QUATRIÈME PARTIE

CHAPITRE XIV Descente au Riche

Paris a mis sa robe d’été pour nous accueillir, comme l’écrirait ma consœur George Sand. Il y a du soleil sur la ville et dans les cœurs. La joie pétille comme un feu de sarments. Malgré tes sarments, tes promesses ! On se sent bien. Béru en est réconforté. La proximité des zincs, le muscadet, l’andouillette pannée lui font déjà oublier la mère Van der Plume ! Oh ! Ingratitude humaine. Le temps sème l’oubli dans nos cœurs, comme le Gros sème les boutons de sa braguette.

Je contourne notre chère capitale et j’atterris à Saint-Cloud dans mon coquet pavillon de meulière aux volets verts…

Félicie est justement à la fenêtre, occupée à battre un tapis qui n’a rien fait de mal pourtant. En me voyant, elle pousse une exclamation et quitte l’encadrement en oubliant le Kairouan sur la barre d’appui.

Je cours à son avance et, en l’embrassant, je lui chuchote :

— Attention, m’man, je ne suis pas de la poule ! Je suis un truand !

Félicie a beau être du siècle dernier, elle pige tout à demi-mot.

C’est ce qu’il y a d’impec avec elle.

Présentations. Les deux femmes se serrent la main en se jetant ce regard particulier qu’échangent toujours deux femmes, la première fois qu’elles se rencontrent, quels que soient leur âge et leur condition sociale.

C’est l’heure du déjeuner. Ma brave femme de mère a toujours des ressources alimentaires insoupçonnables. Elle a tôt fait de nous confectionner un de ces repas qui comptent dans l’existence d’un foie.

Le Gros se cale les joues consciencieusement en donnant à Félicie la recette des testicules de veau Princesse ! Une merveille, d’après lui…

Hildegarde paraît un peu désemparée.

— Je ne comprends pas que nous n’ayons pas revu Hilary, fait-elle soudain après avoir trempé ses lèvres dans son glass de Juliénas.

J’attendais cette question depuis un bon bout de moment. Et je me suis à l’avance composé une attitude ad hoc.

— Peut-être a-t-il eu peur d’arriver en retard à son rendez-vous avec l’acheteur ?

— Oui, peut-être… Pourtant il nous aurait prévenus… Cette fugue ne lui ressemble pas…

Je feins d’être aussi troublé qu’elle. Le Gros juge opportun de ramener sa fraise.

— J’oubliais, fait-il avec l’air innocent d’un marchand de bagnole qui vous fourgue une Trèfle en vous affirmant que c’est une Cadillac grand sport !

Que va-t-elle balancer comme turpitude, cette protubérance vineuse ?

Les trompes d’Eustache flétries par l’appréhension, j’attends…

— Cette nuit, dit-il, avant qu’on déhote, Hilary m’a causé… J’étais en train de libérer ma vessie, je vous demande pardon, mesdames, contre la haie de chez vot’ tante… Et il me lance comme ça : « Vous direz aux autres qu’on passera devant dès que nous aurons franchi la frontière… Il faut que je contacte qui vous savez… »

Il a l’air franc comme trois douzaines de Judas.

— Bougre d’âne ! m’exclamé-je, avec une sincérité qui ne trompe pas le Gros, pourquoi n’as-tu rien dit ?

— Plus pensé… Après je me suis z’endormi !

L’incendie est clos.

— Où devons-nous retrouver Hilary ? m’enquiers-je.

Hildegarde est toute rêveuse. Pourvu que le doute ne s’insinue pas dans sa petite tête jolie !

— Je n’en sais fichtre rien, répond-elle.

Décidément, les gars, ça bifurque, mon truc ! Qu’est-ce que je vais branler, moi, avec ma caisse de reproductions et ma pin-up ? On ne va pas rester cent dix ans commak, à becqueter la cuistance de Félicie ! Faut s’occuper du reclassement des valeurs. Je pourrais accrocher les reproductions contre mes murs et flanquer la souris dans mon lit, notez bien, mais la seconde partie du programme ne me plaît qu’à moitié, because j’ai juré de me marida le plus tard possible, et ce avec une personne qui réunira toutes les qualités, c’est-à-dire avec quelqu’un d’introuvable !

Donc nous sommes dans une impasse… Et s’il y a une chose dont j’ai horreur, après les poireaux en salade, c’est bien des impasses !

— Sapristi, dis-je, mais il faut faire quelque chose pour retrouver Hilary… Il disait hier que l’acheteur était pressé ; on risque de voir fiarder l’affaire… Vous ne connaissez pas cet acheteur ?

— Absolument pas, tout a été mis au point par Tonton et Hilary…

Je me gratte le crâne.

— Voilà qui est ridicule…

— Il leur est peut-être arrivé un accident ? suggère le Gros en finissant la bouteille.

— On aurait vu des traces, puisqu’ils nous précédaient…

— C’est vrai, convient le mahousse ; à moins qu’ils aient pris une autre route ?

— Toujours est-il que nous sommes coupés d’eux, lamenté-je…

À force de chiquer au mec désolé, je finis par vraiment croire que cette séparation me détruit ! C’est bon, ça : toujours se foutre dans la peau du personnage, ne l’oubliez jamais ! On a alors une conception différente des choses, on les pense « en situation », vous comprenez ? Oui, c’est au poil d’éléphant blanc !

Je frappe brusquement la table de mon poing aguerri.

— Voyons, Hilde, lorsque Hilary vient à Paris, à quel hôtel descend-il ?

Elle réfléchit.

— Au Riche !

— Vous en êtes sûre ?

— Oui, oui !

— Mais alors, il n’y a pas de raison pour qu’il n’y soit pas descendu aujourd’hui…

— C’est vrai, reconnaît-elle. Vous devriez téléphoner.

Pour la rassurer, et aussi à cause de quelque chose qui me trottine dans la rotonde, je passe un coup de grelot à l’Hôtel Riche pour demander si un M. Hilary s’y trouve.

