Maintenant je possède toutes les données du problo, les z’enfants. C’est un travail très particulier décidément, auquel je ne pensais certes pas participer un jour : le cambriolage d’un musée.
Le plan maintenant est simple : on va aller planquer la caisse de reproduction dans le trou creusé naguère près des bâtiments ! Il faut le faire avant la fermeture des grilles du parc ; pendant que les voitures peuvent encore y circuler. Cette nuit, par un procédé encore inconnu de monsieur Moi-même, nous entrerons dans les galeries, décrocherons les chefs-d’œuvre de Van Gogh et les remplacerons par les décalcomanies de feu Van Knossen… Et puis nous essaierons de passer la frontière avec ça… Autant en emportent les Van !
L’opération est dangereuse… Nous pouvons très bien nous faire piquer en cours de « travail » par les mecs de la ronde de noye… Voire même à la frontière… Maintenant, je pense que le plus sage serait de faire intervenir messieurs les poultocks hollandais afin de coiffer ce joli monde. J’aime Van Gogh et l’idée qu’on se mette à trimbaler ses toiles à la sauvette me fait frissonner de bas en haut, puis de haut en bas…
Seulement, je ne vois vraiment pas comment il me serait possible d’aller affranchir mes collègues zélandais ! Car désormais nous n’allons plus nous quitter…
Je dois jouer le jeu en attendant de trouver l’ouverture favorable pour aller marquer un essai.
Nous voici tous empilés dans la charrette d’Hilary, une Mercédès 220 familiale… Nous prenons un ticket d’entrée pour véhicule au vieux mironton qui garde l’entrée, et Hildegarde guide le chef jusqu’à l’allée conduisant à notre trou. Nous abordons une phase délicate : le coltinage de la caisse à travers le parc. Dans cette vaste propriété surpeuplée, elle peut s’avérer dangereuse.
Que notre caravane éveille la curiosité d’un touriste, que nous nous cassions le naze sur un garde, et nous sommes cuits comme des biscottes.
Mais c’est ne pas compter sur l’intelligence d’Hilary. Il nous fait déployer en tirailleurs. C’est-à-dire que le jockey, Hilde et moi-même emprisonnons le trou à atteindre dans un triangle dont nous verrouillons les pointes tandis qu’Hilary et Béru coltinent la caisse.
En un quart de plombe tout est torché… Les reproductions sont dans le trou, recouvertes de branchages… et nous rejoignons la Mercédès…
Ma montre — qui n’a pas de secret pour moi — m’indique qu’il est six plombes. Nous musardons un peu dans le parc, puis nous regagnons Spring-Beauty. Personne ne parle. Ça ressemble à une veille d’attaque. Nous attendons l’heure H et c’est tout de même émotionnant.
Une fois chez la mère Plume-Plume, nous investissons le living. La jument a préparé des drinks, une sorte de dégueulasserie à constiper un avare. Je ne recommande ce cocktail à personne, il y a du lait, du sirop d’orgeat et du genièvre… Quand on se tape un tel breuvage, on a l’impression de boire la vidange d’un carter de voiture…
Cette comparaison me file une idée. Elle n’est pas lumineuse peut-être, mais elle peut le devenir pour peu que j’y fasse mettre une pile neuve.
— Il y a un garagiste dans le pays ? je demande, très détaché.
— Naturellement, fait Hilde, pourquoi ?
— En venant j’ai eu quelques difficultés avec mon allumage, j’aimerais bien le faire vérifier car je ne tiens pas à tomber en panne une fois que j’aurais la marchandise à bord…
— Vous avez raison d’être prudent, remarque Hilary. Hilde va vous conduire…
Le gros Béru a commencé de montrer son étonnement en ouvrant sa grande gueule faisandée pour une remarque stupide. Mais j’ai réussi à dénicher sa cheville sous la table et à lui filer dessus un emplâtre de cuir qui le fait grimacer de douleur…
La jeune fille et moi nous nous levons…
J’adresse au ciel une ardente prière pour qu’en mon absence le Gros ne mette pas les pieds dans le plat.
Le garage se trouve à l’orée du pays. C’est une ravissante construction blanche, en forme de moulin à vent. Hildegarde traduit mes explications au garagiste, et voilà notre homme qui enfile des gants de caoutchouc pour examiner mon delco, comme un chirurgien s’apprêtant à ouvrir la brioche d’un patient pour y récupérer l’étui à lunettes qu’un de ses confrères y a oublié au cours d’une précédente opération. (Si vous trouvez mes comparaisons trop longues, coupez-les en deux et mettez-les au frigo, ça se conserve.)
Tandis qu’il s’affaire, la môme me demande si je veux aller chercher de la bière avec elle à l’épicerie du coin. Je lui réponds que je préfère surveiller le bricolage de mon tréteau et elle n’insiste pas. Jusque-là, tout semble déguiller au quart de poil… Je dispose d’un peu de liberté et je vais essayer de moyenner.
— Avez-vous le téléphone ? m’enquiers-je en anglais et nonchalamment auprès du garagiste.
Il me toise comme si je lui demandais s’il porte un slip à rayures.
— Yes, sir !
— Puis-je téléphoner en France ?
Il fronce les sourcils. Il connaît Hildegarde de vue et il sait pertinemment que sa tante a le bigophone. Mais c’est un commerçant avant tout et il fait un signe d’acquiescement.
Je sue sang et eau de javel pour me faire comprendre de la standardiste… C’est vachement coton, une conversation téléphonique avec une Hollandaise qui ne jacte pas français et qui ne comprend l’anglais que lorsque c’est un sujet de Sa Gracieuse Majesté qui le parle.
Je suis en train de bredouiller comme un perdu lorsqu’une voix que je commence à bien connaître murmure dans mon dos :
— Voulez-vous que je vous aide ?
C’est Hildegarde. Elle est là, deux bouteilles de bière à la main, avec un petit quelque chose de mécontent dans le regard.
Je ne me trouble pas.
— Volontiers.
Et je lui file mon numéro personnel.
— Vous savez, dit-elle, ma tante a le téléphone…
Je souris.
