À mon marchand de tulipes en toute sincérité.
Mes petits lecteurs chéris, je crois que depuis le temps qu’on se connaît on commence à bien se connaître comme le disait si justement Vincent Toriol à la bataille de Marignan (33, Champs-Élysées, Paris). Alors je vais vous en annoncer une qui méritera d’être prise en considération et dans le sens de la hauteur : je compte vous faire rire avec ce bouquin.
Cauchon qui s’en dédit, comme disait l’évêque qui cherchait des crosses à Jeanne d’Arc et qui lui a fait le coup de la femme au foyer bien avant que Landru ait fait breveter le système.
L’homme est fait pour rire comme Anquetil et Charpini pour pédaler.
Et quand il est canné il continue de rigoler, puisqu’il ne lui reste bientôt plus que son clavier universel. Exception faite naturellement pour les ceusses qui ont la salle à manger dégarnie ou qui se sont fait poser un bridge on the river Kwaï !
À ce propos, j’ai connu une dame très bien : marchande de journaux de son état, s’il vous plaît. Un métier qui fait grosse impression, bien que salissant, because il n’y a rien de plus dégueulasse qu’un canard ! Donc, disais-je, j’ai connu une dame qui portait sa fortune dans son appareil à désosser les côtelettes, sous la forme d’un râtelier complet, en 18 carats véritable. Lorsqu’elle avait du mal à finir le mois, elle engageait son damier chez ma tante. Moi, c’est ce que j’appelle un cercle terriblement vicelard. Parce qu’enfin cette honorable marchande de calamités mettait ses dents au Mont-de-piété pour pouvoir bouffer ; ce qui est un comble, comme l’affirmerait Mansard. Quand elle avait ses ratiches bidon, elle n’avait pas d’artiche pour grailler, et quand l’engagement de ses croqueuses lui permettait d’acheter du bœuf gros sel, elle ne pouvait plus avaler que du yaourt et de la purée mousseline ! La vie, quoi ! C’est pour ça qu’il faut en rire, les gars ! Ce serait tellement balluche d’en pleurer !
Autre exemple de cercle vicieux ? J’ai connu une naine (un mètre vingt avec des talons Louis XV) qui marnait en qualité de servante dans un couvent de bonnes sœurs. Comme les petites frangines n’avaient pas de quoi la douiller, elles lui refilaient de la toile en guise de paiement. Avec ça, la naine, qui ne pourrait jamais se marida, se constituait un trousseau. Quand elle est cannée, elle avait quatre pleines malles de dessous ; à côté d’elle, la reine d’Angleterre ressemblait à une pupille de la nation !
Vous voulez encore un exemple ? Hein ? Le dernier…
Vous faites la connaissance d’une souris. Vous n’avez de cesse de la déloquer pour lui faire la vitrine, là vous êtes bien d’accord, ou alors c’est que vous êtes partisans de la chemise sans pan (San pan, comme disent les bateliers chinois). Seulement, au bout de quelques séances, vous en avez classe de la voir en costar d’Ève sur mesure, et, pour vous fouetter l’imagination vous la calcez tout habillée ! C’est pas vrai ! Encore la vie, mes petites têtes de lecteurs déprimés… La vie stupide et incohérente…
Bref, j’en arrive enfin à ce que vous attendez, c’est-à-dire à l’histoire proprement dite. Je me doute bien que la philosophie ne vous suffit pas. Il vous faut du corsé pour oublier votre belle-mère qui recule tant son échéance, et votre marchand de voitures qui par contre avance les siennes !
Alors voilà.
Tout a démarré de la façon la plus innocente qui soit, comme toujours. Bérurier fêtait ses vingt-cinq ans de mariage avec sa baleine. Grosse fiesta chez lui. Il y avait là Félicie et moi-même, M. et Mme Pinaud avec leur chat siamois, because cette bestiole n’aime pas rester seule ; plus le coiffeur du dessous, puisqu’étant, vous le savez, l’amant en titre de la femme Bérurier… Garçon charmant au demeurant, coiffure à la Branlon Mado (Béru dixit) ; ceinture amaigrissante ; moustache à la Craque Câble ; avec ça abonné au Rire par profession et au Chasseur Français par vocation… Bref, un beau produit de la race humaine. Bravo Cadoricin !
Le repas avait été copieux et soigné, jugez-en plutôt : on avait commencé par le saucisson à l’ail véritable, continué avec le gratin dauphinois à l’ail ; poursuivi avec le gigot à l’ail (bref, un vrai repas pour Solidor) et conclu par une crème renversée, que le Gros avait renversée d’ailleurs sur sa cravate. Après ces agapes, nous n’osions plus respirer de peur de nous entr’asphyxier. Tout s’était déroulé sans incident, si l’on excepte le mégot que Mme Pinaud avait trouvé dans la crème renversée et qu’elle avait déposé avec beaucoup de savoir-vivre sur le bord de son assiette. Le Gros venait de chanter « Les Matelassiers » (ce n’était qu’un mauvais cardeur à passer, si j’ose ce mot hardi) entre le café et les liqueurs… L’euphorie était à son comble. Le coiffeur s’occupait de la jarretelle gauche de Mme Bérurier qui en gloussait d’aise. Pinaud dormait sur sa cravate neuve ; sa femme donnait à Félicie une recette pour détacher les fixe-chaussettes et moi je pensais à une charmante brunette à qui j’avais donné la veille un cours de remonte-pente… Et voilà le Gros qui se met à beugler :
— J’ai une idée !
