C’est un couple au cinéma.
Il est venu voir Figure de fifre, une comédie si légère qu’elle s’envole.
Le monsieur du couple a une allure cadre très supérieur à la moyenne. Veste de touide avec du daim aux coudes et aux revers, chemise vert d’eau, cravate Cerruti chamarrée. L’élégance selon saint Jean. Brun, la quarantaine sérieuse. Il se parfume à l’Eau Sauvage.
Sa compagne est une frangine réellement sublime. Longue, mince, blonde, des formes exquises, une bouche à dire des choses suaves et à tailler des pipes plus suaves encore. Pour le cinoche, elle met des lunettes à monture Cartier qui lui vont au poil ! Elle porte une robe imprimée avec une exquise jaquette grège mijotée par Saint-Laurent-du-Var.
La rangée derrière eux est presque vide parce que le cinoche, je sais pas si t’as remarqué : ça moule à tout berzingue. Les mirontons préfèrent rester at home regarder la « Roue de l’Infortune » ou bien… un film, justement ! Pourquoi veux-tu qu’ils rentrent dans leurs godasses et se traînent la couenne en ville pour visionner ce qu’on leur programmera à la télé l’année prochaine au plus tard ? Les producteurs de films se sont suicidés en permettant au public télévisuel d’obtenir gratuitement ce qu’ils font payer dans les salles. Leur drame c’est qu’ils cavalent toujours après une pincée d’osier pour pouvoir différer la faillite. Un peu de fraîche en perspective et ils suintent. Ils filent leur gerce en prime !
Mais, bref, c’est pas l’objet de cette œuvre de qualité ; moi j’ai ma propre merde.
Deux types se pointent, juste que les loupiotes de la salle commencent à baisser. Ils s’engagent dans la rangée vide. C’est des mecs désinvoltes ; un peu crades sur les bords mais pas trop. La barbe inrasée de huit jours. Sweat-shirt portant en gros caractères un nom d’université ricaine, se donner l’air intello.
Parvenus derrière le couple, l’un d’eux se penche sur l’homme. Il lui dit :
— Je m’excuse, je viens de faire tomber ma montre de votre côté.
Le type est complaisant car il s’incline pour mater à ses pieds. Le gars profite de l’embellie et lui assène une manchette très sèche sur la nuque. L’homme bascule sur le côté.
Pendant ce temps, avec un synchronisme admirable, son pote s’est penché sur la femme et lui a saisi le visage à deux mains. Il murmure :
— Permettez…
Et il lui roule une pelle fourrée. Une terrible, avec la menteuse engagée à l’extrême et qui lui frétille dans l’embrasure. Sa dextre caresse la poitrine ferme de la femme. Bien entendu, elle insurge, rebuffe, tente de crier. Mais va gueuler, toi, avec cet organe charnu, truffé de bourgeons sensoriels, dans la clape. D’autant que ça l’étouffe, la pauvrette, un bras morcif de ce calibre.
Le gars retire sa langue pour chuchoter à l’oreille de la nana :
— Je t’attendrai demain à quinze heures pile devant le perron de l’Opéra, et je te ferai tellement jouir que tu ne te rappelleras même plus ton nom ; pense à amener une serpillière.
Pendant qu’il parle, il tient sa main plaquée sur la bouche de sa victime, et ajoute :
— N’oublie pas de venir, sinon je raconterai aux médias ta soirée du 28 janvier.
Il la lâche. Les deux mecs quittent la travée, puis la salle, sans tellement se presser.
Le générique de Figure de fifre se déroule. On l’a traité en dessin animé.
C’est ce qu’il y a de meilleur dans le film.
Bérurier déclare, l’air abattu :
— C’est chié, la langue française !
Nous le considérons avec surprise. L’association Béru-langue française est difficile à concevoir. Très antinomiques, leurs rapports.
Il ajoute, comme pour énoncer une preuve indiscutable :
— Le corbeau croasse, la grenouille coasse et le serbo croate ; faut s’y r’trouver dans tout ça, vous y parviendez, vous aut’ ?
Son regard pourpre nous prend à témoin de cette inextricabilité du vocabulaire. À croire qu’il lui a été mijoté une vacherie, comme si les mots qu’il vient de citer étaient des pièges conçus pour lui seul, donc (des pièges à con !).
Nous nous apprêtons à le réconforter lorsque mon bigophone se met à interpréter « Décrochez-moi, ça urge ! »
— Quelqu’un est en bas, qui demande après vous, monsieur le commissaire, déclare le préposé. Un certain M. Octave Laburne. Paraît qu’il est chef d’atelier au garage où vous entretenez votre Maserati. Il voudrait vous parler d’une chose n’ayant rien à voir avec votre voiture.
— Qu’il monte ! réponds-je, surpris.
Je vais à la rencontre de Laburne, dans le couloir. Un zig drôlement sympa. Tellement passionné de bagnoles que lorsqu’il quitte son garage, c’est pour aller retaper des vieilles Lancia dans le sien. Il a le vice Lancia, cézigue. Chez d’autres c’est M.G., Porsche ou Ferrari, lui, il ravaude des ruines qu’un ferrailleur négligerait.
Il approche de la cinquantaine, avec une barbe un peu poivre et très sel, un regard clair et franc. Il a posé sa blouse kaki à écusson, et le voilà en veste de cuir craquelé dont les revers frisent comme de la chicorée.
— Je vous dérange, m’sieur Antonio ?
— Jamais, Octave. Des problèmes ?
— De conscience, précise-t-il.
— Ce sont les plus beaux. Racontez-moi ça.
Je le pousse dans une pièce neutre qui sert de salon d’attente à l’occasion. On y trouve un vieux canapé de cuir, style anglais-Barbès, très classe ; juste il s’effondre un peu sur le côté quand on s’y assoit, mais à part ça, il assure le standing de la Grande Maison.
Laburne paraît embarrassé.
— J’aurais probablement pas dû venir, soupire-t-il, je suis sûr que je vous dérange pour rien.
Il a l’accent parigot et il prononce « pour erien ».
— Et après ! le rassuré-je. Je ne suis pas le président de la République, Octave. Et même le président a des instants de déconnection puisqu’il lui arrive de lire mes bouquins.
Il pue l’essence, en sourdine, l’huile de vidange, la sueur.
— Faut vous dire que mon épouse, Hortense, raffole de Brandu, le comique de cinéma. Hier, la voilà qui me fait un cirque pour que je l’emmène voir un film de lui qui venait de sortir au Vista Palace ; une connerie intitulée Figure de fifre. Vous iriez voir ça, vous, commissaire ? Bon, c’était l’anniversaire d’Hortense, j’ai cédé. Et puis voilà qu’au ciné où il y avait très peu de monde, il s’est passé quelque chose d’insolite. À deux rangées devant nous se tenait un couple assez jeune encore. La femme : ravissante ! L’homme : pas mal ! Deux loubards se sont pointés dans la travée située entre ces gens et nous. L’un des garnements a dit au monsieur qu’il venait de perdre sa montre ; du coup, le monsieur se penche et le gars l’aligne d’une manchette au cervelet.
De ce temps-là, son pote chope la femme au menton et lui tire un patin. Après quoi il lui dit qu’il l’attendra demain (donc aujourd’hui) devant l’Opéra à quinze heures pour lui faire prendre son pied. Il ajoute que si elle vient pas, il racontera aux médias la soirée du 28 janvier. Ce voyou chuchotait, mais l’acoustique du Vista Palace est excellente ; probable aussi que j’étais placé de façon adéquate puisque j’ai entendu ce qu’il disait.
« Là-dessus, les deux sales types se sont barrés sans se presser. L’homme estourbi s’est relevé en se massant la nuque. Il disait à sa femme « Il m’a frappé ! Non, mais tu as vu ? Il m’a flanqué un coup terrible sur la tête ! » Elle a répondu qu’elle s’était aperçue de rien. Lui, il a foncé vers la sortie, furieux. Et puis il est revenu au bout d’un moment en déclarant que les deux loubards avaient fichu le camp. Il ne les avait pas vus. Elle a déploré, comme quoi on vit une époque effroyable où l’on se fait agresser même au cinéma. « Il ne t’a rien volé ? » s’est-elle inquiétée. Le mari a palpé ses poches. Non, il avait tout son petit bazar sur lui. Alors, bon, ils ont regardé le film. Lui, de temps en temps, il massait son cou en maugréant. Voilà, c’est tout, commissaire. J’ai trouvé l’incident pas catholique. Ce qui m’a motivé pour venir vous le raconter, c’est l’attitude de la jolie jeune femme qui n’a pas parlé à son compagnon de ce que lui avait fait et dit le second lascar. Si elle l’a fermée, c’est qu’il y a quelque chose de pas très net dans tout ça, non ? Enfin, il me semble ; mais peut-être que je me fais des idées. »
Je tapote l’épaule de Laburne.
— Voilà une démarche qui vous honore, Octave. Cela s’appelle faire son devoir de bon citoyen. À quinze heures devant l’Opéra, avez-vous dit ?
Je visionne ma tocante. Elle exprime onze heures vingt avec détermination. J’ai tout mon temps.
— Vous pouvez me décrire la gonzesse et son agresseur ?
Laburne hoche la tête.
— La dame, oui, car je l’ai bien regardée à la sortie ; mais le voyou, je ne l’ai vu que de dos et dans la pénombre : un assez beau mec, avec une boucle d’oreille. Sur son pull, y avait écrit « Princeton University » en caractères fluos.
« J’en reviens à la dame. Moi, je lui donne environ trente-cinq ans. Blonde, très blonde, avec une coupe de cheveux courte par-derrière et un peu bouffante par-devant. »
— C’est toujours le devant qu’on fait bouffer ! plaisanté-je finement.
Octave Laburne me fait la charité de rire. Puis il poursuit :
— Très jolie. Je sais bien que c’est pas un signalement, m’sieur Antonio, mais je peux pas vous dire mieux. C’est les tarderies qui sont faciles à décrire, les belles, quand on a parlé du regard clair, de la bouche sensuelle, des pommettes parfaites, hein ? Avec ça, du monde au balcon. Pas surpeuplé, mais de qualité. Le genre de payse qu’on voudrait bien astiquer dans un plumard. Je regardais ses jambes, en sortant. Seigneur ! S’atteler dans ces brancards-là, ça doit représenter le fin du fin ! Y a des hommes qui ont de la chance.
Les mirettes qui font « tilt », Laburne ! Pour un peu, il larguerait ses chères bagnoles pour se faire la dame en question ! Tu paries qu’il lonche sa rombière en l’évoquant ? Lui, jusque-là, il était amoureux des vieilles Lancia. Un jour, il m’a expliqué qu’il n’existait rien de plus beau en ce monde qu’une ancienne « Aurelia ». Il a sur son bureau un culbuteur dudit modèle. Relique qu’il montre en exemple. Pas de la bricole ! Du massif fait main ! À exposer dans une vitrine de son salon parmi les tabatières en or et les sulfures de jadis.
Je lui tends la main.
— Encore merci, Octave. Je peux vous porter ma tire pour un service, la semaine prochaine ?
— On est chargés, mais pour vous, y a toujours de la place, m’sieur Antonio.
Moi, à pied d’œuvre depuis quatorze heures trente, tu penses bien. C’est le genre de rancart où tu as intérêt à arriver en avance. J’ai pris mes quartiers d’observation à un endroit de la place qui permet une vue imprenable sur la façade de l’Opéra. Arrêt d’autobus, journal déplié ; rien de particulièrement ingénieux. Les vieilles recettes à M’sieur Maigret.
Jérémie est embusqué au volant de sa Juva, interdiction de stationnement. Les draupers lui virevoltent autour comme des mouches à merde facinées par un superbe étron. Il les refoule l’un après l’autre en produisant sa brème en loucedé.
Sur les couilles de quatorze heures cinquante, je vois se détacher du flot de quidams, une sublime blonde habillée de rouge. Pour en jeter, elle en jette ! Sa coupe de tifs me renseigne : c’est bien elle ! Conforme à ce que m’a décrit le père Laburne. Foulard Hermès beige et bleu au cou, un sac Vuitton rouge (nouveau modèle) en brandoulière, comme dit Béru. De la frangine de classe.
Elle s’arrête au niveau de l’illustre perron, puis commence de faire les cent pas. Semble calme. Que s’est-il passé la nuit du 28 janvier, à quoi elle a été mêlée et qui justifie un chantage ? Partouze ? C’est ce qui me paraît le plus probable. Elle a fait du contrecarre à son julot et craint ses foudres s’il l’apprend. Seulement quelque chose cloche : le garnement, d’après l’amoureux des Lancia, a dit qu’il alerterait les médias si elle oubliait de venir au rendez-vous. Qu’est-ce que les médias ont à cirer des parties de jambons d’une dame, à moins qu’il ne s’agisse, bien sûr, d’une star ou de l’épouse d’un homme de premier plan, ce qui ne semble pas être le cas. La gonzesse est superbe, mais je ne l’ai jamais vue avant cet instant. M’est avis que le loubard va se régaler si vraiment elle lui cède. Un morceau pareil doit t’arracher le copeau sublimement, à la varlope à moustaches.
Mon attention ne faiblit pas. J’attends la survenance du voyou. Et ensuite je les suivrai, naturellement. Il va la driver dans un coinceteau discret : hôtel à tringlettes ou studio. Je jouerai alors les guette-au-trou et, ma foi, si je perçois des violences, si j’entends des trucs ressemblant à du chantage, j’emballerai le mec.
Une tire décapotable noire se pointe, qui décrit un crochet pour serrer le perron. Elle lâche deux légers coups d’avertisseur, à peine illégaux. C’est une Golf GTI, un brin cabossée. Au volant, j’avise un mec en blouson de toile. Il a une gâpette à carreaux et un anneau à la con à une oreille, des lunettes noires énormes. Il stoppe à la hauteur de la dame en rouge et l’apostrophe. Mais celle-ci, contre toute attente, ne l’écoute pas. Elle s’éloigne au contraire, mais à pas lents, sans vouloir écouter le baratin du gazier. Là, je me dis que de deux choses l’une : ou bien il ne s’agit pas du « bon », ce qui m’étonnerait car la coïncidence serait trop énorme ; ou bien, au dernier moment, la femme se ravise parce qu’elle prend peur, et c’est le plus vraisemblable.
Je plonge mon journal dans une corbeille à papier et m’apprête à traverser la chaussée pour aller foutre mon grain de sel. Mais alors tout va très vite. Une moto, avec deux types casqués de noir à son califourchon, surgit d’on ne sait où. Le type qui se tient à l’arrière a un sac de plage coincé entre sa bite et le prose du conducteur. Il y prend quelque chose qu’il dirige vers le garnement de la Golf. Je ne perçois pas les détonations biscotte le brouhaha de la circulation, mais au triple soubresaut de l’arme, je réalise qu’elle crache trois bastos. Et des chouettes, si j’en juge au calibre. Rush de la moto qui, en deux ou trois queues-de-poissecaille, disparaît. La Golf, livrée soudain à elle-même, part en biais et percute un autobus car son conducteur, dans un spasme, a mis le pied sur le champignon. Foirade générale. Brusque concert d’avertisseurs. J’accours. Le gars à la boucle d’oreille est couché en travers de la banquette, le buste sur la place passager. Sa tête, n’en parlons plus car elle a littéralement explosé et si je te parle encore de sa boucle d’oreille, c’est uniquement par évocation, vu qu’il n’a plus d’oreilles en place. Faudrait chercher ses portugaises sur le tapis de sol. Je pense que l’attentat à moto se pratique de plus en plus, de nos jours. C’est efficace et ça comporte peu de risques. Quoi de plus véloce qu’une cinq cents à travers le flot de la circulation, quand un pilote décidé la drive ?
Moi, franchement, je me sens drôlement marri. Comme Aubin[1]. M’attendais pas à un tel développement. Je m’écarte de la chignole défoncée pour m’occuper de la dame en rouge. Zob ! Elle a déjà disparu. J’ai beau me mettre à galoper en direction des Galeries, je ne la vois pas. Peut-être qu’une tire l’attendait ? Peut-être qu’elle s’est engouffrée dans la bouche du métropolitain ? Niqué, l’Antoine ! Beau boulot. Madame avait pris ses précautions et alerté une équipe d’équarrisseurs afin de mettre à la raison le gars qui la faisait chanter. Elle est venue au rendez-vous pour que le zigoto à la boucle d’oreille se signale aux tueurs en l’abordant. À partir de cet instant, il était repéré et elle a feint de l’ignorer. Mon petit doigt me dit que cette gonzesse n’est pas une simple petite-bourgeoise dévergondée ainsi que je l’envisageais ; elle dispose d’une infrastructure un peu glauque, non ? Ça m’étonnait, aussi, que je saute sans hésiter sur cette histoire. Mon fameux instinct m’y poussait. J’ai tout de suite reniflé la charognerie sous-jacente.
Y a presse autour de l’homme foudroyé. Des agents font le coup de coude, voire le coup de pied, en plus du coup de gueule pour écarter la foule. J’avis Jérémie, déjà sur la brèche après avoir montré patte blanche, ce qui constitue un tour de force de sa part. Je brandis personnellement ma brèmouze aux pandores en éruption.
— Dispersez cette bande de vampires, les gars ! Quelqu’un a appelé Police-Secours ?
On me répond que c’est en projet, peut-être même en cours.
Sans un mot, Jérémie qui connaît déjà bien les usages me tend le porte-cartes du mort : une chose cradoche, informe, avec dedans des fafs pas chopables avec les doigts, tant ils sont graisseux.
« Daniel Fluvio, né à Nice 06, le 4 février 1966 ; assistant de cinéma », lisé-je. Le domicile porté sur la carte d’identité indique : « 18, rue Ballepeau, Paris XVIIIe ».
Pendant que je l’inventorie, mon pote note la plaque minéralogique de la Golf.
J’explore la boîte à gants. Elle contient une carte de France haillonneuse, le Guide Michelin 1985 et une lanière de cuir tressé à manche, c’est-à-dire un fouet, enroulé sur lui-même. Je palpe le mort et découvre un pistolet engagé dans son jean, contre sa fesse droite.
Jérémie, lui, fait l’inventaire du coffre. Il est content parce qu’il vient d’y découvrir un magnéto de professionnel, type Nagra. Matériel performant, avec une bande engagée dans l’appareil.
— Qu’est-ce qu’on fait de ça ? me demande-t-il.
— Tu le mets dans ta caisse, Noirpiot.
Il murmure :
— Les collègues de l’arrondissement ne vont pas monter au renaud quand ils apprendront notre petit déménagement ?
— Les collègues, je les sodomise, Jérémie. C’est NOTRE crime, non ?
Alors on se carajambe, lestés de notre matériel.
Bérurier déclare :
— Vous me direz pas que la langue française est pas chiée dans son genre ! On dit un hôte pour causer d’une personne qu’est invitée, et une hotte pour l’manteau d’la cheminée.
— Je suis navré, Gros, mumuré-je ; tu ne méritais pas ça. Mais qu’est-ce qui motive ces préoccupations linguistiques ?
Il a un léger haussement d’épaules ponctué d’un petit sourire entendu.
— Des choses, explique-t-il succinctement ; des choses qu’t’apprendreras plus tard.
Respectant son secret avec d’autant plus de scrupules que je m’en tartine le dessous des burnes, je monte au labo rejoindre Mathias et M. Blanc. Ils sont en train d’étudier la bande sonore découverte dans le Nagra de la voiture de feu Daniel Fluvio. Elle offre une particularité, celle d’être impressionnée dans une langue étrangère. Le Rouquin qui en parle huit couramment et en connaît plus ou moins une quinzaine ignore celle-ci. Il écoute, la tête rejetée en arrière, le regard clos, comme s’il s’agissait d’une sonate de Mozart.
— Asiatique, diagnostique-t-il. Très certainement. Mais de quel dialecte s’agit-il ? Mystère ! L’enregistrement, de toute évidence, est le repiquage d’une conversation téléphonique. On a l’impression, à l’intonation, que la téléphoniste donne des instructions à l’autre. Il y a quelque chose de péremptoire dans son débit, alors qu’au contraire, celui de son interlocuteur est bref et comme soumis. Il nous faudrait un orientaliste pour traduire ça.
— Le pistolet trouvé sur lui ? demandé-je.
— Le service des armes va nous révéler d’une minute à l’autre s’il a ou non un pedigree. D’ores et déjà, je puis vous dire qu’il n’a pas servi récemment.
— Parfait. Et toi, Fleur de Lys, tu as constitué une petite biographie du cher défunt ?
M. Blanc sort un carnet. (Un de mon stock, tu sais ? C’est mon papa qui l’avait constitué. J’en ai encore un millier d’avance. Le papier a jauni, mais ça n’a pas d’importance. La couvrante est en moleskine véritable.) Il l’ouvre et y jette un coup de globes.
— Fils d’un épicier italien du Vieux Nice. Études cahotiques. Passe néanmoins le bac. S’inscrit à la fac de droit mais abandonne au bout de quelques mois pour tâter du cinéma. On le trouve sur le plateau de la Victorine où il « bricole ». N’a jamais été « assistant » comme ses papiers le prétendent ; tout au plus aide-accessoiriste.