— Bien sûr, mais est-il prudent d’appeler la France de chez elle ? Il faut prévoir l’avenir…
— Est-il prudent d’appeler la France tout court ? me demande-t-elle.
C’est une sorte de joute que je livre bravement, détendu comme le ventre d’un obèse qui vient de suivre une cure d’amaigrissement.
— C’est au sujet de mon arrivée. Je crois que le mieux est de ne pas entrer dans Paris avec les machins… Or, ma mère habite un pavillon tranquille dans la banlieue… C’est un endroit rêvé.
— Ah ! bon…
La voilà rassurée. Elle se dit que je prends l’affaire à cœur et son revirement se lit sur son minois comme s’il était peint en rouge sur les murs d’une clinique.
Elle demande mon numéro. Moi j’enrage de l’intérieur. Naturellement, c’était pas à Félicie, mais au Vieux que je voulais tuber. Il m’aurait arrangé toute l’affure aux petits oignons, ce cher homme !
Cinq broquilles s’écoulent et j’ai la voix chaude de ma brave femme de mère.
— Oh ! Antoine, mon grand ! s’exclame-t-elle.
Je lui bonnis que je fais un petit voyage au pays des tulipes et que je rentrerai chez nous sur le matin…
— Ne ferme pas la porte du garage, dis-je…
Puis je me hâte de raccrocher avant qu’elle ne se mette à poser des questions dangereuses. Pendant cette brève communication, Hildegarde a feint de s’intéresser aux évolutions d’une poule blanche qui consulte le canard dans la basse-cour du garagiste, mais je sais pertinemment qu’elle me tendait une oreille acérée, si je puis dire !
Je reprends ma chignole et nous retournons à Spring-Beauty. Je l’ai in the baba… Il ne me reste plus qu’à participer à ce coup fourré. Vous avouerez qu’il y a de quoi se la mordre ! Moi, un commissaire des Services, obligé de faucher des Van Gogh ! Ah ! non, on les verra toutes, c’t’été ! Si jamais on se fait épingler par les bourdilles d’ici, j’aurai bonne mine, en forban, dans les baveux du cru !
Il est dit que je ne vivrai jamais des trucs comme tout le monde. Ça n’arrive qu’à mézigue, ces choses-là… À mézigue et au gros Béru aussi, bien sûr, mais lui il marche toujours à côté de la réalité, sur le chemin de halage de sa connerie congénitale !
Les quelques heures qui s’écoulent dans la demeure de la dame au corsage violet sont mornes, sirupeuses… Nous causons peu. Hilary est un taciturne. Il passe son temps à examiner un plan du musée ; plan auquel le sien est subordonné en quelque sorte !
Le jockey a sorti un jeu de dés de sa poche et entreprend Béru pour une partie de passe anglaise qui va permettre au Gros de rentrer en France sans un maravédis.
Je fais signe à Hildegarde de me rejoindre et je grimpe dans ma chambre. Moi, quand j’ai une trop forte tension d’esprit, il faut toujours que je me livre à un exercice violent.
Elle ne tarde pas à rappliquer, le regard interrogateur.
— Qu’y a-t-il ? s’inquiète la belle enfant.
— Il y a que nous allons nous séparer cette nuit et que je voudrais d’ores et déjà vous faire mes adieux à ma façon, fais-je en l’enlaçant.
— Vos adieux ! Mais vous savez très bien que je pars avec vous ! dit-elle.
J’en avalerais mon nœud de cravate.
— Naturellement, Hilde, je le sais… Mais nous ne serons plus seuls, c’est cela que j’appelle être séparés…
Elle sourit.
— Ah ! sentimental Français…
Pas si sentimental que ça, je le lui prouve sur l’heure en lui faisant une prise comme aucun judocastre, fût-il ceinture de flanelle, n’en pourrait réussir.
Elle ne demande du reste que ça, la douce gretchen aux yeux bleus. L’inaction momentanée a sur elle les mêmes effets que sur moi et, partant, les mêmes conséquences. Nous attaquons le grand concerto de Brame, pour matelas et sommiers ; puis l’introduction du grand morceau de Faust dans l’ouverture de la Fille de Mme Angot (arrangement d’Oniçoi Kimal Ypense, le célèbre compositeur turco-réacteur). Enfin, comme il faut une conclusion à une séance bien composée, nous terminons par les grandes caves du Vatican (exercice d’alerte réglé par Miss Taffini de Bouffémont)…
Curieuse manière de se préparer à un cambriolage de grande envergure, me direz-vous ?
À cette objection je ne répondrai que par un seul mot :
— Jaloux !
Il est minuit, comme chez le docteur Schweitzer, lorsque nous quittons Spring-Beauty ! Hilary m’a demandé de prendre mon baquet personnel et de le suivre.
Me voici enfin seulâbre avec le Gros.
— Dis donc, fait celui-ci, on va à la pêche aux écrevisses ou quoi ?
— On va aux olives, rectifié-je.
— Hein ?
— Tu ne le savais pas que Van Gogh a surtout peint des oliviers ?
Il soulève son bada et se gratte l’accordéon. Une averse de pellicules larges comme des morbacks chute sur son costume en fibre de bois véritable.
— Qui ? fait-il.
— Van Gogh ! Tu n’en as jamais entendu parler ?
— Non, avoue-t-il sans s’émouvoir.
— C’était un grand peintre hollandais.
— Y a pas d’oliviers en Hollande ! objecte ce délicat lettré pour qui rien de ce qui touche à la déduction n’est étranger.
— Il est venu les peindre en France !
Le Gros ne cherche pas à approfondir outre mesure sa culture en matière picturale.
— Bon, fait-il… Et alors, c’est ses tableaux qu’on va secouer ?
— Tout juste !
— Ils valent quelque chose ?
— Chaque toile vaut plusieurs dizaines de millions !
Alors là, il est touché dans les profondeurs de son intellect ! Tout son être devient point-d’exclamation-à-la-ligne.
— Y a des mecs qui donnent des sommes pareilles pour des oliviers alors que pour ce prix ils pourraient s’acheter toute la Provence !
