandait d'éviter les transports en commun à partir d'une certaine heure. Pour les employés qui devaient travailler tard et qui n'avaient pas de véhicule personnel, Aurore avait négocié un forfait avec une compagnie de taxis.

À l'arrivée de Lindsay Lagarrigue, le sociologue des comportements, Jean-Yves eut l'impression de se retrouver en terrain connu. Le type avait à peu près trente ans, le front dégarni, les cheveux noués en catogan; il portait un jogging Adidas, un tee-shirt Prada, des Nike en mauvais état; enfin, il ressemblait à un sociologue des comportements. Il commença par leur distribuer un dossier très mince, surtout composé de graphiques avec des flèches et des cercles; sa serviette ne contenait rien d'autre. La première page était constituée par la photocopie d'un article du Nouvel Observateur, plus précisément de l'éditorial du supplément vacances, intitulé: «Partir autrement».

«En l'an 2000, commença Lagarrigue en lisant l'article à voix haute, le tourisme de masse a fait son temps. On rêve de voyage comme d'un accomplissement individuel, mais dans un souci éthique.» Ce passage, qui ouvrait l'éditorial, lui paraissait symptomatique des mutations en cours. Il bavarda quelques minutes sur ce thème, puis invita l'assistance à concentrer son attention sur les phrases suivantes: «En l'an 2000, on s'interroge sur un tourisme respectueux de l'autre. On aimerait bien aussi, nous les nantis, ne pas partir seulement pour un plaisir égoïste; mais pour témoigner d'une certaine forme de solidarité.

– Combien est-ce qu'on a payé ce mec pour son étude? demanda discrètement Jean-Yves à Valérie.

– Cent cinquante mille francs.

– Je n'arrive pas à y croire… Est-ce que ce connard va se contenter de nous réciter une photocopie du Nouvel Obs?»

Lindsay Lagarrigue continua de paraphraser vaguement les termes de l'article, puis il lut un troisième passage, d'un ton absurdement emphatique: «En l'an 2000, s'exclama-t-il, on se veut nomade. On part en train ou en croisière, sur les fleuves ou les océans: à l'ère de la vitesse, on redécouvre les délices de la lenteur. On se perd dans le silence infini des déserts; et puis, sans transition, on ira se plonger dans l'effervescence des grandes capitales. Mais toujours avec la même passion…» Éthique, accomplissement individuel, solidarité, passion: les mots clés, selon lui, étaient prononcés. Dans ce nouveau contexte, il ne fallait guère s'étonner que le système des clubs de vacances, basé sur le repli sur soi égoïste et sur l'uniformisation des besoins et des désirs, connaisse des difficultés récurrentes. Le temps des Bronzés était définitivement révolu: ce que souhaitaient retrouver les vacanciers modernes c'étaient l'authenticité, la découverte, le sens du partage. Plus généralement, le modèle fordiste du tourisme de loisirs – caractérisé par les célèbres «4S»: Sea, Sand, Sun… and Sex, avait vécu. Ainsi que le montraient avec éclat les travaux de Michky et Braun, l'ensemble de la profession devait dès à présent se préparer à envisager son activité dans une perspective post-fordiste.

Le sociologue des comportements avait du métier, il aurait pu continuer pendant des heures. «Excusez-moi… l'interrompit Jean-Yves d'une voix où perçait l'agacement.

– Oui?… le sociologue des comportements lui adressa un sourire enchanteur.

– Je pense que tout le monde autour de cette table, sans exception, est conscient de ce que le système des clubs de vacances connaît en ce moment des difficultés. Ce que nous vous demandons, ce n'est pas de nous décrire à l'infini les caractéristiques du problème; ce serait plutôt d'essayer, ne serait-ce qu'un minimum, d'indiquer l'ébauche d'une solution.»

Lindsay Lagarrigue en resta bouche bée; il n'avait nullement prévu d'objection de cet ordre. «Je crois… bredouilla-t-il finalement, je crois que pour résoudre un problème il est déjà important de l'identifier, et d'avoir une idée de ses causes.» Encore une phrase creuse, songea rageusement Jean-Yves; non seulement creuse, mais en l'occurrence fausse. Les causes faisaient évidemment partie d'un mouvement social général, qu'il n'était pas en leur pouvoir de changer. Il fallait s'y adapter, c'est tout. Comment pouvait-on s'y adapter? Cet imbécile n'en avait à l'évidence pas la moindre idée.

«Ce que vous nous dites, en gros, reprit Jean-Yves, c'est que le système des clubs de vacances est dépassé.

– Non, non, pas du tout… Le sociologue des comportements commençait à perdre pied. Je crois… je crois simplement qu'il faut réfléchir. – Et pourquoi on te paie, connard?» lança Jean-Yves à mi-voix avant de reprendre, à l'attention de tous:

«Eh bien, nous allons essayer de réfléchir. Je vous remercie, monsieur Lagarrigue, pour votre communication; je pense que nous n'aurons plus besoin de vous aujourd'hui. Je propose d'interrompre la réunion dix minutes, le temps de prendre une tasse de café.»

Dépité, le sociologue des comportements rangea ses diagrammes. À la reprise de la réunion, Jean-Yves rassembla ses notes et prit la parole:

«Entre 1993 et 1997, le Club Méditerranée, vous le savez, a traversé la crise la plus grave de son histoire. Les concurrents et les imitateurs s'étaient multipliés, ils avaient repris tels quels les ingrédients de la formule du Club, tout en baissant considérablement les prix: la fréquentation était en chute libre. Comment ont-ils réussi à redresser la situation? Pour l'essentiel, en baissant eux aussi leurs prix. Mais ils ne les ont pas baissés jusqu'au niveau de la concurrence: ils savaient qu'ils bénéficiaient d'une antériorité, d'une réputation, d'une image; ils savaient que leur clientèle pouvait accepter un certain différentiel de prix – qu'ils ont fixé, selon les destinations et après des enquêtes minutieuses, entre 20 et 30 % – afin de bénéficier de l'authenticité de la formule Club Med, de sa "version originale" en quelque sorte. Tel est le premier axe de réflexion que je vous proposerai d'explorer au cours des prochaines semaines: y a-t-il place, sur le marché des clubs de vacances, pour une autre formule que celle du Club? Et, si oui, pouvons-nous déjà visualiser ses contours, nous faire une idée de sa clientèle cible? Ce n'est pas une question évidente.

«Je viens, reprit-il, vous le savez probablement déjà tous, je viens de Nouvelles Frontières. Nous avons nous aussi, même si ce n'est pas le secteur le plus connu de l'activité du groupe, créé des clubs de vacances: les Paladiens. À peu près en même temps que le Club Méditerranée, nous avons connu des difficultés avec ces clubs; nous les avons résolues très rapidement. Pourquoi? parce que nous étions le premier tour-opérateur français. À l'issue de leur découverte du pays, nos participants souhaitaient, dans la grande majorité des cas, une prolongation balnéaire. Nos circuits ont la réputation, d'ailleurs justifiée, d'être parfois difficiles, de demander une bonne condition physique. Après avoir, en quelque sorte, gagné à la dure leurs galons de "voyageur", nos clients se montraient en général ravis de se retrouver pour un temps dans la peau d'un simple touriste. Devant le succès de la formule, nous avons décidé d'inclure directement la prolongation balnéaire dans la plupart des circuits – ce qui permettait de gonfler les durées catalogue: la journée balnéaire, vous le savez, revient beaucoup moins cher que la journée de voyage. Dans ces conditions, il nous était évidemment facile de privilégier nos propres hôtels. Tel est le deuxième axe de réflexion que je vous propose: il est possible que le salut des clubs de vacances passe par une collaboration plus étroite avec le tour-operating. Là encore il vous faudra faire preuve d'imagination, et ne pas vous limiter aux acteurs présents sur le marché français. C'est un domaine nouveau que je vous demande d'explorer; nous avons peut-être beaucoup à gagner dans une alliance avec les grands voyagistes d'Europe du Nord.» Après la réunion, une femme d'une trentaine d'années, au joli visage blond, s'approcha de Jean-Yves. Elle s'appelait Marylise Le François, c'était la responsable de la communication. «Je voulais que vous sachiez que j'ai beaucoup apprécié votre intervention… dit-elle. C'était nécessaire. Je crois que vous avez réussi à remotiver les gens. Maintenant, tout le monde est conscient qu'il y a quelqu'un aux commandes; maintenant, on va vraiment pouvoir se remettre au travail.»

4

Ce n'était pas si facile, ils s'en rendirent rapidement compte. La plupart des tour-opérateurs britanniques, et surtout allemands, possédaient déjà leurs propres chaînes de clubs de vacances; ils n'avaient aucun intérêt à s'associer avec un autre groupe. Tous les contacts pris dans cette direction échouèrent. D'un autre côté, le Club Méditerranée semblait bien avoir trouvé la formule standard définitive des clubs de vacances; depuis leur création, aucun concurrent n'avait été capable de proposer d'innovation réelle.

Valérie finit par avoir une idée, deux semaines plus tard. Il était presque dix heures du soir; elle prenait un chocolat avant de rentrer, affalée dans un fauteuil au milieu du bureau de Jean-Yves. Ils étaient tous les deux épuisés, ils avaient travaillé toute la journée sur le bilan financier des clubs.

«Au fond, soupira-t-elle, on a peut-être tort de scinder les circuits et les séjours.

– Qu'est-ce que tu veux dire?

– Souviens-toi, à Nouvelles Frontières: même en dehors des prolongations balnéaires, lorsqu'il y avait une journée de repos plage en milieu de circuit, elle était toujours très appréciée. Et ce dont les gens se plaignaient le plus souvent, c'est d'avoir à changer d'hôtel sans arrêt. En fait, ce qu'il faudrait, c'est panacher systématiquement les excursions et le séjour de plage: une journée d'excursion, une journée de repos, et ainsi de suite. Avec retour à l'hôtel tous les soirs, ou tous les deux soirs dans le cas d'excursions longues; mais sans avoir à refaire sa valise, ni à libérer sa chambre.

– Il y a déjà des excursions proposées dans les clubs; je ne suis pas certain qu'elles marchent si bien que ça.

– Oui, mais elles sont en supplément, et les Français détestent les suppléments. En plus, il faut réserver sur place: les gens hésitent, tergiversent, ils n'arrivent pas à choisir, et en définitive ils ne font rien. En fait ils aiment bien les découvertes, à condition qu'on leur mâche le travail; et, surtout, ils adorent le tout compris.»

Jean-Yves réfléchit un court moment. «Tu sais que c'est pas bête, ce que tu proposes… dit-il. En plus, on devrait pouvoir le mettre sur pied assez vite: dès cet été, je pense, on pourrait intégrer la formule en complément des séjours ordinaires. On appellerait ça "Eldorador Découverte", un truc de ce genre.»

Jean-Yves consulta Leguen avant de lancer l'opération; il se rendit rapidement compte que l'autre n'avait aucune envie de prendre position, ni dans un sens ni dans l'autre. «C'est votre responsabilité», dit-il sobrement. En écoutant Valérie me raconter ses journées, je me rendais compte que je ne connaissais pas grand-chose à l'univers des cadres supérieurs. Déjà, le tandem qu'elle formait avec Jean-Yves était en soi exceptionnel. «Dans une situation normale, me dit-elle, il aurait comme assistante une fille qui rêverait de prendre sa place. Ça donne lieu à des calculs compliqués, dans les entreprises: il est parfois avantageux d'échouer, à condition de pouvoir rejeter la responsabilité sur quelqu'un d'autre.» En l'occurrence, ils étaient plutôt dans une situation saine: personne, à l'intérieur du groupe, n'avait envie de prendre leur place; la plupart des cadres considéraient que le rachat d'Eldorador avait été une erreur.

Jusqu'à la fin du mois, elle travailla beaucoup avec Marylise Le François. Pour les vacances d'été les catalogues devaient impérativement être prêts fin avril, c'était la dernière limite, en fait c'était même un peu tard. Elle s'en rendit tout de suite compte, la communication de Jet Tours sur ses clubs avait été absolument déplorable. «Les vacances en Eldorador, c'est un peu comme ces moments magiques, en Afrique, quand la chaleur commence à tomber et que tout le village se réunit autour de l'arbre à palabres pour écouter les vieux sages…» lut-elle à Jean-Yves. «Franchement, t'arrivés à y croire, toi? Avec les photos d'animateurs à côté, qui sautent en l'air dans leurs costumes jaunes à la con. C'est vraiment n'importe quoi.

– Et le slogan "Eldorador, tu vis plus fort", qu'est-ce que tu en penses?

– Je ne sais pas; je ne sais même plus quoi en penser.

– Pour la formule-club ordinaire c'est trop tard, les catalogues sont déjà distribués. Ce qui est sûr, c'est qu'on va devoir repartir à zéro pour le catalogue "Découverte".

– Ce qu'il faut, je pense, intervint Marylise, c'est jouer la juxtaposition de la rudesse et du luxe. Un thé à la menthe en plein désert, mais sur des tapis précieux…

– Ouais, les moments magiques… fit Jean-Yves avec lassitude. Il se leva avec effort de son siège. N'oubliez pas de le mettre quelque part, "moments magiques", bizarrement ça marche toujours. Bon, je vous laisse, je retourne à mes frais fixes…»

C'était certainement lui qui avait la partie la plus ingrate du travail, Valérie en avait conscience. Elle-même ne connaissait à peu près rien à la gestion hôtelière, ça lui rappelait juste de vagues souvenirs de BTS. «Edouard Yang, propriétaire d'un hôtel-restaurant trois étoiles, estime qu'il est de son devoir de satisfaire au mieux sa clientèle; il cherche constamment à innover et à répondre à ses besoins. Il sait par expérience que le petit déjeuner représente un moment important, qui participe à l'équilibre alimentaire de toute la journée et contribue de manière décisive à la création de l'image de l'hôtel.» Elle avait eu le sujet lors d'un devoir sur table en première année. Edouard Yang décidait une enquête statistique auprès de sa clientèle, en particulier en fonction du nombre d'occupants des chambres (célibataires, couples, familles). Il fallait dépouiller l'enquête, calculer le Khi 2, le sujet se terminait par cette question: «En d'autres termes, est-ce que la situation familiale est un critère explicatif de la consommation de fruits frais au petit déjeuner?»

En fouillant dans ses dossiers, elle parvint à retrouver un sujet de BTS blanc qui correspondait bien à sa situation présente. «Vous venez d'être nommé responsable marketing à la direction internationale du groupe South America. Celui-ci vient de racheter l'hôtel-restaurant "Les Antilles", un établissement quatre étoiles de cent dix chambres situé en Guadeloupe face à la mer. Construit en 1988 et rénové en 1996, il connaît actuellement de graves problèmes. En effet, le taux d'occupation moyen n'est que de 45 %, ce qui est loin d'atteindre le seuil de rentabilité attendu.» Elle avait obtenu 18/20, ce qui pouvait apparaître comme un bon présage. À l'époque, elle s'en souvenait, tout cela lui était apparu comme une fable, une fable d'ailleurs pas très crédible. Elle ne s'imaginait pas responsable marketing du groupe South America, ni de quoi que ce soit. C'était un jeu, un jeu intellectuel pas très intéressant ni très difficile. Maintenant, ils ne jouaient plus; ou bien si, mais ils jouaient leur carrière.

Elle rentrait tellement épuisée de son travail qu'elle n'avait plus la force de faire l'amour, à peine de me sucer; elle s'endormait à moitié, gardait mon sexe dans sa bouche. Quand je la pénétrais c'était en général le matin, au réveil. Ses orgasmes étaient plus doux, plus restreints, comme étouffés au travers d'un rideau de fatigue; je crois que je l'aimais de plus en plus.

Fin avril les catalogues furent fabriqués, et distribués dans cinq mille agences de voyages – la quasi-totalité du réseau français. Il fallait à présent s'occuper de l'infrastructure des excursions, afin que tout soit prêt le 1er juillet. Le bouche à oreille jouait énormément, pour ce type de produits neufs: une excursion annulée, ou mal organisée, ça pouvait représenter beaucoup de clients perdus. Ils avaient décidé de ne pas investir dans une grosse campagne de pub. Curieusement, Jean-Yves, bien qu'il ait fait une spécialité marketing, croyait assez peu à la pub. «Ça peut être utile pour infléchir une image, disait-il; mais nous n'en sommes pas là. Pour l'instant, le plus important pour nous, c'est d'être bien distribués, et de donner au produit une réputation de fiabilité.» Ils investirent par contre énormément dans l'information à destination des agences de voyages; il était capital que le produit soit proposé très vite, et spontanément, par les agents de comptoir. Ce fut surtout Valérie qui s'en chargea, elle connaissait bien le milieu. Elle se souvenait de l'argumentaire CAP / SON-CAS, qu'elle avait appris à maîtriser au cours de ses années d'études (Caractéristiques-Avantages-Preuves / Sécurité – Orgueil – Nouveauté – Confort – Argent – Sympathie); elle se souvenait aussi de la réalité, infiniment plus simple. Mais la plupart des vendeuses étaient très jeunes, beaucoup sortaient à peine de leur BTS; il valait mieux leur parler le langage qu'elles étaient préparées à entendre. En discutant avec certaines de ces filles, elle se rendit compte que la typologie de Barma était encore enseignée dans les écoles. (L'acheteur technicien: centré sur le produit, sensible à son aspect quantitatif, il attache de l'importance à l'aspect technique et à la nouveauté. L'acheteur dévot: il fait une confiance aveugle au vendeur, car il est dépassé par le produit. L'acheteur complice: il joue volontiers sur les points communs qu'il peut découvrir avec le vendeur, si ce dernier sait établir une bonne communication interpersonnelle. L'acheteur profiteur: c'est un manipulateur dont la stratégie consiste à connaître directement le fournisseur afin d'en tirer le maximum d'avantages. L'acheteur développement: attentif au vendeur qu'il respecte, au produit proposé, conscient de ses besoins, il communique aisément.) Valérie avait cinq ou six ans de plus que ces filles; elle était partie du niveau qu'elles avaient en ce moment, et elle avait atteint une réussite professionnelle dont la plupart auraient à peine osé rêver. Elles lui jetaient des regards d'admiration un peu sotte.

J'avais une clef de son appartement, maintenant; en général, en l'attendant le soir, je lisais le Cours de philosophie positive, d'Auguste Comte. J'aimais ce texte ennuyeux et dense; souvent, je lisais la même page trois ou quatre fois de suite. Il me fallut à peu près trois semaines pour terminer la cinquantième leçon, «Considérations préliminaires sur la statique sociale, ou théorie générale de l'ordre naturel spontané des sociétés humaines». Certainement, j'avais besoin d'une théorie quelconque qui m'aiderait à faire le point sur ma situation sociale.

«Tu travailles beaucoup trop, Valérie… lui dis-je un soir de mai, alors qu'elle reposait, recroquevillée par la fatigue, sur le canapé du salon. Il faut au moins que ça serve à quelque chose. Tu devrais mettre du fric de côté, sinon d'une manière ou d'une autre on finira par le dépenser bêtement.» Elle convint que j'avais raison. Le lendemain matin elle prit deux heures et nous nous rendîmes au Crédit Agricole de la Porte d'Orléans pour y ouvrir un compte commun. Elle me signa une procuration, et je revins discuter avec un conseiller deux jours plus tard. Je décidai de mettre de côté vingt mille francs par mois sur son salaire, la moitié dans un plan d'assurance, l'autre dans un plan d'épargne-logement. J'étais maintenant à peu près tout le temps chez elle, ça n'avait plus tellement de sens que je garde un appartement.

Ce fut elle qui me fit la proposition, au début du mois de juin. Nous avions fait l'amour une grande partie de l'après-midi: enlacés entre les draps, nous marquions de longues pauses; puis elle me branlait ou me suçait, je recommençais à la pénétrer; ni l'un ni l'autre nous n'avions joui, à chaque fois qu'elle me touchait je rebandais facilement, sa chatte était restée constamment humide. Elle se sentait bien, je le voyais, l'apaisement emplissait son regard. Vers neuf heures, elle me proposa d'aller dîner dans un restaurant italien près du parc Montsouris. La nuit n'était pas encore tout à fait tombée; il faisait très doux. Je devais passer chez moi ensuite, si je voulais, comme d'habitude, aller au bureau en costume-cravate. Le serveur nous apporta deux cocktails maison.

«Tu sais, Michel… me dit-elle une fois qu'il se fut éloigné, tu pourrais très bien t'installer chez moi. Je ne crois pas que ce soit nécessaire de jouer plus longtemps la comédie de l'indépendance. Ou bien, si tu préfères, on peut prendre un appartement à deux.»

Oui, dans un sens, je préférais; disons, j'avais davantage l'impression d'un nouveau départ. D'un premier départ, à vrai dire, en ce qui me concernait; et, dans son cas, finalement, aussi. On s'habitue à l'isolement, et à l'indépendance; ce n'est pas forcément une bonne habitude. Si je voulais vivre quelque chose qui ressemble à une expérience conjugale, c'était de toute évidence le moment. Je connaissais bien entendu les inconvénients de la formule; je savais que le désir s'émousse plus vite au sein d'un couple constitué. Mais il s'émousse de toute façon, c'est une loi de la vie; et il est peut-être possible, alors, d'atteindre une union d'un autre ordre – beaucoup de personnes, quoi qu'il en soit, l'ont pensé. Ce soir, de toute façon, mon désir pour Valérie était loin d'être émoussé. Juste avant de la quitter, je l'embrassai sur la bouche; elle ouvrit largement les lèvres, s'abandonnant complètement au baiser. Je passai les mains dans son jogging, sous sa culotte, posai mes paumes sous ses fesses. Elle recula son visage, regarda à gauche et à droite: la rue était parfaitement calme. Elle s'agenouilla sur le trottoir, défit ma braguette, prit mon sexe dans sa bouche. Je m'adossai aux grilles du parc; j'étais prêt à venir. Elle retira sa bouche et continua à me branler de deux doigts, tout en passant son autre main dans mon pantalon pour me caresser les couilles. Elle ferma les yeux; j'éjaculai sur son visage. À ce moment, je crus qu'elle allait avoir une crise de larmes; mais finalement non, elle se contenta de lécher le sperme qui coulait le long de ses joues.

Dès le lendemain matin, je me mis à faire les petites annonces; il fallait plutôt chercher dans les quartiers sud, pour le travail de Valérie. Une semaine plus tard, j'avais trouvé: c'était un grand quatre-pièces au trentième étage de la tour Opale, près de la porte de Choisy. Je n'avais jamais eu, auparavant, de belle vue sur Paris; je ne l'avais jamais tellement recherché non plus, à vrai dire. Au moment du déménagement, je pris conscience que je ne tenais à rien de ce qui se trouvait dans mon appartement. J'aurais pu en tirer une certaine joie, ressentir quelque chose qui s'apparente à l'ivresse de l'indépendance; j'en fus au contraire légèrement effrayé. Ainsi, j'avais pu vivre quarante ans sans établir le moindre contact un tant soi peu personnel avec un objet. J'avais en tout et pour tout deux costumes, que je portais à tour de rôle. Des livres, oui, j'avais des livres; mais j'aurais pu facilement les racheter, aucun d'entre eux n'avait quoi que ce soit de précieux ni de rare. Plusieurs femmes avaient croisé mon chemin; je n'en conservais aucune photo, ni aucune lettre. Je n'avais pas non plus de photos de moi: ce que j'avais pu être à quinze, vingt ou trente ans, je n'en gardais aucun souvenir. Pas non plus de papiers véritablement personnels: mon identité tenait en quelques dossiers, aisément contenus dans une chemise cartonnée de format usuel. Il est faux de prétendre que les êtres humains sont uniques, qu'ils portent en eux une singularité irremplaçable; en ce qui me concerne, en tout cas, je ne percevais aucune trace de cette singularité. C'est en vain, le plus souvent, qu'on s'épuise à distinguer des destins individuels, des caractères. En somme, l'idée d'unicité de la personne humaine n'est qu'une pompeuse absurdité. On se souvient de sa propre vie, écrit quelque part Schopenhauer, un peu plus que d'un roman qu'on aurait lu par le passé. Oui, c'est cela: un peu plus seulement.

5

Durant la deuxième quinzaine de juin, Valérie eut à nouveau énormément de travail; le problème de travailler avec des pays multiples, c'est qu'avec les décalages horaires on pourrait pratiquement être en activité vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il faisait de plus en plus chaud, l'été promettait d'être splendide; pour l'instant, nous n'en profitions pas beaucoup. Après mon travail j'aimais bien aller faire un tour chez Tang Frères, je fis un essai pour me mettre à la cuisine asiatique. Mais c'était trop compliqué pour moi, il y avait un nouvel équilibre à trouver entre les ingrédients, une manière particulière de hacher les légumes, c'était presque une autre structure mentale. Je me rabattis sur la cuisine italienne, quand même plus à ma portée. Je n'aurais jamais pensé que je trouverais, un jour dans ma vie, du plaisir à faire la cuisine. L'amour sanctifie.

Dans la cinquantième leçon de sociologie, Auguste Comte combat cette «étrange aberration métaphysique» qui conçoit la famille sur le type de la société. «Fondée principalement sur l'attachement et la reconnaissance, écrit-il, l’union domestique est surtout destinée à satisfaire directement, par sa seule existence, l'ensemble de nos instincts sympathiques, indépendamment de toute pensée de coopération active et continue à un but quelconque, si ce n'est à celui de sa propre institution. Lorsque malheureusement la coordination des travaux demeure le seul principe de liaison, l'union domestique tend nécessairement à dégénérer en simple association, et même le plus souvent elle ne tarde point à se dissoudre essentiellement.» Au bureau, je continuais à en faire le minimum; j'eus quand même deux ou trois expositions importantes à organiser, je m'en tirai sans grande difficulté. Ce n'est pas très difficile de travailler dans un bureau, il suffit d'être un peu méticuleux, de prendre des décisions rapidement, et de s'y tenir. J'avais vite compris qu'il n'est pas forcément nécessaire de prendre la meilleure décision, mais qu'il suffit, dans la plupart des cas, de prendre une décision quelconque, à condition de la prendre rapidement; enfin, si on travaille dans le secteur public. J'éliminais des projets artistiques, j'en retenais d'autres: je le faisais selon des critères insuffisants, il ne m'était pas arrivé une seule fois en dix ans de demander un complément d'information; et je n'en éprouvais en général pas le moindre remords. Au fond, j'avais assez peu d'estime pour les milieux de l'art contemporain. La plupart des artistes que je connaissais se comportaient exactement comme des entrepreneurs: ils surveillaient avec attention les créneaux neufs, puis ils cherchaient à se positionner rapidement. Comme les entrepreneurs, ils sortaient en gros des mêmes écoles, ils étaient fabriqués sur le même moule. Il y avait quand même quelques différences: dans le domaine de l'art, la prime à l'innovation était plus forte que dans la plupart des autres secteurs professionnels; par ailleurs les artistes fonctionnaient souvent en meutes ou en réseaux, à l'opposé des entrepreneurs, êtres solitaires, entourés d'ennemis – les actionnaires toujours prêts à les lâcher, les cadres supérieurs toujours prêts à les trahir. Mais il était rare, dans les dossiers d'artistes dont j'avais à m'occuper, que je ressente une véritable nécessité intérieure. Fin juin il y eut quand même l'exposition de Bertrand Bredane, que j'avais soutenu depuis le début avec acharnement – à la grande surprise de Marie-Jeanne, qui s'était habituée à ma docilité indifférente, et était elle-même profondément révulsée par les œuvres de ce type. Ce n'était pas exactement un jeune artiste, il avait déjà quarante-trois ans, et il était physiquement plutôt usé – il ressemblait assez au personnage du poète alcoolique dans Le Gendarme de Saint-Tropez. Il s'était surtout fait connaître en laissant pourrir de la viande dans des culottes de jeunes femmes, ou en cultivant des mouches dans ses propres excréments, qu'il lâchait ensuite dans les salles d'exposition. Il n'avait jamais eu beaucoup de succès, il n'appartenait pas aux bons réseaux, et il s'obstinait dans une veine trash un peu datée. Je sentais en lui une certaine authenticité – mais c'était peut-être simplement l'authenticité de l'échec. Il ne paraissait pas très équilibré. Son dernier projet était pire que les précédents – ou meilleur, c'est selon. Il avait réalisé une vidéo sur le parcours des cadavres de ces gens qui acceptent après leur mort de donner leur corps à la science – c'est-à-dire, par exemple, de servir de sujet d'entraînement pour les dissections dans les écoles de médecine. Quelques véritables étudiants en médecine, habillés normalement, devaient se mêler au public et exhiber de temps à autre des mains coupées, ou des yeux détachés de leurs orbites – enfin, ils devaient se livrer à ces plaisanteries qu'affectionnent selon la légende les étudiants en médecine. Je commis l'erreur d'emmener Valérie au vernissage, alors qu'elle était déjà épuisée par sa journée. Je fus surpris de constater qu'il y avait pas mal de monde, dont plusieurs personnalités importantes: était-ce le début d'une période de grâce pour Bertrand Bredane? Au bout d'une demi-heure elle en eut assez, me demanda de partir. Un étudiant en médecine s'immobilisa devant elle, tenant dans sa paume une bite coupée, avec les testicules encore entourés de leurs poils. Elle détourna la tête avec écœurement, m'entraîna vers la sortie. Nous nous réfugiâmes au café Beaubourg.

Une demi-heure plus tard Bertrand Bredane fit son entrée, accompagné de deux ou trois filles que je connaissais et d'autres personnes parmi lesquelles je reconnus le directeur du mécénat de la Caisse des dépôts et consignations. Ils s'installèrent à une table voisine; je ne pouvais pas faire autrement que d'aller les saluer. Bredane était visiblement content de me voir, il est vrai que ce soir je lui avais donné un sérieux coup de main. La conversation s'éternisa, Valérie vint s'asseoir avec nous. Je ne sais pas qui a proposé d'aller boire un verre au Bar-bar; probablement Bredane lui-même. Je commis l'erreur d'accepter. La plupart des clubs échangistes qui ont tenté d'intégrer à leur programme d'animation une soirée SM hebdomadaire ont échoué. Le Bar-bar par contre, consacré dès l'origine exclusivement aux pratiques sado-masochistes, sans pour autant exiger à l'entrée un dress-code trop strict – sinon à l'occasion de certaines soirées – ne désemplissait pas depuis son ouverture. D'après ce que je pouvais en savoir, le milieu SM était un milieu assez spécifique, composé de gens qui n'éprouvent plus guère d'intérêt pour les pratiques sexuelles ordinaires, et répugnent par conséquent à se rendre dans une boîte à partouzes classique.

Près de l'entrée, une femme d'une cinquantaine d'années, au visage poupin, menottée, bâillonnée, tournait dans une cage. Je m'aperçus après plus d'examen qu'elle était entravée, ses chevilles étaient fixées aux montants de la cage par des chaînes de métal; elle était uniquement vêtue d'un corset de skaï noir, sur lequel retombaient ses gros seins flasques. Il s'agissait, selon la coutume de l'endroit, d'une esclave que son maître allait mettre aux enchères pour la durée de la soirée. Ça n'avait pas l'air de l'amuser tant que ça, je m'aperçus qu'elle se tournait dans toutes les directions pour tenter de dissimuler ses fesses largement envahies par la cellulite; mais ce n'était pas possible, la cage était ouverte des quatre côtés. Peut-être qu'elle faisait ça pour gagner sa vie, je savais qu'on pouvait se louer comme esclave, entre mille et deux mille francs la soirée. J'avais assez l'impression qu'il s'agissait d'une employée subalterne, du genre standardiste à la Sécurité sociale, qui faisait ça pour arrondir ses fins de mois. Il n'y avait plus qu'une table libre, près de l'entrée de la première salle de tortures. Juste après que nous fûmes installés, un cadre entièrement chauve, ventripotent, en costume trois-pièces, passa, traîné au bout d'une laisse par une dominatrice noire aux fesses nues. À la hauteur de notre table elle s'arrêta, lui ordonna de se mettre torse nu. Il obéit. Elle tira de son sac des pinces de métal; il avait des seins assez gras et renflés, pour un homme. Elle referma les pinces sur ses mamelons, qui étaient allongés et rouges. Il eut une grimace de douleur. Elle tira à nouveau sur sa laisse: il se remit à quatre pattes et la suivit tant bien que mal; les replis de son ventre tressautaient, blafards dans la lumière atténuée. Je commandai un whisky, Valérie un jus d'orange. Son regard restait obstinément baissé sur la table; elle n'observait pas ce qui se passait autour d'elle, ne participait pas davantage à la conversation. Marjorie et Géraldine, les deux filles que je connaissais à la Délégation des arts plastiques, semblaient par contre très excitées. «C'est sage, ce soir, c'est sage…» grommelait Bredane, déçu. Il nous expliqua ensuite que, certains soirs, des clients se faisaient planter des aiguilles dans les couilles ou le gland; une fois, il avait même vu un type à qui sa dominatrice avait arraché un ongle avec une paire de tenailles. Valérie eut un sursaut de dégoût.

«Je trouve ça complètement dégueulasse… dit-elle, incapable de se contenir plus longtemps.