« Il tombe, voici trois ans, pour une histoire de drogue pas très méchante et s’en tire avec trois mois assortis du sursis. L’année suivante, il est entendu dans une affaire de recel de tableaux volés ; mais on le relâche. Au début de cette année, il est engagé comme doublure-lumière d’un acteur américain dans une production internationale. Une partie du film est tournée en Asie. Il est rentré en février et n’a plus rien fait, officiellement du moins, depuis.
« Il habite toujours à l’adresse figurant sur sa carte d’identité, un appartement sur le versant merdique de la Butte. C’est un queutard effréné, capable de régaler trois frangines dans la même séance. Il aurait même tourné dans des films hard, mais masqué, car il refuse de montrer son visage dans ce genre de superproduction. On l’utiliserait, là aussi, comme doublure. Sexe-doublure, si je puis dire. »
— Eh bien, voilà qui est rondement mené, grand primate, complimenté-je. C’est bon d’être secondé par des gars de votre trempe, messieurs !
Ils aimeraient rougir de plaisir, mais la chose leur est interdite. À Blanc parce qu’il est noir, à Mathias parce qu’il est déjà rouge.
— Ton dix-neuvième chiare a été mis en route ce matin ? demandé-je à ce dernier.
— Pourquoi, commissaire ?
— T’as des traces de foutre sur ton bénouze. Ça sent le coup tiré dans l’effervescence du départ : vite fait bien fait, après avoir avalé sa tasse de caoua. À moins que tu n’aies fait une fleur à une petite greluse de ton quartier avant de venir ?
Son embarras extrême me renseigne.
— C’est ça, hein ? Tu as risqué dans l’extraconjugal, Casanova ! La fête à ta guiguite ! T’as raison : le coup du matin n’arrête pas le pèlerin.
Dehors, il fait gris, avec des traînées de lumière. Jérémie a remisé ses notes. Je soupire :
— Il serait bon de savoir où se trouvait Daniel Fluvio le soir du 28 janvier dernier.
— En Asie, répond le Noirpiot. Il y était depuis le 10 décembre, pour ce film.
— On pourrait donc en conclure que la femme blonde du cinoche y séjournait également, réfléchis-je.
— Pas nécessairement. Fluvio a très bien pu apprendre sur le compte de cette fille un événement auquel il n’aurait pas participé, ni même assisté. S’il détenait des preuves, cela suffisait.
Je rafle la bande qu’ils viennent de mouliner, ainsi que le Nagra dans lequel elle se trouvait.
— Je te ramènerai ce matériel plus tard, Rouillé. Tu veux bien me faire tirer une photo de Daniel Fluvio repiquée sur sa carte d’identité ?
Léger sourire entendu du Prix Cognac. Il saisit une enveloppe de papier kraft sur une étagère placée devant lui et me la tend :
— Servez-vous, commissaire !
Depuis qu’il est nommé dirluche du labo, il ne me dit plus « monsieur le commissaire », mais m’appelle « commissaire » tout court, comme si le fait qu’il soit devenu un « monsieur » me retirait, à moi, cette qualité. La vie est tout en nuances…
Je trouve une douzaine de clichés encore frais, agrandis en 13 × 18. L’image a perdu de sa netteté, mais reste extrêmement présente, néanmoins. J’en enfouille un exemplaire et lui rends l’enveloppe.
— Un qualificatif me vient à ton propos, Rouquin : émérite ! Tu es un flic émérite.
Un rouleau de printemps, des légumes cuits, un poulet aux amandes. Le tout arrosé de thé au jasmin. Je clape avec des baguettes. Ça paraît duraille à ceux qui ne s’en sont jamais servi, mais il n’y a rien de plus fastoche.
Une serveuse vêtue d’une tunique dorée, fendue haut sur les deux côtés, s’empresse, silencieuse, avec son sourire ripolin pour masque chinois.
À cette heure insolite, je suis seul dans ce petit restaurant du treizième. De temps à autre, le cuistot surgit de son antre qu’il vaut mieux ne pas visiter lorsqu’on est client. Il cueille une cigarette qui se consume dans un cendrier posé sur la desserte, en tire une goulée, la remet en place et disparaît. Il s’asphyxie par à-coups. C’est l’inverse des plongeurs qui remontent pour respirer une goulée d’air ; lui, il vient s’administrer une goulée de poison (chinois).
Le patron est un type d’âge indéfini, grassouillet, coiffé à la démocrate-chrétien d’avant le gaullisme et vêtu d’une chemisette à manches courtes. Il étudie des paperasses à sa caisse d’un air soucieux. À un certain moment, comme on dit, puis quand on est en manque de vocabulaire, il relève la tête et me regarde. Je lui fais signe de venir à ma table. Daredare, il radine.
— Oui, monsieur ?
Je lui désigne mon magnéto posé sur la table.
— J’aimerais vous faire entendre quelque chose.
J’enclenche. Ça baragouine. Véhémence du départ d’une voix féminine, réponse timorée (me semble-t-il) de l’interlocuteur.
— Vous comprenez cette langue ? demandé-je.
— Non, monsieur.
— Vous avez une idée de ce qu’elle est ?
Il écoute encore.
— Peut-être du malais.
— Vous connaissez un Malais dans le quartier chinois ?
— Un instant, je vous prie.
Il se rend à la cuistance et se met à jacter avec le chef à la cigarette épisodique. Il revient en arborant toujours sa mine triste, le front emperlé de sueur, because le piano qui en crache.
— Au bout de la rue, il y a une pédicure malaise ; au-dessus d’un épicier oriental.
— Merci de votre amabilité.
Il me désigne le chauffe-plat où l’on a déposé mes mets.
— C’est bon ?
— Exquis. Je reviendrai.
En réalité, le rouleau de printemps a un goût de chou et le poulet aux amandes un goût de chien.
— Vous accepterez un verre d’alcool de riz ?
— Avec plaisir.
L’alcool de riz, quant à lui, a un goût de merde.
Un écriteau indique « Entrez sans sonner ». En français et en idéogrammes.
Obéissant, je tourne le loquet d’une porte branlante et déboule dans un local étrange venu d’ailleurs. Ça pue les pires essences extrême-orientales, c’est sombre, bas de plafard, à peine meublé, décoré d’une quantité incroyable de charogneries de bazar (de bas arts) chinois. Lanterne multicolore au plafond, poupées, bouddha, la lyre ! Le cauchemar.
Au milieu de la petite pièce sont deux personnes de sexe féminin. L’une est assise sur un siège tarabiscoté, et confie ses pieds nus à la seconde, laquelle se tient accroupie, le postérieur à peine soutenu par le plus minuscule tabouret dont j’ai jamais fait la connaissance. C’est bien simple : Chazot s’assoit dessus, y a plus de tabouret ! Dans une boîte de bois posée sur le plancher, se trouvent des instruments para-chirurgicaux déchromés, douteux, voire carrément inquiétants.
La pédicure s’active tout en jactant car il n’existe personne de plus bavard qu’une pédicure. Elle a une tronche de sorcière, avec de longs cheveux noirs et huileux mal tenus par un bandeau de couleur, un faux diamant dans les ailes de son nez. (Certaines connasses chez nous croient se donner une personnalité en se faisant saccager le tarbouif, que ma pomme, sincèrement, ça me fout la gerbe de les voir ainsi défigurées. Bien sûr, maintenant que les mecs portent des boucles d’oreilles, elles veulent surenchérir, les pauvrasses. Bientôt, se feront baguer la chatte ou fixer des embouts d’argent aux loloches ; la plume dans le cul, on en rigole, mais je prévois que c’est pour bientôt, et les tatouages cabalistiques au front, le trouduc serti d’argent.)
Moi, de la voir instrumenter du scalpel chinois, du crochet tranchant, et d’une chiée d’autres outils barbares, je sens dégouliner d’aigres sueurs dans ma raie médiane. Je préférerais être cul-de-jatte que de laisser cette grognasse s’expliquer sur mes arpions.
Elle me salue d’entrée et me dit de m’asseoir. Je trouve un pouf et m’en colmate la voie royale. La patiente est une Annamite aux pinceaux « défigurés » par les rhumatismes, dirait Bérurier. Un instant intimidées par ma venue, les deux commères ne tardent pas à remettre leur converse sur orbite. J’attends la fin de la délicate opération. Voilà l’Annamite qui saigne d’un paturon. L’autre cautérise en appliquant sur la blessure une éponge qui trempait dans un seau de plastique empli d’un liquide effrayant, cholérique, miasmeux, et qui malodore pis que latrines.
Enfin, la cliente remet ses targettes, paie et joue cassos.
— À vous ! me fait la pédicure.
Je prends place en face d’elle. Elle fouette tellement que je déplore de n’avoir pas un masque de gaze protecteur. Sûr qu’on doit dérouiller la peste jaune, dans ce boui-boui atroce ; la malaria, le typhus, des amibes à n’en plus finir. Tu défèques verdâtre après ce genre de visite ; il te vient des boutons, des plaques bizarres, des fissures, fistules, croûtes sanieuses et éparses.
Elle me cramponne un mocassin et me l’ôte.
— Non, non ! fais-je vivement.
La dame se fige, interloquée.
— Je viens pour un renseignement, corrigé-je. Vous êtes malaise, paraît-il ? demandé-je en surmontant mal le mien.
Elle assentimente.
— Bravo ! poursuis-je, je vous félicite. Tenez !
Je lui atrique un talbin de deux cents points pour la récompenser d’être malaise, toute peine méritant salaire.
Elle le biche parce qu’un bifton qu’on vous tend, n’importe les circonstances, si tu ne le griffes pas d’urgence, c’est que t’es con ou manchot.
— Écoutez ça, chère petite madame ! lui supplié-je, vous m’en donnerez des nouvelles.
Et je rémoule du Nagra. La jactance retentit, plein tube.
— Vous comprenez ce qui se dit, n’est-ce pas ?
Elle écoute et opine.
— Bouddha soit loué ! Vous pouvez me traduire au fur et à mesure ?
Elle paraît toute siphonnée. C’est le mot « traduire » qui la perplexe, probable. Son vocabulaire français n’est que professionnel et ne s’applique qu’aux arpions, cors, œils-de-perdrix, durillons. Et puis cette expression : « au fur et à mesure ». Si t’es pas de langue française à l’origine, va te faire mettre ! Tu sais l’en quoi ça consiste, le « fur et la mesure », ta pomme, si t’es albanais, belge au auvergnat ?
Je complète donc.
— Expliquez-moi ce qu’on se dit dans cet appareil, lui supplié-je aimablement.
La mère, elle se dit qu’un luron qui démarre une converse avec un bifton de deux cents points est bon à satisfaire, des fois qu’il se fendrait d’une postface de la même écriture.
Je remets la bande à zéro et rebranche. J’en laisse filocher dix secondes et j’interromps.
— Alors ?
Elle se concentre, cherche les mots pour traduire.
— La femme dit qu’elle parle au nom du Singe Blanc de Singapour et qu’il faut décider le plan 4. Elle dit…
À cet instant, quelqu’un se met à gueuler dans la pièce. Tu dirais un roquet qui japperait en malais. Pourtant j’ai remarqué personne en entrant. Surpris, je scrute la pénombre et finis par apercevoir une étrange créature couchée sur un grabat, dans un recoin. Ça ressemble à un champignon moisi, ça a le goût du champignon moisi, mais c’est néanmoins un être vivant. Une espèce de minuscule vieillard décharné, parcheminé, momifié, à peau grise, au regard blanc comme deux trous dans tes volets. Plus tout à fait un être, plutôt chose fuligineuse et abasourdissante ; il est vêtu d’un training bleu sur lequel y a écrit « Adidas ». Un presque cadavre asiatique en survêtement, voilà qui te déconcerte la rétine. Instantanément la pédoche a clos son moulin à déconne. Le vieillard poursuit ses glapissements exténués qui s’en vont de lui comme les ultimes pets d’une diarrhée.
— Que dit monsieur ? demandé-je, car je déteste ne pas entraver ce qui s’exprime en ma présence.
Elle ne répond pas.
— Il ne veut pas que vous poursuiviez ? insisté-je-t-il.
Mutisme.
— Écoutez, madame, fais-je, vous n’êtes pas les deux seuls Malais habitant Paris. Si vous refusez de me traduire ce qu’il y a là-dedans, je n’aurai pas de mal à trouver quelqu’un d’autre pour le faire.
Alors la petite crevure ancestrale qui se démène sur le grabat se dresse. Un mètre quarante-cinq, le vénérable. À la verticale, sa ressemblance avec un champignon s’accroît. Il est menu, freluquet, avec une tronche disproportionnée et ridée. Tête de mort, ou bien réduite par les bons soins de la maison Jivaro and Co.
Il clopine jusqu’à nous et m’invective à bout touchant dans sa langue maternelle.
— Bâhartoikonar ! il écrie. Késtuféchiépôvkon ! Tuhmbâ lékouil ! Taï la rhouthanvitès ! Mélaï Hadja dâr dâr.
Il est aveugle, le morpion chenu. Il m’apostrophe juste à partir de l’oreille gauche, c’est des postillons perdus. Faudrait qu’je cause pour qu’il me repère et rectifie son tir bacillaire ; mais je préfère me disperser sur la pointe des nougats. N’en tout cas, je biche : on vient de toucher du gros bigntz comme j’aime.
Curieux, ce Fluvio. Curieuse, cette dame en rouge. Curieux, ce téléphone enregistré qui ressuscite tout à coup un vieux cancrelat à l’agonie. J’espère que Mathias va nous dégauchir un linguiste capable de décrypter ce texte. Il doit être vachement sulfureux ; contenir de la dynamite pour que le bonze malais interdise à sa fille (ou petite-fille, voire arrière-petite-fille ?) de m’en donner le sens. Il trépignait, l’ancêtre. En vérité, IL AVAIT PEUR !
« Le Singe Blanc de Singapour. » Ça rime à quoi ? Là encore, je compte sur le Rouquemoute pour éclairer ma lanterne. Et le plan 4, hein ? T’as une idée de ce qu’il signifie, toi, le plan 4, glandu à ton point ?
Je sens que nous avons du pain sur la planche, à la Maison Pébroque.
Les studios des Buttes-Chaumont (qui ne chôment pas). Un gardien, pas si tibulaire que ça, me regarde surviendre d’un œil faussement assoupi de crocodile au soleil. Ma carte lui arrache un sourire. Sa prunelle droite se dilate. Conjonctivite ?
— Je voudrais voir Jean Néralbe, dis-je.
— Plateau 2 ; si le rouge est mis…
— Je sais, j’attends le vert. J’ai mon permis de conduire, vieux, qu’est-ce que vous croyez ?
Sur le 2, ils sont en train de tourner un feuilleton promis à un grand succès intitulé « Les Petites Goulues ». Y a pas de feu du tout quand je me pointe, vu que les deux immenses portes sont béantes car on apporte un élément de décor qui représente simplement la tour Eiffel. Ça s’active, ça gueule. Des machinos, des électros, des accessoiristes se bousculent dans une effervescence qui peut sembler confuse au profane mais qui correspond à un rituel bien établi de chienlit organisée. Pour parler à quelqu’un dans ce tohu-bohu, c’est coton. Pis que lorsque tu demandes l’adresse d’un bon bordel à des gens pris sous un bombardement. J’avise enfin une gentille personne, avec un chrono suspendu au cou et un tas de feuillets sur les genoux. Elle se tient sagement assise dans une zone relativement épargnée par le séisme, et écrit fiévreusement.
— Navré de vous déranger, fais-je, vous pourriez m’indiquer Jean Néralbe ?
Elle finit par relever la tête, me trouve à son goût puisque ses jambes s’ouvrent insensiblement. Enfin une scripte en jupe ! On n’avait pas vu ça depuis Henri IV. Ses talons sont accrochés à la barre transversale de son haut tabouret. Je me dis que si je trouve le moyen de m’accroupir un tantisoit, je vais avoir une vue féerique sur la sylve amazonienne prise d’avion. Je bigle autour de moi, avise une malle d’osier, m’y dépose. Ça grince comme un rafiot à l’amarre, mais j’obtiens le panorama désiré.
— Jean Néralbe ? elle répète pour nous donner du temps et ouvrir plus copieusement ses parenthèses.
J’en bredouille du regard.
— J’adore la couleur parme, fais-je.
Elle a un vague sourire.
— Moi aussi.
— Je sais, fais-je, puisque c’est la couleur de votre petite culotte. C’est curieux de la part d’un homme aussi viril que moi, mais les tons pastel m’attirent, surtout lorsqu’ils s’appliquent à la lingerie féminine. Je parie que vous portez aussi du vert Nil, du bleu lavande et du rose praline à l’occasion ?
— Gagné !
— Je paierais n’importe quel prix pour pouvoir assister à un essayage général et faire mon choix.
Elle soupire :
— Vous alors, vous ne volez pas votre réputation !
— Parce que vous me connaissez ?
— Ce serait malheureux ! Il y a deux ans on a tourné un portrait de vous pour FR 3, vous ne vous souvenez pas de moi ?
— Vous portiez un jean ?
— Il me semble.
— Alors je n’ai pas pu vous remarquer : je suis jupiste jusqu’au bout des ongles et n’aime que les femmes qui s’habillent en femme.
Elle rit.
— Seule leur partie inférieure vous intéresse ?
— Mon regard entreprend toujours une fille par le bas ; si elle met des pantalons, il s’arrête à la ceinture.
— Aujourd’hui, j’ai donc ma chance ?
— Vous avez carrément gagné un dîner dans un délicat restaurant que je connais.
— Mon horoscope du jour annonce que je vais avoir une proposition avantageuse.
— Voilà qui est fait. Plus avantageuse que celle-là, tu meurs. On se retrouve à vingt heures au Fouquet’s ?
— Pourquoi pas ?
— Je préférerais que vous répondiez « Avec joie », cela marquerait une adhésion plus franche au projet.
— Avec une joie indicible ! Dites, vous tenez encore à rencontrer Jean Néralbe ?
— Toujours, bien que ma vie se soit profondément modifiée depuis que je vous ai demandé de me le désigner.
— Il arrive droit sur nous : le gros type à lunettes, avec des côtelettes sur les joues qui le font ressembler à un bourgmestre allemand dans un livre signé Erckmann-Chatrian.
Marrante, cette gonzesse. Je sens qu’on risque de ne pas s’ennuyer, ce soir, elle et moi.
Je file un dernier regard en forme de soupir à la culotte parme. Renflement prometteur. Si j’en crois la moustache qui dépasse, cette frangine est d’un joli châtain clair. J’aime assez les pelages clairs, ils laissent découvrir la moule bien mieux que les foisonnantes toisons méditerranéennes.
J’exécute un rétablissement et me présente devant Jean Néralbe. Lui, la cinquantaine cosmique tuméfiée par le whisky. Un peu de couperose, des crins gris, l’air revêche. C’est le gazier sous pression qui se déplace en gueulant pour se frayer un passage.
— Navré de vous déranger, j’aimerais vous parler un instant, je gazouille.
Tu sais quoi, ce con ?
— Si vous êtes vraiment navré de me déranger, ne me dérangez pas, il riposte, l’affreux.
Faut oser ! Balancer ça, tout de go à ses contemporains dénote une nature chiasseresse. C’est du mufle en tas, du butor à l’état brut.
La gentille scripte en est gênée pour moi. Elle lance au bourgmestre des tournées Lanlure :
— C’est le commissaire San-Antonio !
Néralbe, ça lui fait comme si tu lui montrais une photo du Maréchal Pétain enfant, quand il se tirlipotait déjà le bâton.
— Et moi, je suis le régisseur de plateau de ce plateau et on est à la bourre, bordel !
Poum ! Il fait un pas de côté pour m’éviter et s’éloigne en appelant un certain « Patte folle » dont ça va être la fête !
Je reste un tout petit peu benêt, les bras ballants. Pas joyce d’être ainsi traité devant une momaque qu’on vient de prier à dîner. Elle doit se dire que si je manque pareillement de réactions au plumard, l’affaire du siècle, c’était l’année dernière, à Marienbad. Mais quoi ? Tu veux que j’aille alpaguer ce gros porc et que je lui cloque un coup de boule dans la clape pour y faire déguster ses ratiches ? Il a le droit de m’envoyer aux bains turcs. Il marne. Je l’importune. La Rousse, il en a rien à breloquer ! Il est dans son droit. C’est un grincheux, un sac à merde, mais je ne peux rien contre lui.
De guerre lasse, je me redépose sur la malle d’osier et ma future maîtresse rouvre ses jolies jambes dont, pas plus tard que ce soir, je remonterai le courant en canoé kayak.
— Vous arrivez à bosser avec cet olibrius ? demandé-je calmement.
— C’est un excellent professionnel, répond la môme. De plus, quand on le connaît, on s’aperçoit qu’il est moins mauvais bougre qu’il n’y paraît.
— Vous ne m’avez pas dit votre prénom, fais-je tout à trac.
— Madeleine.
— Exquis. Proustien. Ça fait fleur séchée. Brel ! Tout ! J’aime.
Là, j’ai droit à une ouverture augmentée de quelques degrés de ses jambes. C’est bath. Ça porte. Je rêve. Chaque fois, c’est la même féerie, la même ineffabilité. Ça te sèche la glotte, te met des gouzis-gouzis sous les testicules. Les prémices, y a que ça qui importe. Un pré-début te laisse espérer l’infini. Tes extravagances cérébrales peuvent se donner libre cours.