Sa réflexion me fait sourire…
— La Provence de Van Gogh est plus extraordinaire que la vraie, Béru !
Il se regratte le crâne. Aurait-il une pensée à fleur de peau qui n’arriverait pas à sortir ?
— Me fais pas poirer ! murmure-t-il. Un tableau, c’est un tableau, et voilà tout !
Sur cette formule sibylline, ce mécène passe à un autre sujet, en l’occurrence plus urgent à traiter.
— Alors on participe au coup ?
— Que pouvons-nous faire d’autre ? De toute façon, c’est nous qui devons coltiner les toiles, alors elles ne craignent pas grand-chose…
— Ces mecs ne me disent rien de bon, avoue-t-il… On ne sait pas ce qu’ils ont dans le carafon. En tout cas, le petit à la bâche s’est drôlement laissé avoir aux dés ; je lui ai gagné cent florins !
Je n’ai pas perdu de vue les feux rouges arrière de la Mercédès. Jusque-là, nous avons suivi un chemin tout différent de celui qui conduit à l’entrée du musée, j’en déduis que nous allons pénétrer dans le parc par-derrière…
En effet, nous stoppons dans un chemin discret qui longe la grille du parc. Nous manœuvrons les charrettes de manière à ce qu’elles se trouvent orientées face à la ville et nous nous groupons devant une brèche de l’enceinte. Hilary a minutieusement monté le coup et sa connaissance des lieux semble absolue.
Je reconnais chez lui l’homme de tête. Le fait qu’il ne nous ait pas encore affranchi quant au déroulement de l’opération montre que c’est un monsieur prudent.
— Voilà, explique-t-il, ce musée offre une particularité : il n’a qu’une porte et pas de fenêtre ! Il est éclairé en effet par des plafonds en moellons de verre. Donc, une seule issue s’offre à nous.
Il parle bas mais de façon intelligible, d’un ton péremptoire. Son regard est tranchant comme une lame. Personne ne songe à l’interrompre.
— Donc, nous devrons entrer par la porte. Celle-ci comporte un signal d’alerte extrêmement puissant et des serrures de sécurité… De plus, elle est exposée dans la lumière de deux projecteurs… Ce que nous allons faire exige une très grande précision. Les gardiens font des rondes toutes les heures. Chaque ronde dure un quart d’heure… Nous disposons, sauf incident, de trois quarts d’heure. Voici comment va se détailler l’opération.
« Nous allons pénétrer dans le parc jusqu’à l’endroit où sont cachées les reproductions. Vous m’attendrez pendant que j’irai surveiller la fin de la ronde. Lorsque celle-ci sera terminée, vous amènerez la caisse jusqu’à la zone de lumière de l’esplanade… Hildegarde surveillera la maison des gardes, Jess, aidé par vous (il me désigne) s’occupera de neutraliser les signaux d’alarme. Dès que ce sera terminé, je m’occuperai de l’ouverture de la porte. Ensuite, tous les hommes m’accompagneront dans les salles où se trouvent les tableaux à remplacer…
Les tableaux à remplacer ! Jolie formule.
Il se tait et nous considère à tour de rôle d’un air de dire : « Pas d’objections ? »
— Comment Jess neutralisera-t-il le signal d’alarme ? questionné-je ; pas en coupant les fils, je suppose ?
— Jess est un spécialiste, tranche Hilary.
Inutile d’insister. L’Anglais regarde sa montre à cadran lumineux.
— Allons-y ! décide-t-il…
Un à un, nous pénétrons dans le grand parc solitaire et pas du tout glacé dans lequel cinq z’ombres vont tout à l’heure passer !
Vous me connaissez depuis belle burette, comme dit le curé de ma paroisse, vous savez par conséquent que je n’ai pas froid aux yeux depuis que je leur fais porter un tricot Rasurel ; or, je dois à la vérité d’avouer qu’à l’instant où nous guettons le retour d’Hilary, tapis dans la touffeur du sous-bois, mon palpitant est monté sur le gros braquet. Il martèle (comme Charles) mes côtelettes à grands coups sourds.
Nous sommes assis sur la caisse de reproductions, Hildegarde et moi. Bérurier renifle, son bitos vissé sur sa rotonde, les mains aux poches, tranquille et prêt à tout. À cet instant, je ne puis m’empêcher de lui adresser un hymne reconnaissant. Il a tous les défauts homologués, plus quelques-uns de son invention, mais il possède une qualité majeure : le courage. Il ignore le danger, il n’a jamais connu la peur. S’il était attaché à un tonneau de poudre au milieu d’un incendie, il continuerait à tirer sur les poils de son blair ou à se gratter les pellicules en pensant à des recettes de tripes lyonnaises.
Le petit bonhomme Jess, l’homme aux dés honnêtes et à la bâchouse à carreaux, n’est pas émotionné non plus. Pour l’instant, il vient de sortir de sa veste une pochette de nylon à fermeture éclair et il prépare des instruments compliqués, que l’obscurité m’empêche de déterminer…
Retour d’Hilary. Très calme, très gentleman…
— Allez-y ! nous dit-il…
J’emboîte le pas à Jess et nous débouchons dans la lumière des projos. J’aime autant vous dire que ça fait un drôle d’effet ! Il me semble que je grimpe sur la scène d’un théâtre pour jouer « Rossignol de mes amours ».
Le ouistiti à casquette déballe de sa pochette une plaque d’acier à laquelle est soudé un fil. Il me la confie… J’aimerais bien savoir ce dont il retourne, comme dirait Rossini (Oui : à cause du tournedos, c’est complètement idiot !) mais l’instant n’est pas aux commentaires techniques. Tout ce qu’il m’est loisible de faire, c’est d’ouvrir mes vasistas comme le fit Michel Strogoff avant d’avoir les lampions braisés.
Jess prend maintenant dans son réticule une flèche à bout caoutchouté, comme en tirent les Eurêka, mais nettement plus grosse. Il la plante, d’un mouvement sec, sur l’un des montants métalliques de la porte. On dirait qu’il vient de filer un coup de poignard… La ventouse de caoutchouc adhère parfaitement. Le petit manche de bois est perpendiculaire à la porte.
