DEUXIÈME PARTIE CHIANG LI

DODO

Il finit par me souffler dans les bronches, Achille, avec sa morue volage. Faut croire qu’elle lui a déclenché des sensations rarissimes, Mlle Zouzou énième du surnom !

Pendant le vol, alors que je flotte dans un sommeil indécis, il me secoue le genou, l’apôtre, pour me relater des débordements pas encore mentionnés. La manière qu’il glissait sa membrane folâtre sous l’aisselle de la salope pendant qu’elle faisait la bielle de loco avec son bras. Et d’autres trucs pernicieux encore : la décalcomanie frivole, l’antenne d’émetteur radio dans le cyclone ; bien d’autres rares combines pas encore homologuées au répertoire de la partie de miches. Qu’à la fin, épuisé par ses souvenirs libidineux narrés sur le ton pleurnichard du cornard inconsolable, je le rebranche sur l’affaire Fluvio.

— Faisons le point du « matériel » dont nous disposons à propos de Singapour, dis-je.

— Vous avez le Guide Bleu ? se fourvoie Pépère.

— Non, mais le petit Berlitz, dont j’ai fait l’emplette à l’aéroport. Ce n’est pas à ce matériel-là que je faisais allusion. Je possède, grâce à la cousine de Wesmüler, l’adresse du beau-père de Sonia et aussi, grâce à la scripte du film que tourna Fluvio là-bas, celle de l’hôtel du voyou. Je me suis procuré également les coordonnées du sieur Kong Kôm Lamoon, le roi du big bazar. De plus, grâce à un ami appartenant à l’Intelligence Service, je peux contacter un agent britannique qui est le correspondant permanent à Singapour de cette vénérable institution.

— Excellent travail de préparation, applaudit le Vieux. Comme je le répète à mes bougres : « une barbe bien savonnée est plus qu’à moitié rasée ! »

Cette citation est de moi, mais ma générosité naturelle m’incite à laisser le paon se parer des plumes du coq !

— Et à propos de l’enquête en France, quoi de nouveau ?

— Jérémie Blanc est sur une piste à propos de Michel Cramouillet.

— Il va vite en besogne pour un nègre.

— Il est plus policier que noir, déconné-je, certain que la formule agréera au Vénérable.

De fait, le croûton opine.

— Dites-moi, Antoine, savez-vous si l’on trouve à Singapour des instituts de massages spéciaux ?

— C’est très probable. Sinon vous pourrez faire une extension jusqu’à Bangkok pendant que j’enquêterai.

Ça lui échauffe les lobes.

— Pendant que VOUS enquêterez, Sant-Antonio ! Ah ! ça, vous vous imaginez que je vais à Singapour me tourner les pouces ? Prendre du feu en vous regardant fonctionner, moi qui vous ai inventé de fond en comble, formé de toutes pièces ?

— Je voulais dire, patron, qu’il vous serait loisible d’effectuer un aller-retour à Bangkok pendant que j’exécuterai vos directives, pourléché-je précipitamment.

— Ah ! bon, pardonnez mon humeur, je n’avais pas compris.

— Cela dit, enchaîné-je, il est probable que vous trouverez des masseuses spécialisées sur place. Je m’informerai auprès du concierge sitôt arrivé.

Je ris et change de propos :

— Savez-vous que j’ai essuyé une scène de Bérurier, lequel tenait à être du voyage afin de connaître, lui aussi, ces fameux instituts ?

— Ce grotesque ! Vous imaginez son sexe de baudet dans les mains de ces graciles créatures de rêve ?

— Entre les mains, la chose est concevable à la rigueur, c’est entre les fesses que le doute me prend, commencé-je. Ces personnes d’Asie sont habituées à des pénis peu conséquents. Cette chose est si vraie que les fabriquants de préservatifs produisent des séries dites « garçonnet » pour les besoins orientaux ! Je n’ose imaginer les dégâts que pourrait causer le membre forcené de Béru, monsieur le directeur. Il a déjà disloqué nombre de chattes françaises. Celles des dames asiates ressemblent aux étuis des épées académiques, et vouloir y engager une chopine d’un tel calibre ferait de ces malheureuses des kamikasées du sexe. L’héroïsme du cul ne va pas jusque-là !

Ayant dit, je me sens saisi de presque épouvante. Suis-je la proie d’un mirage ? Halluciné-je ? Toujours est-il qu’un type énorme vient de dépasser nos sièges et remonte vers l’avant de l’appareil en égrenant un chapelet de louises.

— Béru ! sourdiné-je !

L’individu pète mais entend.

Se retourne.

Et c’est Béru !

— Monsieur le directeur, balbutié-je, voyez-vous ce que je vois ?

— J’allais vous poser la question, marmonne Achille.

La tête d’hilare se rapproche.

— Salut, vous deux, fait-elle avec une familiarité qui, pour s’exprimer à onze mille deux cents mètres d’altitude, n’en est pas moins déplacée. Ça boume ? Comment avez-vous-t-il trouvé l’saumon ? Il m’a semblé qu’il avait un goût d’cramouille négligée ; j’ai dû claper la part à Pinaud qu’est si délicat question fraîcheur.

— Pinaud ! Toi ! Dans ce zinc ! Mais comment ? Mais pourquoi ? débité-je en ordre dispersé.

— Nous attendons vos explications ! ajoute sévèrement le chevelu-à-l’envers.

— Vacances ! laconise l’Enorme ; j’ai droit à dix jours et Pinuche est en congé d’longue maladie rapport à son emphysème pneumonaire qui l’chicane toujours à l’automne. Y m’a offri un voiliage à Singeapoux, comme quoi ça n’y disait rien d’y aller seulâbre.

Sa Majesté balance un pet d’urgence, un pet de dernière semonce qui manque déstabiliser l’avion.

— Faut qu’j’allasse, escuse ! dit-elle, qu’sinon on court à la cata, biscotte comme on n’part qu’pour quéqu’jours, j’ai pas pris d’slip d’rechange. J’sus certain qu’c’saumon déconnait ; j’aurais bouffé un’chaglatte d’vieille bohémienne qu’elle eusse eu meilleur goût.

Et il fonce vers les chiches en dégoupillant préalablement son pantalon.

— San-Antonio, déclare Achille, glacial, arrangez-vous comme vous voudrez, mais je ne veux pas avoir ces deux tarés dans les jambes !

— Je ferai le nécessaire, monsieur le directeur.

— Qu’aviez-vous besoin de dire à ce poussah que nous partions pour Singapour !

— Ce n’était pas un secret, monsieur le directeur.

— Depuis que Pinaud a fait fortune, nous pouvons tout craindre, ronchonne-t-il. Entre les mains des médiocres, l’argent devient une arme redoutable alors qu’il est un outil dans celles des riches.


Une divine hôtesse, galbée à souhait, tortilleuse comme j’aime, fardée délicatement et parfumée dans les tons sobres nous drive (V.I.P. que nous sommes) jusqu’au tourniquet des bagages. Pendant que nous attendons nos valdingues, le couple fameux et fumeux Béru-Pinuche passe, se dirigeant vers la sortie. Pinaud porte un command-case tout cuir, boucles et ferrures haute sellerie (rave) ; Bérurier, un sac de supermarché en plastique véritable. Les deux s’arrêtent à notre hauteur.

Pinaud salue le boss d’un : « Mes respects, monsieur le directeur » très vieille France badernique. Malgré cela, Chilou n’y répond pas.

— Faut qu’on va vous aider ? s’informe Béru.

Là, Achille décharge sa bile.

— La seule aide que vous pouvez nous accorder consiste à disparaître ! aboie-t-il.

Le tandem rembrunit et s’éloigne. J’ai le cœur serré.


Taxi, drivé par un petit juif de je ne sais où. Il nous raconte la ville sans qu’on lui demande rien. Nous explique que l’immense et large avenue qu’il suit peut être aménagée en piste d’aéroport en cas de besoin. Il suffit de déblayer les bacs de ciment fleuris qui la divisent en son milieu pour séparer les voies montantes des voies descendantes, et alors tu obtiens une piste où même les gros porteurs peuvent atterrir et décoller.

C’est le matin. Une espèce de New York neuf se dresse devant nous, dans une vapeur rose.


À l’hôtel Dragon, on nous a réservé deux chambres communicantes ; chacune est vaste comme le salon d’apparat de l’Élysée et beaucoup mieux meublée.

— Quel plan d’attaque proposez-vous, patron ? sollicité-je.

Il est catégorique :

— Pour commencer, nous devons prendre un bain, puis faire un somme réparateur afin de compenser le décalage horaire.

Ainsi parla le général Weygand lorsqu’on le rappela du Moyen-Orient en 40 pour venir au chevet de la France mourante. Les hommes de guerre français dorment avant d’agir, or comme l’ennemi agit avant de dormir…

Achille justifie sa décision :

— On ne fait rien de bon lorsqu’on est fatigué, mon cher, n’oubliez jamais ce précepte. Je vous ferai signe quand je me réveillerai.

Et il passe dans ses appartements.

Tu sais quoi, ton Sana ? Un coup d’eau de toilette sur le museau, une bonne repeignade. Qu’ensuite je change de limouille.

Et en route, matelot, pour de nouvelles aventures !

RENCONTRES

Prince Larwhist, c’est pas le mec à garder ses deux burnes dans le même slip. On voit qu’il vit loin de la Grande Albion car il a contracté des manières qui n’ont pas cours sur les rives de la Tamise. Après une heure de recherche, je le déniche au bar du Memorial Hotel, dans une stalle retirée, assis entre deux gonzesses occupé à caresser simultanément les seins de l’une et les fesses de l’autre.

C’est un type d’une cinquantaine d’années, aux cheveux bruns et rares, au visage soufflé et patiné par le whisky, au regard apparemment morne mais dans lequel brillent d’étranges lueurs quand on l’observe attentivement. Il est vêtu d’une veste de tweed clair, d’une chemise beigeasse agrémentée d’une cravate de cuir râpé, et d’un pantalon de velours côteleux. Il doit se raser une fois par semaine, mais ça n’était ni hier ni même avant-hier.

Les deux pouffiasses sont asiatiques, du genre assez trivial. Le barman me l’ayant indiqué, je vais jusqu’à la table du trio et aborde carrément le Britannoche.

— Navré de vous importuner, Mister Larwhist ; je suis un ami de J.-H. Morrisson, lequel m’a conseillé de m’adresser à vous. Mon nom est San-Antonio ; j’appartiens à une maison parisienne un peu semblable à la vôtre.

Il m’envisage d’un air lointain, ni hostile ni affable.

— Très honoré, laisse-t-il tomber.

Il lâche le nichon gauche d’une fille et me tend sa main toute tiède du précédent contact. J’ai du pot. Il aurait pu me présenter l’autre et me transmettre une chiée de virus, bacilles et autres joyeusetés, vu l’endroit où elle séjournait. On se presse fugacement les salsifis. Du menton, il me désigne le siège placé devant lui.

— Vous prenez un verre ?

— Volontiers : Bloody mary.

— Avec advantage de mary que de blood ?

— Vous avez tout compris !

Il passé ma commande au loufiat qui m’a suivi, lui enjoint de renouveler son Chivas sec et d’un grognement, intime à ses compagnes de nous laisser. Elles obéissent sans rechignades.

— J’ai besoin d’être initié à la vie secrète de Singapour, Mister Larwhist, préambulé-je. Rassurez-vous, je ne demande pas un documentaire, ni même un exposé, simplement j’aurais trois questions à vous poser.

— Allez-y !

— J’aimerais savoir ce qu’est le « Singe Blanc ».

Prince saisit son verre vide, le déplace sur la table comme il le ferait d’une pièce d’échecs et soupire :

— C’est carrément la question à mille dollars ! Je suppose que vous vous doutez qu’il s’agit d’une organisation secrète ?

— Tout à fait.

— Une espèce de mafia d’ici ; tout comme la Maf, c’est très hermétique et très dangereux. Le W.M. comme on l’appelle[6] fait plus de morts dans l’océan Indien que le cancer et l’infarctus réunis.

— Drogue, prostitution ?

— Plus tout le reste ! Mais cela s’apparenterait davantage au « Syndicat du Meurtre » ricain. Vous êtes sympa et encore jeune, alors si vous tenez à la position verticale, ne touchez à ça sous aucun prétexte, mon cher. Pour vous faire bien comprendre ce que représente le W.M., laissez-moi vous dire que si le barman ou l’une des dragueuses qui me tenaient compagnie vous avait entendu formuler votre question, vous pouviez avoir de gros ennuis.

Un léger froid me parcourt la guite. Bigre ! comme disent les gens mal embouchés, ça m’a l’air sérieux !

— Vous ne pouvez pas me fournir davantage de précisions ?

— Non, Mister San-Antonio, je ne peux pas. Vous connaissez cet adage sicilien ? « Sais-tu pourquoi mon grand-père a vécu jusqu’à cent ans ? C’est parce qu’il a su fermer sa gueule ! »

Le serveur nous consommiste. Mon bloody mary est au vitriol. Deux tiers de vodka, un tiers de jus de tomate, plus un trait de tabasco abondant comme une défoutraison d’éléphant, et tu obtiens une lampe à souder pour tripes et boyaux.