Pinaud en ouvre un œil, le bouton de jarretelle de la mère Béru roule sur le lino de la salle à manger, et je me mets à appréhender très fort.
Nous attendons le produit des cogitations du Gros.
— Y a la fête en bas de chez nous, déclare-t-il. On va aller faire un carton.
La consternation est générale, pourtant, la suggestion étant faite par le maître de céans, nous n’avons garde de la repousser et nous voilà partis en colonne par deux jusqu’aux manèges miteux qui diffusent du Tino Rossi de la bonne année à tous les échos.
Le Gros, très surexcité par les vins du Postillon qu’il a bus, affirme qu’au pistolet il ne craint personne et qu’il couperait les moustaches de Buffalo Bill. Pour nous prouver son adresse, il se met à faire un carton. Les cinq balles dans le cent ! La populace fait cercle. Cet ahuri a un coup de gâchette impec. Le patron du manège le félicite et lui propose de couper le fil de soie tenant suspendue une merveilleuse pipe en écume de mer, lot numéro un du stand.
Le Gros relève le défi. Il examine toutes les pétoires disponibles de l’établissement. Il en sélectionne une, la soupèse, la manipule, la caresse… Puis vise longuement, sans trembler, de son gros œil de bœuf déconstipé, et tire !
Un tonnerre d’applaudissements ponctue son exploit. Il a coupé le fil, du premier coup, et la pipe vient de choir dans la caisse de son, prudemment placée sous elle.
Le patron du tir fait contre mauvaise fortune bon cœur et lui remet son trophée en grande pompe et le cœur meurtri, car c’était un souvenir de famille (son grand-père l’avait gagnée à Sedan).
C’est la fête au village pour le Gros. Il montre sa pipe au peuple ébloui, comme un roi montre son sceptre, et un gardien de la paix son bâton.
— À partir de maintenant, déclare-t-il, je ne fumerai plus que la pipe…
Mme Bérurier proteste, alléguant que ça sent mauvais. Mais Béru ne veut rien entendre et commence séance tenante à culotter la bouffarde.
Tout ceci pour en arriver à ce tournant décisif dans l’existence du Gros. Il abandonne la cigarette pour la pipe.
Apparemment c’est là, m’objecterez-vous, avec l’impertinence qui vous caractérise, un détail sans importance ! Que nenni ! Ce fait est déterminant pour l’histoire que je vais avoir l’honneur et l’avantage de vous narrer.
Car si Bérurier n’avait pas décidé de fumer la pipe, jamais ce livre n’aurait été écrit. Et, en toute modestie, je vous laisse le soin de mesurer la perte qu’aurait alors subie la littérature française en général et mon éditeur en particulier.
Si besoin était, je dirais, pour étayer cette vérité que : petites causes grands effets ; que les petits ruisseaux font les grandes rivières, etc.
Mais à quoi bon appuyer sur le bouton de l’ascenseur ? Le fait est là, net, précis, d’une rigueur absolue : maintenant, Bérurier fume la pipe !
Aucun événement à l’échelle nationale ne souligne la chose. Le monde continue de tourner rond ; les percepteurs font du rase-mottes ; les dames de petite vertu font le trottoir. Chacun reste à sa place. Pas de raz de marée en Bretagne ; pas de nuage de sauterelles sur la Beauce ; aucun incident de frontière avec la Principauté de Monaco ; nulle révolution à l’île de Ré !
Bérurier fume la pipe, et l’univers entier reste indifférent. Comprenne qui peut !
Ce jour-là (qui, au demeurant est un jour comme les autres, avec vent d’ouest, dépression because l’anticyclone qui se pointe des Açores, et zone nuageuse le long d’une ligne Toulouse-Lautrec) ce jour-là, répété-je pour les ceuss qui se paumeraient dans les méandres de mes parenthèses, le Gros et moi revenons d’une enquête peu intéressante en banlieue.
— Tu boirais pas un petit rhum-limonade ? demande-t-il tout à coup, j’ai une pépie, je la vois courir !
Bonne âme également assoiffée, je stoppe à proximité d’un troquet. Seulement, ne trouvant pas de gâche pour ma charrette, je la remise devant les briques rouges d’un commissariat. Un agent se précipite, le regard en forme de pince à linge, l’invective modulée, avec dans le bulbe les termes catégoriques d’une contredanse.
— V’v’yez pas l’clous ! barrit-il.
— Et ta sœur, rétorque le Gros, avec cette spontanéité dans la repartie qui lui a valu le prix du plus beau bébé de France en 1910 !
L’agent vire au violet-Monseigneur.
— D’quoi !
Le Gros lui met sa carte sous le nez. Réalisant son impuissance, l’homme au bâton blanc branle le chef. C’est alors que Béru réalise que nous sommes devant l’établissement aux destinées duquel préside le commissaire Salmons, un de ses amis de régiment.
— On va le chercher pour écluser un godet, décide-t-il.
— Salmons est là ? demande-t-il au bignolon.
— Oui, monsieur l’inspecteur…
— Viens, Tonio !
Nous pénétrons dans le coquet magasin vert aux fenêtres grillagées. Des messieurs en costume noir à boutons argentés, fument en faisant la belote derrière des comptoirs de bois noircis. « Chacun à sa place et les vaches seront bien gardées », comme se plaît à le répéter Félicie.
Nous empruntons l’escalier de fer conduisant au premier étage. C’est là en effet que siège le commissaire et ses archers.
Nous débouchons dans une vaste pièce qui pue la fumée et l’administration. Y a deux Arabes devant un monsieur chauve qui les engueule, et une vieille dame qui vient dire en chialant que son fils n’a pas pu se rendre à la convocation parce qu’il vient de contracter les oreillons (ce qui vaut tout de même mieux que de contracter un engagement dans les troupes aéroportées).