Alors Jess prend dans son fourre-tout un troisième ustensile qui n’est autre qu’un pieu métallique de la dimension d’un tisonnier de poêle. Il l’enfonce dans la terre, près du perron. Puis il attache l’extrémité du fil soudé à la plaque métallique après le pieu.
— O.K. ! me dit-il en reprenant la plaque.
Il déroule le fil jusqu’au voisinage de la flèche. Il fait décrire plusieurs tours morts au manche de bois en laissant libre une trentaine de centimètres de fil entre cette fixation et la plaque d’acier. Il est précis, tendu… C’est un garçon jouissant d’un self-control extraordinaire.
Le montant métallique de la lourde est large de dix centimètres à peu près. Jess écarte sa plaque d’acier le plus possible de la porte afin de lui donner de l’élan. Puis il la lâche. La plaque heurte la porte avec un bruit sec. Elle reste fixée. Je comprends alors qu’elle était aimantée. Du coup je pige le reste. Grâce à cette installation, le circuit électrique ne peut être interrompu lorsqu’on touche la porte. Seulement, pour placer cette prise de terre, il fallait absolument ne pas toucher à la lourde, L’idée de la flèche de caoutchouc est une trouvaille.
Jess se détourne et fait un signe. Hilary s’annonce, ganté de caoutchouc, avec à la main deux clés bizarroïdes.
Il les fait jouer dans les serrures ; très doucement, et le vantail s’écarte. Le Gros et moi coltinons la caisse à l’intérieur du musée tandis qu’Hildegarde, légère comme une gazelle, va faire le 22 près de la demeure des gardes.
Nous pénétrons dans un vaste hall peint en blanc… À gauche, il y a une sorte de magasin où l’on vend — ô ironie ! — des reproductions… Et puis un tourniquet par où l’on passe après avoir acquitté les droits d’entrée. Nous l’enjambons. Hilary actionne une lampe de poche à verre rouge qui répand une lueur tamisée.
Nous franchissons une porte va-et-vient, puis nous traversons une salle où sont accrochés des dessins de Van Gogh, plus des choses sans importance de gens moins réputés…
Les salles sont en enfilade. À la première, nous faisons une première halte pour décrocher « L’arbre en fleurs », une merveille !
J’ai une nausée à force d’être ému. Pour la première fois de ma garce de vie, j’ai le sentiment de commettre un sacrilège. C’en est un ! La plus grande des profanations… Je manipule la toile que me tend Hilary avec une dévotion absolue… Jess lui remet la reproduction correspondante. Ensuite nous visitons deux autres salles dans lesquelles nous soustrayons encore trois tableaux : « Les oliviers », « La terrasse du café », et « Le facteur d’Arles »…
Maintenant, la caisse est vide. Nous logeons avec d’infinies précautions les chefs-d’œuvre volés et Béru et Jess empoignent chacun une manette de la manne !
Hilary zyeute sa Lip !
— Pressons ! fait-il seulement…
Nous nous rabattons vers l’entrée. L’Anglais rouvre la lourde lentement et la cruelle lumière des casseroles se précipite sur notre poire.
La nuit est lourde, un peu orageuse. Le silence est à peine coupé par les bruissements des insectes qui jouent la joie du monde sur leurs élytres.
Nous apercevons, sur la droite, la mince silhouette d’Hildegarde…
— Plus que dix minutes de battement, déclare Hilary…
Il remplace Jess à l’une des anses après avoir relourdé consciencieusement. C’est encore à Jess de jouer. Il saisit le bout de la flèche entre le pouce et l’index et tire brusquement. La plaque aimantée est décollée. Il n’y a pas eu le moindre bruit. Jess est un crack ! Il arrache le pieu, et tout en se rabattant vers le bois enroule le fil autour de la tige métallique… J’attends Hildegarde qui contourne l’esplanade baignée de lumière.
— Tout a bien marché ? demande-t-elle…
— Au poil !
— Tant mieux, je peux vous avouer maintenant que j’avais le cœur battant.
Et moi donc ! Mais je m’abstiens de lui faire part de mon propre sentiment. Les hommes forts n’ont pas le droit d’avouer leurs faiblesses.
M’est avis que nous nous sommes réjouis un peu trop vite. Dans la vie c’est commak ; on a les glas-glas, on tremble sur ses fondations pendant des périodes qu’on estime critiques, et puis au moment où l’on se détend, le patacaisse se produit, qui vous cueille à froid.
Comme nous rejoignons les autres, une ombre se dresse brusquement devant nous. Nous prenons la lumière d’une lampe électrique dans la cerise… Je perçois un sourd grognement, très caractéristique et j’avise un gaille près de la silhouette d’homme. C’est ce qui s’appelle un manque de bol du premier degré.
Une voix d’homme nous pose une question à laquelle Hildegarde répond d’une petite voix innocente qui lui ferait décerner la couronne de fleur d’oranger par un jury de mères maquerelles retraitées.
L’homme qui nous intercepte est un des gardiens.
Il nous pousse dans la zone lumineuse. C’est un vieux mironton à cheveux blancs et au visage tout ridé. Lui, c’est Son et Lumière ! Un beau vestige mis en valeur par l’uniforme. Il est grand, pas même voûté, avec un regard clair pas commode.
Hildegarde continue de le baratiner à mort. Sans doute chique-t-elle à l’amoureuse transie qui est venue se faire jardiner le bosquet par un bel étranger (merci pour moi !). Mais le garde paraît aussi sensible à sa faconde qu’une jambe de bois à un sinapisme ! Lui, c’est boulot-boulot ! Trente ans de carrière ! Un pédigrée intouchable avec vue sur le Zuiderzee ! Il nous fait signe de l’escorter jusqu’au poste de garde. Pour tout vous dire et ne rien vous cacher, la carburation se fait mal ! Si nous nous laissons embarquer par ce détritus à galoches, nous sommes flambés comme des crêpes suzette. Supposons qu’on découvre le vol alors que nous sommes sous la surveillance de messieurs les ceinturons de cuir de vache, on se retrouve dans les geôles de Mme Juliana avant d’avoir compris la théorie d’Einstein sur la relativité du temps.