— Je suis curieuse, me fait Madeleine, je me demande ce que l’illustre commissaire San-Antonio peut bien attendre de ce gros sac de Jean Néralbe ?
Elle espère une réponse.
Charitable, je la lui fournis, et bien va m’en prendre, tu vas voir.
— Des renseignements à propos d’un petit malin qui a côtoyé le cinéma et auquel Néralbe a eu affaire au début de l’année, lors d’un tournage en Asie.
— J’étais la scripte du film pour la séquence asiatique.
Dis : il a pas du bol, ton Sana, Anna ?
— Alors vous connaissez un certain Fluvio, doublure-lumière de la vedette masculine ?
— Naturellement.
— C’est la Providence qui m’a guidé jusqu’à vos admirables jambes que vous n’ouvrirez jamais suffisamment pour que je m’enrassasie, Madeleine !
Elle rougit, serre ses genoux ! Quel con ! Je viens de carboniser momentanément mon jeton.
— Oh ! non, imploré-je. Pourquoi ce brutal crépuscule, ma merveilleuse amie ? J’avais l’impression d’être en vacances aux Canaries. Vous amputez notre tête-à-tête !
Zob ! Miss Mado a fermé la parenthèse jusqu’à nouvel ordre. Mais, comprenant qu’il serait inhabile et malséant d’insister, je fais mine de passer outre. Tout naturellement, ses cannes s’écarteront derechef, au fil de la converse.
— Soyez coopérative et dites-moi bien tout ce que vous savez du comportement de ce garçon pendant votre séjour dans les pays lointains.
— Il a commis un délit ?
— On lui a commis un délit, rectifié-je. Il a été trucidé tantôt, place de l’Opéra, au volant de sa décapotable.
Elle marque sa stupeur.
— Pas possible ! Fluvio !
— Du gros calibre, la tête éclatée ; pas joli joli !
— Quelle horreur !
— Mon enquête m’induit à penser qu’il a eu une activité extra-cinématographique en Extrême-Orient. Dans quels pays avez-vous travaillé ?
— Hong-Kong et Singapour.
— Où étiez-vous, le 28 janvier ?
— Singapour.
À cet instant, Jean Néralbe se ramène en trombe (d’Eustache) et lance à la scripte :
— On va pouvoir tourner, Mado ! Ton metteur te cherche !
Moi, il me foudroie d’un regard désastreux.
— Écoutez, ne restez pas par là, l’accès du plateau est interdit à toute personne étrangère au tournage. Qu’est-ce que vous me vouliez ?
— Du bien, réponds-je. Mais à présent j’en suis moins sûr car j’ai horreur des têtes de lard !
Et je le plante là, tandis que Madeleine pouffe en sourdine.
Le soir dégringole. Un soir mouillé de Paris en automne. Il vase une petite lance aigrelette qui arrondit le dos des passants. Le paveton s’éclaire des lumières de la rue. J’aimerais un air d’accordéon comme fond sonore à ce décor à la Marcel Carné.
Ma tire mal rangée sur un trottoir s’adorne d’un papillon obligeamment dédicacé par quelque contractuelle en maraude. Le papelard détrempé par la lancequine colle au pare-brise. J’ai du mal à l’en arracher.
Tandis que j’escrime, une « pervenche » se pointe, dans son imper à capuche. C’est à elle que je dois cette gracieuseté.
— Vos papiers ! me demande-t-elle.
— Si je les déballe sous la flotte, ils vont être salopés, lui fais-je. L’an passé j’ai déjà dû faire refaire mon passeport qu’un douanier autrichien étudiait sous des trombes d’eau !
Elle grince :
— Faites pas le malin : permis de conduire, carte grise.
Je viens enfin de détacher la contre-bûche de ma vitre.
— T’as une culotte, chérie ? demandé-je à la contractuelle.
Je lui tends son document.
— Si oui, sois gentille, mets ça à sécher dedans !
Son abasourdissure fait du bien à admirer.
Manière d’abréger son calvaire, je lui montre rapidos ma brème laquelle ne risque rien de la flotte, étant plastifiée. La « pervenche » balbutie :
— Je ne vous avais pas reconnu, commissaire.
Et alors, moi, qu’est-ce que je m’aperçois-je-t-il ? On a brisé la vitre arrière de ma Maserati. Et tu sais combien ça coûte, toi, une vitre de Maserati ? Et même n’importe quoi de Maserati ? Rien que de dire « bonjour » au garaco, t’as le compteur qui se déclenche comme un fou ! On a engourdi le Nagra que j’avais déposé sur la banquette arrière, bordel à cul ! Le Nagra avec la fameuse bande malaise dedans ! Faut-il que je sois crème de gland pour avoir laissé cet appareil bien en vue ! Faut-il que je sois prétentiard pour m’être cru hors d’atteinte des roulottiers, moi, flic de pointe ! Le temps que j’admirais l’entrejambe à Mado, un futé s’est emparé du magnéto ! Pigeon, l’Antonio ! Niqué profond !
Je demande à la gonzesse sous cellophane en lui montrant ma vitre cigognée :
— On m’avait déjà fait ça quand tu m’as établi ce papelard de chiotte ?
— Je ne pense pas, monsieur le commissaire !
— Tu n’en es pas sûre ?
— Je n’ai rien remarqué.
Je vais avoir l’air génial, moi, quand le Rouquin va me réclamer la bande afin de pousser plus loin ses investigations. Il a déjà dû se remuer le panier pour trouver un spécialiste des langues orientales, l’intègre ! Et ma pomme de devoir lui avouer que j’ai perdu la pièce à conviction ! Commissaire Tête-de-Nœud.
Furax, je prends place dans mon carrosse et fonce en maugréant jusqu’au garage où gratte Octave Laburne. Au moins faire changer ma vitre brisée.
Le chef d’atelier est en combinaison kaki, avec l’écusson fourchu Maserati sur le poitrail : Neptune du cambouis ! En m’apercevant, il se précipite.
— Du nouveau, commissaire ?
— Votre filon était de première, Octave, bravo !
Sa frite devient radieuse comme le drapeau japonais.
— Le gars à la boucle d’oreille est venu à son rendez-vous ? il demande.
— Oui, et il y est resté.
— Comment ça ?
— Un motard l’a zingué sous mes yeux, vous aurez des détails croustillants à la télé ce soir et dans votre Parisien Libéré demain. Redites-moi, dans quel cinéma s’est déroulé le petit intermède exprès dont vous m’avez parlé ?
— Le Vista Palace de Boulogne.
— Donc, un cinéma de quartier ?
— Exact.
Pour lors, je retrouve un léger regain d’optimisme. Généralement, ce sont des habitués qui fréquentent les cinoches périphériques.
Octave, rehappé par les préoccupations professionnelles, dit en montrant ma chignole :
— Votre Quattroporte a énervé des petits gredins ?
— Il va falloir me réparer ça d’urgence, dis-je.
— On vous a volé des choses ?
— De la broutille, menté-je en m’administrant mentalement mille coups de pompe dans les noix.
— Il est trop tard ce soir, mais vous l’aurez demain à midi. Si vous avez besoin d’une caisse en attendant, je vais vous en prêter une.
— Vous êtes un frangin, Octave.
La flotte a redoublé d’intensité. Maintenant il fait complètement nuit et la ville de Boulogne brille de tous ses feux répercutés par la pluie. Les bagnoles produisent un bruit de succion en roulant. Elles aspergent le bas des pantalons, mais les passants désenchantés n’en ont cure et se pressent sous leurs pébroques ou dans leurs impers verrouillés comme des scaphandres.
Le Vista Palace a une enseigne rouge soulignée de bleu qui éclabousse loin sur la chaussée. La matinée vient de s’achever. La caisse est fermaga. T’as le projectionniste qui met son parka et file le bas de son futal dans ses chaussettes avant de grimper sur son vieux Solex. Paraît alors une forte dame variqueuse qui ébouriffe ses cheveux flous pour tenter de dissimuler sa calvitie. Robe noire, col blanc. Une vieille Cosette qui aurait conservé l’appartement des Thénardier par routine. Elle sort des toilettes et s’apprête à tirer la grille de fer coulissante devant le hall du ciné. Elle a de l’emphysème pulmonaire et sa respiration fait un bruit de freins pneumatiques.
— Pardon de vous déranger, fais-je, je suis de la police et j’aimerais vous poser quelques questions.
Tout de suite alertée, mémère. Comme toujours, les honnêtes gens. Y a que le bon monde que la Rousse impressionne ; les forbans, eux, savent l’affronter avec sang-froid.
— Je vais faire appel à votre mémoire et mettre à l’épreuve votre sens de l’observation, annoncé-je. Vous travaillez au Vista Palace en qualité d’ouvreuse ?
— Non, de caissière.
— Magnifique ! Je suppose que votre établissement travaille principalement avec les gens du coin, n’est-ce pas ?
— En majeure partie, oui, pourquoi ?
— Hier soir, il n’y avait pas grand monde dans la salle.
— Le cinéma n’est plus ce qu’il a été, déplore ce cœur simple.
— Je sais. Parmi les maigres clients, il y avait un couple. Assez jeune : entre trente et quarante ans. La femme très belle : blonde, le regard qui hésite entre le bleu et le vert ; elle portait une robe imprimée et une veste de laine très chic, son rouge à lèvres est plutôt orangé. Classe ! Son mari portait une veste avec des parements de daim.
La dame caisseuse opine depuis quelques secondes déjà.
— Oui, oui, je vois, assure-t-elle. Ils viennent parfois quand le film est bon.
Un hymne de sauvage allégresse retentit dans mon âme, au fond et à droite.
— Dites-m’en davantage sur eux, chère madame, et vous serez bénie d’entre toutes les caissières.
Elle a un très joli nez sur les ailes duquel se blottit une grappe de verrues frileuses. Son bec-de-lièvre, admirablement masqué par la violette mauve qu’elle dessine par-dessus, ressemble à une raie du cul miniature. Le regard est un tantisoit glauque et con derrière des cils farineux, et la tache de vin qu’elle porte au cou reproduit à s’y méprendre la carte de la Suisse et de ses colonies.
— Vous dire quoi, mon pauvre monsieur ? soupire la pin-up de douairière les fagots.
Le mieux est de procéder par suggestions successives.
— Leur nom ? risqué-je, attaquant par l’espoir le plus insensé.
— Comment voulez-vous que je le susse ?
— L’endroit où ils habitent ? poursuis-je avec l’intrépidité que donne l’espoir.
Là, son hésitation me met en liesse avant-coureuse.
— L’endroit, fait-elle, je ne saurais pas ; par contre, le coin, là, y a des chances.
Oh ! la chère chérie ! La belle âme d’amour ! La bienveillante créature ! L’ineffable rencontre ! Tu sais qu’elle me fait mouiller, mine de rien ? Je te jure que j’humecte ! Tiens, vise mon chipolata, il fait des bulles !
— Racontez, dites tout, je suis suspendu à vos trois lèvres, imploré-je.
— Je promène souvent mon chien par les petites rues où c’est plein de belles villas. Il y a des arbres. Il aime les arbres.
— Un chien poète, extasié-je.
— Non : ça l’incite pour ses pipis.
— Il pourrait se contenter de réverbères. Mais il lui faut des arbres, à cet animal ; des vrais, en bois, avec des branches et des feuilles ! Quelle admirable bête. C’est un loulou de première année, je gage ?
— Non, un fox.
— L’amour ! À poil ras ?
— En effet.
— J’en étais certain. Il y a qu’un fox à poil ras pour vénérer les arbres. Ces animaux sont des druides à quatre pattes ! Et donc, vous le promenez dans les quartiers résidentiels, ce chien aux goûts artistiques si développés ?
— En effet, répond-elle (car elle raffole de l’expression).
— Et dans ce lieu calme et cossu, vous avez aperçu vos habitués du Vista Palace ?
— Deux ou trois fois.
Ah ! comme je la vénère. Elle mesurerait au moins un mètre cinquante, j’essaierais de la sodomiser dans le hall tapissé de vieilles photos, pour lui expliquer ma grattecultitude. Devant Marlène Dietrich, Mireille Balin, Roland Toutain, Georges Milton.
— Une fois, la dame descendait d’un taxi. Une autre fois, il faisait beau, elle marchait au côté de son époux.
— Douce dame, roucoulé-je, si cette personne blonde descendait d’un taxi, c’est qu’elle était arrivée à destination, donc vous devez reconnaître la maison devant laquelle elle s’est fait stopper.
Mais la caissière dénègue de la tête, ce qui lui fait perdre une barrette. Je la lui ramasse avec dévotion.
— Sa rue est en sens unique, dit-elle. Elle est descendue au carrefour et a continué à pied.
— Si elle a poursuivi sa route pédestrement, c’est donc qu’elle demeurait tout près, sinon elle aurait prié le taxi de faire le grand tour.
— Ben, oui, probable, admet-elle.
Je capte sa chère main gercée, déformée par son appareil distributeur de billets, la pétris comme s’il s’agissait de la main de ta sœur.
— Ma voiture est là, accepteriez-vous de me guider jusqu’à l’endroit auquel vous faites allusion ? Naturellement je vous raccompagnerais chez vous aussitôt après.
Elle hésite :
— Vous êtes réellement de la police, au moins ?
— Voyez vous-même ! dis-je en extirpant Hortense[2].
— Bon. Alors d’accord.
Et elle achève de tirer la grille.
— Tu vas reprendre ton premier métier, annoncé-je à Jérémie Blanc.
— Balayeur ?
— Pour quelques heures, tout au moins.
Il sourit de tout son clavier universel.
— Pourquoi pas ?
Je lui explique qu’il devra ramasser à la pelle les feuilles mortes d’un quartier de Boulogne en fredonnant du Cosma.
— La femme blonde à laquelle Daniel Fluvio avait fixé le ranque, tu as eu l’opportunité de l’apercevoir place de l’Opéra ?
— Elle était fringuée en rouge ?
— C’est cela même. Il semblerait qu’elle demeure à Boulogne. Je vais te montrer le secteur à couvrir et, dès demain, tu y séviras jusqu’à ce que tu retapisses cette friponne.
Loin de le mortifier, la perspective de s’affubler d’un bonnet de laine, de gants fourrés, et de promener un balais en branchettes d’osier le long des trottoirs l’amuse. Il est toujours plaisant de jouer à l’indigent quand on ne l’est plus. Au contraire, ça te souligne les félicités acquises. En fait, j’ai remarqué que le seul grand obstacle de la vie, c’est le présent, il est notre vraie vérole, notre chiendent, notre colique verte. C’est lui qui nous esquinte, nous vieillit, nous tue. La merde, comprends-tu, c’est que tu le vis sans jamais pouvoir te référer à l’avenir. Si la projection du futur était possible, on ne serait jamais mort de la rage, y aurait pas eu de guerre de Quatorze ni de mur de Berlin, toutes choses extrêmement fâcheuses et éprouvantes. Mais le présent reste obscur ; c’est un assemblage d’ignorances. On le croit définitif parce qu’il EST.
Et comme l’homme ne possède pas et ne possédera jamais la faculté de dépasser ce qui EST, il se fait et se fera toujours niquer. Il vivra éternellement l’INSTANT. Mais l’INSTANT, c’est de la perfidie, de l’illusion matérialisée. Ça se déprogramme en étant. C’est sans perspectives. Et comme je sais cela, je me fais toujours chier dans l’instant, à de rares exceptions près. Seul adjuvant : aimer et créer. Ça ce sont des moments flammes ! Chaleur et lumière. Mais vite éteints. In the babe ! Je parie que je te casse les roustons, Gaston ? Bon, on change de disque. Je te mets la face 2 : retour à Boulogne avec le Noirpiot.
Je lui indique le fameux carrefour où m’a drivé la dame au bec-de-lièvre :
— Elle pense que notre cliente crèche dans cette rue sur la gauche, mais n’en est pas tout à fait certaine. Ce sera à toi de jouer.
Ensuite, ruée sur Paris. Je me pointe avec retard au Fouquet’s. Madeleine, la scripte au slip parme, s’y trouve déjà depuis une demi-heure devant un verre de porto. Elle s’est saboulée bourgeoise : tailleur pied-de-poule, chemisier blanc, cape de lainage à franges, plus un collier de perles Burma.
De loin, je commence déjà mes mimiques d’excuse. Fonds sur elle et lui roule une jolie galoche champs-élyséenne qui coupe court aux explicances navrées. Elle est jolie. Plutôt classe. Bien fardée. Hors des studios, elle fait seizième à n’en plus pouvoir, cette greluse. Je flaire la fille à papa que le cinoche passionne. Ça fera l’objet d’une converse ultérieure en cas de besoin. Toujours se préparer des thèmes de jactance quand on sort une gertrude pour la première fois. Pas laisser languir les propos. Faut emballer, chauffer, rajouter le sel de l’esprit en saupoudrant large. Les mutismeries, c’est pour ensuite, quand t’as ton coup de bite au bain-marie et que le moment est venu de chiquer les romantiques : Musset, Chopin, main dans la main, z’yeux dans les z’yeux ; que la parole est aux ondes languissantes qui trémolent doucettement les culottes.
Seulement, avant de jouer du silence, faut s’être montré brillant. Avoir fait ses preuves dans l’éloquence. Le vrai mutisme, c’est, des mots qui se taisent. Quand t’en as dévidé à profuse, le geste continue la pensée. Moi, lorsque je sors une sœur (dans l’intention de la rentrer), je construis un schéma de jactance. Dans l’eau-cul-rance, lui parler de sa vie, de son métier, intelligemment. Éviter les clichés, les questions bateau. Pas non plus chiquer au gusman informé qui étalage son savoir et s’exprime dans la clinquaille. Du pertinent. Intelligent, quoi ! Mon style. Même les connasses apprécient.
Je me cogne mon Pim’s d’élection, toujours superbe au Fouquet’s, je te l’ai déjà exprimé au paravent.
— Vous avez faim, ma chérie ?
— Comme vous voudrez, répond-elle.
Là, j’entrave pas. Mon sourcil droit lève la patte pour le lui indiquer. Elle s’explique :
— J’ignore à quel genre d’homme vous appartenez, commissaire ; est-ce à celui qui déteste les pécores frugales ou à celui qui méprise celles qui bouffent ?
J’éclate de rire.
— J’aime bien qu’une femme ait un appétit normal.
— Alors, j’ai plutôt faim.
— Venez ! On va chez Guy Savoy s’éblouir les papilles.
Le cher barbu nous trouve deux petites places intimes qui nous mettent les genoux en botte de poireaux. Je lui dis de nous servir ce qu’il veut parce que chez des chefs de ce calibre, t’as rien à craindre des contrefaçons, et on sirote tendrement un champagne-framboise frappé impec.
— Ça marche, votre enquête ? questionne ma Deleine.
— Elle est toute neuve, il faut qu’elle prenne son élan. Vous avez fréquenté Daniel Fluvio ?
— Professionnellement, un peu. Sinon, c’était pas mon style.
— Quel jugement portiez-vous sur lui ?
Elle ne me laisse pas moisir :
— Un douteux. Bon à tout, propre à rien. Beau gosse, le sachant, l’exploitant, même. Il traînait une réputation de mâle performant, ayant des pratiques bizarres.
— La flagellation ? demandé-je, pensant au fouet trouvé dans son coffre de voiture.
— Entre autres gâteries, oui. Il aimait les femmes-esclaves. Par conséquent il usait, m’a-t-on dit, de toute la panoplie adéquate. Il n’avait pas bonne presse dans le milieu ciné-télé, et ses prestations se faisaient de plus en plus rares.
— Comment expliquez-vous qu’il ait été engagé pour ce tournage en Extrême-Orient ?
— Le directeur de production, un Américain, a participé à des parties fines avec Fluvio. En fait, ses seuls engagements découlaient de ses partouzes. Quand il débarquait sur un plateau, on pouvait être assuré qu’il traficotait avec quelqu’un de la production.
— Comment s’est effectué son séjour à Hong-Kong, puis à Singapour ?
— Il s’en est donné à cœur joie car la prostitution, là-bas, est d’envergure.
— Qu’est devenu le producteur dont vous me parlez ?
— Il est rentré aux U.S.A.
— D’autres personnes de l’équipe assistaient aux festivités organisées par Fluvio ?
— L’actrice principale Elianor Dakiten. Une nympho de première grandeur !
— Elle est anglaise, non ?
— Plutôt danoise, mais elle vit à Paris.
— Qui encore ?
— Maurice Bitambe, le cascadeur. Il y avait des poursuites en hors-bord dans la baie de Hong-Kong, entre les jonques et les sampans. Je vous cite ces deux personnes parce que la chose était de notoriété publique, mais Fluvio a dû avoir d’autres adeptes parmi les gens de l’équipe. Seulement celle-ci était très composite : Américains, Anglais, Français, Asiatiques.
— Madeleine exquise, durant votre séjour là-bas, avez-vous entendu parler d’une organisation appelée « Le Singe Blanc » ?
— Absolument pas.
Je griffonne les noms qu’elle m’a cités dans mon calepin et je décide de lui lâcher les baskets. Il est l’heure de laisser le gentleman séducteur prendre le pas sur le poulet fureteur.
Lorsque nous quittons le restaurant, après un bouffement à classer monument historique, nous avons la satisfaction de constater qu’il ne pleut plus. Le quartier Wagram-Étoile rutile.