Une porte est marquée : « Bureau de M. le commissaire ».
Béru y va tout droit. Les préposés tiquent un peu, mais le Gros a une dégaine qui ne trompe personne, pas même un autre poultok.
Je le suis.
Dans le burlingue du commissaire Salmons, il y a trois personnes. Le commissaire : un grand habillé de maigre qui a des lunettes, un col de celluloïd très archaïque et la médaille des anciens du truc. Puis un de ses inspecteurs, petit corsico noir comme une tenture funéraire, et enfin, un « client ».
Ce dernier est un garçon assez jeune, bien fringué à la milord, mais trop bien fringué, ça ne fait pas vrai. Il est blond, le cheveu rare, la peau rosâtre, le regard bleu pervenche-flétrie et il a un accent du Nord tellement épais que si on le délayait avec de la flotte on obtiendrait de la colle pour affiches.
— On te dérange ? s’informa le Gros, mutin comme tout !
— Mais pas du tout, fait Salmons, très courtois…
Présentations. Il se déclare charmé de faire ma connaissance ; je l’assure que c’est du kif pour moi, et son sbire dégauchit deux chaises sur lesquelles nous déposons la partie de notre individu que se capitonnent les marchands d’aspirateurs.
— Tu m’excuses ? fait le commissaire Salmons en désignant son client. Je finis avec môssieur.
Le Gros lui dit de prendre son temps. Il connaît le turbin. Et si son ami a besoin d’un coup de main (au sens propre du terme, bien qu’il s’agisse des mains de Béru), il est à sa disposition.
Le commissaire réattaque son interlocuteur. Un Hollandais, si je ne me goure pas.
— Montrez-moi vos papiers ! ordonne-t-il.
L’autre se fouille, sort de sa poche intérieure un étui à cigarettes en argent massif et son passeport. Salmons l’examine. Puis il le glisse dans le tiroir de son bureau.
— Fous ne me rendez bas ? s’inquiète le touriste.
— Je suis obligé de vous garder à la disposition de la justice jusqu’à la fin de l’enquête, monsieur Van Knossen !
— Mais je innocente !
— C’est ce que nous tâcherons de déterminer…
Logiquement, le mieux que nous ayons à fiche en pareilles circonstances, Béru et moi, c’est de la boucler et de laisser le commissaire faire son turbin. Ce serait mal connaître le Gros. Lui, faut toujours qu’il la ramène. C’est maladif.
— De quoi s’agit-il ? demande-t-il, très supérieur.
Salmons hausse les épaules.
— Cet homme, explique-t-il, logeait avec sa femme dans un hôtel du quartier. Ce matin, en se réveillant, il a trouvé son épouse râlant sur son lit. Elle avait absorbé un tube de somnifères… Il prétend ne s’être aperçu de rien… Ça me paraît un peu surprenant, non ?
Le Gros est catégorique.
— S’il bat à niort, fais-lui une césarienne, Félix… À ce Van-Van la Tulipe !
Salmons esquisse une petite grimace.
— Molo, chuchote-t-il. Après, ces étrangers cavalent à leur consulat général et ça fait tout un rodéo ; en définitive, on chope sur les doigts…
— La femme est morte ? je demande.
— À l’heure actuelle, sans doute. On l’a emmenée à l’hosto…
Bérurier pousse un ricanement qui foutrait les chocotes à un congrès de fantômes écossais. Par cette onomatopée, il laisse entendre qu’il connaît la vie en général, les criminels en particulier et qu’on ne la lui fait pas !
Tirant sa magnifique pipe en écume de son fourre-tout, il demande :
— Qui c’est qu’a du tabac ?
C’est alors que le hasard se manifeste pour la seconde fois, mes petits lecteurs ramollis. Je n’ai plus rien à fumer, Salmons ne fume pas, et son assistant n’a que des cigarettes de gonzesse à bouts dorés.
Le Gros va pour rengainer son haut-fourneau lorsqu’il avise l’étui à cigarettes du Hollandais sur le burlingue. Il y fonce dessus comme une buse sur un poussin. Le gars est surpris par cette attaque éclair. Il a un geste rapide et nerveux pour récupérer son bien, mais pour sortir un objet des mains du Gros, après qu’il l’a harponné, il faudrait un attelage de bœufs.
— Je proteste ! déclare sèchement le Hollandais.
Salmons est un peu embêté. Il redoute les complications en haut lieu. Béru chope une cigarette et rend l’étui au « client ».
— Tu ne vas pas rouscailler pour une sèche, monsieur Cacao ! ronchonne-t-il.
Le Hollandais hausse les épaules et empoche son bien.
— Emmène-le, ordonne Salmons à son subordonné.
L’autre obtempère. Le veuf en puissance sort, convoyé par le Corse. Illico l’atmosphère se détend.
— Comment va Germaine ? demande Béru en décortiquant la cigarette volée pour récupérer le tabac qu’elle recèle.
— Très bien, et chez toi ?
— Très bien, et le boulot ?
— Très bien, et toi ?
— Merci, ça va, et toi ?
— Moi aussi, je ne me plains pas. Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vus.
— Oui, ça fait longtemps…
— Tu changes pas.
— Ni toi !
Ayant échangé ces choses auxquelles je n’ôte pas une syllabe afin de laisser transparaître toute leur importance, Béru explique qu’il y a à cinquante mètres d’ici un établissement où l’on vend des boissons fermentées et auquel il aimerait apporter sa clientèle.
