DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE V Bérurier se fait allumer par une Suédoise pendant que je joue à la poupée

— Tu sais ce que je pense ? demande le prestigieux Bérurier, l’homme dont les costars remplacent le beurre, Astra et le bouillon Kub.

— Non, dis-je, mon regard de lynx braqué sur la route plate.

— Je pense, fait mon bonhomme Michelin, que dans ce patelin on a plus vite l’air d’un moulin à vent que d’un c…

Et de rire sur cette saillie qui vaut toutes celles qui se pratiquent dans les haras.

Je reste de marbre, comme dirait la Vénus de Milo.

Il y a belle burette que les plaisanteries de l’ami Béru ne me dérident plus.

Je jette un coup d’œil à l’horizon rectiligne sur lequel se détache un moulin.

Et des vers de Verhaeren me viennent aux lèvres :

Le moulin tourne, au fond du soir, très lentement

Sur un ciel de tristesse et de mélancolie…

— Qu’est-ce que tu déconnes ? s’inquiète le Gros qui est à la poésie ce que Félix Potin est à la littérature.

— Je laisse parler ma mémoire, coupé-je.

— Tu devrais pas, assure mon camarade de combat.

Il bâille comme les portes de l’opéra un soir d’incendie.

— On arrive bientôt à Amsterdam ?

— Ça ne saurait tarder, puisqu’on vient de passer Haarlem et que les deux villes ne sont éloignées que d’une trentaine de kilomètres…

Il se détronche sur une volée de jeunes filles à bicyclettes. Ces jouvencelles pédalent joyeusement, sans se soucier de rabattre leurs jupes sur leurs cuisses.

— T’as pas remarqué, fait Béru qui ne peut s’empêcher de bavasser, ici toutes les jeunes filles ont des culottes blanches…

Son don d’observation est très aigu.

— Je me demande si elles sont sérieuses, soupire-t-il, nostalgique… Des fois qu’elles jetteraient leur bonnet par-dessus les moulins !

— T’as l’intention de te placer, Gros ?

— Je suis jamais contre une occase, affirme la Globule !

— Ce serait plutôt les occases qui seraient contre toi !

— Qu’est-ce que t’as l’air d’insinuer ?

Nous longeons un canal au bord duquel quelques vieux Hollandais pèchent à la ligne.

Ça met le Gros en renaud.

— Quand je pense qu’à cause de cette histoire je vais rater, demain, l’ouverture… J’ai mes lignes de préparées, tout ! J’ai mis des rustines sur les trous de mes bottes… J’ai réparé mon panier… Enfin, ma bonne femme ira seule avec le coiffeur. C’est fou ce qu’elle aime pêcher, cette gosse…

Il écrase un pleur bien venu. Moi je me gondole, comme un Vénitien, because l’épithète de gosse décernée à cette grosse vache de mère Bérurier. Le Gros aime sa baleine, ça se discute pas et c’est bien ainsi. Elle pèse dix quintaux, elle a de la moustache, elle le trompe, elle le bat, mais il s’en ressent pour elle… Comme le dit si justement ma brave Félicie, « chaque marmite trouve son couvercle ». Le jour où je trouverai le mien, moi, faudra qu’il se visse comme sur les marmites norvégiennes. Mais depuis le temps que j’en essaie, des couvercles, je commence à croire que je n’en adopterai jamais définitivement un. Je suis trop indépendant, quoi !

Et puis je pratique un métier qui tue le mariage. Toujours parti, c’est mauvais… Pendant ce temps la bonne femme se fait tartir au foyer ; et quand une dame se pèle l’haricot, elle devient bigrement vulnérable. Dites-vous bien que tous les adultères féminins ont l’ennui pour point de départ.

— Tiens, enchaîne le Gros après un silence qui lui a permis d’étancher son émotion, la dernière fois qu’on est allé pêcher, tous les trois, c’était vers Conflans-Sainte-Honorine… Ma bourgeoise avait fait dix-huit ablettes dont une de deux cent vingt-cinq grammes ! Ah ! c’est quelqu’un…

Cet hommage rendu à l’absente, il se rassérène parce que nous passons devant une demoiselle occupée à remettre la chaîne de son vélo. Elle est dans une position accroupie qui permet au Gros une perspective plongeante vers des régions agrémentées de dentelles, où la main de l’homme n’a encore jamais mis le doigt.

— Moi je les trouve mignonnes, les Hollandaises, pas toi ?

— Il y en a…

— Elles sont robustes, saines, pures, récite Béru en veine d’enthousiasme…

— Elles ont…

Je le pousse du coude.

— Quand tu fais des phrases, Gros, t’occupe pas des adjectifs, c’est pas ton rayon !

Il ôte son chapeau, se recoiffe de sa main en râteau, et murmure :

— Y a des moments, San-A., où je me dis qu’à mon âge il me faudrait une jeune aventure avec une jeunesse… L’opération coup de fouet, quoi, comme sur la quatre chevaux !

L’illusion est fortement ancrée dans le cœur de l’homme ! Une jeunesse, Béru ! Qui est-ce qui voudrait de cet énorme tas de graisse cradingue, ventru, puant la vinasse ?

Je l’imagine roucoulant ses balourdises à une pure adolescente au regard de lumière.

Puis l’emmenant boire un muscadet au troquet du coin en lui racontant la dernière de Marius et Olive !

Je ralentis car nous entrons dans les faubourgs d’Amsterdam. C’est plein de beaux buildings, nets et propres… Je bigle des panneaux indiquant le Centrum… Je commence à essuyer le coup de pompe. Depuis le matin, nous roulons et c’est moi qui ai conduit tout le long… Une petite halte à Bruxelles, c’est tout…

— Vois-tu, dit Bérurier, le Vieux est ce qu’il est, il a son caractère… Mais c’est un type passionné. C’est formide tout de même qu’il nous envoie officieusement enquêter dans un pays étranger avec des éléments aussi minces…

— Tu parles d’or, Gros, c’est en effet un homme qui prend ses responsabilités…

— Quel est le programme ?

— D’abord trouver un hôtel digne de toi… Ensuite enquêter sur ces Van Knossen…

Nous nous installons non loin de la gare, dans un établissement confortable. La tenue du Gros inquiète un peu les gens de la réception, mais mon élégance naturelle compense sa mise négligée et on nous accepte…

Il est sept plombes, une lumière mauve souligne les contours des maisons… Les rues sont pleines de gens à bicyclette. Des bateaux de plaisance ronronnent sur des canaux… La Venise du Nord est une très belle ville, un peu mélancolique à cause de toute cette flotte qui la tronçonne, et surtout à cause de ces immeubles anciens, étroits, aux frontons découpés…

Nous flânons un instant, le long des quais interminables où des arbres chétifs se reflètent dans l’eau lente, lui donnent sa couleur verdâtre.

Le chapeau rejeté en arrière, les mains dans les vagues, Bérurier s’ouvre à cette nostalgie romantique.

Je le vois sonder la flotte des canaux avec des yeux de poète en gésine.

— Tu te récites du Lamartine ? je demande, prenant le risque de troubler sa méditation.

— Non, fait-il, j’étais en train de me demander s’il y avait de la perche là-dedans !

Décidément c’est moi qui poétisais.

— Viens croquer, décidé-je…

Nous nous rabattons sur un restaurant joyeux comme la salle d’attente d’une gare de province après le départ du premier train. Le loufiat cause français. Il nous recommande l’anguille au bleu et le veau à la française… Nous lui faisons confiance, téméraires en diable…

Un orchestre juché sur une estrade, et composé de trois musicos en smocks flétris, distille des airs à la mode. Beaucoup de scies françaises.

Nous jaffons sans parler, après quoi je demande au garçon l’Oudezijds Achterburgwal. Il me considère d’un drôle d’air et son regard se fait rigolard…

— C’est loin d’ici, dit-il. Vous devriez prendre taxi pour aller…

Ce conseil me paraît assez pertinent.

Je vois la même expression « entendue » sur la bouille du chauffeur de taxi. Il nous charge après avoir hoché la tête et nous pilote à travers la ville illuminée. Nous franchissons une quantité extravagante de ponts, puis il emprunte un quai et le suit sur une certaine distance.

— Ici ! fait-il tout à coup après avoir freiné à douze centimètres du canal.

Nous déhottons. Je remarque tout de suite que l’endroit est assez sombre et très populeux.

Troisième remarque enregistrée par mon regard d’aigle : la foule est uniquement masculine. Ces hommes vont, nonchalamment, en regardant les façades des immeubles de guingois. Je les imite et je pousse le Gros du coude. Ce que nous apercevons est assez extraordinaire pour être rapporté dans un ouvrage de cette envergure. Les quais sont bordés de petites vitrines pourvues de rideaux, derrière lesquelles sont assises des dames assez légèrement vêtues qui dédient aux passants des sourires de masque. Elles occupent des petits studios douillets ressemblant à des vitrines de chez M. Lévitan. Ces personnes font ce qu’on appelle le commerce de leur corps. Un perron de quelques marches donne accès à leur porte. Parfois, un passant se décide, gravit l’escalier sans regarder personne et pénètre à l’intérieur de l’immeuble. Alors la dame en montre se lève, et tire d’épais rideaux afin de soustraire à la curiosité publique les ébats du quidam…

Béru n’en revient pas.

— Tu te rends compte ! fait-il… Non, mais, tu te rends compte d’un trafic…

Il me pousse du coude.

— On fait un peu de lèche-vitrines, San-A. ?

Comment lui refuser cela ? D’ailleurs, le spectacle vaut le dérangement. Maintenant je comprends le petit sourire en coin du garçon de restaurant et du chauffeur. Le quartier réservé, les gars ! Men only !

On arpente les pavetons inégaux du quai… Nous nous arrêtons devant chaque vitrine pour examiner la dame qui se propose à 1’intérieur.

Tout à coup, Béru s’immobilise.

— Vise cette sirène ! fait-il… C’est nordique, ça !

Une belle créature aux cheveux de lin se tient sur un divan dans une pose récamière. Elle fixe sur nous un regard couleur d’émeraude.

— Je crois qu’elle en a après moi, chuchote Béru, toujours fin psychologue. Elle a dû repérer que j’étais Français et tu sais qu’on a une fameuse réputation à l’étranger ?

Il a la bouche humide de convoitise. Son regard vineux distille de l’extase.

— Tu veux te payer une virée au septième ciel, Gros ! m’enquiers-je, plein de sollicitude.

Il hésite.

— Tu crois que j’ose ?

— C’est une charité à faire à cette dame : elle te mange des yeux.

En effet, la fille a repéré le bon pigeon en la personne de mon estimable compagnon, et elle lui octroie un sourire qui foutrait le tricotin à un escargot.

Je tends un bifton de cinquante florins à Béru.

— Va te faire faire la brouette chinoise, Gros… Pendant ce temps, j’irai repérer la cagna des Van Knossen.

Béru enfouille l’artiche.

Non sans noblesse, il gravit d’un pas affirmé la volée de marches menant à ce doux échafaud où on va lui décapiter ses cinquante florins. Avant de pousser l’huis, il se retourne, très Mussolini-au-balcon.