On me répond que non. Chose qui, vous en conviendrez, n’est pas faite pour me surprendre, étant donné que le brave Hilary est, à l’heure où je vous cause, plus mort que Ramsès II.

Mais en raccrochant, je mime le type qui vient d’avoir une idée susceptible de bouleverser la face du monde en général, et celle de sa concierge en particulier.

— Hildegarde ! Je crois avoir trouvé.

— Je vous écoute…

Elle devient régence, la petite Hollando-germanique ! Peut-être à cause de Félicie dont les cheveux blancs et les manières calmes intimident.

— Lorsque Hilary a pris contact avec l’acheteur, il a dû donner à celui-ci son adresse au Riche pendant les transactions ?

— Alors ?

— Alors descendons au Riche sous le nom d’Hilary, pour le cas où il serait arrivé en effet un accident à notre ami… L’acheteur le contactera peut-être ?

Elle s’illumine comme un 24 décembre !

— Mais c’est une magnifique idée ! exulte la jouvencelle ! Excellente !

— Nous laisserons la marchandise ici, décrété-je… Car j’ai un peu les chocotes qu’elle visionne le contenu de la caisse… Ce sera plus prudent. Elle sera en sécurité sous la surveillance de mon camarade.

Béru fronce ses sourcils mités.

— Dis voir, murmure-t-il ; j’aimerais bien aller embrasser ma nana. Tu sais ce que c’est, quand on reste loin de chez soi ? Loin des yeux, loin du cœur… Après, y a toute une période de réadaptation qui se fait. La vie commune devient difficile à reprendre en marche. C’est comme le gars qui fait le saut de la mort à moto, s’il réduit les gaz il se casse la gueule ; n’est-ce pas, chère madame ? demande-t-il à Félicie…

Je lui administre une bourrade, ce qui vaut mieux qu’administrer les derniers sacrements.

— Laisse flotter les rubans, Gros… Tu la reverras bien assez tôt, ta baleine !

— Oh ! voyons, Antoine, proteste m’man, en réprimant le plus possible le grand rire qui lui retrousse les lèvres…

Sur ces bonnes paroles, aidé du Gros, je descends de l’auto la caisse de Van Gogh et je la remise dans le réduit aux balais.

Après quoi, je quitte le bercail, Hildegarde à mon côté…


L’hôtel Riche ressemble à un musée, en moins gai. Il est bourré de meubles de style authentique qui vous donnent l’impression d’avoir rancard chez louis XV !

Je vais à la réception où un monsieur chauve comme ma montre me salue courtoisement en me demandant ce que je désire.

— Une chambre, fais-je… Je suis M. Hilary !

Le mec ouvre des gobilles grosses comme des mandarines.

— M. Hilary, fait-il… Mais…

— Mais quoi ! dis-je en lui colloquant sous le pif ma carte de police.

Ce qu’il y a de chouette avec ces gens de grands hôtels, c’est qu’ils ont un self-control à toute épreuve et qu’ils pigent très vite la situation.

— Oh ! Parfaitement, dit-il…

Il nous alloue le 275.

— Il se pourrait qu’on me demande, dis-je. S’il en était ainsi passez-moi immédiatement la communication.

— Mais certainement, monsieur Hilary, rétorque le chevelu en retraite…

Cette vache appuie sur Hilary, comme pour bien me faire entendre que le moment lui paraît judicieux pour l’octroi d’un pourliche.

Je me fends de deux laxatifs. On va encore ruer dans les brancards en haut lieu lorsque je présenterai ma note de frais ! L’hôtel Riche ! Vous pensez… Ces messieurs nous accordent des subventions pour l’hôtel du Pou nerveux, mais quand on se met à investir les palaces, ils gueulent aux petits pois comme s’ils y allaient de leur crapaud !

Je m’apprête à suivre le groom qui s’est emparé de nos valises, mais le réceptionnaire me rappelle.

— Oh ! Monsieur Hilary…

Il tient une note à la main. L’homme chauve sourit.

— À propos de téléphone : on vous a déjà appelé.

Natürlich… C’est bibi tout à l’heure…

— Deux fois, complète-t-il.

Alors là, mon âme noble fait sa petite poussée de vanité… J’ai eu une riche idée en descendant ici… Si j’en crois mon médius, il ne se passera pas longtemps avant que j’aie du nouveau !

Pendant cette brève scène, Hildegarde mate les vitrines du hall… Celles-ci sont garnies par les soins éclairés au néon des grands couturiers, des parfumeurs et autres bijoutiers…

— Il faut que je m’achète du parfum, fait-elle.

Il faut ! C’est inouï ce que les femmes ont la science du futile. Il faut qu’elles achètent du parfum, comme si c’était là une nécessité urgente ! Et comme si leur parfum naturel ne suffisait pas à nous chavirer.

Je saute sur l’occase.

— Je monte déballer les valises, chérie, fais tes emplettes !

Vous comprenez, les z’enfants, j’aimerais tout de même pouvoir mettre le Vieux au courant de l’affaire dont c’est au sujet de quoi il m’a chargé… C’est la moindre des politesses. Il doit nous croire perdus, Béru et moi ! Il mijote peut-être d’envoyer une caravane de secours avec hélicoptère, coléoptères et tout, à notre recherche.

Je m’engouffre dans l’ascenseur sans attendre la réaction d’Hildegarde.

Une fois dans la piaule (un compromis entre Louis XV et son petit-fils) je pousse la targette et me rue au bigophone en réclamant le numéro du boss.

Je l’obtiens illico.

— À la bonne heure ! exulte-t-il en reconnaissant ma voix. Je commençais à…

Je ne le laisse pas finir, car je n’ai pas le temps de le laisser se vider de ses chères formules.

— Excusez-moi, Boss, je n’ai qu’une minute…

Et je lui dévide mon boniment en termes mesurés au millimètre près.