Pour tout te dire, du point de vue de la tendresse, je suis resté à la périphérie de la bienséance. Comme je l’avais deviné, Madeleine est d’un milieu huppé (Ferdinand Jouvrier, son père, est ambassadeur de France dans un pays d’Amérique du Sud) ; ce n’est pas sa qualité de fille à papa qui me freine, mais un manque d’entrain de ma part, ce qui est rarissime chez moi. Au lieu de charger, je ronronne. Mon cerveau est mobilisé par l’enquête et je ne parviens pas à faire se tenir tranquilles les images qui le chanstiquent. Je revois la place de l’Opéra, la blonde en rouge, l’arrivée de Fluvio dans sa charrette décapotée, les motards flingueurs… Et puis la masseuse malaise et son champignon moisi de père qui lui enjoint de ne plus me traduire la bande sonore.
Drôle de coco, ce Fluvio. Mais, malgré ses méthodes expéditives, quelque chose me dit qu’il ne faisait pas vraiment « le poids ». Sa photo est éloquente. C’est celle d’un branleur culotté. Je suis convaincu qu’un bon crochet au bouc neutralisait ses entreprises arnaqueuses. Un connard avec une boucle d’oreille, ça se pisse dessus ! D’une mandale, tu lui fais lâcher son flingue, son fouet et même sa bite ! Il se prenait pour un terrible, mais c’était pas Dillinger, tout juste Al Capote. Organisateur de partouzettes, il chibrait bien, ça, je lui fais rétrospectivement confiance. Il manigançait sans aucun doute des coups pendables et aucun scrupule ne l’arrêtait, néanmoins ça restait un couard.
Mon manque d’enthousiasme casanovesque, je le déplore car je déteste décevoir une mémé qui attend l’embellie. D’autant que je me promettais de la régaler, Mado. Déjà, sa petite culotte pervenche m’avait démarré l’apothéose braquemardesque. Je rêvais de sa fine moustache sud, si claire. Me promettais une séance de style. Un solo de guimbarde dans son sous-bois ! La flûte de Pan. Le fifre baveur ! L’enfourchement cosaque et bien davantage ! Elle paraît si méritante, cette momaque ! Loyale de partout, proprette au réel comme au figuré, la chatte briquée complet. Un petit joyau de plumard ! Gesticulant des miches à bon escient, sans flafla ni tralala. Le juste milieu, quoi ! Lui asperger le persil doit confiner au sublime. Depuis plusieurs heures, je rêvais de la carillonner à tout va, de lui chanter l’introït, mam’zelle. Et puis tu vois, mes tourments de pro me détournent du fignedé et j’ai pratiquement plus envie de lui amidonner la chaglatte. Quelle honte ! un homme comme moi !
Elle a bien senti ma débandade. Mais comme c’est pas une bêcheuse sucrée vanille, elle s’en prend à elle-même, se culpabilise, se demande si ce serait pas son sex-appeal qui foire.
Alors, mister ma pomme, une fois qu’on se retrouve dans la Ford que m’a prêtée Octave Laburne (si tu as bien pris note, les garagistes qui travaillent dans la chignole grand standinge roulent personnellement dans des caisses de série, fiables et sans histoires), je crois bon de jouer franc-jeu :
— Écoute, ma tendresse, je te fais un blocage en ce moment. Tu sais pourquoi ? Parce que j’aurais dû procéder à une visite capitale que je n’ai pas faite. Ça m’est apparu pendant le repas et je suis à ce point obnubilé que cela m’empêche de savourer tes charmes délicats. Dieu sait combien ils me tentent cependant. Je devine que te minoucher le Riquet[3] constitue le sommet de la félicité, dis-je en lui caressant le genou.
Elle en possède deux, parfaitement ronds. Important, les genoux chez une gonzesse. J’ai connu des frangines étourdissantes qui s’en trimbalaient de vilains : cagneux, bosselés, de traviole. Ça me filait de la disjonction dans le calbute, tellement je suis épris de perfection.
Elle sourit frêle, murmure :
— Cette visite, c’est chez Fluvio ?
— Gagné ! ébahis-je.
— Il vous faut un mandat de perquisition, je suppose ?
Je sors mon sésame de ma vague.
— Le voilà !
— C’est un ouvre-boîte ?
— Presque ; aucune serrure ne lui résiste. Je le tiens d’un vieux malfrat mort au champ d’honneur en craquant une bijouterie. L’enfoiré de joallier avait un tromblon à portée de main et lui a bricolé dans la poitrine un tunnel large comme celui qu’on creuse sous la Manche. Les gens s’en tamponnent de devenir des assassins pour préserver un peu d’or inanimé et sans âme.
Et, tout de go :
— Tu es chiche de venir avec moi ? attaqué-je secco.
— Chez Fluvio ?
— Drôle de propose, non ? Après ça j’aurai l’esprit en repos et la braguette en effervescence. Je saisirai délicatement ta petite coque entre le pouce et l’index et je lui pratiquerai une tyrolienne de cresson dont tu me diras des nouvelles.
Elle sourit.
— Vous savez, je ne suis pas une nympho. Je sais apprécier une soirée avec un homme qui ne me saute pas !
— Tu n’as pas répondu à ma question : tu m’accompagnes ?
— Bien sûr !
L’immeuble est vétuste mais sympa ; gris et ventru, il domine la banlieue nord de Pantruche. Y a des pots de réséda sur les rebords de fenêtres et même une cage à oiseaux vide, dont les occupants sont probablement morts, et qu’on a laissée en place pour faire comme si pas.
Daniel Fluvio a son blaze sculpté au Dymo, en blanc sur rouge, en travers d’une boîte aux lettres métallique dont le bas est percé de trous pour permettre de vérifier si l’on a du courrier sans avoir besoin de déponner.
Le défunt lascar habite au premier. Cette fois, son blaze s’étale sur la porte en caractères géants découpés dans une affiche et collés sur le panneau supérieur. Il était modeste, Fluvio.
Chose curieuse, je perçois de la lumière, des rires, des bruits, notamment celui d’un rot phénoménal. Pour ne pas être en reste, l’un des occupants se met à craquer une louise, mais après tout, peut-être s’agit-il du même qui serait biloque.
J’enfonce le bouton blanc, très rudimentaire, d’une sonnette grosse comme un téton de rosière.
Des voix disent :
— Tiens, v’là du trèpe !
— C’est peut-être Dany qui rentre ?
— Penses-tu, il a la clé !
On ouvre. En face de moi une fille débraillée ; elle porte un short noir fendu sur les côtés, une liquette haillonneuse.
Avec la graisse de sa chevelure, tu peux assurer les beignets de tous les restaurants du cœur. Elle m’a l’air camée jusqu’à la moelle. Son regard fait une double spirale, elle tète un mégot malodorant, marche nu-pieds et se gratte la raie des miches. La classe !
Elle attend puis, comme je la flashe sans piper, questionne laconiquement :
— Ouais ?
— Ouais ! réponds-je en entrant.
Elle a beau être très jeune, sa beauté est obsolète, comme dirait ta concierge, celle qui se rase au désherbant.
Tu parles d’une tabagie ! Irrespirable. Un bordel inouï. Deux garçons torse nu, l’un est en slip cradoche, l’autre en jean troué ; plus une autre fille du même style que la première. Remake des Basfonds version 90. Bouteilles vides, petits récipients d’étain contenant des reliefs de nourriture, couvercles de boîtes emplis de cendres et de mégots, seringues éparses, photos obscènes from the walls, comme disent les Japonais en voyage. Si tu veux avoir un aperçu de la lie humaine, rejoins-nous, je t’invite. Quatre épaves. Quatre jeunes déjà irrécupérables dont les parents n’ont plus d’espoir qu’en une overdose carabinée, pour solde de tout compte. Alors eux, le bouton blanc, ils le portent même pas à la culotte. C’est carrément l’antichambre de la Maison Borniol !
Ils me défriment de leurs vasistas évasifs.
La môme qui nous a ouvert s’enhardit chouïette :
— Qu’est-ce que vous nous voulez ?
— Police !
L’un des gars, le slipé, qui ramène sa fraise. Faut pas craindre les mandales.
— Les flics, je les ai au cul ! il déclare.
— Exact, fais-je en lui shootant un formid’ péno dans la brouette tzigane ; la preuve !
Au craquement qui en consécute, je me dis que son coccyx vient de faire de la monnaie. Et ça se plâtre pas, ces mignons endroits ! Le gonzier en est comme pétrifié de douleur. Il se tient au garde-à-vous. Même de battre des cils ça lui répercute dans le trognon.
— Bon, fais-je, vous stoppez dix secondes la schnouffe et on bavarde. Sinon, tout le monde au ballon où vous n’aurez plus que l’odeur de vos dessous de bras pour vous camer !
Dans le fond, tu vois, ils seraient plutôt gentils, ces gueux, une fois que t’as réglé leur pendule sur le méridien de Greenwich. Passifs en plein. Faut dire qu’ils font le complexe du boa : une fois chargés, ils pensent plus qu’à roupiller. Le monde leur devient improbable.
Je pointe mon index irréprochable sur l’épaule de la fille en liquette.
— Qui est-tu, toi ?
— Rirette, fait-elle comme si c’était une évidence.
— Qu’est-ce que tu fous chez Fluvio ?
— Je suis une amie. Il m’héberge.
— Et ces punks au rabais ?
— Des potes à moi.
— Ben dis donc, il ne fait pas bon te confier son appartement ! Question du ménage, tu traites ça à la grenade à manche et au bulldozer !
Elle hausse les épaules.
— Vous n’avez pas l’air au courant, tous, fais-je en les toisant.
— Au courant de quoi ?
— Vous ne regardez jamais la télé ?
— Si : quand y a un film dégueu sur Canal plus.
— Donc, les infos, connaît pas ?
— Pourquoi ?
— Daniel Fluvio est mort. On l’a flingué à quinze heures, place de l’Opéra.
Les chevaliers de la piquouze réagissent à travers leur coma endémique.
— Dany ! Mort ! bafouillent-ils.
— La tronche éclatée par un fort calibre. Qui dit assassinat dit poulets ; alors nous voilà. On s’inscrit dans la logique de mes choses, vous comprenez ?
Je vais ouvrir une porte, laquelle donne sur la chambre à coucher. Cette dernière fait un peu moins litière à grand spectacle que le living ; n’empêche qu’elle fouette la nuit du renard.
Je pousse la gosse vers le plumard.
— Dépose-toi, môme, et inutile d’ôter ta culotte, c’est pas pour une passe.
Elle obtempère mornement, ne paraît pas spécialement éprouvée par l’annonce du décès.
— Quel effet ça te fait d’être veuve ? cyniqué-je.
Elle a un regard de brebis galeuse à qui on projette un film de Marguerite Duras. Un regard plein de rien du tout, mais à ras bord.
— Il y a longtemps que tu vis avec lui ? j’insiste-t-il.
— Je vis pas avec lui : il m’héberge seulement.
— Pas de pointe, entre vous ?
— Pas plus qu’avec les autres !
Je vois. C’est une simple participante. Elle appartient au corps de ballet pour les partouzes ; sinon elle n’a droit à aucun régime de faveur particulier.
— Il t’a dit ce qu’il allait faire aujourd’hui ?
— Il m’a dit qu’il allait s’occuper d’une bourgeoise et il a pris le fouet.
— N’a pas précisé de qui il s’agissait ?
— Non.
— Tu le connaissais déjà au moment de son voyage en Asie ?
— Non. Ça fait un mois seulement qu’on s’est rencontrés.
— Il t’a parlé de ses projets de boulot ?
— Il m’a juste dit qu’il était sur une affaire importante qui risquait d’être juteuse à l’arrivée.
— Seulement, il n’y a pas eu d’arrivée, soupiré-je. Dis-moi, il avait un bon copain avec qui, je crois, il faisait équipe ?
— Marien ?
— Possible. Marien quoi ?
— Je ne sais pas : Marien tout court.
— Il habite où, ce mec ?
— Je ne sais pas.
— Daniel le contactait comment.
— Il lui téléphonait.
— Alors où est son numéro de téléphone ?
— Peut-être sur le carnet près de l’appareil.
— Va me le chercher !
Elle.
Durant son absence, j’explore le placard mural servant d’armoire. Des costards, des blousons, des pompes. Deux tiroirs emplis de chemises et de tee-shirts. Au fond de l’un d’eux il y a un minuscule album de photos dont les pages sont en plastique transparent. Chacune d’elles recèle un cliché et tous ces clichés sont consacrés à la même personne : une ravissante Asiatique prise dans des lieux différents mais cossus : hall de palace, salon d’apparat, piscine, tennis, etc. Il y en a même une qui montre la personne en question assise dans un fauteuil majestueux, installé sur une estrade et qui fait songer à un trône. D’ailleurs elle est en robe de gala, façon tunique, boutonnée haut et porte des bijoux écrasants dont chacun représente probablement le budget militaire de l’U.R.S.S. Sûr certain qu’il s’agit d’une huile de la jet internationale. J’enfouille l’album recta. Là-dessus, la pensionnaire de feu Fluvio revient avec un carnet de forme allongée, loqueteux malgré sa couverture cartonnée sur laquelle est dessiné un combiné tubophonique.
— Merci, môme.
Je délimite la lettre « M » et mate la brève liste de blazes qui se trouvent consignés sur cette page.
Médecin : Dr Delurêtre, urologue. Dr Blanchemoud, généraliste. Dr Lambroque, kinési.
Ensuite, il y a Maman, suivi d’un numéro de turlu à Nice.
Puis viennent : Michel C., Marien S.
Ensuite tu as le mot « Minettes », avec une liste d’une dizaine de prénoms : Barbara, Bernadette, Adélaïde, Sophie, Nicky, Laurette, Edmée, Angélique, Natacha, flanqués chacun d’un numéro de tube. Probablement s’agit-il du cheptel de secours auquel Fluvio faisait appel pour ses soirées épiques ?
Je parviens à loger le carnet dans mon autre poche. Je déteste gonfler mes vagues car ça déforme les costards. Et moi, l’élégance, tu sais combien j’aime ça. C’est une politesse que j’accorde à mes contemporains. Quelqu’un de bien saboulé est plus agréable à fréquenter qu’un gonzier négligé.
L’épave attend la suite de mon bon plaisir, résignée à tout ; plus que passive. C’est un contenu sans âme, prêt à épouser la forme de n’importe quel contenant.
— Marien, tu le connais ?
— Bien sûr.
— Quel genre de garçon ?
— Méchant !
— C’est-à-dire ?
Elle hausse les épaules et répète :
— Méchant.
— Il t’a fait du mal ?
— Il engueulait Daniel de m’héberger.
Elle aime le mot héberger. Je parie qu’elle ne le connaît que depuis peu de temps, alors elle s’en repaît.
— Daniel en avait peur ?
— Je ne sais pas ; non, je crois pas. Il se faisait mettre par lui.
— Ah ! il engouffrait de la rondelle, Daniel ?
— Juste avec Marien, je crois.
— Tu les as vus fonctionner ?
— Marien voulait que je lui lèche le dessous pendant qu’il prenait Dany.
— Sympa, les grandes familles ! Sur ce carnet, se trouve également un Michel, tu connais ?
— Non.
— Il était malade, ton logeur ?
— Pourquoi ?
— Des toubibs figurent sur ce carnet, entre autres un urologue.
— Il avait des calculs. Par moments, des crises le faisaient se tordre de douleur.
— Bon, ce sera tout pour l’instant. Montre-moi ta carte d’identité.
Elle retourne au living, moi à ses basques. Le mec au torse nu est en train de faire minette à sa copine tandis que son camarade de dépravation se tirlipote l’asperge sans trop espérer de résultat. Je te parie la montre en or de ton grand-père contre la photo de Bérurier qu’ils agissent ainsi seulement pour choquer Madeleine. Une manière de se foutre de notre gueule. Ma gentille scripte les regarde se démener d’un air plus écœuré qu’intéressé.
— Venez, lui fais-je, on s’en va. Si vous allez au zoo de Vincennes, demain, vous verrez beaucoup mieux dans le secteur des singes !
J’en suis à la période indécise où tantôt l’on tutoie, tantôt l’on vouvoie. Faut une belle baise massive pour fixer la première formule définitivement au firmament de nos relations.
— Je vous dépose chez vous ?
Elle hésite.
— Vous rentrez vous coucher ? demande-t-elle.
— Non, j’ai encore du boulot ; une enquête, c’est comme un soufflé : ça n’attend pas.
— Je peux vous accompagner de nouveau, je trouve ces visites nocturnes passionnantes. J’ai l’impression de tourner un film ! Un vrai. Un bon !
— Hum, là où je me rends, ça risque d’être turbulent, vous savez.
— À plus forte raison.
— Si vous preniez un mauvais coup, je ne me le pardonnerais jamais.
— Eh bien alors, je n’en prendrai pas ! riposte Madeleine.
— Je ne me doutais pas que j’allais passer une partie de la nuit avec Jeanne Hachette !
Le temps de tuber, depuis un bistrot, aux renseignements téléphoniques de la Maison Perdruche, et je me présente en bonnet difforme (comme dit Bérurier) à l’hôtel Blatte et Confort, rue du Chassepot. C’est là que Marien, le copain sodomite de feu Fluvio, crèche.
Hôtel un peu plus que borgne ; je dirais carrément aveugle ! Façade lépreuse, volets impeints dont certains reposent sur un seul gond, porte vitrée aux carreaux dépolis-fendus. Un méchant globe fixé au-dessus de l’entrée est éteint et les caractères annonçant « hôtel » sont si écaillés qu’on les devine plus qu’on ne les lit.
Nous pénétrons dans cet antre. Au fond d’un couloir puant et sombre se trouve quelque chose qui voudrait ressembler à une réception, mais qui n’est qu’un obscur guichet.
Personne derrière. À l’exception d’une ampoule assombrie par l’inconstipation des mouches, aucune lumière valable pour permettre d’évoluer sans risque. Cet établissement n’est même plus un hôtel de basses passes. T’as pas une radeuse chatouillée jusqu’à l’âme qui accepterait d’y traîner un vieux bougne syphilitique.
Je tambourine contre le guichet en demandant « Quéqu’un ? » Mais c’est zob et va-te-faire-voir dans toute son ampleur.
Je mate le tableau aux clés : il n’en est aucune d’accrochée, d’où je conclus que tous les locataires du Blatte et Confort sont zonés, y compris donc celui que je viens visiter.
Avec cette superbe impudence qui me caractérise, j’escalade le guichet et explore le rayon placé dessous. J’y dégauchis un vague registre à couvrante entoilée et étoilée de taches de graisse. Comme tous les hôtels, y compris ceux de catégories triple zéro, sont tenus d’avoir cet accessoire, j’étais convaincu de le trouver. Mon index arpente les colonnes de noms (arabes et yougoslaves pour la plupart) jusqu’à ce que je trouve celui de Simon Marien, descendu le 4 février. Chambre 17.
Je refranchis l’obstacle.
— Vous allez m’aider, dis-je à Madeleine.
Vivement que je la baise, celle-là, afin de la tutoyer une bonne grosse fois pour toutes. Toujours cette valse hésitation. Tu n’es vraiment à « tu » avec une gonzesse que lorsqu’elle est à « toi ».
— Volontiers.
— Vous frappez à la porte du 17. Son occupant risque de demander qui est le visiteur avant d’ouvrir, vous lui répondrez que vous êtes une amie de Fluvio.
— D’accord.
Déterminée, la môme. Je vais te dire : elle a confiance en moi. Me prend pour Kid-le-vengeur, l’intrépide, celui qui vient à bout de tous les adversaires et franchit les pires obstacles.
Toc, toc, fait le doigt replié de Madeleine.
— Qu’est-ce que c’est ? répond une voix enrouée par un début de sommeil, l’alcool, voire, pourquoi pas, une angine.
— Une amie de Daniel Fluvio.
— Un instant.
Grincement d’un sommier qui a dû en voir de dures (et sûrement aussi de molles) ; froissement d’étoffe. On dégoupille la targette.
Un mec tirant sur le roux, avec une queue-de-cheval (aux cheveux), un léger strabisme convergent, une pommette un tantinouillet enflée et un regard de tigre qui vient de se faire marron par une gazelle véloce surgit dans l’encadrement. Torse nu, slip. Belle paire de balloches à l’évidence, ou alors il a eu le temps de se cloquer un kilo de patates dans le Kangourou.
Il nous considère sans tu sais quoi ? Aménité.
— On dérange ? fais-je, en m’avançant.
Comme il ne s’écarte pas, je le pousse avec douceur à l’intérieur de ce qu’il convient d’appeler une chambre puisque nous sommes, paraît-il, dans un hôtel, mais qu’en d’autres circonstances je qualifierais de chiottes de gare ougandaise. Un lit-cage, plus cage que lit, une armoire en contre-plaqué, une chaise, et point, c’est tout, à la ligne.
Un peu médusé, le gars, mais la teignerie le réempare fissa.
— Faut pas vous gêner, il gronde.
Je lui vote un sourire angélique que j’ai aperçu y a pas si naguère sur un vitrail de la cathédrale de Chartres et dont j’use depuis dans les circonstances délicates.
Il déclare, montrant Madeleine :
— Elle dit qu’elle est copine avec Fluvio ?