— Rendez-vous ici, lance-t-il d’une voix forte d’homme sur le point de prouver qu’il est homme.

Et d’ajouter, très simplement :

— Le premier qui a fini attend l’autre !


Lorsqu’il a disparu, je me mets en quête du numéro 72. Car c’est l’adresse qui figurait sur les papiers de Mme Van Knossen. J’ai quelques difficultés à le découvrir, le numérotage des immeubles étant très confidentiel en Hollande.

Je constate que le 72 est constitué par le deuxième immeuble après celui où Béru est en train de sacrifier à Vénus.

Il comporte une vitrine, avec une dame derrière. Pas le genre pin up, il s’en faut, plutôt le genre Mme Bérurier… Elle est en corsage et en short… Ses jambons sont gros comme des colonnes Morris. Ceux qui aiment les sandwiches à la baleine n’ont qu’à venir s’en payer une tranche.

Elle a une très jolie moustache, et, pour faire le pendant, au menton une verrue avec une touffe de poils comme l’aigrette d’un Saint-Cyrien. Ses cheveux noirs sont noués par un bandeau de velours rouge. Elle louche un peu et se masse le corsage en me regardant comme pour me tisonner l’imagination. Je n’hésite pas. Comme vient de le faire mon preux compagnon, je me farcis les six marches en attendant mieux. Je pénètre dans un couloir carrelé en Delft… Une porte s’ouvre, sur la gauche. La grosse vache à moustache m’attend, le sourire gobeur, l’œil en tire-bouchon.

Elle me bonnit quelque chose en néerlandais.

— Si vous parliez français, ça m’arrangerait, lui dis-je, en ponctuant cette déclaration d’un sourire enjôleur.

Elle glousse :

— Vous Français ?

— Si, signorina.

— Parisian ?

— Presque !

Elle s’efface ; ce qui est une façon de parler, car pour effacer un tas de gélatine pareil, il faudrait une bonbonne de corrector.

J’entre dans le mignon studio. C’est confortable, charmant. La moustache a tiré le rideau, nous isolant prudemment de la rue. Il y a un poêle de faïence ; un poste de radio qui moud « Au revoir Rome » revu et corrigé par les marchands de fromage du coin ; un divan polisson, recouvert de machins à pompons ; et une superbe poupée en robe de soirée hollandaise avec un chapeau de paille d’Italie, des anglaises et l’air sauvagement glandulard… Cette poupée, c’est le signe extérieur de richesse de la locataire. Son luxe, quoi ! Quand on sonne dans la journée, elle doit la planquer rapidos de peur que ça soye les polyvalents qui viennent au renaud à cause de cette œuvre d’art.

On passe son temps à rêvasser devant ce chef-d’œuvre en attendant que les clilles viennent se faire reluire.

La dame prend des mines, des poses, des attitudes… Elle minaude, toute fiérote d’avoir un Françouze à se coller sous le traversin. C’est pas qu’elle apporte une grosse contribution personnelle au plaisir de ses visiteurs, mais tout de même elle préfère remuer son satellite artificiel pour un technicien plutôt que pour un de ces veaux pas cuits qui prennent leur fade comme d’autres pèchent à la ligne.

Elle me dit très gentiment que sa « consultation » est fixée à trente florins, ce qui, même au cours du jour, n’est pas extravagant. Pour ne pas lui faire perdre son temps, je lui aligne trois beaux billets un peu tristes, mais très solides, et elle se dégrouille de les glisser dans un magnifique coffret en coquillages entièrement collés à la main, tel que, même rue de la Paix, on n’en trouve pas à acheter.

Elle s’apprête à me jouer l’introduction de la Flûte enchantée lorsque je la stoppe d’un geste élégant.

— Inutile, chère madame, je ne suis pas entré pour ça…

Elle se demande alors si je suis un empêché de l’entresol ou un plaisantin.

— Je voudrais avoir des nouvelles d’une ancienne amie à moi, qui, d’après mes renseignements, habiterait l’immeuble… Une certaine Cornélia Van Knossen…

La grosse truie rabat sa jupette sur ses barils de saindoux. Elle caresse sa moustache du bout des doigts, comme quelqu’un qui cherche à réfléchir ou à affiner son sens tactile.

— Vous la connaissez ? insisté-je.

— Oui, déclare la propriétaire de la mirifique poupée…

— Où est-elle ? mens-je, car je sais pertinemment qu’à l’heure où je mets sous presse, la pauvre dame gît dans un tiroir frigorifique de la morgue.

— En voyage… Elle est partie avec Tonton…

— Tonton ?

— C’est le surnom de son mari…

Ça me rappelle la fameuse histoire d’Alphonse Allais. Celle du gars qui écrivait à son pote pour lui annoncer que sa femme s’était barrée avec son oncle en emportant un bouquin de Taine auquel il tenait beaucoup et un petit thon qu’il élevait au biberon dans un aquarium… Le copain disait en un condensé saisissant : « Ta femme est partie avec Tonton, ton Taine et ton thon ! » Pas mal, non ?

— Où est-elle allée ?

— En France, je crois…

— Que fait-elle dans la vie ?

La grosse morue plisse ses paupières en forme de blagues à tabac démunies. Elle pige mal ma question, je suis obligé de la démultiplier.

— Comme moi, dit-elle…

— Ah ! bon…

Je ne m’attendais pas à ça. Mme Van Knossen avait l’air de n’importe quoi, et surtout d’une morte lorsque je l’ai vue, mais assurément pas d’une dame qui a fait ses classes à Saint-Claude, Jura !

— Où était-elle installée ?

— Ici… Elle me remplaçait !

Voilà, tout bonnement. En somme, ces dames faisaient équipe, quoi ! Quelque chose comme les vingt-quatre plombes du Mans, en moins pénible…

— Son mari le savait ?

— Naturellement.

Jolie mentalité, le Van Knossen ! M’est avis qu’il portait des écailles sur le dos, ce brave garçon…

— Que fait-il, le mari ?

— Rien, dit ma compagne de l’ennui. Avant, il travaillait…

— Où ?

— Dans une imprimerie où l’on fait de la reproduction de tableaux… Et puis on l’a renvoyé… Alors sa femme s’est mise au travail…

Elle commence à en avoir classe de ma curiosité. Elle estime qu’elle m’en a colloqué pour trente deniers et me le fait comprendre en bâillant. Ceci me permet un aperçu sur sa mâchoire aurifiée.

Je me lève.

— Vous ne savez pas s’ils resteront partis longtemps ?

— Ils doivent être rentrés pour le 20…

Voilà qui m’intéresse.

— Ah oui ?

— Oui. Je crois que Tonton (elle prononce tonn-tonn) a un rendez-vous à Otterlo, pour du travail !

J’en suis fort aise…

— Vous ne savez pas de quel travail il s’agit ?

— Nein !

C’est net, impatient, définitif. Elle me l’a dit en allemand, pour donner plus de force à cette dénégation. Je n’insiste pas.

— Vous avez une très belle poupée, chère madame, fais-je en montrant l’horreur bleue au regard connard comme celui d’un mannequin parisien posant pour la collection d’été.

Ça met du baume dans le palpitant de la gravosse. Elle s’hydrate de partout.

— Oui, jolie ! admet-elle, sans fausse modestie…

— On se sent tout de suite dans le pays de Rembrandt quand on voit ça, ajouté-je en prenant la lourde.


Béru est déjà au bas de son escalier. Il semble à cran, et non pas détendu comme il y aurait tout lieu de le croire après la séance de zizi-panpan que je subodore. Sa belle Nordique a rouvert son rideau, mais les deux complices feignent de s’ignorer…

— Alors, Gros, t’as eu ta part d’extase ?

Il bougonne :

— Parle-moi-z’en pas, San-A.

Je flaire du drame.

— Quoi donc ?

— Ma Suédoise…

— Eh ben ?

— Elle est de la rue Mouffetard !

— Pas possible !

— Comme je te cause ! J’allais tout de même lui faire une fleur, mais elle m’a dit : comme t’es un compatriote, je vais te faire une confidence : j’suis poivrée… Alors tu parles, très peu pour moi… J’ai promis à ma bourgeoise de lui ramener un souvenir de Hollande, mais tout de même pas un commak !

— Et naturellement elle t’a secoué ton pognozof !

— Bédame… Avant de m’avouer ça !

Je réprime un fou rire soi-soi. La môme a trouvé cette astuce pour couper à la corvée de bas quartier ! Elle se l’est endormi, le Gros, en chiquant à la patriote !

— C’est tout de même bien n’honnête de sa part, dis-je… Car enfin elle aurait très bien pu te cloquer le bonheur, mine de rien…

Ça console mon valeureux équipier.

Il ajuste sa cravate.

— On s’en va ? demande-t-il.

— Viens, je t’offre une bière du pays !

— C’est à se demander s’il y a des produits du pays dans ce pays, bougonne Béru. Ta bière, tu verras que si on regarde l’étiquette d’un peu près, on lira qu’elle est made in France !

En passant devant la vitrine de la fausse Nordique, il se fend néanmoins d’un large coup de chapeau.

— On dirait pas une Suédoise, soupire-t-il en me dépêchant dans les côtelettes un de ces coups de coude capable de vous défoncer la cage thoracique !

— C’est pas une Suédoise, rectifié-je, mais en tout cas c’est une allumeuse.

Ça déride le Gros qui eu a bien besoin.

CHAPITRE VI Il ne faut pas s’étonner

Le lendemain, nous nous réveillons assez tard, après une nuit réparatrice.

Le Gros a oublié sa déconvenue de la veille et il chante à tue-tête « O Sole mio » en se rasant…

Il fait un soleil miraculeux. Les feuillages des arbres bordant les canaux frissonnent, semant des confetti de lumière sur l’eau verte. (Je fais un effort côté style, admettez-le ! Félicie me dit toujours que je dois soigner ma réputation.)

Nous bouclons nos valoches et descendons dans la salle à croquer de l’établissement où un maître d’hôtel en grande tenue nous a préparé un de ces petits déjeuners comme on n’en becte que dans les pays du nord : jambon, fromage, œufs frits, confitures !

Le Gros est à son affaire. Il se jette sur ces nourritures terrestres comme un anus fiévreux sur un thermomètre et se met à les consommer en réclamant à grands cris une bouteille de Muscadet.

Le pingouin qui surveille nos agapes souscrit à sa demande. À ceci près néanmoins, qu’au lieu de Muscadet il apporte du Pouilly-Fuissé. Ça se dit dans la cabane et le personnel vient, mine de rien, reluquer à quoi ça ressemble, un zouave qui s’entifle une boutanche de picrate à son petit déjeuner.

Quand Béru s’est rempli, il sort sa pipe en écume et la bourre d’un mélange acheté la veille, lequel fleure bon le miel.

— Programme ? interroge le Gros en exhalant une bouffée comme n’en rejeta jamais la cheminée d’un steamer.

— On va à Otterlo, Gros…

— Qu’est-ce que c’est que ce bled ?

— Celui qui était indiqué sur les fameux messages…

— Et qu’est-ce qu’on va y maquiller ?

— On va chercher Spring-Beauty et attendre le 21, qui tombe après-demain…

— Et après ?