Alors, qu’est-ce que vous voulez, j’agis. J’agis à la San-Antonio, c’est-à-dire que je me fends d’un crochet au foie capable de perforer une plaque de blindage. Le père Son et Lumière exhale une plainte pareille à celle d’une corne de brume. Il s’écroule en avant. Au passage, je lui tire un uppercut à la mâchoire et il s’endort illico en rêvant à des parterres de tulipes à carreaux écossais.
Seulement votre petit ami a une très moche surprise. L’idiot de cador qui accompagnait le garde est du genre berger allemand pas franco. À peine viens-je de voter des crédits à son maître pour l’achat d’un nouveau râtelier qu’il me bondit dessus et m’empoigne le molletebock gauche. Une douleur aiguë, brûlante, se plante dans ma guitare. Saleté de toutou ! Pour lui faire lâcher prise, c’est midi. Je lui tirerais bien une olive dans l’occiput, mais la détonation ameuterait le restant des archers…
Jamais vu un gaille pareil. Il est patient comme une borne kilométrique. Il m’a filé ses ratiches dans la viande et il serre en se disant que le temps travaille pour lui.
Pour lui faire lâcher prise, je sors mon briquet de ma vague et je lui en mets la flamme sous la truffe. Le cador lâche prise et recule. Mais cette retraite est courte et brève. Le voilà qui revient à la charge, tête baissée, oreilles couchées, regard fou. Heureusement que votre San-Antonio bien-aimé est un gosse à la page. Comme souplesse, je ne crains ni les pompiers de Paris, sapeurs et sans reproche, ni les acrobates du cirque Médrano. Un petit saut en arrière, pur style toréador, le chien, emporté par son élan, me dépasse d’un mètre. Lorsqu’il se retourne, j’ai déjà mon feu à la main. Je le tiens par le canon et j’assaisonne Médor d’un coup à foudroyer un diplodocus adulte.
Ça fait un bruit marrant, un bruit creux, comme lorsqu’on donne un coup de pied, par inadvertance, sur la tranche d’une grosse caisse. Le berger allemand va à dame, la cervelle tellement en compote qu’on la dirait passée au mixer.
— Filons, dis-je à Hildegarde.
La jeune fille n’a pas bronché pendant la séance… Immobile, les bras le long du corps, elle a suivi ce combat étrange de ses yeux tranquilles.
— Vous êtes formidable ! dit-elle.
Mais je me fous de ses compliments comme de ma première culotte bateau.
— Tout à l’heure, la chasse à l’homme va être formidable aussi, réponds-je…
Nous cavalons jusqu’à la voiture. Béru et les deux autres ont déjà chargé les Van Gogh dans mon carrosse. Ils attendent, très inquiets. En deux phrases, on leur explique l’intermède.
— Notre seul espoir, déclare Hilary, c’est qu’on ne découvre pas le vol avant demain après-midi.
Comme ma blessure me fait souffrir, nous décidons de passer chez la mère Van der Plume afin de m’y faire un pansement.
Ensuite, nous nous séparerons… Hildegarde viendra avec Béru et moi dans la chignole, Hilary nous suivra avec Jess.
La mère Porte-plume sirote un genièvre en roulant des gobilles laissant entendre qu’elle s’en est déjà téléphoné plusieurs…
— Venez dans la salle de bains, me dit Hildegarde, je vais m’occuper de votre jambe.
Je la suis. Ce salaud de chien m’a drôlement réparé. Il avait des crocs pointus comme des passe-lacets. Une série de trous violacés constellent mon mollet. Elle les arrose d’alcool, puis m’y cloque une espèce de mercurochrome avant de me bander la jambe…
— Maintenant pressons-nous, dit-elle lorsqu’elle a attaché le pansement.
Nous déhottons…
Comme j’arrive dans la rue bordant Spring-Beauty, j’aperçois Hilary, assis à l’avant de ma guinde. Cette ordure a ouvert la boîte à gants et compulse mon carnet de passage en douane. Mon raisin ne fait qu’un tour, car ma qualité de flic est mentionnée sur la pièce douanière… Vous avouerez que c’est rageant de se laisser démasquer de cette façon idiote ! C’est le grain de sable qui bousille l’engrenage savant ! Un détail ! Une misère ! Et tout est fichu.
Hildegarde est en train de faire ses au-revoir à sa tante, assistée de Bérurier. La vioque a la biture nostalgique. Elle pense à la mort de Tonton, et puis il y a ce départ de Béru-la-Grosseur… Un amant aussi incomparable, dites-moi, ma pauvre dame ! Si c’est pas malheureux. Un gentleman qu’avait des calcifs à fleurs, et des manières si exquises que, comparé à lui, le président du Jockey-club a l’air d’un ramasseur de mégots !
Mais l’instant n’est pas à la poirade. J’ai à faire front à la situation. Et elle évolue, la situation… Tellement vite qu’il faudrait s’appeler Manuel Fangio pour la rattraper.
En m’apercevant, Hilary lâche le carnet de passage et saute de la voiture… Il glisse une main à sa poche pour choper sa pétoire… Mais le San-Antonio, malgré sa blessure au mollet, est toujours le plus prompt ! San-Antonio lave plus blanc, toutes les publicités vous le diront. En moins de temps qu’il n’en faut à un vieillard pour devenir octogénaire le jour de ses quatre-vingts ans, je lui fonce dans la caisse, tête baissée. C’est tellement rapide, tellement violent, qu’il fait un saut de deux mètres et s’affale sur le mince trottoir…
Tout ça a été silencieux. Jess le jockey est en train, grâce à Dieu, de bricoler sous le capot levé de la Mercédès.