Salmons se lève, tout de suite d’accord.
Je l’imite. À cet instant j’aperçois, sur le parquet, la feuille de papier à cigarettes déchiquetée par l’ongle assassin du Gros. Je la ramasse, car elle comporte quelque chose de bizarre. Et ce quelque chose, c’est une ligne d’écriture rédigée à l’encre de Chine avec une plume très fine. Je l’examine. Je lis ceci : Spring Beauty Otterlo 21/4.
— Tu viens, grogne le Gros qui est déjà près de la porte avec son pote.
— Un instant, fais-je.
Salmons se rapproche, intrigué.
— Qu’y a-t-il ?
— Regardez la feuille de papier à cigarettes du type…
Je lui tends le mince rectangle de papier. Le commissaire l’examine et fronce les sourcils.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Ma foi, ça m’a tout l’air d’être un message, non ?
— Bizarre, non ?
— Très…
À son tour, le Gros bigle ma trouvaille.
— Ce serait pas un espion, ce gnasse ?
— N’allons pas si vite en besogne, fais-je. Mais j’avoue que j’aimerais bien l’interroger et regarder ses autres cigarettes…
Salmons me connaît de réputation. Il sait que je suis l’as des as ; comme qui dirait le superman de la police. Mes désirs sont donc des ordres. (Un peu de modestie ne fait pas de mal de temps en temps).
Il ouvre la porte et crie à la cantonade :
— Dites à Stefani de ramener le Hollandais en vitesse !
Puis il essuie ses lunettes avec un mouchoir gris, marqué de ses initiales en caractères d’affiche.
Le Gros exulte.
— Dis, j’ai pas le nez creux, San-A. ?
T’avoueras, non ? Ah ! tu sais, le gros Bérurier, avec son air c… et sa vue basse !
— T’as pas la vue tellement basse, objecté-je, mi-figue mi-raisin.
Il en faut plus pour atténuer son enthousiasme débordant.
— Rigole tant que tu voudras, gars, mais je sais très bien que j’ai un radar sous mon chapeau…
— T’en as même deux et ils sont en forme de cornes !
Salmons éclate d’un rire policier, tout en canines. Et sur cette saillie, comme dirait Ferdinand le taureau, Stefani fait sa réapparition avec Van Knossen.
À peine le Hollandais est-il dans le burlingue que le Gros lui bondit sur le poil. Il lui chope la cravate et la tord en mugissant :
— Tu vas parler, espèce d’endoffé !
L’interpellé peut faire un tas de choses, sauf précisément parler à cet instant, son antagoniste le strangulant proprement.
— Tu vas lui faire sauter le larynx, avertisse en glissant ma main de pianiste dans la poche du zig pour lui chouraver son étui à cigarettes.
J’ouvre la boîte d’argent. Je m’empare d’une sèche. D’un coup de lime à ongles, je l’éventre. Le même message est écrit à l’intérieur de la feuille de papier.
Spring Beauty Otterlo 21/4.
Le Hollandais, qui se remet de son émotion dans le fauteuil en massant délicatement son cou meurtri, blêmit affreusement. Posément, je vérifie les autres cigarettes. Je trouve sur toutes (huit en tout) le fameux message.
Il se fait alors un grand silence. À tout hasard, Béru quitte sa veste et retrousse ses manches pour avoir la liberté de ses mouvements et pour pouvoir développer ses arguments.
Comme, tout de même, nous sommes dans le bureau d’un officier de police, je laisse à celui-ci le soin d’engager l’action.
Salmons ajuste ses lunettes sur son nez en ergot de coq.
— Monsieur Van Knossen, je vous prie de vous expliquer sur la signification de ces cigarettes…
L’homme secoue la tête.
— C’est le… le marque !
— La marque ?
— Ja !
— Tu débloques, fiston ! gueule Bérurier en lui alignant une torgnole sur la pommette.
Le Hollandais perd de sa superbe. Sa peau se colore. Il n’en mène pas large.
— Il ne s’agit pas de la marque, affirmé-je. D’abord, ce texte n’est pas celui d’une publicité ; ensuite cela ne rimerait à rien qu’il soit rédigé à l’intérieur de la cigarette puisque personne ne pourrait le lire ; enfin il est écrit à la main, et ce serait un procédé coûteux de diffusion.
Nouveau silence, coupé par le bruit sourd que fait le poing du Gros martelant le creux de son autre main.
— Alors ? grince Salmons.
Il jubile, le collègue. Il flaire la grosse affaire. Ce n’est pas un épousicide qu’il a appréhendé, Salmons, c’est peut-être mieux, beaucoup mieux !
Le Hollandais a l’air très embêté du monsieur qui se serait assis sur une fourmilière après s’être roulé dans un pot de miel. Ses yeux expriment une infinie détresse qui, pourtant, n’affecte aucunement Bérurier.
Le Gros, je le comprends, n’a qu’une idée : faire respirer sa livre et demie de cartilages à Van Knossen.
— Si ce zigoto parle pas illico, grogne-t-il, je lui mets ma patate des dimanches dans le tarin !
Salmons pointe un index rectiligne sur la poitrine du quasi-veuf.
— Dites-nous la vérité !
— Je ne parlerai pas sans voir un avocat et mon consul !
Béru lui file une cacahuète à la tempe gauche.
— Voilà ton avocat ! annonce-t-il.
Il lui en met une deuxième à la tempe droite.
— Et puis v’là ton consul !
Le Van Truquemuche devient d’un rouge bifteck intéressant.
Il serre les dents pendant qu’il lui en reste et regarde Béru sans aménité.