— Elle n’a pas le genre à ça, hein ?
Peut-être le moment est-il venu de lui présenter ma carte matuchienne. Dont acte. Il sourcille à peine.
— Je croyais que les flics n’avaient pas le droit de se présenter au domicile des gens avant le lever du soleil !
— Ça c’est bien vrai, ça, mèrdenis-je.
J’ajoute :
— Mais dans les cas d’urgence ils peuvent se permettre des entorses.
— Y a pas d’entorse qui tienne, barrez-vous !
— Sinon tu appelles la police ? ricané-je comme Satan quand il vient chercher l’âme de ce pauvre con de Faust.
— Si vous vous cassez pas, je rameute ! fait-il. Je prends tous les clients de l’hôtel à témoin et…
— Vous voulez bien fermer la porte, Mado ? demandé-je à ma compagne.
Elle obéit et y reste adossée, mains au dos, attentive, ravie, je parie. Les gnardes, ça les excite, un différend entre matous. Elles raffolent des affrontements. Une autre manière de leur détremper le slip.
— Sois pas belliqueux, Marien, soupiré-je, y a urgence. Il faut qu’on cause, mon grand.
Ce gustou est un emporté. Un violent. Colérique à ne pas pouvoir se contenir. Ce que ma grand-mère appelait « une tête brûlée » !
— J’ai rien à dire.
— Qu’est-ce qui se passe si je ne bouge pas de ce taudis, l’aminche ?
Ses poings se crispent.
— C’est moi qui me barre, avertit le cheval fougueux.
Sa barbe ajoute à son look voyou. Le nez un peu en bec d’aigle, il a. Les lèvres très minces.
Soudain, il saisit son jean accroché au montant du lit et l’enfile. Puis c’est un vieux pull verdâtre. Enfin, des tennis tellement cradoches qu’elles sont devenues des espèces d’œuvres d’art, à l’instar (comme on disait puis autrefois dans la presse) des grolles dessinées par Vincent Van Gogh. Il s’avance vers la lourde comme un grizzli sur une ruche.
Madeleine, vaillante au-delà de tout, ne bronche pas.
— Tire ton cul, la mère, ou je fais une tronche ! avertit Marien.
Immobilité stoïque de ma nouvelle potesse. Alors il la biche par le col de son chemisier et tire. Le chemisier se déchire, on découvre le sein droit de la ravissante scripte. Du moment qu’il y a voie de fait, je suis à couvert, non ? On ne pourra plus parler de bavure pour qualifier ce qui va suivre, j’estime. Assistance à personne en danger, y a même pas besoin d’être drauper pour intervenir !
Je m’avance, biche l’énergumène par la ceinture et l’arrache. Une seconde secousse, il est propulsé contre son lit. Il rattrape in extremis (je parle couramment le latin) son équilibre. Le sommier du pieu lui sert de trampoline et l’aide à se précipiter sur moi.
Ça, j’aime.
Je le bloque d’un coup de savate auvergnate dans les roustons, puis l’anesthésie localement d’un crochet au menton. N’ensuite, l’ayant biché par le pull, aux épaules, je l’éloigne un peu de moi et le rapproche précipitamment en ponctuant d’un formide coup de boule taurin dans la clape. Ecroulage de monsieur. Pas prêt à fumer des tiges, l’artiste. Pour lui, pendant quelques temps, ce sera le narguilé, et encore, en tenant la canule avec les dents qui lui restent. Ça forme bouillie bouillonnante sous son pif, lequel a dérouillé idem. Le raisin dégoule avec des morves en attente. Dans ce qu’il glaviote, t’aperçois des incisives plus ou moins jaunies par la nicotine. Sa langue part en reconnaissance derrière les brèches. Sa denture, c’est le mur de Berlin après le k.-o. des dirigeants est-allemands. Tu vois sa menteuse déterminer les dégâts. Il est sonné complet, envapé pire que par la forte dose qu’il s’administre en intraveineuses si j’en crois ses avant-bras.
— Ce sera le régime lacté, annoncé-je. Ajoute du miel, ça fortifie.
Je vais le bicher sous les brandillons pour le hisser sur son paddock.
— Tu vois, je suis un peu ta petite maman, fais-je. Ce qu’il y a de bonnard dans cette taule, c’est qu’on y est plus peinard que dans les catacombes. À présent, malgré tes difficultés d’élocution, on va s’expliquer. Sinon je t’arrose le museau avec le contenu de ce flacon de whisky que j’aperçois sur le plancher, histoire de te cautériser les plaies avant de te le casser sur la tronche. Tu ne comprends pas que les énergumènes comme toi constituent un régal pour un flic d’action comme moi ?
Il me roule des yeux de dingue. Je le pressens au bord des folies extrêmes, ce nœud. D’instinct, je glisse la main sous son matelas et je ramène un feu plutôt monumental que j’enfouille aussitôt. Je poursuis néanmoins mes recherches et c’est un lingue que je déniche sous le traversin.
— Ben dis donc, rigolé-je, tu crains les insomnies, mon pote ! Et plus encore les mauvaises visites.
Je me dis que j’ai été bien inspiré de faire ouvrir la lourde par Madeleine. Avec ce genre de branque, un coup dur est vite arrivé. Il était capable de m’organiser un petit Verdun vite fait en signe de bienvenue.
— T’as pas la téloche, ici, poursuis-je. Quelque chose me chuchote que t’es pas au courant des nouvelles du jour. Sais-tu que ton pote Fluvio est défunté à la fleur de l’âge, place de l’Opéra, en allant rambiner une dame distinguée que tu dois connaître ?
Non, il ne savait pas. Son expression incrédulo-stupéfaite l’atteste, et ce n’est pas le genre de gars capable de jouer Lorenzaccio en matinées classiques.
Pour bien asseoir l’événement dans sa comprenette, j’y vais au narratif.
— Il était au volant de sa Golf décapotable, malgré le temps chiatique. Et puis deux gentils motards casqués sont survenus, qui devaient le guetter. Le gars placé à l’arrière tenait un feu encore plus mahousse que le tien et a craqué la tronche de Daniel. Tu le verrais ! À la place de son physique de théâtre, ne reste plus qu’un tartare peu ragoûtant. Si t’as envie de venger ton pote, c’est le moment, mec. Unissons nos efforts pour que je puisse serrer ses assassins.
Il reste à faire des bulles rouges avec sa bouche tuméfiée, le grand glandu sauvage. Il pourrait être irlandoche. Il a une tête pour pub cacateux de Dublin : tendance au roux, frime cabossée, cils d’albinos raté.
— D’abord, bébé, faut que tu me donnes l’identité de la femme blonde car, de toute certitude, c’est elle qui a programmé l’assassinat de Fluvio. Par elle, on remontera aux meurtriers, tu piges ?
— Je la sais pas, répond Marien.
Je secoue la tête en faisant des « Tst, tst », commisérés.
— Voilà que tu dérailles d’entrée de jeu, Marien. Après tu t’étonneras de te retrouver à l’hosto avec des plaies que tu cherchais à fuir ! Car tu vas passer par la fenêtre, mon pote, je te le promets solennellement. Je t’estourbe d’un coup de crosse et je te propulse sans même me donner la peine de l’ouvrir ; légère comme je la devine, elle résistera pas. Note que nous ne sommes qu’au premier étage, y a pas de quoi en faire une potée auvergnate. J’alerterai Police-Secours et madame, ici présente, confirmera que t’as voulu m’échapper. J’ai un pedigree au-dessus de tout soupçon. Ma parole est cotée au prix de l’once d’or.
J’extrais son feu en le bichant par le canon.
— Au fond, avec une tronche de lard comme toi, c’est pas la peine de tergiverser. Je profiterai de ton séjour à Cusco pour te faire le gag du sérum de vérité. Le médecin-chef est un pote à moi.
Il commence à avoir les flubes. Faut dire que je suis crédible. La façon que je comporte laisse pas de doute quant à ma belliquosité.
— Bordel, je vous dis que je ne connais ni son nom ni son adresse ! proteste-t-il.
— C’est cependant toi qui as placé une manchette à la nuque du mari, l’autre soir, au cinoche !
Là encore je marque des points.
— Oui, reconnaît le forban, c’est moi.
— Et tu ne connaissais pas ces gens ?
— Daniel m’avait demandé de l’aider. Il avait préparé son topo et on s’est filé rancart devant le ciné.
— Tu veux me faire croire que tu estourbis un bourgeois à la demande, sans savoir qui il est ni de quoi il retourne ? Eh ! dis, petit père, tu me chambres à mort ! Dans votre couple c’était toi le julot, c’est tézigue qui fourrais Daniel et pas le contraire.
Là encore il en revient pas que je sois au parfum de sa vie dans les moindres recoins (si je puis dire).
— Daniel m’a seulement dit qu’il voulait lever une gonzesse b.c. b.g. et qu’il lui fallait bien marquer l’objectif d’entrée de jeu.
— Pendant que tu te faisais le cornard au narcotique de paluche, Daniel roulait une pelle à sa morue, puis il lui a dit quelque chose que tu n’as pas pu ne pas entendre puisque des spectateurs situés deux travées derrière l’ont perçu.
— D’accord.
— Il lui a dit quoi ?
— De se trouver à 15 heures place de l’Opéra le lendemain.
— Sinon ?
— Sinon il révélait à la presse des choses relatives à la soirée du 28 janvier.
— Bravo ! Là, oui, tu files bon vent, Marien. T’as trouvé le cap ! Maintenant viens pas prétendre que ton giton ne t’a pas raconté ce qui s’est passé le fameux 28 janvier.
— Il m’a dit que la gonzesse était en partouze avec lui. Déchaînée, prétendait-il. Elle aurait enfoncé une fourchette à dessert dans les couilles d’un des participants.
— Le 28 janvier, il était à Singapour pour son film à la con !
Mon objection frappe Marien. C’est un esprit violent et fruste qui ne réfléchit pas plus loin que sa queue.
— C’est juste, admet-il.
— À moins que les faits n’aient eu lieu en Asie, me dis pas qu’une partouze organisée à Singapour est susceptible d’intéresser les médias parisiens. Sauf si Lady D. ou la reine Fabiola y participait, à la rigueur.
— Ben oui, grommelle le tuméfié. J’ai pas pensé à ça. Le 28 janvier, c’est déjà loin, je me rappelais pas que Dany était en tournage là-bas à cette époque.
Il paraît sincèrement troublé.
— Il t’a raconté ce qu’il a manigancé en Asie ?
— Ben, il a fait la doublure, et puis il s’est bien marré avec des gonzesses du coin.
— Au plan business ? Il aurait pas levé quelque affaire juteuse ?
Dubitation de Marien.
— Je crois pas, non.
— La petite radasse pourrie qui loge chez lui prétend qu’il était sur un coup intéressant.
— Il ne m’a parlé de rien.
Après tout, la discrétion de Fluvio se conçoit. Marien est un chien fou, un casse-cabane avec pas grand-chose dans le bocal. Il aimait se laisser emplâtrer par lui, faire des déménagements sauvages en sa compagnie ; mais pour les affaires délicates, il préférait le tenir en dehors du coup.
Je lui montre le petit album contenant les photos de la belle Asiate.
— Tu connais ça, Hercule ?
— Non.
— Ton emmanché conservait ces portraits dans un tiroir de sa commode.
— Il me les a jamais montrés.
— On dirait qu’il te faisait pas mal de cachotteries, non ?
Il ne répond rien, boudeur. Cette évidence lui apparaît ce soir et ajoute à son désarroi. Peut-être ressent-il du chagrin ? D’un revers de la main, il essaie de torcher le sang qui résine de son portrait malmené.
— Daniel t’a parlé du « Singe Blanc » ?
Là, il abasourde :
— Du quoi ?
Bon, il est pas au courant. Dans le fond, il ne m’apprend pas grand-chose, ce con.
— Qu’est-ce que vous bricoliez, les deux, en dehors des belles enculades ?
Il détourne les yeux.
— Des arnaques, hein ? Dans quel créneau ? Drogue, prostitution, bagnoles ? Ou les trois en même temps ?
Il se met sur son séant.
— Pff ! rien de bien terrible, fait-il ; on s’expliquait comme on pouvait.
— Raconte !
— Franchement, d’après ce que je comprends, ça n’a rien à voir avec votre enquête.
— C’est à moi d’en juger ; alors ?
— Non, des bricoles.
— En matière criminelle, y a pas de bricoles, champion. Accouche avant que je remette le couvert. Tu vois, je m’étais calmé et déjà tu me contraries. T’es incorrigible ou t’aimes dérouiller ? Tu ne serais pas maso, dans ton genre ?
— Disons qu’on chaparde un peu.
— Quoi et à qui ?
Il a un sourire presque mutin derrière son ensanglantement.
— On tirait les sacs à main des mémés à la sortie des bureaux de poste ; mais rien de méchant, allez pas croire. On les bousculait à peine : une baffe dans la gueule et on engourdissait leurs pensions ; pas de quoi rétablir la peine de mort !
Le fumier ! Dépravé jusqu’à la moelle, ayant perdu tout sens moral. Pour lui, détrousser des grand-mères constitue presque un jeu. Il considérait ce forfait comme un péché véniel.
J’explose :
— T’es qu’un misérable, Marien. Une lope de chiottes ! La lâcheté personnifiée. Je suis content que ton saligaud de Fluvio ait la gueule éclatée. Si je m’écoutais, je te mettrais une basto sous le menton ! Molester et voler des vieilles, c’est pire qu’attaquer une banque. Ceux qui partent à l’assaut du Crédit Lyonnais, revolver au poing, sont encore des hommes avec des couilles dans le froc. Toi t’es rien qu’une abomination, une sous-merde décomposée. T’es une flaque de dégueulis ! Un rat crevé de la vérole ! On va s’occuper de toi, mon drôlet, espère !
Je lui claque un bracelet au poing gauche, passe la chaînette derrière le montant du lit-cage et boucle le second anneau à son poignet droit.
— Je vais envoyer du monde te ramasser, mon salaud.
J’arrache la poire électrique pendue au-dessus du plumard et la lui fourre dans la bouche. Poire d’angoisse ! Après quoi il a droit à une méchante muselière confectionnée à l’aide de tristes serviettes trouées posées sur la tringle du lavabo.
— Ainsi, t’empêcheras pas l’hôtel de dormir, trou-du-cul !
Madeleine a suivi toutes ces péripéties sans broncher. Elle me suit dans l’escadrin aux marches geignardes.
Lorsque nous parvenons au rez-de-chaussée, elle s’arrête et murmure :
— Commissaire…
Je me retourne. Dans la louche pénombre, son regard brille comme de l’onyx (j’ai lu ça dans des chiées de polars à la noix : « le regard brillant comme de l’onyx » ; c’est con mais ça fait de l’effet sur les incultes).
— Oui ?
— Vous êtes un homme fabuleux. Je n’en ai jamais encore rencontré de pareil !
Moi, que veux-tu que je fasse ? Je la prends dans mes bras, la serre fort, lui broute la gueule, chatouille sa luette du bout de ma menteuse, trique comme un bâton de guignol, lui mets la main entre les jambes sous sa jupe, vérifie que l’émoi est intense, lui arrache goulument le slip (ce qui est moins facile que de le dire), dégaine mon tricycle de compétition, procède à l’introït après qu’elle se soit placée en position de départ, et exécute un mouvement de bas en haut égal au poids du chibre déplacé.
J’ai souvent tiré des nanas à l’hôtel, vraiment très souvent ! Mais jamais encore dans l’entrée desdits !
C’est une grande première !
Grande et grosse.
La Muette. Une voie tranquille, douillette, meublée d’hôtels particuliers précédés d’étroits jardinets et de grilles noires. L’un d’eux est de style plus moderne, un peu art-déco-chiottes, si tu vois ? Tu vois ? Bon.
Je sonne et bientôt une silhouette floue se dessine derrière l’épais verre dépoli garnissant la porte. Un larbin est là, en uniforme dernier cri : pantalon bleu foncé, chemise-blouson jaune-caca-de-bébé boutonnée à la russe.
— Je souhaite parler à Mlle Dakiten, fais-je. Police !
Lui, c’est un anguleux blafard, avec un gros tarbouif façon Donald et des yeux expressifs comme deux perles de culture.
— Avez-vous rendez-vous ? s’inquiète-t-il sans paraître impressionné le moindre.
— Vous allez le prendre pour moi, cher ami. Un rendez-vous immédiat.
— Mademoiselle n’est pas visible, elle est au lit.
— Si les femmes alitées n’étaient pas visibles, la planète se dépeuplerait, plaisanté-je.
Mais il en faut beaucoup plus pour le dérider.
— Je regrette, il tranche (de cake).
— Pas tant que moi, fais-je en le poussant de ma dextre posée à plat sur sa livrée.
Il fait deux pas arrière, moi deux pas avant ; après quoi je referme la lourde.
— Écoutez, mon vieux, lâché-je avec mon air méchant qui guérit les hoquets tenaces et les constipations chroniques, je ne suis pas là pour une contravention mais pour un assassinat, si bien que je n’ai pas de temps à perdre en tergiversations grotesques. Allez dire à votre patronne d’enfiler une robe de chambre, mais je n’en fais pas une obligation, et de m’accueillir séance tenante.
On échange un bras de fer oculaire, si j’ose m’exprimer de la sorte, et je gagne cette première manche puisqu’il détourne ses perles de culture de ma personne et s’engage dans l’escalier, ce qui est mieux que de s’engager dans la Légion, de nos jours où elle n’a plus grand-chose à branler. Avant, on allait tuer des nègres et c’était marrant. Désormais on joue au ping-pong, ce qui est moins défoulant.
Le hall est circulaire, encombré de plantes rares qui veulent donner une impression de jardin exotique, et tout ce que ça fait, c’est resserre de fleuriste. Comme il y a des banquettes garnies de velours, je dépose mon contrepoids sur l’une d’elles. Très peu de temps dégouline avant que l’esclave réapparaisse au haut des marches.
— Vous pouvez monter ! me lance le serf sans se donner la peine de venir me quérir.
Lui, le protocole, c’est du passé. J’escalade donc quatre à quatre, qu’au diable les bonnes manières. Le corvéable me précède sans un mot à une double porte dont il ouvre l’un des panneaux.
— Entrez !
La grande larbinerie, décidément, n’est plus ce qu’elle était. Les « droits de l’homme » sont venus brouiller les usages.
Je pénètre dans une très vaste chambre en rotonde. Nonobstant une loupiote opaline dans les tons safran, la pièce mijote dans des pénombres jouissives. Un immense lit rond en occupe le centre. On ne distingue que lui, plus la dame qui y est couchée. Moi, Elianor Dakiten, c’est pas la vedette qui me fera oublier Mia Farrow, Catherine Deneuve ou Sabine Azema. C’est la blonde pulpeuse qui a toujours pris son cul pour du talent, ses nichons pour un mode d’expression et ses lèvres de pipeuse pour le point culminant de la volupté. Sûr que la pauvre Marilyn l’a empêchée de dormir pendant des années, mais, à force de se décolorer pâle et de se faire filmer les jambes écartées sur des souffleries, elle a fini par s’y croire vraiment, la chérie. Elle n’en peut plus d’elle-même et joue les vamps dans des superproductions où elle trémousse du fion comme pas deux. Les baisers en cent quarante de large, les collants à l’arrière desquels sont imprimées deux fortes mains d’homme, les soutien-loloches troués, les guêpières de westerns, les regards chavirés, elle pratique tout ça avec brio, la mère. Ça constitue sa panoplie fracassante de tapineuse sur écran large.
Je la trouve sobrement vêtue d’une espèce de boléro en gaze gansée de soie blanche. Sur sa peau dorée, c’est payant. Ses draps sont ramenés à hauteur de son nombril, lequel me fait de l’œil ouvertement.
— Bonjour, gémit-elle. Vous rendez visite aux gens à l’aube, dans la police ?
Elle parle comme une qu’un gus fait reluire et qui l’implore d’aller plus doucement.
— Il est dix heures du matin ! plaidé-je.
— Je me suis couchée à sept ! objecte-t-elle. Vous êtes sans pitié pour les artistes ! Enfin, maintenant que je suis réveillée… Eh bien ! approchez !
— Commissaire San-Antonio, me présenté-je.
Et j’avance jusqu’à sa couche circulaire, ce qui me permet de découvrir au côté de la dame, caché par un moutonnement des draps, un jeune éphèbe basané, à la crinière afro. Seule sa tronche émerge mais je le devine en costume d’Adam très strict. Il dort à point nommé et à poings fermés.
Elle a suivi mon regard et murmuré, attendrie :
— Ne dirait-on pas un chérubin ?
— Tout à fait, conviens-je, j’ai vu le même l’autre nuit dans un film porno où il jouait un conducteur de bus en train d’emplâtrer une passagère excitée.
Elle pouffe.
— Mais c’était lui, commissaire ! Le film s’appelle Bus Zob, n’est-ce pas ?
— Je l’ignore, étant tombé dessus par inadvertance et l’ayant quitté assez rapidement.
Elle dit :
— Puisque vous avez vu la séquence de la passagère, vous avez dû être frappé par les dimensions du sexe de Ramo, je suppose ?
— Il m’a paru considérable en effet, ne barguiné-je pas.