— Ben, après, nous verrons bien ce qui se passera !

Il se déclare d’accord sur cet emploi du temps. Sa nuit de repos et la bouteille de vin blanc l’ont mis d’excellente humeur.

Il essuie avec l’envers de sa cravate une traînée de confiture de groseille décorant son veston et souffle sa fumée dans les narines béantes du maître d’hôtel.

— Allons-y ! décide-t-il. Je me sens en forme.


Je prends l’autoroute d’Arnheim, ce qui me permet de placer une jolie pointe de vitesse, tandis que Béru continue de chanter « O Sole mio » d’une voix nasale extrêmement virile et qui n’est pas sans évoquer le bruit d’un haut-parleur de gare détraqué.

Je quitte l’autostrasse au niveau de Ede et j’emprunte un chemin ravissant qui sinue dans une forêt de pins…

Une demi-heure de route encore et nous parvenons à Otterlo. C’est une charmante localité, aux maisons ravissantes, décorées avec excès, peintes comme des jouets et entourées de jardinets fleuris.

— Pas mal, apprécie Béru… On y passerait bien ses vacances pour peu qu’on puisse pêcher…

Tous les dix mètres, un panneau indique la direction du musée Kröller-Müller qui attire beaucoup de touristes par ici.

Il y a d’ailleurs pas mal de populo dans le patelin : des cars en provenance d’Allemagne, de Belgique, de Suède… Des voitures de toutes nationalités, des quidams et des qui-messieurs armés d’appareils photographiques redoutables… Des cortèges de jeunes filles très moches, à lunettes et blondasses, grassouillettes et mal fagotées…

— Où ce qu’on va atterrir ? demande Bérurier en secouant sa pipe sur les coussins de l’auto.

— On va essayer de se rencarder sur Spring-Beauty… C’est peut-être un hôtel ?

J’arrête ma pompe devant une pimpante auberge vernie comme une cabine de yacht.

L’établissement est bourré d’humanité en train de tortorer.

Nous nous installons au comptoir où une plantureuse fille nous demande — je le suppose — ce que nous voulons.

— Tzwei beer !

Elle pige néanmoins et nous fout deux bières.

— Elle est gentille, hein ? remarque l’incorrigible Béru…

Je dois admettre qu’en effet, cette mignonne mérite quelque attention. Elle a un corsage qui remplit tous ses devoirs, et un regard compatissant.

Je lui souris. Elle me sourit. Bref, ça ne s’engage pas trop mal.

— Vous parlez français ? hasardé-je.

— Nein !

— You speak english ?

— Nein !

— Tu vois pas qu’elle cause seulement chleu et sourd-muet ! ricane l’enflure monstrueuse qui m’escorte.

Je prends dans ma poche un morceau de papier, et j’écris « Spring-Beauty » dessus.

Je le montre à la fille. Elle lit les deux mots et me regarde sans comprendre.

— Hôtel ? fais-je en pointant mon index sur le papier.

— Hôtel ?

— Otterlo… Spring-Beauty ? Understand ? Capisto ? Vous pigez ?

Elle secoue ses boucles blondes.

Puis elle fait un signe et va chercher une de ses collègues, grande saucisse à lunettes, dont les dents supérieures s’avancent témérairement hors de la bouche.

— Qu’est-ce que veut, messieurs ? demande la môme aux ratiches proéminentes.

— Y a-t-il à Otterlo un hôtel qui s’appelle « Spring-Beauty » ?

— Non, je ne connais !

— Pourquoi tu regarderais pas le Bottin au lieu de faire tout ce circus ! grogne la Dorure en reniflant plus fort que ne l’admettent les usages.

Je suis frappé par la pertinence de cette suggestion.

— Je peux avoir l’annuaire du téléphone se rapportant à Otterlo ?

— Certainement.

La mordeuse de vent transmet à sa collègue. Celle-ci fait demi-tour, ce qui nous permet de constater que l’envers de son académie vaut largement l’endroit.

— On y passerait ses vacances, répète le Gros hypnotisé par tant de rondeurs généreuses.

La servante m’amène un Bottin d’épaisseur moyenne ouvert à la page d’Otterlo. Je le potasse en lisant chaque ligne attentivement… Je ne trouve pas de Spring-Beauty, par contre je tique en trouvant une Mme Van Der Plume-Van Knossen !

Qu’est-ce à dire ? S’agirait-il d’une parente à l’homme aux cigarettes ? Je note l’adresse et rends l’annuaire à l’aimable serveuse.

— Finis ton godet, Gros, on va rendre visite à une dame…

La rue de la personne dont de laquelle au sujet de qui je vous parle s’en va vers la forêt qui, à ce stade, est plutôt un parc… Quartier ultra chic… Les propriétés sont plus pimpantes qu’ailleurs… Elles comportent d’immenses baies vitrées par-delà lesquelles on aperçoit des intérieurs cossus, surchargés, truffés de plantes vertes…

Je roule au ralenti sur cette voie confortable… Les bons Hollandais en vacances prennent le soleil, dans des fauteuils à bascule, sous leur véranda… Il y a une grande douceur de vivre dans ce pays décidément. On sent que chacun pense au ralenti et se pose le minimum de problèmes.

Nous découvrons la crèche de Mme Van der Plume-Van Knossen. C’est une merveilleuse habitation couverte de chaume, qui fait l’angle de deux rues… Elle est entourée d’un gazon rasé comme de la moquette ! Lui-même est cerné d’une minuscule barrière haute de trente centimètres à peine. On dirait une maquette, tant ceci est fignolé, aimable et neuf !

— Nom de Foutre ! glapit le Mastodonte en pointant son doigt boudiné.

Je suis la direction indiquée. Sur la barrière basse, près du portillon à ressort, deux mots sont peints en blanc : « Spring-Beauty ! »

— C’est ici que les Athéniens s’atteignirent ! déclare Bérurier en glissant dans sa poche l’un des boutons de sa braguette qui vient de sauter.

Je dépasse la baraque. Tout a l’air infiniment paisible et rassurant, céans… Un jet d’eau rotatif répand un nuage irisé sur la pelouse bien ratissée. Il fait frais et tendre…

— Qu’est-ce qu’on branle ? demande le Gros qui aime à être informé de son futur.

— On va jouer le gros paxon, ma vieille, il n’y a rien à fiche d’autre…

— Qu’appelles-tu le gros paxon ?

— Y aller au bidon, à tâtons, en priant le bon Dieu pour qu’on ne fasse pas de couenneries… Attends-moi là. Si dans un an et un jour je n’ai pas reparu, ma bagnole t’appartient.

Je manœuvre de manière à ranger ma charrette fantôme un peu en-deçà de la propriété et je pousse du pied le portillon. Une allée de pas d’éléphants entre lesquels pousse de la sagine me guide jusqu’à un porche bas, sommé d’une lanterne de fer forgé.

Au-dessus de la porte, il y a une imposte vitrée de carreaux de couleurs scellés avec des lames de plomb… Tout, jusqu’au grattoir à semelle, donne une sensation d’absolu confort.

Je sonne, très sobre… Un petit coup poli… Et j’attends la suite des événements.

La pelouse sent le printemps frais. Des jacinthes bleues lui donnent la réplique. Tout cela est d’une douceur un peu léthargique, doucereuse… Une douceur douillette de dimanche après-midi…

Sans que j’aie rien entendu, la porte s’ouvre. Une grande femme se tient devant moi, massive dans un chemisier violet et une jupe de gros drap qui fait ressortir son pétard de jument et son ventre trop satisfait. Elle a un regard de faïence, infiniment clair, et ce sourire cordial mais vide qu’ont toutes les Hollandaises.

— Madame Van der Plume ?

— Ia.

C’est en effet l’instant, comme disait Béru, ou les Athéniens s’atteignirent…

— J’arrive de France, murmuré-je d’un petit ton équivoque…

Elle parle très mal le français, mais elle le comprend. La conversation s’engage bizarrement. Elle me parle anglais et je lui réponds en français… Ça manque d’éloquence mais on arrive à échanger des idées…

— J’ai un rendez-vous ici…

Alors là, vous l’avouerez, mes petits lecteurs déficients, j’envoie le bouchon un peu loin. Elle cesse de sourire. Son regard s’assombrit quelque peu…

— Ici, chez moi ?

— Oui.

— Je ne comprends pas…

Heureusement que j’ai le pifomètre surdéveloppé et pourvu de deux carburateurs à injection directe.

Une sorte de sixième sens, comme dirait Saint-Saëns, me fait dire ce qu’il faut dire dans les moments critiques. J’ai l’inspiration, quoi, ça ne se discute pas. C’est ce qui différencie les hommes de ma classe des peigne-zizi de la vôtre.

— J’ai rendez-vous avec Tonn-Tonn !

Son sourcil gauche s’est soulevé, d’un quart de millimètre, mais il s’est soulevé…

— Avec qui ?

Mon cœur tape contre mes côtelettes. Dans quel guêpier filé-je mes poètes, bonté divine !

— Voyons ! Tonton Van Knossen, d’Amsterdam, vous êtes bien sa parente ?

Elle ne répond rien et secoue la tête d’un air buté.

Alors j’ai la bath idée, la grande, la superbe, la vraie… Je prends dans mon larfouillet l’une des feuilles de papier à cigarettes trouvée dans l’étui de Van Knossen. Je le présente à la dame. Il y a illico changement de vue, comme aux Folies-Bergères… Son sourire revient plus aimable qu’à mon arrivée.

— Oh ! yes, fait-elle… Vos chambres sont prêtes… Elle ajoute :

— Vous êtes le premier !

Je ne bronche pas !

— Je suis avec un de mes amis, chère madame…

Ça a l’air de la contrister de nouveau. Mais mon pifomètre a hissé la grande antenne décidément. Je rouvre mon portefeuille et lui tends une deuxième feuille-message. J’ai été bougrement bien inspiré d’en prendre plusieurs…

— Excusez-moi, fais-je, je suis très distrait.

Elle sourit avec une grande indulgence…

— Dois-je vous aider à descendre vos bagages ?…

— Pas du tout…

— Alors, je vais aérer vos chambres…

Nos chambres ! Ça se corse vilain.

Je retourne à la chignole, plus pensif que le penseur de Rodin. Le Gros s’écrase le groin contre la glace. Son regard inquiet guette les expressions de mon visage intelligent.

— Comment ça se présente ? fait-il.

— Plutôt bien…

— Explique…

— Je lui ai remis deux feuillets de papier à cigarette et elle m’a dit qu’elle préparait nos chambres…

— Nos chambres ! s’étrangle l’enflure.

— Textuel…

— Eh ben, mon vieux, elle est raide, celle-là ! D’après toi, Tonio, qu’est-ce que ça veut dire ?

— Mystère… J’espère que nous l’apprendrons un de ces jours…

Nous sortons nos valises et nous regagnons la maison.

— Tu essuieras tes lattes ! fais-je à Béru, là-dedans, c’est tellement propre que tu vas avoir l’air de la boîte à ordures.