– Pourquoi, dégueulasse ? protesta Géraldine. À partir du moment où il y a libre consentement des participants, je ne vois pas le problème. C'est un contrat, c'est tout.

– Je ne crois pas qu'on puisse librement consentir à l'humiliation et la souffrance. Et même si c'est le cas, ça ne me paraît pas une raison suffisante.»

Valérie était réellement énervée, j'envisageai un moment de détourner la conversation sur le conflit israélo-palestinien, puis je me rendis compte que je n'en avais rien à foutre, de l'opinion de ces filles; même, si elles pouvaient cesser de me téléphoner, ça diminuerait plutôt ma charge de travail. «Ouais, ces gens me dégoûtent un peu… renchéris-je. Et vous me dégoûtez aussi…» ajoutai-je à voix plus basse.

Géraldine n'entendit pas, ou elle feignit de ne pas entendre. «Si je suis un majeur consentant, reprit-elle, et que mon fantasme c'est de souffrir, d'explorer la dimension masochiste de ma sexualité, je ne vois pas au nom de quoi on pourrait m'en empêcher. On est en démocratie…» Elle s'énervait elle aussi, je sentais qu'elle n'allait pas tarder à évoquer les droits de l'homme. Au mot de démocratie, Bredane lui avait jeté un regard légèrement méprisant; il se retourna vers Valérie. «Vous avez raison… dit-il sombrement, c'est absolument dégueulasse. Quand je vois quelqu'un accepter de se faire arracher un ongle à la tenaille, puis de se faire chier dessus, et de manger la merde de son bourreau, je trouve ça dégueulasse. Mais, justement, c'est la partie dégueulasse de l'être humain qui m'intéresse.»

Au bout de quelques secondes, Valérie demanda douloureusement: «Pourquoi?…

– Je ne sais pas, répondit Bredane avec simplicité. Je ne crois pas à la part maudite, parce que je ne crois à aucune forme de malédiction, ni de bénédiction d'ailleurs. Mais j'ai l'impression qu'en s'approchant de la souffrance et de la cruauté, de la domination et de la servitude, on touche à l'essentiel, à la nature intime de la sexualité. Vous ne croyez pas?…» Il s'adressait à moi, maintenant. Non, en fait, je ne croyais pas. La cruauté est ancienne chez l'être humain, on la rencontre chez les peuples les plus primitifs: dès les premières guerres de clans, les vainqueurs avaient pris soin de conserver la vie à certains de leurs prisonniers, afin de les faire plus tard expirer dans des tortures abominables. Cette tendance se répétait, constante dans l'histoire, on la retrouvait intacte de nos jours: dès qu'une guerre extérieure ou civile tendait à effacer les contraintes morales ordinaires – et cela quelle que soit la race, la population, la culture – il se trouvait des êtres humains prêts à se livrer aux joies de la barbarie et du massacre. Cela était attesté, permanent, indiscutable, mais n'avait rien à voir avec la recherche du plaisir sexuel – également ancienne, également forte. En résumé, je n'étais pas d'accord; mais j'avais conscience, comme d'habitude, que la discussion était vaine.

«Allons faire un tour…» dit Bredane après avoir fini sa bière. Je le suivis, accompagné des autres, dans la première salle de tortures. C'était une cave voûtée, aux pierres apparentes. La musique d'ambiance était constituée d'accords d'orgue extrêmement graves, sur lesquels se superposaient des hurlements de damnés. Je constatai que les amplis de basse étaient énormes; un peu partout il y avait des spots rouges, des masques et des outils de torture accrochés à des râteliers; l'aménagement avait dû coûter une fortune. Dans une alcôve, un type chauve et presque décharné était assujetti par les quatre membres, ses pieds coincés dans un dispositif en bois qui le maintenait à une cinquantaine de centimètres au-dessus du sol, ses bras soutenus par des menottes accrochées au plafond. Une dominatrice bottée, gantée, vêtue de latex noir, marchait autour de lui, armée d'un fouet aux lanières fines, incrustées d'éclats de pierres précieuses. D'abord elle lui fustigea longuement les fesses, à grands coups appuyés; le type nous faisait face, entièrement nu, il poussait des cris de douleur. Une petite assemblée se forma autour du couple. «Elle doit être au niveau deux… me souffla Bredane. Le niveau un, c'est quand on s'arrête à la vue du premier sang.» La bite et les couilles du type pendaient dans le vide, très longues et comme distordues. La dominatrice tourna autour de lui, fouilla dans une sacoche à sa ceinture, en sortit plusieurs hameçons qu'elle planta dans son scrotum; un peu de sang perla à la surface. Puis, plus doucement, elle commença à fouetter ses parties génitales. C'était très limite: si une des lanières s'accrochait aux hameçons, la peau des couilles risquait d'être déchirée. Valérie détourna la tête, se blottit contre moi. «On y va… dit-elle d'une voix suppliante; on y va, je t'expliquerai.» Nous retournâmes vers le bar; les autres étaient tellement captivés par le spectacle qu'ils ne firent aucune attention à nous. «La fille qui fouettait le type… me dit-elle à mi-voix, je l'ai reconnue. Je ne l'ai vue qu'une fois avant, mais je suis sûre que c'est elle… C'est Audrey, la femme de Jean-Yves.»

Nous partîmes tout de suite après. Dans le taxi Valérie resta prostrée, immobile. Elle se tut encore dans l'ascenseur, jusqu'à l'appartement. Ce n'est qu'une fois la porte refermée qu'elle se retourna vers moi: «Michel… tu ne me trouves pas trop conventionnelle?

– Non. Moi aussi, j'ai eu horreur de ça.

– Je comprends l'existence des bourreaux: ça me dégoûte, mais je sais que ça existe, les gens qui prennent du plaisir à torturer les autres; ce qui me dépasse, c'est l'existence des victimes. Je n'arrive pas à comprendre qu'un être humain puisse en venir à préférer la souffrance au plaisir. Je ne sais pas, il faudrait les rééduquer, les aimer, leur apprendre le plaisir.»

Je haussai les épaules, comme pour indiquer que le sujet dépassait mes compétences – ce qui se produisait, maintenant, dans à peu près toutes les circonstances de ma vie. Les choses que les gens font, celles qu'ils acceptent de subir… il n'y avait rien à tirer de tout cela, aucune conclusion générale, aucun sens. Je me déshabillai en silence. Valérie s'assit dans le lit à mes côtés. Je la sentais encore tendue, préoccupée par le sujet.

«Ce qui me fait peur là-dedans, reprit-elle, c'est qu'il n'y a plus aucun contact physique. Tout le monde porte des gants, utilise des ustensiles. Jamais les peaux ne se touchent, jamais il n'y a un baiser, un frôlement ni une caresse. Pour moi, c'est exactement le contraire de la sexualité.»

Elle avait raison, mais je suppose que les adeptes du SM auraient vu dans leurs pratiques l'apothéose de la sexualité, sa forme ultime. Chacun y restait enfermé dans sa peau, pleinement livré à ses sensations d'être unique; c'était une manière de voir les choses. Ce qui était certain, en tout cas, c'est que ce genre d'endroits connaissait une vogue croissante. J'imaginais très bien des filles comme Marjorie et Géraldine les fréquenter, par exemple, alors que j'avais du mal à leur imaginer la capacité d'abandon nécessaire à une pénétration, voire à n'importe quel rapport sexuel.

«C'est plus simple qu'on ne pourrait le croire… dis-je finalement. Il y a la sexualité des gens qui s'aiment, et la sexualité des gens qui ne s'aiment pas. Quand il n'y a plus de possibilité d'identification à l'autre, la seule modalité qui demeure c'est la souffrance – et la cruauté.»

Valérie se blottit contre moi. «On vit dans un monde bizarre…» dit-elle. Dans un sens elle était restée naïve, protégée de la réalité humaine par ses horaires de travail démentiels qui lui laissaient à peine le temps de faire ses courses, de se reposer, de repartir. Elle ajouta. «Je n'aime pas le monde dans lequel on vit».

6

Les trois grandes attentes des consommateurs

qui se sont dégagées de notre enquête

sont: le désir de sécurité, le désir d'affectivité

et le désir d'esthétique.

Bernard Guilbaud

Le 30 juin, les résultats de réservation en provenance du réseau des agences de voyages tombèrent. Ils étaient excellents. Le produit «Eldorador Découverte» était un succès, il obtenait d'emblée des résultats supérieurs aux Eldorador «formule normale» – qui, de leur côté, continuaient à baisser. Valérie se décida à prendre une semaine de vacances; nous partîmes chez ses parents à Saint-Quay-Portrieux. Je me sentais un peu vieux dans le rôle du fiancé qu'on présente à la famille; j'avais tout de même treize ans de plus qu'elle, et c'était la première fois que je me trouvais dans cette situation. Le train s'arrêta à Saint-Brieuc, son père nous attendait à la gare. Il embrassa chaleureusement sa fille, la serra longtemps contre lui, on voyait qu'elle lui avait manqué.

«Tu as un peu maigri…» lui dit-il. Puis il se retourna vers moi, me tendit la main sans trop me regarder. Lui aussi était intimidé, je crois: il savait que je travaillais au ministère de la Culture, alors qu'il n'était qu'un paysan. Sa mère fut beaucoup plus loquace, elle me questionna longuement sur ma vie, mon travail, mes loisirs. Enfin ce n'était pas trop difficile, Valérie était à mes côtés; de temps en temps elle répondait à ma place, nous échangions des regards. Je n'arrivais pas à m'imaginer comment je me comporterais dans cette situation si j'avais des enfants, un jour; je n'arrivais pas à imaginer grand-chose, concernant l'avenir.

Le repas du soir fut un vrai repas de fête, avec du homard, une selle d'agneau, des fromages, une tarte aux fraises et du café. Pour ce qui me concerne j'étais tenté d'y voir l'indice d'une acceptation, bien que je sache naturellement que le menu avait été préparé à l'avance. Valérie fit l'essentiel des frais de la conversation, parlant surtout de son nouveau travail – dont je savais à peu près tout. Je laissais flotter mon regard sur le tissu des rideaux, les bibelots, les photos de famille dans leurs cadres. J'étais dans une famille, c'était émouvant et un peu angoissant.

Valérie insista pour dormir dans la chambre qui était la sienne quand elle était adolescente. «Vous feriez mieux de prendre la chambre d'amis, protesta sa mère, vous allez être trop serrés.» C'est vrai que le lit était un peu étroit, mais je fus très ému, en écartant la culotte de Valérie, puis en caressant sa chatte, de penser qu'elle y dormait déjà quand elle avait treize ou quatorze ans. Les années perdues, me dis-je. Je m'agenouillai au pied du lit, retirai complètement sa culotte, la tournai vers moi. Elle referma son vagin sur le bout de mon sexe. Je jouai à la pénétrer et à me retirer sur quelques centimètres, par petits coups rapides, tout en serrant ses seins entre mes mains. Elle jouit avec un cri étouffé, puis éclata de rire. «Mes parents… souffla-t-elle, ils dorment pas encore.» Je la pénétrai à nouveau, plus fort, pour jouir moi-même cette fois. Elle me regardait faire, les yeux brillants, et posa une main sur ma bouche juste au moment où je venais en elle avec un grondement rauque.

Plus tard, je regardai avec curiosité l'ameublement de la pièce. Juste au-dessus des Bibliothèque Rose, sur une étagère, il y avait plusieurs petits cahiers soigneusement reliés. «Oh ça, dit-elle, je le faisais quand j'avais dix-douze ans. Tu peux regarder. C'est des histoires du Club des Cinq.

– Comment ça?

– Des histoires inédites du Club des Cinq, que j'écrivais moi-même, mais en reprenant les personnages.» Je sortis les petits cahiers: il y avait Le Club des Cinq dans l'espace, Le Club des Cinq au Canada. Je me représentai soudain une petite fille imaginative, plutôt solitaire, que je ne connaîtrais jamais.

Les jours qui suivirent, nous ne fîmes pas grand-chose d'autre que d'aller à la plage. Il faisait beau, mais l'eau était trop froide pour se baigner longtemps. Valérie restait allongée au soleil des heures entières; elle récupérait peu à peu; les trois derniers mois avaient été les plus durs de sa vie professionnelle. Un soir, trois jours après notre arrivée, je lui en parlai. C'était à l’Oceanic Bar, nous venions de commander des cocktails.

«Tu vas avoir moins de travail, je pense, maintenant la formule est lancée.

– Dans un premier temps, oui.» Elle eut un sourire désabusé. «Mais, très vite, il va falloir trouver autre chose.

– Pourquoi? Pourquoi ne pas s'arrêter?

– Parce que c'est le jeu. Si Jean-Yves était là, il te dirait que c'est le principe du capitalisme: si tu n'avances pas, tu es mort. À moins d'avoir acquis un avantage concurrentiel décisif, auquel cas tu peux te reposer quelques années; mais nous n'en sommes pas là. Le principe des "Eldorador Découverte" est bon, c'est une idée ingénieuse, astucieuse si tu veux, mais ce n'est pas réellement novateur, c'est juste le mélange bien dosé de deux concepts antérieurs. Les concurrents vont constater que ça marche, et très vite ils vont arriver sur le même créneau. Ce n'est pas très compliqué à faire; ce qui était un peu difficile, c'était de le mettre sur pied en si peu de temps. Mais je suis sûr que, par exemple, Nouvelles Frontières est capable de proposer une offre concurrentielle dès l'été prochain. Si on veut conserver notre avantage, il va falloir innover à nouveau.

– Et ça ne se terminera jamais?

– Je ne crois pas, Michel. Je suis bien payée, à l'intérieur d'un système que je connais; j'ai accepté les règles du jeu.»

Je dus avoir l'air sombre; elle passa une main autour de mon cou. «Allons manger… dit-elle. Mes parents vont nous attendre.»

Nous rentrâmes à Paris le dimanche soir. Dès le lundi matin, Valérie et Jean-Yves avaient rendez-vous avec Eric Leguen. Il tenait à leur exprimer la satisfaction du groupe devant les premiers résultats de leur action de redressement. À l'unanimité, le directoire avait décidé de leur allouer une prime sous forme d'actions – ce qui était exceptionnel, pour des cadres ayant moins d'un an de maison.

Le soir, nous dinâmes tous les trois dans un restaurant marocain de la rue des Écoles. Jean-Yves était mal rasé, il dodelinait de la tête et paraissait un peu bouffi. «Je crois qu'il s'est mis à boire, m'avait dit Valérie dans le taxi. Il a passé des vacances infectes avec sa femme et ses enfants à l'île de Ré. Il devait rester quinze jours, mais il est reparti au bout d'une semaine. Il m'a dit qu'il n'arrivait vraiment plus à supporter les amis de sa femme.»

Effectivement, ça n'avait pas l'air d'aller: il ne touchait pas à son tagine, il se resservait de vin sans arrêt. «Ça y est! lança-t-il d'un ton sardonique, ça y est, on commence à s'approcher de la grosse thune!» Il secoua la tête, vida son verre de vin. «Excusez-moi… dit-il, pitoyable, excusez-moi, je ne devrais pas parler comme ça.» Il posa sur la table ses mains légèrement tremblantes, attendit; le tremblement se calma peu à peu. Puis il regarda Valérie droit dans les yeux. «Tu as su ce qui était arrivé à Marylise?

– Marylise Le François? Non, je ne l'ai pas vue. Elle est malade?

– Pas malade, non. Elle a passé trois jours à l'hôpital sous tranquillisants, mais elle n'est pas malade. En fait elle s'est fait agresser et violer, en revenant du travail, dans le train pour Paris, mercredi dernier.»

Marylise reprit son travail le lundi suivant. De toute évidence, elle avait été nerveusement choquée; ses gestes étaient ralentis, presque mécaniques. Elle racontait son histoire facilement, trop facilement, ça ne paraissait pas naturel: son ton était neutre, son visage inexpressif et rigide, on aurait dit qu'elle répétait machinalement sa déposition. En sortant du travail à 22 heures 15, elle avait décidé d'attraper le train de 22 heures 21, en pensant que ça irait plus vite que d'attendre un taxi. Le wagon était aux trois quarts vide. Les quatre types s'étaient approchés d'elle, ils avaient tout de suite commencé à l'insulter. D'après ce qu'elle pouvait en savoir, ils étaient de type antillais. Elle avait tenté de discuter, de plaisanter avec eux; en échange, elle avait récolté une paire de gifles qui l'avait à moitié assommée. Puis ils s'étaient jetés sur elle, deux d'entre eux l'avaient plaquée au sol. Ils l'avaient pénétrée violemment, sans ménagements, par tous les orifices. Chaque fois qu'elle tentait d'émettre un son elle recevait un coup de poing, ou une nouvelle paire de gifles. Cela avait duré longtemps, le train s'était arrêté plusieurs fois; les voyageurs descendaient, changeaient prudemment de compartiment. En se relayant pour la violer les types continuaient à plaisanter et à l'insulter, ils la traitaient de salope et de vide-couilles. À la fin, il n'y avait plus personne dans le compartiment. Ils finirent par lui cracher et lui pisser dessus, réunis en cercle autour d'elle, puis la poussèrent à coups de pied, la dissimulant à moitié sous une banquette, avant de descendre tranquillement gare de Lyon. Les premiers voyageurs montèrent deux minutes plus tard et prévinrent la police, qui arriva presque tout de suite. Le commissaire n'était pas réellement surpris; d'après lui elle avait eu, relativement, de la chance. Il arrivait assez souvent, après avoir utilisé la fille, que les types la terminent en lui enfonçant une barre cloutée dans le vagin ou l'anus. C'était une ligne classée comme dangereuse.

Une note interne rappela aux employés les mesures de prudence habituelles, insistant sur le fait que des taxis étaient à leur disposition s'ils devaient travailler tard, et que les frais étaient intégralement supportés par l'entreprise. La patrouille de vigiles qui surveillait les locaux et le parking du personnel fut renforcée.

Ce soir-là Jean-Yves raccompagna Valérie, dont la voiture était en réparation. Au moment de quitter son bureau il jeta un regard sur le paysage chaotique de maisons individuelles, de centres commerciaux, d'échangeurs et de tours. Loin à l'horizon, la nappe de pollution donnait au coucher de soleil d'étranges teintes mauves et vertes. «C'est curieux… dit-il, on est là, à l'intérieur de l'entreprise, comme des bêtes de somme très bien nourries. Et à l'extérieur il y a les prédateurs, la vie sauvage. Je suis allé une fois à Sao Paulo, c'est là que l'évolution a été poussée à son terme. Ce n'est même plus une ville mais une sorte de territoire urbain qui s'étend à perte de vue, avec des favelas, des immeubles de bureaux gigantesques, des résidences de luxe entourées de gardes armés jusqu'aux dents. Il y a plus de vingt millions d'habitants, dont beaucoup naissent, vivent et meurent sans jamais sortir des limites du territoire. Là-bas les rues sont très dangereuses, même en voiture on peut très bien se faire braquer à un feu rouge, ou prendre en chasse par une bande motorisée: les mieux équipées ont des mitrailleuses et des lance-roquettes. Pour se déplacer, les hommes d'affaires et les gens riches utilisent presque uniquement l'hélicoptère; il y a des terrains d'atterrissage un peu partout, au sommet des buildings des banques ou des immeubles résidentiels. Au niveau du sol, la rue est abandonnée aux pauvres – et aux gangsters.»

En s'engageant sur l'autoroute du Sud, il ajouta à voix basse: «J'ai des doutes, en ce moment. J'ai des doutes, de plus en plus souvent, sur l'intérêt du monde qu'on est en train de construire.»

Quelques jours plus tard, le même entretien se reproduisit. Après s'être garé devant l'immeuble de l'avenue de Choisy, Jean-Yves alluma une cigarette, resta silencieux quelques secondes, puis se retourna vers Valérie: «Je suis très ennuyé, pour Marylise… Les médecins ont dit qu'elle pouvait reprendre son travail, et c'est vrai que dans un sens elle est normale, elle n'a pas de crises. Mais elle ne prend plus aucune initiative, elle est comme paralysée. Chaque fois qu'il y a une décision en suspens, elle vient me consulter; et si je ne suis pas là elle est capable d'attendre des heures sans lever le petit doigt. Pour une responsable de la communication, ça ne peut pas aller; on ne peut pas continuer comme ça.

– Tu ne vas pas la virer?»

Jean-Yves écrasa sa cigarette, fixa longuement le boulevard à l'extérieur de la voiture; il serrait le volant entre ses mains. Il avait l'air de plus en plus tendu, égaré; Valérie remarqua que son costume lui-même commençait à avoir quelques taches.

«Je ne sais pas, souffla-t-il finalement avec effort. Je n'ai jamais eu à faire ce genre de choses. La virer, non, ça serait trop dégueulasse; mais il va falloir lui trouver un autre poste, où elle ait moins de décisions à prendre, moins de contacts avec les gens. En plus, depuis ce qui lui est arrivé, elle a tendance à avoir des réactions racistes. C'est normal, ça peut se comprendre, mais dans le tourisme ce n'est vraiment pas possible. Dans la publicité, les catalogues, dans tout ce qui concerne la communication en général, on présente systématiquement les autochtones comme des gens chaleureux, accueillants et ouverts. Il n'y a pas moyen de faire autrement: ça, c'est vraiment une obligation professionnelle.»

Le lendemain Jean-Yves en parla à Leguen, qui eut moins d'états d'âme, et une semaine plus tard Marylise fut mutée au service comptable, en remplacement d'une employée qui venait de prendre sa retraite. II fallait trouver un autre responsable pour la communication des Eldorador. Jean-Yves et Valérie firent passer ensemble les entretiens d'embauché. Après avoir vu une dizaine de candidats, ils déjeunèrent ensemble au restaurant d'entreprise pour en parler.

«Je serais assez tenté de prendre Noureddine, dit Valérie. Il a vraiment un talent incroyable, et il a déjà travaillé sur pas mal de projets différents.

– Oui, c'est le meilleur; mais j'ai l'impression qu'il est presque trop doué pour le poste. Je ne le vois pas tellement dans la communication d'une entreprise de voyages; plutôt dans un truc plus prestigieux, plus arty. Là il va s'ennuyer, il ne va pas rester. Notre cœur de cible, c'est quand même le milieu de gamme. En plus il est beur, ça peut poser des problèmes. Pour attirer les gens, il faut utiliser pas mal de clichés sur les pays arabes: l'hospitalité, le thé à la menthe, les fantasias, les bédouins… J'ai remarqué que ce genre de trucs a du mal à passer avec les beurs; en fait, ils ont souvent du mal à supporter les pays arabes en général.

– Discrimination raciale à l'embauche… fit Valérie, narquoise.

– C'est idiot!» Jean-Yves s'échauffait un peu; depuis son retour de vacances il était décidément trop tendu, il commençait à perdre son sens de l'humour. «Tout le monde fait ça!» poursuivit-il d'une voix trop forte; on se retourna à la table d'à côté. «Les origines des gens font partie de leur personnalité, il faut en tenir compte, c'est évident. Par exemple, je prendrais sans hésiter un immigré tunisien ou marocain – même beaucoup plus récent que Noureddine – pour les négociations avec les fournisseurs locaux. Ils ont une double appartenance qui les rend très forts, l'interlocuteur est toujours en porte à faux. En plus ils arrivent avec l'image de celui qui a réussi en France, les mecs les respectent d'emblée, ils ont l'impression qu'ils ne pourront pas les arnaquer. Les meilleurs négociateurs que j'ai eus, c'était toujours des gens qui avaient une double origine. Mais là, pour le poste, je serais plutôt tenté de prendre Brigit.

– La Danoise?

– Oui. En graphisme pur, elle est assez douée aussi. Elle est très antiraciste – je crois qu'elle vit avec un Jamaïcain, un peu conne, très enthousiaste à priori pour tout ce qui est exotique. Elle n'a pas l'intention d'avoir d'enfants pour le moment. En résumé, je crois qu'elle a le profil.»

Il y avait peut-être une autre raison, aussi, Valérie s'en rendit compte quelques jours plus tard en surprenant un geste de Brigit qui posait la main sur l'épaule de Jean-Yves. «Oui, tu as raison… lui confirma-t-il autour d'un café au distributeur automatique, mon dossier s'aggrave, maintenant je me livre au harcèlement sexuel… Enfin ça s'est produit deux ou trois fois, ça n'ira pas plus loin, elle a un copain de toute façon.» Valérie lui jeta un regard rapide. Il aurait dû se faire couper les cheveux, il se négligeait vraiment en ce moment. «Je ne te fais pas de reproche…» dit-elle. Intellectuellement il n'avait pas baissé, il avait toujours une appréhension très juste des situations et des gens, une intuition fine des montages financiers; mais il avait de plus en plus l'air d'un homme malheureux, à la dérive.

Les questionnaires de satisfaction commencèrent à être dépouillés; le taux de retour avait été élevé, grâce à un tirage au sort où les cinquante premiers pouvaient gagner une semaine de vacances. À première vue, les causes de la désaffection des Eldorador «formule normale» allaient être difficiles à cerner. Les clients étaient satisfaits de l'hébergement et du site, satisfaits de la restauration, satisfaits des activités et des sports proposés: cela dit, ils étaient de moins en moins nombreux à revenir.

Par hasard, Valérie tomba sur un article dans Tourisme Hebdo qui analysait les nouvelles valeurs des consommateurs. L'auteur se réclamait du modèle d'Holbrook et Hirschman, qui se base sur l'émotion que le consommateur peut ressentir face à un produit ou un service; mais ses conclusions n'avaient rien de particulièrement neuf. Les nouveaux consommateurs étaient décrits comme moins prévisibles, plus éclectiques, plus ludiques, plus engagés dans l'humanitaire. Ils ne consommaient plus pour «paraître», mais pour «être»: plus de sérénité. Ils mangeaient équilibré, faisaient attention à leur santé; ils craignaient un peu les autres et l'avenir. Ils exigeaient le droit à l'infidélité par curiosité, par éclectisme; ils privilégiaient le solide, le durable, l'authentique. Ils manifestaient des exigences éthiques: plus de solidarité, etc. Tout cela elle l'avait déjà lu cent fois, les sociologues et psychologues des comportements répétaient les mêmes mots d'un article à l'autre, d'un organe de presse à l'autre. Tout cela, d'ailleurs, ils en avaient déjà tenu compte. Les villages Eldorador étaient construits en matériaux traditionnels, suivant les principes de l'architecture du pays. Les menus des self-services étaient équilibrés, accordaient une large place aux crudités, aux fruits, au régime crétois. Parmi les activités proposées on trouvait du yoga, de la sophrologie, du tai-chi-chuan. Aurore avait signé la charte du tourisme éthique, et donnait régulièrement au WWF. Rien de tout cela ne paraissait suffire à enrayer le déclin. «Je crois simplement que les gens mentent, dit Jean-Yves après avoir relu, pour la deuxième fois, le rapport de synthèse sur les questionnaires de satisfaction. Ils se déclarent satisfaits, ils cochent à chaque fois les cases "Bien", mais en réalité ils se sont emmerdés pendant toutes leurs vacances, et ils se sentent trop coupables pour l'avouer. Je vais finir par revendre tous les clubs qu'on ne peut pas adapter à la formule "Découverte", et par mettre le paquet sur les vacances actives: rajouter du 4x4, des promenades en montgolfière, des méchouis dans le désert, des croisières en boutre, de la plongée, du rafting, tout…

– On n'est pas seuls sur le créneau.

– Non… convint-il avec découragement.

– On devrait essayer de passer une semaine dans un club, incognito, sans but précis. Juste pour capter l'ambiance.

– Ouais…» Jean-Yves se redressa sur son fauteuil, prit un paquet de listings. «Il faudrait regarder ceux qui ont les plus mauvais résultats.» Il tourna rapidement les pages. «Djerba et Monastir, c'est une catastrophe; mais de toute façon je crois qu'on va laisser tomber la Tunisie. C'est déjà beaucoup trop construit, la concurrence est prête à baisser les prix jusqu'à des niveaux hallucinants; compte tenu de notre positionnement, on ne pourra jamais suivre.

– Tu as des offres de rachat?

– Curieusement, oui, Neckermann est intéressé. Ils veulent se lancer sur la clientèle des ex-pays de l'Est: Tchécoslovaquie, Hongrie, Pologne… du très bas de gamme, mais la Costa Brava est vraiment saturée. Ils s'intéressent aussi à notre club d'Agadir, ils proposent un prix raisonnable. Je suis assez tenté de leur céder; malgré le sud marocain Agadir n'arrive pas à décoller, je crois que les gens préféreront toujours Marrakech.

– C'est pourtant nul, Marrakech.

– Je sais bien… Ce qui est curieux, c'est que Sharm-el-Sheikh ne marche pas vraiment. Il y a pourtant des atouts: les plus beaux fonds coralliens du monde, des promenades dans le désert du Sinaï…

– Oui, mais c'est en Egypte.

– Et alors?

– A mon avis, personne n'a oublié l'attentat de Louxor, en 1997. Il y a quand même eu cinquante-huit morts. La seule chance d'arriver à vendre Sharm-el-Sheikh, c'est d'enlever la mention "Egypte".

– Qu'est-ce que tu veux mettre à la place?

– Je sais pas, "Mer Rouge" par exemple.

– OK, "Mer Rouge" si tu veux. Il prit note, recommença à parcourir ses feuilles. L'Afrique marche bien… C'est curieux, Cuba a fait un mauvais score. Pourtant normalement c'est à la mode la musique cubaine, l'ambiance latino, etc. Saint-Domingue, par exemple, n'a pas désempli.» Il consulta le descriptif du club cubain. «L'hôtel de Guardalavaca est récent, il est au prix du marché. Ni trop sportif, ni trop familial. "Au rythme effréné de la salsa, vivez la magie des nuits cubaines…" Les résultats ont baissé de 15 %. Je pense qu'on pourrait aller voir sur place: soit là, soit en Egypte.

– On va où tu veux, Jean-Yves… répondit-elle avec lassitude. De toute façon, ça te fera du bien de partir sans ta femme.»

Le mois d'août venait de s'installer à Paris; les journées étaient chaudes et même étouffantes, mais le beau temps ne tenait pas: au bout d'un jour ou deux il y avait un orage, l'atmosphère se rafraîchissait d'un seul coup. Puis le soleil revenait, la colonne du thermomètre et les taux de pollution recommençaient leur ascension. Je n'y portais à vrai dire qu'un intérêt superficiel. J'avais renoncé aux peep-shows depuis ma rencontre avec Valérie; j'avais également renoncé, et depuis bien des années, à l'aventure urbaine. Paris pour moi n'avait jamais été une fête, et je ne voyais aucune raison pour que ça le devienne. Il y a dix ou quinze ans, pourtant, lors de mes débuts au ministère de la Culture, j'étais sorti dans des boîtes ou des bars incontournables; j’en gardais le souvenir d'une angoisse légère mais constante. Je n'avais rien à dire, je me sentais absolument incapable d'engager la conversation avec qui que ce soit; je ne savais pas danser non plus. C'est dans ces circonstances que je commençai à devenir alcoolique. L'alcool ne me déçut jamais, à aucun moment de ma vie, il me fut d'un soutien constant. Après une dizaine de gin-tonics, il m'arrivait même parfois – assez rarement, ça a dû se produire en tout et pour tout quatre ou cinq fois – de retrouver l'énergie nécessaire pour convaincre une femme de partager mon lit. Le résultat était d'ailleurs en général décevant, je ne bandais pas et je m'endormais au bout de quelques minutes. Plus tard, je découvris l'existence du Viagra; l'imprégnation alcoolique nuisait beaucoup à son efficacité, mais en forçant les doses on pouvait quand même arriver à quelque chose. Le jeu, de toute façon, n'en valait pas la chandelle. Avant Valérie, en fait, je n'avais rencontré aucune fille qui arrive à la cheville des prostituées thaïes; ou alors peut-être quand j'étais très jeune, avec des filles de seize ou dix-sept ans, j'avais pu ressentir quelque chose. Mais dans les milieux culturels que je fréquentais, c'était carrément la catastrophe. Ces filles ne s'intéressaient pas du tout au sexe, mais uniquement à la séduction – et encore il s'agissait d'une séduction élitiste, trash, décalée, pas du tout érotique en fait. Au lit, elles étaient tout bonnement incapables de quoi que ce soit. Ou alors il aurait fallu des fantasmes, tout un tas de scénarios fastidieux et kitsch dont la seule évocation suffisait à me dégoûter. Elles aimaient parler de sexe, c'est certain, c'était même leur seul sujet de conversation; mais il n'y avait en elles aucune véritable innocence sensuelle. Les hommes, d'ailleurs, ne valaient guère mieux: c'est une tendance française, de toute façon, de parler de sexe à chaque occasion sans jamais rien faire; mais ça commençait à me peser sérieusement.

Tout peut arriver dans la vie, et surtout rien. Mais cette fois, quand même, dans ma vie, il s'était passé quelque chose: j'avais trouvé une amante, et elle me rendait heureux. Notre mois d'août fut très doux. Espitalier, Leguen et en général tous les chefs d'Aurore étaient partis en vacances. Valérie et Jean-Yves s'étaient mis d'accord pour reporter les décisions importantes après leur séjour à Cuba, début septembre; c'était un répit, une période de calme. Jean-Yves allait un peu mieux. «Il s'est enfin décidé à aller voir des putes, m'apprit Valérie. Ça fait longtemps qu'il aurait dû le faire. Maintenant il boit moins, il est plus calme.