Elle glousse, rabat la literie, découvrant le ventre plat de son cosaque, sa toison aussi noire et crépue que sa tignasse et sa lance d’arrossage impressionnante. Bien qu’étant inanimée, la chopine du petit casanova laisse percer toutes les promesses qu’elle est capable de tenir.
— Bel outil, n’est-ce pas ? complaît la salope blonde.
— Ce n’est pas au B.H.V. qu’on peut trouver le pareil, admets-je-t-il.
Elle se penche et dépose un bisou sur le casque suisse du champion. Ce con vanné continue de pioncer. Lui, il n’a pas besoin de se farcir les portugaises aux boules Qui est-ce, tu peux projeter un film sur la chute de Berlin pendant qu’il pionce sans crainte de l’éveiller.
— Asseyez-vous ! propose la star du fignedé en tapotant son matelas comme l’on invite un clébard à coucouche-panier.
Je cède à sa propose. Son lit est parfumé avec une pompe à incendie et aussitôt je biche mal au bocal, moi si perturbable de l’olfactif.
Elle a son boléro ouvert à deux battants. J’ignore si elle s’est fait bricoler les frères Goncourt, mais je peux te dire qu’ils planturent vachement et qu’ils se tiennent parfaitement dans le monde.
— Vous connaissez la nouvelle, je pense, attaqué-je : Daniel Fluvio est mort. On l’a trucidé hier après-midi.
Elle lève les yeux au ciel comme si elle espérait y apercevoir l’assassiné.
— Place de l’Opéra, oui, j’ai su ça. C’est horrible. Un règlement de comptes, semblait dire le commentateur ?
— Vous l’avez connu en Asie, pendant le tournage du film dont vous êtes la vedette féminine ?
— Exactement.
— Et même bien connu, appuyé-je.
Elle sarcaste :
— Ne finassons pas, commissaire. J’ai baisé avec lui, si c’est ce que vous sous-entendez. C’était un beau gosse, et moi j’aime les beaux gosses.
Je trouve étrange qu’étant danoise elle n’ait pas un pouce d’accent. Elle serait pas native de Copenhague-les-Oies, d’aventure, l’Elianor ?
— Il paraîtrait que vous avez même fait l’amour à plusieurs ?
— Ne me dites pas que vous en êtes choqué ! pouffe-t-elle. Je suis une sensuelle qui assume ses fantasmes. C’est un grave péché ?
— Pour cela, adressez-vous au curé de votre paroisse, je ne connais pas le barème.
Ça la fait marrer en grand.
— Sympa ! Vous êtes un flic sympa. Et séduisant. Vous savez que je me laisserais bien faire l’amour par vous au côté de mon Ramo endormi. Ce serait excitant, non ?
— Très. Malheureusement, j’ai déjà donné. À cinq reprises entre minuit et six heures ; j’ai besoin de me refaire une santé.
Et tu sais que je la chambre pas, la vedette. Mado, je l’ai bel et bien tirée à cinq reprises cette noye. Une fois à l’hôtel miteux, une seconde fois dans la bagnole qui, pourtant, ne présentait pas le confort de ma Quattroporte ; et puis trois fois encore à son domicile où elle m’a convié pour la nuit. La grande aubaine, cette scripte !
— Dommage, soupire-t-elle. Bon, Fluvio a été abattu. Paix son âme qui, à vrai dire, ne doit pas être très blanche. Alors ?
— Comme il vous a beaucoup divertie pendant le tournage, vous avez donc eu l’occasion de connaître ses activités, ses relations.
Elle éclate de rire.
— Il me vient une idée farce, annonçe la bougresse.
Elle saisit le mandrin de Ramo, le flatte, le malaxe à doigts de louve.
— Continuez de poser vos questions, commissaire. Vous ne trouvez pas outrageant que je caresse mon love-boy pendant ce temps, j’espère ?
— Vous êtes chez vous, dis-je ; c’est votre chambre, votre lit et votre chibre. Pendant la période Singapour, avez-vous entendu parler d’une organisation nommée « Le Singe Blanc » ?
— Comme c’est étrange.
La chopine du dormeur commence à renaître de ses cendres. Elle se dilate et un imperceptible frémissement, très encourageant pour Elianor, moi je trouve, la parcourt.
— Qu’est-ce qui est étrange ? osé-je insister malgré le suspense en cours.
— Un soir que nous batifolions à son hôtel, il a reçu un appel téléphonique. Il a dit à peu près ceci à son correspondant : « Ah ! bon, tu as eu le renseignement ? Comment dis-tu ? White Monkey ? Le Singe Blanc, quoi ? Drôle de raison sociale. » Puis il a ri et a ajouté : « Je vais le faire descendre de son cocotier, moi, ton singe blanc ! Attends, je prends de quoi écrire. »
« Là, enchaîne Elianor, il a noté un numéro de téléphone. Après quoi il a remercié et a raccroché. Il paraissait joyeux, comme s’il venait de réaliser une bonne affaire. »
— Merci, empressé-je, votre renseignement m’est précieux. Il n’a pas assorti ce coup de fil de commentaires ?
— Non.
J’extrais de ma vague le petit album de photos et le place sur les jambes de la vedette. Mais elle est en train de construire un édifice de bidoche avec le zob (je dirais bien le paf, mais tu pourrais confondre avec le paysage audiovisuel français) de son niqueur professionnel. C’est vrai qu’il est membré aux limites du raisonnable, le frisotté. Pour s’enquiller sa batte de baise-bol, faut drôlement écarquiller la moniche, espère. Ses partenaires doivent se ruiner en oléagineux !
— Vous avez déjà vu ça, commissaire ? demande-t-elle.
— J’ai même vu mieux, assuré-je, évoquant mon cher Bérurier ; cela dit, votre petit glandeur ferait un médaillé d’argent très honorable.
À présent, le mât d’artimon a atteint son volume de croisière et la goulue femelle se l’embouche au grand dam de sa mâchoire écartelée (toujours si je puis ainsi m’exprimer).
Elle parvient, sans effort apparent, à se l’engloutir aux deux tiers. Non, attends que je mesure : aux quatre cinquièmes. Tout en exécutant cette passe de tourtour (ou ce tour de passe-passe), elle me regarde avec un air triompho-jubilatoire. Cette môme, faut reconnaître son manque de bégueulosité. Pour elle, les jeux de l’amour ont priorité absolue et elle les accomplit sans les gâcher par la moindre gêne. Reine du cul, elle règne avec une totale simplicité.
— Vous aurez beau souffler dedans, elle ne deviendra pas plus grosse, je lui fais.
Là, elle faille s’étrangler à l’oral ! Pouffe autour de la grosse bébête dont elle se libère la glotte précipitamment.
— Vous allez me faire étouffer ! reproche-t-elle.
— Pardon. Si vous voulez bien jeter un œil aux photos rassemblées dans ce mini-album pour m’indiquer si vous connaissez l’intéressée, je vous laisserai ensuite réveiller complètement ce fringant étalon, promets-je.
Mais elle, c’est pas ça qu’elle souhaite. Partouzarde à ce point, elle ne demande qu’à renforcer les effectifs. Un qui voudrait se régaler à l’apéritif, il lui suffirait de se déplomber la braguette pour entrer dans la ronde salace, y aller aux reluisances en compagnie de toute la troupe, avec lâcher de ballons rouges et pluie de foutre en paillettes.
Elle sent que non, franchement, le commissaire tolère mais ne participe pas. Alors elle ouvre le petit album et jette une œillée aux photos. Je comprends, d’emblée, que ces photos lui « disent quelque chose ».
— Vous reconnaissez ?
Elle opine du chef, tandis qu’elle branle le marmiton pour lui conserver sa plénitude.
— C’est un personnage très connu là-bas : la fille du roi du bazar, l’homme le plus riche et le plus puissant de Singapour. Il a des fabriques et des maisons d’importation multiples. Les faux jades, les sacs et ceintures de croco, les statues d’Indonésie, les soies de Thaïlande, les masques chinois, les plateaux de cuivre, les céramiques, que sais-je, sont le monopole de Kong Kôm Lamoon. Il possède des journaux, des chaînes de magasins, des compagnies de navigation, des hôtels. Un Crésus chinois ! Ces clichés représentent sa fille unique Chiang Li, pour laquelle il a une dévotion. Cette jeune personne, qu’on appelle là-bas « la Princesse », mène une vie très occidentale et ses caprices défraient la chronique.
Salope, mais précieuse Elianor Dakiten ! L’est en train de me faire un « sans faute » de concours international d’équitation, la mère ! Deux questions délicates, deux réponses positives. J’ai rudement bien fait de venir !
— Je ne regrette pas de vous avoir réveillée, déclaré-je.
J’ajoute, montrant son « chérubin » presque conscient dont la bistoune effrène comme la baguette magique de feu Karajan.
— Et vous non plus, je gage, si j’en juge ce qui se prépare.
— Vous êtes content de moi, rayonne-t-elle.
— À vous en tresser des lauriers, ma chère.
— Alors je vous demande un instant, juste un petit moment, commissaire, supplie cette ardente.
Elle se dégage de ses draps, enjambe des genoux (dirait Alexandre-Benoît) son compagnon de pucier, dos à lui et dans un geste rafleur, un geste expert, sûr et dominateur, elle embouche du joufflu sa trompette de Jéricho. Opération moins preste que je ne l’écris. Bien qu’elle lui eût salivé le pollux, l’engagement rétice quelque peu.
— C’est beau, n’est-ce pas ? s’exalte l’insatiable pétasse.
— Sublime, accentué-je ; impressionnant comme une plongée du commandant Cousteau. Hercule disait : « Donnez-moi un point d’appui et je soulèverai le monde ! ». Il semble que votre hyper-chibré soit en mesure de réaliser le rêve de ce demi-dieu. Bonne continuation. En cas de surchauffe, suivez les conseils de Mme Rika Zaraï qui connaît bien la question : des bains de siège, des bains de siège et encore de bains de siège ! Mes hommages !
Et je prends part à mon départ, comme le dit avec brio Bérurier.
Sa majesté se collette avec un immense cahier. Nanti du valeureux Petit Larousse, dont on ne célébrera jamais suffisamment les mérites, il tord une pointe Bic de ses doigts inexoraux en tirant une superbe langue qui n’attend que sa vinaigrette pour assurer l’entrée d’un banquet.
Ma venue l’arrache à son labeur. Chose surprenante, de la sueur dégouline sur son front. Il a l’œil parti, la lippe désabusée et émet de légers pets en forme d’étoffe qu’on déchire par saccades. Quelque chose de sacré émane de sa personne. Une espèce de noblesse, moi je trouve. Une souveraineté impressionnante.
Je n’ose le questionner. Il met du temps à réaliser ma présence, tant il navigue en des limbes infinis.
Puis il dit :
— Oh ! c’est toi.
— Oui, confirmé-je, manière de supprimer toute équivoque sur ce point, c’est tout à fait moi.
Après quoi, j’attends, sans trop d’espoir, qu’il m’affranchisse quant à la nature de son occupation.
Il le fait par le biais.
— Ah ! c’est coton, la langue française, mon drôlet ! soupire-t-il. On croit la savoir parce qu’on la cause, mais dès qu’tu l’écris, c’est la merde, mec. La merde pur fruit ! Tu voyes, moi, les verbes, jusque z’alors, j’leur pissais su’ l’conjugable, et les injectifs j’me branlais d’leur concord’ment : j’causais tel que’j’sentais. Mais dès qu’tu rédactionnes, tu l’as dans l’cul véry profondly. Tout c’bordel part en foirade, te chie ent’ les doigts. Suffit pas d’avoir d’bioutifoules idées, faut qu’tu pusses les esprimer en pur français…
Je risque la grande question à cent francs, toutes taxes incluses :
— Puis-je savoir ce que tu écris, Alexandre-Benoît ?
Il gravifie.
— Les mémoires d’mon zob, révèle-t-il.
Je crois avoir mal entendu. Fading dans mes baffles ou défaillance de son mâle organe ?
— Répète doucement et en articulant, veux-tu ?
Et il :
— Les mémoires de mon zob. Achtung ! J’ai pas dit ma vie, mais mon vit ! Voyes-tu, Antoine, longtemps j’m’ai posé la question : pourquoi ai-je-t-il une queue pareille ? Un chibraque d’quarante centimèt’, quarante-deux si j’tire un peu dessus ? Moi, un simp’ mortel ! Qu’ai-je-t-il fait au bon Dieu pou’ qui m’ dotasse d’une biroute d’ cheval ? Il avait bien une idée derrière la tronche, bordel ! On file pas un paf long comm’ tout l’avant-bras à un simp’ citoilien, fils d’paysan ! Ça cache quéqu’chose, comprends-tu-t-il ? Alors j’mai dit qu’j’y verrerais plus clair en racontant la façon qu’on fait équipe, ma biroute et moi, d’puis not’ naissance, les deux.
— Un livre ? n’osé-je espérer.
— Moui, mec : un liv’. Un gros book qu’j’dirais tout d’pus ma prime naissance. V’là biscotte faut qu’je chiadasse mon français ! J’entends donner à l’éditeur un tesquete nickel, irréprochab’ du point’ d’vue des cinq taxes et du veau qu’a bu l’air. Moi, quand j’live un produit, j’veux pas avoir la moind’ critique. Faut qu’ je pusse m’présenter à la Cadémie la tête haute, si b’soin s’erait.
— Mes compliments, Béru. Et as-tu songé au titre de cette œuvre considérable ?
— J’y ai trouvé. Un tit’ simp’, qui percussionne. Moi et ma bite. Histoires d’amour, par Alexandre-Benoît Bérurier. Tu m’as souvent chambré dans tes polars de merde av’c mes fredaines. J’t’en veuille pas, note bien, mais j’tiens à rectifier l’tir, à donner mon aversion des fêtes. Les aut’ font des effets d’stylo en racontant tes aventures. Y s’la donnent chouette à bon compte, s’l’ment t’as l’soin d’interviendre à force de r’placer la vérité dans ses tartines bloqués. Logique, non ?
— Tout à fait. Je suis convaincu que mon éditeur serait intéressé par ton projet.
Là, il prend un air de maquignon mmarchandant un cheval panard.
— Mollo, mec. Faudra qui m’lâchasse un à-vaudre conséquent. J’m’respire pas l’Larousse et les verbes des premier, deuxième, troisième et quatrième groupes pour la peau !
— Vous discuterez les questions financières entre vous.
— Dans ces conditions, tu peuves prend’ un rendez-vous. J’ai déjà rédactionné deux pages et j’attaque ma troisième.
La survenance inopinée de M. Blanc met fin à cette discussion culturelle.
Il est toujours loqué en balayeur municipal, le Noirpiot. Il sent le mouillé, le froid, la feuille morte ramassée à la pelle. Sa frite est d’un vilain noir moisi et il lui est venu un gros bouton rose contre l’aile du nez. Tu dirais un catadioptre de vélo.
— Tu as largué ta planque ? m’étonné-je, avec déjà de la sévérité sous-jacente.
— Il fallait que je continue de promener des étrons de clébards, une fois au parfum ? bougonne le maussade.
Il tousse.
— J’ai attrapé la crève en tapinant.
— Parce que tu t’es embourgeoisé, mon mignon. Autrefois, quand tu étais réellement balayeur, tu bravais les intempéries, maintenant, tu t’enrhumes, c’est la loi de la vie. Alors, résultat ?
— Dur-dur. C’était chié ! Des heures à ratisser les caniveaux sans retapisser ta gonzesse. À la fin, j’ai usé des grands moyens : j’ai interrogé un facteur en lui montrant la photo de la femme.
— Ça ne l’a pas surpris de la part d’un modeste employé municipal ?
— Plus quand je lui ai eu montré ma carte de flic. Il a parfaitement reconnu la personne. Il s’agit de Sonia Wesmüler, mariée à Albéric Wesmüler, architecte. Le couple habite une villa, rue des Mauves. Nanti du précieux renseignement, je me suis mis à sévir près de leur maison. J’ai vu en sortir le mari et la femme. Elle était en tenue de voyage, lui en tenue de campagne. J’entends par là qu’elle portait un manteau de vison, une toque, des bottes, alors que l’homme avait un blouson. Il coltinait une grosse valise, elle un vanity-case. Ils ont sorti leur voiture du garage attenant à la villa et sont partis.
« Je me suis alors payé de culot et j’ai sonné chez eux. Une soubrette portugaise m’a ouvert. J’ai demandé après les Wesmüler, allégant que, s’ils le souhaitaient, je pouvais balayer les feuilles mortes de leur allée. La domestique m’a dit que ses patrons venaient de partir. Monsieur emmenait Madame prendre l’avion pour Singapour, mais il serait de retour en début d’après-midi et je pourrais repasser. »
Le all black se tait, le regard malicieux, ses gants de boxe labiaux entr’écartés sur trente-deux crochets immaculés.
— Travail de première classe, le complimenté-je. Il hoche la tête.
— Et maintenant, qu’allons-nous faire ? demande mon sombre et irremplaçable collaborateur.
— La femme blonde est partie, mais il nous reste son mari, objecté-je.
On se sourit en tranche d’orange.
Au bas de l’escadrin de pierre qui renifle inexplicablement le cellier et le gros drap, on bute dans notre confrère, l’inestimable commissaire Ducharme, lequel mérite bien son blaze. Il n’est pas très grand, il a le poil précocement grisonnant, l’œil de velours, le sourire enjôleur. Un enjambeur de shampouineuses patenté, de magnitude 8 sur l’échelle de Richter. Il fait également dans la bourgeoise mûre et il n’est pas rare de le rencontrer au bar du Plaza ou du Royal Monceau, en conversation chuchotée avec une quinqua saboulée haute couture, à la peau du cou retendue. Il séduit à la frissonnante. Faut dire qu’il dispose d’une belle voix grave qui emballe sans problo lorsqu’il ponctue de la prunelle.
Il est en converse animée avec Mathias. Moi, curieux comme une belette, je leur demande ce qui cloche dans leurs relations professionnelles. Ducharme m’explique qu’il est sur un truc pas blanc-bleu. Un petit voyou a été découvert mort dans sa chambre d’hôtel, entravé à son lit de fer par une paire de poucettes et dûment bâillonné. Il s’est pris un lingue entre les omoplates.
Qu’en entendant cela mon raisin ne fait qu’un tour.
— Tu te rends compte, bougonne Ducharme, Mathias affirme que les menottes sortent de chez nous !
— Et je le prouverai sitôt qu’on aura achevé de relever les empreintes, déclare le Rouquemoute.
Tu imagines, frangine, la remontée d’adrénaline qu’une telle déclaration m’occasionne !
— Il s’appelle comment, ton petit malfrat ?
— Marien Simon. Il a un curriculum qui ferait gerber un rat malade. Il créchait à l’hôtel Blatte et Confort, un nid à vermines qui te flanque la gratte. Tu connais ?
Je hausse les épaules :
— Et tu dis qu’il s’est fait planter ?
— Un eustache exotique, genre rallonge orientale, manche d’ivoire incrustré, lame damasquinée : l’œuvre d’art pour souks de luxe !
— Curieux que le planteur ait laissé sa rapière dans le dossard du mec.
— Il n’a pas pu l’en retirer. Il a frappé fort à deux reprises. Le premier coup a perforé le cœur, au second, la lame s’est plantée dans la colonne vertébrale et ça été la croix et la bannière pour l’en arracher ; le meurtrier a dû renoncer.
Là-dessus, mon confrère continue son ascension.
— Règlement de compte, c’est signé, fait-il.
Mathias me dit :
— Vous pouvez me rendre le Nagra de votre mort à vous, mon cher, j’ai trouvé un orientaliste, professeur au Collège de France, qui va être à même de décrypter la cassette.
Moi, marri, tu penses ! J’ose pas lui révéler que je me suis laissé engourdir le magnéto, comme un plouc son poste de radio ! C’est pas ma joie de vivre, soudain. Va falloir que je sollicite l’assistance de l’Incendié et ça me fait pleurer les fesses d’implorer ce dindon prolifique.
J’y vais carrément :
— Pour ce qui est des menottes dont parlait Ducharme, mon cher directeur, te casse pas le cul : elles m’appartiennent. Alors mets la pédale douce : pas d’empreintes dessus et tu n’es pas certain qu’il s’agisse de matériel maison, vu ?
Il bée des vasistas.
— Vous avez poignardé ce type ?
— Hé ! blondinet, ça va pas la tronche ? Tu me prends pour qui ?
Je lui explique que j’avais simplement neutralisé le petit brigand et que je comptais le faire ramasser (en fait je l’ai oublié, mais n’en parle à personne). Il a dû recevoir une visite intempestive après mon départ ; celle de quelqu’un qui ne lui voulait pas que du bien et qui a profité de la superbe occasion pour se le payer !
— Pour l’instant, conclus-je, pas un mot à Ducharme. Je ne tiens pas à ce que l’affaire dont je m’occupe et la sienne interfèrent. Je peux compter sur toi ?
Il murmure sentencieusement :
— Je ne me ferai jamais tout à fait à vos méthodes, mon cher. Elles sont tellement anarchiques…
Pauvre con ! Et le bourre-pif que je me retiens de lui mettre, il serait anarchique, tu crois ?
— Anarchiques mais efficaces, me contiens-je. Ma fantaisie jointe à ta science constituent une force, Mathias. Quand je rédigerai mes souvenirs, tu y occuperas une place prépondérante, crois-moi.