Lorsque j’ai achevé, il me dit que j’ai bien fait, que cette affure est très intéressante et qu’il faut absolument que je démasque le riche maniaque qui commandite des équipées pareilles !

Ayant obtenu sa bénédiction, je raccroche et vais retirer le verrou…

Deux minutes plus tard, Hildegarde se pointe, nantie d’un flacon biseauté modestement intitulé « Ferveur de mes nuits ».

Je me jette tout fringué sur le paddock capitonné. Il fait bon se relaxer — même sur du Louis XV — après une noye semblable…

Hilde se déloque complètement et je l’entends qui fait couler un bain… Lorsqu’elle revient de s’ablutionner, je pionce à demi. Elle s’étend, toute fraîche et parfumée, contre moi… J’ai la force de masser délicatement ces proéminences qui lui ôtent toute ressemblance avec une planche à repasser.

J’aimerais bien lui faire le coup du « Chef de gare en folie » un truc d’un genre entièrement nouveau, breveté par la S.N.C.F. ; mais je suis trop vanné décidément…

Je m’engloutis lentement dans une onde suave, en étreignant l’académie d’Hildegarde, qui, sous mes doigts avides, me semble être l’Académie des Sciences-Peau. !

CHAPITRE XV Promenade sentimentale

Drrring ! fait le téléphone…

Je sais, à travers mon sommeil, qu’il s’agit du téléphone ; la sonnerie de tous les bignous d’hôtel est la même, ou presque. Je rouvre mes lampions. Une clarté mourante habite la fenêtre.

Près de moi, Hildegarde dort, nue comme l’amour. Elle s’éveille à son tour et chuchote :

— Qu’est-ce que c’est ?

Au lieu de répondre à ma compagne, je réponds au téléphone.

La standardiste du Riche m’annonce :

— Monsieur Hilary ? Une communication pour vous…

J’ai le battant qui fait du zèle ; je peux bien vous le dire, vu que nous n’avons rien de caché les uns pour les autres, pas vrai, tas de ceci et cela !

Une voix d’homme, pourvue d’un petit accent sud-américain, attaque :

— Monsieur Hilary ?

— Oui !

— C’est moi…

— Ah bon ! fais-je, heureux de ce précieux renseignement…

— Tout s’est bien passé ?

— Tout !

Comme père laconique je me pose là, hein ? Mais vous connaissez ma devise, comme on dit à la Banque de France : « Prudence ! » J’avance en terrain miné, pour ainsi dire.

— Quand pouvons-nous traiter ?

— Le plus tôt possible !

— Ce soir ?

— Si !

— Alors j’enverrai quelqu’un vous prendre à l’hôtel vers huit heures, O.K. ?

— O.K. !

Je raccroche.

Hildegarde me regarde d’un air anxieux.

— Alors ? fait-elle, avide.

— Ce sont les acheteurs… Ils envoient quelqu’un me prendre à huit heures pour traiter… Je ne sais pas sur quelle base Hilary a conclu, enfin j’essaierai de me débrouiller…

Elle est pensive.

— Dites, chéri, attaque-t-elle, je voudrais vous poser une question, j’aimerais que vous m’y répondiez franchement…

— D’accord… J’ouïs !

Elle cherche ses mots, non pas parce qu’elle est à court de vocabulaire mais parce que ce qu’elle a à me dire est délicat.

— J’ai une drôle d’idée en tête…

— Vraiment ?

— Oui. Je me figure que vous avez eu une discussion avec Hilary et que vous l’avez supprimé !

— Hein !

Je m’en étrangle.

— Oui, pendant que je faisais mes adieux à ma tante, votre ami est entré en criant qu’il avait un moucheron dans l’œil. Mais j’ai bien vu que ça n’était pas vrai. Il faisait ça pour me retenir et…

— Et ? balbutié-je…

— Et pendant ce temps vous avez éliminé Hilary et Jess de l’affaire, achève-t-elle.

La formule est délicate et me plaît beaucoup…

— Allons, avouez, dit-elle…

À quoi bon biaiser ! Nous sommes entre truands, non ? Que peut-elle faire, après tout ?

— Oui, c’est vrai, Hilde… Mais à ceci près que c’est Hilary qui m’a attaqué… Il voulait filer avec ma voiture… Alors j’ai fait du vilain…

Elle hoche la tête.

— Pourquoi ne pas me l’avoir dit ?

— J’ai eu peur que vous réagissiez mal ! le tiens tellement à vous !

— Pourquoi réagirais-je mal ? Après tout, moins on divise un gâteau, plus les parts sont grosses.

Voilà de la saine philosophie ! Cette môme a les pieds sur terre que c’en est une bénédiction. Il y a de quoi en frémir…

— Ainsi donc, dit-elle, il convient maintenant que vous traitiez au mieux de nos intérêts… On pourrait diviser le trésor en deux, non ?

Elle est toute prête à filer le Béru au tout-à-l’égout, cette âme sensible…

Je peux toujours me mouiller d’une promesse. Je sais très bien que la gosse d’amour finira en cabane avant longtemps.

D’ailleurs je ferai tout ce qu’il faudra pour ça.

En attendant huit heures, je me livre à une ultime séance de délassement avec Hildegarde. En conjuguant nos efforts, nous réussissons une combinaison hawaïenne formidable recommandée aux hypernerveux. Ça s’appelle Méthouahla ! Ça peut se faire avec ou sans guirlande autour du cou.

À huit plombes cognées, je me trouve dans le grand salon de l’hôtel, douché, rasé, délassé, fringué, parfumé… Et je ligote un vieux numéro du Daily Miror pour passer les secondes d’attente.