M’est avis qu’il sera duraille à amadouer, ce brave garçon. C’est le genre de type incertain qui a des accouchements périlleux. Avec ça, un self-control déroutant. Il se sent protégé par sa qualité d’étranger, vous comprenez ? Il croit que son consul va nous coller les jetons et le sortira de l’auberge…
Bérurier est dans tous ses états. Je ne l’ai jamais vu commak. Probable que l’inaction lui pesait.
— Si tu causes pas, mon bonhomme, dit-il au Hollandais, je vais t’envoyer rejoindre ta bergère à l’hosto, rayon des urgences. La frime en accident de chemin de fer, c’est promis. Et je te porterai des infusions de châtaignes ! Tu dois être bath, dans un lit avec de la fièvre… Je te vois…
Il s’excite en parlant et, joignant le geste à la menteuse, il assaisonne le gars… Une stalactite lui pend du nez… Il l’essuie d’un revers de coude.
C’est alors qu’il se passe quelque chose. Et vraiment c’est tellement inattendu que nous n’avons pas le temps de réagir.
Le Hollandais vient de sortir de sa manche un petit pétard nickelé qui scintille à la lumière du réflecteur de bureau.
Il devait planquer le joujou dans une petite poche secrète aménagée tout exprès pour ça. Joli tour de prestidigitation. À l’Olympia on ne voit pas les mêmes !
Son petit pan-pan n’est pas de gros calibre. Ce serait plutôt le modèle jeune-fille-pubère… Mais une dragée, aussi petite soit-elle, ne fait jamais plaisir lorsqu’elle vous rentre dans le baquet… C’est pourquoi notre première réaction est de lever les manches bien haut, manière de voir s’il y a des toiles d’araignée au plaftard.
Le Hollanduche ne doute de rien ! Pour être gonflé, il est gonflé ! Et pas au gaz de ville, je vous prie de le croire ! Venir faire un rodéo pareil en plein poste de police ! Se payer le hands-up de deux commissaires valeureux et de deux inspecteurs non moins valeureux, c’est du punch ou je ne m’y connais pas.
Il nous regarde un instant, froidement, de ses yeux bleuâtres qui ressemblent à de l’eau de mer ! On pige instantanément qu’au moindre geste il nous distribue ses pions. On entendrait voler un pickpocket.
— La figure contre le mur, ordonne-t-il.
Comme nous tardons à obéir, il redresse le museau brillant de son outil. Pas d’erreur, il est sur le point de défourailler.
Un drôle de petit dessalé, décidément !
Nous nous tournons face au mur, tous les quatre ; les brandillons toujours axés sur les nuages.
Un claquement de porte. Il vient de sortir. Nous bondissons. Nous, c’est-à-dire Salmons, son écuyer et moi-même, San-Antonio le preux !
Parce que le Béru a une autre idée. Au lieu de filer le train au fugitif, il se précipite à la fenêtre, et l’ouvre après avoir dégainé sa rapière.
Dans le burlingue réservé au public, ces messieurs les scribouillards n’en sont pas revenus. Ils ressemblent à une réunion de méduses.
Stefani se rue dans l’escadrin en bramant :
— Arrêtez-le !
Il y a le gars Bibi, juste derrière lui, suivi immédiatement du commissaire Salmons. Joli cortège.
Le Van Meschoses débouche dans la rue.
Le perdreau de tout à l’heure qui voulait nous verbaliser essaie de s’interposer, mais le fuyard lui téléphone un coup de semelle dans les grelots et le royco tombe à genoux en se massant la prostate.
Maintenant Van Knossen est dans la rue.
— Tirez-vous de devant, rugit une voix tombant des hauteurs.
C’est le Gros, penché par la fenêtre avec son parabellum en pogne. Il va envoyer la purée.
— Non, lui crié-je, ne le bute pas !
— Dans les cannes ! rétorque Béru…
Stefani a juste le temps de s’effacer contre la façade du commissariat. Mon pote vient de défourailler. Deux coups précis. Le Hollanduche s’abat sur la chaussée, il en a pris une dans chaque guitare. S’il veut se déplacer, pendant un certain temps, il faudra qu’il marche sur les mains.
Nous arrivons près de lui. Alors le type a une réaction très inattendue. Il appuie le canon de son revolver contre sa tempe et se tire une praline dans le bol. Sa cervelle se répand sur le trottoir. Des dames qui assistaient à la fiesta, depuis la boutique d’un marchand de primeurs, s’abattent dans les paniers de cerises… Grosse émotion dans la contrée ! On crie, on accourt !
Pas besoin de demander si notre homme est mort. Il a réussi à précéder sa bonne femme chez saint Pierre et il fait les réservations. Il s’est payé un drôle de somnifère, lui ! Radical !
Le Gros s’annonce et, voyant la tirelire perforée de sa cible, balbutie :
— Mince, je l’ai raté !
Il entend par-là : je lui ai manqué les jambes.
— Non, c’est lui qui s’est eu, Gros, je soupire… Il a dû avoir peur d’être trop loquace, alors il a trouvé ce moyen pour nous fausser compagnie.
— Quel salaud ! gronda Bérurier.
Comme oraison funèbre, on peut trouver plus pathétique, mais pas plus sobre.
Tandis que les boy-scouts de Salmons s’occupent du decujus, nous nous regroupons pour tenir un conseil de guerre.
— Je pense que cette affaire est plus de votre ressort que du mien, dit Salmons, soucieux de nous refiler le turbin.