Tout flatteur, etc.
Faut jamais craindre de leur mouiller la compresse, à tous ces connards vanneurs ! Ils en redemandent sans cesse. La lèche, c’est le lubrifiant des rapports humains. Notre société est régie par la pipe davantage que par les lois.
Une tape cordiale dans le dos.
— Un de ces dimanches, il faudra que vous veniez déjeuner à la maison, risqué-je. Maman vous fera une blanquette de veau. Tu sais qu’outre la crème, elle y met un jus de citron, des câpres et des petits cornichons coupés en fines rondelles ? Je te ferai goûter le beaujolais de mon ami Pivot.
Môssieur le directeur du labo a un léger sourire de con descendant.
— Nous verrons cela au printemps, dit-il, réservé.
Enfoiré, va ! Un gars que j’ai tenu sur les fonts baptismaux de la Poule !
Après que nous l’eussions quitté, Jérémie demande :
— Quand comptes-tu lui mettre une belle avoinée, Antoine ? Je sens que tu en meurs d’envie et ça me ferait tellement plaisir.
— J’attends Noël, réponds-je. Comme je ne sais pas quoi offrir, ce sera mon cadeau.
T’as ceux qui créent la Pyramide du Louvre, l’Arche de la Défense ou l’opéra de la Bastoche.
Et puis t’as les autres.
Ceux qui marnent dans le clapier « Sam’Sufy » ou le petit immeuble de « confort », en banlieue. C’est à la seconde catégorie qu’il appartient, Albéric Wesmüler. Son atelier d’architecte a été aménagé dans une aile de sa villa ; assez judicieusement d’ailleurs, de manière à ce que sa vie professionnelle et sa vie privée se côtoient sans se gêner.
Quand tu te présentes à la grille, un panneau indique que « l’Atelier d’Architecture » est à droite (suivre l’allée).
Nous l’empruntons.
« Sonnez et entrez ».
Je sonne et nous entrons.
Un petit hall d’accueil avec une secrétaire coiffée ébouriffée, dans les tons feuille-morte. Robe verte. Des lunettes retenues par une chaînette pendent entre ses agréables mamelles et une seconde paire chevauche son nez un peu trop bourbonien à mon goût.
Elle est en train de se livrer à l’occupation propre à toutes les secrétaires quand elles ne se font pas les ongles ou ne téléphonent pas à leur petit ami : elle tape à la machine. Et ça fume, je te prie !
Elle termine son paragraphe avant de relever la tête et de nous proposer un sourire un peu défraîchi pour avoir trop longtemps séjourné à l’étalage.
Je lui réclame M. Wesmüler. Elle me répond qu’il est « en chantier » (comme la vérole) mais qu’il ne saurait tarder, ayant un rendez-vous au téléphone des plus important dans un léger quart d’heure.
Gentillette, la vieille fillette carabosse nous propose d’attendre et nous chaussons nos culs de fauteuils en rotin équipés de coussins.
Elle se remet à faire chier le clavier de sa vieille I.B.M. à boule (ma préférée, j’en ai tué une bonne douzaine sous moi) en arrangeant fréquemment les mèches rousses de ses cheveux, en réalité grisonnants, biscotte la présence — et surtout le regard — de deux beaux hommes lui mettent des pincements au cœur et des mouillances dans le slip.
Une pendule électrique épinglée au mur craque ses secondes comme autant de petits pets à chaque saccade de l’aiguille rouge.
Moi, la tête renversée sur le dossier inconfortable, les mains croisées au bas de mon ventre, le regard mi-clos, le cervelet au bain-marie, je me concentre sur cette diablesse d’histoire. Ça se déroule rapido, comme un film d’action bien torché. Les Wesmüler au cinoche de Boulogne. Deux voyous : Fluvio et Marien s’en prennent à eux. Le second estourbit l’époux, le premier embrasse l’épouse et lui pose un ranque. La femme va au rambour, Fluvio se pointe, des motards le trucident, Mme Wesmüler se tire. Dans le coffre de la Golf je déniche un magnéto dont la cassette contient l’enregistrement d’une conversation téléphonique établie où il est question d’une organisation de Singapour nommée « Le Singe Blanc ». Visite chez Fluvio qui héberge une épave de fille camée. Dans ses affaires, je découvre un album contenant des photos consacrées à la fille d’un roi des affaires de Singapour. Je rends visite au gars Marien, le complice (et le fourreur) de Fluvio. Il ne m’apprend pas grand-chose. Ne pouvant l’emballer sur l’instant, je l’enchaîne et quelqu’un le surine dans sa chambre après mon départ. Nuit d’ivresse avec Madeleine. Au matin, je me rends chez Elianor Dakiten, la vedette partouzeuse qui a connu des nuits orientales pas dégueues avec Fluvio. C’est elle qui me rancarde au sujet de la fille de l’album. Content, je vais à la Maison Pébroque où j’apprends deux nouvelles considérables : Bérurier écrit ses souvenirs et « la femme blonde », Sonia Wesmüler, est partie pour Singapour ! Voilà, résumé en style presque téléphonique, le développement de l’aventure. Nota : Fluvio était armé et son pote également, ce qui donnerait à penser que les activités de ces deux loubards n’étaient pas aussi vénielles que Marien tentait de le faire croire ou alors qu’ils redoutaient un danger.
Pendant ce voyage de l’esprit, la grande aiguille noire de la pendule électrique s’est payé une part de brie et a amputé ma vie d’un quart d’heure.
Blanc, fatigué par sa planque, somnole. Il s’est changé, troquant sa tenue de balayeur contre son prince-de-galles chocolat (un camaïeu !). La secrétaire arrête de flinguer son I.B.M. pour mater l’heure.
Elle croise mon regard, chemin faisant, et soupire :
— Il devrait être là, je crains qu’il ne rate son rendez-vous téléphonique.
Ses yeux sont d’un marron bêta. Sa bouche charnue dénote un tempérament sensuel. Elle me veloute du regard, supputant les dimensions de mon sexe quand celui-ci prend les devants.
— Plus de vingt centimètres, je lui susurre. Disons vingt-trois. Vous savez qu’on peut déjà assurer du bon travail avec ça !
Elle reste coite, sidérée et par ma perspicacité et par mon fieffé culot, se demandant déjà en arrière-plan si de la vantardise ne se serait pas glissée dans mon affirmation.
— Je vous demande pardon ? patauge-t-elle des cordes vocales.
Elle est sauvée de son embarras par la sonnerie du téléphone.
— Et voilà, j’en étais sûre ! ronchonne la bibinoclée en décrochant.
— Sonia ? elle fait. Albéric n’est pas encore de retour, il a dû être retenu sur le chantier.
Tiens, elle appelle les patrons par leurs prénoms. Cette familiarité sous-entend qu’elle jouit d’un statut particulier chez les Wesmüler.
— Vous avez fait bon voyage ? poursuit-elle. Attendez, je regarde s’il vient.
Elle se soulève de sa chaise pour mater par la baie vitrée. Ne voit rien.
— Non. Il peut vous rappeler ?… Ah ! vous sortez ? Alors qu’est-ce qu’on fait ?… Dans huit heures ? Donc, au domicile ? Entendu, je lui dirai.
On raccroche.
— C’était Mme Wesmüler ? demandé-je innocemment.
Dans la foulée, elle répond qu’oui, sans se poser des questions sur ma perspicacité.
— Elle est en voyage ?
— Singapour.
— Tourisme ?
— Son beau-père habite là-bas.
— M. Wesmüler père ?
— Non : le second mari de sa mère. C’est lui qui l’a élevée.
— Elle va souvent le voir ?
— Une fois par an environ.
— Elle y est allée en janvier ?
— Non, pourquoi ?
Au lieu de répondre, je laisse tomber :
— Vous êtes davantage une amie qu’une secrétaire, si je comprends bien ?
— Je suis la cousine de M. Wesmüler. J’ai perdu mon époux il y a deux ans et, comme j’avais besoin de travailler, Albéric m’a prise avec lui.
— Sympa.
Elle opine. À nouveau elle imagine mes vingt-trois centimètres de zob. Je la suppose en manque de chibre, Ninette. Son veuvage commence à lui flanquer le torticolis au clito. Elle s’offrirait bien une partie de bayonnes si je l’y poussais un chouïe. Note qu’il n’y a pas meilleure affure qu’une gerce en rideau de baise. Elle déferle du prose quand elle s’y met ! Mais c’est son pif qui me rebute l’élan. Si je l’emplâtrais, j’aurais la désagréable impression de me faire Louis XVI. J’ai rien contre Louis XVI qui fut un excellent serrurier, mais de là à l’embroquer, y a un monde !
Je profite de l’embellie pour lui tirer les vers du nez, la cousine. M’approche de son burlingue, mains aux poches, dégagé et dominateur.
— Singapour, lâché-je, c’est une beau voyage.
— Ça, j’aimerais être à la place de Sonia, affirme la dame.
— Son mari ne l’accompagne jamais ?
— Rarement. Il n’aime pas beaucoup le beau-père de sa femme.
— Il fait quoi, là-bas, cet homme ?
— Des affaires, je crois. Il est hollandais.
Elle dit comme si c’était une explication, la batavité du bonhomme ; comme si néerlandais était synonyme de négoce.
— Ils sont mariés depuis longtemps, Sonia et Albéric ? risqué-je familièrement ; mais quoi, tout est question d’aplomb dans mon putain de job.
Des strato-cumulus embuent les besicles de la mère tapoti-tapota. Je te parie les œuvres complètes de la contesse de Ségur (Les Chaleurs de Sophie, Après la Pluie le Bottin, Les Mémoires de Canuet, Pauvre Baise, Le Général Durakuir, etc.) contre un godemiché de veuve de guerre 14–18 qu’elle hait sa cousine. Des fulgurances au détour de la pensée, qui sont éloquentes.
— Non, pas très, quatre ou cinq ans, je crois.
— Mme Wesmüler ne travaille pas ?
Là, ma terlocuteuse marque une hésitation.
— Oui et non. Elle s’occupe un peu des affaires que son beau-père traite sur Paris. Disons qu’elle lui sert de correspondante.
— Je vois.
Nouveau grésillement du biniou. La secrétaire-cousine prend l’écouteur.
— Atelier d’Architecture Wesmüler, j’écoute.
Elle écoute !
Et elle entend.
Et ce qu’elle entend la vide de son sang, comme on écrit dans les livres plus chers mais moins intéressants que les miens.
Elle balbutie d’une voix en étouffe-cierge :
— Non ! Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu ! Quelle horreur !
Puis elle répète :
— Oh ! non ! Oh ! non ! Oh ! non !
Elle exhale enfin :
— Je viens.
Raccroche. Me regarde droit aux yeux, ayant oublié complètement ma bite.
— Albéric a eu un accident sur le chantier. Il est mort !
Vite fait, bien fait.
T’as pas le temps d’être mort que déjà on t’a foutu un drap ou une bâche sur la gueule. Symbolique. Tu n’es plus ? Alors ton image n’a plus le droit de cité. Sur notre planète tant encombrée, il n’y a un peu de place que pour les vivants, et encore de moins en moins ! On exiguite !
Il a déjà eu droit à son morceau de bâche, l’architecte. Juste ses jambes qui dépassent. On se pointe avec Marinette Laborné, la cousine en larmes et manteau de fourrure râpé (du phoque échappé à la vigilance de la mère Bardot). Elle s’élance vers le corps en simagrées de deuil, poussant des plaintes, dispersant ses pleurs, tirant sur ses tifs.
Quatre pelous entourent la dépouille : un Arbi, deux Portugais, un Français beaujolaisé : le contremaître du chantier. Ce n’est pas celui d’une maison privée, mais de la réfection d’un bâtiment public. Il avait dû faire un vœu car on l’a exhaussé. D’un étage (en maçonnerie on dit « d’un niveau »).
Il y a une bétonnière arrêtée, des sacs de ciment, des tas de gravier, des banches de bois, des échafaudages, des échelles et tout le matériel nécessaire à ce genre d’entreprise.
Deux draupers en uniforme arrivent au volant de Police-Secours. Ils commencent par nous apostropher en aboyant qu’on doit circuler et qu’il y a rien à voir.
— Pas de crises d’épilepsie entre nous, les gars ! fais-je en produisant la belle image du bébé sur carte de police plastifiée.
Ça les rectifie.
« Oh ! pardon ! On s’escuse. On ceci-cela, tout le reste… »
Je leur dis de réciter trois Pater et trois Ave (avé l’accent) en guise de pénitence, et je soulève le coin de la bâche. L’Albéric était bel homme. Séduisant, ça, j’en mettrais sa bitoune au feu, à présent qu’elle ne risque plus grand-chose.
— Il est tombé de l’échafaudage ? proposé-je au contremaître couperosé (d’Anjou).
— Exactement.
— Racontez.
Il murmure :
— Je lui avais dit de mettre un casque, mais il ne m’a pas écouté. Il était énervé parce qu’il trouvait que Mohamed préparait mal le fer à noyer dans le béton. Il s’est élancé sur l’échelle qu’il a grimpée quatre à quatre. En arrivant en haut, il a poussé un cri et il est parti en arrière. Pourtant, je lui tenais l’échelle. Il est tombé à la renverse et ça a fait un sale bruit que je ne suis pas près d’oublier. Il s’est tué raide. Vous pensez : vingt mètres ! Sur la nuque !
— Où se trouvaient vos hommes ?
— Quand l’architecte est arrivé, Mohamed travaillait en haut et les deux Portugais préparaient le béton. Moi, j’étudiais les plans, sachant que M. Wesmüler allait me poser des colles, comme chaque fois. La première chose qu’il a vu, en descendant de sa bagnole (il désigne une R 25 en bordure du chantier), c’est les ferrures qu’étaient pas aux normes. Il s’est mis à m’engueuler, puis il a crié à Mohamed de descendre. Et alors c’est lui qui a grimpé.
— Tenez-moi l’échelle !
Je gravis les échelons gluants. L’échelle dépasse l’échafaudage. Je l’escalade au max afin d’avoir une vue d’ensemble du chantier. Pour l’instant, le mur en construction surplombe une étendue entièrement bâchée. On a démoli l’ancienne toiture et protégé l’ex-dernier étage pendant qu’on surélevait la construction. En face, se trouve la partie des locaux non concernée par les travaux. Je me penche sur le mur en cours de surélévation. À l’intérieur du bâtiment, nulle échelle, il est donc impossible qu’on ait poussé l’architecte.
Je redescends. Avise Jérémie Blanc à l’équerre, furetant tel un chien de chasse, les ailes de son gros tarbouif palpitant comme les flancs d’un cerf forcé par une meute[4].
— Que cherches-tu ? m’inquiété-je.
Le dos toujours arqué, la face penchée, ses gros yeux globuleux pendant d’elle comme des couilles, il répond par un grognement que je qualifierais extrêmement volontiers d’évasif si je ne redoutais les pléonasmes comme la peste ou la compagnie d’un raseur[5]. Mon principe étant « chacun sa merde », je ne le harcèle point et m’occupe de cousine Marinette, laquelle, agenouillée sur le sol, pleure à chaudes pisses sur la dépouille de l’architecte. Son chagrin est immense. La voilà sans doute seule au monde, sans boulot. Mohamed, l’Arbi triste, contemple le cul dressé de la pleureuse, rêvant de le verger manière de se mettre les glandes à jour. Les deux Portugais sont attristés, croyant à la veuve. Y a pas plus gentils mecs que ces gens-là ! Un peuple d’aimables bosseurs. Des modestes exquis, purifiés par les vents atlantiques, aux sourires gauches, aux regards ardents de bonne volonté, si tu m’autorises (ou si tu motorises) ce charabia. Des écureuils bruns aux regards noisette. Salut à vous, Portugais, qui nous fournissez nos maçons et nos bonniches ; adorables Latins de bas d’Europe, honnêtes et courageux avec simplicité. J’ai de la tendresse pour vous.
La scène est insolite. Je prends du recul, m’abstrais pour la mieux percevoir. Ce cadavre mal recouvert d’une bâche cradoche, ces ouvriers que le drame a stoppés en plein turbin, ces flics perturbés par ma présence, cette femme en pleurs dans son manteau, ce grand Noir fureteur, la bétonnière dont le moteur continue de tourner, le ciel de suie où tanguent des espèces de mouettes venues on ne sait trop d’où. Mais peut-être sont-ce des pigeons ?
Je fais in extremis la connaissance de Wesmüler. Pourquoi n’a-t-il pas réagi au cinoche, l’autre soir, après que Marien lui ait filé une manchette cigogneuse à la nuque ? Tu trouves normal, toi, qu’un honnête architecte accompagné de sa bourgeoise se laisse agresser et ne quitte pas sa place ? Qu’il ne moufte pas et visionne le film comme si de rien n’était ! Et aujourd’hui il est mort. Et son agresseur l’est également. Et le complice de l’agresseur ! Ça décime dans le Landerneau. Système « décimal » ! Même in petto, faut que je calembourde !
— Voilà ! s’exclame Jérémie.
On le regarde. Il tient quelque chose dans le creux de sa dextre.
— Viens voir, chef !
Je m’approche.
— C’est cela que je cherchais, me dit-il en avançant sa paluche à paume claire.
Dedans se trouve un écrou d’environ 4 centimètres de diamètre, rouillé.
— Eh bien quoi ? fais-je.
Quand on est supérieur hiérarchique, on ne devrait jamais poser ce genre d’interrogation. Elles boomeranguent et te reviennent en pleine poire. Te transforment en incapable, en glandu, voire en connard.
— Tu vois, sur l’arête, là, il y a un morceau infime de peau ainsi qu’une goutte de sang.
— Exact.
— Tu as bien regardé la tête de l’architecte ?
— Heu, il me semble.
— Il est tombé à la renverse et s’est fait péter la boîte crânienne dans la région de l’occiput, d’accord ?
— Oui, docteur, entièrement d’accord.
— Or, il porte une entaille à droite du front, tu n’as pas remarqué ?
— Je… oui, peut-être.
M. Blanc pourrait sarcastiquer, chiquer dans la fouaillerie teigneuse, l’ironie blessante. Au lieu de, il déclare :
— Quand il était en haut de l’échelle, quelqu’un lui a tiré cet écrou dans la gueule avec un lance-pierres, et ça lui a fait perdre l’équilibre.
Il soupèse l’écrou.
— Ce projectile propulsé à toute vitesse, tu parles d’un cadeau quand il t’arrive dans le cigare, mec !
— Faut être adroit ! benouillé-je piétreusement.
— Le gars au lance-pierres est adroit ! confirme l’Africain, placide.
Il prend dans son larfouillet une pochette de plastique et y glisse l’écrou.
— Le Rouillé va nous confirmer ça, assure-t-il.
Et moi, je me dis :
« Donc, il s’agit bien d’un assassinat ! Le troisième en vingt-quatre heures ! Joli score. »
Un harassement me biche. Des gens suppriment d’autres gens, simplement parce qu’ils les gênent ; parce que, à un moment de leur vie, ceux-ci constituent une menace pour leur tranquillité, ou un obstacle pour s’approprier des choses matérielles, voire parfois des personnes convoitées.
L’homme est un loup pour l’homme ? Mes fesses ! Les loups ne nous suppriment pas. L’homme est un homme pour le loup, voilà la vérité ; et plus encore : un homme pour l’homme !
Que s’est-il donc passé de si grave dans la vie des Wesmüler pour que se déclenche un tel patacaisse dans leur zone d’existence ?
On tue les ennemis de madame et on tue son mari !
Je vais à Marinette Laborné. L’Arbi a décrit un arc-de-cercle afin de se placer face à elle car elle se tient accroupie à présent et on voit son entrejambe. Mais voir quoi ? Un collant et la blancheur d’un slip par-dessous ! Des cuisses dodues de femme qui navigue à force de voiles dans les parages de la cinquantaine !
— Venez, petite !
Petite ! Où va se loger la compassion !
Je l’aide à se relever. Le rideau tombe sur les rêves de Mohamed ; il en est pour son goumi chauffé à blanc, le Maghrébin. Va falloir se terminer à la mano, mon pauvre pote ! Ou bien fourrer Aziz, ton copain de chambre. Peut-être calcer une radasse de la Goutte-d’Or, mais n’oublie pas ton pébroque à cauda (je latinise) because le Sidoche vole de plus en plus bas !
Je la biche par le bras, Marinette. Elle est toute dolente, abîmée.
Je souffle à l’un des gardiens de la paix :
— Institut médico-légal, ce type a été assassiné.
Et puis on regagne notre tire.
Elle s’y installe, côté passager. M. Blanc passe derrière. En démarrant, je murmure :
— Marinette, il va falloir vous montrer forte car nous avons besoin de vous.
— Je sais : vous êtes de la police ?
— Yes, ma poule. Primo, pas un mot à Sonia pour l’instant. Elle doit ignorer le drame.
— Mais les funérailles ?
— On conservera le corps quelque temps à la morgue. Secundo, j’aimerais savoir ce qui s’est passé dans la vie de vos cousins, du moins dans celle de Sonia, le 28 janvier dernier.
Elle s’extirpe des chagrins pour s’étonner :
— Le 28 janvier ? Mais il se serait passé quoi ?