— Je t’en prie, respecte-moi ! dit-il…

J’entre le premier dans le petit hall carrelé de faïence. Il y a un porte-manteaux à trumeau et une fontaine en porcelaine verte qui s’écoule au-dessus d’une conque magistrale, également en porcelaine…

— Tu crois que c’est un urinoir ? s’enquiert Béru… J’ai justement cette cochonnerie de bière qui me tracasse la vessie…

Je le retiens au moment où il va se délester…

Mme Van der Plume paraît au sommet de l’escalier.

— Si vous voulez bien monter…

Nous la rejoignons en hissant nos bagages. Arrivés sur le palier, je fais les présentations… Bérurier pose sa valise sur les pieds de la dame, ôte son chapeau et s’incline, très mousquetaire.

Notre curieuse hôtesse nous guide à nos chambres. Celles-ci sont petites, tapissées de papier à fleurs et meublées avec goût…

— De vrais petits nids, déclare ce vieux hibou de Béru, en posant sa valise poussiéreuse sur le couvre-lit.

La mère Van der Plume s’éclipse comme un quartier de lune.

— Belle personne, fait le Gros en lui matant le postère… Elle a de la présence et du charme…

— Tiens-toi, Gros, on n’est pas venu ici pour jouer les Ravageurs !

— On est venu pourquoi ? demande mon coéquipier à brûle-pourpoint.

Comme je suis bien en peine de lui répondre, il hausse les épaules.

— Alors, pourquoi que je tenterais pas ma chance auprès de cette femme ? demande-t-il… D’abord, je vais te dire, j’aime les personnes fortes…

— Hier, devant ta Suédoise de la Mouffe, tu disais…

— Hier, je poétisais, aujourd’hui, je suis pratique…

— On dirait que la Hollande te porte sur le derme, Gros ? rigolé-je.

— C’est de me sentir au-dessous du niveau de la mer, dit-il, ça m’émoustille… Parce qu’enfin, qu’une digne vienne à se faire la malle et on aurait bonne bouille !

Je le laisse déballer ses affaires.

Il se met à chanter la Digue du culte en compissant le lavabo.

CHAPITRE VII Béru ouvre la marque. Mais j’égalise

Le living-room de la mère Van der Plume ressemble à quelque musée baroque consacré au « rococo ». Il est surmeublé au point qu’on a de la peine à y circuler. Deux vastes baies l’éclairent, bordées de plantes rares et de fleurs délicates. Les murs sont entièrement tapissés d’objets hétéroclites, souvent naïfs et de mauvais goût. Ça tient du bazar de province, de l’antre d’antiquaire et de l’auberge rustique. Y a des chaufferettes de cuivre, des ivoires ouvragés, des hippocampes séchés, des sabres de cavalerie, des sabres d’infanterie, des sabres d’abordage, des pipes de porcelaine et des reproductions de Van Gogh. À première vue, cet immense bric-à-brac impressionne, et puis, à deuxième vue il se met à peser sur vous comme un immeuble de huit étages écroulé à la fleur de l’âge. Il y a des bonheurs du jour en veux-tu, t’as qu’à choisir ! De quoi faire un malheur ! Un bureau à volet, des dessertes, des saxes, des delfts, des Milliats frères et un très joli panneau offert par la maison Coca-Cola, représentant une dame blonde au sourire lumineux, laquelle brandit une bouteille de Coque en recommandant aux populations assoiffées de la boire glacée.

C’est dans cette pièce bizarroïde que nous guide Mme Van der Plume après avoir sonné le tocsin avec la cloche située dans le hall.

Le gros s’arrête sur le seuil, foudroyé par la stupeur.

— Mince ! éructe-t-il, on se croirait au marché aux puces !

Je me hâte de lui balanstiquer un coup de tatane dans les montants. Il glapit de douleur et met un cadenas de sûreté à son appareil à dire des conneries.

Notre délicieuse hôtesse nous désigne une table, près de la baie du fond. Une table y est dressée : deux couverts et de la nourriture qui fait flamboyer les deux cratères éteints qui constituent les yeux de Béru.

— Elle est chouette, cette dame, dit-il, elle nous dorlote comme des coqs en plâtre !

— Il ne manque d’ailleurs que cela à sa collection de saloperies, souligné-je.

En reculant sa chaise pour s’asseoir, le Gros renverse un petit chat de porcelaine qui ronronnait sur une console. L’œuvre d’art se brise sur le parquet encaustiqué.

— Ça commence bien, dis-je.

Il se hâte de ramasser les débris pendant que la mère Van der Plume est à sa cuisine et les glisse dans un cache-pot.

— Qu’est-ce que tu veux, soupire-t-il, on peut pas remuer dans ce b…

Comme pour renforcer cette allégation, il fauche du coude un vase de cristal et ne le rattrape qu’à la dernière seconde.

— Tu ferais peut-être mieux d’aller pique-niquer sur le gazon, Gros. T’as tout de l’éléphant chez le marchand de vaisselle !

Sur ce, notre hôtesse se pointe avec un plat d’hamburgers et de saucisses frites qu’elle nous sert accompagné de compote de pommes.

Pendant que mon délicieux camarade se remplit, je me mets à gamberger sérieusement, because j’estime que le moment est venu de le faire.

Je dois vous avouer, tout à fait entre nous et le pont des Arts, que jamais je ne me suis lancé dans une aventure aussi biscornue.

Car enfin, nous voici au cœur d’un problème dont j’ignore la nature. Je ne sais ni de quoi il s’agit, ni ce que je dois faire. Quel rôle joue cette dame Van der Plume ? Que sont censés faire les gens qu’elle héberge ? J’ai cru comprendre qu’elle attend beaucoup de monde… « Vous êtes les premiers ! » Et alors, que font les autres ? Sont-ce des pégreleux que devait contacter Van Knossen et à qui il était chargé de remettre ses fameuses cigarettes ? Si oui, il ne peut radiner beaucoup de peuple, puisqu’au moment de son décès prématuré, il possédait encore huit cigarettes.

— Tu bectes pas ? s’inquiète Béru, la bouche pleine comme un édredon…

Le gras des saucisses lui dégouline aux commissures. La mère Van Knossen le regarde bâfrer avec attendrissement. L’appétit de mon subordonné la comble d’aise. Le Gros s’aperçoit de l’attention qu’il provoque et file à la bonne femme un de ces clins d’yeux qui ferait péter le compteur électrique s’il n’était pourvu d’un disjoncteur !

— Pas faim, m’excusé-je en me versant un coup de Saint-Emilion mis en bouteille à Rotterdam.

Lorsque Mme Van der Plume vient chercher son plat, le Gros qui l’a entièrement vidé est en train de le torcher avec un morceau de pain. Le régime de la terre brûlée, vous le connaissez ! L’herbe ne repousse plus sur son passage. C’est pas un homme, c’est un intestin.

— Au poil, vos petites saletés ! dit-il gracieusement à l’accorte jument.

Et de s’essuyer les lèvres, avec distinction, avec le pan de la nappe qu’il prend pour sa serviette.

Ces manières n’affectent pas la dame, bien au contraire. Elle s’attarde près du Gros, frôleuse… Elle lui met son formidable balancier sous le nez et mon compagnon de lutte, n’y tenant plus, y porte la main en rougissant comme une langouste qui prendrait un bain de siège dans de l’eau bouillante.

La Van der Plume ne se fâche pas…

Elle émet un grand rire chevalin en trémoussant son armoire à deux portes.

— Je te fous mon bifton que je me la fais avant demain ! décrète Béru… J’ai vu tout de suite que je l’impressionnais.


Comme nous achevons le dessert, un coup de sonnette vrille le silence onctueux de la maison. Je me tiens aux aguets…

— Voilà peut-être du nouveau, dis-je au Gros.

Mais lui se fout de l’affaire comme de sa dernière dent gâtée. Ce séjour dans la patrie des moulins à vent le transforme. Il ne pense plus à son ouverture de pêche ratée, non plus qu’à sa baleine et au coiffeur d’en bas… Il est radieux, émoustillé…

Je regarde par la porte entrouverte. Et je crois apercevoir une silhouette de femme dans le hall, avec Mme Van der Plume. Cette dernière fait sa réapparition, suivie d’une jeune personne pas sale du tout. La petite dont de qui au sujet de laquelle il est question est plutôt petite mais carrossée par Chapron. C’est de la petite cylindrée nerveuse et racée… faite pour figurer à la une de Ciné-Révélation. Ce qui domine, chez l’arrivante, c’est son sourire… Un sourire charmeur, gouailleur, de titi parigot.

Et pourtant elle est Néerlandaise… Ses cheveux châtains sont noués derrière la théière par un ruban noir. Elle a un petit côté Claudine moderne… Yeux bleus, petit nez semé de taches de son ; bref, le genre de poulette à qui on ferait un contrat (trois-six-neuf) renouvelable par tacite reconduction pour les week-ends du moins.

— Ma nièce ! annonce triomphalement la mère Plume-plume tra-la-la !

Bérurier se dresse précipitamment, renversant de ce fait sa part de gelée de groseille sur sa braguette mal fermée.

Je salue l’arrivante et lui vote un regard qui ferait fondre le pôle Nord. Elle m’en accuse réception. Bonno, m’est avis que le Gros et moi nous allons devenir dans un avenir très prochain les petits rois de cette carrée.

Toujours ce vieux prestige français qui n’arrive pas à s’éteindre malgré tout ce que les Français font pour ça !

Par veine, la fillette parle notre langue aussi bien que M. François Mauriac ! Elle m’explique qu’elle a fait ses études à Paname… Nous buvons le caoua tous ensemble. C’est la vie de famille sur toute la ligne…

Derrière la baie, le jour agonise dans un flamboiement qui embrase les frondaisons… (Si vous aimez ce genre de style, écrivez-moi en joignant un timbre pour la réponse, je vous en expédierai trois caisses avec robinet).

La dame Plume-Plume tire les rideaux et actionne le commutateur.

Elle débarrasse notre table et déclare qu’elle va faire la vaisselle. Alors, voilà mon gros Béru qui joue sa chance.

— Permettez-moi de vous l’essuyer, dit-il, du ton d’un gars qui présenterait une demande en mariage…

— Non ! proteste la dame.

— Je vous en prie, c’est mon vice, supplie la Dorure…

Bref, elle accepte. Deux secondes plus tard, je perçois un fracas d’assiettes pulvérisées… Puis des gloussements… Je suis un peu gêné par les débordements de mon compère. Gêné vis-à-vis de la nièce. À tort, d’ailleurs, car elle se moque royalement que sa tata se fasse masser le baigneur par ses locataires…

D’un geste désinvolte, elle glisse une cigarette entre ses lèvres gourmandes. Je me démerde de lui refiler ma flamme sacrée. Elle souffle sa première bouffée et me regarde.

— Ça vous plaît, la Hollande ?

— C’est passionnant !

— Vous connaissiez ?

— Non, c’est mon premier voyage…

— Un peu plat, non ?

— Mais pas du tout, j’aime beaucoup ça, c’est moins fatigant…

Elle rit. Le silence qui s’établit alors est très gênant.

Cette môme est-elle dans le coup ? Devrais-je lui parler de… de l’affaire ? Et si oui, que lui en dire, puisque je ne sais rien ! Ah ! quel pastaga, mes frères ! Quel pastaga !