À huit plombes et quatre minutes, un groom au gilet orangé et à veste bleu-nuit vient m’annoncer qu’on me demande…

Je l’accompagne jusque dans le hall. Près de la lourde de verre se tient un monsieur vêtu d’alpaga bleu, cravaté de jaune, qui ressemble à une réclame vivante pour Pernod fils. Il est brun de poil et de peau, avec des yeux capables d’enflammer un journal s’il le fixe trop longtemps.

— Monsieur Hilary ? me fait-il en me toisant.

— Oui.

— Si vous voulez bien me suivre…

Devant la lourde, il y a une Chambord noire… Un type se tient au volant, qui ne se donne pas même la peine de nous bigler lorsque nous prenons place dans la carriole. Fouette cocher ! On décarre…

Le chauffeur prend la route qui longe la Seine. Le soir est féerique… Les lumières de Pantruche se reflètent dans l’eau, bien plus belles que les lumières d’Amsterdam.

Nous refaisons surface après le Pont de l’Alma et nous longeons le fleuve jusqu’à Javel. Passage devant les usines Citroën ; traversée du viaduc d’Auteuil… On suit l’eau sur la rive droite maintenant… Avant d’arriver à Renault, le chauffeur oblique sur la gauche et redescend sur le quai. Je me demande because, car à cet endroit il n’y a pas de voie praticable, hormis, natürlich, la voie fluviale.

— Où allons-nous ? fais-je… souverainement détaché en apparence, mais saisi d’une sourde angoisse.

Le zig ne se démonte pas…

— Mon patron vous attend à bord de son yacht !

— Ah bon !

Ma parole, j’ai eu chaud. Un instant, j’ai cru que le noircicot allait me plomber sur le quai désert.

La Chambord s’arrête derrière une grosse grue qui tend vers le ciel son bras démesuré… (je place là des points de suspension afin de vous laisser déguster à loisir toute la poésie de cette image).

Le mec bronzé descend et me fait signe de le suivre. J’obtempère.

Nous longeons les rails de la grue en pataugeant dans la boue charbonneuse. Et voilà que votre San-Antonio se met à gamberger… Et à gamberger vite ! Il se dit, le chéri, qu’il est fort improbable qu’on amarre un bateau de luxe dans cette zone sinistre de la Seine ! Entre des usines !

De plus, voilà que le chauffeur de la Chambord se met à appuyer sur son accélérateur à fond de plancher pour emballer le moteur. Ça veut dire quoi, ce mic-mac ? Hein ? Dites, pour voir, le fond de votre pensée ! Vous ne voulez pas ? Comment ? Vous ne pensez pas ? Je m’en doutais ! Eh bien, bande de citrons vides, je me dis, moi qui ai tout du roseau pensant à mes heures, que le chauffeur fait ronfler son moulin afin de couvrir le bruit des détonations qui pourraient se produire !

Mine de rien, et sans ralentir mon allure, je chope mon feu. Nous arrivons maintenant tout près de la grue, dans une zone d’ombre intégrale. Moi, si j’étais un malfrat mijotant de liquider un monsieur, c’est là que je lui enverrais le potage !

Et c’est bien là en effet que mon cicérone défouraille. Je vois son bras s’élever à la hauteur de sa poitrine, sa main se glisser sous sa veste. Pas d’erreur, il a des projets immédiats à réaliser.

Bing ! Le coup annoncé à l’extérieur se produit. M Brou de Noix tire son tu-tues et me braque. Pas assez vite. Un homme averti en vaut trente-six. Je ne connais personne capable de dégainer sa rapière plus vite que moi. D’ailleurs, si j’en avais connu un seul, je ne serais plus là pour vous parler de lui !

En un éclair, je fais cracher à mon petit Pan-pan les noyaux qu’il a dans le ventre… Quatre coups ! Tac, tac, tac, tac !

Rapidos, bien emballé, port payé !

Mon flingueur s’écroule comme un temple dans un film de Cecil B de Mille… Je le retourne de la pointe de mon escarpin Il a pris toute la camelote dans le placard aux éponges et il m’a l’air vraiment décédé à la fleur de l’âge !

Ces braves gens ont des drôles de façons d’entrer en relation avec les marchands de Van Gogh d’occasion !

Je souffle sur le canon de mon arquebuse pour en dissiper la fumaga et je reviens à la bagnole… Le chauffeur a cessé d’appuyer sur le champignon. Il est en train d’allumer une cigarette, un coude passé à l’extérieur de la portière, lorsque je surgis près de lui. Ce bon garçon croit voir un fantôme malfaisant. Il en oublie d’éteindre l’allumette dont la flamme en goutte d’huile lui lèche les doigts.

Il y a de grosses surprises dans l’existence. Je suis certainement en train de provoquer la plus belle de la sienne !

— Alors, mon petit gars, lui dis-je… On s’amuse à faire des blagues au pauvre monde à ces heures !

Il fait un geste en direction de la boîte à gants de la voiture.

— Stop ! dis-je sèchement. Prends garde, bonhomme, il en reste encore quatre en magasin, si je ne me suis pas gouré dans ma comptabilité !

Je lui appuie le canon brûlant du pétard sur sa joue.

— Si tu veux en profiter pendant que c’est chaud, dis-le !

Il bredouille des trucs confus pour m’expliquer qu’il n’est pour rien dans tout ça… Lui, il pilote sa calèche, un point that’s all !

Je contourne la tire en vitesse et me jette sur le siège avant, près de lui.

De ma main libre, je lui montre ma carte de police. C’est le comble de sa stupeur.

— Ceci pour te faire comprendre qu’il est inutile de jouer au petit pompier. Tu sais le prix de la viande de flic, hein ? Alors tu vas m’obéir aveuglément et tout ira bien pour ton futur…

Il approuve d’un véhément hochement de tête.

— Qui est-ce qui t’emploie ?

— J’étais un copain d’Alvarez…

— Qui est Alvarez ?

— Le mec que vous venez de…

— Paix à son âme… Il faisait quoi, cet Alvarez ?