— À point ? s’inquiète Prince Larwhist.

— Un rêve. J’ai l’impression de boire de l’acide chlorhydrique au goulot. Maintenant, seconde question, Mister Larwhist…

— Appelez-moi Prince, propose mon chosefrère.

— O.K., Prince. Moi, c’est Antoine. Cette deuxième question concerne un certain Kong Kôm Lamoon ; ça vous dit quelque chose ?

Il sirote son glass. Lui, au lieu de tourner sept fois sa langue dans sa bouche ou dans celle d’une gonzesse avant de parler, il la tourne dans son scotch.

— Si vous êtes venu à Sing Sing pour vous suicider, dit-il, vous auriez aussi bien pu faire ça chez vous avec un tube de Gardénal. Y a pas le gaz, dans votre appartement ? Et en qualité de flic, vous ne disposez pas d’un fort calibre en état de fonctionner ?

— J’ai toujours rêvé d’une fin exotique, rétorqué-je.

— Alors vous m’avez l’air de frapper aux bonnes portes, Antoine.

— Cela dit, vous n’avez pas répondu à cette seconde question. Elle est tabou, elle aussi ?

Il sort un fort mouchoir à carreaux, en enveloppe son pif rouge et pointu, donne un coup de clairon qui fait songer à une charge de cavalerie et le remet dans sa poche, satisfait de sa récolte.

— Et vous, Antoine, que savez-vous du monsieur en question ?

— Qu’il est le monarque du bazar ainsi que de bien d’autres trucs moins avouables, et qu’il a une ravissante fille nommée Chiang Li à laquelle il tient plus qu’à son sceptre royal.

— Alors vous savez l’essentiel, mon vieux ; je n’ai rien à ajouter.

Je baisse le ton :

— Cet honorable industriel appartient au W.M., d’après vous ?

Il gorgeonne à nouveau.

— Et moi, Antoine, j’appartiens à la nation britannique, selon vous ?

— Vu. Troisième et dernière question : avez-vous entendu parler d’un Français établi à Singapour du nom de Martin Maldone ? Il serait dans les affaires, lui aussi.

— Troisième volet de votre mission, ricane Prince. Joli choix.

— Voyons, Prince, dans notre job, lorsqu’on fait des milliers de kilomètres pour s’intéresser à des gens, c’est rarement au curé ou au bonze de la paroisse !

— Bien que votre troisième rubrique ne soit pas du même tonneau que les deux précédentes, le gars que vous citez est classé dans les businessmen plutôt équivoques. C’est pour lui que vous venez ?

— Plutôt pour sa belle-fille qui, paraît-il, représente sa firme en France. On meurt beaucoup dans l’entourage de cette femme, et pas de la scarlatine ! Elle se trouve à Singapour présentement et j’aimerais savoir ce qu’elle y trafique. On peut trouver de la main-d’œuvre compétente dans le genre police privée ? J’aimerais la faire suivre.

— On remet une tournée ? me demande Prince dans un français qui ferait se gondoler un analphabète de la Lozère.

— Oui, la mienne.

Il a des signes cabalistiques, l’Anglais, pour communiquer avec le barman car, vingt-six secondes plus tard, celui-ci radine avec deux nouveaux godets.

— Ça peut se trouver, fait-il enfin en réponse à ma question. La femme dont vous me parlez est inconnue ici et la réputation de son beau-père ne défraie pas la chronique. Donc, pas de contre-indication.

— Vous pouvez me dénicher l’oiseau rare ?

— Pas de problème : Mâ Jong est le ouistiti qu’il vous faut. Un seul défaut : il est cher.

— Tous les hommes de valeur le sont, résigné-je. Mais rassurez-vous, Prince ; si la France n’a toujours pas de pétrole, elle a encore du pognon !


Entre autres babioles, Larwhist m’a appris quel était le point de chute principal de la belle Chiang Li : le Spring Club, situé en bordure de la Singapore River. Selon lui, elle y passe une bonne partie de ses journées, depuis son lever jusqu’à l’heure du thé. Elle y joue au tennis, s’y baigne, y prend son lunch en compagnie de quelques amis. « Surtout, m’a-t-il prévenu, ne cherchez pas à l’approcher car vous auriez affaire à ses gardes du corps, terriblement vigilants. Ils ont été dûment sélectionnés par le papa qui les paie grassement. On ne s’aperçoit pas de leur présence, mais sitôt qu’un inconnu semble s’intéresser à la fille, ces personnages sortent de l’ombre et interviennent vigoureusement. »

Me voilà donc prévenu, ce qui fait que je vaux deux San-Antonio ! Or, sans vantardise, le gazier qui vaut deux San-Antonio n’a pas grand-chose à redouter des truands d’Asie.

Je réfléchis à cela dans le vélo-pousse qui me drive à travers la ville. Celle-ci paraît neuve. Ses buildings dressés dans des zones de verdure parfaitement entretenues ressemblent à la maquette d’une cité en projet. Les nombreuses tours blanches n’ont rien d’écrasant. Tout est propre, ratissé, étincelant au soleil équatorial. La chaleur moite est adoucie par des brises marines et tout le monde semble très heureux. De nombreuses races se côtoient : Chinois, Malais, Indiens, Occidentaux, en totale décontraction. Ils vivent avec calme le frénétique essor de la cité, chacun conservant sa religion, ses traditions. Leur dénominateur commun ? Le dollar singapourien. On est là pour gagner de la fraîche sans se faire chier et l’on est fier de cette minuscule république grande comme le territoire de Belfort, sorte de capitale des affaires en Asie.

Les rues sont grouillantes car, sauf en période de mousson, les habitants vivent dehors.

Le pédaleur qui me tire est un vieil homme à lunettes, coiffé d’un petit chapeau de cuir. Il porte un short et une chemise Lacoste bleus. Il tracte sans effort apparent, mécaniquement, le buste bien droit, les épaules à l’équerre. Ses muscles saillent et brillent comme de l’acajou. Nous allons d’une allure qui paraît lente mais qui est si continue, si régulière que je vois défiler rapidos les banques, les offices de voyages, les grands magasins, les hôtels, les éventaires ambulants, les carrefours et les lacs artificiels.

Quel âge a ce vieil Asiatique ? Celui de maman ? Plus vieux, peut-être ? Les Jaunes, c’est duraille de leur évaluer le carat. J’ai vaguement honte de laisser traîner ma viandasse par ce vénérable bonhomme. À chaque tour de roues, je regrette un peu d’avoir sacrifié au folklore.

Il fait un temps sublime. C’est plein de filles somptueuses. Malgré les avertissements de Prince Larwhist, je me sens détendu. Il faut dire que je ne suis pas seul à Singapour. Je pense au Vieux, endormi à notre hôtel. À Béru et Pinuche qui ont fait un coup d’éclat et sont venus de force. Une manière à eux d’emmerder Chilou, de battre en brèche son autorité. Que font-ils, présentement, mes deux zozos ? Ils ne savent pas grand-chose de l’affaire. M. Kong Kôm Lamoon, sa fille, Martin Maldone, le beau-dade de Sonia Wesmüler, ils n’en ont pas entendu parler que je sache. Le seul renseignement que possède Mister Mammouth, concerne la présence ici de « la dame blonde ». Il a entendu Jérémie évoquer le départ d’icelle pour l’Asie. Que vont-ils entreprendre, ces braves soiffards ? Voilà que je suis en compétition avec mes subordonnés ! On aura tout vu !

Ma pensée glisse au rythme du vélo-pousse. Comme allure, cela évoque une embarcation à rames défilant sur une eau tranquille. On vogue, avec de légers soubresauts dus aux coups de pédales du vieillard parcheminé.

Madeleine, ma gentille scripte, a probablement tâté du vélo-pousse, elle aussi, quand elle séjournait ici. De même que Fluvio et qu’Elianor Dakiten. Tous les touristes de passage en Asie s’offrent ce plaisir comme ils s’offrent une gondole à Venise.

Le cyclo-poussiste stoppe, met pied à terre.

Nous sommes arrivés.

Il me désigne un vaste jardin bordé de haies vives et planté d’arbres tropicaux. On distingue la rivière, tout au bout, des tennis, une immense piscaille avec des hamacs et des fauteuils de rotin autour, un club-house gigantesque bâti de plain-pied, avec un toit aux tuiles vertes. Des oriflammes claquent dans la brise au bout de mâts peints en blanc. En bordure de rue s’offre un vaste parking où sont rangées des tires de first quality : Ferrari, Porsche, cabriolet Mercedez 500 SL. Le nec !

Un garde en uniforme blanc se tient assis à l’ombre d’un parasol près de la barrière de l’entrée. Il me regarde surviendre d’un regard de bull-dog réveillé par une odeur de hot dog. J’ai quatre secondes pour lui fournir un argument susceptible de le convaincre d’avoir à me laisser pénétrer en ce lieu hautement privé.

Je m’annonce, l’air rogue. Parvenu à sa hauteur, je sors ma carte en m’arrangeant pour que seul le mot « police », grossement imprimé, soit lisible.

— Je suis envoyé par Mister Kong Kôm Lamoon, fais-je brièvement, sans presque marquer d’arrêt.

Rempoche ma carte et poursuis ma route.

Le garde n’a pas réagi. Je vais d’un pas tranquille, en fredonnant O Sole mio. L’âme en fête, le soleil au cœur. Comment diable ce fouille-merde de Fluvio a-t-il obtenu cette cassette sur laquelle est enregistrée une communication du « Singe Blanc » ? Et les photos de Chiang Li, hein ? Il les a eues de quelle manière, les photos de Miss Chiang Li ? Lui, un petit crevard à la remorque d’une équipe de cinéastes. Un gredin de bas niveau, organisateur de partouzettes. Piqueur de sac à main à l’occasion. Détrousseur de vieilles dames.

Autour de la piscine, je découvre la faune habituelle de jeunes et riches désœuvrés. Beaucoup d’Occidentaux (c’est pourquoi ma venue passe inaperçue), mais pas mal d’Asiatiques aussi.

Des baffles savamment disséminés diffusent une musique chinoise nasillarde, étrange mélopée qui râpe un peu l’âme.

Le bruit élastique du tremplin, ponctué de celui des plongeons. Gerbes d’écume irisées. Cris, rires. Bonheur élémentaire de l’eau, griserie du soleil, luxe, oisiveté, alcool…

J’avise un bar près de la piscine, avec un auvent de chaume. Des serveurs indiens confectionnent des boissons versicolores.

Je m’y dirige, prends place sur un tabouret.

Je suis en attente, aux aguets. Réduit aux aguets !

Le guépard. Le guépard tapi derrière (ou devant, selon le côté où l’on se place) un comptoir de bambous. Le guépard sirotant son troisième bloody mary, les narines retroussées, la prunelle écarquillée, les ondes captatrices. Il est frémissant, le guépard car il a envie de pisser. Les hommes d’action y ont droit comme les autres.

Je descends de mon perchoir et m’informe des lavatories. Il faut se rendre au club-house proche.


Le lieu est luxueux : ferrures dorées, verre fumé, plantes rares, motifs décoratifs. Un énorme dragon chinois en couleurs, avec une gueule de vieux poivrot trône dans le hall. Les chiches sont sur la droite.

Vais. Pisse.

La musique est omniprésente. Elle viorne à t’en déglinguer le système nerveux.

Les lavabos sont nickel, gracieux. Tu y passerais tes vacances.

Juste que j’en sors, une personne quitte les toilettes réservées aux gonzesses. Cabriole de mon guignol, identique à celle d’un garenne flingué en pleine fuite ! Elle ! La « princesse » Chiang Li. Elle, je te jure ! Aucun doute !

Putain, ce module de plaisance ! Autant de beauté, de grâce, de charme, de sex-appeal, encore jamais ! En tout cas pas à ce point. J’ai trouvé ça chez des Occidentales : une Danoise, une Parisienne, une Romaine ; mais pas encore chez les Jaunettes. Tu es ébloui, commotionné. Haute tension ! Le zanzibar en folie, en détresse. T’as un tisonnier incandescent dans le prose, des picotis le long du chibre, des ondes abrasives dans les roubinches ! Plus moyen de ciller, de déglutir, de se gratter entre les miches ! Blocage complet. Pétrification absolue.

Je la regarde, regarde, regarde, regarde, regarde encore, regarde de partout, regarde totalement, regarde pour toujours. Ses photos laissaient présager mais demeuraient bien au-dessous du réel. Je suis transformé en statue de sel ; de demi-sel ! Ce que les clichés étaient incapables d’exprimer, c’est la « vibration » du personnage. Sa chaleur, son velouté, son mouillé, son tout le reste, son must, son aura, son je-ne-sais-quoi.

Décrire ? Te la décrire, tu voudrais ? Mais et les mots, dis, Ducon ? Les mots ! J’ai beau en fabriquer, y en aura jamais suffisamment d’assez justes, précis, appropriés ! Faudrait s’y mettre tous. Puiser au besoin dans d’autres langues : le mandarin, le sanscrit, le belge, pour tâcher à cerner le réel, pas arnaquer la vérité !