— C’est moi qui vous pose la question, ma chérie. Le 28 janvier, il s’est produit quelque chose que Sonia Wesmüler a vécu ; quelque chose d’important ; quelque chose qui pourrait nuire à sa tranquillité, et même davantage.
Elle hoche sa tête frisottée.
— Allons voir l’agenda d’Albéric au bureau.
Elle a conservé son manteau qui gonfle sa silhouette. L’a l’air d’une pute pauvre sur le retour, Marinette. Sa frite bouffie par les larmes ne ressemble vraiment plus à grand-chose. Elle renifle mais, franchement, elle aurait intérêt à se moucher carrément, because les fâcheux stalactites qui s’abandonnent de plus en plus. Une large goutte s’écrase sur la page de l’agenda ouvert à janvier. T’as une semaine sur deux pages et c’est couvert de brèves notations, soit à l’encre, soit au crayon. Le 28 janvier tombait un samedi. L’index dont le vernis rose-dentier s’écaille descend les heures. À partir de douze heures, c’est blanc, juste un nom est écrit en travers de l’après-midi : Saint-Troudhu.
— Ils étaient à la chasse en Solgone pour le week-end, déclare Marinette.
Et puis elle pousse un cri.
— Ça y est, je me souviens : l’un de leurs invités s’est tué en préparant son fusil pour le lendemain matin. À l’Auberge des Chasseurs de Saint-Troudhu ! Du coup la partie de chasse a été annulée.
— Comment s’appelait cet invité ?
— Ah ! ça, je crois que je ne l’ai jamais su. C’était un type de Singapour, un Asiatique client du beau-père.
La chère âme !
Son chagrin n’aurait pas transformé son maquillage en infâme bouillasse, il est probable que je l’embrasserais.
Mme Bertrand, la patronne de l’Auberge des Chasseurs (la maison a changé de raison sociale : jadis, elle s’appelait Le Relais des Chasseurs, mais à la mort des parents Bertrand, le mari de Gontrine Bertrand, un Italien naturalisé tant bien que mal français, a tenu à modifier l’enseigne, histoire d’établir son autorité ; comme quoi on trouve des cons même chez les Ritals !), est une personne fondante, trop blonde pour être en harmonie avec les poils de sa chatte, vêtue comme pour un dîner à la sous-préfecture, et qui s’y croit en plein. L’air condescendant, parlant d’elle à la troisième personne, se parfumant à seau pour camoufler les fragrances d’ail (un cuistot italoche, tu penses !), jouant même d’un face-à-main trouvé au grenier pour vérifier les papiers de ses clients ; bref : The classe !
Ma qualité de commissaire lui arrache une moue dubitative. Ici, on n’a rien à se reprocher, tant au plan fiscal, règlements de police, que culinaire. Quant à l’hygiène, « on pourrait manger par terre ». De la plus humble marmite jusqu’au cul de la patronne, tout est clean, fourbi, rutilant, impec, propre à la consommation.
— Je viens à propos de ce qui s’est passé ici le 28 janvier dernier, révélé-je-t-il.
Elle rembrunit. Fâcheux souvenir ! La mort et l’hostellerie ne font pas bon ménage. Rien qui emmerde plus un gargotier que le décès chez lui d’un de ses clients. Ça fait désordre, ça fait malpropre, ça jette un froid, le discrédit.
— Je ne vois pas ce qu’on pourrait dire encore de ce fâcheux accident, ergote la garguergotière.
— Montrez-moi votre livre des entrées, je vous prie !
En rechignant, elle cueille un registre n’ayant rien de commun avec la dégueulasserie débrifée de l’hôtel Blatte et Confort.
Je me reporte au 28 janvier et inscris sur mon calepin les quelques noms qui y figurent. L’Auberge des Chasseurs a davantage une vocation de restaurant que d’hôtel ; on y assure plus le couvert que le gîte, et elle doit comporter à tout casser une dizaine de piaules.
Le blaze de M. N’Guyen retient mon attention puisque c’est celui du défunt. Comme adresse, il est mentionné : « 609 Mayer Road, Singapour ». Outre ce personnage d’origine viêtnamienne, se trouvaient à l’hôtel les Wesmüler, les Témiche-Monzaube (des amis du couple, m’apprend Mme Bertrand, les Témiche-Monzaube, des transports en commun !). Viennent ensuite un certain Gaston Persiflard, puis un dénommé Michel Cramouillet. L’hôtesse m’apprend que Gaston Persiflard est un vieil habitué qui possède une chasse dans la contrée. Quant à ce Michel Cramouillet, c’est un garçon jeune qui était descendu aux Chasseurs avec une fille n’ayant pas très bon genre. Il a dîné avec quatre ou cinq amis de leur âge qui étaient venus les rejoindre. Après un repas bien arrosé, ils sont tous allés prendre du champagne dans la chambre de Cramouillet et ils commençaient une bacchanale à laquelle Mme Bertrand s’apprêtait à mettre un terme (ici, nous sommes une maison sérieuse !) lorsqu’un coup de feu a déchiré tu sais quoi ? La nuit ! C’est comme ça qu’on dit : un coup de feu déchire la nuit, voire le silence, mais ce soir-là, y avait pas de silence, à cause de ces jeunes fêtards !
On s’était précipité, tout le monde, dans l’hôtel : clients et personnel, plus les tauliers, nature ! Le « Chinois », c’est ainsi que l’appelle la dame Bertrand Gontrine, avait le cigare disjointé. Ce nœud préparait son matériel lièvricide et le coup était parti sans laisser d’adresse, lui faisant exploser la physionomie.
Vous parlez d’un tintouin ! Les gendarmes, l’enquête, les journalistes du cru : Le Courrier Solognot, La Voix de la Sologne. À l’auberge, ils avaient eu leur véquende saccagé par la malencontruosité de cet Asiate. Un fusil absolument neuf, acheté la veille chez Gastine-Renette. Un « John and Hollyday » de London ! La crème des flingues ! Le prince Philippe, ses grands glandeurs de fils, le duc de Monfrock, sont équipés de « John and Hollyday » pour leurs parties de chasse à la grouse ! L’autre pomme jaune qui veut faire du zèle : fourbir son flingue neuf, je te vous demande un pneu ! Et vrraoum ! En plein dans le plat d’offrande ! Qu’il a fallu remplacer la cretonne garnissant les murs, monsieur le commissaire !
— Quelle heure était-il ?
— Plus de minuit. On avait fermé le restaurant et je faisais mes comptes pendant que Giovani, mon époux, remettait sa cuisine en place.
— Qui s’est trouvé sur les lieux ?
— TOUT LE MONDE ! vous dis-je. On a tout de suite compris que ça venait de chez le Chinois car il y avait de la fumée devant sa porte et ça empestait la poudre.
— J’aimerais voir les lieux et me faire préciser la position des différents clients dans leurs chambres.
Elle égoutte de la fendasse, mémère. Qu’est-ce que je viens lui piétiner les rillettes avec une affaire archiclassée, bordel ! On n’est donc jamais tranquille avec les roussins.
— Vos collègues de la gendarmerie ont conclu immédiatement à l’accident, fait-elle ; c’était si évident !
— Je n’aime pas trop les évidences, riposté-je ; elles nous font trop de mal, madame Bertrand. Montons !
Je procède à ma petite inspection. La châtelaine de l’auberge piaffe, biscotte elle va devoir surveiller la mise en place de la réception devant avoir lieu cet aprème à l’occasion du mariage d’Alexis Mormelé, le fils du maire.
Moi qui m’en torche, je visualise avec âpreté. Enregistrant tout. Travaillant de la coiffe qu’Einstein, à côté de moi, était analphabète et méchant, si tu vois l’ampleur ?
Je vais de pièce en pièce, au grand dam des occupants de la 8 : un P.-D.G. septuaextrêmement-génaire qui se fait fertiliser les zones érogènes par sa secrétaire. Ayant fait mon plein, d’images et de constatations (également de contestations), je dévale.
La daronne se croit enfin quitte, mais c’est compter sans mon obstination :
— Pourrais-je avoir une petite collation, chère madame ? Je n’ai pas eu le temps de déjeuner.
Tu sais ce qu’elle me répond, la gueuse ?
— Mme Bertrand est embarrassée, car sa salle est prise pour la réception.
— Dites à Mme Bertrand qu’une assiette froide et une demi-bouteille de chinon prises au bistrot me satisferont pleinement.
Elle fait contre mauvaise fortune ce que tu ferais également, et je prends place à une table de bois ciré, sous une reproduction représentant un faisan mort accroché par les patounes. Une serveuse ayant dépassé sans prévenir l’âge de la retraite, m’apporte un pâté de grive, du museau vinaigrette et des pommes à l’huile, ce dont je lui sais gré d’un sourire qui lui détrempe tout l’hémisphère austral.
En clapant énergiquement, je continue mon opération gamberge. Des choses filandreuses prennent consistance sous mon chapiteau. Voilà que je tire de ma fouille le carnet d’adresses de feu Fluvio. Dans ses relations, outre ses docteurs, sa maman et Marien, se trouve un certain Michel C. Et alors, écoute bien : pourquoi ce Michel C. ne serait-il pas le Michel Cramouillet qui se trouvait en l’Auberge des Chasseurs avec sa poule et une bande de copains ?
Putain, plus j’y réfléchis, plus ça me semble costaud comme raisonnement. Réfléchis : Fluvio a menacé Sonia Wesmüler de révéler la vérité sur la soirée du 28 janvier. Il est clair maintenant qu’il faisait allusion à la mort de l’Asiate. Comment aurait-il eu des précisions sur ce drame alors qu’il se trouvait à Singapour ? Parce que quelqu’un l’en a informé. Quelqu’un qui se trouvait sur les lieux. Quelqu’un qui a découvert du louche et l’a gardé pour lui, soucieux de ne pas attirer l’attention des pandores sur sa personne parce qu’il doit avoir un pedigree pas présentable. On me suit ? On peut, avec ses petites méninges racornies, banco !
Alors moi, l’histoire, je la reconstitue à ma façon et te la livre toute chaude. Le Chinois occupe la piaule 6. Michel Cramouillet et ses guignolets sont à la 4. Wesmüler et sa blonde à la 8. Vu ? Les trois pièces donnent sur un balcon commun, façon chalet, qui longe toute la façade du premier. J’imagine que Sonia rend visite au client du beau-père. Leurs discussions foirent. Elle lui tire un coup de fusil dans les paupières, puis rentre chez elle par le balcon.
Seulement, le gars Michel est en train de prendre une goulée d’air frais ou bien de fermer les volets de sa porte-fenêtre et il aperçoit la fuyarde. Il ne dit rien parce qu’il préfère que les flics l’oublient. Seulement, IL SAIT. Quelques jours plus tard, Fluvio rentre d’Asie ; c’est son pote : un dégourdi, un malin sans scrupules. Il lui confie son secret.
Fluvio pige qu’il y a du blé à tirer de cette aventure. Il conseille à son copain Michel d’attendre. Quoi ? Peut-être d’en savoir long comme la liste de mariage de la princesse Anne, qui avait été déposée (pas la princesse, sa liste) chez Harrod’s, sur cette très étrange dame Wesmüler.
Je me sers un grand godet de chinon, et j’y trempe mon dentier, plus toutes mes papilles gustatives.
— À ta santé, San-Antonio !
— Entrez !
Tiens, voilà un mot impressionnant, si tu y songes ! « Entrez ! ».
Tu entres, bien sûr, puisqu’on te donne le feu vert. Et que trouves-tu ? L’élément le plus redoutable qui soit au monde : quelqu’un ! C’est-à-dire le danger possible. Deux yeux (sauf si tu es reçu par Le Pen) qui t’accueillent, te scrutent, te sondent, te déterminent, te classent, t’acceptent ou te refusent, te relèguent, t’accablent, te neutralisent.
— Entrez !
Je pousse la porte capitonnée.
Que trouvé-je ? Achille à son bureau, les coudes écartés, la tête pendante, offerte à la lumière de sa lampe de bureau, et qui scintille comme la boule à facettes des tangos dans un bal populaire. Il est seul. Il est pâle. Il a les yeux rougis. Un immense accablement le fait fléchir. On le sent vaincu ou malade. Seuls, les hommes venant d’apprendre qu’ils ont le cancer ou bien qu’ils sont ruinés ou encore cocus ont sur le visage cette désemparance proche de l’abdication totale.
Un seau de pitié froide m’est projeté à la frite. J’ai l’élan, le cri commiséreux :
— Patron !
Je relourde pour qu’il se confie. M’avance, afin que mes ondes chaleureuses enveloppent sa froide détresse.
Il me regarde comme si j’étais la fumée d’un échappement ou d’un bol de café au lait, voyant à mon travers mais sans s’arrêter à ma personne.
Je le gagne comme l’esquif gagne la haute mer pour secourir un naufragé. Remurmure, en y mettant un max :
— Patron ! Oh ! patron…
Il articule péniblement :
— San-Antonio.
Ça y est, je suis au naufragé. J’avance la main jusqu’à son épaule. Il sent bon pour un homme qui se noie. J’identifie « New York » de Patricia de Nicolaï.
Achille me dit, les yeux toujours égarés à travers les impondérables :
— Dites-moi quelque chose, Antoine. N’importe quoi. De drôle de préférence.
Et moi :
— C’est l’histoire d’une femme qui tombe du vingtième étage d’un building.
— Ah ! bon ?
— Elle hurle. Quand elle parvient au niveau du seizième, deux bras d’homme jaillissent d’une fenêtre et la saisissent. Une voix lui demande : « Tu baises ? » ; la malheureuse répond que non ; alors l’homme la relâche !
— Quelle horreur !
— Elle poursuit sa chute. Lorsqu’elle atteint le treizième, deux autres bras la happent.
— On ne happe pas avec les bras ! objecte le Vioque.
— Dans mon histoire, si. Ce second sauveur demande : « Tu suces ? ». La femme répond que non, et le deuxième type la relâche.
— C’est horrible !
— À la hauteur du huitième, un troisième mec se saisit d’elle. Alors, la pauvrette s’écrie : « Je baise et je suce ! ». « Salope ! » jette le troisième bonhomme en la lâchant.
— Et alors ?
— C’est tout.
— Pas drôle.
— Édifiant. Cette histoire prouve combien les vérités diffèrent. Ce qui peut motiver le salut peut également provoquer la perte, selon le tempérament de chacun.
— Vous me faites chier, San-Antonio, dit-il avec lassitude et conviction.
Et il ajoute pour atténuer :
— Tout me fait chier.
— Un malheur ?
— Non, San-Antonio, un bonheur mais qui me fait souffrir de façon intolérable.
— Puis-je espérer une confidence, monsieur le directeur ?
— Pas de secrets pour vous, garçon. Ma dernière Mlle Zouzou m’a largué comme une malpropre.
— En quoi est-ce un bonheur ?
— Elle ravageait mon compte en banque. C’était Attila, San-Antonio. Une effeuilleuse de chéquiers ! Une salope ! Elle est partie en emportant mon Fragonard.
— Vous allez porter plainte ?
— De quoi aurais-je l’air ? Le grand patron de la police parisienne qui se laisse détrousser par une pétasse, vous entendez d’ici les sarcasmes. Tant pis pour ce chef-d’œuvre, j’en ferai peindre un autre ; mais quelle gueuse abjecte !
— C’est pour le Fragonard que vous êtes à ce point désespéré ?
— Non, mon fils, c’est parce que la pute borgne me comblait de jouissances infinies. Je lui dois les pieds géants de mon âge mûr. Mes éjaculations se raréfaient, pour ne pas dire « tarissaient ». Elle, elle m’avait redonné vigueur et appétit sexuel.
— Vous la sublimez, patron, car je ne vous ai jamais vu dételer.
— Dételer, non. Mais les performances n’étaient plus aux rendez-vous. On me pompait, certes, mais comme on tente de regonfler un ballon crevé. Je jouissais au passé composé. Par contumace, si je puis dire. La dernière Zouzou possédait un philtre, un pouvoir sexuel. Grâce à ses entreprises, mes bandaisons n’étaient pas feintes et j’intromettais sans chausse-pied. Je parvenais même à me risquer à des levrettes, vous rendez-vous compte ? Des levrettes !
— Effectivement, monsieur le directeur !
— Et des levrettes triomphales. Vous savez : une main sur la croupe, l’autre brindant à la foule comme le toréador vaniteux ? Ah ! Antoine, Antoine, quelle régalade ! Et puis elle savait tout de l’amour, en pratiquait toutes les figures, toutes les combinaisons, toutes les hypothèses ! Une surdouée qui ne rechignait sur rien. Elle forniquait courageusement ! Son poilu était digne de ceux de Verdun ! Pour elle, la répulsion connaît pas ! Elle vous léchait les couilles, le trou du cul, les doigts de pied. Avec minutie, Antoine ! Et même, oui, j’ose le dire : avec appétit ! Vous me recevez bien ? Appétit ! Et pourtant, Antoine, mon trou du cul, entre nous soit dit, est un vieux trou du cul. Il manque de charme, je ne me fais pas d’illusion. Je ne l’ai jamais vu, mais je m’en doute bien : j’ai les pieds sur terre. C’est pas un trou du cul de minet, ni même d’homme adulte. Un trou du cul de superman, genre Stallone, on peut le prendre pour un sorbet fraise. Mais un trou du cul sexagénaire, hein ? Vous lécheriez le trou du cul de Mme Thatcher, vous ? Tenez, même le trou du cul d’Élizabeth II vous ferait renâcler. On parie ?
Des larmes authentiques tracent un double sillon (j’ai lu ça dans un beau livre d’académicien) sur son visage émacié (ça aussi : « émacié », je l’ai lu dans un vrai roman).
— Remettez-vous, patron. Oubliez que vous êtes un homme pour vous souvenir que vous êtes avant tout un chef, tricolorisé-je.
Là, il galvanise, ligne-bleue-des-Vosges, saint-cyrienne du menton. Tu croirais le président à une conférence de presse, quand un enfoiré lui pose une question pernicieuse et que son regard coagule.
— Un chef ! reprend-il. Oui, San-Antonio, c’est exact : je suis avant tout un chef. Mais un chef a bien le droit de se faire lécher le trou du cul, s’il aime ça ? Et de se laisser tirlipoter les testicules, Antoine, bordel ! Et de se faire mettre un index ou un médius dans le rectum pendant qu’on le pipe, ou je me trompe ?
— Oui, chef, un chef a droit à l’amour, comme le guerrier a droit au repos. Seulement, avant de s’abandonner aux félicités triviales, il doit accomplir sa mission qui est de décider. Je viens vous raconter une très surprenante affaire. Une affaire mystérieuse, dans le style que vous aimez, vous, esprit aussi délicat que singulier, lui mouillé-je la compresse-t-il.
Il prend sa pochette pour essuyer ses larmes et alarmes ; mais pour cet essorage, le coton est préférable à la soie. Les choses d’apparat ne sont jamais confortables, c’est pourquoi les pauvres se trouvent mieux dans leur peau que les nantis.
— Je vous écoute, San-Antonio.
Et boum ! Servez chaud !
Je lui tire mon histoire à la pression. Dans l’ordre chronologique, bien comme il faut, propre en ordre. Fastoche à suivre. Aisé, goulayant. Du récit que tu pourrais mettre sous presse tel quel après avoir corrigé les fautes de syntaxe, du moins ce que mon correcteur prend pour telles.
Il suit, captivé. Ciao, Mlle Zouzou dernière édition ! Son cul s’estompe, sa langue devient improbable. Ses performances dérapent dans les brumes du passé.
Je lui relate donc, point par point, les surprenantes péripéties de cette aventure périphérique. Des couleurs le réemparent. Ses yeux se déflouent. Il passe sa dextre sur sa calvitie, ce qui chez lui est bon signe et, aussi, il tire sur ses manchettes amidonnées.
Lorsque je me tais, il demande :
— Vous avez interrogé l’ami de ce Fluvio, le dénommé Michel Cramouillet ?
— Impossible : il est parti ce matin pour une destination inconnue, m’a dit sa logeuse. Je suppose qu’en apprenant la mort brutale de Fluvio, puis celle de Marien, il a pris peur et essaie de se mettre à l’abri du tueur. Jérémie Blanc, dont vous connaissez les mérites, s’est lancé à sa recherche.
— Et vous, que comptez-vous faire ?
— Devinez, monsieur le directeur.
Ô Seigneur, merci : voilà qu’il sourit enfin. « Le soleil après l’orage », comme l’a joliment écrit Robbe-Grillet dans sa biographie de Pinochet.
Tu sais ce qu’il déclare, ce bon bandit de Chilou ?
— L’envie vous démange d’aller faire un tour à Singapour, Antoine ! Juste ?
— Comment avez-vous deviné, patron ?
— Je vous connais comme un homme qui vous a fait, mon garçon ! Et puis quand vous avez dit à la cousine des Wesmüler de ne pas prévenir la veuve, j’ai tout de suite percé votre dessein.
Le madré ! Le marle !
— Qu’en pensez-vous ? fais-je, presque peureusement.
— C’est une excellente, une royale idée, mon petit. Nous devons partir le plus tôt possible.
J’éberlue :
— Vous avez dit « nous » ?
— J’ai dit « nous ». Je vais vous accompagner, ça me changera les idées. C’est la providence qui vous a envoyé. À nous trois, Singapour !