— Il bricolait à Paris, depuis la Libération… C’est un Brésilien qui s’était fait naturaliser Américain… Il était venu en France pour la riflette, et puis il n’est plus reparti…

— Déserteur ?

— Oui.

— Bon, ça c’est un point d’acquis… En l’occurrence, pour le compte de qui travaillait-il ?

— Pour un riche Argentin… Un roi de la viande, je crois… Il avait connu ce bonhomme du temps qu’il vadrouillait en Amérique Latine… J’sais pas comment ils ont renoué les relations… Toujours est-il qu’il marnait pour lui !

— Dans l’histoire des tableaux ?

L’autre hoche la tête. C’est un petit être chafouin, grisâtre, obscur, sans importance collective. C’est tout juste un individu, dirait Céline.

Il a dû vivre en marge des lois et, aussi, en marge du crime. Ne jamais se mouiller trop. Son rêve secret, ç’aurait été de travailler chez C.C.C. ! Maintenant, il sait qu’il est coincé et il s’allonge tant que ça peut pour amadouer M. le Flic. Il est bourré de bonne volonté…

— Oui, je crois qu’il y avait une combine de tableaux… Alvarez était en cheville avec des Anglais et des Hollandais, je crois bien… Remarquez qu’il ne m’affranchissait pas sur le pourquoi du comment ! Je lui donnais des coups de main, il me payait et bonjour bonsoir !

Je réfléchis un chouïa…

— Il a tout de même dû t’en dire un poil, non ? Et puis t’as des cellules grises qui fonctionnent ?

— Non, franchement, monsieur le commissaire, je ne sais pas grand-chose… L’Argentin, je crois, a une fille qu’a eu la polio… Elle est paralysée des flûtes et son seul bonheur c’est la peinture… Elle avait envie de tableaux qui ne sont pas à vendre because ils se trouvent dans un musée…

Maintenant je pige tout. Le roi de la bidoche salée s’est mis en cheville avec le truand dont il s’était déjà servi jadis et qu’il savait en Europe… L’autre est entré en contact avec Van Knossen ou plutôt avec Hilary…

— Et alors ?

— Je vous dis que j’en sais pas plus long, parole d’honneur, monsieur le commissaire !

— D’honneur ! je grommelle, on peut dire que tu ne ch… pas la honte, toi ! Parle-moi un peu de ce soir, comment Alvarez a-t-il décidé de me liquider ?

Il hausse les épaules.

— Je sais pas, fait-il. Il m’a tubé pour me dire d’arriver avec la chignole. Il m’a expliqué qu’il devait avoir une explication sérieuse avec un client, dans un endroit désert, c’est tout !

— Il ne t’en a pas dit plus ?

— Non !

Je colle une mandale au zig.

— Et c’est pour ça que tu emballais le moteur, hein, mon fumelard ! Tu ne le savais pas, peut-être qu’on allait faire des cartons !

Il baisse la tête.

— Oh ! je m’en doutais…

Tout à coup, je me dis que je perds désormais mon temps sur ce quai suant d’ennui. J’ai mieux à faire… Mais il faut le faire vite.

— Où habitait-il, Alvarez ?

— Rue de Douai, dans un petit hôtel…

— Emmène-moi !

Il hoche la tronche. Puis il met le contact et démarre.


Arrivés au carrefour Fontaine-Douai, je dis à mon chauffeur de stopper et je fais signe à un agent qui se branle les cloches sur le trottoir.

Il s’approche, sourcils froncés.

— C’qu’il y a ?

Je lui montre ma carte et il rectifie la position.

— Vous allez surveiller cet individu pendant que je fais une course, lui dis-je. Au moindre geste de sa part, tirez-lui dessus.

Le bignol a le regard qui s’embrase comme l’abbaye de Vézelay au moment de Son et Lumière.

Pour lui, qui n’a comme aventure que les quatorze cents contraventions qu’il dresse journellement, il se pourlèche d’avoir enfin autre chose à se mettre sous la dent.

Je trotte à l’hôtel indiqué par le chauffeur.

Je suis intercepté par une dame plus que forte qui me dit d’un ton rogue que c’est complet. Cette personne ne doit pas acheter ses soutien-gorge chez Scandale, mais plutôt chez Roux-Combaluzier[1].

Une fois encore, je produis ma fameuse carte magique. La vioque ne s’émeut pas.

— Nous sommes en règle, m’avertit-elle.

— Je l’espère… Aussi n’est-ce pas à votre livre de police que j’en ai… Vous avez bien comme locataire un certain Alvarez ?

— Et alors ?

Cette question contenant implicitement une réponse, je poursuis…

— N’a-t-il pas reçu un appel téléphonique, dans l’après-midi ?

La gravosse remet en place un de ses nichons qui profitait d’une seconde d’inattention de sa propriétaire pour essayer de s’évader.

— Rosine ! fait-elle à pleine gorge et à la cantonade !

Surgit des étages une soubrette qui n’a rien de commun avec celles de Musset.

Elle est longue, blanche, malade, avec des cheveux qui lui pendent sur la navrance comme le feuillage d’un saule, et un regard à s’être laissé faire douze gosses à la file par des messieurs qu’elle n’a jamais revus.

— Oui, madame ?

— Est-ce que M. Pablo a reçu une communication téléphonique, cet après-midi ?

— Oui, madame…

— À quelle heure ? tranché-je.

Le souillon délabré consulte le chaos qui lui tient lieu de mémoire…

— Vers trois heures z’et demie z’environ !

— Une voix de femme ? demandé-je…

— Oui, m’sieur…

— Avec comme un accent étranger ?

— C’est bien ça, m’sieur…

Je réprime un rire sinistre. Une drôle de fille décidément, cette Hildegarde ! Elle m’a savamment manœuvré avec son air désolé de ne rien savoir Elle connaissait Alvarez, ou du moins le rôle qu’il jouait dans tout ça ! Et elle lui a tubé pour lui dire de me supprimer car, en définitive, elle préférait garder le magot pour elle toute seule ! Oui, mignonne enfant en vérité !