Son maintien ! Si tu voyais son maintien, bordel ! Cette taille flexible, ces seins parfaits, je répète en deux mots : par-faits ! Ce fessier inouï, je dis bien : i-nouï ! Le cou ! Viens regarder son cou et tu comprendras ce que c’est qu’un cou ! Tous les cous que tu as pu voir avant elle n’étaient que des manches à tête ! Mais le sien, vérole ! Le sien !!! Le visage ! Pas du tout la frime magot ! Tu as maté des statues grecques ? Diane, Machine, Chochotte ! Tout ça, en marbre blanc. Oui ? De la merde ! Elle possède un ovale si infiniment parfait que tous les ovaux (Béru dixit) existant ne sont que des cercles déformés. Les pommettes, je t’en cause pas, ou à peine. Presque géométriques, hautes, faisant sur les joues une ombre délicate. La bouche ! Putain, la bouche ! Charogne, la bouche ! Tu sais comme elles l’ont mince, les Asiatiques ! En fente de tirelire, en cicatrice d’appendicite. Chiang Li, elle, sa bouche c’est toute la volupté du monde. Une bouche peinte par Man Ray ! Tampon encreur ! On est passé par le nez ? Pas encore ? Tout ce que je saurais t’en dire, c’est qu’un nez pareil, tu ne peux pas le moucher, ni poser des lunettes dessus, ni mettre des gouttes dedans. C’est le nez. Prototype, tu see ? Joyau Cartier ! The nose ! Faudrait un écrin cuir-de-Cordoue-satin. Ces Jaunasses, habituellement, elles ont le pif de Cassius Clay. Plus ou moins. Moi, leur blair, j’ sais pas pourquoi, il me fait songer à la mort. Je suis bizarre, non ? Eh bien, le tarbouif à Mam’zelle Lamoon, c’est à la vie qu’il me réfère. À la vie noble de l’art. La grâce, l’impeccabilité.

Mais le sublime, c’est les yeux, mon pote ! Alors là ! Alors là ! Tu meurs. Ils sont obliques, certes, mais si veloutés, si ardents, si pleins d’éclats éblouissants ! Que ton regard croise le sien et t’es foutu ! Foudroyé debout ! Tu viens de toucher une ligne à haute pension, comme dit le Gravos. Impossible de t’en arracher. Faut que ce soit elle qui prenne l’initiative de la séparation, qu’elle interrompe le courant. T’aperçois l’infini. Tu es en pleines nuées ardentes. T’es gâteux à te pisser parmi.

Moi, je sidère éperdument. Je voudrais causer, mais mes cordes vocales se sont détendues et font la lanière de fouet qui pendouille. Plus moyen d’émettre un son, une voyelle, voire une infime consonne, cette parente pauvre de l’alphabet. J’ai du cloaque dans le gosier.

Et voilà que j’opère un truc que je ne prévoyais pas. Toujours, ton Sana, si t’as remarqué ? Il échafaude, et puis au dernier moment, se livre à une réaction contraire.

Inattendu, ton bien-aimé commissaire de tes deux. Avec lui, Grouchy est à l’heure, toujours ! L’instinct ! C’est son maître absolu, à l’Antonio, l’instinct. Il peut combiner tout ce qu’il veut, si l’instinct renâcle, y a rien de fait.

Sans un mot, je prends l’album de ses photos dans ma poche poitrine et le lui présente.

En fille réservée, toujours sur son quant à elle, Chiang Li se garde bien d’y toucher. Elle bêche un grand coup en me flagellant de son regard de chatte sur une bite brûlante. Fait un mouvement pour passer.

Alors j’ouvre l’album à deux mains et le lui présente. Elle s’arrête, saisie comme on dit. Saisie, j’ai bien noté. Y en a plein la littérature, bonne ou mauvaise : « Il s’arrête, saisi ». Bon, alors, y a aucune raison que pas moi.

Elle s’arrête donc, saisie, re-donc. Cette fois, elle empare le petit book, le feuillette.

— Où avez-vous pris cela ? elle demande-t-elle.

Maintenant, c’est ma fameuse et sempiternelle carte de poulet que je lui montre (en troisième position, si ça pouvait être ma queue, je serais rutilant de bonheur !).

Mes ficelles se sont retendues. Je me donne le la, et j’attaque :

— J’appartiens à la police parisienne, mademoiselle. Je crains que des choses graves vous menacent. Il serait bon que j’aie un entretien avec vous et votre père.

Le flegme britannique c’est de la roupette de pensionné comparé à l’impassibilité chinoise.

Elle me rend l’album, comme si je venais de lui proposer un livre porno et qu’elle refuse de l’acquérir après l’avoir compulsé.

— Vous restez au club un moment ? s’informe la déesse.

— Le temps qu’il faudra.

Sa voix, si tu saurais ! Vache, ce timbre harmonieux, mélodieux, chaleureux, poilaunœud ! J’en ai les trompes ensorcelées. Je mouille des tympans, c’est bien simple !

— Si vous voulez attendre au bar…

— Je vous attendrais dans un chaudron d’huile bouillante si vous le souhaitiez, Miss Lamoon.

Elle reste sans rédaction (Béru). Attend que je carapate.

Bon, je retourne devant mon glass. Seigneur, mais qu’ai-je fait pour mériter Tes largesses ? La placer sur mon passage, en cet endroit discret, c’est plus que du hasard, ça. C’est du miraculeux !

Une jolie mouche bleue avec des reflets verts est en train de se saouler la gueule dans mon bloody mary. Comme c’est mon jour de bonté, je la repêche avec la cuiller à long manche et la dépose sur le rade.

Un barman l’écrase d’un coup de serviette.

C’était pas le jour de la mouche.

PAPA

Le mec qui m’aborde ressemble à un robot pour jeux télévisés. Il est carré du buste et de la tronche. Tu ne vois pas ses yeux figurés par deux traits en forme de cicatrices presque guéries. Il porte un pantalon de flanelle blanche et un blouson de coton sur une poitrine sans poil dont la peau brille comme du bronze poli. Le vêtement pend sur la gauche, plombé qu’il est par un feu monumental dont on distingue nettement les contours. Ses cheveux noirs, huileux, coiffés très court lui donnent une allure guerrière. Son pif est large comme une omelette de six œufs, et ses oreilles en chou-fleur révèlent qu’il use davantage de ses poings que de son stylo.

— Miss Lamoon vous attend, jette-t-il dans un mauvais anglais.

Je cherche de la fraîche pour cigler mon breuvage, mais il a un geste d’agacement et dit :

— Laissez !

Du moment que c’est la tournée du patron…

Je le suis jusqu’au parking. Il s’approche d’une Rolls Corniche décapotée de couleur blanche. Chiang Li est assise à l’arrière. Un gusman en uniforme blanc galonné se tient au volant. Je prends place près du chauffeur, sur l’invite sèche de mon mentor ; lui-même s’assoit auprès de la déesse.

En route.

Singapour, c’est une sorte de ville rêvée. T’as le centre, ultramoderne, avec beaucoup de zones vertes. Ça et là, quelques constructions de style colonial, qu’on sent promises à la pioche à brève échéance.

Mais on quitte bientôt les rues effervescentes pour gagner un quartier plus tranquille. Je me dis qu’on se rend dans le coinceteau hurff, avec les cabanes ultra-big-standinge. Mais mon cul, comme le dit avec sa désinvolture coutumière la reine Élizabeth II à la mère Thatcher, quand celle-ci prétend lui faire signer la facture concernant la pose d’un nouveau bidet à jets multiples et rotatifs au 10, Downing Street.

Au lieu de cela, nous plongeons dans le quartier chinois. Et alors ça devient pilpatant. Ah ! ce grouillement ! Ces maisons pauvres mais colorées ! Ces enseignes qui se succèdent en travers des rues ! Ah ! ces échoppes (c’est du belge !) bigarrées, de guingois, bizarres, où l’on vend des canards laqués raides comme barre, qui paraissent sculptés dans du noyer ! Ah ! ces officines à vocation médicinale, bourrées de lézards séchés, de serpents en bocaux, de plantes suspectes aux couleurs vénéneuses ! Ah ! ces blanchisseries fumantes, encombrées de linges innommables ! Ah ! ces marchands de bijoux en jade, ces magasins où l’on vend des cercueils peints en rouge, couverts de motifs dorés ! Ah ! cette faune pittoresque au coude à coude ! Ces éventaires branlants qui proposent des mets croustillants et pourtant inquiétants ! La population s’agglutine dans ces artères étroites. On voit, sur les trottoirs, des gamins joueurs et des vieillards immobiles, momifiés par le temps. Des pousse-pousse ! Des véhicules plus insolites encore ! Des caisses entassées contre des façades d’immeubles. Des femmes poussant un ancien landau reconverti en caddie et qui se tord sous une charge extravagante. C’est terrible et grandiose ! Flash brutal sur l’Asie dans son bouillonnement.

La Rolls roule au pas. Le conducteur klaxonne et la foule s’écarte. Parfois, l’avant du vénérable véhicule heurte une hanche, un derrière. Celui qui est ainsi télescopé s’écarte sans protester.

Au fur et à mesure qu’on s’enfonce dans ce chinatown, un vague traczir m’empare. Où m’emmène-t-on ? Pourquoi gagner ces rues sordides ? La seule chose qui me rassure un peu c’est la présence de la belle Chiang Li. Si l’on me voulait du mal, on n’emmènerait pas la jeune fille dans cette expédition.

La Rolls semble de plus en plus grosse dans ces méandres de plus en plus étroits. Coupons-nous à travers ce quartier pour gagner du temps ? Cela m’étonnerait.

Soudain, sans que rien ne le laisse présager, la voiture stoppe. Le chauffeur saute de son siège pour ouvrir la portière à Chiang Li. Le garde du corps de Miss Lamoon (et quel corps !) l’imite et me fait signe d’en faire autant.

Nous nous trouvons devant un immeuble d’un étage, avec un toit genre pagode. Il est peint en rouge vif. Les entourages des fenêtres sont verts. Tu te croirais chez Paul Bocuse. D’ailleurs, il s’agit également d’un restaurant.

Le driveur pousse l’un des deux ventaux et le tient ouvert pour permettre à Chiang Li de pénétrer. Bon prince, il continue de le maintenir ouvert à mon intention. Je suis la môme, hypnotisé par son popotin hallucinant. J’entrerais plus volontiers dans son cul qu’à la Trappe, comme dit le roi Baudouin quand il se rend incognito à un concert de Madonna.

Une âcre odeur m’agresse. Composite. Musc et friture, gingembre et alcool de riz (ce breuvage qui paraît avoir été dégueulé six fois de suite avant de vous être servi). C’est bas de plaftard. Des ventilateurs brassent l’air poisseux. De la fumée ouate les nombreuses lanternes qui pendent au-dessus des tables. Des clients clapent. Les serveurs portent des costumes chinois : pantalon de soie noire, blouse mordorée où l’on a brodé des dragons éructant, tout feu tout flamme. Calotte ronde, noire, affublée, sur l’arrière, d’une petite natte de velours.

Chiang Li traverse le restau enfumé. Tout au fond, se trouve une seconde salle, petite celle-là, au centre de laquelle se trouve une seule table. Celle-ci est surchargée de chauffe-plats alimentés par des bougies. Une cohorte d’assiettes sont disposées sur cette surface chauffante, qui contiennent des mets franchement appétissants. Moi qui suis un inconditionnel de la cuisine chinetoque, je peux t’annoncer que mes gustatives font du home-trainer. À cette table unique, un unique convive. En bleu croisé, chemise blanche, nœud pap’ gris. Au premier regard, tu comprends que cet homme n’est pas n’importe qui ! D’abord, il est beau. Ensuite, il a ce qu’au cinoche on nomme « une présence folle ». La cinquantaine, un visage de Jaune modifié par un sculpteur grec. Chevelure abondante, portée longue et nouée sur la nuque par un ruban de soie. Chiang Li possède ses yeux. Un regard intense, bien lisible. La bouche est également charnue et d’un dessin parfait. Seule entorse aux belles manières : sa façon de briffer. Un Italien, fût-il de la bonne société et un Asiatique de qualité, bouffent au lieu de manger. Le Rital aux prises avec ses spaghetti et le Chinetoque (ou assimilé) qui s’explique avec son bol et ses baguettes perdent leurs manières aristos. Ils s’empifrent. Note que pour l’Italoche ça ne dure que le temps de la pasta. Sa dernière tagliatelle aspirée, il redevient gentilhomme de table, alors que l’Asiate continue de se propulser la tortore dans la clape avec une prestesse d’écureuil survolté.

Nous nous avançons jusqu’à lui, Chiang Li et ma pomme. Le garde du corps reste à l’intersection des deux salles séparées par une double porte laquée noire.

Mister Kong Kôm Lamoon repose son bol, ses baguettes de tambour et s’essuie les lèvres. Puis il se dresse. Il est grand, bien découplé. Découplé, je trouve ce terme très infiniment con. Je ne sais pas pourquoi, il fait artificiel, prétentiard. Pour moi, un mec bien découplé, c’est un gazier qui s’est séparé de sa compagne : il était couplé avec elle, il s’est découplé. Mais enfin bon, je l’utilise en passant, juste pour te prouver que je le connaissais, mais c’est la première et dernière fois, j’aurais honte d’en abuser.