– Pourtant, d'après mon souvenir, les putes c'est pas terrible.

– Oui mais là c'est différent, ce sont des filles qui démarchent par Internet. Assez jeunes, souvent des étudiantes. Elles prennent peu de clients, elles les choisissent, elles ne font pas ça uniquement pour l'argent. Enfin, il m'a dit que c'était pas mal. Si tu veux, un jour, on essaiera. Une fille bisexuelle pour nous deux, je sais que ça fait planer les mecs; et moi aussi, en fait, j'aime bien les filles.»

Nous ne l'avons pas fait cet été-là; mais, déjà, le fait qu'elle me le propose était terriblement excitant. J'avais de la chance. Elle connaissait les différentes choses qui conservent le désir d'un homme, enfin pas intégralement, ce n'est pas possible, mais disons qui le maintiennent à un niveau suffisant pour faire l'amour de temps en temps en attendant que tout se termine. Connaître ces choses, à vrai dire, n'est rien, c'est tellement facile, tellement dérisoire et facile; mais elle aimait les faire, elle y prenait plaisir, elle se réjouissait de voir le désir monter dans mon regard. Souvent, au restaurant, en revenant des toilettes, elle posait sur la table sa culotte qu'elle venait d'enlever. Elle aimait, alors, glisser une main entre mes jambes pour profiter de mon érection. Parfois, elle défaisait ma braguette et me branlait aussitôt, à l'abri de la nappe. Le matin aussi, quand elle me réveillait par une fellation et me tendait une tasse de café avant de me reprendre dans sa bouche, je ressentais des élans vertigineux de reconnaissance et de douceur. Elle savait s'arrêter juste avant que je jouisse, elle aurait pu me maintenir à la limite pendant des heures. Je vivais à l'intérieur d'un jeu, un jeu excitant et tendre, le seul jeu qui reste aux adultes; je traversais un univers de désirs légers et de moments illimités de plaisir.

7

À la fin du mois d'août, l'agent immobilier de Cherbourg me téléphona pour m'annoncer qu'il avait trouvé un acquéreur pour la maison de mon père. Le type souhaitait baisser légèrement le prix, mais il était prêt à payer comptant. J'acceptai immédiatement. Très prochainement, j'allais donc toucher un peu plus d'un million de francs. Je travaillais alors sur le dossier d'une exposition itinérante dans laquelle il s'agissait de lâcher des grenouilles sur des jeux de cartes étalés dans un enclos pavé de mosaïque – sur certains des carreaux étaient gravés les noms de grands hommes de l'histoire tels que Durer, Einstein ou Michel-Ange. Le budget principal était constitué par l'achat des jeux de cartes, il fallait les changer assez souvent; il fallait également, de temps à autre, changer les grenouilles. L'artiste souhaitait, au moins pour l'exposition inaugurale à Paris, disposer de jeux de tarots; il était prêt, pour la province, à se contenter de jeux de cartes ordinaires. Je décidai de partir une semaine à Cuba avec Jean-Yves et Valérie, début septembre. J'avais l'intention de payer mon voyage, mais elle me dit qu'elle s'arrangerait avec le groupe.

«Je ne vous dérangerai pas dans votre travail… promis-je.

– On ne va pas vraiment travailler, tu sais, on se comportera comme des touristes ordinaires. Ce qu'on va faire ce n'est presque rien, mais c'est le plus important: on va essayer de voir ce qui ne passe pas, pourquoi il n'y a pas vraiment d'ambiance dans le club, pourquoi les gens ne reviennent pas enchantés de leurs vacances. Tu ne vas pas nous déranger; tu peux nous être très utile, au contraire.»

Nous prîmes l'avion pour Santiago de Cuba le vendredi 5 septembre, en milieu d'après-midi. Jean-Yves n'avait pas pu s'empêcher d'emmener son ordinateur portable, mais il avait quand même l'air reposé, dans son polo bleu clair, et prêt à prendre des vacances. Peu après le décollage, Valérie posa une main sur ma cuisse; elle se détendit, les yeux clos. «Je ne m'inquiète pas, on va trouver quelque chose…» m'avait-elle dit au moment du départ.

Le transfert dura deux heures et demie à partir de l'aéroport. «Premier point négatif… nota Valérie, il faudrait voir s'il y a un vol qui arrive à Holguin.» Devant nous dans l'autocar, deux petites dames d'une soixantaine d'années, à la permanente d'un gris bleuté, pépiaient sans arrêt en se signalant l'une à l'autre les détails intéressants de l'environnement: des hommes qui coupaient la canne à sucre, un vautour qui planait au-dessus des prairies, deux bœufs qui rentraient à leur étable… Elles avaient l'air décidées à s'intéresser à tout, elles paraissaient sèches et résistantes; j'avais l'impression qu'elles ne seraient pas des clientes faciles. En effet, au moment de l'attribution des chambres, la pépiante A insista avec acharnement pour obtenir une chambre contiguë à celle de la pépiante B. Ce genre de revendication n'était pas prévu, l'employée de la réception n'y comprenait rien, il fallut faire venir le chef de village. Il avait la trentaine, une tête de bélier, l'air buté, des rides soucieuses ornaient son front étroit, en fait il ressemblait énormément à Nagui. «Tranquille d'accord… fit-il lorsqu'on lui eut exposé le problème, tranquille d'accord ma petite dame. Pour ce soir c'est pas possible, mais demain on a des départs, on vous changera de chambre.»

Un bagagiste nous conduisit jusqu'à notre bungalow vue plage, brancha la climatisation et se retira avec un dollar de pourboire. «Et voilà… dit Valérie en s'asseyant sur le lit. Les repas sont servis sous forme de buffet. C'est une formule tout compris, qui inclut les snacks et les cocktails. La discothèque est ouverte à partir de 23 heures. Il y a un supplément pour les massages et l'éclairage des courts de tennis la nuit.» Le but des entreprises de tourisme consiste à rendre les gens heureux, moyennant un certain tarif, pendant une certaine période. La tâche peut s'avérer facile, aussi bien qu'impossible – suivant la nature des gens, les prestations proposées, et d'autres facteurs. Valérie ôta son pantalon et son chemisier. Je m'allongeai sur l'autre lit jumeau. Source de plaisir permanente, disponible, les organes sexuels existent. Le dieu qui a fait notre malheur, qui nous a créés passagers, vains et cruels, a également prévu cette forme de compensation faible. S'il n'y avait pas, de temps à autre, un peu de sexe, en quoi consisterait la vie? Un combat inutile contre les articulations qui s'ankylosent, les caries qui se forment. Tout cela, de surcroît, inintéressant au possible – le collagène dont les fibres durcissent, le creusement des cavités microbiennes dans les gencives. Valérie écarta les cuisses au-dessus de ma bouche. Elle portait un slip tanga très mince, en dentelle mauve. J'écartai le tissu et mouillai mes doigts pour caresser ses lèvres. De son côté, elle défit mon pantalon et prit mon sexe au creux de sa main. Elle commença à me masser les couilles doucement, sans hâte. J'attrapai un oreiller pour avoir la bouche à hauteur de sa chatte. À ce moment, j'aperçus une femme de chambre qui balayait le sable de la terrasse. Les rideaux étaient tirés, la baie vitrée grande ouverte. En croisant mon regard, la fille pouffa de rire. Valérie se redressa, lui fit signe d'approcher. Elle resta sur place, hésitante, appuyée à son balai. Valérie se leva, marcha vers elle et lui tendit les mains. Dès que la fille fut à l'intérieur, elle commença à défaire les boutons de sa blouse: elle ne portait rien en dessous, à part un slip de coton blanc; elle pouvait avoir une vingtaine d'années, son corps était très brun, presque noir, elle avait une petite poitrine ferme et des fesses très cambrées. Valérie tira les rideaux; je me levai à mon tour. La fille s'appelait Margarita. Valérie prit sa main et la posa sur mon sexe. Elle éclata de rire à nouveau, mais commença à me branler. Valérie ôta rapidement son soutien-gorge et sa culotte, s'allongea sur le lit et commença à se caresser. Margarita hésita encore un instant, puis elle retira son slip et s'agenouilla entre les cuisses de Valérie. Elle regarda d'abord sa chatte, la caressant de la main, puis elle approcha la bouche et commença à la lécher. Valérie posa une main sur la tête de Margarita pour la guider, tout en continuant à me branler de l'autre main. Je sentis que j'allais jouir; je m'écartai et partis chercher un préservatif dans la trousse de toilette. J'étais tellement excité que j'eus du mal à le trouver, puis à l'enfiler, ma vue était comme brouillée. Le cul de la petite Noire ondulait à mesure qu'elle se penchait et se relevait sur le pubis de Valérie. Je la pénétrai d'un seul coup, sa chatte était ouverte comme un fruit. Elle gémit faiblement, tendit les fesses vers moi. Je commençai à aller et venir en elle, un peu n'importe comment, la tête me tournait, mon corps était traversé de soubresauts de plaisir. La nuit tombait, on ne voyait plus grand-chose dans la pièce. Comme venant de très loin, d'un autre monde, j'entendais les râles de Valérie qui augmentaient. J'écrasai mes mains sur le cul de Margarita, je la pénétrai de plus en plus fort, je ne cherchais même plus a me retenir. Au moment où Valérie poussa un cri, je jouis à mon tour. Pendant une ou deux secondes j'eus l'impression de me vider de mon poids, de flotter dans l'atmosphère. Puis la sensation de pesanteur revint, je me sentis épuisé d'un seul coup. Je m'abattis sur le lit, entre leurs bras.

Plus tard, je distinguai confusément Margarita qui se rhabillait, Valérie qui fouillait dans son sac pour lui donner quelque chose. Elles s'embrassèrent sur le pas de la porte; dehors, il faisait noir. «Je lui ai donné quarante dollars… dit Valérie en se rallongeant à mes côtés. C'est le prix que paient les Occidentaux. Pour elle, ça représente un mois de salaire.» Elle alluma la lampe de chevet. Des silhouettes passaient, se détachaient en ombres chinoises sur les rideaux; on entendait des bruits de conversation. Je posai une main sur son épaule. «C'était bien… dis-je avec un émerveillement incrédule. C'était vraiment bien.

– Oui, elle était sensuelle, cette fille. Moi aussi, elle m'a bien léché.

– C'est bizarre, les prix du sexe… poursuivis-je avec hésitation. J'ai l'impression que ça ne dépend pas tellement du niveau de vie du pays. Évidemment, suivant le pays, on obtient des choses tout à fait différentes; mais le prix de base, c'est à peu près toujours le même: celui que les Occidentaux sont prêts à payer.

– Est-ce que tu crois que c'est ce qu'on appelle l'économie de l’offre ?

– Je n'en sais rien… Je secouai la tête. Je n'ai jamais rien compris à l'économie; c'est comme un blocage.»

J'avais très faim, mais le restaurant n'ouvrait qu'à huit heures; je bus trois pinacoladas au bar en assistant aux jeux apéro. L'effet de la jouissance ne se dissipait que lentement, j'étais un peu parti, de loin j'avais l'impression que tous les animateurs ressemblaient à Nagui. En fait non, il y en avait de plus jeunes, mais tous avaient quelque chose de bizarre: le crâne rasé, une barbiche ou des nattes. Ils poussaient des hurlements effroyables, et de temps en temps attrapaient une personne dans l'assistance pour la forcer à monter sur scène. Heureusement, j'étais trop loin pour être sérieusement menacé.

Le patron du bar était assez pénible, il ne servait pour ainsi dire à rien: chaque fois que j'avais besoin de quelque chose, il se contentait de me renvoyer d'un geste méprisant à ses serveurs; il ressemblait un peu à un ancien torero, avec des cicatrices et un petit ventre rond, contrôlé. Son slip de bain jaune moulait très précisément son sexe; il était bien monté, et il tenait à le faire savoir. Alors que je regagnais ma table, après avoir obtenu, avec d'extrêmes difficultés, mon quatrième cocktail, je vis l'homme s'approcher d'une table voisine, occupée par un groupe compact de quinquagénaires québécoises. Je les avais déjà remarquées en arrivant, elles étaient trapues et résistantes, tout en dents et en graisse, et parlaient incroyablement fort; on n'avait aucun mal à comprendre qu'elles aient rapidement enterré leurs maris. Je sentais qu'il n'y aurait pas eu intérêt à leur passer devant dans une queue de self-service, ou à s'emparer d'un bol de céréales qu'elles auraient convoité. Lorsque l'ancien bellâtre s'approcha de leur table elles lui jetèrent des regards énamourés, redevenant presque des femmes. Il se pavanait largement devant elles, accentuant encore son obscénité par des gestes de suspension qu'il opérait à intervalles réguliers au travers de son slip, et par lesquels il semblait s'assurer de la matérialité de son service trois pièces. Les quinquagénaires québécoises semblaient ravies de cette compagnie évocatrice; leurs vieux corps usés avaient encore besoin de soleil. Il jouait bien son rôle, parlait à voix basse à l'oreille des vieux êtres, les appelant à la manière cubaine «mi corazon» ou «mi amor». Rien d'autre n'aurait lieu, c'est certain, il se contentait de susciter d'ultimes tressaillements dans leurs vieilles chattes; mais ce serait peut-être suffisant pour qu'elles aient l'impression d'avoir passé d'excellentes vacances, et pour qu'elles recommandent le club à leurs amies; elles en avaient encore pour au moins vingt ans. Je jetai alors les bases d'un film pornographique social intitulé Les seniors se déchaînent. Il mettait en scène deux gangs qui opéraient dans des clubs de vacances, l'un composé de seniors italiens, l'autre de seniorettes québécoises. Chacun de leur côté, armés de nunchakus et de pics à glace, ils soumettaient aux derniers outrages des adolescents nus et bronzés. Naturellement ils finissaient par se rencontrer, au milieu d'un voilier du Club Med; les membres de l'équipage, rapidement réduits à l'impuissance, étaient l'un après l'autre violés avant d'être jetés pardessus bord par des seniorettes ivres de sang. Le film se terminait par une gigantesque partouze de seniors, alors que le bateau, ayant rompu ses amarres, voguait tout droit en direction du pôle Sud.

Valérie me rejoignit enfin: elle s'était maquillée, elle portait une robe blanche courte et transparente; j'avais encore envie d'elle. Nous retrouvâmes Jean-Yves autour du buffet. Il avait l'air détendu, presque alangui, et nous livra mollement ses premières impressions. La chambre n'était pas mal, l'animation un peu envahissante; il était juste à côté de la sono, c'était presque intenable. La bouffe pas terrible, ajouta-t-il en fixant avec amertume son morceau de poulet bouilli. Pourtant tout le monde se resservait abondamment, et à plusieurs reprises, au buffet; les seniors en particulier étaient d'une voracité étonnante, on aurait pu croire qu'ils avaient passé leur après-midi à se dépenser en sports nautiques et en beach volley. «Ils mangent, ils mangent… commenta Jean-Yves avec résignation. Qu'est-ce que tu veux qu'ils fassent d'autre?»

Après le dîner il y eut un spectacle, où la participation du public était une nouvelle fois requise. Une femme d'une cinquantaine d'années se lança dans une interprétation karaoké de Bang-bang, de Sheila. C'était assez courageux de sa part; il y eut quelques applaudissements. Dans l'ensemble, le show était quand même surtout assuré par les animateurs. Jean-Yves paraissait prêt à s'endormir; Valérie sirotait tranquillement son cocktail. Je regardai à la table voisine: les gens avaient l'air de s'ennuyer un peu, mais ils applaudissaient poliment à la fin de chaque numéro. Les causes de la désaffection des séjours-club ne me paraissaient pas bien difficiles à comprendre; il me semblait que ça crevait les yeux. La clientèle était en grande partie composée de seniors ou d'adultes d'un certain âge, et l'équipe d'animation s'ingéniait à les entraîner vers un bonheur qu'ils ne pouvaient plus atteindre, plus sous cette forme tout du moins. Même Valérie et Jean-Yves, même moi dans un sens, nous avions tout de même des responsabilités professionnelles dans la vraie vie; nous étions des employés sérieux, respectables, tous plus ou moins harassés de soucis – sans compter les impôts, les ennuis de santé, et d'autres choses. La plupart des gens assis à ces tables étaient dans le même cas: il y avait des cadres, des enseignants, des médecins, des ingénieurs, des comptables; ou des retraités ayant exercé ces mêmes professions. Je ne comprenais pas que les animateurs puissent espérer que nous nous lancions avec enthousiasme dans des soirées contact ou des tiercés de la chanson. Je ne voyais pas comment, à notre âge et dans notre situation, nous aurions pu garder le sens de la fête. Leurs animations étaient conçues, tout au plus, pour les moins de quatorze ans.

Je tentai de faire part de mes réflexions à Valérie, mais l'animateur se remit à parler, il tenait le micro trop près, ça faisait un vacarme épouvantable. Il se livrait maintenant à une improvisation inspirée de Lagaf, ou peut-être de Laurent Baffie; quoi qu'il en soit il marchait avec des palmes, et il était suivi par une fille déguisée en pingouin qui riait à tout ce qu'il disait. Le spectacle se termina par la danse du club et les crazy signs; quelques personnes au premier rang se levèrent et s'agitèrent mollement. Jean-Yves, à mes côtés, étouffa un bâillement. «On va faire un tour à la discothèque?» proposa-t-il.

Il y avait une cinquantaine de personnes, mais les animateurs étaient à peu près les seuls à danser. Le DJ passait une alternance de techno et de salsa. Finalement, quelques couples d'âge moyen s'essayèrent à la salsa. L'animateur avec les palmes passait sur la piste entre les couples en frappant dans ses mains et en hurlant: «Caliente! Caliente!»; j'avais l'impression qu'il les gênait plutôt qu'autre chose. Je m'installai au bar et commandai une pinacolada. Deux cocktails plus tard, Valérie me poussa du coude en désignant Jean-Yves. «Je crois qu'on va pouvoir le laisser…» chuchota-t-elle à mon oreille. Il était en train de parler à une fille très jolie, d'une trentaine d'années, probablement une Italienne. Ils étaient épaule contre épaule, très proches; leurs visages étaient penchés l'un vers l'autre.

La nuit était chaude, moite. Valérie me prit par le bras. Le rythme de la discothèque s'éteignit; on entendait un bourdonnement de talkies-walkies, des gardes patrouillaient à l'intérieur du domaine. Après la piscine, nous obliquâmes en direction de l'océan. La plage était déserte. Les vagues léchaient doucement le sable, à quelques mètres de nous; on n'entendait plus aucun bruit. En arrivant dans le bungalow je me déshabillai, puis je m'allongeai pour attendre Valérie. Elle se brossa les dents, se déshabilla à son tour, vint me rejoindre. Je me blottis contre son corps nu. Je posai une main sur ses seins, l'autre au creux de son ventre. C'était doux

8

Quand je me réveillai j'étais seul dans le lit, et j'avais légèrement mal à la tête. Je me levai en titubant, allumai une cigarette; au bout de quelques bouffées, je me sentis un peu mieux. J'enfilai un pantalon, sortis sur la terrasse, qui était couverte de sable – le vent avait dû souffler pendant la nuit. Le jour était à peine levé; le ciel paraissait nuageux. Je marchai sur quelques mètres en direction de la mer, et j'aperçus Valérie. Elle plongeait droit dans les vagues, nageait quelques brasses, se relevait, plongeait à nouveau.

Je m'arrêtai, tirant sur ma cigarette; le vent était un peu frais, j'hésitais à la rejoindre. Elle se retourna et me vit, cria: «Allez, viens!» en me faisant un grand signe de la main. À ce moment le soleil perça entre deux nuages, l'éclairant de face. La lumière resplendit sur ses seins et ses hanches, faisant scintiller l'écume sur ses cheveux, ses poils pubiens. Je demeurai figé sur place pendant quelques secondes, tout en prenant conscience que c'était une image que je n'oublierais jamais, qu'elle ferait partie de ces images qu'on revoit défiler, paraît-il, durant les quelques secondes qui précèdent la mort.

Le mégot me brûla les doigts; je le jetai dans le sable, me déshabillai et marchai vers la mer. L'eau était fraîche, très salée; c'était un bain de jouvence. Une bande de soleil brillait à la surface des eaux, filait droit vers l'horizon; je pris ma respiration et plongeai dans le soleil.

Plus tard, nous nous blottîmes dans une serviette en regardant le jour qui montait sur l'océan. Les nuages se dissipèrent peu à peu, les surfaces lumineuses prirent de l'amplitude. Parfois, le matin, tout paraît simple. Valérie rejeta la serviette, offrant son corps au soleil. «Je n'ai pas envie de m'habiller… dit-elle. – Un minimum…» hasardai-je. Un oiseau planait à mi-hauteur, scrutant la surface des eaux. «J'aime bien nager, j'aime bien faire l'amour… me dit-elle encore. Mais je n'aime pas danser, je ne sais pas me distraire, et j'ai toujours détesté les soirées. Est-ce que c'est normal?»

J'hésitai assez longtemps avant de lui répondre. «Je ne sais pas… dis-je finalement. Je sais juste que je suis pareil.»

Il n'y avait pas grand monde aux tables du petit déjeuner, mais Jean-Yves était déjà là, attablé devant un café, une cigarette à la main. Il n'était pas rasé, et donnait l'impression d'avoir mal dormi; il nous fit un petit signe de la main. Nous nous installâmes en face de lui.

«Alors, ça s'est bien passé avec l'Italienne? demanda Valérie en attaquant ses œufs brouillés.

– Pas trop, non. Elle a commencé à me raconter qu'elle travaillait dans le marketing, qu'elle avait des problèmes avec son petit ami, que c'était pour ça qu'elle partait seule en vacances. Ça m'a gonflé, je suis allé me coucher.

– Tu devrais essayer les femmes de chambre…»

Il émit un vague sourire, écrasa son mégot dans le cendrier.

«Qu'est-ce qu'on fait, aujourd'hui? demandai-je. Enfin, je veux dire… c'était supposé être un séjour découverte.

– Ah, oui…» Jean-Yves eut une moue de lassitude. «Enfin, à moitié. C'est-à-dire qu'on n'a pas eu le temps de mettre grand-chose sur pied. C'est la première fois que je travaille avec un pays socialiste; ça a l'air compliqué, de faire les choses au dernier moment, dans les pays socialistes. Bref, cet après-midi, il y a un truc avec des dauphins… Il se reprit, essaya de préciser. Enfin, si j'ai bien compris, c'est un spectacle avec des dauphins, et ensuite on peut nager avec eux. Je suppose qu'on leur monte sur le dos, ou quelque chose comme ça.

– Ah oui je connais, intervint Valérie, c'est nul. Tout le monde croit que les dauphins sont des mammifères très doux, amicaux, etc. En fait c'est faux, ils sont structurés en groupes fortement hiérarchisés, avec un mâle dominant, et ils sont plutôt agressifs: souvent, entre eux, il y a des combats à mort. La seule fois où j'ai essayé de nager avec des dauphins, je me suis fait mordre par une femelle.

– Bon, bon…» Jean-Yves écarta les mains en signe d'apaisement. «Enfin, quoi qu'il en soit, cet après-midi, il y a dauphins pour ceux qui veulent. Demain et après-demain, on fait une excursion de deux jours à Baracoa; ça devrait être pas mal, enfin j'espère. Et puis après… il réfléchit un instant; après c'est tout. Enfin si, le dernier jour, avant de reprendre l'avion, on a un déjeuner de langoustes et une visite du cimetière de Santiago.»

Quelques secondes de silence suivirent cette déclaration. «Oui… reprit péniblement Jean-Yves, je crois qu'on a un peu merde sur cette destination.

«D'ailleurs… reprit-il après un temps de réflexion, j'ai l'impression que les choses ne tournent pas très bien dans ce club. Enfin je veux dire, même en dehors de moi. Hier, à la discothèque, je n'ai pas eu l'impression de voir tellement de couples se former, même chez les jeunes.» II se tut à nouveau quelques secondes. «Ecco…» conclut-il avec un geste résigné de la main. «Il avait raison, le sociologue… dit pensivement Valérie.

– Quel sociologue?

– Lagarrigue. Le sociologue des comportements. Il avait raison de dire qu'on est loin de l'époque des Bronzés

Jean-Yves finit son café, secoua la tête avec amertume. «Vraiment… dit-il avec dégoût, vraiment je n'aurais jamais cru que j'en arriverais un jour à éprouver de la nostalgie par rapport à l'époque des Bronzés

Pour accéder à la plage, il nous fallut subir les assauts de quelques vendeurs de produits artisanaux merdiques; mais ça allait, ils n'étaient ni trop nombreux ni trop collants, on pouvait s'en débarrasser avec des sourires et des gestes désolés de la main. Pendant la journée, les Cubains avaient le droit d'accéder à la plage du club. Es n'ont pas grand-chose à proposer ni à vendre, m'expliqua Valérie; mais ils essaient, ils font ce qu'ils peuvent. Apparemment, dans ce pays, personne n'arrivait à vivre de son salaire. Rien ne marchait vraiment: l'essence manquait pour les moteurs, les pièces détachées pour les machines. D'où ce côté utopie agraire, qu'on ressentait en traversant les campagnes: les paysans qui labouraient avec des bœufs, qui se déplaçaient en calèche… Mais il ne s'agissait pas d'une utopie, ni d'une reconstitution écologique: c'était la réalité d'un pays qui n'arrivait plus à se maintenir dans l'âge industriel. Cuba parvenait encore à exporter quelques produits agricoles comme le café, le cacao, la canne à sucre; mais la production industrielle était pratiquement tombée à zéro. On avait du mal à trouver jusqu'aux articles de consommation les plus élémentaires comme le savon, le papier, les stylos-bille. Les seuls magasins bien approvisionnés étaient ceux où les produits étaient importés, et où il fallait payer en dollars. Tous les Cubains, donc, survivaient grâce à une deuxième activité liée au tourisme. Les plus favorisés étaient ceux qui travaillaient directement pour l'industrie touristique; les autres, d'une manière ou d'une autre, tentaient de se procurer des dollars par des services annexes ou des trafics.

Je m'allongeai sur le sable pour réfléchir. Les hommes et les femmes bronzés qui circulaient entre les bancs de touristes nous considéraient uniquement comme des portefeuilles sur pattes, il n'y avait pas d'illusion à se faire; mais il en était de même dans tous les pays du tiers-monde. Ce qui était particulier à Cuba c'était cette difficulté, aveuglante, de la production industrielle. Moi-même, j'étais absolument incompétent dans le domaine de la production industrielle. J'étais parfaitement adapté à l'âge de l'information, c'est-à-dire à rien. Valérie et Jean-Yves, comme moi, ne savaient utiliser que de l'information et des capitaux; ils les utilisaient de manière intelligente et compétitive, alors que je le faisais de manière plus routinière et fonctionnarisée. Mais aucun de nous trois, ni aucune personne que je connaisse, n'aurait été capable, en cas par exemple de blocus par une puissance étrangère, d'assurer un redémarrage de la production industrielle. Nous n'avions aucune notion sur la fonderie des métaux, l'usinage des pièces, le thermoformage des matières plastiques. Sans même parler d'objets plus récents, comme les fibres optiques ou les microprocesseurs. Nous vivions dans un monde composé d'objets dont la fabrication, les conditions de possibilité, le mode d'être nous étaient absolument étrangers. Je jetai un regard autour de moi, affolé par cette prise de conscience: il y avait là une serviette, des lunettes de soleil, de la crème solaire, un livre de poche de Milan Kundera. Du papier, du coton, du verre: des machines sophistiquées, des systèmes de production complexes. Le maillot de bain de Valérie, par exemple, j'étais incapable de comprendre son processus de fabrication: il était composé de 80% de latex, 20% de polyuréthane. Je passai deux doigts dans le soutien-gorge: sous l'assemblage de fibres industrielles, je sentais la chair vivante. J'introduisis mes doigts un peu plus loin, sentis le téton durcir. C'était une chose que je pouvais faire, que je savais faire. Le soleil devenait peu à peu écrasant. Une fois dans l'eau, Valérie enleva son slip de bain. Elle noua ses jambes autour de ma taille et s'allongea sur le dos, faisant la planche. Sa chatte était déjà ouverte. Je la pénétrai souplement, allant et venant en elle au rythme des vagues. Il n'y avait pas d'alternative. J'arrêtai juste avant de jouir. Nous revînmes nous sécher au soleil.

Un couple passa près de nous, composé d'un grand Noir et d'une fille à la peau très blanche, au visage nerveux, aux cheveux très courts, qui parlait en le regardant et en riant trop fort. Elle était visiblement américaine, peut-être journaliste au New York Times, ou quelque chose d'approchant. En fait, en y regardant de plus près, il y avait pas mal de couples mixtes sur cette plage. Plus loin, deux grands blonds un peu empâtés, à l'accent nasillard, riaient et plaisantaient avec deux filles splendides à la peau cuivrée.

«Ils n'ont pas le droit de les ramener à l'hôtel… dit Valérie en suivant mon regard. Il y a des chambres à louer dans le village voisin.

– Je croyais que les Américains ne pouvaient pas venir à Cuba.

– En principe, ils ne peuvent pas; mais ils passent par le Canada ou le Mexique. En fait, ils sont furieux d'avoir perdu Cuba. On peut les comprendre… dit-elle pensivement. S'il y a un pays au monde qui a besoin du tourisme sexuel, c'est bien eux. Mais pour l'instant les firmes américaines sont bloquées, elles n'ont absolument pas le droit d'investir. De toute façon le pays va redevenir capitaliste, ce n'est qu'une question d'années; mais jusque-là le champ est libre pour les Européens. C'est pour ça qu'Aurore n'a pas envie de renoncer, même si le club a des difficultés: c'est le moment de prendre l'avantage sur la concurrence. Cuba est une opportunité unique dans la zone Antilles-Caraïbes.

«Eh oui… poursuivit-elle d'un ton léger, après un temps de silence. C'est comme ça qu'on parle, dans mon milieu professionnel… dans le monde de l'économie globale.»

9

Le minibus pour Baracoa partait à huit heures du matin; il y avait une quinzaine de personnes. Ils avaient déjà eu l'occasion de faire connaissance, et ne tarissaient pas d'éloges au sujet des dauphins. L'enthousiasme des retraités (majoritaires), des deux orthophonistes qui partaient en vacances ensemble et du couple d'étudiants s'exprimait naturellement par des voies lexicales légèrement différentes; mais tous auraient pu s'entendre sur ces termes: une expérience unique.

La conversation roula ensuite sur les caractéristiques du club. Je jetai un regard à Jean-Yves: assis seul au milieu du minibus, il avait posé un calepin et un stylo sur le siège à côté de lui. En position inclinée, les yeux mi-clos, il se concentrait pour capter l'ensemble des interventions. C'était à ce stade, évidemment, qu'il comptait faire ample moisson d'impressions et d'observations utiles.

Sur le sujet du club aussi, un consensus semblait s établir parmi les participants. Les animateurs furent unanimement jugés «sympa», mais les animations pas très intéressantes. Les chambres étaient bien, sauf celles situées près de la sono, trop bruyantes. Quant à la bouffe, elle n'était décidément pas terrible.

Aucune des personnes présentes ne participait aux activités de réveil musculaire, d'aérobic, d'initiation à la salsa ou à l'espagnol. Finalement, ce qu'il y avait de mieux, c'était encore la plage; d'autant qu'elle était calme. «Animation et sono plutôt perçues comme des nuisances», nota Jean-Yves sur son calepin.

Les bungalows recueillaient l'assentiment général, d'autant qu'ils étaient éloignés de la discothèque. «La prochaine fois, on exigera d'avoir un bungalow!» affirma nettement un retraité costaud, en pleine force de l'âge, visiblement habitué au commandement; en réalité, il avait passé l'ensemble de sa carrière dans la commercialisation des vins de Bordeaux. Les deux étudiants étaient du même avis. «Discothèque inutile», nota Jean-Yves en songeant mélancoliquement à tous ces investissements accomplis en vain.

Après l'embranchement de Cayo Saetia, la route devint de plus en plus mauvaise. Il y avait des nids-de-poule et des crevasses, parfois sur la moitié de la chaussée. Le chauffeur était obligé de slalomer sans arrêt, nous étions secoués sur nos sièges, ballottés de droite et de gauche. Les gens réagissaient par des exclamations et des rires. «Ça va, ils sont de bonne composition… me dit Valérie à voix basse. C'est ça qui est bien avec les circuits découverte, on peut leur imposer des conditions dégueulasses, pour eux ça fait partie de l'aventure. Là, en fait, on est en faute: pour un trajet pareil, normalement, il faudrait des 4x4.»

Un peu avant Moa, le chauffeur bifurqua vers la droite pour éviter un trou énorme. Le véhicule dérapa lentement, puis s'immobilisa dans une fondrière. Le chauffeur relança le moteur à fond: les roues patinèrent dans une boue brunâtre, le minibus resta immobile. Il s'acharna encore plusieurs fois, sans résultat. «Bon… fit le négociant en vins en croisant les bras d'un air enjoué, il va falloir descendre pour pousser.»