La gosseline tire sur les plis de sa jupe. J’abaisse mon regard et constate qu’elle a des jambes irréprochables : des mollets ronds, des chevilles bien proportionnées, pas de plaques rouges, pas de varices, pas de poils… C’est une chouette.

— C’est curieux, fais-je, vous ne semblez pas être tout à fait Hollandaise.

— Pourquoi ?

— Votre type n’est pas celui des autres filles. Vous n’avez ni leur blondeur terne, ni leur carnation… Vous…

— Mon père était Allemand…

Je rengracie.

— Oh ! voilà, tout s’explique… Et peut-on vous demander ce que vous faites dans la vie ?

— Rien de particulier.

— Vous vivez ici ?

— Oui.

— Depuis longtemps ?

— Non, depuis qu’on a mis tout ça sur pied !

Je brûle. Mais attention, terrain glissant !

— Je vois… Et avant ?

— Avant j’étais à Amsterdam. J’étais secrétaire dans la maison où travaillait Tonton…

Non seulement je brûle, mais je me carbonise. Drôle de situation, convenez-en. (Et si vous ne voulez pas en convenir, allez vite vous faire cuire un artichaut.) Nous discutons paisiblement de choses que je suis censé connaître, mais que j’ignore. Et je ne dois pas donner l’impression que je les ignore… C’est pas poilant, non ?

Un nouveau fracas de vaisselle brisée arrive de la cuisine. Cette fois, c’est une soupière qui a dû faire des petits, c’était de l’artillerie lourde !

— Votre ami n’a pas l’air très doué pour essuyer la vaisselle, remarque la mignonne enfant avec un de ces sourires qui me va droit dans les régions surbaissées.

Je me lève pour aller voir. J’entrouvre la porte de la cuistance et aussi sec je la referme, because le film qu’on y joue n’est pas autorisé aux moins de cent ans ! Le Béru est ni plus ni moins en train de s’embourber la mère Van der Plume sur la paillasse de l’évier…

La nièce me regarde avec des yeux ironiques.

— Comment ça se passe ? me demande-t-elle.

— On ne peut mieux, dis-je. Je crois qu’avec un peu de persévérance, mon ami en viendra à bout.

Elle écrase sa cigarette dans un cendrier.

— Voulez-vous que nous allions faire une promenade dans les bois ?

La proposition me sidère par sa brutalité.

— Mais certainement.

Nous sortons dans la fraîcheur du soir… Les jets d’eau continuent de tourniquer en vaporisant la flotte argentée.

Il y en a des milliers, commak, qui tournent en ce moment sur les gazons de Hollande…

— Venez, dit-elle, prenons ce sentier…

Nous traversons la rue. Une voie étroite s’offre en effet à nous. Elle sinue dans la forêt environnante. Ici ça renifle les pins, la terre humide, la feuille pourrie… C’est une odeur végétale, forte et résineuse, vivifiante…

— Comment vous appelez-vous ? demande-t-elle.

Je manque à tous mes devoirs.

— Antonio !

— Vous êtes Espagnol ?

— C’est un surnom…

— Moi, c’est Hildegarde…

— Merveilleux, ça fait légende du Rhin…

Elle sourit encore. Curieux, mais je redoute son sourire parce qu’il me paraît un tantinet maléfique. Quand elle rit, son regard se transforme et devient scrutateur. J’ai l’impression alors qu’elle lit en moi jusqu’à l’os.

— Vous avez vu Tonton à Paris ? me demande-t-elle…

— Bien sûr… Il était avec Cornélia…

Elle fait un petit signe satisfait… Un bon point pour toi, San-Antonio. T’as mis dans le mille, comme toujours !

(Il faut bien que je me vote des félicitations, puisque vous ne me dites rien !)

— Vous ne savez pas s’il en avait vu beaucoup, déjà ?

— Un ou deux, je crois…

Suis-je toujours dans les limites de la logique de l’affaire ? L’avenir me le dira…

J’ai affaire à une femme de tête. Son petit menton volontaire en dit long sur sa détermination ; croyez-moi si vous voulez, mais cette Hildegarde n’a pas de la farine de gruau à la place du cerveau.

Je lui ferais bien le coup de Béru à la dame Plume, mais j’ai peur qu’elle m’envoie sur les aiguilles de pin.

Elle pense à l’affaire, elle ne songe qu’à ça. Je vous parie une feuille de température contre une feuille de rose qu’elle est comme qui dirait pour ainsi dire l’âme du bidule. Moi, j’aimerais bien mouler sur ce chapitre de peur de me faire coincer… Et pourtant il faut que je sache… J’ai les chocotes de me blesser à force de marcher sur des pointes d’épingles.

Nous avançons dans la pénombre du sous-bois. Des petits oiseaux se disent bonne notche dans les creux d’arbres. Le fond du ciel est d’un mauve verdâtre tirant sur le bleu indigo (excusez, j’étais daltonien dans une vie antérieure) et vous engage à la romance.

Je louche sur l’académie de ma compagne. J’estime les filles dont la taille ressemble à un rond de serviette et dont le soubassement est proportionné au balcon. Je donnerais n’importe quoi contre ce que vous voulez pour lui faire une démonstration de fusée volante à freinage épiscopal sur les moyeux latéraux du déversoir central.

Nous débouchons dans une clairière où végètent quelques touffes de genêts. Un écriteau est planté dans le mitan, afin de remettre les touristes égarés dans la bonne voie.

Hildegarde me le désigne du doigt.

J’emploie ce qui reste de lumière à lire la plaque : « Muséum. »

Elle me pousse du coude en clignant de l’œil. Si je conserve ma face de méduse attristée, je vais passer pour une crêpe. J’y vais d’un petit rire entendu, mais je vous avoue que je n’y entrave que pouic.

— Il y a longtemps que vous êtes dans la partie ? me demande-t-elle tandis que nous nous éloignons.

Je hoche la tête.

— Pff… Depuis toujours, pour ainsi dire.

De quelle partie veut-elle parler ?

— Et vous êtes sûr de vos clients ?

— Comme de moi-même !

Ça me fait penser à ce jeu de société, vous savez, qui consiste à répondre au jugé à des questions dont on ignore le sens.

Nous continuons notre balade. Maintenant je vais m’efforcer de l’orienter sur le sentiment, car le terrain devient de plus en plus brûlant.

— Si je m’attendais à faire une promenade au clair de lune en compagnie d’une jolie fille, roucoulé-je, fleur bleue en diable.

Elle me file un méchant coup de périscope. Le genre de regard qui pèse son bonhomme.

— Vous autres, les Français, vous êtes incapables de rester une heure avec une femme sans lui faire la cour, remarque-t-elle d’un ton assez méprisant.

Cette fille de tête carrée méprise l’amour. Pour elle c’est un exercice hygiénique, tout simplement… Elle n’y attache pas d’importance.

— Nous aimons la femme parce qu’elle est femme, dis-je. C’est peut-être de la légèreté à première vue, mais si on songe que la vie est précaire, on finit par convenir que ce culte en vaut un autre…

Elle secoue la tête.

— Pas d’accord, mon cher…

— Pourquoi ?

— La vie est une chose grave !

Cette philosophie pour marchand de robinets me casse les nougats. On peut débloquer commako à perte de vue, parler aussi de Dieu pendant qu’on y est, et se faire mousser le bulbe avec des théories filandreuses… Ça ne mène nulle part. On finit de toute façon par se casser le naze dans l’impasse des formules toutes faites. Tandis que si je porte ma main au fignedé de la demoiselle, ça me mène tout droit sur les routes fleuries de la félicité. À moins, bien entendu, qu’elle ne réponde à cette hardiesse par une beigne sur le museau.

Le clair-obscur est propice aux démonstrations de sympathie.

— Hildegarde, croassé-je, avec la voix d’un vieux corbeau enrhumé, Hildegarde, vous ne devriez pas m’entraîner dans cette forêt. La forte odeur des pins me chavire un peu. Nous autres, pauvres Parisiens, sommes en émoi dès que nous voyons un pot de réséda couvert de poussière, alors vous pensez : une forêt !

Elle éclate de rire.

— Vous n’êtes pas sérieux.

Je lui prends la taille. Elle ne me repousse pas. Si je manœuvre bien, avant longtemps, j’aurai égalisé vis-à-vis de Béru qui mène présentement à la marque sur le score d’un but à zéro.

Le hasard qui est un atout-maître place une racine perfide sous les pas de ma compagne. Elle trébuche. Je la retiens, mais insuffisamment, tout ce que je peux faire c’est freiner sa chute. Elle se répand sur le sable. Au lieu de la relever, je la rejoins.

Maintenant, plus la peine de parler. La position que nous venons d’adopter nous dispense de tout bla-bla. Et puis, on ne parle pas la bouche pleine, les gars. Vous le savez, ça n’est pas poli !

Cette Hildegarde prend peut-être la vie au sérieux, mais lorsqu’elle se met au boulot, elle a droit à un abattement sur la surtaxe progressive ! Quel feu d’artifice ! On joue au bûcheron et à la bûcheronne (avec le concours du Petit-Poucet) tout en œuvrant pour le renforcement du rapprochement franco-allemand.

Je ne voudrais pas affaiblir la tenue de cet ouvrage par un mot facile, mais je vous affirme néanmoins que lorsqu’elle est étendue sur la bruyère, cette fille a du caractère !

CHAPITRE VIII On joue les Trappistes !

Depuis mon lit moelleux comme un rêve de jeune fille, je regarde par la fenêtre les agissements d’un oiseau occupé à prendre des brins de paille dans le toit de chaume pour faire son nid.

Cette image poétique me fait bien augurer de cette journée qui commence. Je bâille pour expirer ce qui pourrait rester de sommeil en moi et je tends l’oreille aux bruits de la maison.

Dans la pièce voisine, le Gros brame à tue-tête une altière chanson de chez nous, dont les paroles sont un témoignage du patrimoine intellectuel de notre pays dont au sujet duquel il faut dire qu’il est au monde ce que le gaz de ville est à la cuisinière électrique. Jugez plutôt de la qualité de ce texte vociféré par l’inspecteur Bérurier.

Suivons-les, suivons-les,

Ces petits soldats français

Car puisqu’ils servent la France

C’est donc qu’ils sont Français.

S’ils ne servaient pas la France

Ils ne seraient pas Français,

Mais puisqu’ils servent la France

Alors ils sont Français !

Du Verlaine, quoi ! Et de la belle cuvée !

Je me lave et vais prendre une douche. Tandis que mon dos subit cette averse drue et piquante, je réfléchis au pourquoi du comment du chose.

J’éprouve une espèce de sourde angoisse par-delà ma joie de vivre… Si au moins je pouvais savoir ce qui doit se passer ici le 21 !

Hildegarde m’a demandé s’il y avait longtemps que j’étais dans la partie… De quelle partie s’agit-il ?

Lorsque je sors du cabinet de toilette, je la trouve assise sur mon lit, vêtue d’un Baby Doll qui ferait goder une statue chinoise de l’époque Ming, les jambes repliées, ce qui n’est pas fait pour gâcher la perspective, loin de là.

Je m’arrête, un tout petit peu surpris.