Je me penche sur Hilary. Vous me croirez si vous voulez ! Et si vous ne me croyez pas, courez vite vous faire masser la prostate au gant de crin, mais le digne homme est mort. Sa petite tronche d’Anglais a porté contre la bordure de pierre du trottoir et il est tellement canné qu’à côté de lui un jambon de Bayonne semble pétant de vie.
Moi, vous le savez, je pense, ou alors c’est que vous êtes deux fois plus tartes que je le supposais, je suis l’homme des décisions rapides.
Je dois absolument rectifier le tir… Il s’agit de faire fissa. Jess va découvrir le poteau rose et me sulfater le plastron.
Je m’approche de lui… Il me jette un coup d’œil rapide et remet sa jauge dans le trou récepteur. Puis il rabat le capot.
Alors je prends mes risques… Mon revolver est un monsieur très bien constitué, dont, vous l’avez vu, la crosse a des pouvoirs contondants.
Bing ! Boum !
J’ai tout de suite la communication avec sa tronche. Mais ce ouistiti à casquette a flairé du louche et à l’ultime seconde il fait un mouvement qui dévie la trajectoire de mon arme. Je lui arrache une oreille… Alors il me fait une clé japonaise si extraordinaire que je me retrouve sur mes fesses en une seconde et demie. Un déclic ! Il vint d’ouvrir un couteau et plonge sur moi. Oh ! mes amygdales… J’essaie d’esquiver, mais ce macaque est plus agile qu’un reptile, plus souple qu’un député… J’ai commis l’erreur de le cramponner par les épaules. Ça ne lui enlève que partiellement la liberté de ses mouvements… La lame se rapproche de ma margoulette. Encore dix centimètres et elle tranchera la carotide du joli petit San-Antonio d’amour…
Je bande mes muscles. Rien à faire ! Il s’insinue… Je commence à sentir le tranchant du couteau sur ma peau…
— Mais N… de D… ! dit la voix de Béru, ils s’empoignent !
Le Gros se pointe. Il file un coup de pantoufle dans la tempe de Jess. Ça suffirait pour décorner un bison… Ça suffit pour endormir le jockey.
Je me dresse.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demande la Gonfle !
— Rentre dans la maison et amuse la fille pendant cinq minutes sous n’importe quel prétexte, fais-je…
Il ne se le fait pas dire deux fois et fonce dans Spring-Beauty. Hildegarde était en train de faire la dernière bibise à la jument en larmes. Le Gros la refoule en bramant comme un porc qu’il a un moucheron dans l’œil et qu’il faut lui enlever ça dare-dare, sinon il pique une crise de nerfs…
Brave homme, va !
J’ausculte le jockey. Il pique une ronflette-maison… Je le grimpe dans sa Mercédès… Puis je charge le cadavre d’Hilary. Ensuite je me mets au volant et je démarre. Direction : la forêt… Maintenant ma décision est prise. Je sais ce qu’il me reste à faire. C’est coton, mais si je réussis, ça me vaudra une médaille tellement longue que je serai obligé de l’enrouler sur un moulinet.
Je prends le chemin de la forêt et j’arrête la calèche sous les arbres avec son chargement. À l’instant où je stoppe, j’ai la tête cramponnée par Jess. Cette ordure est revenue à elle et essaie de me faire péter les vertèbres cervicales sur le dossier de ma banquette. Vous parlez d’un coriace ! C’est gris comme mon auriculaire et ça se permet des fantaisies de ce genre !
J’avais surestimé la détente du Gros. On voit qu’il y a longtemps qu’il n’a pas joué avant dans l’équipe de football de Neauphle-le-Vieux.
Il se rouille, ou alors c’est l’âge ! À moins bien entendu que Jess ait le bocal en acier, hypothèse qu’on ne saurait exclure de prime abord sans risquer de porter atteinte à la vérité, comme dit la baronne Bienlavé-Saressert.
Heureusement, si Jess est souple, il n’a pas ma force. Je lance ma main droite en arrière, aussi loin que je peux, et, avec l’énergie de l’autodéfense (permis touriste et poids lourds), je lui biche la tignasse. Je le tire en avant. Son étreinte se relâche un tantinet. De ma main gauche, je cramponne mon P38… Ici je peux le faire donner de la voix, car je suis loin de l’agglomération…
Je me le fais à la Buffalo-Bill : en flinguant à la renverse. Deux coups, comme pour la camériste. Jess me largue et s’écroule. J’actionne le plafonnier, ce qui me permet de constater qu’il en a pris un vieux coup dans le paysage… Le voilà avec trois yeux à c’t’heure, le pauvre homme. Je lui ai pratiqué une orbite supplémentaire pile entre les deux initiales.
Il est maintenant aussi mort que son patron.
Sans perdre de temps, je fouille les deux décédés et je reviens les coudes au corps à la maison. J’entre comme une tornade.
— Eh bien ! je brame, vous venez, oui ! Les autres sont déjà partis !
Le Gros a un lampion gros comme sou poing à force de se le faire bricoler par la chère petite…
Il m’explique qu’un connard de moucheron, attiré par sa trogne illuminée, a élu domicile dans son œil et que… etc, etc.
Je l’embarque de force.
— Tu mettras un œil de verre, Gros, c’est moins salissant !
Hildegarde nous suit. Sur le pas de sa lourde, la mère Van der Plume agite son mouchoir détrempé par son chagrin…
— Tu vois, fait Béru, j’ai passé des heures inoubliables dans cette maison…
Je ne réponds pas… Tandis qu’il s’installe à l’arrière, je fais mettre Hildegarde à l’avant… Elle réprime un bâillement.
— Sommeil, Hilde ? je lui demande, enjôleur.
— Un petit peu…
Je sors une boîte de dragées de ma boîte à gants… Vous ne pouvez pas savoir ce que contient ce compartiment. Il y a de tout… Et rien que du nécessaire !
Je me cloque une dragée dans le clapoir…
— Vous en voulez une ? je propose d’un air détaché…
— Qu’est-ce que c’est ?
— De la vitamine A.B.C.D. 33, une nouveauté française… C’est contre la fatigue, la cellulite, la chute des cheveux, l’engorgement du pancréas et la liquéfaction de la matière grise…
Elle prend une dragée en riant.