Nous sortîmes du véhicule. Devant nous s'étendait une plaine immense, recouverte d'une boue craquelée et brune, d'un aspect malsain. Des mares d'eau stagnantes, d'une couleur presque noire, étaient entourées de hautes herbes desséchées et blanchâtres. Dans le fond, une gigantesque usine de briques sombres dominait le paysage; ses deux cheminées vomissaient une fumée épaisse. De l'usine s'échappaient des tuyaux énormes, à demi rouilles, qui zigzaguaient sans direction apparente au milieu de la plaine. Sur le bas-côté, un panneau de métal où Che Guevara exhortait les travailleurs au développement révolutionnaire des forces productives commençait à rouiller, lui aussi. L'atmosphère était saturée d'une odeur infecte, qui semblait monter de la boue elle-même, plutôt que des mares.

L'ornière n'était pas très profonde, le minibus redémarra aisément grâce à nos efforts conjugués. Tout le monde remonta en se congratulant. Nous déjeunâmes un peu plus tard dans un restaurant de fruits de mer. Jean-Yves compulsait son carnet, l'air soucieux; il n'avait pas touché à son plat.

«Pour les séjours découverte, conclut-il après une longue réflexion, ça me paraît bien parti; mais pour la formule club, je ne vois vraiment pas ce qu'on peut faire.»

Valérie le regardait tranquillement en sirotant son café glacé; elle avait l'air de s'en foutre complètement. «Évidemment, reprit-il, on peut toujours virer l'équipe d'animation; ça réduira la masse salariale.

– Ce serait déjà une bonne chose, oui.

– Ce n'est pas un peu radical, comme mesure? s'inquiéta-t-il.

– Ne t'en fais pas pour ça. De toute façon, animateur de village de vacances, ce n'est pas une formation pour des jeunes. Ça les rend cons et feignants, et en plus ça ne mène à rien. Tout ce qu'ils peuvent devenir ensuite, c'est chef de village – ou animateur télé.

– Bon… Donc, je réduis la masse salariale; remarque, ils ne sont pas tellement payés. Ça m'étonnerait que ça suffise pour être concurrentiel avec les clubs allemands. Enfin je ferai ce soir une simulation sur tableur, mais je n'y crois pas trop.»

Elle eut un petit acquiescement indifférent, du genre: «Simule toujours, ça peut pas faire de mal». Elle m'étonnait un peu en ce moment, je la trouvais vraiment cool. Il est vrai qu'on baisait quand même beaucoup, et baiser, il n'y a pas de doute, ça calme: ça relativise les enjeux. Jean-Yves, de son côté, avait l'air tout prêt à se précipiter sur son tableur; je me suis même demandé s'il n'allait pas demander au chauffeur de sortir son portable du coffre. «T'en fais pas, on trouvera une solution…» lui dit Valérie en lui secouant amicalement l'épaule. Ça parut l'apaiser pour un temps, il se rassit gentiment à sa place dans le minibus.

Pendant la dernière partie du trajet, les passagers parlèrent surtout de Baracoa, notre destination finale; ils semblaient déjà à peu près tout savoir sur cette ville. Le 28 octobre 1492, Christophe Colomb avait jeté l'ancre dans la baie, dont la forme parfaitement circulaire l'avait impressionné. «Un des plus beaux spectacles qu'on puisse voir», avait-il noté dans son journal de bord. La région n'était alors habitée que par des indiens Tainos. En 1511, Diego Velazquez avait fondé la ville de Baracoa; c'était la première ville espagnole en Amérique. Pendant plus de quatre siècles, n'étant accessible que par bateau, elle était restée isolée du reste de l'île. En 1963, la construction du viaduc de la Farola avait permis de la relier par la route à Guantanamo.

Nous arrivâmes un peu après trois heures; la ville s'étendait le long d'une baie qui formait, effectivement, un cercle quasi parfait. La satisfaction fut générale, et s'exprima par des exclamations admiratives. Finalement, ce que cherchent avant tout les amateurs de voyages de découverte, c'est une confirmation de ce qu'ils ont pu lire dans leurs guides. En somme, c'était un public de rêve: Baracoa, avec sa modeste étoile dans le guide Michelin, ne risquait pas de les décevoir. L'hôtel El Castillo, situé dans une ancienne forteresse espagnole, dominait la ville. Vue de haut, elle paraissait splendide; mais, en fait, pas plus que la plupart des villes. Au fond elle était même assez quelconque, avec ses HLM miteuses, d'un gris noirâtre, tellement sordides qu'elles en paraissaient inhabitées. Je décidai de rester au bord de la piscine, de même que Valérie. Il y avait une trentaine de chambres, toutes occupées par des touristes d'Europe du Nord, qui semblaient tous à peu près venus pour les mêmes raisons. Je remarquai d'abord deux Anglaises d'une quarantaine d'années, plutôt enveloppées; l'une d'entre elles portait des lunettes. Elles étaient accompagnées de deux métis, l'air insouciant, vingt-cinq ans tout au plus. Ils avaient l'air à l'aise dans la situation, parlaient et plaisantaient avec les grosses, leur tenaient la main, les prenaient par la taille. J'aurais été bien incapable, pour ma part, de faire ce genre de travail; je me demandais s'ils avaient des trucs, à quoi ou à qui ils pouvaient penser au moment de stimuler leur érection. À un moment donné, les deux Anglaises montèrent jusqu'à leurs chambres pendant que les types continuaient à discuter au bord de la piscine; si je m'étais vraiment intéressé à l'humanité j'aurais pu engager la conversation, essayer d'en savoir un peu plus. Après tout il suffisait peut-être de branler correctement, l'érection pouvait sans doute avoir un caractère purement mécanique; des biographies de prostitués auraient pu me renseigner sur ce point, mais je ne disposais que du Discours sur l'esprit positif. Alors que je feuilletais le sous-chapitre intitulé: «La politique populaire, toujours sociale, doit devenir surtout morale», j'aperçus une jeune Allemande qui sortait de sa chambre, accompagnée par un grand Noir. Elle ressemblait vraiment à une Allemande telle qu'on se les imagine, avec de longs cheveux blonds, des yeux bleus, un corps plaisant et ferme, de gros seins. C'est très attirant comme type physique, le problème c'est que ça ne tient pas, dès l'âge de trente ans il y a des travaux à prévoir, des liposuccions, du silicone; enfin pour l'instant tout allait bien, elle était même franchement excitante, son cavalier avait eu de la chance. Je me suis demandé si elle payait autant que les Anglaises, s'il y avait un tarif unique pour les hommes comme pour les femmes; là encore il aurait fallu enquêter, interroger. C'était trop fatigant pour moi, je décidai de monter dans ma chambre. Je commandai un cocktail, que je sirotai lentement sur le balcon. Valérie se faisait bronzer, se trempait de temps en temps dans la piscine; au moment où je rentrai pour m'allonger, je m'aperçus qu'elle avait engagé la conversation avec l'Allemande.

Elle monta me rendre visite vers six heures; je m'étais endormi au milieu de mon livre. Elle ôta son maillot de bain, prit une douche et revint vers moi, la taille entourée d'une serviette; ses cheveux étaient légèrement humides.

«Tu vas dire que c'est une obsession chez moi, mais j'ai demandé à l'Allemande ce que les Noirs avaient de plus que les Blancs. C'est vrai, c'est frappant, à force: les femmes blanches préfèrent coucher avec des Africains, les hommes blancs avec des Asiatiques. J'ai besoin de savoir pourquoi, c'est important pour mon travail.

– Il y a aussi des Blancs qui apprécient les Noires… observai-je.

– C'est moins courant; le tourisme sexuel est beaucoup moins répandu en Afrique qu'en Asie. Enfin, le tourisme en général, à vrai dire.

– Qu'est-ce qu'elle t'a répondu?

– Les trucs classiques: les Noirs sont décontractés, virils, ils ont le sens de la fête; ils savent s'amuser sans se prendre la tête, on n'a pas de problèmes avec eux.»

Cette réponse de la jeune Allemande était certes banale, mais fournissait déjà les linéaments d'une théorie adéquate: en somme les Blancs étaient des Nègres inhibés, qui cherchaient à retrouver une innocence sexuelle perdue. Évidemment, cela n'expliquait rien à l'attraction mystérieuse que semblaient exercer les femmes asiatiques; ni au prestige sexuel dont jouissaient, selon tous les témoignages, les Blancs en Afrique noire. Je jetai alors les bases d'une théorie plus compliquée et plus douteuse: en résumé, les Blancs voulaient être bronzés et apprendre des danses de nègres; les Noirs voulaient s'éclaircir la peau et se décrêper les cheveux. L'humanité entière tendait instinctivement vers le métissage, l'indifférenciation généralisée; et elle le faisait en tout premier lieu à travers ce moyen élémentaire qu'était la sexualité. Le seul, cependant, à avoir poussé le processus jusqu'à son terme était Michael Jackson: il n'était plus ni noir ni blanc, ni jeune ni vieux; il n'était même plus, dans un sens, ni homme ni femme. Personne ne pouvait véritablement imaginer sa vie intime; ayant compris les catégories de l'humanité ordinaire, il s'était ingénié à les dépasser. Voici pourquoi il pouvait être tenu pour une star, et même pour la plus grande star – et, en réalité, la première – de l'histoire du monde. Tous les autres – Rudolf Valentino, Greta Garbo, Marlène Dietrich, Marilyn Monroe, James Dean, Humphrey Bogart – pouvaient tout au plus être considérés comme des artistes talentueux, ils n'avaient fait que mimer la condition humaine, qu'en donner une transposition esthétique; Michael Jackson, le premier, avait essayé d'aller un peu plus loin.

C'était une théorie séduisante, et Valérie m'écouta avec attention; moi-même, pourtant, je n'étais pas véritablement convaincu. Fallait-il en conclure que le premier cyborg, le premier individu qui accepterait, dans son cerveau l'implantation d'éléments d'intelligence artificielle, d'origine extra-humaine, deviendrait du même coup une star? Probablement, oui; mais cela n'avait plus grand-chose à voir avec le sujet. Michael Jackson avait beau être une star, il n'était certainement pas un symbole sexuel; si l'on voulait provoquer des déplacements touristiques massifs, susceptibles de rentabiliser des investissements lourds, il fallait se tourner vers des forces d'attraction plus élémentaires.

Un peu plus tard, Jean-Yves et les autres rentrèrent de leur visite de la ville. Le musée d'histoire locale était surtout consacré aux mœurs des Tainos, les premiers habitants de la région. Ils semblaient avoir mené une existence paisible, faite d'agriculture et de pêche; les conflits entre tribus voisines étaient presque inexistants; les Espagnols n'avaient éprouvé aucune difficulté à exterminer ces êtres peu préparés au combat. Aujourd'hui il n'en restait plus rien, hormis quelques traces génétiques minimes dans le physique de certains individus; leur culture avait entièrement disparu, elle aurait aussi bien pu ne jamais avoir existé. Dans certains dessins effectués par les ecclésiastiques qui avaient tenté – le plus souvent en vain – de les sensibiliser au message de l'Évangile, on les voyait labourer, ou s'affairer à la cuisine autour d'un feu; des femmes aux seins nus allaitaient leurs enfants. Tout cela donnait sinon une impression d'Éden, du moins celle d'une histoire lente; l'arrivée des Espagnols avait sensiblement accéléré les choses. Après les conflits classiques entre les puissances coloniales qui tenaient, à l'époque, le haut du pavé, Cuba était devenue indépendante en 1898, pour passer aussitôt sous domination américaine. Début 1959, après plusieurs années de guerre civile, les forces révolutionnaires conduites par Fidel Castro avaient pris le dessus sur l'armée régulière, obligeant Batista à s'enfuir. Compte tenu du partage en deux blocs qui s'imposait alors à l'ensemble du monde, Cuba avait rapidement dû se rapprocher du bloc soviétique, et instaurer un régime de type marxiste. Privé de soutien logistique après l'effondrement de l'Union soviétique, ce régime touchait aujourd'hui à sa fin. Valérie enfila une jupe courte, fendue sur le côté, et un petit haut de dentelle noire; nous avions le temps de boire un cocktail avant le dîner.

Tout le monde était réuni au bord de la piscine, et contemplait le soleil qui se couchait sur la baie. À proximité du rivage, l'épave d'un cargo rouillait lentement. D'autres bateaux, plus petits, flottaient sur les eaux presque immobiles; tout cela donnait une intense impression d'abandon. Des rues de la ville en contrebas, il ne s'échappait aucun bruit; quelques réverbères s'allumèrent avec hésitation. À la table de Jean-Yves il y avait un homme d'une soixantaine d'années, au visage maigre et usé, à l'allure misérable; et un autre, nettement plus jeune, trente ans tout au plus, que je reconnus comme étant le gérant de l'hôtel. Je l'avais observé plusieurs fois pendant l'après-midi, tournant nerveusement entre les tables, courant d'un endroit à l'autre pour vérifier que tout le monde était servi; son visage paraissait miné par une anxiété permanente, sans objet. En nous voyant arriver il se leva avec vivacité, approcha deux chaises, héla un serveur, s'assura qu'il, arrivait sans le moindre retard; puis il se précipita vers les cuisines. Le vieil homme, de son côté, jetait un regard désabusé sur la piscine, sur les couples installés à leurs tables, et apparemment sur le monde en général. «Pauvre peuple cubain… prononça-t-il après un long silence. Ils n'ont plus rien à vendre, à l'exception de leurs corps.» Jean-Yves nous expliqua qu'il habitait juste à côté, que c'était le père du gérant de l'hôtel. Il avait pris part à la révolution, plus de quarante ans auparavant, il avait fait partie d'un des premiers bataillons de soldats ralliés à l'insurrection castriste. Après la guerre il avait travaillé à l'usine de nickel de Moa, d'abord comme ouvrier, puis comme contremaître, enfin – après être retourné à l'université – comme ingénieur. Son statut de héros de la révolution avait permis à son fils d'obtenir un poste important dans l'industrie touristique.

«Nous avons échoué… dit-il d'une voix sourde; et nous avons mérité notre échec. Nous avions des dirigeants de grande valeur, des hommes exceptionnels, idéalistes, qui faisaient passer le bien de la patrie avant leur intérêt propre. Je me souviens du commandante Che Guevara le jour où il est venu inaugurer l'usine de traitement de cacao dans notre ville; je revois son visage courageux, honnête. Personne n'a jamais pu dire que le commandante s'était enrichi, qu'il avait cherché à obtenir des avantages pour lui ni pour sa famille. Ce ne fut pas davantage le cas de Camilo Cienfuegos, ni d'aucun de nos dirigeants révolutionnaires, ni même de Fidel – Fidel aime le pouvoir, c'est certain, il veut avoir l’œil sur tout; mais il est désintéressé, il n'a pas de propriétés magnifiques, ni de comptes en Suisse. Donc le Che était là, il a inauguré l'usine, il a prononcé un discours où il exhortait le peuple cubain à gagner la bataille pacifique de la production, après la lutte armée du combat pour l'indépendance; c'était peu avant qu'il parte au Congo. Nous pouvions parfaitement gagner cette bataille. C'est une région très fertile ici, la terre est riche et bien arrosée, tout pousse à volonté: café, cacao, canne à sucre, fruits exotiques de toutes espèces. Le sous-sol est saturé de minerai de nickel. Nous avions une usine ultramoderne, construite avec l'aide des Russes. Au bout de six mois, la production était tombée à la moitié de son chiffre normal: tous les ouvriers volaient du chocolat, brut ou en plaquettes, le distribuaient à leur famille, le revendaient à des étrangers. Et cela a été la même chose dans toutes les usines, à l'échelle du pays entier. Quand ils ne trouvaient rien à voler les ouvriers travaillaient mal, ils étaient paresseux, toujours malades, ils s'absentaient sans la moindre raison. J'ai passé des années à essayer de leur parler, de les convaincre de se donner un peu plus de mal dans l'intérêt de leur pays: je n'ai connu que la déception et l'échec.»

Il se tut; un reste de jour flottait sur le Yunque, une montagne au sommet mystérieusement tronqué, en forme de table, qui dominait les colh'nes, et qui avait déjà fortement impressionné Christophe Colomb. Des bruits de couverts entrechoqués provenaient de la salle à manger. Qu'est-ce qui pouvait inciter les êtres humains, exactement, à accomplir les travaux ennuyeux et pénibles? Ça me paraissait la seule question politique qui vaille d'être posée. Le témoignage du vieil ouvrier était accablant, sans rémission: à son avis, uniquement le besoin d'argent; de toute évidence en tout cas la révolution avait échoué à créer l'homme nouveau, accessible à des motivations plus altruistes. Ainsi, comme toutes les sociétés, la société cubaine n'était qu'un laborieux dispositif de truquage élaboré dans le but de permettre à certains d'échapper aux travaux ennuyeux et pénibles. À ceci près que le truquage avait échoué, plus personne n'était dupe, plus personne n'était soutenu par l'espoir de jouir un jour du travail commun. Le résultat en était que plus rien ne marchait, plus personne ne travaillait ni ne produisait quoi que ce soit, et que la société cubaine était devenue incapable d'assurer la survie de ses membres.

Les autres participants de l'excursion se levèrent, se dirigèrent vers les tables. Je cherchais désespérément quelque chose d'optimiste à dire au vieil homme, un message d'espoir indéterminé; mais non, il n'y avait rien. Comme il le pressentait amèrement, Cuba allait bientôt redevenir capitaliste, et des espoirs révolutionnaires qui avaient pu l'habiter il ne resterait rien – que le sentiment d'échec, l'inutilité et la honte. Son exemple ne serait ni respecté ni suivi, il serait même pour les générations futures un objet de dégoût. Il se serait battu, puis il aurait travaillé toute sa vie, rigoureusement en vain.

Pendant tout le repas je bus pas mal, et je me retrouvai à la fin complètement pété; Valérie me regardait avec un peu d'inquiétude. Les danseuses de salsa se préparaient à leur spectacle; elles portaient des jupes plissées, des fourreaux multicolores. Nous nous installâmes en terrasse. Je savais à peu près ce que je voulais à Jean-Yves; le moment était-il bien choisi? Je le sentais un peu désemparé, mais détendu. Je commandai un dernier cocktail, allumai un cigare avant de me tourner vers lui.

«Tu veux vraiment trouver une formule nouvelle qui te permette de sauver tes hôtels-club?

– Évidemment; je suis là pour ça.

– Propose un club où les gens puissent baiser. C'est ça, avant tout, qui leur manque. S'ils n'ont pas eu leur petite aventure de vacances, ils repartent insatisfaits. Ils n'osent pas l'avouer, peut-être est-ce qu'ils n'en prennent pas conscience; mais, la fois suivante, ils changent de prestataire.

– Ils peuvent baiser, tout est même fait pour les y inciter, c'est le principe des clubs; pourquoi est-ce qu'ils ne le font pas, je n'en sais rien.»

Je balayai l'objection d'un geste de la main. «Moi non plus je n'en sais rien, mais ce n'est pas le problème; ça ne sert à rien de chercher les causes du phénomène, à supposer même que l'expression ait un sens. Il doit certainement se passer quelque chose, pour que les Occidentaux n'arrivent plus à coucher ensemble; c'est peut-être lié au narcissisme, au sentiment d'individualité, au culte de la performance, peu importe. Toujours est-il qu'à partir de vingt-cinq ou trente ans, les gens ont beaucoup de mal à faire des rencontres sexuelles nouvelles; et pourtant ils en éprouvent toujours le besoin, c'est un besoin qui ne se dissipe que très lentement. Ils passent ainsi trente ans de leur vie, la quasi totalité de leur âge adulte, dans un état de manque permanent.»

Au milieu de l'imprégnation alcoolique, juste avant l'abrutissement, on traverse parfois des instants de lucidité aiguë. Le dépérissement de la sexualité en Occident était certes un phénomène sociologique, massif, qu'il était vain de vouloir expliquer par tel ou tel facteur psychologique individuel; en jetant un regard à Jean-Yves je pris cependant conscience qu'il illustrait parfaitement ma thèse, c'en était presque gênant. Non seulement il ne baisait plus, il n'avait plus le temps d'essayer, mais il n'en avait même plus vraiment envie, et c'était encore pire, il sentait cette déperdition de vie s'inscrire dans sa chair, il commençait à flairer l'odeur de la mort. «Pourtant… objecta-t-il après une longue hésitation, j'ai entendu dire que les clubs échangistes avaient un certain succès.

– Non, justement, ça marche de moins en moins. Il y a beaucoup de boîtes qui ouvrent, mais elles ferment presque tout de suite, parce qu'elles n'ont pas de clients. En réalité il n'y a que deux boîtes qui tiennent à Paris, Chris et Manu et le 2+2, et encore elles ne sont pleines que le samedi soir: pour une agglomération de dix millions d'habitants c'est peu, et c'est beaucoup moins que dans le début des années 90. Les clubs échangistes c'est une formule sympa, mais de plus en plus démodée, parce que les gens n'ont plus envie d'échanger quoi que ce soit, ça ne correspond plus aux mentalités modernes. À mon avis, l'échangisme a autant de chances de survie aujourd'hui que l'auto-stop dans les années 70. La seule pratique qui corresponde vraiment à quelque chose en ce moment, c'est le SM…» À ce moment Valérie me jeta un regard affolé, me donna même un coup de pied dans les tibias. Je la regardai avec surprise, je mis quelques secondes à comprendre: non, évidemment, je n'allais pas parler d'Audrey; je lui fis un petit signe de tête rassurant. Jean-Yves n'avait pas remarqué l'interruption.

«Donc, poursuivis-je, d'un côté tu as plusieurs centaines de millions d'Occidentaux qui ont tout ce qu'ils veulent, sauf qu'ils n'arrivent plus à trouver de satisfaction sexuelle: ils cherchent, ils cherchent sans arrêt, mais ils ne trouvent rien, et ils en sont malheureux jusqu'à l'os. De l'autre côté tu as plusieurs milliards d'individus qui n'ont rien, qui crèvent de faim, qui meurent jeunes, qui vivent dans des conditions insalubres, et qui n'ont plus rien à vendre que leur corps, et leur sexualité intacte. C'est simple, vraiment simple à comprendre: c'est une situation d'échange idéale. Le fric qu'on peut ramasser là-dedans est presque inimaginable: c'est plus que l'informatique, plus que les biotechnologies, plus que les industries des médias; il n'y a aucun secteur économique qui puisse y être comparé.» Jean-Yves ne répondit rien; à ce moment, l'orchestre attaqua un premier morceau. Les danseuses étaient jolies et souriantes, leurs jupes plissées tourbillonnaient, découvraient largement leurs cuisses bronzées; elles illustraient à merveille mon propos. Je crus d'abord qu'il n'allait rien dire, qu'il allait simplement digérer l'idée. Pourtant, au bout d'au moins cinq minutes, il reprit:

«Ça ne s'applique pas vraiment aux pays musulmans, ton système…

– Pas de problème, tu les laisses en "Eldorador Découverte" Tu peux même t'orienter vers une formule plus dure, avec du trekking et des expériences écologiques, un truc survivor à la limite, que tu pourrais appeler "Eldorador Aventure": ça se vendra bien en France et dans les pays anglo-saxons. Par contre, les clubs orientés sexe pourront marcher dans les pays méditerranéens et en Allemagne.»

Cette fois, il sourit franchement. «Tu aurais dû faire carrière dans le business… me dit-il à moitié sérieusement. Tu as des idées…

– Ouais, des idées…» J'avais la tête qui tournait un peu, je n'arrivais même plus à distinguer les danseuses; je finis mon cocktail d'un trait. «J'ai des idées, peut-être, mais je suis incapable de me plonger dans un compte d'exploitation, d'établir un budget prévisionnel. Alors, ouais, j'ai des idées…»

Je ne me souviens plus très bien de la suite de la soirée, j'ai dû m'endormir. Quand je me suis réveillé, j'étais allongé sur mon lit; Valérie, allongée nue à mes côtés, respirait régulièrement. Je la réveillai en bougeant pour attraper un paquet de cigarettes. «Tu étais pas mal bourré, tout à l'heure…

– Oui, mais ce que j'ai dit à Jean-Yves était sérieux.

– Je crois qu'il l'a pris comme ça…» Elle me caressa le ventre du bout des doigts. «En plus, je crois que tu as raison. La libération sexuelle, en Occident, c'est vraiment fini.

– Tu sais pourquoi?

– Non…» Elle hésita, puis reprit: «Non, au fond, pas vraiment.»

J'allumai une cigarette, me calai contre les oreillers et dis: «Suce-moi». Elle me regarda avec surprise mais posa la main sur mes couilles, approcha sa bouche. «Voilà!» m'exclamai-je avec une expression triomphante. Elle s'interrompit, me regardant avec surprise. «Tu vois, je te dis: "Suce-moi", et tu me suces. À priori, tu n'en éprouvais pas le désir.

– Non, je n'y pensais pas; mais ça me fait plaisir.

– C'est justement ça qui est étonnant chez toi: tu aimes faire plaisir. Offrir son corps comme un objet agréable, donner gratuitement du plaisir: voilà ce que les Occidentaux ne savent plus faire. Ils ont complètement perdu le sens du don. Ils ont beau s'acharner, ils ne parviennent plus à ressentir le sexe comme naturel. Non seulement ils ont honte de leur propre corps, qui n'est pas à la hauteur des standards du porno, mais, pour les mêmes raisons, ils n'éprouvent plus aucune attirance pour le corps de l'autre. Il est impossible de faire l'amour sans un certain abandon, sans l'acceptation au moins temporaire d'un certain état de dépendance et de faiblesse. L'exaltation sentimentale et l'obsession sexuelle ont la même origine, toutes deux procèdent d'un oubli partiel de soi; ce n'est pas un domaine dans lequel on puisse se réaliser sans se perdre. Nous sommes devenus froids, rationnels, extrêmement conscients de notre existence individuelle et de nos droits; nous souhaitons avant tout éviter l'aliénation et la dépendance; en outre, nous sommes obsédés par la santé et par l'hygiène: ce ne sont vraiment pas les conditions idéales pour faire l'amour. Au point où nous en sommes, la professionnalisation de la sexualité en Occident est devenue inéluctable. Évidemment, il y a aussi le SM. C'est un univers purement cérébral, avec des règles précises, un accord préétabli. Les masochistes ne s'intéressent qu'à leurs propres sensations, ils essaient de voir jusqu'où ils pourront aller dans la douleur, un peu comme les sportifs de l'extrême. Les sadiques c'est autre chose, ils vont de toute façon aussi loin que possible, ils ont le désir de détruire: s'ils pouvaient mutiler ou tuer, ils le feraient.

– Je n'ai même pas envie d'y repenser, dit-elle en frissonnant; ça me dégoûte vraiment.

– C'est parce que tu es restée sexuelle, animale. Tu es normale en fait, tu ne ressembles pas vraiment aux Occidentales. Le SM organisé, avec des règles, ne peut concerner que des gens cultivés, cérébraux, qui ont perdu toute attirance pour le sexe. Pour tous les autres, il n'y a plus qu'une solution: les produits porno, avec des professionnelles; et, si on veut du sexe réel, les pays du tiers-monde.

– Bon…» Elle sourit. «Je peux continuer à te sucer tout de même?»

Je me rabattis sur les oreillers et me laissai faire. J'étais vaguement conscient, à ce moment, d'être à l'origine de quelque chose: sur le plan économique j'étais certain d'avoir raison, j'estimais la clientèle potentielle à au moins 80 % des adultes occidentaux; mais je savais que les gens ont parfois du mal, étrangement, à accepter les idées simples.

10

Nous prîmes le petit déjeuner en terrasse, au bord de la piscine. Au moment où je terminais mon café, je vis Jean-Yves sortir de sa chambre en compagnie d'une fille que je reconnus comme une des danseuses de la veille. C'était une Noire élancée, aux jambes longues et fines, qui ne pouvait pas avoir plus de vingt ans. Il eut un instant de gêne, puis se dirigea vers notre table avec un demi-sourire et nous présenta Angelina.

«J'ai réfléchi à ton idée, annonça-t-il d'emblée. Ce qui me fait un peu peur, c'est la réaction des féministes.

– Il y aura des femmes parmi les clients, rétorqua Valérie.

– Tu crois?

– Oh oui, j'en suis même sûre… fit-elle avec un peu d'amertume. Regarde autour de toi.»

Il jeta un regard sur les tables autour de la piscine: effectivement, il y avait pas mal de femmes seules accompagnées par des Cubains; presque autant que d'hommes seuls dans la même situation. Il posa une question à Angelina en espagnol, nous traduisit sa réponse:

«Ça fait trois ans qu'elle est jinetera, elle a surtout des clients italiens et espagnols. Elle pense que c'est parce qu'elle est noire: les Allemands et les Anglo-Saxons se contentent d'une fille de type latino, pour eux c'est déjà suffisamment exotique. Elle a beaucoup d'amis jineteros : ils ont surtout des clientes anglaises et américaines, avec aussi quelques Allemandes.»

Il but une gorgée de café, réfléchit un instant:

«Comment est-ce qu'on va appeler les clubs? Il faut quelque chose qui soit évocateur, nettement différent d' "Eldorador Aventure", mais pas trop explicite quand même.

– J'avais pensé à "Eldorador Aphrodite", dit Valérie.

– "Aphrodite"… Il répéta le mot pensivement. C'est pas mal; ça fait moins vulgaire que "Vénus". Érotique, cultivé, un peu exotique: oui, j'aime bien.»

Nous repartîmes en direction de Guardalavaca une heure plus tard. À quelques mètres du minibus, Jean-Yves fit ses adieux à la jinetera ; il avait l'air un peu triste. Lorsqu'il remonta dans le véhicule, je remarquai que le couple d'étudiants lui jetait des regards hostiles; le négociant en vins, par contre, avait carrément l'air de s'en foutre.

Le retour fut assez morne. Bien sûr il restait la plongée, les soirées karaoké, le tir à l'arc; les muscles se fatiguent, puis ils se détendent; le sommeil vient vite. Je ne garde aucun souvenir des dernières journées de séjour, ni vraiment de la dernière excursion, sinon que la langouste était caoutchouteuse, et le cimetière décevant. Il y avait pourtant la tombe de José Marti, père de la patrie, poète, politicien, polémiste, penseur. Un bas-relief le représentait, orné d'une moustache. Son cercueil recouvert de fleurs reposait au fond d'une fosse circulaire sur les murs de laquelle étaient gravées ses pensées les plus notoires – sur l'indépendance nationale, la résistance à la tyrannie, le sentiment de justice. On n'avait pas pour autant l'impression que son esprit soufflait en ces lieux; le pauvre homme avait l'air tout simplement mort. Ce n'était pas, ceci dit, un mort antipathique; on avait même plutôt envie de faire sa connaissance, quitte à ironiser sur son sérieux humaniste un peu étroit; mais ça ne paraissait guère possible, il paraissait bel et bien enfermé dans le passé. Pourrait-il, à nouveau, se lever pour galvaniser la patrie et l'entraîner vers de nouveaux progrès de l'esprit humain? On n'imaginait rien de semblable. En résumé c'était un échec attristant, comme tous les cimetières républicains d'ailleurs. Il était tout de même agaçant de constater que les catholiques restaient les seuls à avoir su mettre sur pied un dispositif funéraire opérationnel. Il est vrai que le moyen qu'ils employaient pour rendre la mort magnifique et touchante consistait tout simplement à la nier. Avec des arguments comme ça. Mais là, à défaut de Christ ressuscité, il aurait fallu des nymphes, des bergères, enfin un peu de cul. Tel quel, on n'imaginait pas du tout le pauvre José Marti batifoler dans les prairies de l'au-delà; il donnait plutôt l'impression d'être enfoui dans les cendres d'un ennui éternel.

Le lendemain de notre arrivée, nous nous retrouvâmes dans le bureau de Jean-Yves. Nous avions peu dormi dans l'avion; j'ai de cette journée le souvenir d'une ambiance de féerie joyeuse, assez étrange dans l'immense bâtiment désert. Trois mille personnes travaillaient là pendant la semaine; mais ce samedi nous n'étions que tous les trois, à l'exception de l'équipe des gardiens. Tout près de là, sur la dalle du centre commercial d'Évry, deux bandes rivales s'affrontaient à coups de cutters, de battes de base-bail et de bonbonnes d'acide sulfurique; le soir on dénombrerait sept morts, dont deux passants et un CRS. L'événement serait largement commenté par les radios et les chaînes nationales; mais pour l'instant nous n'en savions rien. Dans un état d'excitation un peu irréelle, nous établissions une plateforme programmatique pour le partage du monde. Les suggestions que j'allais faire auraient peut-être pour conséquence l'investissement de millions de francs, ou l'emploi de centaines de personnes; pour moi c'était nouveau, et assez vertigineux. Je délirai un peu toute l'après-midi, mais Jean-Yves m'écoutait avec attention. Il s'était persuadé, confia-t-il plus tard à Valérie, que si on me laissait la bride sur le cou je pouvais avoir des éclairs. En somme j'apportais une note créative, et il restait le décideur; voilà comment il voyait les choses.