— Je pensais justement à toi, ma chérie !

— Vraiment ?

Je vais donner un tour de clé à la lourde et je rejoins la môme. Elle sent bon la savonnette de luxe. Je lui décerne mon patin hors série qui a obtenu la Palme d’Or au dernier Festival de Cannes et elle l’encaisse sans broncher. Comme je précise mes intentions, Hilde me repousse avec autorité.

Me parlez pas des femmes de tronche, c’est la pire espèce qui soit au monde ! Elles ont des formes et la manière de s’en servir, mais au lieu de ça, elles vous entreprennent sur des trucs calés qui échappent à votre compétence.

— Pas maintenant ! dit-elle fermement, nous avons à parler…

Pour me donner une contenance (comme disait un tonnelier de mes amis), je me frotte les crins avec une serviette nid d’abeille !

Pas folle la guêpe !

— Je vous écoute, dis-je d’une voix qui demanderait à être repeinte tant elle est blanche.

— Je suis surpris de ne pas voir arriver les autres…

— En effet, conviens-je, c’est surprenant…

Je prends une mine très emmouscaillée. Celle de l’unijambiste qui se fait couper sa dernière guitare par le train en allant à Lourdes.

— Logiquement, ils devraient être ici…

— Ils vont certainement arriver dans la journée.

— Par ailleurs, je n’ai aucune nouvelle de Tonton !

— C’est bon signe, affirmé-je, détaché comme un veston sortant de chez le teinturier. Ça veut dire qu’il rapplique…

— Tout de même, il serait bon que nous fassions le point avant l’opération. Elle demande une minutie rigoureuse…

— Évidemment ! fais-je, en essayant de ne pas trop avoir la voix de Fernand Raynaud.

— Si à midi Tonton n’a pas donné de ses nouvelles, je téléphonerai à Amsterdam…

— Ce serait une bonne précaution. Mais à mon avis, il sera là !

In petto, je me dis que pour contacter Van Knossen, c’est pas le téléphone qu’il convient d’utiliser, mais un guéridon de premier choix. On n’a rien trouvé de mieux pour communiquer avec l’au-delà sans passer par l’inter.

— Le patron doit venir cet après-midi. Je me demande la tête qu’il fera s’il ne trouve que vous. Je ne vous cache pas que ça m’ennuierait beaucoup personnellement si nous devions surseoir.

— Et moi donc, renchéris-je.

Dans la chambre à côté, Béru a entonné une nouvelle chanson, moins altière mais plus poétique. Il est question d’une maman qui se prostitue pour pouvoir alimenter ses petiots ! (dont l’un veut être docteur).

Elle s’étire, féline, voluptueuse. Je reprendrais bien une cuillerée de potage, mais j’ai peur qu’elle m’envoie sur les roses.

— Ce n’est pas le tout, fait-elle en sautant de mon lit, dès que nous aurons pris le petit déjeuner, nous irons préparer le terrain avec votre ami…

— O.K. !

Mes petits lecteurs ahuris, je peux bien vous confier que je me sens devenir chèvre à une allure dépassant de très loin la vitesse d’Husson. Vous mordez le topo ? Hein ? Moi, l’homme d’action ; celui qui pulvérise les obstacles, fait craquer les jarretelles des dames et la mâchoire des messieurs. Celui qui brise les durs et écrase les mous, qui perce les mystères les plus épais sans l’aide d’un vilebrequin, qui grimpe aux échelles sans barreaux et qui mange le verre pilé sans sucre, moi, San-Antonio, comme dirait l’autre, je suis obligé de glandouiller dans cette affure comme un ahuri. Je joue les évasifs. Je suis un évasif !

Franchement, c’est pas dans mes exploits. Je pourrais tenir n’importe quel rôle : celui de trou dans un pain de gruyère, ou de ministre dans un cabinet renversé ; mais pas un rôle d’empoté.

— Achevez de vous préparer ! décrète Hildegarde.

— Bien, cheftaine, ris-je, en lui adressant le salut scout !

D’ailleurs, j’ai la même devise que les gars aux genoux sales : toujours prêt !


Notre substantiel autant que matinal repas envoyé, Béru et moi nous nous mettons à la disposition de notre jeune hôtesse. Maintenant, c’est la mère Van der Plume qui chante dans sa cuisine ; un truc entièrement hollandais sur une musique de Vincent Van Scotten. Elle est joyeuse, la jument ! Elle a eu son tricotin d’avoine ! À la française ! Il lui reste plus qu’à employer Purodor pour désinfecter sa chambre…

Le Gros la couve d’un œil globuleux qui ressemble à un sulfure. Si on lui secouait les gobilles, il se mettrait à pleuvoir des petits trucs blancs dans ses orbites.

Comme Hildegarde va chercher ce qu’elle appelle « le nécessaire », Béru me glisse à l’oreille :

— Tu parles d’une séance, hier et cette nuit ! Ah la vache ! Ce qu’elle s’en ressent !

Cet hommage galamment rendu à son égérie, il se cure les chicots de la pointe de son Opinel.

— Vois-tu, me dit-il gravement, ce qui séduit chez le Français, c’est pas seulement sa technique, c’est avant tout ses bonnes manières… Les étrangères sont dingues de nos pommes uniquement parce que nous nous comportons comme des barons…

Il crache sur le tapis un morceau de couenne de jambon qui lui obstruait un reliquat de molaire. Puis il essuie la pointe de son couteau sur la nappe brodée.

— Et tant que le Français aura des bonnes manières, la France conservera son prestige, conclut-il noblement en se mouchant dans sa serviette.


— Vous y êtes ? demande Hildegarde.

Elle vient de surgir comme un diable ravissant de sa boîte. Elle porte un imperméable bleu clair, très léger… Elle est plus mignonne qu’hier et bien moins que demain… Elle tient un gros paquet sous le bras, mal ficelé du reste.

— Nous y sommes, fais-je…

— Où qu’on va ? s’inquiète le Mahousse.

Je lui flanque un coup de 42 à tige souple dans les cannes.

C’est pas le moment qu’il la ramène. Lorsque Béru se met à dérailler, c’est tout de suite la grosse catastrophe ferroviaire.

Il la boucle et va masser les glandes mammaires de la dame Van der Plume, manière de lui montrer qu’il s’en ressent toujours…

Nous déhottons.

— Voulez-vous que nous prenions la voiture ? proposé-je à Hildegarde.

Elle me bigle, surprise.

— Vous plaisantez, ça ne vaut pas la peine…

Je viens de bonnir une phrase de trop. Ma cote va tomber à l’indice des performances. Le mieux, c’est que ja la boucle et ne l’ouvre plus que lorsque je serai certain de ne pas aligner une bourde…

À la file indienne, nous reprenons le sentier qui nous conduisit la veille à la fameuse chute dans le sable. Chute tellement fameuse que je ne demande qu’à la répéter. J’ai des talents de goal, y a pas. Faudra que je m’inscrive à la fédération de foot. Pour le plongeon entre les montants, je suis doué. J’aurais ma licence pro en moins de deux. De deux quoi, à vous de le deviner !

Béru à l’âme neuve fait de nouveau fonctionner ses cordes vocales. Il chante : « C’est nous les Joyeux », en ponctuant chaque strophe d’un roulement de tambour guerrier, sur sa poitrine.

Le soleil déverse des tombereaux de pépites d’or (alors là je suis prêt à concourir pour le Nobel, les mecs) sur la nature éblouie. Hildegarde avance en éclaireuse, comme si elle était mandatée par la maison Wonder.

Nous retrouvons la clairière, mais au lieu d’aller plus avant dans le sous-bois, elle tourne à droite, obéissant de ce fait à la flèche qui souligne le mot Muséum sous l’écriteau.

Nous atteignons rapidos la grille d’un parc. À gauche de l’entrée, il y a un guichet, avec à l’intérieur un mironton à baffies blanches et à binocles chargé de percevoir une taxe sur les automobilistes qui pénètrent dans la propriété.

C’est gratuit pour les piétons… Nous avançons d’une allure décidée dans les allées aussi bien entretenues qu’une actrice française. Le Gros ne barrit plus. Il me file des regards tellement interrogateurs que ses yeux sont en forme de point d’interrogation…

Hildegarde ne parle pas. Elle semble préoccupée. Elle s’arrête à quelques mètres de bâtiments très modernes, tout en rez-de-chaussée, où des touristes s’engouffrent à flot compact. Puis elle choisit un sentier qui contourne ces bâtiments.

Un peu partout il y a des voitures stoppées, avec des gens qui bectent des sandwiches au pâté, au jambon, au saucisson, au fromage, au poisson, à la tomate, au concombre, à la salade, aux anchois et à un tas d’autres choses indéfinies.

Elle finit par repérer un endroit désert. Ce coin est cerné de buissons épineux.

— Il me semble que cet endroit convient parfaitement, vous ne trouvez pas ? demande la jeune fille.

— J’allais vous le faire remarquer !

— Nous nous trouvons hors de vue, c’est désert, et ça reste très près des bâtiments !

— En effet.

Maintenant, j’ai tellement pris l’habitude de sceller mon ébahissement que j’ai presque l’impression d’être au courant de tout le chisblik.

Hilde s’assied sur l’herbe. Nous l’imitons. Elle déplie son pacson et à ma profonde stupeur en extrait trois pelles-bêches de camping.

— Au travail, décide-t-elle.

Donnant l’exemple, elle entreprend de creuser le sol à l’abri du buisson. Je l’imite… Bérurier se décide enfin. Je lui lance un coup d’œil sévère pour l’empêcher de débloquer, et nous voici comme trois bons petits diables, en train de creuser la terre friable de Hollande…

Au bout d’un moment, Hildegarde se dresse pour bigler les azimuts. Mais c’est peinard… Il y a plein de cris d’enfants sous les frondaisons, des grondements de moteurs, des appels…

Nous creusons toujours. J’ignore les dimensions du trou qu’elle nous aide à faire, pour la bonne raison que j’en ignore l’usage…

— Jetons la terre dans le buisson, recommande-t-elle, il ne faut pas constituer un monticule pouvant attirer l’attention d’un gardien…

Nous lui obéissons en tout. Le Gros sue sang et eau. Il renaude intérieurement. Le jardinage, ça n’a jamais été son fort. Il veut bien piocher la mère Van der Plume, mais pour ce qui est de déplacer du terreau, il est nettement contre.

Une heure plus tard, nous avons un trou de quatre-vingt-dix centimètres de profondeur et de deux mètres de superficie.

Je commence à en avoir ma claque, mais je la boucle pour ne pas inciter Béru à la mutinerie. Nous autres, Français rouscailleurs, ne sommes-nous pas tous plus ou moins des enfants de mutins ?

— B… de m…, explose soudain la Globule en jetant symboliquement sa pelle, c’est une entrée de métro ou quoi, qu’on fait là !

Hildegarde éclate d’un rire cristallin.

— Ça suffit, dit-elle.