— Je le crois aussi, fais-je… Je vais raconter tout ça au boss… Il avisera…
Béru et moi prenons congé de lui sans être allés écluser le rhum-limonade envisagé au départ.
Le Vieux arrive d’une conférence avec le ministre. Il est mécontent. Je vois passer des éclairs de chaleur dans sa vitrine. Il a encore ses gants, son pébroque à manche de bambou, son bitos à bord roulé.
Il se débarrasse du tout, en écoutant mon récit. Pendant que je parle, le Gros bourre sa pipe avec du caporal ordinaire. Au moment où il s’apprête à l’allumer, le Vieux m’interrompt.
— Ah ! je vous en prie ! lance-t-il à Bérurier.
La Gonfle est tout penaud. Il glisse dans sa poche la pipe et l’allumette en pleine combustion. Une odeur de crasse enflammée se répand dans le local. Béru éteint l’incendie avec la main. Il y a maintenant un joli trou, très régulier et festonné, au milieu de sa profonde.
— Je m’excuse, monsieur le directeur, soupire-t-il.
Et de vider la poche sinistrée pour examiner les dégâts. Avec une parfaite ingénuité, il dépose sur le bureau du Vieux abasourdi : un morceau de crayon de deux centimètres ; une photo de Louison Bobet ; une croûte de gruyère ; sa pipe ; une recette de saucisse au vin blanc ; douze boutons disparates ; et un comprimé d’Aspirine couvert de brins de tabac…
Il sourit à ces objets de première nécessité.
— Un peu plus, tout ça flambait, dit-il…
Le boss renonce à le foutre à la porte. Ce Gros est trop désarmant. Les mains au dos, le Vieux arpente son burlingue.
— Montrez-moi ces feuilles de papier à cigarettes, me demande-t-il soudain.
J’obéis. Il regarde les minces feuillets avec une loupe, tandis que Béru remise son matériel dans une poche disponible.
— Curieux message, n’est-ce pas ?
— Oui, patron, très curieux en effet, dis-je sans broncher…
Il lit le texte à plusieurs reprises et à haute voix.
— Spring Beauty, dit-il… Ça peut être le nom d’un bateau ?
— En effet, chef.
— Seulement, Otterlo, c’est un nom de ville hollandaise… Et cette ville se trouve loin de la mer, près d’Arnheim !
— Il y a des canaux en Hollande, chef. Des bateaux circulent sur ces canaux… Et ils portent des noms…
— Vous avez raison !
Venant du chef, cette approbation est un rare compliment. Je me rengorge ! Bérurier a délacé son soulier droit et se livre à une opération délicate. L’extrémité de sa chaussette était trouée, il tire sur celle-ci et replie le bout par-dessus ses sombres orteils afin de le clore. L’inconvénient qu’offre cette pratique, c’est de situer le nouveau talon de ladite chaussette vers le milieu de l’ancienne cheville.
— Quant à la fin du message : 21/6, c’est certainement une date. Nous sommes le 16 juin, c’est-à-dire le 16/6… Je pense qu’il s’agit d’un rendez-vous à Otterlo à bord d’un bateau…
Il va à sa bibliothèque aux portes grillagées et prend un atlas… L’ayant feuilleté, il déniche la page consacrée à la Hollande.
— Pas de canaux à Otterlo, déclare-t-il… Il doit s’agir d’autre chose…
— Une villa ?
— Peut-être… Vous avez pris des nouvelles de la femme de ce Van Knossen ?
— Non, chef…
— Elle n’est peut-être pas morte. Prenez un interprète avec vous à tout hasard et allez à l’hôpital… Qui sait…
— Entendu, patron.
Il masse doucement son crâne parcheminé, en fronçant les narines, car l’odeur de Bérurier vient d’atteindre son sens olfactif et le meurtrit cruellement.
— D’après les résultats de votre visite à Mme Van Knossen, nous aviserons, tranche-t-il.
Cela veut dire que l’entretien est terminé. Je fais signe à Bérurier. Cet enfoiré a cassé son lacet et ne parvient pas à lier bout à bout les deux tronçons. Il sort en traînant le pied pour ne pas paumer sa godasse.
Une fois dans le couloir, je lui demande :
— Tu connais quelqu’un qui parle hollandais, toi ?
— Oui, fait-il sans hésiter…
— Couramment ?
— Couramment !
— Qui ?
— La reine Juliana, dit le Gros imperturbable.
Dans l’escadrin, nous croisons l’inspecteur principal Pinaud. Il est en grande tenue. Imperméable neuf, enfin, presque neuf, vu qu’il ne comporte qu’une tache de minium au coude, une traînée de cambouis dans le dos, un accroc au col et qu’il n’y manque que trois boutons sur quatre.
Avec ça, chapeau tout à fait neuf, en taupé…
— Tu vas à un mariage ? je demande…
— Non, mais j’arrive d’une réunion des anciens…
— Des anciens quoi ?
— Des anciens comédiens du rideau pourpre… Tu sais, la société dont de laquelle je faisais partie autrefois, lorsque je jouais les jeunes premiers romantiques…
Je revois une photo de Pinaud en jeune premier romantique. Pinaud dans « Vous marchez sur mon cœur », drame en deux actes et une embolie créé en la Salle des fêtes du Kremlin-Bicêtre vers les années 20 ! Il avait la raie au milieu, le regard déjà vitreux et une moustache en virgules…
— Dis voir, Pinuche, tu ne connaîtrais pas quelqu’un parlant correctement le hollandais ?
— Non, dit-il, mais j’ai un ami qui parle russe !