Le cas des pays arabes fut le plus vite réglé. Compte tenu de leur religion déraisonnable, toute activité d'ordre sexuel semblait exclue. Les touristes qui opteraient pour ces pays devraient donc se contenter des douteuses délices de l'aventure. De toute façon Jean-Yves avait décidé de revendre Agadir, Monastir et Djerba, trop déficitaires. Restaient deux destinations, qui pouvaient raisonnablement être rangées sous la rubrique «aventure». Les vacanciers de Marrakech feraient un peu de chameau. Ceux de Sharm-el-Sheikh pourraient observer les poissons rouges, ou excursionner dans le Sinaï, sur le site du buisson ardent, là où Moïse avait «pété les plombs», selon l'expression imagée d'un Égyptien que j'avais rencontré trois ans plus tôt lors d'une excursion en felouque dans la Vallée des Rois. «Certes! s'était-il exclamé avec emphase, il y a là un impressionnant assemblage de pierrailles… Mais de là à conclure à l'existence d'un Dieu unique !…» Cet homme, intelligent et souvent drôle, semblait s'être pris d'affection pour moi, sans doute parce que j'étais le seul Français du groupe, et que, pour d'obscures raisons culturelles ou sentimentales, il nourrissait une ancienne passion à vrai dire devenue surtout théorique pour la France. En m'adressant la parole, il avait littéralement sauvé mes vacances. Âgé d'une cinquantaine d'années, toujours impeccablement vêtu, très basané, il portait une petite moustache. Biochimiste de formation, il avait émigré en Angleterre dès la fin de ses études, et y avait brillamment réussi dans le domaine de l'ingénierie génétique. En visite dans son pays natal, pour lequel il affirmait garder une affection intacte, il n'avait par contre pas de mots assez durs pour stigmatiser l'islam. Les Égyptiens n'étaient pas des Arabes, il tenait avant tout à m'en persuader. «Quand je pense que ce pays a tout inventé!… s'exclamait-il en désignant d'un geste large la vallée du Nil. L'architecture, l'astronomie, les mathématiques, l'agriculture, la médecine… (il exagérait un peu, mais c'était un Oriental, et il avait besoin de me persuader rapidement). Depuis l'apparition de l'islam, plus rien. Le néant intellectuel absolu, le vide total. Nous sommes devenus un pays de mendiants pouilleux. Des mendiants pleins de poux, voilà ce que nous sommes. Racaille, racaille!… (il chassa d'un geste rageur quelques gamins venus quémander des piécettes). Il faut vous souvenir, cher monsieur (il parlait couramment cinq langues étrangères: le français, l'allemand, l'anglais, l'espagnol et le russe), que l'islam est né en plein désert, au milieu de scorpions, de chameaux et d'animaux féroces de toutes espèces. Savez-vous comment j'appelle les musulmans? Les minables du Sahara. Voilà le seul nom qu'ils méritent. Croyez-vous que l'islam aurait pu naître dans une région aussi splendide? (il désigna de nouveau la vallée du Nil, avec une émotion réelle). Non, monsieur. L'islam ne pouvait naître que dans un désert stupide, au milieu de bédouins crasseux qui n'avaient rien d'autre à faire – pardonnez-moi – que d'enculer leurs chameaux. Plus une religion s'approche du monothéisme – songez-y bien, cher monsieur -, plus elle est inhumaine et cruelle; et l'islam est, de toutes les religions, celle qui impose le monothéisme le plus radical. Dès sa naissance, il se signale par une succession ininterrompue de guerres d'invasion et de massacres; jamais, tant qu'il existera, la concorde ne pourra régner sur le monde. Jamais non plus, en terre musulmane, l'intelligence et le talent ne pourront trouver leur place; s'il y a eu des mathématiciens, des poètes, des savants arabes, c'est tout simplement parce qu'ils avaient perdu la foi. À la lecture du Coran, déjà, on ne peut manquer d'être frappé par la regrettable ambiance de tautologie qui caractérise l'ouvrage: "Il n'y a d'autre Dieu que Dieu seul", etc. Avec ça, convenez-en, on ne peut pas aller bien loin. Loin d'être un effort d'abstraction, comme on le prétend parfois, le passage au monothéisme n'est qu'un élan vers l'abrutissement. Notez que le catholicisme, religion subtile, que je respecte, qui savait ce qui convient à la nature de l'homme, s'est rapidement éloigné du monothéisme que lui imposait sa doctrine initiale. À travers le dogme de la Trinité, le culte de la vierge et des saints, la reconnaissance du rôle des puissances infernales, l'admirable invention des anges, il a peu à peu reconstitué un polythéisme authentique; c'est à cette seule condition qu'il a pu recouvrir la terre de splendeurs artistiques sans nombre. Un dieu unique! Quelle absurdité! Quelle absurdité inhumaine et meurtrière!… Un dieu de pierre, cher monsieur, un dieu sanglant et jaloux qui n'aurait jamais dû dépasser les frontières du Sinaï. Comme notre religion égyptienne, lorsqu'on y songe, était plus profonde, plus humaine et plus sage… Et nos femmes! Comme nos femmes étaient belles! Souvenez-vous de Cléopâtre, qui envoûta le grand César. Regardez ce qu'il en reste aujourd'hui… (il désigna au hasard deux femmes voilées qui progressaient péniblement en portant des ballots de marchandises). Des tas. Des gros tas de graisse informes qui se dissimulent sous des torchons. Dès qu'elles sont mariées, elles ne pensent plus qu'à manger. Elles bouffent, elles bouffent, elles bouffent!… (son visage se gonfla dans une mimique expressive à la de Funès). Non, croyez-moi, cher monsieur, le désert ne produit que des désaxés et des crétins. Dans votre noble culture occidentale, que j'admire d'ailleurs, que je respecte, pouvez-vous me citer ceux qui ont été attirés par le désert? Uniquement des pédérastes, des aventuriers et des crapules. Comme ce ridicule colonel Lawrence, homosexuel décadent, poseur pathétique. Comme votre abject Henry de Monfreid, prêt à toutes les compromissions, trafiquant sans scrupules. Rien de grand ni de noble, rien de généreux ni de sain; rien qui puisse faire progresser l'humanité, ni l'élever au-dessus d'elle-même.»

«Bon, aventure pour l'Egypte…» conclut sobrement Jean-Yves. Il s'excusa d'interrompre ma narration, mais il fallait aborder le cas du Kenya. Cas difficile. «Je serais assez tenté de le mettre en "Aventure"… suggéra-t-il après avoir consulté ses fiches.

– C'est dommage… soupira Valérie, elles sont bonnes, les femmes au Kenya.

– Comment tu sais ça?

– Enfin pas seulement au Kenya, en Afrique en général.

– Oui, mais des femmes tu en as partout. Au Kenya tu as quand même des rhinocéros, des zèbres, des gnous, des éléphants et des buffles. Ce que je propose c'est de mettre le Sénégal et la Côte-d'Ivoire en "Aphrodite", et de laisser le Kenya en "Aventure". En plus c'est une ancienne colonie anglaise, c'est mauvais pour l'image érotique; pour l'aventure, ça va.

– Elles sentent bon, les Ivoiriennes… observai-je rêveusement.

– Qu'est-ce que tu veux dire par là?

– Elles sentent le sexe.

– Oui… Il mordilla machinalement son feutre. Ça pourrait donner lieu à une pub. "Côte-d'Ivoire, côte des senteurs", le genre. Avec une fille en sueur, un peu échevelée, en pagne. Il faut le noter.

– "Et des esclaves nus tout imprégnés d'odeurs…" Baudelaire, c'est dans le domaine public.

– Ça ne passera pas.

– Je sais bien.»

Les autres pays africains posèrent moins de problèmes. «Avec les Africains, d'ailleurs, observa Jean-Yves, il n'y a jamais de problèmes. Ils baisent même gratuitement, y compris les grosses. Il faut juste mettre des préservatifs dans les clubs, c'est tout; de ce point de vue là, ils sont parfois un peu têtus.» Il souligna deux fois PRÉVOIR PRÉSERVATIFS sur son carnet.

Le cas de Ténérife nous retint encore moins longtemps. La destination obtenait des résultats moyens, mais elle était, selon Jean-Yves, stratégique sur le marché anglo-saxon. On pouvait facilement ficeler un circuit aventure potable avec une ascension du pic de Teide et une excursion en hydroglisseur à Lanzarote. L'infrastructure hôtelière était correcte, fiabilisée.

Nous en vînmes aux deux clubs qui devaient constituer les atouts majeurs de la chaîne: Boca Chica à Saint-Domingue, Guardalavaca à Cuba. «On pourrait prévoir des lits king size… suggéra Valérie. – Accordé, répondit aussitôt Jean-Yves. – Des jacuzzis privés dans les suites… suggérai-je. – Non, trancha-t-il. On reste milieu de gamme.» Tout s'enchaînait naturellement, sans hésitations et sans doutes; il faudrait voir avec les chefs de village pour normaliser les tarifs de la prostitution locale.

Nous fîmes une pause rapide pour aller déjeuner. Au même moment, à moins d'un kilomètre, deux adolescents de la cité des Courtilières éclataient la tête d'une sexagénaire à coups de battes de base-bail. En entrée, je pris des maquereaux au vin blanc. «Vous avez prévu quelque chose en Thaïlande? m'informai-je.

– Oui, on a un hôtel en construction à Krabi. C'est la nouvelle destination à la mode, après Phuket. On pourrait très bien accélérer les travaux pour que ça soit prêt le 1er janvier; ce serait bien de faire une inauguration de prestige.»

Nous consacrâmes l'après-midi à développer les différents aspects innovants des clubs Aphrodite. Le point central, naturellement, était l'autorisation d'accès aux prostituées et prostitués locaux, n n'était évidemment pas question de prévoir de structure d'accueil pour les enfants; le mieux était même sans doute d'interdire l'accès des clubs aux moins de seize ans. Une idée ingénieuse, suggérée par Valérie, fut d'indiquer comme tarif catalogue de base celui des chambres individuelles, et d'appliquer une réduction de 10 % aux chambres partagées en couple; d'inverser, en somme, le mode de présentation habituel. Je crois que c'est moi qui ai proposé de mettre en avant une politique gayfriendly, et de faire circuler la rumeur selon laquelle le taux de fréquentation d'homosexuels dans les clubs s'élevait à 20 %: ce genre d'information suffisait, en général, à les faire venir; et pour installer une ambiance sexe dans un endroit, ils s'y entendaient. La question du slogan de base de la campagne publicitaire nous retint plus longtemps. Jean-Yves avait trouvé une formule basique et efficace: «Les vacances, c'est fait pour s'éclater»; mais c'est finalement moi qui ralliai les suffrages avec: «Eldorador Aphrodite: parce qu'on a le droit de se faire plaisir». Depuis l'intervention de l'OTAN au Kosovo, la notion de droit était redevenue porteuse, m'expliqua Jean-Yves d'un ton mi-figue mi-raisin; mais il était en fait sérieux, il venait de lire un article là-dessus dans Stratégies. Toutes les campagnes récentes qui s'étaient basées sur le thème du droit avaient été des réussites: le droit à l'innovation, le droit à l'excellence… Le droit au plaisir, conclut-il tristement, était un thème nouveau. Nous commencions en fait à être un peu fatigués, il nous déposa au 2 +2 avant de rentrer chez lui. C'était un samedi soir, il y avait pas mal de monde. Nous fîmes la connaissance d'un couple de Noirs sympa: elle était infirmière, lui batteur de jazz – ça marchait bien pour lui, il enregistrait régulièrement des disques. Il faut dire qu'il travaillait beaucoup sa technique, sans arrêt en fait. «Il n'y a pas de secret…» dis-je un peu bêtement, mais bizarrement il acquiesça, j'avais touché sans le vouloir une vérité profonde. «Le secret, c'est qu'il n'y a pas de secret» me répéta-t-il avec conviction. Nous avions terminé nos verres, nous nous dirigeâmes vers les chambres. Il proposa à Valérie une double pénétration. Elle accepta, à condition que ce soit moi qui la sodomise – il fallait s'y prendre très doucement avec elle, j'avais plus l'habitude. Jérôme acquiesça, s'allongea sur le lit. Nicole le branla pour maintenir son érection, puis lui enfila un préservatif. Je retroussai la jupe de Valérie jusqu'à la taille; elle ne portait rien en dessous. Elle s'empala d'un seul coup sur la queue de Jérôme, puis s'allongea sur lui. J'écartai ses fesses, la lubrifiai légèrement, puis commençai à l’enculer par petits coups prudents. Au moment où mon gland était totalement enfoncé, je sentis se contracter ses muscles rectaux. Je me raidis d'un seul coup, respirai profondément; j'avais bien failli jouir. Au bout de quelques secondes, je m'enfonçai plus profond. Lorsque je fus à mi-distance elle commença à bouger d'avant en arrière, frottant son pubis sur celui de Jérôme. Je n'avais plus rien à faire; elle commença à pousser un long gémissement modulé, son cul s'ouvrait, je m'enfonçais en elle jusqu'à la racine, c'était comme glisser sur un plan incliné, sa jouissance vint étrangement vite. Puis elle s'immobilisa, pantelante, heureuse. Ce n'était pas forcément plus intense, m'expliqua-t-elle un peu plus tard; mais quand tout se passait bien il y avait un moment où les deux sensations fusionnaient, ça devenait quelque chose de très doux et d'irrésistible, comme une chaleur globale.

Nicole s'était branlée constamment en nous regardant, elle commençait à être très excitée, et prit aussitôt la place de Valérie. Je n'eus que le temps de changer de préservatif. «Avec moi tu peux y aller, dit-elle à mon oreille, j'aime bien qu'on m'encule fort.» C'est ce que je fis, en fermant les yeux pour éviter les pointes d'excitation, pour essayer de me concentrer sur la sensation pure. Les choses se déroulaient facilement, j'étais agréablement surpris par ma propre résistance. Elle aussi vint très vite, avec de grands cris rauques.

Nicole et Valérie s'agenouillèrent ensuite pour nous sucer, pendant que nous bavardions. Jérôme faisait encore des tournées, m'expliqua-t-il, mais maintenant il aimait moins ça. En vieillissant il éprouvait davantage le besoin de rester chez lui, de s'occuper de sa famille – ils avaient deux enfants – et de travailler seul son jeu de batterie. Il me parla alors de nouveaux systèmes de rythme, de 4/3 et de 7/9, à vrai dire je n'y comprenais pas grand-chose. Au beau milieu d'une phrase il eut un cri de surprise, ses yeux se révulsèrent: il jouit d'un seul coup, éjaculant violemment dans la bouche de Valérie. «Ah, elle m'a eu… dit-il en riant à moitié, elle m'a bien eu.» Moi non plus, je sentais que je n'allais plus pouvoir tenir longtemps: Nicole avait une langue très particulière, large et molle, onctueuse; elle léchait lentement, la montée était insidieuse mais presque irrésistible. Je fis signe à Valérie de s'approcher, expliquai à Nicole ce que je voulais: elle devait simplement refermer ses lèvres sur mon gland, poser sa langue, rester immobile pendant que Valérie me branlerait et me lécherait les couilles. Elle acquiesça et ferma les yeux, attendant la décharge. Valérie commença aussitôt, ses doigts étaient vifs et nerveux, elle avait l'air à nouveau en pleine forme. J'écartai les bras et les jambes au maximum, fermai les yeux. La sensation progressa par à-coups brusques, comme par éclairs, puis explosa juste avant que je vienne dans la bouche de Nicole. J'eus un moment de quasi-commotion, des points lumineux fulgurèrent derrière mes paupières, je réalisai un peu plus tard que j'avais été au bord de l'évanouissement. J'ouvris les yeux avec effort. Nicole tenait toujours le bout de ma queue dans sa bouche. Valérie avait passé sa main autour de mon cou, elle me regardait avec une expression attendrie et mystérieuse; elle me dit que j'avais crié extrêmement fort. Ils nous raccompagnèrent un peu plus tard. Dans la voiture, Nicole eut une nouvelle poussée d'excitation. Elle sortit ses seins de sa guêpière, releva sa jupe et s'allongea sur la banquette arrière, posant la tête sur mes cuisses. Je la branlai posément, sûr de moi; je contrôlais bien ses sensations, je sentais ses tétons durcis et sa chatte humide. L'odeur de son sexe emplissait la voiture. Jérôme conduisait prudemment, s'arrêtait aux feux rouges; par les vitres je distinguai les lumières de la Concorde, l'obélisque, puis le pont Alexandre III, les Invalides. Je me sentais bien, serein mais encore un peu actif. Elle jouit à peu près à la hauteur de la place d'Italie. Nous nous quittâmes après avoir échangé nos numéros de téléphone.

De son côté, Jean-Yves avait eu une légère poussée de tristesse après nous avoir quittés, et s'était garé avenue de la République. L'excitation de la journée était retombée; il savait qu'Audrey serait absente, mais à vrai dire il s'en réjouissait plutôt. Il la croiserait brièvement le lendemain matin, avant qu'elle parte faire du roller; depuis leur retour de vacances, ils faisaient chambre à part.

Pourquoi rentrer? Il se renfonça dans son siège, envisagea de chercher une station de radio, s'abstint. Des jeunes passaient en bandes sur l'avenue, garçons et filles; ils avaient l'air de s'amuser, du moins ils poussaient des hurlements. Certains tenaient des boîtes de bière. Il aurait pu descendre, se mêler à eux, peut-être déclencher une bagarre; il aurait pu faire différentes choses. Il allait rentrer, finalement. Il aimait sa fille dans un sens, il le supposait tout du moins; il ressentait pour elle quelque chose d'organique et de potentiellement sanguinolent, qui correspondait à la définition du terme. Pour son fils, il n'éprouvait rien de semblable. Au fond, il n'était peut-être pas de lui; il avait épousé Audrey sur des bases un peu minces. Pour elle en tout cas, il n'avait plus que mépris et que dégoût; trop de dégoût, il aurait préféré accéder à l'indifférence. C'était peut-être ce qu'il attendait pour divorcer, d'en être à ce stade d'indifférence; là, il avait encore trop l'impression qu'elle devait payer. C'est plutôt moi qui paierai, d'ailleurs, se dit-il soudain avec amertume. Elle obtiendrait la garde des enfants, et il écoperait d'une pension alimentaire élevée. À moins qu'il n'essaie d'avoir les enfants, de se battre sur ce point; mais non, conclut-il, ça n'en valait pas la peine. Tant pis pour Angélique. Seul il serait mieux, il pourrait essayer de refaire sa vie, c'est-à-dire, plus ou moins, de retrouver une autre nana. Plombée avec deux gosses, elle aurait plus de mal, la garce. Il se consola à cette pensée qu'il pourrait difficilement trouver pire, et que ce serait elle, au bout du compte, qui pâtirait du divorce. Elle n'était déjà plus aussi belle que lorsqu'il l'avait rencontrée; elle avait de l'allure, elle s'habillait mode, mais, pour avoir connu son corps, il savait qu'elle était déjà sur la mauvaise pente. Sa carrière d'avocat, par ailleurs, était loin d'être aussi brillante qu'elle le racontait; et il pressentait que ça n'allait pas s'arranger, avec la garde des enfants. Les gens traînent leur progéniture comme un boulet, comme un poids terrible qui entrave le moindre de leurs mouvements – et qui finit la plupart du temps, effectivement, par les tuer. Il aurait sa revanche sur le tard; au moment, songea-t-il, où ça lui serait devenu complètement indifférent. Pendant encore quelques minutes, garé sur les contreforts de l'avenue à présent déserte, il s'exerça à l'indifférence.

Ses soucis retombèrent sur lui d'un seul coup, dès qu'il eut franchi la porte de l'appartement. Johanna, la baby-sitter, vautrée dans le canapé, regardait MTV. Il haïssait cette préadolescente molle, absurdement groove ; chaque fois qu'il la voyait il avait envie de la bourrer de paires de claques, jusqu'à modifier l'expression de sa sale gueule boudeuse et blasée. C'était la fille d'une amie d'Audrey.

«Ça va?» hurla-t-il. Elle acquiesça nonchalamment. «Tu peux baisser le son?» Elle chercha des yeux la télécommande. Exaspéré, il éteignit le téléviseur; elle lui jeta un regard offensé.

«Et les enfants, ça s'est bien passé? il continuait à hurler, bien qu'il n'y ait plus aucun bruit dans l'appartement.

– Ouais, je crois qu'ils dorment.» Elle se recroquevilla sur elle-même, un peu effrayée.

Il monta au premier étage, poussa la porte de la chambre de son fils. Nicolas lui lança un regard distant, puis replongea dans sa partie de Tomb Raider. Angélique, elle, dormait à poings fermés. Il redescendit, un peu calmé. «Vous lui avez fait prendre son bain?

– Ouais, non, j'ai oublié.»

Il passa dans la cuisine, se servit un verre d'eau. Ses mains tremblaient. Sur le plan de travail, il aperçut un marteau. Les paires de claques n'auraient pas été suffisantes pour Johanna; ce qui aurait été bien, c'est de lui défoncer le crâne à coups de marteau. Il joua quelque temps avec cette idée; les pensées se croisaient rapidement dans son esprit, assez peu maîtrisées. Avec effroi, dans le vestibule, il s'aperçut qu'il tenait le marteau à la main. Il le posa sur une table basse, chercha dans son portefeuille de l'argent pour le taxi de la baby-sitter. Elle le prit en grommelant un remerciement. Il claqua la porte derrière elle dans un mouvement de violence incontrôlée; le bruit retentit dans tout l'appartement. Il y avait décidément quelque chose qui n'allait pas, dans sa vie. Dans le salon, la cave à liqueurs était vide; Audrey n'était même plus capable de s'occuper de ça. En pensant à elle, il fut traversé par un frisson de haine dont l'intensité le surprit. Dans la cuisine, il trouva une bouteille de rhum entamée; ça pourrait aller, sans doute. De sa chambre, il composa successivement le numéro des trois filles qu'il avait rencontrées par Internet: à chaque fois, il tomba sur un répondeur. Elles devaient être sorties, baiser pour leur propre compte. C'est vrai qu'elles étaient sexy, sympa, à la mode; mais elles lui coûtaient quand même deux mille francs par soirée, ça devenait humiliant à la longue. Comment avait-il pu en arriver là? Il aurait dû sortir, se faire des amis, se consacrer un peu moins à son travail. Il repensa aux clubs Aphrodite, se rendit compte pour la première fois que l'idée aurait peut-être du mal à passer auprès de sa hiérarchie; il y avait un état d'esprit assez défavorable au tourisme sexuel, en ce moment, en France. Évidemment, il pourrait tenter de présenter une version édulcorée du projet à Leguen; mais Espitalier ne serait pas dupe, il sentait en lui une dangereuse finesse. De toute façon, avaient-ils le choix? Leur positionnement milieu de gamme n'avait aucun sens par rapport au Club Med, il se faisait fort de le leur démontrer. En fouillant dans les tiroirs de son bureau il retrouva la charte Aurore, composée dix ans auparavant par les fondateurs, et exposée dans tous les hôtels du groupe. «L'esprit Aurore, c'est l'art de conjuguer les savoir-faire, déjouer de la tradition et de la modernité avec rigueur, imagination et humanisme pour atteindre une certaine forme d'excellence. Les hommes et les femmes d'Aurore sont les dépositaires d'un patrimoine culturel unique: le savoir-recevoir. Ils connaissent les rites et les usages qui transforment la vie en art de vivre et le plus simple des services en moment privilégié. C'est un métier, c'est un art: c'est leur talent. Créer le meilleur pour le partager, renouer par la convivialité avec l'essentiel, inventer des espaces de plaisir: voilà tout ce qui fait d'Aurore un parfum de France à travers le monde.» II prit subitement conscience que ce baratin nauséeux pourrait très bien s'appliquer à une chaîne de bordels bien organisée; il y avait peut-être une carte à jouer avec les tour-opérateurs allemands. Contre toute raison, certains Allemands continuaient à penser que la France restait le pays de la galanterie et du savoir-aimer. Si un grand tour-opérateur allemand acceptait d'inscrire les clubs Aphrodite à son catalogue, ils marqueraient un point décisif; personne dans la profession n'y était encore parvenu. Il était en contact avec Neckermann pour le rachat des clubs du Maghreb; mais il y avait aussi TUI, qui avait décliné leurs premières offres parce qu'ils étaient déjà très bien implantés dans le bas de gamme; ils seraient peut-être intéressés par un projet plus ciblé.

11

Dès le lundi matin, il tenta de prendre les premiers contacts. La chance le servit d'emblée: Gottfried Rembke, le président du directoire de TUI, venait passer quelques jours en France au début du mois prochain; il pourrait leur consacrer un déjeuner. Dans l'intervalle, s'ils pouvaient mettre leur projet par écrit, il se ferait un plaisir de l'étudier. Jean-Yves entra dans le bureau de Valérie pour lui annoncer la nouvelle; elle se figea. En chiffre d'affaires annuel, TUI pesait vingt-cinq milliards de francs, trois fois plus que Neckermann, six fois plus que Nouvelles Frontières; c'était le premier tour-opérateur mondial.

Ils consacrèrent le reste de la semaine à mettre sur pied un argumentaire aussi complet que possible. Financièrement, le projet ne demandait pas d'investissements considérables: quelques modifications de l'ameublement, sûrement une refonte de la décoration pour lui donner une tonalité plus «érotique» – ils s'étaient assez vite entendus sur l'appellation de «tourisme de charme», qui serait employée dans l'ensemble des documents d'entreprise. Le plus important, c'est qu'on pouvait espérer une diminution significative des frais fixes: plus d'animations sportives, de club enfants. Plus de salaire à payer pour les puéricultrices diplômées, les moniteurs de planche à voile, de tir à l'arc, d'aérobic, de plongée sous-marine; pour les spécialistes de l'ikebana, des émaux ou de la peinture sur soie. Après une première simulation, Jean-Yves se rendit compte avec incrédulité que, tous amortissements inclus, le prix de revient annuel des clubs allait baisser de 25%. Il refit trois fois ses calculs, obtint à chaque fois les mêmes résultats. C'était d'autant plus frappant qu'il comptait, pour les frais de séjour, proposer des tarifs catalogue supérieurs de 25 % à la norme de la catégorie – c'est-à-dire qu'il comptait, en gros, s'aligner sur la norme médiane des Club Med. Le taux de profitabilité faisait un bond en avant de 50 %. «C'est un génie, ton copain…» dit-il à Valérie qui venait de le rejoindre dans son bureau.

L'ambiance était un peu bizarre, tous ces jours-ci, dans l'entreprise. Les affrontements du dernier week-end sur la dalle d'Évry n'étaient pas inhabituels; mais le bilan de sept morts était particulièrement lourd. Beaucoup des employés, surtout parmi les plus anciens, habitaient à proximité immédiate de l'entreprise. Ils avaient d'abord habité dans les barres, qui avaient été mises en chantier à peu près en même temps que le siège social; puis, assez souvent, ils avaient emprunté pour faire construire un pavillon. «Je les plains, me dit Valérie; sincèrement, je les plains. Leur rêve à tous, c'est de s'installer en province dans une région calme; mais ils ne peuvent pas partir tout de suite, ça ferait une trop grosse retenue sur leur pension. J'en ai parlé avec la standardiste: elle est à trois ans de la retraite. Son rêve, c'est d'acheter une maison en Dordogne; elle est originaire de la région. Mais beaucoup d'Anglais se sont installés par là, les prix sont devenus hallucinants, même pour une bicoque minable. Et d'un autre côté le prix de son pavillon s'est effondré, tout le monde sait maintenant que c'est une banlieue dangereuse, elle va le revendre au tiers de sa valeur.

«Ce qui m'a surprise aussi, c'est le pool des secrétaires du deuxième étage. Je suis rentrée dans leur bureau à cinq heures et demie pour faire taper une note; elles étaient toutes connectées à Internet. Elles m'ont expliqué que maintenant elles ne faisaient plus leurs courses que comme ça, c'était plus sûr: elles rentrent de leur boulot, et elles se barricadent chez elles en attendant le livreur.»

Au cours des semaines suivantes la psychose ne diminua pas, elle eut même tendance à augmenter. Sans cesse maintenant dans les journaux c'étaient des profs poignardés, des institutrices violées, des camions de pompiers attaqués aux cocktails Molotov, des handicapés jetés par la fenêtre d'un train parce qu'ils avaient «mal regardé» le chef d'une bande. Le Figaro s'en donnait à cœur joie, à le lire chaque jour on avait l'impression d'une montée inexorable vers la guerre civile. Il est vrai qu'on rentrait en période pré-électorale, et que le dossier de la sécurité semblait être le seul susceptible d'inquiéter Lionel Jospin. Il paraissait peu vraisemblable, de toute façon, que les Français votent à nouveau pour Jacques Chirac: il avait vraiment l'air trop con, ça en devenait une atteinte à l'image du pays. Lorsqu'on voyait ce grand benêt, les mains croisées derrière le dos, visiter un comice agricole, ou assister à une réunion de chefs d'État, on en ressentait une sorte de gêne, on avait de la peine pour lui. La gauche, effectivement incapable d'endiguer la montée de la violence, se tenait bien: elle jouait profil bas, convenait que les chiffres étaient mauvais, voire très mauvais, invitait à se garder de toute exploitation politicienne, rappelait que la droite en son temps n'avait pas fait mieux. Il y eut juste un petit dérapage, avec un éditorial ridicule d'un certain Jacques Attali. Selon lui, la violence des jeunes des cités était un «appel au secours». Les vitrines de luxe des Halles ou des Champs-Elysées constituaient, écrivait-il, autant «d'étalages obscènes aux yeux de leur misère». Mais il ne fallait pas oublier que la banlieue était aussi «une mosaïque de peuples et de races, venus avec leurs traditions et leurs croyances pour forger de nouvelles cultures et pour réinventer l'art de vivre ensemble». Valérie me jeta un regard surpris: c'était bien la première fois que j'éclatais de rire en lisant L'Express.

«S'il veut être élu, dis-je en lui tendant l'article, Jospin a intérêt à le faire taire jusqu'au deuxième tour. – Décidément, tu prends goût à la stratégie…»

Malgré tout, je commençais à me laisser gagner par l'inquiétude, moi aussi. De nouveau Valérie travaillait tard, il était rare qu'elle soit à la maison avant neuf heures; il aurait peut-être été plus prudent d'acheter une arme. J'avais un contact, le frère d'un artiste dont j'avais organisé une exposition deux ans auparavant. Il n'appartenait pas vraiment au milieu, il avait juste participé à quelques arnaques. C'était plutôt un inventeur, une sorte de touche-à-tout. Récemment, il avait affirmé à son frère qu'il avait trouvé un moyen de trafiquer les nouvelles cartes d'identité, réputées infalsifïables. «Pas question, répondit immédiatement Valérie. Je ne risque rien: dans la journée je ne sors jamais des locaux de l'entreprise, et le soir je rentre toujours en voiture, quelle que soit l'heure.

– Il y a tout de même les feux rouges.

– Entre le siège social d'Aurore et l'entrée de l'autoroute, il y a un seul feu rouge. Ensuite je sors porte d'Italie, et je suis tout de suite à la maison. Notre quartier, lui, n'est pas dangereux.»

C'était vrai: dans le Chinatown à proprement parler, il y avait extrêmement peu d'agressions et de vols. Je ne savais pas comment ils faisaient: avaient-ils leur propre système de guetteurs? En tout cas, ils nous avaient repérés dès notre installation; au moins une vingtaine de personnes nous saluaient régulièrement. Il était rare que des Européens s'installent ici, nous étions très minoritaires dans l'immeuble. Parfois, des affiches manuscrites en caractères chinois semblaient appeler à des réunions, ou des fêtes; mais quelles réunions? quelles fêtes? On peut vivre parmi les Chinois pendant des années sans jamais rien comprendre à leur mode de vie.

J'appelai malgré tout mon contact, qui promit de se renseigner et rappela deux jours plus tard. Je pouvais avoir un flingue sérieux, en très bon état, pour dix mille francs – le prix incluant une bonne réserve de munitions. Il faudrait juste que je le nettoie régulièrement, pour éviter qu'il ne s'enraye au moment où j'aurais à m'en servir. J'en reparlai à Valérie, qui refusa de nouveau. «Je ne pourrais pas, dit-elle, je n'aurais pas la force de tirer. – Même si tu es en danger de mort?» Elle secoua la tête. «Non… répéta-t-elle, ce n'est pas possible.» Je n'insistai pas. «Quand j'étais petite, me dit-elle un peu plus tard, je n'étais même pas capable de tuer un poulet.» À vrai dire, moi non plus; mais un homme, ça me paraissait nettement plus facile.