Il murmure dans un anglais maniéré, étudié sûrement à Oxford, voire Cambridge (ou alors dans la banlieue immédiate) :

— Je vous souhaite la bienvenue, monsieur, prenez un siège, je vous prie. Accepteriez-vous de partager mon très modeste repas ?

— Avec plaisir, m’empressé-je. Mon nom est San-Antonio. Commissaire San-Antonio, de la police parisienne.

Là-dessus, je dépose mon inestimable personne sur une chaise de bois doré.

Plusieurs serveurs qui s’empressaient de servir la messe au roi m’affublent d’un couvert. On me prépare du riz dans un bol de fine faïence, des crevettes à la sauce Tieng Fûm.

— Je bois du thé, m’avertit Kong Kôm Lamoon, mais comme vous êtes français, sans doute préféreriez-vous du vin ?

— Non, non, du thé me conviendra parfaitement, abdiqué-je.

Tu parles, avec trois bloody maries dans le cornet, tassés à mort, il ne faut plus que j’en rajoute si je veux « raison gardée » comme disent ces cons de politiciens (toutes tendances confondues) pour se faire croire qu’ils font croire qu’ils ont des lettres ! Toujours des formules à trois balles qu’ils utilisent à tout propos ! Quand je les visionne « sur la petite lucarne », ces poncifs souverains, je m’en claque les cuisses !

Mon terlocuteur n’insiste pas. Sa grande fille admirable et surbandante s’est assise légèrement à l’écart. Elle ne prend pas part au repas, elle assiste seulement à l’entrevue comme « auditrice libre ».

En matière de préambule, je place l’album sur la table, devant l’assiette de mon hôte. Il tarde à s’en saisir, bien montrer son self-control. C’est pas un impulsif. Chacun de ses mouvements est prémédité. Il ne prend l’album qu’après avoir mangé quelques bouchées et bu une gorgée d’oiselet à sa tasse. Lorsqu’il le fait, il parcourt le porte-photos avec application, puis le repose.

Pas le moindre regard interrogateur.

— Vous avez fait un bon voyage, monsieur San-Antonio ?

— Excellent. Singapour Airlines est l’une des meilleures compagnies aériennes du monde.

Il s’incline, comme s’il en était propriétaire (d’ailleurs, qui sait ?).

La politesse asiatique l’empêche de poser des questions. Il attend que je m’explique. J’ai l’impression que je pourrais faire traîner sa curiosité jusqu’à la fin du repas sans qu’il la trahisse.

— Monsieur Lamoon, le prené-je-en-pitié, il s’est passé à Paris, ces derniers jours, des faits que je vais vous relater.

Je suis bien décidé à lui narrer la vérité, mais une partie seulement. Alors je bricole le récit ci-dessous.

— Un garçon de vingt-cinq ans, nommé Daniel Fluvio a été assassiné au volant de sa voiture, place de l’Opéra. Cet individu, sans appartenir au Milieu, avait des activités douteuses. Il travaillait pour le cinéma de façon épisodique. Ainsi a-t-il séjourné à Singapour en janvier dernier en qualité de doublure-lumière dans une production américano-européenne. Doublure-lumière signifie…

— Je sais, coupe Kong Kôm Lamoon.

— Bien. J’ai entrepris une enquête relative à cet assassinat. En fouillant chez la victime, j’ai découvert l’album que voici, consacré à Mlle votre fille. Bien entendu, j’ignorais son identité. C’est en interrogeant l’ami et, occasionnellement, le complice de Fluvio, que j’ai su qu’il s’agissait de la fille d’un très grand industriel de Singapour. Le complice dont je vous parle m’a révélé que Fluvio comptait réaliser une bonne opération financière grâce à Mlle Chiang Li. J’ai tenté d’en savoir plus, hélas ! il m’a été impossible de lui en faire dire davantage. Or, quelques heures après notre conversation, ce garçon a été assassiné à son tour. Devant cet état de choses, j’ai pensé, et mes supérieurs également, qu’un voyage à Singapour s’imposait.

Voilà : du bien ficelé ! Simple et pratique ! L’essentiel ! J’ai passé sous silence Sonia Wesmüler, son mari, son beau-père. Je n’ai pas mouillé non plus la belle Elianor Dakiten. Motus également à propos du « Singe Blanc ». Pas fou, le bourdon ![7]

Les crevettes sont délectables. Qu’à peine les ai-je clapées, on me sert du poulet à la citronnelle, des abalones au gingembre et un truc noirâtre et onctueux, dégueulasse à regarder mais savoureux.

Mon vis-à-vis ne moufte pas. Sa fille est aussi impavide que lui. Drôle d’ambiance, décidément.

— Mademoiselle Lamoon, fais-je, avez-vous eu l’occasion de rencontrer le nommé Daniel Fluvio dont je parle ? Voici son portrait.

Le dabe murmure quelque chose et je te parie les cannes anglaises dont tu te servais quand tu t’es cassé la jambe à ski, contre un séjour à la montagne qu’il enjoint à sa môme de s’écraser. Elle jette une œillée rapide à la photo que je lui présente et secoue négativement sa ravissante tête.

— Vous ne formulez aucune hypothèse à propos de ces événements ? demandé-je à Sa Majesté le king des bazars.

Il repousse son bol de bouffement, pose ses coudes sur la nappe et croise ses mains d’ivoire. Il m’examine par-dessus ce pont de doigts.

— Je suis un homme fortuné, comme tel, j’ai probablement des ennemis, et la sécurité de ma fille est menacée, aussi est-elle étroitement surveillée. Sans doute, l’homme dont vous me parlez a-t-il rencontré ici des gens peu recommandables et, peut-être, ont-ils échafaudé un projet visant à l’enlever ?

— Vous pensez que des gangsters de Singapour auraient besoin de l’aide d’un petit voyou français de passage ? je demande-t-il.

Et ma question me fulgure une idée. Une certitude, ajouterais-je.

Fluvio et Chiang Li se sont connus. Ou du moins, rencontrés. J’en mettrais ta main au feu !

— Merci de m’avoir averti, monsieur San-Antonio, fait Kong Kôm Lamoon. Nous renforcerons la vigilance autour de ma chère fille. À quel hôtel êtes-vous installé ?

Dragon Palace.

— Vous avez bien fait, c’est l’un des tout meilleurs du pays. Un peu d’alcool de riz ? Ce restaurant possède le plus fameux de la péninsule.

— Non, merci, refusé-je, peu soucieux de consommer un breuvage ayant déjà le goût de la gueule de bois qu’il occasionne.

On se quitte peu après.

— Je vous fais reconduire à votre hôtel, déclare Lamoon. Si vous aviez besoin de me contacter pendant votre séjour, voici ma carte, je donnerai des instructions pour qu’on me passe vos communications en priorité.

— Merci.

Je lui tends la main. La sienne est froide comme son âme.

ANGES

Achille roupille comme un bienheureux. Il a mis son pyjama de soie blanche monogrammé, posé son dentier de cérémonie sur sa table de chevet. C’est un raffiné. Il s’est payé le luxe de faire réaliser deux ratiches en or dans sa boîte à dominos pour créer la certitude que les autres sont véridiques.

Il dort en ronflottant avec cette distinction dont il ne se départit jamais, même quand il se fait mâcher la membrane. Ça produit un léger « tuuuttt » flûté. Son crâne luit dans la pénombre, comme un cuivre sur un tableau de Rembrandt.

Je me retire doucement. Le sommeil me point. Ça vient de la digestion (lady gestion) survenant après ces heures de vol sans pioncer. Je retire mes targettes, dénoue ma cravate et m’allonge sur le couvre-lit de satin broché. Pas joyce comme contact. Aussi prélevé-je l’oreiller afin de lui confier ma nuque. Alentour, c’est le silence. On perçoit tout juste le chuchotis discret du climatiseur, moins perceptible encore que la respiration du Vieux.

Je voudrais faire le point, mais ça s’embrume à grande vitesse sous mon dôme. Les fumigènes de la fatigue qui m’ouatent le bulbe comme dans un spectacle de Hossein.

Ai-je été bien avisé de jouer (presque) cartes sur table avec Kong Kôm Lamoon ? N’ai-je pas obéi à un sentiment de peur ? En somme, en lui révélant ma qualité de poulet (citronnelle) et, (partiellement) l’objet de mon voyage, je l’ai désarmorcé, me suis implicitement placé sous sa protection. Enfin, j’ai agi selon mon vieux réflexe. Cela dit, je crains qu’il n’en sorte rien de positif. Lamoon va étudier le problème de l’album-Fluvio, certes, mais pour son compte. Il ne me fera jamais part des résultats de son enquête à lui. Il a de la gueule, ce personnage, de l’envergure. Il exerce une fascination incontestable sur ses contemporains.

« Et maintenant, me dis-je-t-il, que vais-je faire ? » Bécaud chantait ça à l’époque de son époque. Prince a dû mettre son détective chinetoque, le dénommé (bien nommé) Mâ Jong sur la piste Sonia. Peut-être que cela donnera quelque chose ? Je peux toujours espérer.

Mes yeux se ferment et c’est savoureux. Voilà que j’embarque sur la nacelle des rêves.

Il a raison, Chilou. On a besoin de réparer ses forces avant d’être opérationnel.

Tout de même, avant de vaper complet, je me dis que venir roupiller à Singapour, ça met chère la dorme.


Une notion de présence, un poids léger sur ma couche, me réveillent en sursaut. Il fait nuit, mais une immense fluorescence entre dans la pièce par les fenêtres dont j’ai omis de tirer les rideaux. Je tâtonne pour chercher à mon chevet quelque contacteur électrique. Une main douce stoppe mon geste et reste sur mon poignet. Une voix féminine chuchote « Non, laissez. » En anglais, mais le ton est capiteux tout de même. Je me soulève sur un coude et découvre, assise au bord de mon plumard, une silhouette gracieuse car extrêmement féminine de partout. En un éclair, je suppute des hypothèses. Une jolie souris d’hôtel comme dans les books de Maurice Leblanc ? Ou bien une dame pute qui s’est introduite de force dans ma turne afin de me violer et de violer mon portefeuille ?

Mon regard, encore plein des algues du sommeil, s’habituant à la pénombre, je ne tarde pas à capter la vérité. Les yeux, ils ne sont pas exigeants le moindre. Tu crois toujours qu’il te faut des ampoules de cent cinquante watts pour vivre la nuit, en réalité, grâce au phénomène d’accoutumance, tu parviens très bien à traquer tes morpions à la lueur d’un ver luisant.

Chiang Li !

Comme j’ai l’honneur de te le dire. Sublime à s’en mordre les châsses, dans une robe-fourreau noire en lamé.

Elle n’a pas lâché ma dextre, me contemple d’un regard infiniment voluptueux.

Putain, si je m’attendais ! Ce morninge, sa froideur, sa réserve extrême m’avaient surpris. Je me demandais pourquoi le roi du bazar mourronnait pour sa petite princesse, l’au point que je la voyais b.c. b.g. mutismeuse, docile, effacée pour ainsi dire. Mais là, je pige sur grand écran. Elle m’a jeté son dévolu, la môme. Sous ses mines hermétiques, elle appréciait le bonhomme. Se disait qu’elle devait être un crack du chibre à moustache, la belle affure venant de Paris ! Une grosse bite messagère, en somme ! Le goume forcené plein d’inventeries superbes. Le gusman intrépide du radada. Qu’avec un gars façon mézigue, les slips devaient ruisseler comme les toitures savoyardes à la fonte des neiges !

Cette certitude l’a totalement investie. Son tempérament de braise incandescente l’a conduite à me visiter. « Mister San-Antonio, please ? « Il est dans son appartement, Miss. Dois-je le sonner ? » « Inutile, je vous remercie. » Elle est montée. Son garde du corps parfaitement équipé lui a déponné ma lourde en un tour de con. « Entrez, vous êtes chez lui ! » Est-il au moins demeuré dans le couloir, cet enfoiré ? J’espère qu’il n’est pas assis en tailleur dans un coin de la chambre à attendre que ça se passe.

Parce que, laisse-moi t’informer d’une chose : ça va se passer ! T’arrêtes plus un rouleau compresseur sans frein dans une descente ! Moi, je crie pouce à l’enquête. Voire pousse-pousse ! Il a droit à quelques instants de repos, le guerrier, non ?

— Vous me jurez que je ne rêve pas ? démarré-je, assez conventionnellement, je sais, mais dis, on n’attaque pas Cyrano par la tirade des nez !

Sa deuxième main (que n’en a-t-elle autant que son bouddha, la chérie brûlante) m’effleure la région protubérante pour un bref bulletin d’information. Elle y puise l’assurance qu’elle vient de fracturer la bonne porte ; ça va être temps sec et chaud sur l’ensemble du pays !

Elle gazouille :

— Je n’aime l’amour qu’avec les Latins !

— Et comme vous avez raison, douce Chiang Li. Le reste n’est que du décaféiné ! Votre présence me comble ! Quelle sublime initiative avez-vous eue en venant me rejoindre !

Mais mon blabla ampoulé ne constitue pas sa tasse de thé (c’est le cas d’y dire). Elle, les phrases tarabiscotées, elle s’en respire à longueur d’existence, alors tu penses ! Elle est là pour faire relâche, pas pour se respirer des vers libres.