Décidément, je suis bien monté avec des équipiers pareils. Voyant ma mine courroucée, le Pinaud des Charentes réfléchit. Lorsqu’il cogite, son front se met à ressembler à de la tôle ondulée, ses yeux sont pareils à deux marennes malades parce que privées d’eau de mer…
D’un ongle endeuillé, il gratte les gringrignotes d’œuf perlant à sa moustache…
— Je crois que j’ai ton affaire…
— Vas-y !
— Pipier, de la brigade Sardon, en bas, cause l’allemand comme père et mère…
— Comme père et mère prussiens ! rectifié-je. Seulement…
— N’oublie pas que les Hollandais parlent tous allemand…
Il a raison. Le temps pressant, je n’ai pas le temps de courir tout Pantruche pour dégauchir un interprète. Vous allez me dire que je pourrais apprendre le néerlandais chez Assimil… En 52 leçons ; et avec ma vaste intelligence j’y arriverais sans peine. Seulement, n’oublions pas qu’aux dernières nouvelles Mme Van Knossen est dans le coma.
Je passe récupérer Pipier, un grand garçon blond tirant sur le chauve, et, escorté de l’éternel Béru, nous mettons le cap sur Beaujon.
Je me fais connaître au service des entrées. Et j’expose les raisons dont au sujet desquelles, comme dirait Pinuchet, je suis venu.
Un infirmier musclé comme un catcheur poids lourd, nous guide dans cette usine de la souffrance jusqu’à une chambre perdue au bout d’un couloir.
Il délourde. Nous entrons sur la pointe des tiges. Il y a une infirmière au chevet de la malade. Jolie personne en vérité. Pas la malade, l’infirmière. De la conversation bien placée ; un regard qui ferait goder un académicien, et le plus charmant sourire auquel on puisse rêver. Moi, j’ai toujours eu un faible pour les infirmières. D’abord, je ne crains pas l’odeur de l’éther ; ensuite je trouve ces demoiselles plus friponnes que les autres personnes du sexe. C’est pourquoi mon palmarès en comprend toute une séquelle, vous le savez aussi bien que moi puisque vous êtes dans mes confidences.
Je déballe à icelle mon œillade charmeuse numéro 132 bis, importée d’Hollywood par wagon frigorifique.
Une rougeur légère se répand sur son doux visage.
— Comment est-elle ? chuchoté-je en désignant le lit sur lequel gît la Hollandaise.
— Très mal, fait la fille en blanc.
Je m’approche de la couche. Mme Knossen est une petite blondasse sans importance collective. Une pâleur cadavérique envahit sa figure. Elle a les yeux révulsés, le nez pincé, et elle respire par brèves saccades.
Entre nous et le tiroir de votre cravate, c’est un traducteur d’un genre spécial qu’il m’aurait fallu. Un type capable d’interpréter le néant. De toute évidence, il n’y a rien à tirer de cette pauvre personne.
Béru me dédie une grimace d’hépatique récalcitrant.
— Tout ce qu’on peut fiche, c’est de lui cloquer de l’eau bénite, soupire-t-il.
L’infirmière se penche sur la mourante. Lorsqu’elle se relève, je comprends à sa mimique que tout est liquidé. Mme Knossen a fait ce que le maire lui a dit : elle est partie rejoindre son mari. L’infirmière tire le drap sur le visage émacié de la morte.
— C’est fini, dit-elle.
Pipier se signe. Béru pose son bitos, dévoilant son crâne sanguin où végètent des tifs dont un corbeau ne voudrait pas pour tapisser son nid.
— Vous êtes restée à son chevet depuis qu’on l’a amenée ? demandé-je à l’infirmière.
— Oui.
— A-t-elle parlé ?
— Pas un mot ! Elle n’en était plus capable !
— Où sont ses vêtements ?
Elle me désigne une armoire métallique.
Je vais l’ouvrir. Dedans, il y a un méchant tailleur de coupe hollandaise, je ne vous en dis pas plus. Un chemisier, des bas et des souliers. J’explore les poches du tailleur. Maigre butin. Les profondes de Bérurier sont mieux achalandées. Tout ce que je ramène, c’est un billet de mille francs, un ticket de métro et un tube de rouge à lèvres.
— Elle n’avait pas de sac à main ?
— Non. On l’a amenée comme ça…
Chou blanc, quoi !
Je souris néanmoins à la jolie môme.
— Merci.
Une fois dehors, je dis à Pipier de rejoindre sa base et je téléphone à Salmons pour lui demander l’adresse de l’hôtel qu’habitaient les Van Knossen. C’est l’hôtel du Grand Condé. Tout indiqué pour des poulets, pas vrai ?
En ralliant cet honorable établissement, je fais le point.
— Tu ne trouves pas cette histoire ahurissante ? demandé-je au révérend Bérurier…
Il hausse les épaules.
— Si.
— Une dame hollandaise s’empoisonne en avalant un tube de somnifères…
— À moins que ce soit son Jules qui l’ait empoisonnée !
— Il l’aurait liquidée autrement, on ne fait pas avaler de force un tube de véronal à quelqu’un !
Je poursuis, sur un ton de soliloque :
— Ce touriste avait sur lui des cigarettes comportant chacune un message. Lorsqu’on les découvre, il essaie de fuir. Et quand il se voit fichu, il se colle une olive dans le plafonnard !
Voilà les données du problo. Marrant, non ?
Le Gros n’est pas accessible au charme doucereux du mystère. Son style c’est la castagne, la solide ! Il n’est pas porté sur les points d’interrogation. Quand il en rencontre, il les met à la renverse et s’en sert comme portemanteaux.