En ce qui me concerne, curieusement, je n'avais pas peur, n est vrai que j'avais peu de contact avec les hordes barbares, sinon occasionnellement lors de la pause déjeuner, lorsque j'allais faire un tour au forum des Halles, où la subtile imbrication des forces de sécurité (compagnies de CRS, policiers en tenue, vigiles payés par l'association des commerçants) éliminait en théorie tout danger. Je circulais donc, dans la topographie rassurante des uniformes; je me sentais un peu comme à Thoiry. En l'absence des forces de l'ordre, je le savais, j'aurais constitué une proie facile, quoique peu intéressante; très conventionnel, mon habillement de cadre moyen n'avait rien qui puisse les séduire. Je ne ressentais de mon côté aucune attirance pour ces jeunes issus des classes dangereuses ; je ne les comprenais pas, ni ne cherchais à les comprendre. Je ne sympathisais nullement avec leurs engouements, ni avec leurs valeurs. Je n'aurais pas pour ma part levé le petit doigt pour posséder une Rolex, des Nike ou une BMW Z3; je n'avais même jamais réussi à établir la moindre différence entre les produits de marque et les produits démarqués. Aux yeux du monde, j'avais évidemment tort. J'en avais conscience: ma position était minoritaire, et par conséquent erronée. Il devait y avoir une différence entre les chemises Yves Saint Laurent et les autres chemises, entre les mocassins Gucci et les mocassins André. Cette différence, j'étais le seul à ne pas la percevoir; il s'agissait d'une infirmité, dont je ne pouvais me prévaloir pour condamner le monde. Demande-t-on à un aveugle de s'ériger en expert de la peinture post-impressionniste? Par mon aveuglement certes involontaire, je me mettais en dehors d'une réalité humaine vivante, suffisamment forte pour provoquer des dévouements et des crimes. Ces jeunes, à travers leur instinct demi-sauvage, pressentaient sans nul doute la présence du beau; leur désir était louable, et parfaitement conforme aux normes sociales; il suffisait en somme de rectifier son mode d'expression inadéquat.

À bien y réfléchir, pourtant, je devais convenir que Valérie et Marie-Jeanne, les deux seules présences féminines un tant soit peu consistantes de ma vie, manifestaient une indifférence totale aux chemisiers Kenzo et aux sacs Prada; en réalité, pour autant que je puisse le savoir, elles achetaient à peu près n'importe quelle marque. Jean-Yves, l'individu que je connaisse bénéficiant du plus haut salaire, optait préférentiellement pour des polos Lacoste; mais il le faisait en quelque sorte machinalement, par ancienne habitude, sans même vérifier si sa marque favorite n'avait pas été dépassée en notoriété par un challenger plus récent. Certaines fonctionnaires du ministère de la Culture, que je connaissais de vue (si l'on peut dire, car j'oubliais régulièrement, entre chaque rencontre, leur nom, leur fonction et jusqu'à leur visage) achetaient des vêtements de créateur; mais il s'agissait invariablement de créateurs jeunes et obscurs, distribués dans une seule boutique à Paris, et je savais qu'elles n'auraient pas hésité à les abandonner si d'aventure ils avaient connu un succès plus large.

La puissance de Nike, Adidas, Armani, Vuitton, était ceci dit indiscutable; je pouvais en avoir la preuve concrète, chaque fois que nécessaire, en parcourant Le Figaro et son cahier saumon. Mais qui exactement, en dehors des jeunes de banlieue, faisait le succès de ces marques? Il devait y avoir des secteurs entiers de la société qui me demeuraient étrangers; à moins qu'il ne s'agisse, plus banalement, des classes enrichies du tiers-monde. J'avais peu voyagé, peu vécu, et il devenait de plus en plus clair que je ne comprenais pas grand-chose au monde moderne.

Le 27 septembre eut lieu une réunion avec les onze chefs de village Eldorador, venus pour l'occasion à Évry. C'était une réunion habituelle, qui avait lieu tous les ans à la même époque pour faire le bilan des résultats de l'été et envisager les améliorations à apporter. Mais, cette fois, elle avait une signification particulière. D'abord, trois des villages allaient changer de main – le contrat avec Neckermann venait d'être signé. Ensuite, pour quatre des villages restants – ceux qui passaient sous l'appellation «Aphrodite» – le chef de village devait se préparer à licencier la moitié de son personnel.

Valérie n'assistait pas à la réunion, elle avait rendez-vous avec un représentant d'Italtrav pour lui présenter le projet. Le marché italien était beaucoup plus émietté que celui de l'Europe du Nord: Italtrav avait beau être le premier tour-opérateur italien, sa puissance financière ne représentait pas le dixième de celle de TUI; un accord avec eux pourrait cependant constituer un appoint de clientèle utile.

Elle revint de son rendez-vous vers dix-neuf heures. Jean-Yves était seul dans son bureau; la réunion venait de se terminer. «Comment est-ce qu'ils réagissent?

– Mal. Je les comprends, d'ailleurs; ils doivent sentir qu'ils sont eux-mêmes sur la sellette.

– Tu as l'intention de remplacer les chefs de village?

– C'est un projet nouveau; il vaut mieux le démarrer avec des équipes nouvelles.»

Sa voix était très calme. Valérie lui jeta un regard surpris: ces derniers temps, il avait gagné en assurance – et en dureté.

«Je suis sûr qu'on va gagner, maintenant. À la pause de midi, j'ai pris à part le chef du village de Boca Chica, à Saint-Domingue. Je voulais en avoir le cœur net: je voulais savoir comment il faisait pour avoir un taux de remplissage de 90 %, quelle que soit la saison. Il a tergiversé, il a eu l'air gêné, il m'a parlé de leur travail d'équipe. J'ai fini par lui demander carrément s'il laissait monter les filles dans les chambres des clients; j'ai vraiment eu du mal à le lui faire admettre, il avait peur d'une sanction. J'ai été obligé de lui dire que ça ne me gênait pas, qu'au contraire je trouvais l'initiative intéressante. Alors, il a avoué. Il trouvait ça idiot que les clients aillent louer des chambres à deux kilomètres de là, souvent sans eau courante, et avec le risque de se faire arnaquer, alors qu'ils avaient tout le confort sur place. Je l'ai félicité, et je lui ai promis qu'il garderait sa place de chef de village, même s'il devait être le seul.»

La nuit tombait; il alluma la lampe de son bureau, garda un moment le silence.

«Pour les autres, reprit-il, je n'ai aucun remords. Ils ont tous à peu près le même profil. Ce sont d'anciens GO, ils sont rentrés à la bonne époque, ils se sont tapé toutes les nanas qu'ils voulaient sans jamais avoir à en foutre une rame, et ils se sont imaginé qu'en devenant chefs de village ils pourraient continuer à glander au soleil jusqu'à leur retraite. Leur époque est terminée, tant pis pour eux. Maintenant, j'ai besoin de vrais professionnels.»

Valérie croisa les jambes, le regarda sans un mot. «Au fait, ton rendez-vous avec Italtrav?

– Oh, bien. Sans problème. Il a tout de suite compris ce que j'entendais par "tourisme de charme", il a même essayé de me draguer… C'est ça qui est bien avec les Italiens, au moins ils sont prévisibles… Enfin il m'a promis d'inscrire les clubs à son catalogue, mais il m'a dit de ne pas me faire trop d'illusions: Italtrav est surtout une grosse entreprise parce qu'elle est le conglomérat de nombreux voyagistes spécialisés, en elle-même la marque n'a pas vraiment d'identité forte. En fait, il agit un peu comme un distributeur: on peut s'ajouter à la liste, mais ce sera à nous de nous faire un nom sur le marché.

– Et l'Espagne, on en est où?

– On a un bon contact avec Marsans. C'est un peu pareil, sauf qu'ils sont plus ambitieux, depuis quelque temps ils essaient de s'implanter en France. J'avais un peu peur qu'on fasse concurrence à leur offre, mais en fait non, ils estiment que c'est complémentaire.»

Elle réfléchit un moment avant de poursuivre:

«Et pour la France, on fait quoi?

– Je ne sais toujours pas… C'est peut-être idiot de ma part, mais j'ai vraiment peur d'une campagne de presse moralisatrice. Évidemment on pourrait faire une étude de marché, tester le concept…

– Tu n'y as jamais cru, à ces choses-là.

– Non, c'est vrai…» Il hésita un instant. «En fait, je suis tenté de faire un lancement minimal en France, uniquement à travers le réseau Auroretour. Avec des pubs dans des magazines très ciblés, du genre FHM ou L'Écho des Savanes. Mais, vraiment, dans un premier temps, surtout miser sur l'Europe du Nord.»

Le rendez-vous avec Gottfried Rembke avait lieu le vendredi suivant. La veille au soir Valérie se fit un masque décongestionnant, puis se coucha très tôt. Lorsque je me réveillai à huit heures, elle était déjà prête. Le résultat était impressionnant. Elle portait un tailleur noir, avec une jupe très courte qui moulait merveilleusement son cul; sous la veste elle avait enfilé un chemisier de dentelle violette, ajusté et transparent par endroits, et un soutien-gorge écarlate, pigeonnant, qui découvrait largement ses seins. Lorsqu'elle s'assit en face du lit je découvris des bas noirs, dégradés vers le haut, retenus par des porte-jarretelles. Ses lèvres étaient soulignées d'un rouge sombre, un peu violine, et elle avait noué ses cheveux en chignon. «Ça le fait? demanda-t-elle, narquoise.

– Ça le fait grave. Les femmes, quand même… soupirai-je. La mise en valeur…

– C'est ma tenue de séductrice institutionnelle. Je l'ai mise un peu pour toi, aussi; je savais que tu aimerais.

– Ré-érotiser l'entreprise…» grommelai-je. Elle me tendit une tasse de café.

Jusqu'à son départ je ne fis rien d'autre que la regarder aller et venir, se relever et s'asseoir. Ce n'était pas grand-chose si on veut, enfin c'était tout simple, mais ça le faisait, il n'y avait aucun doute. Elle croisait les jambes: une bande sombre apparaissait en haut des cuisses, soulignant par contraste l'extrême finesse du nylon. Elle croisait davantage: une bande de dentelle noire se révélait plus haut, puis l'attache du porte-jarretelles, la chair blanche et nue, la base des fesses. Elle décroisait: tout disparaissait à nouveau. Elle se penchait vers la table: je sentais ses seins palpiter sous l'étoffe. J'aurais pu y passer des heures. C'était une joie facile, innocente, éternellement bienheureuse; une pure promesse de bonheur.

Ils devaient se retrouver à treize heures, au restaurant Le Divellec, rue de l'Université; Jean-Yves et Valérie arrivèrent avec cinq minutes d'avance.

«Comment est-ce qu'on va démarrer l'entretien? s'inquiéta Valérie en sortant du taxi. – Eh ben, t'as qu'à lui dire qu'on veut ouvrir des bordels à boches…» Jean-Yves eut un rictus fatigué. «T'en fais pas, t'en fais pas, il posera lui-même ses questions.»

Gottfried Rembke arriva à treize heures précises. Dès qu'il pénétra dans le restaurant, qu'il tendit son manteau au serveur, ils surent que c'était lui. Le corps ramassé et solide, le crâne luisant, le regard franc, la poignée de main énergique: tout en lui respirait l'aisance et le dynamisme, il correspondait parfaitement à l'image qu'on peut se faire d'un grand patron, et plus précisément d'un grand patron allemand. On l'imaginait sauter dans sa journée avec enthousiasme, se lever du lit d'un bond et faire une demi-heure de vélo d'appartement avant de se diriger vers son bureau dans sa Mercedes flambant neuve en écoutant les informations économiques. «Il a l'air parfait, ce mec…» grommela Jean-Yves en se levant, tout sourire, pour l'accueillir.

Pendant les dix premières minutes, en fait, Herr Rembke ne parla que de cuisine. Il s'avéra qu'il connaissait bien la France, sa culture, ses restaurants; il possédait même une maison en Provence. «Impeccable, le mec, impeccable…» songea Jean-Yves en examinant son consommé de langoustines au curaçao. «Rock and roll, Gotty» ajouta-t-il mentalement en trempant sa cuillère dans le plat. Valérie était très bien: elle écoutait avec attention, les yeux brillants, comme sous le charme. Elle voulut savoir où exactement en Provence, s'il trouvait souvent le temps de venir, etc. Elle-même avait pris un salmis d'étrillés aux fruits rouges. «Donc, poursuivit-elle sans changer de ton, vous seriez intéressé par le projet.

– Voyez-vous, dit-il d'un ton réfléchi, nous savons bien que le "tourisme de charme" – il avait légèrement buté sur l'expression – est une des motivations principales de nos compatriotes en vacances à l'étranger – et on les comprend, d'ailleurs, car quelle manière plus délicieuse de voyager ? Pourtant, et c'est assez curieux, aucun grand groupe, jusqu'à présent, ne s'est penché sérieusement sur la question – mis à part quelques tentatives, du reste tout à fait insuffisantes, à destination de la clientèle homosexuelle. Pour l'essentiel, aussi surprenant que ça puisse paraître, nous avons affaire à un marché vierge.

– Ça fait débat, je pense que les mentalités doivent encore évoluer…» intervint Jean-Yves tout en prenant conscience qu'il disait une connerie. «Des deux côtés du Rhin…» acheva-t-il misérablement. Rembke lui jeta un regard froid, tout à fait comme s'il le soupçonnait de se foutre de sa gueule; Jean-Yves replongea le nez dans son assiette en se promettant de se taire jusqu'à la fin du repas. De toute façon, Valérie s'en sortait à merveille. «Ne transposons pas les problèmes français à l'Allemagne…» dit-elle en croisant les jambes d'un mouvement ingénu. Rembke reporta son attention sur elle.

«Nos compatriotes, poursuivit-il, obligés de s'en remettre à eux-mêmes, sont souvent soumis à des intermédiaires d'une honnêteté douteuse. En général, le secteur reste marqué par le plus grand amateurisme – ce qui constitue un manque à gagner énorme pour l'ensemble de la profession.» Valérie acquiesça avec empressement. Le serveur apporta un saint-pierre rôti aux figues nouvelles.

«Votre projet, reprit-il après avoir jeté un coup d'œil à son plat, nous a également intéressés parce qu'il représente un véritable bouleversement par rapport à l'optique traditionnelle du séjour-club. Ce qui avait pu être une formule adaptée au début des années 70 ne correspond plus aux attentes du consommateur moderne. Les relations entre les êtres en Occident sont devenues plus difficiles – ce que, bien entendu, nous déplorons tous…» poursuivit-il avec un nouveau regard sur Valérie, qui décroisa les jambes avec un sourire.

Lorsque je rentrai du bureau, à six heures un quart, elle était déjà là. J'eus un mouvement de surprise: je crois que c'est la première fois que ça se produisait, depuis le début de notre vie commune. Elle était assise au fond du canapé, toujours en tailleur, les jambes légèrement écartées. Les yeux dans le vague, elle semblait songer à des choses heureuses et douces. Je l'ignorais à ce moment, mais j'assistais en quelque sorte à l'équivalent d'un orgasme sur le plan professionnel. «Ça a bien marché? interrogeai-je. – Plus que bien. Je suis rentrée juste après déjeuner, sans passer par le bureau; je ne voyais vraiment pas ce qu'on pouvait faire de plus pour la semaine. Non seulement il est intéressé par le projet, mais il a l'intention d'en faire un de ses produits phares, dès la saison d'hiver. Il est prêt à financer l'édition d'un catalogue, et une campagne de pub spécialement adaptés au public allemand. Il pense pouvoir assurer, à lui seul, le remplissage des clubs existants; il nous a même demandé si nous avions d'autres projets en construction. La seule chose qu'il souhaite en échange, c'est l'exclusivité sur son marché – l'Allemagne, l'Autriche, la Suisse et le Bénélux; il sait que nous sommes par ailleurs en contact avec Neckermann.

«J'ai pris un week-end, ajouta-t-elle; dans un centre de thalassothérapie à Dinard. Je crois que j'en ai besoin. On pourra faire aussi un saut chez mes parents.»

Le train partit de la gare Montparnasse une heure plus tard. Assez rapidement, au fil des kilomètres, la tension accumulée disparut – et elle redevint normale, c'est-à-dire plutôt sexuelle et joueuse. Les derniers immeubles de la grande banlieue disparaissaient dans le lointain; le TGV montait vers sa vitesse maximale, juste avant d'aborder la plaine du Hurepoix. Un reste de jour, une teinte rouge presque imperceptible, flottait en direction de l'ouest, au-dessus de la masse sombre des silos à grain. Nous étions dans un wagon de première classe aménagé en semi-compartiments; sur les tables qui séparaient nos sièges, les petites lampes jaunes étaient déjà allumées. De l'autre côté du couloir une femme d'une quarantaine d'années, BCBG et même plutôt classe, avec des cheveux blonds ramassés en chignon, feuilletait Madame Figaro. J'avais acheté le même journal, et je tentais sans grand succès de m'intéresser au cahier saumon. Depuis quelques années, je nourrissais l'idée théorique qu'il était possible de décrypter le monde, et de comprendre ses évolutions, en laissant de côté tout ce qui avait trait à l'actualité politique, aux pages société ou à la culture; qu'il était possible de se faire une image correcte du mouvement historique uniquement par la lecture des informations économiques et boursières. Je m'astreignais donc à la lecture quotidienne du cahier saumon du Figaro, parfois complété par des publications encore plus rébarbatives telles que Les Échos ou La Tribune Desfossés. Jusqu'à présent, ma thèse restait indécidable. Il était en effet possible que des informations historiques importantes se dissimulent à travers ces éditoriaux au ton mesuré et ces colonnes de chiffres; mais l'inverse pouvait également être vrai. La seule conclusion certaine à laquelle j'étais parvenu, c'est que, décidément, l'économie était effroyablement ennuyeuse. Levant les yeux d'un bref article qui tentait d'analyser la chute du Nikkei, je remarquai que Valérie avait recommencé à croiser et décroiser les jambes; son visage était traversé par un demi-sourire. «Descente aux enfers pour la bourse de Milan», lus-je encore avant de reposer le journal. J'eus une érection soudaine en découvrant qu'elle avait trouvé le moyen d'ôter sa culotte. Elle vint s'asseoir à mes côtés, se pelotonna contre moi. Enlevant sa veste de tailleur, elle la posa sur mes genoux. Je jetai un regard rapide sur ma droite: notre voisine semblait toujours plongée dans son magazine, plus précisément dans un article sur les jardins d'hiver. Elle-même portait un tailleur avec une jupe serrée, des bas noirs; elle faisait assez bourgeoise excitante, comme on dit. Glissant le bras sous son vêtement étalé, Valérie posa une main sur mon sexe; je ne portais qu'un pantalon de coton mince, la sensation était terriblement précise. La nuit, maintenant, était tout à fait tombée. Je me renfonçai dans mon siège, introduisis une main sous son chemisier. Écartant le soutien-gorge, j'entourai son sein droit de ma paume et commençai à exciter le téton du pouce et de l'index. À peu près à la hauteur du Mans, elle défit ma braguette. Ses mouvements maintenant étaient tout à fait explicites, j'étais persuadé que notre voisine ne perdait rien du manège. Il est à mon avis impossible de résister longtemps à une masturbation menée d'une main vraiment experte. Un peu avant Rennes j'éjaculai, sans parvenir à retenir un cri étouffé. «Il va falloir que je fasse nettoyer mon tailleur…» dit calmement Valérie. La voisine jeta un regard dans notre direction, sans dissimuler son amusement.

Je fus quand même un peu gêné, à la gare de Saint-Malo, en constatant qu'elle montait avec nous dans la navette pour le centre de thalasso; mais Valérie pas du tout, elle entama même la conversation avec elle sur le thème des différents soins. Je n'ai jamais bien démêlé, pour ma part, les mérites respectifs des bains de boue, des douches à affusion et des enveloppements d'algues; le lendemain, je me contentai plus ou moins de barboter dans la piscine. J'étais en train de faire la planche, vaguement conscient de l'existence de courants sous-marins supposés accomplir un massage du dos, quand Valérie me rejoignit. «Notre voisine de train… fit-elle tout excitée, elle m'a branchée dans le jacuzzi.» J'enregistrai l'information sans réagir. «En ce moment, elle est seule dans le hammam» ajouta-t-elle. Je la suivis aussitôt, m'enveloppant d'un peignoir. Près de l'entrée du hammam, je retirai mon slip de bain; mon érection était visible sous le tissu éponge. J'entrai avec Valérie, la laissai avancer dans la vapeur – si dense qu'on n'y voyait pas à deux mètres. L'atmosphère était saturée d'une odeur d'eucalyptus très forte, presque enivrante. Je m'immobilisai dans le néant blanchâtre et chaud, puis j'entendis un gémissement venant du fond de la salle. Je défis la ceinture de mon peignoir, m'approchai; des gouttelettes de transpiration se formaient à la surface de ma peau. Agenouillée devant la femme, les mains posées sur ses fesses, Valérie lui léchait la chatte. C'était effectivement une très belle femme, avec des seins siliconés d'une rondeur parfaite, un visage harmonieux, une bouche large et sensuelle. Sans surprise elle tourna son regard vers moi, referma une main sur mon sexe. Je m'approchai encore, passai derrière elle et lui caressai les seins tout en frottant ma bite contre ses fesses. Elle écarta les cuisses et se pencha en avant, s'appuyant au mur. Valérie fouilla dans la poche de son peignoir et me tendit un préservatif; de l'autre main, elle continuait à branler le clitoris de la femme. Je la pénétrai d'un seul coup, elle était déjà très ouverte; elle se pencha un peu plus vers l'avant. J'allais et venais en elle au moment où je sentis la main de Valérie qui s'insinuait entre mes cuisses, puis se refermait sur mes couilles. Elle approcha à nouveau sa bouche pour lécher la chatte de la femme; à chaque allée et venue, je sentais ma bite glisser contre sa langue. Je tendis désespérément les muscles pelviens au moment où la femme jouissait avec de longs gémissements heureux, puis je me retirai très lentement. Je transpirais de tout mon corps, je haletais involontairement, je me sentis vaciller et dus m'asseoir sur une banquette. Les masses de vapeur continuaient à onduler dans l'atmosphère. J'entendis le bruit d'un baiser, je relevai la tête: elles étaient enlacées, poitrine contre poitrine.

Nous fîmes l'amour un peu plus tard, en fin d'après-midi, puis encore une fois dans la soirée, puis de nouveau le lendemain matin. Cette frénésie était un peu inhabituelle; nous étions tous les deux conscients que nous allions entrer dans une période difficile, où Valérie serait à nouveau abrutie de travail, de difficultés, de calculs. Le ciel était d'un bleu immaculé, le temps presque doux; c'était sans doute un des derniers beaux week-ends avant l'automne. Après l'amour, le dimanche matin, nous fîmes une longue promenade sur la plage. J'observais avec surprise les bâtiments néoclassiques, un peu kitsch, des hôtels. Arrivés à l'extrémité de la plage, nous nous assîmes sur les rochers.

«Je suppose que c'était important, ce rendez-vous avec l'Allemand, dis-je. Je suppose que c'est le début d'un nouveau challenge.

– C'est la dernière fois, Michel. Si on réussit ce coup-là, on sera tranquilles pour longtemps.»

Je lui jetai un regard incrédule et un peu attristé. Je ne croyais pas tellement à ce genre d'arguments, ça me rappelait un peu certains livres d'histoire, avec les déclarations des politiciens sur la der des ders, celle qui devait ensuite conduire à une paix définitive.

«C'est bien toi, dis-je doucement, qui m'as expliqué que le capitalisme était dans son principe un état de guerre permanente, une lutte perpétuelle qui ne peut jamais avoir de fin.

– C'est vrai, convint-elle sans hésitation; mais ce ne sont pas forcément toujours les mêmes qui se battent.»

Une mouette s'envola, prit de l'altitude, se dirigea vers l'océan. Nous étions presque seuls à cette extrémité de la plage. Dinard était décidément une station tranquille, en cette saison tout du moins. Un labrador s'approcha, vint nous flairer, puis rebroussa chemin; je ne distinguais pas ses maîtres.

«Je t'assure, insista-t-elle. Si ça marche aussi bien qu'on l'espère, on pourra décliner le concept dans plein de pays. Rien qu'en Amérique latine il y a le Brésil, le Venezuela, le Costa-Rica. Ailleurs, on peut facilement ouvrir des clubs au Cameroun, au Mozambique, à Madagascar, aux Seychelles. En Asie, aussi, il y a des possibilités immédiates: la Chine, le Vietnam, le Cambodge. En deux ou trois ans, on peut devenir une référence indiscutable; et personne n'osera investir sur le même marché: cette fois on l'aura, notre avantage concurrentiel.»

Je ne répondis rien, je ne voyais rien à lui répondre; après tout, j'étais à l'origine de l'idée. La marée montait; des rigoles se creusaient dans le sable, mouraient à nos pieds.

«En plus, poursuivit-elle, cette fois on va vraiment demander un gros paquet d'actions. Si le succès est là, ils ne pourront pas nous le refuser. Et quand on est actionnaire, on ne se bat plus: ce sont les autres qui se battent à votre place.»

Elle s'arrêta, me regarda, hésitante. Ça se tenait, ce qu'elle disait, ça participait d'une certaine logique. Le vent se levait un peu; je commençais à avoir faim. Le restaurant de l'hôtel était délicieux: il y avait des fruits de mer d'une fraîcheur parfaite, des recettes de poisson savoureuses et fines. Nous revînmes en marchant sur le sable humide.

«J'ai de l'argent… dis-je soudain, il ne faut pas oublier que j'ai de l'argent.» Elle s'immobilisa et me regarda avec surprise; moi-même, je n'avais pas prévu de prononcer ces paroles.

«Je sais bien que ça ne se fait plus d'être une femme entretenue, poursuivis-je, un peu embarrassé; mais rien ne nous oblige à faire comme tout le monde.»

Elle me regarda calmement dans les yeux. «Quand tu auras touché l'argent de la maison, en tout, ça te fera au maximum trois millions de francs… dit-elle.

– Oui, un peu moins.

– Ça ne suffit pas; pas tout à fait. Il faut juste un petit complément.» Elle reprit sa marche, se tut un long moment. «Fais-moi confiance…» dit-elle au moment où nous pénétrions sous la verrière du restaurant.

Après le repas, juste avant d'aller à la gare, nous nous rendîmes chez les parents de Valérie. Elle allait avoir à nouveau énormément de travail, leur expliqua-t-elle; elle ne pourrait probablement pas revenir avant Noël. Son père la regarda avec un sourire résigné. C'était une bonne fille, me dis-je, une fille affectueuse et attentionnée; c'était aussi une amante sensuelle, caressante et audacieuse; et elle serait probablement, le cas échéant, une mère aimante et sage. «Ses pieds sont d'or fin, ses jambes comme les colonnes du temple de Jérusalem.» Je continuais à me demander ce que j'avais fait, au juste, pour mériter une femme comme Valérie. Probablement rien. Le déploiement du monde, me dis-je, je le constate; procédant empiriquement, en toute bonne foi, je le constate; je ne peux rien faire d'autre que le constater.

12

À la fin du mois d'octobre, le père de Jean-Yves mourut. Audrey refusa de l'accompagner à l'enterrement; il s'y attendait d'ailleurs, il ne lui avait demandé que pour le principe. Ce serait un enterrement modeste: il était enfant unique, il y aurait un peu de famille, pas vraiment d'amis. Son père aurait droit à une brève notice nécrologique dans le bulletin des anciens élèves de l'ESAT; puis ce serait tout, la trace se refermerait; ces derniers temps, il ne voyait vraiment plus personne. Jean-Yves n'avait jamais bien compris ce qui l'avait poussé à prendre sa retraite dans cette région sans intérêt, campagnarde au sens le plus navrant du terme, et où il n'avait même pas d'attaches. Sans doute une dernière trace de ce masochisme qui l'avait accompagné, plus ou moins, tout au long de sa vie. Après des études brillantes, il s'était enlisé dans une carrière terne d'ingénieur de fabrication. Bien qu'il ait toujours rêvé d'avoir une fille, il s'était volontairement limité à un seul enfant – dans le but, assurait-il, de lui donner une meilleure éducation; l'argument ne tenait pas, il avait plutôt un bon salaire. Il donnait l'impression d'être habitué à sa femme plutôt que de vraiment l'aimer; il était peut-être fier des succès professionnels de son fils – mais, à vrai dire, le fait est qu'il n'en parlait jamais. Il n'avait pas de hobby ni de divertissement véritable, mis à part l'élevage des lapins et les mots croisés de La République du Centre-Ouest. C'est sans doute à tort qu'on soupçonne chez tous les êtres une passion secrète, une part de mystère, une fêlure; si le père de Jean-Yves avait eu à témoigner sur ses convictions intimes, sur le sens profond qu'il donnait à la vie, il n'aurait probablement pu faire état que d'une déception légère. De fait sa phrase favorite, celle que Jean-Yves se souvenait le plus souvent lui avoir entendu prononcer, celle qui synthétisait le mieux son expérience de la condition humaine, se limitait à ces mots: «On vieillit».

Sa mère se montra raisonnablement affectée par le deuil – après tout, c'était quand même le compagnon de toute une vie – sans en avoir l'air réellement bouleversée. «Il avait beaucoup baissé…» commenta-t-elle. Les causes de la mort était tellement indistinctes qu'on aurait aussi bien pu parler de fatigue générale, voire de découragement. «Il n'avait plus de goût à rien…» dit encore sa mère. Telle fut, à peu près, son oraison funèbre.

L'absence d'Audrey fut bien entendu remarquée, mais sa mère s'abstint, pendant la cérémonie, d'en faire état. Le repas du soir fut frugal – de toute façon, elle n'avait jamais été bonne cuisinière. Il savait très bien qu'elle allait aborder le sujet, à un moment ou un autre. Compte tenu des circonstances il était assez difficile d'esquiver, en allumant la télévision par exemple, comme il avait coutume de le faire. Sa mère termina de ranger la vaisselle, puis se rassit en face de lui, les coudes posés sur la table.

«Comment ça va, avec ta femme?

– Pas terrible…» Il développa pendant quelques minutes, s'enlisant progressivement dans son propre ennui; il indiqua pour finir qu'il envisageait le divorce. Sa mère, il le savait, haïssait Audrey, qu'elle accusait de la priver de ses petits-enfants; ce n'était d'ailleurs pas faux, mais ses petits-enfants n'avaient pas très envie de la voir, eux non plus. Dans d'autres conditions, c'est vrai, ils auraient pu s'y habituer; tout du moins Angélique, dans son cas il n'était pas trop tard. Mais il se serait agi d'autres conditions, d'une autre vie, toutes choses difficiles à envisager. Jean-Yves leva les yeux vers le visage de sa mère, son chignon grisonnant, ses traits sévères: il était difficile d'éprouver un élan de tendresse ou d'affection pour cette femme; aussi loin qu'il s'en souvienne, elle n'avait jamais vraiment été portée sur les câlins ; il était tout aussi difficile de l'imaginer dans le rôle d'une amante sensuelle et salope. Il prit d'un seul coup conscience que son père avait probablement dû se faire chier toute sa vie. Il en éprouva un choc affreux, ses mains se crispèrent sur le bord de la table: cette fois c'était trop irrémédiable, trop définitif. Avec désespoir, il essaya d'évoquer un moment où il aurait pu voir son père épanoui, joyeux, sincèrement heureux de vivre. Il y avait peut-être une fois, quand il avait cinq ans, et que son père essayait de lui montrer le fonctionnement d'un Meccano. Oui, son père avait aimé la mécanique, il l'avait sincèrement aimée – il se souvenait de sa déception, le jour où il lui avait annoncé qu'il allait se tourner vers des études commerciales; c'était peut-être suffisant, après tout, pour remplir une vie.

Le lendemain il fit un tour rapide dans le jardin, qui lui paraissait à vrai dire assez anonyme, qui ne lui rappelait aucun souvenir d'enfance. Les lapins tournaient nerveusement dans leurs cages, on ne les avait pas encore nourris: sa mère allait les revendre tout de suite, elle n'aimait pas s'en occuper. Au fond ils étaient les grands perdants de l'affaire, les seules véritables victimes de ce décès. Jean-Yves prit un sac de granulés, versa des poignées dans les râteliers; en mémoire de son père, il pouvait accomplir ce geste.

Il partit tôt, juste avant l'émission de Michel Drucker, mais cela ne l'empêcha pas d'être pris, peu avant Fontainebleau, dans des embouteillages interminables. Il essaya différentes radios, puis finit par éteindre. De temps en temps, le flot de voitures avançait de quelques mètres; il n'entendait que le ronronnement des moteurs, le choc des gouttes de pluie isolées contre le pare-brise. Son esprit s'accordait à cette vacuité mélancolique. Le seul élément positif du week-end, songeait-il, c'est qu'il n'aurait plus à revoir Johanna; il s'était enfin décidé à renvoyer la baby-sitter. La nouvelle, Eucharistie, lui avait été recommandée par une voisine: c'était une fille originaire du Dahomey, sérieuse, qui travaillait bien à l'école; à quinze ans, elle était déjà en première S. Plus tard elle voulait devenir médecin, peut-être pédiatre; en tout cas, elle s'y prenait très bien avec les enfants. Elle réussissait à arracher Nicolas de ses jeux vidéo et à le coucher avant dix heures – chose qu'ils n'avaient jamais été capables d'obtenir. Elle était gentille avec Angélique, lui donnait son goûter, la baignait, jouait avec elle; visiblement, la petite l'adorait.