— Je peux téléphoner ? demandé-je…

— Faites, ronchonne la dame aux flotteurs surdéveloppés.

Je tube à l’hôtel Riche et je demande à parler à Mme Hilary. Après une rapide enquête dans le palace, on m’annonce qu’elle est sortie et que la clé du 275 est au crochet…

Alors, votre cher petit San-Antonio adoré donne cinquante francs à la marchande de sommeil pour régler la communication, porte un doigt à sa mèche gauche et lance une œillade réconfortante à la bonniche dévastée.

— Mesdames, en vous remerciant…

La taulière me hèle.

— Dites, faudra-t-y causer de votre visite à M. Alvarez quand c’est qu’il rentrera ?

— Bien entendu, fais-je. Vous pourrez lui raconter tout ce que vous voudrez, il ne s’en offensera plus !

Sur cette saillie, je calte.

CHAPITRE XVI Un homme qui dort et une dame qui a fait semblant de dormir

Le flic est toujours assis près de mon chauffeur occasionnel, le couvant d’un œil capable de faire éclore un œuf en plâtre.

— Merci, mon cher ami, lui dis-je… On peut dire que vous m’avez donné un fameux coup de main !

Ça aussi, c’est une bonne recette qui adoucit la vie : toujours donner aux hommes l’impression qu’ils vous sont indispensables, quitte à leur prouver, s’ils la ramènent, qu’ils sont superflus !

L’homme au bâton blanc ne se tient plus de joie. Il va en avoir à raconter à sa famille éblouie, ce soir… Il va passer pour le superman aux yeux de sa bourgeoise et en profiter pour lui faire le huitième à la sauvette, entre deux rondes !

— Maintenant, fais-je à mon zélé conducteur, direction Saint-Cloud. Et en vitesse, hein ?


Neuf heures dix sonnent à une pendule déréglée lorsque la mirifique Chambord stoppe près de la grille de ma casba.

Je prends mes poucettes, et je les referme sur les poignets du mec après les avoir passées dans le volant de l’auto. Je prélève la clé de contact.

— Sois sage et attends-moi ! recommandé-je…

Je pousse la grille du jardin. La nuit est fraîche et sent la salade mouillée. Je remonte jusqu’au perron. Là, je me heurte à la porte fermée. Comme je n’ai pas mes clés sur moi, je sonne.

Un instant assez long, je devrais plutôt dire « un moment », s’écoule. L’inquiétude commence à me saisir aux tripes. Je résonne. Enfin j’entends claquer une porte, à l’intérieur. La voix feutrée d’Hildegarde se fait entendre, de l’autre côté du vantail.

— Qu’est-ce que c’est ?

Je mets ma main en éteignoir devant ma bouche et, prenant un accent espanche bien marqué, je grogne :

— Alvarez !

La porte s’ouvre. Je me trouve nez à nez avec la donzelle. En m’apercevant, elle a dans les yeux la même stupeur incrédule que, un peu plus tôt, le petit chauffeur.

Je commence par le commencement, c’est-à-dire par lui administrer une paire de tartes qui lui redonnent des couleurs.

— Espèce de guenon ! je gueule, on va régler nos comptes, espère ! Mais auparavant, dis-moi où est ma mère ?

Elle ne répond que tchi ! Alors je me fous dans ma rogne des grands jours, celle avec service d’ordre, défilé en fanfare et salut aux couleurs.

Je n’ai pas l’habitude de cogner sur des femmes, surtout lorsqu’elles m’ont accordé ce qu’on appelle dans le langage courant leurs faveurs.

Mais il est des cas de force majeure ! Celui-ci en est un. Je me mets à lui filer des baffes aussi vite que je peux, et en mettant toute la dose.

Elle pousse des cris en reculant. Lorsque je stoppe la séance, la frite d’Hildegarde ressemble à un steak tartare !

— Ma mère ! hurlé-je…

— À la cave !

Je la chope par un bras et nous dévalons l’escadrin.

Je trouve Félicie dans la cave à vin. Elle ne semble avoir aucun mal… Elle se précipite vers moi.

— Oh ! Antoine ! Cette fille est un démon, dit-elle… Prends garde à elle, elle est armée !

Je fais volte-face ! Hilde tient en effet un gentil petit appareil à guérir les migraines. Crosse de nacre. Calibre de la dame élégante ! C’est pas avec ça qu’on peut gagner la prochaine guerre, mais ça peut faire du dégât dans la bidoche d’un chrétien.

Et voilà-t-il pas que cette petite ordure presse la détente ! Heureusement, Félicie s’est jetée en avant pour protéger son fils unique. Elle a donné un coup sur le bras de la furie… La balle fracasse une bouteille d’Aligoté dans un casier… Le divin breuvage se répand en glougloutant. Moi, j’ai déjà désarmé Hildegarde…

— Elle a à moitié tué M. Bérurier, pleure Félicie. Il est là-haut, dans la salle à manger… Moi, elle m’a seulement obligée à descendre ici en me menaçant de son arme…

En écoutant le récit de ma brave femme de mère, je m’empare de la corde servant à étendre le linge ici les jours de pluie, et j’attache les poignets de ma tireuse des litres !

— Elle est arrivée tout à l’heure en me disant que tu rangeais la voiture… Je préparais le dîner. M. Bérurier était déjà dans la salle à manger à prendre l’apéritif… J’entends un bruit sourd, un cri… J’arrive et qu’est-ce que je vois ? Notre pauvre ami écroulé par terre, avec la tête en sang… Elle lui avait cassé la potiche chinoise que mon oncle Firmin m’avait rapportée d’Indochine !