— Il paraît que les Chinoises n’aiment pas le baiser sur la bouche ? risqué-je.

En manière de réponse, elle s’allonge sur moi. Elle sent la roseraie au matin, la jeune fille fraîche éclose, un tout petit peu le patchouli aussi. Sa bouche ventouse la mienne, sa langue force (sans mal) mes lèvres. On se galoche à l’éperdu : valse des patineurs qui nous arabesque le centre des télécommunications.

Moi, puisqu’on se dit tout, une robe-fourreau, j’ai jamais pu lui résister. Faut que j’en dépiaute la dame qui la porte. Comme en général c’est pas les grosses vachasses qui peuvent se couler dedans, mon entreprise est chaque fois payante ; sauf la fois, à Hambourg, où j’ai découvert que j’avais affaire à un travelo hormoné femelle.

La robe-fourreau, t’as pas la possibilité de l’attaquer par le bas, à moins de chiquer les Attila et d’y aller à la saccagette ; ce qui n’est pas mon style de gentleman, bien que certaines aiment ça. Non, la robe-fourreau, faut l’entreprendre par le haut, c’est-à-dire par sa fermeture Éclair ; dégager les brandillons, puis rabattre façon peau de banane. La personne doit se prêter à cette opération. Ça signifie qu’on ne viole pas une gonzesse en robe-fourreau et c’est pourquoi elle est de moins en moins portée par les dames.

Chiang Li, j’en crois pas mes sens de l’avoir dans mon plume, si ardente. Elle me laisse dépêtrer sa pelure en me regardant fixement. Moi, je lui débite des dingueries en français. Des trucs qui partent des couilles, donc sincères. Comme quoi elle m’a fasciné ce morninge, et que depuis, j’ai un tricotin permanent dans le calbute. Ce sont ses photos, sur l’album qui m’ont décidé à venir. Que je vais la faire reluire comme un dingue. La biter de bas en haut, recto verso et dans le sens des aiguilles d’une montre ! Que je lui suppose une petite chatte de tirelire peu apte à mon braque occidental, mais qu’on y mettra le temps qu’il faudra pour lui faire respirer ce morceau choisi de la culture française.

Ça y est, encore deux semi-reptations de la greluse et la voici complètement à loilpé. Sous sa robe, elle ne portait ni soutien-gorge, ni culotte. Directo du producteur au consommateur. C’est étourdissant, une créature pareille à disposition (à dix positions). T’as du mal à te juguler la bandoche, à organiser tes perpétrances. Ça t’intimide, à force de trop. Tu voudrais être au four et au moulin en même temps.

Je prélude à l’après-midi d’un faune par un léger frottaillou du plat de la main sur ses cabochons. Le sursaut m’indique que je travaille pas sur le 110 mais carrément sur la haute tension. Achtung ! Ça va décoiffer !

Surtout ne brusque rien, Antoine ! Va l’amble, garçon ! Mollo ! N’oublie rien de ton abécédaire amoureux. Performe, mec ! On t’a cherché, on t’a trouvé, tu dois justifier la démarche. La princesse des bazars te veut, c’est toi qui dois l’avoir impeccable pour que ça soit parfaitement réussi. Car la femme qui te veut, veut en réalité que tu l’aies ; et pour que tu l’aies, elle doit l’avoir dans la moniche, mon fils. L’amour, en somme, n’est qu’une déclinaison du verbe avoir.

Cela dit, je pars du sommet et lui mordille alternativement les lobes, avec légère langue mouillée dans le pavillon à conneries, manière de la gouzigouziller.

N’ensuite, je passe au cou. Trop de cons le négligent. Le prennent pour un fossé et le sautent. J’ai vu quelques raffinés s’occuper des portugaises, jamais des qui se soient consacrés au cou. C’est sous les maxillaires qu’il convient d’intervenir. La belle râpeuse, ponctuée, là encore, de légers mordillages[8]. Je devrais pas te donner la recette, mais enfin on s’emplâtre pas les mêmes gerces, je risque rien. Un seul inconvénient à cette pratique, c’est que c’est l’endroit où la frangine que tu entreprends pose sa touche de № 5 de Chanel, et que ça te picote la menteuse. Mais dis-toi, Eloi, qu’on n’a rien sans tracasseries. Faut éplucher son orange, se brûler les doigts avec les asperges, et se les meurtrir avec les carcasses de langoustes avant de déguster ces produits de la ferme.

Qu’ensuite du cou, je descends toujours pour un bivouac aux robloches. De deux choses l’autre : ta partenaire est mamellidienne ou pas. Si elle l’est, tu le piges illico, en ce cas, ne crains pas de t’attarder à ce point d’eau, tu ne lui en feras jamais suffisamment. Si elle ne l’est pas, son absence de réaction te l’indiquera rapidos, et alors ne lui fait pas perdre son temps, c’est trop grave.

La môme amorce déjà sa décarrade de printemps. La travailler est un bonheur. Je me sens devenir concertiste, solo de tous les instruments, alternativement : clarinette, piano, batterie, violon, hélicon, basse… Ah ! elle ne regrette pas son audace qui l’a poussée à s’introduire dans ma chambre, la belle Chiang Li.

Mais bon, si je te détaillais par le menu la totalité de ce que je lui pratique, ce bouquin n’y suffirait pas ; faudrait me lancer dans le roman-fleuve et pas seulement Fleuve Noir. Pondre l’équivalent de la Comédie Humaine, des Rougon-Marcquart, des Hommes de bonne volonté ! Ça prendrait des jours, te ferait goder et éternuer dans ton Kangourou dix fois l’heure ! Je suis obligé de gazer, surtout avec tout ce qui me reste à te narrer ! T’as remarqué que je deviens de plus en plus abondant ? Et pour le même prix ! Mes éditeurs s’arrachent les tifs, comme quoi leur marge bénéficiaire est nazebroque. Ils me supplient de prendre exemple sur Marguerite Duras dont les books sont mignards, d’à peine cent quarante pages ! Elle a trouvé une astuce formide, cette écrivaine : elle les fait très chiants pour donner l’impression qu’ils sont longs. Moi, ma directrice littéreuse me répète sempiternellement : « Mais fais-les courts et chiants, toi aussi, bordel ! Tu vas nous ruiner en composition ! » Je réponds chaque fois que je vais voir. Mais quand je suis à l’établi, bernique ! La conscience professionnelle m’empare et je ponds du palpitant, du bien bandant, un tantisoit drôlatique. Je pars du principe que le client est roi. Un lecteur, tu le biteras une fois, deux fois, jamais trois ! Note qu’elle sent bien que je suis dans le vrai, la Founi (c’est le surblaze de la dirluche que je te cause), mais à propos de composition, faut qu’elle compose elle-même avec les tronches pensantes du Groupe. Tout le monde rend des comptes à plus haut perché que lui. C’est l’escalade sans fin. Ça grimpe, ça grimpe ainsi de suite jusqu’au bon Dieu, lequel, parfois, salement embêté, renvoie la balle dans le camp des hommes, et tout est à recommencer. On pure-perte en couronne !

Cette déconnade pour te dire que Chiang Li, c’est un coït de super-gala que je lui sers. Je laisse la bride sur le cou de mon imagination. La bricole dans le très somptueux. On pourrait imprimer tout ce bingntz sur papier couché, papier mâché, ou d’Arménie, comme les chansons d’Aznavour.

Elle, c’est pas une bruyante. Elle laisse les clameurs aux charcutières de banlieue qui vont se faire tirer à Pantruche leur jour de fermeture. Qu’à peine un léger gémissement lui échappe, temps à autre, sous mes assauts. À propos, mes redoutances étaient infondées. Ninette, elle a dû déjà se respirer tant tellement de braques que ce qui, originellement, avait l’apparence d’un œillet de boutonnière est devenu une porte de hangar. À se demander si elle serait pas zoophile, mine de rien, au plus fort de ses transports. Si elle copulerait pas avec un bourrin, et même un éléphant, les jours de liesse ? T’as le nœud qui lui déambule dans la craquette comme toi au Louvre ou au Grand Palais.

Lorsqu’elle atteint l’apogée et qu’elle va larguer les amarres, simplement, elle chuchote :

— Je crois !

Et ça m’émeut, tu peux pas savoir l’ô combien ! Jamais on ne m’avait balancé ces deux minuscules mots : « je crois » ! Ça m’emplit de bonheur. J’en ai les testicules flattés. Dès lors je l’accomplis en grandes pompes en sortant mon coup de reins d’exception qui m’a valu une médaille d’or à Séoul.

Là, tout de même, elle exhale une plainte légèrement plus sonore. Son fabuleux regard de chat siamois (si à moi) reste fixe. Sa poitrine sublime se soulève. Elle laisse filer une minute avant de chuchoter « Merci ». Ça aussi, c’est gentil, je trouve. Une bête de race, j’ai affaire. Tu sais que pour une fille à papa, une princesse ajouterais-je, au tempérament de feu dans un corps de déesse, elle est pas mal du tout. Elle a reçu une bonne éducation, Chiang Li. L’aurait été élevée chez les religieuses que ça ne me surprendrait pas : baiser avec autant de tact.

Je m’allonge à côté d’elle. Je veux la prendre dans mon bras pour la câliner, bien lui démontrer que je sais vivre et ne suis pas de ces butors qui, leur cargaison larguée, se cassent en allumant une cigarette, sans toujours dire au revoir ; mais elle refuse la caresse. Pour elle c’est terminé. J’ai rempli mon office, elle m’a dit merci et à présent il est l’heure d’aller voir autre part si elle y est.

Dépité, je chuchote :

— Attendez, princesse, ce n’est qu’une pause. Nous allons poursuivre cette félicité.

Sans piper (c’est vrai, elle pipe pas, mais je m’en suis bien passé), elle renfile sa robe-fourreau, puis ses fines chaussures. Elle va à la porte, toujours sans se retourner, et l’ouvre en grand. Elle sort dans le couloir sans la refermer. J’ai l’air malin, moi, avec mon panais encore dodelineur sur les cuisses. Quelqu’un passerait à ce moment-là…

Et, justement, quelqu’un passe.

Et même fait mieux que passer : entre délibérément. C’est son garde du corps que je t’ai raconté plus avant, le robot de dessins animés japonais. Je rabats vitos le couvre-lit sur ma camarade coquette en désordre.

— Vous pourriez fermer la porte ! bougonné-je.

Au lieu de tenir compte, messire dégaine un moukala gros comme ça, au canon interminable biscotte le silencieux vissé au bout.

Il l’élève et m’ajuste. Dans un affolement de gamberge, j’essaie de piger. La gueuse efface derrière elle les témoins de ses dépravations. C’est la mante religieuse qui tue le mâle après l’accouplement.

L’œil gauche du Jaune se ferme. Je vis cela au ralenti. Dans un sursaut, je me jette hors du lit. Tentative vaine, folle, inutile. L’homme se tient à deux mètres de moi alors tu penses : que je sois sur le pageot ou la courtepointe, ça change quoi ? Je vais échapper à la première balle. « Pan ! » voilà qui est fait. Peut-être encore à la seconde en roulant sur le côté. « Pan ! » c’est fait aussi. Mais maintenant je suis bloqué contre la commode et la troisième bastos sera la bonne.

Seulement, il n’y a pas de troisième balle. Et je vais t’expliquer pourquoi, Benoît.

Tout culment parce qu’un énorme Asiatique ventru vient de se jeter dans ma chambre en brandissant une statue représentant un éléphant, et qu’il l’abat sur la tronche du tireur. L’éléphant est en bronze. Pas la boîte crânienne du garde du corps. Il tombe raide, comme un arbre scié à sa base, la face sur la moquette, sans le moindre soubresaut. La carrosserie de son cervelet est complètement défoncée et lui, mort comme il ne l’a encore jamais été, a lâché son rigoustin, lequel a glissé jusqu’à moi.

L’Asiatique déclare :

— Si j’s’rais pas là, t’y seras plus beaucoup non plus, mon pauv’ Sana !

Béru !

Sobre dans un costar encore blanc, un chapeau de paille sur la tronche. Il a rasé sa moustache et s’est passé entièrement le corps au brou de noix. Avec un crayon à cil, il a fendu son beau regard de chamois éploré.

Un second personnage survient : Pinuche, lui aussi transformé en Mandchou. Par contre, lui, il a conservé des baffies, mais les a teintes en noir et rendues davantage tombantes. Déjà, initialement, sa morpho pouvait prêter à confusion, avec son teint jaune et ses traits émaciés. Aussi, sa modification est-elle pleinement réussie.

— Vouairise la gonzesse ? demande Béru en anglais.

— Elle est partie avant que tu n’interviennes, répond le milliardaire ; elle était pressée de s’éclipser.

Je me saboule en un temps record. Ça continue de confusionner sous ma coiffe, pourtant, déjà un plan d’action s’organise.

— Attendez-moi ici, dis-je à mes chers anges gardiens. Et tâchez de faire un peu de ménage, ça ressemble à une morgue en grève, dans cette piaule.