Il arriva vers dix heures et demie, épuisé par le trajet; Audrey était, croyait-il se souvenir, partie en week-end à Milan; elle reprendrait l'avion le lendemain matin, irait directement à son travail. Le divorce allait quand même diminuer son train de vie, songea-t-il avec une satisfaction mauvaise; il était compréhensible qu'elle retarde le moment d'aborder le sujet. Elle n'allait cependant pas jusqu'à feindre des retours d'affection, des élans de tendresse; c'était un point qu'on pouvait compter en sa faveur.

Eucharistie était installée dans le canapé, elle lisait La vie mode d'emploi, de Georges Perec, en édition de poche; tout s'était bien passé. Elle accepta un verre de jus d'orange; il se servit lui-même un cognac. En général, lorsqu'il revenait, elle lui racontait leur journée, ce qu'ils avaient fait ensemble; cela durait quelques minutes avant qu'elle ne s'en aille. Cette fois encore, elle fit de même; en se resservant de cognac, il se rendit compte qu'il n'avait rien écouté. «Mon père est mort…» dit-il en même temps qu'il en reprenait conscience. Eucharistie s'arrêta net, le regarda avec hésitation; elle ne savait pas trop comment réagir, mais de toute évidence il avait réussi à capter son attention. «Mes parents n'ont pas été heureux ensemble…» poursuivit-il, et cette deuxième constatation était encore pire: elle semblait dénier son existence, le priver d'une certaine manière du droit à la vie. Il était le fruit d'une union malheureuse, mal assortie, de quelque chose qui aurait mieux fait de ne pas être, Il regarda avec inquiétude autour de lui: dans quelques mois tout au plus il allait quitter cet appartement, il ne reverrait plus ces rideaux ni ces meubles; tout semblait déjà s'effilocher, perdre de la consistance. Il aurait pu être dans le hall d'exposition d'un grand magasin, après la fermeture; ou dans la photo d'un catalogue, dans quelque chose de toute façon qui n'avait pas d'existence véritable. Il se leva en titubant, s'approcha d'Eucharistie, serra violemment dans ses bras le corps de la jeune fille. Il glissa une main sous son pull: sa chair était vivante, réelle. Il reprit subitement conscience et s'immobilisa, gêné. Elle cessa de se débattre, elle aussi. Il la regarda droit dans les yeux, puis l'embrassa sur la bouche. Elle répondit à son baiser, poussa sa langue contre la sienne. Il glissa la main plus haut sous son pull, jusqu'à ses seins.

Ils firent l'amour sans un mot, dans la chambre; elle s'était déshabillée rapidement, puis s'était accroupie sur le lit pour qu'il la prenne. Même après avoir joui ils restèrent quelques minutes sans parler, et évitèrent ensuite de revenir sur le sujet. Elle lui raconta à nouveau sa journée, ce qu'elle avait fait avec les enfants; puis elle lui dit qu'elle ne pouvait pas rester dormir.

Ils recommencèrent plusieurs fois, à chaque fois qu'elle venait en fait, pendant les semaines suivantes. Il s'était plus ou moins attendu à ce qu'elle aborde la question de la légitimité de leurs rapports: après tout elle n'avait que quinze ans, et lui trente-cinq; il aurait pu, à l'extrême limite, être son père. Mais elle n'avait pas du tout l'air disposée à envisager les choses sous cet angle: sous quel angle, alors? Il finit par s'en rendre compte, dans un élan d'émotion et de gratitude: sous celui, tout simplement, du plaisir. Certainement son mariage l'avait déconnecté, lui avait fait perdre le contact; il avait tout simplement oublié que certaines femmes, dans certains cas, font l'amour pour le plaisir. Il n'était pas le premier homme d'Eucharistie, elle avait déjà eu un garçon l'année passée, un type de terminale qu'elle avait perdu de vue par la suite; mais il y avait des choses qu'elle ne connaissait pas, par exemple la fellation. La première fois il se retint, hésita à jouir dans sa bouche; mais très vite il s'aperçut qu'elle aimait ça, ou plutôt que ça l'amusait de sentir son sperme jaillir. Il n'avait aucun mal, en général, à l'amener à l'orgasme; il éprouvait de son côté un immense plaisir à sentir dans ses bras ce corps ferme et souple. Elle était intelligente, curieuse; elle s'intéressait à son travail et lui posait beaucoup de questions: elle avait à peu près tout ce qui manquait à Audrey. L'univers de l'entreprise était pour elle un monde inconnu, exotique, dont elle cherchait à connaître les coutumes; toutes ces questions, elles ne les aurait pas posées à son père – qui de toute façon n'aurait pas pu lui répondre, il travaillait dans un hôpital public. En somme leur relation, se disait-il avec une étrange sensation de relativisme, était une relation équilibrée. C'était quand même une chance qu'il n'ait pas eu de fille en premier; dans certaines conditions, il voyait difficilement comment – et, surtout, pourquoi - éviter l'inceste.

Trois semaines après leur première fois, Eucharistie lui annonça qu'elle avait, de nouveau, rencontré un garçon; dans ces conditions il valait mieux arrêter, enfin ça devenait plus difficile. Il en parut tellement désolé qu'elle lui proposa, la fois suivante, de continuer à lui faire des pipes. Il ne voyait pas très bien, à vrai dire, en quoi c'était moins grave ; mais il avait plus ou moins oublié, de toute façon, les sentiments de ses quinze ans. Ils parlaient assez longtemps, de choses et d'autres, après son retour; c'était toujours elle qui décidait du moment. Elle se déshabillait jusqu'à la taille, se laissait caresser les seins; puis il s'adossait au mur, elle s'agenouillait devant lui. Elle savait très précisément, par ses gémissements, deviner l'instant où il allait venir. Elle éloignait alors son visage; avec de petits mouvements précis elle orientait son éjaculation, parfois vers ses seins, parfois vers sa bouche. Elle avait à ces moments une expression joueuse, presque enfantine; en y repensant il se disait avec mélancolie qu'elle n'en était qu'au début de sa vie amoureuse, qu'elle allait faire le bonheur de nombreux amants; ils se seraient croisés, voilà tout, et c'était déjà une chance.

Le deuxième samedi, au moment où Eucharistie, les yeux mi-clos, la bouche grande ouverte, recommençait à le branler avec enthousiasme, il aperçut soudain, passant la tête par la porte du salon, son fils. H tressaillit, détourna le regard; lorsqu'il leva de nouveau les yeux, l'enfant avait disparu. Eucharistie ne s'était rendu compte de rien; elle passa la main entre ses cuisses, lui pressa délicatement les couilles. Il eut alors une étrange impression d'immobilité. Quelque chose lui apparut, comme la révélation d'une impasse. La confusion des générations était grande, et la filiation n'avait plus de sens. Il attira la bouche d'Eucharistie vers son sexe; sans se l'expliquer vraiment il sentait que c'était la dernière fois, et il avait besoin de sa bouche. Dès qu'elle eut refermé ses lèvres il jouit longuement, à plusieurs reprises, poussant sa bite jusqu'au fond de sa gorge, le corps parcouru de soubresauts. Puis elle leva les yeux vers lui; il garda les mains posées sur la tête de la jeune fille. Elle conserva son sexe dans sa bouche pendant deux à trois minutes, passant lentement la langue sur le gland, les yeux clos. Peu avant qu'elle ne reparte, il lui dit qu'ils ne recommenceraient plus. Il ne savait pas très bien pourquoi; si son fils parlait ça lui ferait sûrement du tort, au moment du jugement de divorce; mais il y avait autre chose, qu'il ne parvenait pas à analyser. Il me raconta tout cela une semaine plus tard, sur un ton d'autoaccusation assez pénible, en me demandant de ne rien révéler à Valérie. Il m'ennuyait un peu à vrai dire, je ne voyais absolument pas où était le problème; par pure amabilité je fis cependant semblant de m'y intéresser, de peser le pour et le contre, mais je ne croyais pas du tout à la situation, je me sentais un peu comme dans une émission de Mireille Dumas.

Sur le plan professionnel par contre tout allait bien, il me l'apprit avec satisfaction. Un problème avait failli se poser quelques semaines plus tôt, concernant le club en Thaïlande: pour répondre aux attentes des consommateurs sur cette destination, il fallait impérativement prévoir au moins un bar à hôtesses et un salon de massage; tout cela était un peu difficile à justifier, dans le cadre du devis de l'hôtel. Il téléphona à Gottfried Rembke. Le patron de TUI trouva rapidement une solution: il avait un partenaire sur place, un entrepreneur chinois installé à Phuket, qui pourrait s'occuper de construire un complexe de loisirs juste à côté de l'hôtel. Le voyagiste allemand semblait de très bonne humeur, apparemment les choses s'annonçaient bien. Début novembre, Jean-Yves reçut un exemplaire du catalogue destiné au public allemand; ils n'y étaient pas allés de main morte, constata-t-il aussitôt. Sur toutes les photos les filles locales étaient seins nus, portaient des strings minuscules ou des jupes transparentes; photographiées à la plage ou carrément dans les chambres elles souriaient d'un air aguicheur, passaient la langue sur leurs lèvres: il était à peu près impossible de s'y tromper. Un truc pareil, fit-il remarquer à Valérie, ne serait jamais passé en France. Il était curieux de constater, soliloqua-t-il, qu'à mesure qu'on s’approchait de l'Europe, que l'idée d'une fédération d'États devenait de plus en plus présente, on n'observait pourtant aucune uniformisation dans le domaine de la législation sur les mœurs. Alors que la prostitution était reconnue en Hollande et en Allemagne, qu'elle bénéficiait d'un statut, nombreux étaient ceux en France qui demandaient son abolition, voire une sanction des clients, comme cela se pratiquait en Suède. Valérie le considéra avec surprise: il était bizarre en ce moment, il se lançait de plus en plus souvent dans des méditations improductives, sans objet. Elle-même abattait un travail énorme, méthodiquement, avec une sorte de détermination froide; elle prenait fréquemment des décisions sans le consulter. Elle n'y était pas vraiment habituée, et parfois je la sentais égarée, hésitante; la direction générale n'intervenait pas, elle leur laissait une complète initiative. «Ils attendent, c'est tout, ils attendent de voir si on va réussir ou si on va se casser la gueule» me confia-t-elle un jour avec une rage rentrée. Elle avait raison, c'était l'évidence, je ne pouvais pas la contredire; c'était ainsi qu'était organisé le jeu.

Moi-même, je ne voyais aucune objection à ce que la sexualité rentre dans le domaine de l'économie de marché. Il y avait beaucoup de manières d'obtenir de l'argent, honnêtes ou malhonnêtes, cérébrales ou au contraire brutalement physiques. On pouvait obtenir de l'argent par son intelligence, son talent, par sa force ou son courage, ou même par sa beauté; on pouvait aussi l'obtenir par un banal coup de chance. Le plus souvent l'argent vous venait par héritage, comme c'était mon cas; le problème était alors reporté à la génération précédente. Des gens très différents avaient obtenu de l'argent sur cette terre: d'anciens sportifs de haut niveau, des gangsters, des artistes, des mannequins, des acteurs; un grand nombre d'entrepreneurs et de financiers habiles; quelques techniciens aussi, plus rarement, quelques inventeurs. L'argent s'obtenait parfois mécaniquement, par accumulation pure; ou, au contraire, par un coup d'audace couronné de succès. Tout cela n'avait guère de sens, mais reflétait une grande diversité. À l'opposé, les critères du choix sexuel étaient exagérément simples: ils se réduisaient à la jeunesse et la beauté physique. Ces caractéristiques avaient certes un prix, mais pas un prix infini. La situation était bien sûr différente dans les précédents siècles, au temps où la sexualité était quand même essentiellement liée à la reproduction. Pour maintenir la valeur génétique de l'espèce, l'humanité devait alors tenir le plus grand compte des critères de santé, de force, de jeunesse, de vigueur physique – dont la beauté n'était qu'une synthèse pratique. Aujourd'hui, la donne avait changé: la beauté gardait toute sa valeur, mais il s'agissait d'une valeur monnayable, narcissique. Si décidément la sexualité devait rentrer dans le secteur des biens d'échange, la meilleure solution était sans aucun doute de faire appel à l'argent, ce médiateur universel qui permettait déjà d'assurer une équivalence précise à l'intelligence, au talent, à la compétence technique; qui avait déjà permis d'assurer une standardisation parfaite des opinions, des goûts, des modes de vie. Contrairement aux aristocrates, les riches ne prétendaient nullement être d'une nature différente du reste de la population; ils prétendaient simplement être plus riches. D'essence abstraite, l'argent était une notion où n'intervenait ni la race, ni l'apparence physique, ni l'âge, ni l'intelligence ou la distinction – ni rien d'autre, en réalité, que l'argent. Mes ancêtres européens avaient travaillé dur, pendant plusieurs siècles; ils avaient entrepris de dominer, puis de transformer le monde, et dans une certaine mesure ils avaient réussi. Ils l'avaient fait par intérêt économique, par goût du travail, mais aussi parce qu'ils croyaient à la supériorité de leur civilisation: ils avaient inventé le rêve, le progrès, l'utopie, le futur. Cette conscience d'une mission civilisatrice s'était évaporée, tout au long du xxe siècle. Les Européens, du moins certains d'entre eux, continuaient à travailler, et parfois à travailler dur, mais ils le faisaient par intérêt, ou par attachement névrotique à leur tâche; la conscience innocente de leur droit naturel à dominer le monde, et à orienter son histoire, avait disparu. Conséquence des efforts accumulés, l'Europe demeurait un continent riche; ces qualités d'intelligence et d'acharnement qu'avaient manifestées mes ancêtres, je les avais de toute évidence perdues. Européen aisé, je pouvais acquérir à moindre prix, dans d'autres pays, de la nourriture, des services et des femmes; Européen décadent, conscient de ma mort prochaine, et ayant pleinement accédé à l'égoïsme, je ne voyais aucune raison de m'en priver. J'étais cependant conscient qu'une telle situation n'était guère tenable, que des gens comme moi étaient incapables d'assurer la survie d'une société, voire tout simplement indignes de vivre. Des mutations surviendraient, survenaient déjà, mais je n'arrivais pas à me sentir réellement concerné; ma seule motivation authentique consistait à me tirer de ce merdier aussi rapidement que possible. Le mois de novembre était froid, maussade; je ne lisais plus tellement Auguste Comte, ces derniers temps. Ma grande distraction, pendant les absences de Valérie, consistait à observer le mouvement des nuages par la baie vitrée. D'immenses bancs d'étourneaux se formaient, en fin d'après-midi, au-dessus de Gentilly, et décrivaient dans le ciel des plans inclinés et des spirales; j'étais assez tenté de leur donner un sens, de les interpréter comme l'annonce d'une apocalypse.

13

Un soir, je rencontrai Lionel en sortant de mon travail; je ne l'avais pas revu depuis le circuit Tropic Thaï, presque un an auparavant. Curieusement, pourtant, je le reconnus tout de suite. J'étais un peu surpris qu'il m'ait fait une si forte impression; je n'avais même pas le souvenir, à l'époque, de lui avoir adressé la parole.

Ça allait bien, me dit-il. Un gros disque de coton recouvrait son œil droit. Il avait eu un accident du travail, quelque chose avait explosé; mais ça allait, on l'avait soigné à temps, il recouvrerait 50 % de la vision de son œil. Je l'invitai à prendre un verre dans un café près du Palais-Royal. Je me demandais si, le cas échéant, je reconnaîtrais aussi bien Robert, Josiane, les autres membres du groupe; probablement, oui. C'était une pensée légèrement affligeante; ma mémoire se remplissait, en permanence, d'informations à peu près complètement inutiles. Être humain, j'étais particulièrement compétent dans la reconnaissance et le stockage des images d'autres humains. Rien n'est plus utile à l'homme que l'homme même. La raison pour laquelle j'avais invité Lionel ne m'apparaissait pas clairement; la conversation allait s'enliser, de toute évidence. Pour la soutenir un peu, je lui demandai s'il avait eu l'occasion de retourner en Thaïlande. Non, et ce n'était pas l'envie qui lui manquait, mais le voyage était malheureusement un peu cher. Avait-il revu d'autres participants? Non, aucun. Je lui appris alors que j'avais revu Valérie, dont il se souvenait peut-être, et que nous en étions même venus à vivre ensemble. Il parut heureux d'apprendre la nouvelle; décidément, nous lui avions fait bonne impression. Il n'avait pas l'occasion de voyager beaucoup, me dit-il; et ces vacances en Thaïlande, en général, étaient un de ses meilleurs souvenirs. Je commençais à être ému par sa simplicité, son désir naïf de bonheur. C'est alors que j'eus un mouvement qu'en y repensant, aujourd'hui encore, je suis tenté de qualifier de bon. Je ne suis pas bon, dans l'ensemble, ce n'est pas un des traits de mon caractère. L'humanitaire me dégoûte, le sort des autres m'est en général indifférent, je n'ai même pas le souvenir d'avoir jamais éprouvé un quelconque sentiment de solidarité. Toujours est-il que, ce soir-là, j'expliquai à Lionel que Valérie travaillait dans le tourisme, que sa société s'apprêtait à ouvrir un nouveau club à Krabi, et que je pouvais facilement lui obtenir une semaine de séjour avec une réduction de 50%. C'était évidemment une invention complète; mais j'avais déjà décidé de payer la différence. Peut-être est-ce que je cherchais, dans une certaine mesure, à faire le malin; mais il me semble aussi avoir éprouvé le désir sincère qu'il puisse à nouveau, ne serait-ce qu'une semaine dans sa vie, connaître le plaisir entre les mains expertes des jeunes prostituées thaïes.

Lorsque je lui racontai la rencontre, Valérie me regarda avec une certaine perplexité; elle-même n'avait aucun souvenir de Lionel. C'était bien le problème de ce garçon, ce n'était pas un mauvais type, mais il n'avait aucune personnalité: il était trop réservé, trop humble, on avait du mal à en garder un quelconque souvenir. «Bon… dit-elle, enfin si ça te fait plaisir; il n'aura même pas besoin de payer 50% d'ailleurs, j'allais t'en parler, je vais avoir des invitations pour la semaine de l'inauguration, ça tombera le 1er janvier.» Je rappelai Lionel le lendemain pour lui annoncer que son séjour serait gratuit; cette fois c'était trop, il n'arrivait pas à me croire, j'eus même un peu de mal à le persuader d'accepter.

Le même jour, je reçus la visite d'une jeune artiste venue me présenter son travail. Elle s'appelait Sandra Heksjtovoian, quelque chose comme ça, un nom de toute façon que je n'allais pas réussir à mémoriser; si j'avais été son agent, je lui aurais conseillé de prendre Sandra Hallyday. C'était une fille toute jeune, en pantalon et en tee-shirt, assez banale, avec un visage un peu rond, des cheveux bouclés courts; elle sortait des Beaux-Arts de Caen. Elle travaillait uniquement sur son corps, m'expliqua-t-elle; je la regardai avec inquiétude pendant qu'elle ouvrait sa serviette. J'espérais qu'elle n'allait pas me sortir des photos de chirurgie esthétique des orteils, ou quoi que ce soit d'approchant, j'en avais un peu soupe de ces histoires. Mais non, elle me tendit juste des cartes postales qu'elle avait fait réaliser, avec l'empreinte de sa chatte trempée dans différentes peintures de couleur. Je choisis une turquoise et une mauve; je regrettais un peu de ne pas avoir apporté de photos de ma bite en échange. C'était bien sympathique tout cela, mais enfin d'après mon souvenir Yves Klein avait déjà réalisé des choses similaires, il y a plus de quarante ans; j'allais avoir du mal à défendre son dossier. Bien sûr, bien sûr, convint-elle, il fallait prendre ça comme un exercice de style. Elle sortit alors d'un emballage en carton une pièce plus complexe composée de deux roues de taille inégale reliées par un mince ruban de caoutchouc; une manivelle permettait l'entraînement du dispositif. Le ruban de caoutchouc était recouvert de petites protubérances plastiques, plus ou moins pyramidales. J'actionnai la manivelle, passai un doigt sur le ruban en mouvement; cela occasionnait une sorte de frottement, pas désagréable. «Ce sont des moulages de mon clitoris», expliqua la fille; je retirai mon doigt aussitôt. «J'ai pris des photos avec un endoscope au moment de l'érection, puis j'ai mis le tout sur ordinateur. Avec un logiciel 3D j'ai reconstitué le volume, j'ai modelé le tout en ray-tracing, puis j'ai envoyé les coordonnées de la pièce à l'usine.» J'avais l'impression qu'elle se laissait un peu dominer par les considérations techniques. J'actionnai de nouveau la manivelle, plutôt machinalement. «On a envie d'y toucher, hein? poursuivit-elle avec satisfaction. J'avais envisagé de le relier à une résistance, pour permettre l'allumage d'une ampoule. Qu'est-ce que vous en pensez?» En réalité je n'étais pas pour, ça me paraissait nuire à la simplicité du concept. Elle était assez sympa, cette fille, pour une artiste contemporaine; j'avais assez envie de lui proposer d'aller partouzer un soir, j'étais sûr qu'elle se serait bien entendue avec Valérie. Je me rendis compte juste à temps que, dans ma position, ça risquait d'être assimilé à du harcèlement sexuel ; je considérai le dispositif avec découragement. «Vous savez, dis-je, je m'occupe surtout de l'aspect comptable des projets. Pour ce qui est des aspects esthétiques, il vaut mieux prendre rendez-vous avec mademoiselle Durry.» Je lui notai sur une carte de visite le nom et le numéro de poste de Marie-Jeanne; après tout elle devait être compétente, dans ces histoires de clitoris. La fille parut un peu décontenancée, mais me tendit quand même un petit sachet rempli de pyramides en plastique. «Je vous donne quelques moulages, dit-elle, ils m'en ont fait beaucoup à l'usine.» Je la remerciai, la raccompagnai jusqu'à l'entrée du service. Avant de la quitter, je lui demandai si les moulages étaient de taille réelle. Naturellement, me dit-elle, ça faisait partie de sa démarche.

Le soir même, j'examinai avec attention le clitoris de Valérie. Je n'y avais jamais au fond prêté une attention très précise; lorsque je la caressais ou la léchais c'était en fonction d'un schéma global, j'avais mémorisé la position, les angles, le rythme des mouvements à adopter; mais, là, j'examinai très longuement le petit organe qui palpitait sous mes yeux. «Qu'est-ce que tu fais? demanda-t-elle, surprise, après être restée cinq minutes les jambes écartées. – C'est une démarche artistique…» dis-je en donnant un petit coup de langue pour calmer son impatience. Dans le moulage de la fille, il manquait évidemment le goût et l'odeur; mais sinon il y avait une ressemblance, c'était indiscutable. Mon examen terminé j'écartai des deux mains la chatte de Valérie, lui léchai le clitoris par petits coups de langue très précis. Était-ce l'attente qui avait exacerbé son désir? des mouvements plus précis et plus attentionnés de ma part? Toujours est-il qu'elle jouit presque tout de suite. Au fond, me dis-je, cette Sandra était plutôt une bonne artiste; son travail incitait à porter un regard neuf sur le monde.

14

Dès le début décembre il fut évident que les clubs Aphrodite allaient être un carton, et probablement un carton historique. Novembre est traditionnellement, dans l'industrie du tourisme, le mois le plus dur. En octobre, on a encore quelques départs d'extrême arrière-saison; en décembre, la période des fêtes prend le relais; mais rares, très rares sont ceux qui songent à prendre des vacances en novembre, hormis quelques seniors particulièrement avisés et endurcis. Or, les premiers résultats qui parvenaient de l'ensemble des clubs étaient excellents: la formule avait connu un succès immédiat, on pouvait même parler de ruée. Je dînai avec Jean-Yves et Valérie le soir de l'arrivée des premiers chiffres; il me regardait presque bizarrement, tant les résultats étaient supérieurs à ses espérances: sur l'ensemble du mois le taux d'occupation des clubs avait dépassé 95 %, quelle que soit la destination. «Oui, le sexe… dis-je avec embarras. Les gens ont besoin de sexe, c'est tout, seulement ils n'osent pas l'avouer.» Tout cela inclinait à la réflexion, presque au silence; le serveur apporta les antipasti. «L'inauguration de Krabi, ça va être incroyable… poursuivit Jean-Yves. Rembke m'a téléphoné, tout est booké depuis trois semaines. Ce qui est encore mieux c'est qu'il n'y a rien dans les médias, pas une ligne. Un succès discret, à la fois massif et confidentiel; exactement ce qu'on recherchait.» Il s'était enfin décidé à louer un studio, et à quitter sa femme; il n'aurait les clefs que le 1er janvier, mais ça allait mieux, je le sentais déjà plus détendu. Il était relativement jeune, beau et franchement riche: tout cela n'aide pas forcément à vivre, je m'en rendais compte avec un peu d'effarement; mais cela aide, au moins, à susciter le désir chez les autres. Je n'arrivais toujours pas à comprendre son ambition, l'acharnement qu'il mettait à réussir sa carrière. Ce n'était pas pour l'argent, je ne crois pas: il payait des impôts élevés, et n'avait aucun goût de luxe. Ce n'était pas non plus par dévouement pour l'entreprise, ni plus généralement par altruisme: on pouvait difficilement voir dans le développement du tourisme mondial l'équivalent d'une cause noble. Son ambition, existant par elle-même, ne pouvait être ramenée à aucune autre cause: elle était sans doute assimilable au désir de construire quelque chose, plutôt qu'à l'appétit de pouvoir ou à l'esprit de compétition – je ne l'avais jamais entendu parler de la carrière de ses anciens camarades d'HEC, et je ne crois pas qu'il s'en préoccupait le moins du monde. Il s'agissait en somme d'une motivation respectable, la même qui expliquait l'ensemble du développement de la civilisation humaine. La gratification sociale qui lui était accordée consistait en un haut salaire; sous d'autres régimes elle aurait pu se matérialiser par un titre de noblesse, ou par des privilèges comme ceux qui étaient accordés aux membres de la nomenklatura ; je n'ai pas l'impression que cela aurait changé grand-chose. En réalité, Jean-Yves travaillait parce qu'il avait le goût du travail; c'était à la fois mystérieux et limpide.

Le 15 décembre, deux semaines avant l'inauguration, il reçut un appel inquiet de TUI. Un touriste allemand venait d'être enlevé, avec la jeune fille thaïe qui l'accompagnait; cela s'était passé à Hat Yaï, dans l'extrême sud du pays. La police locale avait reçu un message confus, écrit dans un anglais approximatif, qui ne formulait aucune revendication – mais indiquait que les deux jeunes gens seraient exécutés, pour leur comportement contraire à la loi islamique. Depuis quelques mois on avait effectivement noté l'activité de mouvements islamistes, soutenus par la Libye, dans la zone frontalière avec la Malaisie; mais c'était la première fois qu'ils s'attaquaient à des personnes.

Le 18 décembre, les cadavres nus et mutilés des jeunes gens furent jetés d'une camionnette, en plein milieu de la place principale de la ville. La jeune fille avait été lapidée, on s'était acharné sur elle avec une violence extrême; la peau avait éclaté de partout, son corps n'était plus qu'une boursouflure à peine reconnaissable. L'Allemand avait été égorgé et châtré, sa verge et ses testicules étaient enfoncés dans sa bouche. Cette fois l'ensemble de la presse allemande reprit l'information, il y eut même quelques entrefilets en France. Les journaux avaient décidé de ne pas publier les photos des victimes, mais elles furent rapidement disponibles sur les sites Internet habituels. Jean-Yves téléphonait tous les jours à TUI: jusqu'à présent, la situation n'était pas alarmante; il y avait très peu d'annulations, les gens maintenaient leurs projets de vacances. Le premier ministre thaï multipliait les déclarations rassurantes: il s'agissait probablement d'une action isolée, tous les mouvements terroristes reconnus avaient condamné l'enlèvement et l'assassinat.

Dès notre arrivée à Bangkok, pourtant, je sentis une certaine tension, surtout dans le quartier de Sukhumvit, où résidaient la plupart des touristes originaires du Moyen-Orient. Ils venaient surtout de Turquie ou d'Egypte, mais parfois aussi de pays musulmans beaucoup plus durs, comme l'Arabie Saoudite ou le Pakistan. Lorsqu'ils marchaient dans la foule, je sentais se poser sur eux des regards hostiles. À l'entrée de plusieurs bars à hôtesses, je vis des écriteaux: «NO MUSLIMS HERE»; le propriétaire d'un bar de Patpong avait même explicité son propos en calligraphiant le message suivant: «We respect your Muslim faith: we don't want you to drink whisky and enjoy Thaï girls.» Les pauvres n'y étaient pourtant pour rien, il était même clair qu'en cas d'attentat ils seraient les premiers visés. Lors de ma première visite en Thaïlande, j'avais été surpris par la présence de ressortissants de pays arabes; ils venaient en fait exactement pour les mêmes raisons que les Occidentaux, à ceci près qu'ils semblaient se jeter sur la débauche avec encore plus d'enthousiasme. Souvent, dans les bars des hôtels, on les retrouvait autour d'un whisky dès dix heures du matin; et ils étaient les premiers à l'ouverture des salons de massage. En rupture manifeste avec la loi islamique, s'en sentant probablement coupables, ils étaient en général courtois et charmants.

Bangkok était toujours aussi polluée, bruyante, irrespirable; je la retrouvai pourtant avec le même plaisir. Jean-Yves avait deux ou trois rendez-vous avec des banquiers, ou dans un ministère, enfin je suivais ça d'assez loin. Au bout de deux jours, il nous apprit que ses entretiens avaient été très concluants: les autorités locales étaient aussi arrangeantes que possible, elles étaient prêtes à tout pour attirer le moindre investissement occidental. Depuis quelques années la Thaïlande n'arrivait plus à sortir de la crise, la bourse et la monnaie étaient au plus bas, la dette publique atteignait 70 % du produit intérieur brut. «Ils sont tellement dans la merde qu'ils ne sont même plus corrompus… nous dit Jean-Yves. J'ai dû arroser un peu mais à peine, rien du tout par rapport à ce qui se faisait il y a cinq ans.»

Au matin du 31 décembre, nous prîmes l'avion pour Krabi. En sortant du minibus je tombai sur Lionel, qui était arrivé la veille. Il était enchanté, me dit-il, absolument enchanté; j'eus un peu de mal à endiguer le flot de ses remerciements. Mais, en arrivant devant mon bungalow, je fus moi aussi frappé par la beauté du paysage. La plage était immense, immaculée, le sable fin comme de la poudre. En quelques dizaines de mètres l'océan passait de l'azur au turquoise, du turquoise à l'émeraude. D'immenses pitons calcaires, recouverts de forêts d'un vert intense, jaillissaient des eaux jusqu'à l'horizon, se perdaient dans la lumière et la distance, donnant à la baie une ampleur irréelle, cosmique. «Ce n'est pas ici qu'on a tourné La plage? me demanda Valérie.

– Non, il me semble que c'est à Koh Phi Phi; mais je n'ai pas vu le film.»

D'après elle, je n'avais pas perdu grand-chose; à part les paysages, ça n'avait aucun intérêt. Je me souvenais vaguement du livre, qui mettait en scène des backpackers à la recherche d'une île vierge; leur seul indice était une carte que leur avait dessinée un vieux routard avant de se suicider dans un hôtel minable de Khao Sen Road. Ils se rendaient d'abord à Koh Samui, beaucoup trop touristique; de là ils gagnaient une île proche, mais il y avait encore trop de monde pour eux. Enfin, en soudoyant un marin, ils parvenaient à débarquer sur leur île – située dans une réserve naturelle, et donc en principe inaccessible. C'est alors que les ennuis commençaient. Les premiers chapitres du livre illustraient à merveille la malédiction du touriste, plongé dans la quête effrénée d'endroits «non touristiques» que sa seule présence contribue à discréditer, poussé ainsi à aller toujours plus loin dans un projet que sa réalisation rend au fur et à mesure vaine. Cette situation sans espoir, semblable à celle de l'homme qui chercherait à fuir son ombre, était bien connue dans les milieux du tourisme, m'apprit Valérie: en termes sociologiques, on la qualifiait de paradoxe du double bind.