Nous regrimpons au rez-de-chaussée et, effectivement, je découvre le Gros dans les quetsches, le bocal ouvert sur le dessus, et couvert de raisin. Je me penche sur lui et lui verse la carafe de flotte sur la figure. Il y a longtemps que celle-ci (je parle de sa figure) n’a pas subi un contact de ce genre. Aussi l’effet est-il instantané : le Gros rouvre les yeux.

— J’ai mal à la tête, me dit-il… J’ai eu comme un étourdissement, et puis…

Je l’aide à se lever… Sa blessure fait de l’effet, mais elle n’est que superficielle heureusement. Le cuir chevelu entamé. Il a le blindage solide, Béru ! Ses cornes le protègent, je suppose…

Quelques points de suture et il n’y paraîtra plus dans huit jours…

Pendant que Félicie lui explique le topo, en l’arrosant d’alcool à 90°, j’entraîne Hildegarde dans ma chambre, non pour lui expliquer le truc d’Adam qui a tant fait marrer la mère Ève, mais pour avoir avec elle une explication à bâtons rompus. Et rompus sur ses côtelettes, si besoin est !

— Alors, ma chérie, on a voulu faire cavalier seul ?

Elle a un regard qui en dit long comme la Nationale 7 sur l’affection qu’elle me porte.

— C’est vous qui avez commencé, fait-elle sèchement. Vous avez tué Hilary et Jess… Vous avez essayé de me droguer…

Je sursaute.

— Vous dites, Beauté ?

— Cette dragée, vous ne vous imaginez pas que je l’ai avalée, non ? Quand je suis sortie de chez ma tante et que vous m’avez annoncé le départ d’Hilary, j’ai flairé du louche…

— Et vous avez feint de dormir ?

— Oui…

Elle relève la tète.

— Quelque chose m’échappe, fit-elle.

— Oui, dis-je : la fortune !

— Je parle d’autre chose. Le rôle que vous avez joué. Tandis que j’étais censée dormir, d’un sommeil artificiel, vous êtes retourné au musée, le gros homme et vous. J’ai cru que c’était pour vous emparer d’autres toiles… Mais, en venant chercher celles qui sont ici, j’ai vu qu’il s’agissait des reproductions… Donc, vous êtes allé remettre les vraies à leur place ?

— Exact !

— Quel intérêt ?

Je souris. Le moment est venu de montrer ma carte une fois de plus. Je suis obligé de me la faire refaire tous les mois, tant elle est usée par la manutention.

— Police, miss Hildegarde…

Pour lui montrer quel homme époustouflant je suis, je lui relate l’affaire en la prenant par le commencement…

À peine en ai-je terminé que le Gros paraît, la hure magnifiquement enturbannée. On croirait le maharadja de Kelbyila.

— On y va ! fait-il…

Ce disant, il file une mornifle vengeresse à Hildegarde…

— On y va, acquiescé-je, aide-moi seulement à coltiner la caisse de tableaux dans ma chignole…

— Encore !

— Oui… Je vais te larguer chez mon toubib, le docteur César Ryenne, un as du ski nautique ! Ensuite je dépose miss Assommoir à la cabane matuche, et puis après…

— Et puis après ? questionne le Gros.

— Eh bien, après, ma grosse tirelire, j’irai livrer les tableaux !

— À qui ?

— À celui qui paie pour les avoir, pardine !


Lorsque j’ai débarqué le Gros avec sa coupole fendue chez mon docteur, puis la môme Hilde à la permanence de la Grande Crèche, je passe un coup de tube aux services de la navigation, fluviale.

— Ici police, y a-t-il en ce moment à Paris un yacht battant pavillon argentin ? demandé-je au préposé de garde.

Parce qu’au fond, voyez-vous, je pense que le señor Alvarez n’avait aucune raison d’inventer cette histoire de yacht. Il m’a certes donné une explication bidon lorsque je lui ai demandé où nous allions, mais en la basant sur une vérité qui lui est venue aux lèvres spontanément.

Un instant s’écoule. Le fonctionnaire de la navigation feuillette un registre.

— Parfaitement, dit-il… Il y a en ce moment le Rio Grande, accosté entre le pont Alexandre III et le pont de la Concorde… Rive droite !

— Le nom du propriétaire, je vous prie ?

— Manuelo Compico !

— Merci !

Je raccroche. En route ! Je vais lui refiler les reproductions, à l’Argentin… Et en profiter pour lui dire deux mots…

CHAPITRE XVII Épilogue… puisqu’il en faut un !

— Le señor Compico, s’il vous plaît ? demandé-je à un matelot à maillot blanc, dont les bras sont couleur d’ambre et le sourire patronné par Colgate.

— Il esté à dinato in Paris… Mais ne va pas tardata…

— O.K… J’ai quelque chose pour lui dans ma voiture… Pouvez-vous m’aider à le charrier à bord ?

Il fait un signe affirmatif et me suit. Nous grimpons la caisse sur le barlu, un yacht ravissant, ripoliné, peau-de-chamoisiné, briqué, lavé, ignifugé…

On porte la caisse dans le bar. Un endroit exquis, vraiment. C’est beau d’avoir la grosse galette…

— Have a drink ? me demande un officier alerté par le matelot.

— Yes, volontiers…

Il me désigne le comptoir d’acajou en m’indiquant que je peux me servir… Ce que je fais sans plus attendre, car une occase de lichetrogner du vrai Bourbon à l’œil ne se laisse pas passer !

— Quoi avez vous livré ? demande-t-il…

— Des tableaux, fais-je.

Il hoche la tête.

— Je vois. C’est sans doute pour la señorita…

Il s’éclipse et revient en poussant une jeune fille dans un fauteuil à roulettes.

Que je vous raconte la demoiselle.

Elle a dix-huit ans au plus, mais avec un air de vieille rabougrie. Ses grands yeux noirs sont emplis d’une infinie tristesse… Ses jambes détruites par la cruelle maladie sont grosses comme des dents de fourchette. Elle a la poitrine creuse, des joues caves, le nez pincé, le teint blafard… M’est avis que cette pauvre gosse ne deviendra jamais centenaire !