— Passe-m’en une ! implore Bérurier.
— Des clous, fais-je… Il ne m’en reste presque plus.
Il rouscaille que je le prends pour une vieille peau de banane, que je suis un ceci, un cela, sans parler du reste !
Je le laisse dire et je recrache subrepticement ma dragée car, les plus invertis d’entre vous l’auront deviné, il s’agit non pas d’un chisblik vitaminé, mais d’un très puissant soporifique. C’est le bâillement d’Hildegarde qui m’a donné l’idée de l’abstraire de cette façon… Ce truc est radical, comme dirait Daladier.
Le temps de rouler deux bornes, et mon égérie glisse dans la ouate rose des rêves… Sa tête dodeline, elle pose sa joue contre mon épaule et s’endort…
J’attends un instant encore… Puis j’arrête.
— Qu’est-ce qui se passe encore ? fait le mahousse.
Je lui fais signe de la boucler comme une sangle de parachute, des fois que la donzelle ne serait pas encore bien sonnée. Mais je n’ai aucune crainte à avoir à ce sujet. Elle roupille comme la Belle au Bois dormant…
— Elle a son taf ! annoncé-je…
— Qu’est-ce que tu lui as donné ? demande le Gros.
— Un filtre !
— C’est tes dragées ?
— Exactement, voilà pourquoi je ne voulais pas t’en donner…
— Oh ! bon, excuse… Pourquoi que tu l’as neutralisée ?
— Because turbin, Gros. Nous avons besoin de l’entière liberté de nos mouvements…
— Je pige pas !
— Je sais : tu ne piges jamais, t’es constipé de la coiffe. On va marner dans le super-délicat, maintenant…
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— On retourne au Kröller-Müller !
Il se lamente :
— T’es louf ! Tu veux absolument qu’on se fasse distribuer du plomb !
— C’est pas certain !
— Mais c’est probable ! Réfléchis, après que t’as bricolé la gueule d’un garde, ça doit être en effervescence sur le champ de manœuvres !
— Mais non… Ce musée, Gros, n’a jamais été attaqué… La surveillance est réduite au strict minimum… Ils se fient à la sonnerie d’alarme et les gardiens, au lieu de se remplacer toutes les heures, doivent faire le quart. Nous avons une chance pour que le gars que j’ai mailloché ne soit pas à la fin de son quart !
— Nous en avons une autre aussi pour qu’il ait repris ses esprits !
Il m’agace, cet endoffé.
— Oh ! merde ! fais ce que je te dis, je suis ton chef, non !
Le Gros croise ses mains boudinées sur sa besace.
— D’accord, t’es mon chef… Je t’obéis, mais je peux penser, non ?
— À l’impossible nul n’est tenu, dis-je avec cet esprit jaillissant qui m’a toujours valu les premiers prix au concours de belote d’Atous-sur-mer.
Je tourne à gauche pour prendre la route du parc… Je retrouve notre brèche sans difficulté…
— Attends, dis-je au gros, avant de descendre le matériel, il faut s’assurer que le gardien est encore dans le brouillard !
J’escalade la brèche. Toujours le premier sur la brèche, dirait le député Baudouin !
Le parc est silencieux, sauf une paire de hiboux qui prennent un « x » au pluriel en attendant l’aurore pour aller se zoner.
Ça m’inspire confiance.
Ce que je fais là est d’une folle témérité, je ne l’ignore pas puisque je le sais. Mais j’ai une réputation à soutenir, n’est-ce pas ?
Combien d’hommes sont morts à cause de leur réputation, hein ?
C’est effarant ce que l’orgueil peut faire faire !
Je trouve la carcasse du gaille… Mais pas plus de gardien dans le secteur que de syntaxe dans ma prose ! Se serait-il fait la paire ?
Je ne suis pas loin d’en convenir. Je m’apprête à battre en retraite lorsque je perçois une sorte de hoquet contenu, non loin de là…
Je sonde les environs et je découvre mon bonhomme adossé à un arbre, faisant tout ce qu’il faut pour essayer de cracher son foie. Le crochet que je lui ai mis dans la brioche a dû lui détraquer l’usine à bile. Il est vraiment lamentable, le pauvre vieux. J’en suis remué comme une mayonnaise.
Je me demande comment je dois m’y prendre avec sa pomme. Lui filer un nouveau rendors-toi ne serait pas fair-play, comme dirait Townsend qui parle correctement l’anglais. Je suis un grand humaniste sous mes dehors turbulents.
Alors ?
Il me vient une idée. L’univers n’est qu’une incessante répétition… Je chope ma boîte de dragées soporifiques et je lui en insinue une dans la salle à manger. Ce digne garde a moins de dents qu’un peigne hors d’usage. Pour croquer ça, c’est la croix et la bannière. Je suis obligé de l’aider en lui appuyant mon revolver sur la tempe pour presser le mouvement. Il s’ébrèche sa dernière prémolaire potable et s’endort…
Maintenant, ça va être à nous autres, les supermen, de jouer.
Je cours chercher Béru et on se ramène avec la caisse de chefs-d’œuvre…
Le Gros souffle comme un phoque asthmatique qui viendrait de se farcir le Galibier.
— Pourquoi que tu les remets en place, ces tableaux, fait-il, alors qu’on a qu’à les porter tout bonnement chez les poulets ?
Je hausse les épaules.
— Il est intéressant de remonter jusqu’à la source, bonhomme. Il y a un mec qui finance l’opération et qui met la grosse poignée pour avoir les Van Gogh ! Il faut le dénicher, cet amateur ! On pourra peut-être y parvenir grâce à Hildegarde, si elle croit qu’on est réglo !
— On pourrait aussi bien jouer le blot avec les vraies toiles !
— T’es dingue, et s’il leur arrivait un turbin ! Nous ne sommes pas infaillibles, mon bijou…
Ces commentaires sont échangés pendant le transport. Heureusement que Jess le jockey m’a montré l’art et la manière de détourner à la terre le circuit électrique ! Re-heureusement que votre San-Antonio a le compas dans l’œil et qu’on a pas besoin de lui enseigner pendant dix ans la manière de faire cuire les œufs durs !