ENFER

La somptueuse Rolls-Rosse (comme dit Béru) est stationnée devant l’hôtel. Chiang Li s’y est déjà installée et parcourt un magazine de mode. Son chauffeur attend, debout, adossé à l’aile arrière. Sympa : le garde du corps est chargé de me tuer, mais pour cette fille il s’agit d’une simple formalité. C’est de la basse besogne sans importance. Moi clamsé, le garde revient prendre son poste et tout continue de baigner pour cette nymphette au cœur infidèle ! Après avoir été vergée de si péremptoire façon, me faire zigouiller, voilà qui dénote une totale absence de charité chrétienne ! Je te répète : y a que chez certains animaux que tu trouves des mœurs pareilles ! On est un tantisoit impitoyable chez les Lamoon. Ils t’invitent à leur table, te sautent sur la bite, puis te font abattre comme on écrase un cafard dans une chambre d’hôtel somalien ! Merde, à la fin !

Je me pointe en catastrophe sur le chauffeur qui ne m’a pas vu arriver. Je tiens le pistolet du gorille défunt roulé façon cornet de frites géant dans un exemplaire du Figaro qu’on m’a gracieusement offert dans l’avion.

Je lui mets la partie large du cornet sous le nez (qu’il a presque aussi large d’ailleurs !).

— Prends ta place au volant et démarre ou je tue la fille !

Mon ton, mon regard le convainquent. Et le pistolet, donc ! Ça, quand t’as des idées à imposer, c’est préférable à tous les discours.

Chiang Li a relevé la tête. Les Jaunes ne pâlissent presque pas, leurs yeux ne se cernent pas, leur calme n’est pas entamé, cependant sa stupeur est évidente.

Je prends place à son côté.

— Roule ! enjoins-je au chauffeur.

Il démarre.

— Où ? demande-t-il.

— Funiculaire ! Ne tente rien d’imbécile sinon tu te retrouveras sans emploi, ayant perdu ta patronne à la fleur de l’âge.

Chiang Li a récupéré. Elle reste adossée à sa banquette, les avant-bras posés sur les accoudoirs.

— Vous chercherez un autre garde du corps, princesse, avertis-je, le vôtre est décédé d’un traumatisme crânien.

Je lui découvre l’arme.

— Il m’a légué ce souvenir avant de trépasser.

La Rolls Corniche louvoie à travers le flot. Nous franchissons un pont et abordons des espaces verts bien peignés. Tout ça est si vert, si fleuri, si avenant ! Pasteurisé.

— Je n’apprécie pas vos méthodes, murmuré-je. J’ai voulu jouer franc-jeu avec vous et votre père, et ma récompense c’est la visite d’un tueur ! Ma prestation de tout à l’heure ne vous a donc pas plu ?

Elle murmure :

— Je ne sais pas quelles sont vos intentions, mais je ne pense pas que vous puissiez faire grand-chose ici.

— Si : je peux presser cette détente et vous expédier quelques balles dans le corps.

— Et après ?

— Après, comme je suis bon tireur, vous serez morte.

— Et après ?

Je ne réponds pas. Ce qu’elle veut, c’est me démontrer l’inanité de ma tentative. C’est vrai que, dans ce minuscule État, je suis coincé. Déjà, en braquant la fille du king, j’ai signé mon arrêt de mort ! Mon réflexe est dérisoire. Kong Kôm Lamoon étend son contrôle sur toute cette partie de l’Asie. Il donne un ordre et c’est comme si je n’existais plus !

Mais tu as déjà entendu causer (ne serait-ce que par moi) de mon fameux instinct. Pas exactement un instinct, disons des intuitions. L’intuition c’est quand tu fais ou dis des choses qui te paraissent injustifiées, mais que les circonstances rendent évidentes. Tu parles ou agis sans comprendre, mû par un élan très intérieur, pas discernable à première vue.

— Après, ricané-je, le « Singe Blanc » fera le reste.

Commako ! À la flan ! À la gomme ! Au débotté !

— Pourquoi parlez-vous du « Singe Blanc » ?

— Devinez ?

Chat et souris. Après avoir joué à la chatte et au chibre.

M’est avis que je viens de virguler un paveton dans l’eau trouble de sa belle âme, comme j’ai lu y a pas longtemps dans un beau livre à colorier de Jean-François Revel. Le « Singe Blanc ». Ça fulgure dans mes circonvolutions encéphaliques. Touché ! Kif la bataille navale ! Un destroyer, je viens de lui niquer, à cette fée du prose. Ou un dragueur de mines.

« Le Singe Blanc ». Je sentais bien que ça coinçait avec le king. Le fourbi détecté par Fluvio, c’était ça. Des circonstances l’ont induit à découvrir (probablement sans les chercher) des choses néfastes pour Lamoon. Il s’apprêtait à les utiliser… Attends ! Bouge plus, je sens que ça vient ! Bonté divine ! Je regroupe de la gamberge, les mecs ! Ça devient vistavisique dans mon caberluche. Une certitude. La « chose » (pour préciser !) que détenait Fluvio, la chose capitale, c’est cette bande enregistrée qui m’a été chouravée dans ma tire en même temps que le magnéto. Or, suis bien mon raisonnement irradiant : si cette bande avait une importance capitale, pourquoi Daniel la trimbalait-il dans le coffiot de sa poubelle au lieu de la placer en lieu sûr ? Hmm ? Réponse : parce qu’il en avait besoin le jour de son assassinat. Et pourquoi en avait-il besoin ? Hmmm ? Réponse : pour la faire écouter, voire la remettre, ou en menacer Sonia Wesmüler à qui il avait fixé rendez-vous. Un rendez-vous donné sous la menace (la soirée du 28 janvier au cours de laquelle un « client » asiatique a eu la gueule démantelée à l’Auberge des Chasseurs). Il devait planquer le magnéto soigneusement et s’en est muni pour la circonstance.

C’est chouette d’assembler les pièces les plus confuses d’un puzzle. Les parties explicites vont toutes seules, mais les autres : les ciels, la mer, les frondaisons, tu parles ! Là, je marne en plein dans le goudron. Je viens de réunir une étendue d’asphalte. Pas commode.

Guilleret, je reprends :

— Vous êtes assurée que je suis perdu, quoi que je fasse, ma belle. Et pourtant, c’est moi qui tiens le couteau par le manche !

Mutisme.

Je me penche sur elle :

— Parce que c’est moi qui possède un certain enregistrement concernant le « Singe Blanc ».

Pour la première fois, elle marque une réaction spontanée. Tourne vers moi son magnifique visage ensorceleur. Son regard est animé, ardent. Je crois y lire — mais peut-être me berluré-je ? — , une espèce de terreur.

— La bande se trouve à Paris, dans un coffre du laboratoire de police, ma chérie, c’est-à-dire hors de portée.

Que rajouter encore pour bien lui vinaigrer le tempérament ? Saloparde, va ! À quoi sert d’être aussi sublime quand on est cruelle ? Du coup, je cesse de l’admirer. Veux-tu que je te dise ? Elle me paraît laide. Hideuse de méchanceté. La bonté a une lumière, la méchanceté est un sombre cloaque.

On parvient à une station du funiculaire qui traverse une partie de la ville, je l’avais repérée sur mon guide.

— Ici ? demande le chauffeur.

J’avise un parking, les bagnoles y sont rangées Panurge. Comme l’esplanade est vaste, tout au bout il y a autant de place qu’on en veut.

— Allez vous garer là-bas, le plus loin possible.

Il s’exécute.

Nous voici seuls. J’ordonne au chauffeur de se mettre debout sur sa banquette, ce qui me permet de le palper sans quitter ma place. Bien entendu, il avait un feu sur lui. Un extra-plat de poche, guère plus volumineux qu’un étui à cigarettes en métal. Je fais passer l’arme de sa fouille dans la mienne.

— Pose un pied sur le dossier.

Il hésite, s’exécute. Je trouve un poignard malais fixé dans sa chaussette blanche par une gaine adhésive.

— Ils sont bien équipés, vos scouts, fais-je à Chiang Li, mais ça ne les rend pas plus courageux pour autant. Moi, à votre place, je changerais de personnel.

« L’autre pied, please, beau jeune homme ! » enjoins-je.

Il avait la paire, l’artiste, comme quoi ma prudence est payante. Posséder un pareil harnachement et rester docile parce qu’un quidam te montre un soufflant, voilà qui est d’un être timoré. Je l’aurais cru plus difficile dans le choix des gardes du corps de sa grande fille, Kong Kôm Lamoon !

— Maintenant, descendez de voiture et allez vous placer devant le capot, face à nous, les deux mains sur la jolie statuette d’or, car celle-ci est en or, je parierais ?

Le macaque continue d’obtempérer. Lorsqu’il est en position de l’autre côté du pare-brise, je reviens à la belle.

— La bande sonore dont je vous parle, ma jolie, a été repiquée en plusieurs exemplaires car il nous fallait la multiplier pour pouvoir la soumettre à différents services. D’abord la traduire ce qui, à Paris, n’était pas évident. Le dialecte qui y figure n’est pas courant en France. Heureusement que notre capitale est une pépinière de savants. Nous possédons, au Collège de France, d’éminents orientalistes.

Elle m’écoute d’un air lointain.

— Ces explications pour vous faire comprendre que le secret figurant sur ladite bande ne pourra le rester que s’il y a accord complet entre nous. Songez qu’une copie se trouve déjà à Singapour même, à l’ambassade de France. Elle est top secret, évidemment, mais c’est tout de même de la dynamite pour vous, non ?

Là, je tartine au culot. J’en rajoute, j’épanouis dans les délirades. Faudrait tout de même pas que je dépasse la ligne blanche, ça pourrait éveiller ses soupçons.

Je poursuis :

— Et vous qui vouliez me faire abattre ! Dans quelle situation vous alliez vous trouver !

Je ris. Jaune parce que, franchement, le cœur n’y est pas.

À propos de rire jaune, pourquoi Béru et Pinuche se sont-ils transformés en Chinetoques ? Dans l’effervescence de l’instant, je n’ai pas pensé à le leur demander.

Ils doivent bien avoir leurs raisons, non ?

Moi, toujours est-il que, malgré mes fanfarodomontades, je ne suis pas rassuré. Des gens comme les Lamoon, c’est pas un signe de longévité que de les défier. Peut-on espérer avoir barre sur eux ? Même s’ils ont un cadavre dans le placard et que tu possèdes la clé dudit placard, ils ne sont pas disposés à te servir une pension, histoire de t’amadouer. Un type comme Kong Kôm, y a longtemps qu’il ne se fringue plus au rayon garçonnets ! Ceux qui ont essayé de la lui mettre n’ont pas dû avoir l’opportunité de reboucher leur tube de vaseline !

— Première question, petite pute : comment Daniel Fluvio s’est-il procuré cette fameuse bande ?

Un indéfinissable sourire fleurit sa bouche sensuelle.

— Vous avez eu tort de m’appeler « pute », déclare-t-elle.

— Comment nomme-t-on, dans ce pays, les filles qui sautent sur les hommes et se font prendre à s’en faire éclater le trésor, my darling ?

— Vous avez raté votre mort, déclare-t-elle.

— Comment cela ?

— En neutralisant mon messager, vous vous êtes privé d’une fin confortable. Il allait seulement vous loger deux balles dans la tête et une troisième au cœur. À présent, les choses se passeront moins bien pour vous.

— Amour, délices et orgues, ricané-je. L’amour, nous l’avons fait, et bien fait, m’a-t-il semblé ; les délices vont venir plus tard, selon votre promesse ; quand aux orgues, elles clôtureront les réjouissances.

Je me tais soudain, frappé par la promptitude d’un incident qui m’est peu profitable.

Deux voitures viennent de surgir sur le parking et foncent à tombeaux ouverts jusqu’à la Rolls. Des tires découvertes : une Jaguar et un cabriolet Mercedes.

Le temps que je considère le désastre et il est trop tard : je dérouille une piqûre dans l’omoplate droite. On m’a tiré une fléchette avec une sarbacane. L’as qui vient de réaliser l’exploit a encore le tuyau de bambou aux lèvres. Je sens une brusque paralysie me gagner. « Putain ! me dis-je sans prendre de gants, que souhaité-je ! Pardon : je pâteuse déjà de la matière grise, je voulais dire « quel sot étais-je » en croyant à l’inertie résignée du chauffeur. Tu parles que cette tire est équipée d’un signal d’alarme en relation avec une centrale. Le fumier l’a déclenché sans problème et j’y ai vu que du feu. Une fois branché, le signal en question fournit la position du véhicule. Bien joué ! C’était mieux avisé que d’entreprendre une guerre de tranchées contre moi, guerre dont Chiang Li pouvait avoir à pâtir ! Une balle perdue est si vite retrouvée dans la peau de quelqu’un.

Les deux tires survenantes nous encadrent. Quatre mecs en sautent qui se précipitent sur moi. Le chauffeur largue le capot où je l’avais confiné pour nous rejoindre. Il me lance un clin d’œil ironique. Genre : « Qu’est-ce qui l’a dans le cul, Lulu ? ».

Bien que je me trouve dans l’incapacité absolue de remuer un poil follet, ces messieurs ramènent mes bras dans mon dos et passent d’étranges menottes à mes poignets.