— Ah bon, ronchonne le Gros, c’est pas trop tôt, j’ai dû maigrir de cinq livres…

— Maintenant, décrète Hilde, nous devons masquer le trou avec des branchages, il faut prévoir le cas où un promeneur s’aventurerait par ici…

Donnant une nouvelle fois l’exemple en joignant le geste à la parole, la voilà qui se met à casser des rameaux de noisetiers sauvages qu’elle étale en quinconce sur le trou… On lui donne un coup de main… En moins de temps qu’il n’en faut à un marchand de bagnoles pour transformer une voiture d’occasion en voiture neuve, notre cavité est masquée.

— Bon travail, dit la jeune fille, satisfaite…

— J’ai soif ! répond le Gros…

— Eh bien, rentrons, il y a justement du Coca-Cola au réfrigérateur.

Bérurier abaisse ses stores crapauteux sur son regard injecté de sang.

— J’ai dit que j’avais soif, mugit-il, j’ai pas dit que j’étais malade !

Nous prenons le chemin du retour… Je ne parle pas, étant sollicité par un afflux impressionnant de pensées extravagantes.

Pourquoi ce trou ? En prévision de quoi ? Il n’est pas assez long pour receler un cadavre… Alors ? En tout cas, je commence à deviner une chose importante : l’opération dont parle Hildegarde concerne le musée…

Les gars, je commence à brûler, cramponnez-vous… Parce que, quand je brûle, ça chauffe !

CHAPITRE IX Je vois d’ici le tableau !

Lorsque nous radinons à Spring-Beauty, la mère Plume-Plume Tralala chante encore. Tandis que nous frottons nos pompes terreuses sur le paillasson, elle attrape une note juste et, ravie, ne la lâche plus. Elle s’en gargarise, histoire de se désinfecter les amygdales. C’est alors que les deux sonneries que comporte l’isba se déclenchent simultanément : celle de la lourde (actionnée par nous) et celle du téléphone…

La jument pare au plus pressé et vient nous ouvrir. Ensuite de quoi, ayant télégraphié en priorité un sourire à combustion lente au gars Béru, elle cavale, légère comme une vache pleine, jusqu’au bigophone mural situé sous l’escadrin.

Pendant qu’elle fait des phrases néerlandaises, nous entrons dans le living où la table est déjà dressée pour le repas de midi.

Le Gros déclare que la séance de terrassement l’a mis en appétit. Ce n’est pas une surprise pour moi qui connais la boulimie de mon compatriote. Un rien le met en appétit, lui ! Il a l’œsophage à fleur de lèvres.

Soudain, changement à vue dans la hutte : voilà la mère Van der Chose qui radine en chialant comme une Madelon. Des larmes grosses comme des chandelles de cierge dégoulinent sur sa frime ravagée. Elle a illico des gobilles de lapin russe, bordées de rouge, et les pommettes violacées. Un vrai désastre… Nous nous empressons… Béru est bouleversé comme s’il venait de recevoir sa feuille de mobilisation l’affectant dans les mines de poil à gratter de l’Oubangui…

— Eh bien ! Eh bien ! je fais, très mauvais théâtre de tournée miteuse !

Hildegarde interroge sa tante. Grosses explications hoqueteuses, reniflées et émulsionnées…

La môme Hilde se tourne vers moi, blanche comme une chemise de nuit de vieille fille pubère.

Ce qu’elle va m’annoncer, je le sais déjà, because mon petit doigt est branché sur l’alternatif.

— Tonton est mort ainsi que sa femme !

Il s’agit de jouer la grande scène du deux avec le maxi d’émotion et de vérité. Pourvu que le Gros soit à la hauteur ! C’est là qu’un acteur chevronné comme Pinuche serait efficace !

— Qu’est-ce que vous dites ? balbutié-je en français puis en bégayant !

— Il paraît qu’ils ont été écrasés par un autobus à Paris.

Je porte l’extrémité de mes ongles entre mes canines et mes incisives.

— Mon Dieu, dis-je avec une sobriété qui me vaudrait le first Prix au concours de Belote du Conservatoire de Bouffémont.

Comme le gars Béru ne marque aucune surprise, je lui téléphone la pointe de mon coude dans le Joseph.

— T’entends, Gros ? Van Knossen est décédé avec Madame !

Il me regarde et se met à l’alignement.

— Oh ! Pardon ! C’est pas vrai ! Si jeune ! De quoi il est mort ?

À mon sens, il en fait un peu trop… C’est les Chargeurs Réunis à lui tout seul…

— Tu as entendu : un autobus !

Il lève ses bras courtauds vers un ciel qui se montra inclément pour Tonton !

— La R.A.T.P., annonce-t-il, c’est la mort du touriste !

La jument à corsage violet continue de se déshydrater… Elle pantelle maintenant dans un fauteuil comme la dame aux Camélias après que le père Duval soit venu faire du ramdam dans l’alcôve…

Le Gros s’assied sur l’accoudoir du siège. Il tapote la petite main de catcheuse de notre hôtesse et susurre d’une voix plus fondante qu’une glace à la pistache oubliée dans le foyer d’un haut-fourneau :

— Allons, allons, chère petite gosse !

La chère petite gosse a des larmes plein sa moustache. Avec ce tact si français, déjà en vigueur au temps de Vercingétorix, Bérurier tire son mouchoir pour éponger le chagrin de la dame. Dans l’intérêt d’icelle, il ferait mieux d’utiliser une serpillière, ce serait plus hygiénique car, outre ses nombreux trous, le mouchoir dont je vous parle est constellé de taches multiformes et multicolores, dont certaines sont en relief et presque toutes consistantes. Si bien que lorsqu’il l’a promené sur les joues détrempées de la mère Van der Truc, on a l’impression que cette dame s’est paumée dans les égouts de Paris et qu’elle en est ressortie en rampant dans une canalisation.

Hildegarde n’a pas de chagrin, en tout cas il n’est pas démonstratif. Les lèvres pincées, les paupières closes, elle songe… Moi, je me suis tourné face à l’une des baies et je joue « Poil-au-nez » à la batterie.

Le silence qui s’est établi à son compte est quasi total. À peine troublé par les reniflettes de la grosse vachasse.

Enfin Hildegarde se manifeste.

— Je m’explique pourquoi les autres ne sont pas venus, fait-elle, Tonton n’a pas eu le temps de les contacter…

Je prends une mine adéquate.

— Parbleu !

— Seulement, ça remet tout en question… Je ne pense pas que nous soyons assez nombreux maintenant pour réaliser l’opération…

Je fais claquer mes doigts.

— Il faudra bien, Hilde… Quant à moi, je suis partisan d’en finir. Vous savez, si nous sommes efficaces, nous pouvons compenser la faiblesse de nos effectifs…

Elle a un reflet satisfait dans les carreaux. Femme d’action, elle aime les hommes qui prônent l’action…

— Je suis également de votre avis, nous verrons ce que le patron dira…

Elle louche sur Bérurier.

— Qu’en pense votre ami ?

Ainsi pris à partie, le Gros débarque du bateau de pommes. Il toussote.

— Eh bien, je…, commence-t-il en cherchant désespérément à lire la réponse qu’il doit faire sur ma frite hermétique… Je suis à votre disposition…

La mère Van der Plume reprend son self-control (comme on dit dans les contributions anglaises). Elle se lève, va baigner son tendre visage de marchande de moules dans le lavabo du coin pour le décongestionner… Béru l’accompagne. Je ne sais pas s’il lui fait un massage facial ou quoi, toujours est-il qu’à leur retour, la jument a repris un aspect humain. Elle s’est même coloqué de la poudre de riz sur le pif et on dirait qu’elle vient de nettoyer un moule à gâteaux avec son nez…

— C’est vraiment la fatalité, soupire Hildegarde… Quel accident stupide, je me demande comment ça a pu arriver…

Version du Gros :

— À Paname, affirme-t-il, les conducteurs d’autobus se prennent pour Fangio et font des compétitions, c’est pas étonnant…

La mère Plume raconte son cousin (Van Knossen était son cousin issu de germain par la porte de service). Un garçon charmant, un peu rêveur par moments, mais si délicat…

Je pense à ce rêveur qui bectait du pain de fesses à Amsterdam. Merci pour sa délicatesse ! Il se faisait les ongles pendant que Madame sa femme faisait la vitrine en participation avec la grosse jambonneuse à la poupée !

— Ce sont les bons qui partent les premiers, récite le Gros qui connaît à fond ses classiques.

Il se hâte d’ajouter qu’« on est peu de choses », que « c’est la vie » et que « l’heure c’est l’heure ».

Ça fait penser à la mère Plume qu’il est en tout cas celle de faire fricasser ses côtelettes de mouton… Elle rejoint sa cuisine avec son marmiton dévoué. Je ne sais pas si cet ignoble beignet refroidi de Béru met la main à la pâte, mais je me doute qu’il la met au réchaud… Rien ne stimule autant un cordon bleu, d’ailleurs, que de cuisiner avec un maître-queux.


Au début de l’après-midi, nous entrons le front haut dans la phase déterminante de l’affaire.

Coup de sonnette impératif sur l’air de « Ouvre-moi ta lourde pour l’amour de Dieu ». Hilde bondit de son siège, vive, alerte…

— C’est sûrement Hilary ! annonce-t-elle.

Elle court ouvrir.

Je chuchote à Béru.

— À partir de tout de suite ça devient sérieux, Gros, oublie un peu ton tombereau de betteraves et ouvre l’œil, sinon il pourrait nous arriver un turbin mémorable !

Je me grouille d’allumer une cigarette pour me composer une attitude désinvolte… L’herbe à Nicot, c’est la roue de secours des hommes. Quand ils traversent une sale passe, ils font de la fumée… Au fond, la fumaga n’est-elle pas l’emblème de la vie ? Tout le monde, et M. Tourgueniev en particulier, vous le dira. Fumée ! Voilà ce que nous sommes… Pas poussière, non ! Même pas ! Mais fumée… Notre existence n’est qu’une légère volute bleutée qui se dissout dans le ciel après avoir décrit quelques imprécises et fugaces figures.

Ça parlemente dans le couloir. Hilde doit affranchir l’arrivant sur l’événement majeur de la journée, à savoir la mort des Van Knossen…

Quelques minutes passent. Puis ces messieurs-dames font leur entrée dans le living… Je dis ces messieurs car ils sont deux. Il y a d’abord celui que ma petite « creuseuse » de trous appelle le patron ou Hilary. C’est un homme mince et froid, au visage aigu, au regard sombre, ardent, rapide, aux cheveux noirs plaqués sur la tête… Il est fringué sans recherche excessive, mais avec goût… Il traîne à sa suite un petit bonhomme tout ce qu’il y a de poilant qui me fait songer à un jockey, sans doute à cause de l’étrange casquette à petits carreaux dont il a surmonté sa tronche en forme de pomme. L’intéressé dont de qui je vous cause est ridé comme les fesses d’un centenaire et il a le teint tellement grisâtre qu’on croit le regarder à travers une fenêtre poussiéreuse.

Sa bouche est sans lèvres, ses paupières sans cils… Il possède d’étranges yeux bleus, tout rigolards, et il sourit avec une espèce d’ingénuité agaçante…

Hilde fait les présentations. Hilary me dévisage brutalement, à fond. Son regard est une véritable jauge qu’il plonge en moi. Il paraît satisfait, car il reconnaît un homme d’action… Il a pour Béru un coup d’œil surpris. Tout le monde d’ailleurs est déconcerté par ce tas d’immondices que je traîne à ma suite… Mais je suis la caution vivante de l’affreux homme des comptoirs.