Nous débarquons chez le Grand Condé. C’est un hôtel fort modeste, mais propret. Le genre de casba qui sent l’eau de javel, le vieux bois et le repassage. Une digne dame, frisée comme un manteau d’astrakan et plus bronzée qu’un seau d’anthracite, nous accueille. Elle est martiniquaise et ne s’en cache pas.
Sourire Colgate renforcé Pleyel, regard de braise… Elle a épousé un colonial au bord de la retraite, et tous deux ont pris cet hôtel, manière de gagner leur bœuf dans la métropole.
L’accident survenu à une de ses locataires ne l’affecte pas outre mesure. Son optimisme congénital n’en est pas altéré.
Je lui montre ma carte et lui enjoins de me guider jusqu’à la chambre des Hollandais. C’est le 12 bis, ce qui veut tout dire.
— Comment avez-vous été avertie du drame ? lui demandé-je en grimpant l’escalier à sa suite.
J’ai le visage au niveau de son valseur et je rêve à des palmiers.
— Le monsieur est descendu ce matin, tout affolé… Il demandait un docteur…
— Alors ?
Nous atteignons l’étage. Béru sort d’une poche un ancien mouchoir dont un garagiste ne voudrait pas pour essuyer les jauges à huile de ses clients. Il torche son front emperlé.
— J’ai z’appelé mon mari, dit la dame… Nous sommes montés. La petite femme était râlante sur son lit… Mon mari a z’été téléphoner à police secours…
— Elle était habillée sur le lit ?
— Oui…
— Rien ne vous a paru anormal ?
— Si : un verre sur la table de nuit, avec un tube de chose pour dormir…
— Et que vous a dit Van Knossen ?
— Le soir, il s’est couché et tout de suite endormi… Pendant ce temps, sa femme lavait ses bas dans le lavabo… Quand il s’est réveillé, il l’a trouvée comme ça…
Elle pousse la lourde du 12 bis. Il s’agit d’une grande carrée à deux pieux. Les fenêtres donnent sur la cour. C’est propre. Le plancher fait un grand creux dans le milieu, ce qui doit être rudement commode lorsqu’on laisse tomber des billes dans la chambre.
— Les Van Knossen sont arrivés depuis quand ?
— Avant-hier au soir…
— Ils venaient directement de Hollande ?
— Oui.
— En voiture ?
— Non, par le train…
— Ils ont reçu des visites ?
— Aucune…
— Des coups de téléphone ?
— Non plus…
En fouinassant, je trouve sur un rayon de l’armoire le sac à main de la défunte. Je l’inventorie. Il contient un poudrier, la photographie d’une vieille dame, du fric néerlandais, des clés, un mouchoir, et un porte-cartes contenant des pièces d’identité. Je lis que la dame s’appelait Cornélia Vliroff de son nom de jeune fille. Et qu’elle habitait Oudezijds Achterburgwal à Amsterdam…
J’explore ensuite les valises. Elles contiennent du linge de corps uniquement. Des robes et des costumes d’homme sont accrochés dans la penderie…
— Ils ont loué la chambre pour combien de temps ?
— Quatre jours !
— Par conséquent, ils devaient repartir après-demain ?
— Oui, en effet !
Donc, Van Knossen devait distribuer ses cigarettes truquées pendant ce laps de temps.
Je prends la carte d’identité de la dame, ses clés… Puis je cherche Béru des yeux. Je le trouve allongé sur le lit, les mains derrière le crâne, le bitos rabattu en avant, roupillant comme un bienheureux.
L’hôtelière, qui en connaît un bout gros comme le vôtre sur la question pionçage, sourit.
— Votre ami est fatigué !
— Oui, dis-je, c’est de naissance.
Je secoue le gros et nous décarrons.
Une fois en bas, je demande à la dame de l’hôtel la permission d’utiliser son appareil téléphonique et je file un second coup de grelot à Salmons.
— Dites, vieux, pas un mot à la presse, hein ? Accident de la circulation… le couple a été écrasé par un camion, arrangez-moi ça aux petits oignons…
— Comptez sur moi…
Je me tourne vers l’hôtelière.
— Ceci est également valable pour vous, madame. Si vous voulez éviter de graves ennuis, dites à qui vous le demanderait que vos deux pensionnaires se sont fait estourbir par une voiture.
— Parfaitement…
Nous prenons congé.
— J’ai soif, pleurniche Bérurier.
Compatissant, je l’entraîne vers une brasserie où un gentleman en pull-over à col roulé fait marcher un juke-box.
— Deux blancs cassis, fait le Gros, péremptoire.
Il attend d’avoir vidé son premier verre pour questionner :
— Pourquoi ne veux-tu pas qu’on sache ce qui est arrivé aux deux Hollandais ?
— Parce que, bonhomme, cette affaire m’a l’air très compliquée…
— Ah oui ?
— Compliquée et pas finie, tu piges ? On ne m’ôtera jamais de l’idée que ce Van Knossen était à Paris chargé d’une mission pas catholique du tout ! Il serait intéressant de découvrir le pot aux roses…
— Comment ?
Je réfléchis…
— J’ai ma petite idée, Béru… Tu connais la Hollande ?
— Non…
— Moi non plus…
Il a compris…
— Écoute, San-A., murmure-t-il. Je te vois venir. Seulement je vais te dire : compte pas sur moi pour aller là-bas ; après-demain j’ai concours de pêche pour l’ouverture… On a préparé ça depuis un mois avec mon pote le coiffeur…
— Tu feras l’ouverture à Amsterdam, tranché-je ; c’est pas la flotte qui manque là-bas !