L’un des mecs prend place à l’avant près du conducteur, lequel, selon instructions, branche la capote de la Rolls Corniche ; après quoi il commande la montée des vitres teintées, puis l’arrivée de l’air conditionné. Conditionné, c’est ton pote Sana qui l’est ! À disposition. Impuissant (j’espère que ça ne se prolongera pas outre mesure, je déteste ce mot qu’on devrait bannir de la langue française).

Chiang Li me détronche langoureusement.

— C’est très impressionnant comme effet, assure-t-elle. Vous êtes transformé en une sorte de statue vivante. Tout est bloqué en vous, sauf votre esprit, n’est-ce pas ? Et vous disposez encore de certains de vos sens.

Elle ajoute :

— Je tenais beaucoup à Dug Kong, sa mort va vous coûter très cher.


Tétanisé !

Le nombre de fois que tu trouves ça dans la presse ou les polars.

Avant, je ricanais ! Eh bien, tu vois : c’est ça qui m’arrive. Pile !

Tétanisé. Le naufrage du tétanisé !

Bon, la situation est désespérée, mais c’est pas grave, comme dit Alexandre-Benoît. Un de mes bons potes toubib me répète que chaque jour nous avons des milliers d’occasions de mourir : le corps qui chenille. Et puis on passe à travers.

Comme je suis marmoréen de la cave au grenier, il ne m’est pas possible de piger où nous allons. Je sais seulement qu’on fend la circulance et qu’on baigne dans un flamboiement de lumières, c’est tout. Je ne ressens aucune douleur. Une bûche souffre-t-elle ? Éprouve-t-elle des sensations ? Même quand tu la flanques au milieu des flammes ?

La Rolls Corniche stoppe. Ses portières s’ouvrent. L’on doit rabattre les dossiers des sièges avant, puisque des mains me saisissent. Nous sommes dans les ténèbres. Juste le point rouge du poste de radio qui subsiste.

On m’extrait sans ménagements de la somptueuse guinde, en me halant par les tiges. Ma tronche heurte le sol sans que j’en ressente la moindre douleur. Je suis pris par les cannes et les rames. On me coltine.

De la luce. Une vive lumière. Des odeurs fortes. Tiens, c’est vrai, je suis cap’ de renifler. De la musique niacouaise, lancinante, monocorde.

On gravit un escalier ; ensuite on longe un couloir, crois-je. On passe devant deux femmes dans des tuniques de soie fendues jusqu’aux hanches. Elles s’effacent pour nous laisser cortéger. Des gueules peinturlurées. Cauchemar.

On oblique à angle droit. Et puis me balance sur une natte. Toujours dans l’indolorance.

Je gis la face contre le sol. Impossible, autrement que par les bruits, de réaliser où je suis. Au brouhaha piailleur, je conçois que je me trouve dans une assez vaste pièce où sont rassemblées plusieurs personnes. Des femmes, surtout ; quoique les bons-hommes de par ici ont des voix d’eunuques qui peuvent prêter à confusion.

Ça glapit que j’en ai des vertiges. À moins que ce ne soit la drogue paralysante qui me perturbe également le ciboulard ?

Je voudrais, au point où j’en suis, m’évanouir carrément, larguer la sombre réalité, m’abstraire ; mais je suis lucide à bloc. Énervé du bulbe comme lorsque tu as éclusé trop de caoua et qu’ensuite tu restes quarante-huit plombes sans pouvoir fermer l’œil.

À un moment donné, deux mains me font pivoter. Celles d’une grosse rombiasse chinoise qui a une tronche de lanterne en papier. Elle m’examine. Dit quelque chose à quelqu’un que je n’aperçois pas, mais mon olfactif infaillible me révèle Chiang Li. Les deux bougresses doivent parler de moi. La grosse à frite de bordelière hèle une troisième personne. Je vois entrer dans mon champ de vision un petit vieillard qui ressemble à un ouistiti naturalisé. C’est fou ce qu’il y a comme fossiles dans ce patelin. La peau sur les os, rien sur les dents et des lotos qui débordent. Pas joyce à contempler : la mort, sa préfiguration en tout cas. T’ajoutes une longue barbiche blanche, étroite comme s’il s’était collé trois porcifs de papier torche-cul au menton. Des cages à miel pareilles à des anses de corbeille. Il porte un complet noir étriqué qui achève de le foutriquer. Il tient une caissette laquée rouge pourvue d’une manette, l’ouvre. En sort un matériel d’acupuncteur, me semble-t-il. C’est un praticien, dirait-on.

Le voilà qui m’entreprend, se met à me virguler ses aiguilles un peu partout. Je continue de ne rien éprouver. En bois, l’Antonio ! Le gus poursuit son manège.

Et soudain, comme il me fiche dans le lard son ultime fléchette, je ressens une décharge de 110 volts dans le corps. Le big soubresaut ! Mon sensoriel est à nouveau connecté. Je peux remuer. Tourner la tête.

Ce que je découvre autour de moi est assez bizarre pour sembler surprenant : un vaste salon tendu de soie verte, avec des motifs de bois doré. Des divans le long des murs. Au centre, un lit spécial, plutôt une large banquette de cuir noir, basse.

Un homme basané, genre indien, est attaché dessus et compose une croix de Saint-André car chacun de ses pieds, chacune de ses mains sont fixés à un pied de la banquette.

Des filles en tuniques fendues sont sagement assises sur les canapés et regardent. Un second acupuncteur, moins délabré et parcheminé que celui qui vient de me restituer la mobilité, s’active sur ses centres nerveux. Il est appliqué. Porte des lunettes cerclées d’or qui l’intellectualisent. Il fait interne des hôpitaux.

Les femmes présentes ont cessé de jacasser. Rassurée sur mon sort, la gonzesse à frime de lanterne chinoise me délaisse pour aller s’agenouiller auprès du « patient » entravé. Je cherche du regard la somptueuse Chiang Li. Elle est accroupie derrière moi. Voyant que je la regarde, elle me sourit avec une fausse bienveillance qui ne me dit rien qui vaille.

— Vous avez récupéré ?

— Je dois ressembler à un porc-épic ? plaisanté-je.

Comme avec moi le calembour ne perd jamais ses droits d’auteur, j’ajoute :

— C’est ce qui s’appelle « faire sa pelote ».

Ça ne peut pas l’amuser car elle ne comprend pas le français !

Mais qu’arrive-t-il à l’Hindou ligoté ? Tu veux que je te dise ? l’Hindou se tend ! C’est farce, hein ? Figure-toi qu’il est en train de s’attraper une chopine carabinée, le basané ! Un membre actif long comme mon avant-bras et du diamètre de mon poignet. Le tout faramineux turlu, ma belle ! Du chibre de Cosaque ! Un produc de films « X » le met sous contrat dare-dare, en apercevant un mandrin de ce tonnage !

Satisfait, l’acupuncteur à besicles s’éloigne de la banquette. Les aiguilles sont restées plantées dans la géographie du gus. La tarderie à bouille de lune tapote la verge dressé. Le chibre reste droit comme une antenne radio. Qu’à peine la flatterie de Madame lui a imprimé une fugace dodelinance. Au contraire, dirais-je, elle paraît avoir conforté l’apothéose de l’outil.

Alors la meneuse de jeu se tourne vers les demoiselles réunies autour du prodige et désigne l’une d’elles.

La fille quitte sa place et s’approche de la banquette. Elle a une courbette devant le paf en érection, comme pour saluer, rendre hommage à cette trique très superbissimo. N’après quoi, elle se détunique en un tourne-cul. La voici presque nue, juste elle a conservé sa petite culotte blanche. Se place à califourchon sur l’Hindou, dos à lui, l’enjambe. Confucius soit loué ! La culotte est fendue d’une oreille à l’autre ! Ah ! l’étrange égorgement que voilà.

La demoiselle (dont je redoute une hypothétique virginité, compte tenu de l’engin qu’elle veut s’octroyer) tâche à opérer un périlleux ravitaillement en vol. La jonction crée l’orgasme ! Las, ce qui était à redouter se produit : le pafozoff hindou n’est pas en harmonie avec le frifri pékinois qui prétend l’absorber. Ce que voyant, Madame (sœur du roi) intervient avec une boîte d’onguent dont elle oint dûment la colonne du mec. Nouvel essai de la pauvrette ; nouvel échec. La « lanterne chinetoque » remplace alors son étroite pensionnaire par une seconde qu’elle espère davantage modulable.

— Intéressant, non ? me fait Chiang Li.

— Très, admets-je. Je n’ai qu’un seul regret : ne pas disposer d’une caméra afin de fixer cette opération pour le plus grand bonheur des populations hardantes.

— Vous savez ce qui se passera, lorsque l’homme aura livré sa semence ?

— Dites-le ! Vous brûlez de me le révéler !

— C’est vous qui prendrez sa place !

— Belle princesse, vous me faites grand honneur, mais n’oubliez pas que j’ai déjà donné.

— Notre technicien vous fera renouer avec la vigueur. Au reste, vous ne devez pas être très regardant sur ce chapitre, si j’en crois vos récentes prestations.

Pendant qu’on devisait chemin faisant, la seconde nana, mieux conditionnée, est parvenue à s’enquiller le minaret du julot. Oh ! pas totalement, elle n’en est qu’au tiers ; mais sa farouche volonté, son application, la vaseline dont le mâle est enduit sont autant d’éléments qui font bien augurer de la finalité de la chose.

Fectivement, la Miss Jaunisse dévale le thermomètre à moustache de l’Hindou. Elle grimace un peu, s’évertue avec la lenteur de la tortue si bien décrite par Jeannot, pèse des meules, pas-de-visse du fouinozoff et finit par aboutir.

Les donzelles saluent l’exploit par un concert de cris de liesse. Dopée, la vaillante entreprend d’exploiter sa victoire. Une gigue lente commence.

Les Chinoises, une chose que tu ne peux pas leur enlever (après leur culotte), c’est leur grâce. Cette danse du scalp sur chauve à col roulé, tu sais que c’est vachètement superbe ? Elle joue des bras, faisant la danseuse thaïlandaise, sauf qu’elle n’a pas des pelles à feu de vingt centimètres comme les gerces de Bangkok ; ses gratte-miches sont de dimensions courantes. Un mouvement ondulatoire du ventre, du cou, des épaules crée la magie.

L’Hindou, ça lui trépane les glandes, ce manège. Lui, le Kama-sutra, il l’a lu à l’école primaire, mais ce qu’on lui manigance là le hisse vers des sommets insoupçonnés. Il commence à rauquer du gosier : sa glotte qui lui tyrole les sens, à Brâkmondhar. C’est trop intense. Il va pas pouvoir tenir tout le rallye comme ça. Sûr qu’il déjantera au prochain virage ! Elle l’essore trop dans l’impétueux, Cunégonde, sans se soucier de la surchauffe. Sa tête de nœud est mise à prix, au brahmane brameur. Il crispe les mâchoires, ferme les yeux, fouisse des narines, mais quand faut y aller, faut y aller, Bébé ! Le voilà qui floconne à s’en fissurer le sacrum. Il débourre du fusil lance-harpon. Juste un glapissement pareil à un cri de malheur : suraigu !

Elle désuife de partout, la cavalière. Dans cette posture, ça débâcle nécessairement ! L’amazone pique des deux afin de lui enlever le copeau brillamment. Ses potesses lui lancent des encouragements.

À cet instant, il y a brouhaha en coulisse. La porte s’ouvre après qu’on y eût brièvement toqué. Un malabar malais s’inscrit dans l’encadrement. Baraqué champion : haut de deux mètres zéro cinq, une moustache noire d’encre pareille à une chaglatte d’épicière turque, coiffé d’un turban. Il déclare quelque chose à la matrone. Celle-ci répond brièvement. Le gars se retire, mais il va reviendre bientôt puisqu’il laisse la porte ouverte.

C’est le moment où la chevaucheuse d’élite saute à bas de sa monture et s’enfuit vers des bidets de grand pardon en trottinant menu, cuisses serrées : soldats, droit au cul, mais épargnez la moquette ! L’Hindou demeure inerte, avec ses aiguilles disséminées dans la viande. Son mât de misaine se fait soudain roseau penchant.

Et bon, je reviens à la porte qu’on ouvre grand. Ils sont quatre : le garde moustachu plus deux autres garçonnets de son calibre qui maîtrisent un énorme Chinois qui n’est autre que Bérurier. Te dire l’effarement du valeureux commissaire ! Béru ! Mais qu’est-il venu foutre ici ? Et comment diantre a-t-il retrouvé ma trace, et si rapidos ?

Chiang Li réclame des explications aux gardiens. Je ne pige pas la réponse car on n’étudie pas le cantonais non plus que le mandarin, le sanscrit ou le malais à l’école communale de Saint-Chef, et c’est très évidemment l’un de ces quatre patois qui est présentement utilisé.

À la fin, elle me demande :

— Vous connaissez cet homme ?

— Pas le moins du monde ! menté-je.

Œuf corse, elle ne me croit pas, mais se réserve de pousser ultérieurement l’entretien, car l’un des trois mercenaires vient lui chuchoter quelque chose dans l’esgourde.

Elle demande :

— Qu’avez-vous fait du cadavre de mon garde du corps ?