— C’est mes peintures ? demande-t-elle dans un français convenable.

Son regard fané brille de convoitise… J’ouvre la caisse et prends un tableau que je lui présente… Elle a l’air extasié… Elle se met à pousser des exclamations enthousiastes, des cris, des glapissements…

Je lui présente une autre toile… Alors son sourire disparaît.

— Non ! Non ! fait-elle.

Crotte bavaroise ! Ce n’est pas celle qu’elle voulait !

— Reproduction ! dit-elle.

Dites, elle a le grain, la petite Argentine ! On ne la lui fait pas.

Je lui montre une autre toile…

Même mimique…

— Reproduction ! Reproduction !

Kif-kif pour la quatrième… Il n’y a que la première qui a raison de sa sagacité. Il faut dire que pour celle-là, Van Knossen s’est surpassé. Van Gogh lui-même s’y serait trompé…

Elle y revient, à ce premier tableau… Elle le cajole, le caresse, joint les mains devant lui… Elle est fervente, transportée… J’en ai les larmes aux yeux. D’un coup, je comprends que la fortune n’est au fond pas grand-chose… Le señor Compico n’est qu’un pauvre bougre de père meurtri prêt à toutes les folies pour apporter un peu de joie à son enfant martyre… Il doit guetter ses caprices pour le seul plaisir de les satisfaire…

Bouleversé, je quitte le bord, sans un mot pour la gosse en transes devant sa toile.

Je voulais faire la leçon à Compico… Lui dire qu’il y a des limites aux œuvres pies… Mais à quoi bon m’escrimer à prêcher cet homme ? Il est sourd à toute raison… Que lui importe que cinq personnes soient mortes à cause de ce désir insensé de sa fille infirme…

En regagnant ma bagnole, je murmure : cinq personnes ? Le chiffre me paraît bâtard… Knossen est mort à cause de l’affaire, ainsi qu’Hilary, Jess et Alvarez… Mais Mme Knossen, qui s’est gavée de gardénal ? Pourquoi…

Les paroles pleurnichées par la mère Van der Plume me reviennent en mémoire… Cornélia s’était battue pendant la guerre… C’était une patriote ! À Paris, elle a dû comprendre que ce vol extravagant était une grave mutilation causée à son pays… Elle n’avait pu supporter l’idée d’aider à piller le patrimoine artistique (comme dirait le Vieux) de la Hollande… Oui, pourquoi pas ? Ça me paraît une raison valable… Alors elle est bien morte de l’affaire, elle aussi… J’avais raison : cinq personnes !

Je regagne Saint-Cloud à petite allure après avoir traversé le bois de Boulogne plein de soupirs.

En arrivant devant chez moi, j’aperçois la Chambord. Tout à l’heure, nous avons pris ma bagnole et sommes sortis par la porte du garage, j’ai totalement oublié le petit chauffeur…

Il est là, les mains liées à son volant, pionçant contre sa vitre… Après tout, une nuit de réflexion ne lui fera pas de mal. Je le laisse mijoter dans sa bagnole… Il sera temps d’appeler les collègues demain…


Félicie s’est remise de ses émotions et commence à oublier sa potiche brisée. D’autant plus que les morceaux sont entiers et qu’avec Soudegrès on arrive à faire des miracles lorsque, comme elle, on possède des doigts de fée.

Je l’embrasse très fort…

— Tu ne peux pas savoir ce que je suis content de retrouver ma maison, M’man, on est si bien près de toi !

— Tu n’y es presque jamais, soupire-t-elle.

— À cause de mon sacré métier, mais tu vas voir, on va partir en vacances… Le Vieux ne pourra pas me refuser ça… Tiens, un mois en Bretagne… Ou plutôt non : en Italie… T’aimes la mandoline et les tomates à l’huile, M’man ?

Elle rit, transportée…

Et moi je songe qu’un jour elle ne sera plus là, qu’un jour le monde se refermera sur elle et que je serai tout seul, planté comme un arbre dans mon chagrin…

Décidément, le spectacle de la petite infirme m’a chanstiqué le moral. Je vais me zoner pour essayer de me remettre au beau fixe.


Il fait soleil, le coq du voisin chante en trombonant ses volailles. Un soleil à la Van Gogh entre dans ma chambre en même temps que Félicie.

M’man porte un plateau contenant un formidable petit déjeuner ainsi que le journal.

— Tu es en forme, ce matin, M’man ?

— Mais oui, mon grand…

J’empoigne les toasts chauds et je jette un coup d’œil à la une du canard.

Je m’arrête de mastiquer. Car un titre m’accroche les yeux :

« Vol d’un Van Gogh au musée d’Otterlo, Hollande »

Et comme sous-titre :

Les malfaiteurs ont remplacé une toile du maître par une copie… Deux des complices sont retrouvés morts dans un bois proche du musée…

— Qu’as-tu ? interroge Félicie. Tu semblés abasourdi…

Je ne lui réponds pas… Je pense à la toile qui ravissait la señorita Compico hier soir. Pas surprenant qu’elle l’eût ravie…

Et cette toile se trouvait dans la salle numéro 3 ; je me souviens maintenant que c’est le gros connard de Béru qui s’est occupé de la substitution… Cet enfoiré de frais s’est gouré… Il a dû décrocher la reproduction, il l’a déposée près de l’original et puis l’a raccrochée… Et il a embarqué le vrai tableau, ce bœuf encorné ! Ah ! l’ignoble ! Ah ! le vandale !

— Où vas-tu ! crie Félicie… en me voyant sauter à pieds joints dans mon pantalon.

— À l’écluse des Mureaux, dis-je.

— Pour quoi faire ?

Je la regarde, navré.

— Pour faire pleurer une petite fille infirme, M’man… Ah ! il y a vraiment des jours où je trouve mon métier déprimant !

FIN
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