Je recommence l’opération de naguère… Par exemple, j’ai plus de mal avec la serrure. Il y avait une astuce dans l’ouverture que Hilary connaissait et que, par déduction, je découvre. Il faut tourner trois fois en arrière avec la première clé, et deux fois en avant avec la seconde pour obtenir le cordon !
On se ramone un petit peu les muscles, je vous l’annonce. Enfin, les choses rentrent dans l’ordre… Les vrais Van Gogh sont raccrochés et leurs copies réintègrent leur caisse de départ…
— Cette fois, il va falloir carburer vilain, si on veut quitter le pays des canaux avant que le rififi se déclenche…
Le gros ne peut me répondre, car il est à court d’oxygène. Il attend une prochaine livraison pour bavocher.
On charge les copies dans mon coffre et on reprend place dans la tire où Hildegarde continue d’en écraser comme un petit ange du bon Dieu.
Il est six plombes du matin lorsqu’un douanier maussade nous fait signe de passer. Il est tellement vaseux qu’il ne se donne pas la peine d’examiner nos fafs.
Une fois en Belgique, je me sens détendu. C’est pas que je craignais grand-chose, notez bien, mais nous avons tout de même refroidi deux quidams et un chien, sans parler du digne fonctionnaire endormi de deux manières… Il y a tout de même de quoi se faire raconter Lisette par les collègues zolandais !
Je secoue Hildegarde. Elle ouvre un store comateux et émet un grognement de plantigrade.
— Ça y est, Hilde, exulté-je, nous voici en Belgique…
À travers son cigare artificiel, elle réalise le sens de mes paroles et fait un effort pour m’exprimer sa satisfaction, mais elle se rendort malgré elle…
— Comment qu’elle en écrase ! soupire le Gros !
Comment se fait-il qu’il ne pionce pas aussi, lui qui dormirait le dargif dans un seau de fumant !
Je lui demande.
— Je peux pas, soupire-t-il, j’ai du vague à l’âme…
— Eh ! dis ! Remonte-toi, pépère, ta baleine ne va pas aimer tes airs lamartiniens… C’est pas Elvire, la mère Béru…
Il hoche la tête.
— D’accord, San-A. Mais tu ne m’empêcheras pas d’évoquer avec une certaine émotion ces farouches étreintes hollandaises…
Pas d’erreur, il est perturbé de la mansarde ! À son âge, l’amour ça cause des méfaits, comme les gelées de printemps. Il va rêver de la jument au corsage violet, la sublimer dans sa caboche de grosse nave !
Le jour se lève… Ma chignole tourne rond sur une autoroute vide… Des oiseaux matinaux s’abattent dans les riches labours. Des écharpes de brume de chez Hermès flottent sur la nature, rapprochant les confins !
Entre nous et l’indice des prix, je m’offrirais bien un petit dodo, ces émotions et cette nuit blanche m’ayant un peu cisaillé ; sans parler de la morsure du cador que je sens cruellement dans ma chair.
Je fais part de mon épuisement au Gros.
— Tu devrais te planquer dans un chemin creux, conseille-t-il. Deux plombes de ronflette et te voilà réparé, tel que je te connais.
Je me range à son opinion. Et je range la brouette dans un endroit désert, près d’une haie d’aubépines.
Lorsque je reviens à la réalité, j’ai en face de moi une vache qui me sourit en passant sa langue écailleuse sur ses dents jaunes. À première vue, je me crois face à face avec Bérurier ; mais à deuxième vue je pige qu’il n’en est rien puisque le vrai Béru ronfle comme un incendie de forêt à l’arrière alors que son sosie est devant le pare-brise.
Je passe une main par la portière.
— Allez coucher ! fais-je au ruminant.
Docile, la bête à cornes s’éloigne après un hochement de tête.
L’air frais de la campagne environnante me ravigote. Je regarde mes compagnons de voyage. Ils continuent d’en concasser. Un coup d’œil à ma montre m’apprend qu’il est neuf heures moins dix. Le Gros avait raison, je me sens réparé, à l’exception de ma jambe endolorie qui est ankylosée…
Cette fois je n’ai pas de mal à réveiller Hildegarde. Elle se frotte les yeux.
— Où sommes-nous ? demande-t-elle.
— En Belgique, entre Anvers et Bruxelles.
— Oh oui, vous m’avez dit que nous avions franchi la frontière, mais je n’ai pas eu la force de me réveiller… Je ne sais pas pourquoi j’ai dormi à ce point !
— Rien d’étonnant, Hilde ! Nous avons eu une nuit chargée ! Et puis la voiture, ça berce…
— Et les autres ?
— Ils ont filé devant… Je ne les ai plus revus depuis la frontière…
Elle paraît troublée.
— Vous avez pris rendez-vous avec eux ?
— Pas du tout… Lorsque nous avons quitté Otterlo je les ai rattrapés sur l’autoroute. Hilary m’a fait signe de passer devant comme convenu… Et puis, après la frontière, c’est lui qui m’a doublé… Peut-être pensait-il que j’allais le suivre, mais j’ai pris le coup de pompe…
Hildegarde secoue la tête.
— C’est curieux…
— Bast, fais-je, léger, nous les retrouverons bien à Paris, pas vrai, chérie ?
Elle ne pipe mot !
Le Gros qui rêve pousse un gémissement. Il rouvre les yeux et nous défrime avec horreur comme si nous étions deux furoncles arrivés à terme.
— Qu’est-ce qui te prend, Enflure ? je lui demande.
— Je rêvais, rétorque le tendre poète…
— Tu rêvais de qui ?
— Tu le sais bien, minaude cette excroissance de chair. Tu le sais bien.
Il écrase un pleur discret, bâille, se mouche, se gratte furieusement l’entre-jambe, comme pour semer la panique chez les pensionnaires, puis, revenant au prosaïque, demande :
— Si on allait casser une graine, sur le pouce ?