Les vacanciers qui avaient choisi l’Eldorador Aphrodite de Krabi, en tout cas, ne paraissaient pas près de succomber au paradoxe du double bind : bien que la plage soit immense, ils s'étaient à peu près tous installés au même endroit. D'après ce que j'avais pu en voir, ils me paraissaient conformes à la clientèle attendue: beaucoup d'Allemands, plutôt cadres supérieurs ou professions libérales. Valérie avait les chiffres exacts: 80 % d'Allemands, 10 % d'Italiens, 5 % d'Espagnols et 5 % de Français. La surprise, c'est qu'il y avait beaucoup de couples. Ils avaient assez le style couples libertins, on aurait parfaitement pu les croiser au cap d'Agde: la plupart des femmes avaient des seins siliconés, beaucoup portaient une chaînette en or autour de la taille ou de la cheville. Je remarquai aussi qu'à peu près tout le monde se baignait nu. Tout cela me mettait plutôt en confiance; on n'a jamais de problèmes avec ces gens-là. Contrairement à un lieu répertorié comme «d'esprit routard», un endroit destiné aux échangistes, ne prenant toute sa valeur qu'à mesure que sa fréquentation augmente, est par essence un endroit non paradoxal. Dans un monde où le plus grand luxe consiste à se donner les moyens d'éviter les autres, la sociabilité bon enfant des bourgeois échangistes allemands constituait une forme de subversion particulièrement subtile, dis-je à Valérie au moment où elle ôtait son soutien-gorge et sa culotte. Juste après m'être déshabillé je fus un peu gêné en prenant conscience que je bandais, et je m'allongeai sur le ventre à ses côtés. Elle écarta les cuisses, offrant tranquillement son sexe au soleil. À quelques mètres sur notre droite il y avait un groupe d'Allemandes, qui discutaient apparemment d'un article du Spiegel. L'une d'entre elles avait le sexe épilé, on distinguait très bien sa fente, fine et droite. «J'aime bien ce genre de chatte… me dit Valérie à voix basse, ça donne envie de passer le doigt.» Moi aussi, j'aimais bien; mais sur la gauche il y avait un couple d'Espagnols, où la femme au contraire avait une toison pubienne très épaisse, bouclée et noire; j'aimais bien aussi. Au moment où elle se rallongea je jetai un regard à ses grandes lèvres, épaisses et charnues. C'était une femme jeune, pas plus de vingt-cinq ans, mais elle avait des seins lourds, aux larges aréoles proéminentes. «Allez, retourne-toi sur le dos…» dit Valérie à mon oreille. J'obéis en fermant les yeux, comme si le fait de ne rien voir diminuait la portée de mon acte. Je sentis ma bite qui se dressait, le gland qui sortait de son fourreau de peau protectrice. Au bout d'une minute j'arrêtai de penser, me concentrant uniquement sur la sensation; la chaleur du soleil sur les muqueuses était infiniment agréable. Je n'ouvris toujours pas les yeux au moment où je sentis un filet d'huile solaire couler sur mon torse, puis sur mon ventre. Les doigts de Valérie se déplaçaient par effleurements rapides. Des effluves de noix de coco emplissaient l'atmosphère. Au moment où elle commença à passer de l'huile sur mon sexe, j'ouvris rapidement les yeux: elle était agenouillée à mes côtés, face à l'Espagnole, qui s'était redressée sur les coudes pour regarder. Je rejetai la tête en arrière, fixant le bleu du ciel. Valérie posa une paume sur mes couilles, introduisit le majeur dans l'anus; de l'autre main, elle continuait à branler avec régularité. Tournant la tête sur la gauche, je vis que l'Espagnole s'activait de son côté sur la bite de son mec; je reportai mon regard sur l'azur. Lorsque j'entendis des pas s'approcher dans le sable, je fermai à nouveau les yeux. Il y eut d'abord un bruit de baiser, puis je les entendis chuchoter. Je ne savais plus combien de mains ni de doigts enlaçaient et caressaient mon sexe; le bruit du ressac était très doux.

Après la plage, nous allâmes faire un tour au centre de loisirs; le soir tombait, les enseignes multicolores des go-go bars s'allumaient une à une. Il y avait une dizaine de bars sur une place ronde, qui entouraient un immense salon de massage. Devant l'entrée nous rencontrâmes Jean-Yves, qui était raccompagné à la porte par une fille vêtue d'une robe longue, aux gros seins, à la peau claire, qui ressemblait plutôt à une Chinoise.

«C'est bien, à l'intérieur? lui demanda Valérie.

– C'est étonnant: un peu kitsch, mais vraiment luxueux. Il y a des jets d'eau, des plantes tropicales, des cascades; ils ont même mis des statues de déesses grecques.»

Nous nous installâmes dans un canapé profond, recouvert de fils d'or, avant de choisir deux filles. Le massage fut très agréable, l'eau chaude et le savon liquide dissipaient les traces d'huile solaire sur nos peaux. Les filles bougeaient en finesse, elles utilisaient pour nous savonner leurs seins, leurs fesses, l'intérieur de leurs cuisses: tout de suite, Valérie commença à gémir. J'étais émerveillé, une fois de plus, par la richesse des zones érotiques de la femme.

Après nous être sèches nous nous allongeâmes sur un grand lit rond, entouré de miroirs sur les deux tiers de sa circonférence. L'une des filles lécha Valérie, l'amenant facilement à l'orgasme; j'étais agenouillé au-dessus de son visage, l'autre fille me caressait les couilles et me branlait dans sa bouche. Au moment où elle sentit que j'allais venir, Valérie fit signe aux filles d'approcher encore: pendant que la première me léchait les couilles, l'autre embrassa Valérie sur la bouche; j'éjaculai sur leurs lèvres demi-jointes.

Les invités de la soirée de réveillon étaient surtout des Thaïs, plus ou moins liés à l'industrie touristique locale. Aucun dirigeant d'Aurore n'était venu; le patron de TOI n'avait pas pu se déplacer non plus, mais il avait délégué un subordonné, qui visiblement n'avait aucun pouvoir, mais semblait ravi de l'aubaine. Le buffet était exquis, composé de cuisine thaïe et chinoise. Il y avait des petits nems craquants au basilic et à la citronnelle, des beignets de liseron d'eau, du curry de crevettes au lait de coco, du riz sauté aux noix de cajou et aux amandes, un canard laqué incroyablement fondant et savoureux. Pour l'occasion, on avait importé des vins français. Je bavardai quelques minutes avec Lionel, qui semblait nager dans le bonheur. Il était accompagné d'une fille ravissante, originaire de Chiang Maï, qui s'appelait Kim. Il l'avait rencontrée le premier soir dans un bar topless, et depuis ils étaient ensemble; il la couvait des yeux avec adoration. Je comprenais bien ce qui avait pu séduire ce grand garçon un peu pataud dans cette créature délicate, d'une finesse presque irréelle; je ne voyais pas comment il aurait pu trouver une fille pareille dans son pays. C'était une bénédiction, ces petites putes thaïes, me dis-je; un don du ciel, pas moins. Kim parlait un peu français. Elle était déjà venue une fois à Paris, s'émerveilla Lionel; sa sœur avait épousé un Français. «Ah bon? m'enquis-je. Et qu'est-ce qu'il fait?

– Médecin… Il se rembrunit un peu. Évidemment, avec moi, ça ne serait pas le même mode de vie.

– T'as la sécurité de l'emploi… fis-je avec optimisme. Tous les Thaïs rêvent de devenir fonctionnaires.»

Il me regarda, un peu dubitatif. C'était pourtant une réalité, la fonction publique exerçait sur les Thaïs une fascination surprenante. Il est vrai qu'en Thaïlande les fonctionnaires sont corrompus; non seulement ils ont la sécurité de l'emploi, mais en plus ils sont riches. On peut tout avoir.

«Eh bien, je te souhaite une bonne nuit… fis-je en me dirigeant vers le bar.

– Je te remercie…» dit-il en rougissant. Je ne comprenais pas ce qui me prenait, en ce moment, déjouer à l'homme qui connaissait la vie; décidément, je vieillissais. J'avais quand même des doutes sur cette fille: les Thaïes du Nord sont en général très belles, mais il arrive qu'elles en aient un peu trop conscience. Elles passent leur temps à se regarder dans la glace, pleinement conscientes que leur beauté constitue en elle-même un avantage économique décisif, et deviennent ainsi des êtres à la fois capricieux et inutiles. D'un autre côté, contrairement à une minette occidentale, Kim n'était pas en mesure de se rendre compte que Lionel était lui-même un blaireau. Les critères principaux de la beauté physique sont la jeunesse, l'absence de handicap et la conformité générale aux normes de l'espèce; ils sont de toute évidence universels. Les critères annexes, imprécis et relatifs, étaient plus difficilement appréciables par une jeune fille issue d'une autre culture. Pour Lionel l'exotisme était un bon choix, c'était même probablement le seul. Enfin, me dis-je, j'aurais fait de mon mieux pour l'aider.

Mon verre de Saint-Estèphe à la main, je m'assis sur une banquette pour regarder les étoiles. L'année 2002 marquerait l'entrée de la France dans l'union monétaire européenne, entre autres choses: il y aurait également le Mundial, l'élection présidentielle, différents événements médiatiques de grande ampleur. Les pitons rocheux de la baie étaient éclairés par la lune; je savais qu'il y aurait un feu d'artifice à minuit. Quelques minutes plus tard, Valérie vint s'asseoir à mes côtés. Je l'enlaçai, posai ma tête sur son épaule; je distinguais à peine les traits de son visage, mais je reconnaissais l'odeur, la texture de la peau. Au moment où la première fusée éclata, je m'aperçus que sa robe verte, légèrement transparente, était la même qu'elle portait, un an auparavant, lors du réveillon à Koh Phi Phi; j'en éprouvai une émotion étrange, au moment où elle posait ses lèvres sur les miennes, comme un renversement de l'ordre du monde. Curieusement, et sans l'avoir le moins du monde mérité, j'avais eu une seconde chance. C'est très rare, dans la vie, d'avoir une seconde chance; c'est contraire à toutes les lois. Je la serrai dans mes bras avec violence, gagné par une subite envie de pleurer.

15

Si donc l'amour ne peut dominer, comment l'esprit régnerait-il? Toute suprématie pratique appartient à l'activité.

Auguste Comte

Le bateau filait sur l'immensité turquoise, et je n'avais pas à m'inquiéter de la succession de mes gestes. Nous étions partis tôt, en direction de Koh Maya, longeant des affleurements coralliens et d'immenses pitons calcaires. Certains d'entre eux avaient la forme d'un anneau, on pouvait accéder au lagon central en suivant un étroit chenal creusé dans le roc. À l'intérieur des îlots l'eau était immobile, d'un vert émeraude. Le pilote coupait le moteur. Valérie me regardait, nous restions sans parler ni faire un geste; les instants s'écoulaient dans un silence absolu.

Il nous déposa sur l'île de Koh Maya, dans une baie protégée par de hautes parois de pierre. La plage s'étendait au bas des falaises, mince et incurvée, sur une centaine de mètres. Le soleil était haut dans le ciel, il était déjà onze heures. Le pilote relança son moteur et repartit en direction de Krabi; il devait revenir nous chercher en fin d'après-midi. Dès qu'il eut passé l'entrée de la baie, le vrombissement s'éteignit.

À part dans l'acte sexuel, il y a peu de moments dans la vie où le corps exulte du simple bonheur de vivre, est rempli de joie par le simple fait de sa présence au monde; ma journée du 1er janvier fut tout entière remplie de ces moments. Je n'ai pas d'autre souvenir que cette plénitude. Nous nous sommes probablement baignés, nous avons dû nous chauffer au soleil et faire l'amour. Je ne crois pas que nous ayons parlé, ni exploré l'île. Je me souviens de l'odeur de Valérie, du goût du sel qui séchait sur son sexe; je me souviens de m'être endormi en elle, et d'avoir été réveillé par ses contractions.

Le bateau revint nous chercher à cinq heures. Sur la terrasse de l'hôtel, qui dominait la baie, je pris un Campari, et Valérie un Maï Thaï. Les pitons calcaires paraissaient presque noirs dans la lumière orange. Les derniers baigneurs revenaient, une serviette à la main. À quelques mètres du rivage, enlacés dans l'eau tiède, un couple faisait l'amour. Les rayons du soleil couchant frappaient le toit doré d'une pagode, à mi-hauteur. Dans l'atmosphère paisible, une cloche tinta à plusieurs reprises. C'est une coutume bouddhiste, lorsqu'on a accompli un bienfait ou une action méritoire, de commémorer l'acte en faisant sonner la cloche d'un temple; c'est une religion joyeuse que celle qui fait résonner l'atmosphère du témoignage humain des bienfaits.

«Michel… dit Valérie après un long silence, en me regardant droit dans les yeux. J'ai envie de rester ici.

– Qu'est-ce que tu veux dire?

– De rester ici définitivement. J'y ai pensé en revenant cette après-midi: c'est possible. Il suffit que je sois nommée responsable du village. J'ai le diplôme pour ça, et les compétences nécessaires.» Je la regardai sans rien dire; elle posa sa main sur la mienne.

«Seulement, il faudrait que tu acceptes de quitter ton travail. Tu serais d'accord?

– Oui.» J'ai dû répondre en moins d'une seconde, sans un soupçon d'hésitation; je n'avais jamais eu de décision si facile à prendre.

Nous aperçûmes Jean-Yves au moment où il sortait du salon de massage. Valérie lui fit signe, il vint s'asseoir à notre table; elle lui exposa aussitôt son projet. «Eh bien… dit-il avec hésitation, je suppose que ça peut se faire. Évidemment Aurore va être un peu surpris, parce que c'est une rétrogradation que tu demandes. Ton salaire va être au moins divisé par deux; ce n'est pas possible de faire autrement, par rapport aux autres.

– Je sais, dit-elle. Je m'en fous.»

Il la regarda à nouveau, dodelinant de la tête avec surprise. «Si c'est ton choix… fit-il, si c'est ce que tu veux… Après tout, dit-il comme s'il en prenait conscience, c'est moi qui dirige les Eldorador; j'ai le droit de nommer les chefs de village comme je veux.

– Donc, tu serais d'accord?

– Oui… Oui, je ne peux pas t'en empêcher.»

C'est une sensation curieuse, de sentir sa vie qui bascule; il suffit de rester là, sans rien faire, d'éprouver la sensation du basculement. Pendant tout le repas je demeurai silencieux, pensif, à tel point que Valérie finit par s'inquiéter.

«Tu es sûr que c'est ce que tu veux? demanda-t-elle. Tu es sûr que tu ne regretteras pas la France?

– Non, je ne regretterai rien.

– Il n'y a pas de distractions ici, pas de vie culturelle.»

J'en étais conscient; pour autant que j'aie eu l'occasion d'y réfléchir, la culture me paraissait une compensation nécessaire liée au malheur de nos vies. On aurait peut-être pu imaginer une culture d'un autre ordre, liée à la célébration et au lyrisme, qui se serait développée au milieu d'un état de bonheur; je n'en étais pas certain, et ça me paraissait une considération bien théorique, qui ne pouvait plus vraiment avoir d'importance pour moi.

«Il y a TV5…» dis-je avec indifférence. Elle sourit; TV5 était quand même une des plus mauvaises chaînes du monde, c'était connu. «Tu es sûr que tu ne vas pas t'ennuyer?» insista-t-elle.

Dans ma vie j'avais connu la souffrance, l'oppression, l'angoisse; je n'avais jamais connu l'ennui. Je ne voyais aucune objection à l'éternelle, à l'imbécile répétition du même. Bien entendu, je n'avais pas l'illusion de pouvoir en arriver là; je savais que le malheur est robuste, qu'il est ingénieux et tenace; mais c'était en tout cas une perspective qui ne m'inspirait pas la moindre inquiétude. Enfant, je pouvais passer des heures à compter les brins de trèfle dans une prairie: jamais, en plusieurs années de recherche, je n'avais trouvé de trèfle à quatre feuilles; je n'en éprouvais aucune déception, ni aucune amertume; à vrai dire, j'aurais aussi bien pu compter les brins d'herbe: tous ces brins de trèfle, avec leurs trois feuilles, me paraissaient éternellement identiques, éternellement splendides. Un jour, à l'âge de douze ans, j'étais monté au sommet d'un pylône électrique en haute montagne. Pendant toute l'ascension, je n'avais pas regardé à mes pieds. Arrivé en haut, sur la plateforme, il m'avait paru compliqué et dangereux de redescendre. Les chaînes de montagnes s'étendaient à perte de vue, couronnées de neiges éternelles. Il aurait été beaucoup plus simple de rester sur place, ou de sauter. J'avais été retenu, in extremis, par la pensée de l'écrasement; mais, sinon, je crois que j'aurais pu jouir éternellement de mon vol.

Le lendemain je fis la connaissance d'Andréas, un Allemand qui était installé dans la région depuis une dizaine d'années. Il était traducteur, m'expliqua-t-il, ce qui lui permettait de travailler seul; il revenait en Allemagne une fois par an, au moment de la foire du livre de Francfort; quand il avait des questions à poser, il le faisait par Internet. Il avait eu la chance de traduire plusieurs best-sellers américains, dont La firme, ce qui lui assurait déjà des revenus honnêtes; la vie n'était pas tellement chère dans la région. Jusqu'à présent il n'y avait presque pas de tourisme, c'était surprenant pour lui de voir débarquer d'un seul coup tous ces compatriotes; il accueillait la nouvelle sans enthousiasme, mais sans réel déplaisir non plus. Ses liens avec l'Allemagne étaient en fait devenus très ténus, bien que son métier l'oblige à pratiquer constamment la langue. Il avait épousé une Thaïe rencontrée dans un salon de massage, et maintenant ils avaient deux enfants.

«C'est facile, ici, d'avoir… euh… des enfants?» demandai-je. J'avais l'impression de poser une question incongrue, un peu comme si je demandais s'il était facile de faire l'acquisition d'un chien. À vrai dire, j'avais toujours éprouvé une certaine répugnance pour les enfants jeunes; pour ce que j'en savais il s'agissait de petits monstres laids, qui chiaient sans contrôle et poussaient des hurlements insoutenables; l'idée d'en avoir un ne m'avait jamais traversé l'esprit. Mais je savais que la plupart des couples le font; je ne savais pas s'ils en étaient contents, en tout cas ils n'osaient pas s'en plaindre. Au fond, me dis-je en jetant un regard circulaire sur le village de vacances, dans un espace aussi vaste, c'était peut-être envisageable: il se promènerait entre les bungalows, il jouerait avec des bouts de bois, ou je ne sais quoi.

Selon Andréas, oui, il était particulièrement facile d'avoir des enfants ici; il y avait une école à Krabi, on pouvait même y aller à pied. Et les enfants thaïs étaient très différents des enfants européens, beaucoup moins coléreux et capricieux. Ils éprouvaient pour leurs parents un respect proche de la vénération, ça leur venait tout naturellement, ça faisait partie de leur culture. Lorsqu'il rendait visite à sa sœur à Dusseldorf, il était littéralement effaré par le comportement de ses neveux.

Je n'étais qu'à moitié convaincu sur le fonctionnement de cette imprégnation culturelle; je me dis pour me rassurer que Valérie n'avait que vingt-huit ans, en général ça les prenait vers trente-cinq; mais enfin oui, s'il le fallait, j'aurais un enfant d'elle: je savais que l'idée lui viendrait, ce n'était pas évitable. Après tout un enfant c'était comme un petit animal, avec il est vrai des tendances méchantes; disons, c'était un peu comme un petit singe. Ça pouvait même avoir des avantages, me dis-je, éventuellement je pourrais lui apprendre à jouer au Mille Bornes. Je nourrissais une véritable passion pour le Mille Bornes, passion en général inassouvie; à qui aurais-je pu proposer une partie? Certainement pas à mes collègues de travail; pas davantage aux artistes qui venaient me présenter leur dossier. Andréas, peut-être? Je le jaugeai rapidement du regard: non, ça n'avait pas l'air d'être le genre. Cela dit il avait l'air sérieux, intelligent; c'était une relation à cultiver.

«Vous envisagez une installation… définitive? me demanda-t-il.

– Oui, définitive.

– Il vaut mieux voir les choses comme ça, répondit-il en hochant la tête. C'est très difficile de quitter la Thaïlande; je sais que, si ça m'arrivait maintenant, j'aurais beaucoup de mal à m'en remettre.»

16

Les journées passèrent avec une rapidité effrayante; nous devions repartir le 5 janvier. La veille au soir, nous nous retrouvâmes avec Jean-Yves au restaurant principal. Lionel avait décliné l'invitation; il allait voir danser Kim. «J'aime bien la voir danser presque nue devant des hommes… nous dit-il, en sachant que plus tard c'est moi qui l'aurai.» Jean-Yves le regarda s'éloigner.

«Il progresse, l'employé du gaz… nota-t-il, sarcastique. Il découvre la perversion.

– Ne te moque pas de lui… protesta Valérie. Finalement, je comprends ce que tu lui trouves, dit-elle en se tournant vers moi; il est attendrissant, ce garçon. En tout cas, je suis sûre qu'il passe d'excellentes vacances.»

Le soir tombait; des lumières s'allumaient dans les villages qui entouraient la baie. Un dernier rayon de soleil illuminait le toit doré de la pagode. Depuis que Valérie lui avait fait connaître sa décision, Jean-Yves n'en avait pas reparlé. Il attendit le repas pour le faire; il commanda une bouteille de vin.

«Tu vas me manquer… dit-il. Ça ne sera plus pareil. On a travaillé ensemble pendant plus de cinq ans. Ça marchait bien, on n'a jamais eu d'engueulade sérieuse. Sans toi, en tout cas, je n'y serais pas arrivé.» Il parlait de plus en plus bas, comme pour lui-même; la nuit était tombée. «Maintenant, poursuivit-il, on va pouvoir développer la formule. Un des pays les plus évidents, c'est le Brésil. J'ai aussi repensé au Kenya: l'idéal ça serait d'ouvrir un autre club dans l'intérieur du pays, réservé aux safaris, et de passer le club de plage en "Aphrodite". Une autre possibilité immédiate, c'est le Vietnam.

– Tu ne crains pas la concurrence? demandai-je.

– Aucun risque. Les chaînes américaines n'oseront jamais se lancer là-dedans, le courant puritain est beaucoup trop fort aux États-Unis. Ce que je craignais un peu, c'est les réactions de la presse française; mais jusqu'à présent il n'y a rien. Il faut dire qu'on a surtout des clients étrangers; en Allemagne et en Italie, ils sont plus calmes sur ce genre de sujets.

– Tu vas devenir le premier proxénète du monde…

– Proxénète, non, protesta-t-il. On ne prend rien du tout sur les gains des filles; on les laisse travailler, c'est tout.

– Et puis c'est séparé, intervint Valérie; ce n’est pas vraiment le personnel de l'hôtel.

– Enfin, oui… dit Jean-Yves avec hésitation. Ici, c'est séparé; mais j'ai entendu dire qu'à Saint-Domingue les serveuses montaient assez facilement.

– Elles le font de leur plein gré.

– Ah oui, ça, c'est le moins qu'on puisse dire.

– Bon…» Valérie étendit un geste conciliant sur le monde. «Ne te laisse pas emmerder par des hypocrites. Tu es là, tu fournis la structure, avec le savoir-faire Aurore, et c'est tout.»

Le serveur apporta un potage à la citronnelle. Aux tables voisines, il y avait des Allemands et des Italiens accompagnés d'une Thaïe, quelques couples d'Allemands – accompagnés ou non. Tout cela cohabitait gentiment, sans problème apparent, dans une ambiance générale marquée par le plaisir; ce métier de responsable de village promettait d'être plutôt facile. «Donc, vous allez rester ici…» reprit Jean-Yves; il avait décidément du mal à y croire. «C'est surprenant; enfin, dans un sens je comprends, mais… ce qui est surprenant, c'est qu'on renonce à gagner davantage d'argent.

– Davantage d'argent pour quoi faire? articula Valérie avec netteté. M'acheter des sacs Prada? Partir en week-end à Budapest? Manger des truffes blanches en saison? J'ai gagné beaucoup d'argent, je n'arrive même plus à me souvenir de ce que j'en ai fait: sans doute, oui, j'ai dû le dépenser dans des conneries de ce genre. Est-ce que tu sais, toi, ce que tu fais de ton argent?

– Eh bien…» Il réfléchit. «Effectivement, je crois que, jusqu'à présent, c'était surtout Audrey qui le dépensait.

– Audrey est une conne, rétorqua-t-elle, impitoyable. Heureusement, tu vas divorcer. C'est la décision la plus intelligente que tu aies jamais prise.

– C'est vrai, au fond elle est très conne…» répondit-il sans gêne. Il sourit, hésita un instant. «Tu es quand même une fille bizarre, Valérie.

– Ce n'est pas moi qui suis bizarre, c'est le monde autour de moi. Est-ce que tu as vraiment envie de t'acheter un cabriolet Ferrari? Une maison de week-end à Deauville – qui sera, de toute façon, cambriolée? De travailler quatre-vingt-dix heures par semaine jusqu'à l'âge de soixante ans? De payer la moitié de ton salaire en impôts pour financer des opérations militaires au Kosovo ou des plans de sauvetage des banlieues? On est bien, ici; il y a ce qu'il faut pour vivre. La seule chose que puisse t'offrir le monde occidental, c'est des produits de marque. Si tu crois aux produits de marque, alors tu peux rester en Occident; sinon, en Thaïlande, il y a d'excellentes contrefaçons.

– C'est ta position qui est bizarre; tu as travaillé pendant des années au milieu du monde occidental, sans jamais croire à ses valeurs.

– Je suis une prédatrice, répondit-elle calmement. Une petite prédatrice, gentille – je n'ai pas de gros besoins; mais si j'ai travaillé jusqu'à présent c'était uniquement pour le fric; maintenant, je vais commencer à vivre. Ce que je ne comprends pas, c'est les autres: qu'est-ce qui t'empêche, toi, par exemple, de venir vivre ici? Tu pourrais parfaitement épouser une Thaïe: elles sont jolies, gentilles, elles font bien l'amour; il y en a même qui parlent un peu français.

– Eh bien… Il hésita à nouveau. Jusqu'à présent, je préfère changer de fille tous les soirs.

– Ça te passera. De toute façon, rien ne t'empêchera de retourner dans les salons de massage une fois marié; c'est même fait pour ça.

– Je sais bien. Je crois… Au fond, je crois que j'ai toujours eu du mal à prendre des décisions importantes, dans ma vie.»

Un peu gêné par cet aveu, il se retourna de mon côté: «Et toi, Michel, qu'est-ce que tu vas faire ici?»

La réponse la plus proche de la réalité était sans doute quelque chose comme: «Rien»; mais c'est toujours difficile à expliquer, ce genre de choses, à quelqu'un d'actif. «La cuisine…» répondit Valérie à ma place. Je me tournai vers elle, surpris. «Si, si, insista-t-elle, j'ai remarqué, ça te prend de temps en temps, tu as des velléités créatrices dans ce domaine. Ça tombe bien, moi je n'aime pas ça; je suis sûr qu'ici tu vas t'y mettre.»

Je goûtai une cuillerée de mon curry de poulet aux piments verts; effectivement, on pouvait envisager quelque chose avec des mangues. Jean-Yves hochait la tête, pensif. Je posai mon regard sur Valérie: c'était une bonne prédatrice, plus intelligente et acharnée que moi-même; et elle m'avait choisi pour partager sa tanière. On peut supposer que les sociétés reposent sinon sur une volonté commune, du moins sur un consensus – parfois qualifié de consensus mou, dans les démocraties occidentales, par certains éditorialistes aux positions politiques très tranchées. De tempérament moi-même assez mou, je n'avais rien fait pour altérer ce consensus; l'idée de volonté commune me paraissait moins évidente. Selon Emmanuel Kant, la dignité humaine consiste à n'accepter d'être soumis à des lois que dans la mesure où on peut se considérer en même temps comme législateur; jamais une fantaisie aussi étrange ne m'avait traversé l'esprit. Non seulement je ne votais pas, mais je n'avais jamais considéré les élections comme autre chose que comme d'excellents shows télévisés – dans lesquels mes acteurs préférés, à vrai dire, étaient les politologues; Jérôme Jaffré, en particulier, faisait mes délices. Être responsable politique m'apparaissait comme un métier difficile, technique, usant; j'acceptais bien volontiers de déléguer mes pouvoirs quelconques. Dans ma jeunesse j'avais rencontré des militants, qui estimaient nécessaire de faire évoluer la société dans telle ou telle direction; je n'avais éprouvé pour eux ni sympathie, ni estime. J'avais même, progressivement, appris à m'en défier: leur manière de s'intéresser à des causes générales, de considérer la société comme s'ils en étaient partie prenante avait quelque chose de louche. Qu'avais-je, pour ma part, à reprocher à l'Occident? Pas grand-chose, mais je n'y étais pas spécialement attaché (et j'arrivais de moins en moins à comprendre qu'on soit attaché à une idée, un pays, à autre chose en général qu'à un individu). La vie était chère en Occident, il y faisait froid; la prostitution y était de mauvaise qualité. Il était difficile de fumer dans les lieux publics, presque impossible d'acheter des médicaments et des drogues; on travaillait beaucoup, il y avait des voitures et du bruit, et la sécurité dans les lieux publics était très mal assurée. En somme, cela faisait pas mal d'inconvénients. Je pris soudain conscience avec gêne que je considérais la société où je vivais à peu près comme un milieu naturel – disons une savane, ou une jungle – aux lois duquel j'aurais dû m'adapter. L'idée que j'étais solidaire de ce milieu ne m'avait jamais effleuré; c'était comme une atrophie chez moi, une absence. Il n'était pas certain que la société puisse survivre très longtemps avec des individus dans mon genre; mais je pouvais survivre avec une femme, m'y attacher, essayer de la rendre heureuse. Au moment où je jetais, de nouveau, un regard reconnaissant à Valérie, j'entendis sur la droite une espèce de déclic. Je perçus alors un bruit de moteur venant de la mer, aussitôt coupé. À l'avant de la terrasse, une grande femme blonde se leva en poussant un hurlement. Il y eut alors une première rafale, un crépitement bref. Elle se retourna vers nous, portant les mains à son visage: une balle avait atteint son œil, son orbite n'était plus qu'un trou sanglant; puis elle s'effondra sans un bruit. Je distinguai alors les assaillants, trois hommes enturbannés qui progressaient rapidement dans notre direction, une mitraillette à la main. Une deuxième rafale éclata, un peu plus longue; les bruits de vaisselle et de verre brisé se mêlèrent aux cris de douleur. Pendant quelques secondes, nous avons dû être complètement paralysés; rares étaient ceux qui pensaient à se protéger sous les tables. À mes côtés Jean-Yves poussa un cri bref, il venait d'être atteint au bras. Je vis alors Valérie glisser très doucement de sa chaise et s'affaisser sur le sol. Je me précipitai vers elle et l'entourai de mes bras. À partir de ce moment, je ne vis plus rien. Les rafales de mitraillette se succédaient, dans un silence uniquement troublé par l'explosion des verres; cela me parut interminable. L'odeur de poudre était très forte. Puis le silence revint. Je m'aperçus alors que ma main gauche était couverte de sang; Valérie avait dû être touchée, à la poitrine ou à la gorge. Le réverbère à côté de nous avait été détruit, l'obscurité était presque totale. Jean-Yves, allongé à un mètre de moi, tenta de se relever et poussa un grognement. À ce moment, venant de la direction du centre de loisirs, il y eut une explosion énorme, qui déchira l'espace, se répercuta longuement dans la baie. J'eus d'abord l'impression que mes tympans avaient éclaté; pourtant, quelques secondes plus tard, au milieu de mon étourdissement, je perçus un concert de cris effroyables, de véritables hurlements de damnés.

Les secours arrivèrent dix minutes plus tard, ils venaient de Krabi; ils se dirigèrent d'abord vers le centre de loisirs. La bombe avait explosé au milieu du Crazy Lips, le bar le plus important, en pleine heure d'affluence; elle avait été dissimulée dans un sac de sport laissé à proximité de la piste. C'était un dispositif artisanal mais très puissant, à base de dynamite, actionné par un réveil; le sac avait été bourré de boulons et de clous. Sous la violence de l'impact, les murs de briques légères qui séparaient le bar des autres établissements avaient été soufflés; certaines des poutrelles métalliques qui soutenaient l'ensemble avaient cédé sous le choc, le toit menaçait de s'effondrer. La première chose que firent les sauveteurs, face à l'ampleur de la catastrophe, fut d'appeler des secours. Devant l'entrée du bar une danseuse rampait sur le sol, toujours vêtue de son bikini blanc, les bras sectionnés à la hauteur du coude. Près d'elle, un touriste allemand assis au milieu des gravats soutenait les intestins qui s'échappaient de son ventre; sa femme était allongée près de lui, la poitrine ouverte, les seins à demi arrachés. À l'intérieur du bar stagnait une fumée noirâtre; le sol était glissant, couvert du sang qui jaillissait des corps humains et des organes tranchés. Plusieurs agonisants, les bras ou les jambes sectionnés, tentaient de ramper vers la sortie, laissant derrière eux une traînée sanglante. Les boulons et les clous avaient crevé des yeux, arraché des mains, déchiqueté des visages. Certains corps humains avaient littéralement éclaté de l'intérieur, leurs membres et leurs viscères jonchaient le sol sur plusieurs mètres.

Lorsque les secours arrivèrent sur la terrasse, je tenais toujours Valérie serrée dans mes bras; son corps était tiède. Deux mètres devant moi une femme gisait sur le sol, son visage couvert de sang était constellé d'éclats de verre. D'autres étaient restés assis sur leurs sièges, la bouche grande ouverte, immobilisés par la mort. Je poussai un cri en direction des sauveteurs: deux infirmiers s'approchèrent aussitôt, saisirent délicatement Valérie, la déposèrent sur une civière. Je tentai de me relever, puis retombai en arrière; ma tête heurta le sol. J'entendis alors, très distinctement, quelqu'un dire en français: «Elle est morte».

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