— Paris ? me demande Hilary en un français qui sent son accent anglais de loin.

— Juste ! dis-je, faisant un compromis entre la langue de Shakespeare et celle de Guy Mollet.

— Je viens d’apprendre la mort de Knossen, voilà qui est désastreux…

— En soi, oui, dis-je calmement, mais sur le plan de l’affaire, je ne crois pas que ce soit irréparable…

Voilà qu’on recommence la polka sur les volcans. Après cette enquête, les gars, je pourrais m’acheter un flacon de Névrostyl, ça sera une dépense utile !

Il me demande, direct :

— Quel est alors votre programme ?

O la vache ! Comment qu’il me perturbe le transformateur, ce meûchant ! Trois questions commak et je suis plus K.O. qu’un vieillard paralytique qui voudrait s’empoigner avec Robinson, un vendredi !

J’ai une forte envie de biaiser.

— Mon programme sera fatalement le vôtre, fais-je avec une habileté qui me mériterait le Poste des Affaires Étranges au quai d’Orsay.

Et d’ajouter, pertinent :

— Mais si vous voulez mon sentiment personnel, je crois que nous devons agir. Lorsqu’une affaire est amorcée, il faut la poursuivre coûte que coûte car on n’a jamais intérêt à surseoir pour ces sortes de choses…

Voilà comment je m’en tirais à l’oral des examens, mes z’enfants ! Lorsque l’examinateur me posait une colle sur l’humanisme dans l’œuvre de Lustucru, je le feintais en établissant vite-fait-sur-le-gaz un parallèle entre Lustucru et Milliat-frères et en lui parlant de Milliat frères. Quelquefois, quand il était grincheux, il m’envoyait chez Plumeau en port dû avec un zéro en bandoulière, mais d’autres fois je l’avais au finish par ma faconde… S’il est des cas où il faut savoir se taire, il en est d’autres où il convient de trop parler… Question de dosage ! Dans la vie, il faut savoir doser !

Hilary hoche le chef puis se tourne vers son jockey, un certain Jess ! Il lui traduit ma déclaration, car le ouistiti ridé n’entrave que balpeau au français.

Le gnome me balance alors un coup de menton appréciateur.

— All right ! fait-il…

Sans habiter Vincennes, je suis un peu polygone et je comprends qu’il m’approuve foncièrement.

Nous nous asseyons et la mère Van der Plume sert le caoua. Elle le fait très bon, très fort. Lorsqu’on a bu sa tasse, on se sent de l’électrac dans les profondeurs.

— Voyons les choses froidement, dit Hilary…

— O.K., m’enhardis-je…

Béru, qui n’a pas encore trouvé le moyen de se manifester, croit le moment opportun pour placer sa connerie number one :

— Je vois toujours les choses froidement, j’ai travaillé chez Frigidaire.

C’est tellement gland que mes interlocuteurs pensent que ça a un sens caché et qu’ils opinent en branlant le chef.

— Côté exécution, nous devons venir à bout de l’opération sans trop de mal, déclare le grand English habillé de maigre…

— C’est aussi mon avis, appuyé-je, toujours avec mon petit air d’en avoir deux (d’ailleurs c’est une réalité à laquelle je tiens beaucoup).

— Bien… Seulement, ce qui m’inquiète, c’est « après »…

Alors là, le terrain est plus que glissant. C’est une patinoire semée de peaux de bananes ! Un mot biscornu et je suis râpé. Nous abordons la circonstance numéro un, celle où il vaut mieux se mettre un piège à rat à la menteuse.

J’attends la suite en fronçant ardemment les sourcils pour paraître très pénétré.

Le Gros a largué le sujet pour se consacrer à ses brancards. Il couve tellement sa vioque qu’elle ne va pas tarder à éclore.

— Car vous ne pourrez pas tout passer vous-même, poursuit Hilary… Ce serait trop dangereux.

— Tant pis, je risquerai le paquet !

— Hum, deux frontières, c’est bien risqué en effet, renchérit Hildegarde…

— On ne m’a rien demandé à l’aller, pourquoi voulez-vous qu’au retour ?

— Il suffit qu’un douanier grincheux vous fasse ouvrir votre coffre…

— En ce cas j’aviserai, je suis assez débrouillard, et…

— Il n’y aurait rien à aviser, tranche Hilary, sarcastique ! La nature du chargement ne permet pas d’ergoter, surtout si par malchance le vol est découvert avant votre passage de la frontière…

Ce dialogue commence à m’en apprendre. Maintenant, je sais que nous allons cambrioler le muséum… J’y vois clair… Van Knossen est allé à Paris recruter des spécialistes… Il devait leur donner une cigarette truquée qui équivalait à un billet de logement chez la mère Van der Plume… Oui, oui, je pige…

Nous devions être plusieurs pour ramener en France le produit du vol et ne pas mettre tous les œufs dans le même panier.

En cas de coup dur, ça limitait le désastre…

Je m’aperçois que je possédais déjà la plupart des éléments du puzzle. Quelques indications nouvelles m’en ont donné la clé et maintenant je peux le reconstituer dans les grandes lignes. J’ai été bien inspiré de faire annoncer par mes collègues que les Knossen étaient morts d’accident. Si les gens d’ici avaient appris la nature véritable de leur décès, tout serait fichu…

En ce moment, Hilary se tâte. Ce que je propose est risqué. Peut-il me faire confiance ? Ou du moins faire confiance à ma chance ?

— Ne pourrait-on garder la marchandise en Hollande quelques jours ? questionne Hildegarde…

L’autre hausse les épaules.

— Vous savez bien qu’elle doit être livrée après-demain, car ensuite il serait trop tard !

— Ben voyons ! ponctué-je, presque réprobateur, en considérant Hilde avec agacement.

Elle fait un signe affirmatif.

— En ce cas, il n’y a pas d’autre solution… À moins que je ne prenne une voiture avec Jess pour escorter nos amis ?…

— Hilde, vous savez parfaitement que nous jouons une partie de dés. Tout dépendra du laps de temps qui s’écoulera avant la découverte du vol. Si par malchance on s’en apercevait tout de suite, toutes les voitures immatriculées en Hollande seraient fouillées au passage des frontières. Or, ce qui nous handicape, c’est que nous ne saurons que le vol est découvert qu’en même temps que le grand public, c’est-à-dire plusieurs heures après. Or, pendant ces heures-là, la marchandise devra être évacuée…

Vous voyez, mes petites têtes de lecteurs évidées, nous retombons dans ces fameux cercles vicieux dont je vous entretenais au début de ce pertinent ouvrage.

Je crois que si je me manifeste avec puissance, j’aurais gain de cause, car les exigences de l’opération plaident pour moi.

— Je passerai la marchandise seul, affirmé-je. Étant français, la douane hollandaise ne me demandera rien… Et je ne passerai la douane française qu’après avoir traversé la Belgique ; or, c’est l’exposition en ce moment et le nombre de voitures françaises qui reviennent de Bruxelles en France est tel que les douaniers laissent flotter les rubans.

— Il a raison ! fait brusquement Hilary en donnant une tape sur l’accoudoir de son fauteuil. Nous allons jouer le jeu jusqu’au bout !

Il traduit à son acolyte les résultats de nos cogitations. Le ouistiti à casquette, à en juger par ses mouvements de tronche, est lui aussi un farouche partisan de l’action directe.

Tout paraît s’arranger harmonieusement.

— Vous avez préparé un endroit où cacher la caisse ? s’inquiète l’anglais.

— Bien sûr, dit Hildegarde… Nous avons travaillé la matinée à creuser un trou dans le parc du Kröller Müller…

— Parfait… Auparavant, il faut que je vous montre le travail… Il est parfait ! Absolument parfait ! Tonton était un artiste en la matière !

Il lance un ordre à son acolyte et tous deux sortent. Je mate Bérurier… Le Gros, tout innocence, se fout du cambriolage du musée comme de sa première cuite au Beaujolais.

Il est heureux de vivre et achève de consoler la vioque. Sa jument panarde raconte en anglais-français-petit nègre que la femme de son neveu, Cornélia, avant d’être une grande pétasse, avait été une grande patriote. Elle dirigeait un réseau de résistance pendant la guerre. À la Libération, elle avait été décorée de l’ordre du Cacao Van Houten avec palmes. Et puis, elle s’était mise à pinter et à se farcir les bonshommes du quartier avec fougue et conviction… Il y avait eu une période de vaches maigres pour Tonton et sa bergère. Celle-ci avait alors pris le parti de se lancer dans la prostitution organisée.

Écœuré, blessé, Van Knossen avait laissé faire, jusqu’au moment où, pour réagir, il avait eu l’idée de ce grand coup qui devait lui rapporter de quoi retirer sa dame de la vitrine…

Elle la boucle, car Hilary et Jess radinent, portant une grande caisse à couvercle…

Ils soulèvent le couvercle. Nous nous approchons. Jess sort un tableau de la caisse. C’est un Van Gogh célèbre, « Les cyprès », magnifiquement encadré…

— Qu’en pensez-vous ? questionne Hilary. On s’y tromperait, non ?

J’en suis ébahi, car on jurerait l’original.

Si c’est Van Knossen qui a réalisé ce turbin, alors chapeau devant sa dépouille ! C’était un seigneur. Je me remémore ce que la poufiasse du quai d’Amsterdam m’avait appris à son sujet. Il travaillait dans une imprimerie spécialisée dans la reproduction des chefs-d’œuvre…

— Comment peut-on arriver à un tel résultat ? m’exclamé-je.

— Ce sont des reproductions à l’échelle. Tonton les a collées sur de la toile à tableau, puis pressées afin que le papier fasse corps avec la toile… Ensuite il est revenu dessus au pinceau afin de restituer le relief de la peinture. Quant aux cadres, ce sont des reproductions exactes de ceux du musée. Évidemment, un expert, et il en défile tous les jours au Kröller-Müller, ne s’y tromperait pas une seconde, mais l’essentiel est d’abuser les gardiens afin que l’alarme ne soit pas donnée immédiatement.

Ma conviction, devant cet étalage artistique, est que mes petits copains ont monté l’affaire avec minutie…

Seulement, une autre question me tarabuste, qu’il m’est impossible de poser pour l’instant. À vous qui êtes complètement dans le cirage et qui avez de l’eau savonneuse dans les veines, je vais la dire :

— Que peut-on espérer faire de vrais Van Gogh homologués ? Connus, répertoriés, reproduits à des millions d’exemplaires ? Ils valent des dizaines de millions pièce, d’accord, mais seulement lorsqu’ils sont vendus officiellement ! Fauchés, on ne peut que les cacher dans un grenier…

Ça, oui, c’est un sacré mystère !

Un mystère que votre cher petit San-Antonio joli va se faire, croyez-moi, un plaisir de percer pour vous…

— Allons-y ! décrète Hilary en rabattant le couvercle de la caisse.

De saisissement, Béru fait sauter trois mailles au bas de Mme Plume !

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