— Je l’ai laissé à l’hôtel.

— C’est faux : il n’y est plus !

— Alors c’est que son âme est montée au paradis avec son enveloppe charnelle, plaisanté-je cyniquement.

Je viens de piger pourquoi le Gravos est là. Chiang Li a dépêché des messagers au Dragon Palace pour y récupérer la carcasse de son zébu. Ils ne l’ont pas trouvée dans ma piaule parce que, suivant mes directives, Béru et Pinuche avaient déjà « fait le ménage ». Leur venue n’est pas passée inaperçue de mon tandem d’or et le Mastar les a suivis. Seulement, ce sont des gonziers un peu marles et ils ont vite retapissé Bébé-lune. Du coup, le guetteur est devenu proie.

Je suis satisfait car j’aime bien comprendre.

Le Mammouth a dû regimber et se faire bastonner dûrement car il est couvert de ce qu’il appelle des « esquimoses ». Les deux lampions dans les teintes violaces, du raisin qui dégouline de son pif sur ses fringues, une manche arrachée, à demi essorillée (Van Gogh qui aurait fait philippine), une bosse en cours de gonflage sur le front ; drôlement touché, le pauvre Gros.

Il a dû entendre que je niais le connaître car il ne m’adresse pas le moindre signe d’intelligence (d’ailleurs, le pourrait-il ?). Il visionne les lieux, aperçoit l’Hindou avec sa bitoune en dodelinance et défoutraison, et grommelle :

— C’est l’orgie romaine, on dirait ! La grande partouze av’c toute la troupe au final !

La dame bordelière lance un ordre à nouveau. C’est décidément elle, la grande prêtresse des réjouisseries. Le petit acupuncteur vient récupérer ses aiguilles et les remet dans sa boîte de laque noire après les avoir stérilisées en les essuyant sur sa manche. Ensuite, deux valets délient le récent découillé, non pas de son serment, mais de ses sangles.

La taulière se rend alors dans un angle de la pièce et soulève une trappe astucieusement camouflée : elle est recouverte d’un tapis à ses dimensions, que l’on a encollé dessus.

— Venez voir ce qui vous attend ! me dit Chiang Li.

Je me redresse, embarde un brin, biscotte mes fumerons sont encore branlants, et la suis jusqu’à la trappe.

La grognasse à gueule de lampion s’agenouille et bricole je ne sais quoi à l’intérieur du trou. Aussitôt un bruit de moteur se fait entendre.

— Penchez-vous ! m’enjoint Chiang Li.

À un mètre au-dessous de moi, j’aperçois des pales groupées sur un large essieu, et aussi des rouages, le tout fonctionnant dans un bac de métal en forme d’entonnoir.

La bordelière adresse un signe. Quelqu’un branche une musique indonésienne à base de cloches et autres instruments à percussion d’une énorme résonance. Le vacarme devient insoutenable car ils ont monté le niveau au max.

Nouvelles directives : les valets s’emparent de l’Hindou, lui lient pieds et jambes pour en faire un sauciflard humain et appliquent sur son museau un large bâillon adhésif.

J’ai déjà pigé. Mes poils se hérissent comme ceux de ta brosse à dents.

Effectivement, ils tiennent le malheureux à la verticale et l’enquillent par la trappe. Malgré la musique cacophonique et tympanicide, on perçoit les hurlements fous du supplicié. Ses pattounes sont happées, broyées. Les aides-bourreaux continuent de le maintenir malgré ses contorsions désespérées. Le corps du pauvre gars continue de s’enfoncer progressivement. Instant démentiel !

Cette Chiang Li est folle à lier ! Et sa cour autant qu’elle ! Comment une aussi belle fille peut-elle atteindre pareil degré de dépravation ?

Ces demoiselles, gourmandes, font cercle et regardent broyer l’éjaculeur. Pour ma part, je défaille, vision insoutenable. L’homme est réduit de moitié, la broyeuse lui attaque maintenant le bassin. Il est déjà mort. Je recule et m’effondre sur un canapé.

Une main charitable stoppe la musique devenue superflue puisque l’Hindou ne peut plus crier. On perçoit juste le ronron inexorable du moteur et le bruit hideux du broyeur malaxant, disloquant les chairs.

— Béru, balbutié-je, nous sommes en enfer !

ACTION

Même quand il est en enfer, Bérurier garde bonne figure (de con). Rien ne le terrasse (de bistrot). Il conserve toujours un espoir insensé, une confiance inexorable. Parfois, je l’étudie et j’éprouve un certain réconfort en songeant que la mort doit être ainsi : soutenue par l’espérance. Qu’il existe, coûte que coûte, un no man’s land où la cruauté, la souffrance et l’horreur font relâche, et où l’homme, même en criant de douleur, se sent pénétré par une prodigieuse acceptation qui lui permet de tout subir. Je sens qu’à l’instant, le pauvre Hindou, au plus fort de l’abomination, sentant son corps déchiqueté menu, avait le sentiment de bientôt échapper à son sort atroce, la certitude qu’il allait sortir intact de l’indicible souffrance qu’on lui infligeait. Je sais qu’il est mort confiant. Trop de douleur doit engendrer l’anesthésie. Il faut franchir la barbare frontière du paroxysme pour s’affranchir enfin des misères humaines. L’intensité débouche sur le salut, c’est la suprême clémence.

Chiang Li me parle. Que dit-elle ? Je dois produire un effort de concentration pour l’entendre. Elle me donne cyniquement des explications techniques. Elle déclare :

— Les déchets, en quittant le broyeur, passent par un bac empli d’une solution d’acide qui les dissout et le tout s’en va dans des canalisations jusqu’aux égouts, de la sorte, l’homme est totalement anéanti.

Pourquoi m’initie-t-elle ? Pour que je conçoive bien ma proche disparition ? Barbarie infinie ! Elle veut que je crève de peur avant de me faire périr !

Et moi, en l’écoutant, en l’examinant, je gamberge puissamment. Je lis la farouche détermination sur cette face gracieuse. La madone chinoise est une femme de tête. Il y a sûrement maldonne à propos de ce personnage ambigu. Elle passe pour une fille à papa dévergondée, une nana chaude du réchaud (ce qui est vrai) et qui, ce faisant, cause des inquiétudes à son forban de père ; mais en réalité c’est un être cuirassé et inexorable. Je suis convaincu à présent, que cette réputation de légèreté la sert, qu’elle l’entretient sciemment pour dissimuler derrière un masque frivole un tempérament de criminelle endurcie. De l’extérieur, elle paraît futile, baiseuse en continuelle surchauffe. Futiles aussi : son club, la piscaille, les copains désœuvrés, les parties, les cocktails, la pointe mondaine. De l’intérieur c’est différent : sadique, criminelle, calculatrice. Le reste ! Un spécimen unique.

Mister Kong Kôm Lamoon sait-il ce qu’est sa grande fifille, en réalité ? Que non pas. À midi, pendant le déjeuner singulier, elle se tenait à l’écart, effacée et soumise, pénétrée de respect. En fait, elle décortiquait la situation, combinait des loucheries. Pourquoi ? Ça, c’est une bonne question à cent dollars, Edouard.

— Puisque vous jouez les cicérones, lui fais-je, vous pouvez m’expliquer où nous sommes, douce Chiang Li ?

— Que pensez-vous ?

— Un bordel, bien sûr, réponds-je d’un ton léger. Ces filles folles de leur corps, cette mère maquerelle pittoresque, ces eunuques de service sont très révélateurs.

Elle fait la moue.

— Le terme est un peu facile. Ici, monsieur, vous êtes dans mon royaume à moi. Je décide de tout, comme vous l’avez vu. Tous les gens qui m’entourent me sont soumis jusqu’à la mort et exécutent mes moindres désirs.

— Vous êtes bien jeune et bien belle pour détenir un tel pouvoir !

— Ce n’est pas une question d’âge. Ma puissance sera bientôt sans limites.

— Monsieur votre père est au courant de la chose ?

Elle a les traits qui se crispent légèrement ; visiblement, ma question lui déplaît.

— Que vous importe ? fait-elle.

Et ma pomme, en père turbable, comme dit le Mastar :

— Mon intime conviction est que cette principauté dont vous parlez est en marge de son propre empire, ma belle. Il vous prend pour ce que vous n’êtes pas. En focalisant ses tourments paternels sur vos frasques de femelle, vous lui cachez l’essentiel. Je me demande même…

— Que vous demandez-vous ?

— Si, quelque part, vous ne lui faites pas concurrence. Vous êtes blottie dans son ombre, c’est une planque idéale pour tirer de mystérieuses ficelles. En poussant le raisonnement et l’intuition jusqu’à leurs limites extrêmes, je me dis que si l’honorable Mister Lamoon a un ennemi déterminé, c’est vous !

Putain ! Là, elle marque le coup. Devient vilaine de rage. Je l’ai démasquée et le lui révèle sans emphase. Dur dur pour cette amazone du mal de se sentir percée à jour par un petit flic d’Europe.

— Il est grand temps que vous disparaissiez, dit-elle.

— Merci.

Son sourcil gauche, si délicat (l’autre l’est aussi) se met en point d’interrogation.

J’explique :

— Vous venez d’avouer, par cette réflexion, que j’ai visé juste.

À cet instant, comme il faut toujours l’écrire dans les livres d’action où les coups de théâtre doivent être aussi fournis que les coups de bite ou de pistolet, la maquerelle lance une exclamation qui, pour être proférée en chinois, n’en est pas moins virulente.

On cesse de converser, Chiang Li et moi. La pétasse jaune désigne Bérurier. On vient d’ôter le pantalon de ce gros lardu, et sa phénoménale bitoune se balance à l’air libre dans toute sa gloire rubiconde.

Les gonzesses de la coterie en éperdent des yeux et de la corde vocale. Battu à plate couture, feu l’Hindou, avec sa biroute confortable mais qui se situe dans les normes tolérées. Là, c’est plus que de l’exceptionnel ! Une anomalie de la nature ! De la pièce pour musée de l’Homme ! Un caprice fou de l’espèce humaine ! Et rends-toi compte, vicomte, ce qu’elle peut effarer des Asiatiques membrés sapajou, voire canari.

La rumeur cesse pour faire place au grand silence recueilli qui souligne la gravité d’un événement.

Les regards se tournent vers Chiang Li. On attend la réaction de la princesse.

Elle incrédulise à son tour. Je crois savoir que, naguère, mon paf l’avait décontenancée par sa prestance, mais il est évident qu’avec le Mastar, elle tient le clou (de charpentier) de sa collection !

Elle me file un coup de saveur en chanfrein.

Je lui vote un sourire de fierté, car cette pine de cheval française constitue, à l’étranger, une gloire tricolore dont j’ai à m’honorer.

— Pas commun, hein ? murmuré-je. J’aime mieux prévenir que pas une femme, dans cette pièce, est en mesure d’engouffrer un sexe de ce tonnage ! Vaseline ou pas ! Acupuncture ou non.

Il est étrange de considérer ce Chinois dont le ventre, le cul et les cuisses sont rose goret alors que le reste de sa personne est jaune.

Chiang Li, hypnotisée par la chose, s’avance vers Bérurier. Sa main délicate se saisit de la prestigieuse trompe. Tu croirais qu’elle va faire le plein d’essence de sa tire à une station self-service, Mlle Miss.

Le Gravos, nonobstant le critique de sa position, une jolie fille lui chope Popaul, illico il flamberge du goume, l’artiste ! L’assistance retient son souffle en découvrant l’apothéose. Ces dames se demandent où cela va s’arrêter ! Est-il possible que l’engin se développe encore, croisse, continue de se donner naissance, d’auto-proliférer ?

Quand enfin l’épanouissement est total, Chiang Li recule pour une vue d’ensemble. Mister Queue-d’âne, sûr de son effet, goguenarde sous son fard. Le super-braque dodeline lentement comme un mât dans la bise.

— L’essuyer c’est la doper ! il annonce. Qui est-ce-t-il de ces belles dames veut essayer un p’tit canter sur c’t’appareil à faire grimper les œufs en neige ? Bousculez-vous pas, y en aura pour tout le monde.

Comme il jacte en français, onc ne pige.

Chiang Li lance un ordre. Les hommes de main entraînent le Mammouth jusqu’à la banquette de cuir pour l’y entraver. Mais Sa Majesté parlemente :

— Dis-y qu’y m’frein’ront les fougues s’ils m’attach’reraient. Pour bien emplâtrer ces frangines, faut qu’y aye mon aisance d’ mouv’ment, é doivent piger ça av’c leurs petites tronches d’ perruches.

Docile, je fais part de l’objection à Chiang Li, laquelle acquiesce, consciente de son bien-fondé.

On laisse donc à Divan-le-Terrible la possibilité de loncher à sa convenance, sauf que les gardes, vigilants, lui passent un nœud coulant au cou et tiennent la corde à distance, prêts à faire couic si le phénomène récalcitrait.

— La confiance règne ! ricane l’Enflure, nullement affecté par cette précaution.

Il tapote gaillardement son mandrin par-dessous, le rendre plus plaisant.

— Alors, médèmes, coquette s’impatiente, tonitrue-t-il. V’ savez : les bites et les soufflés, si on les laisse quimper, on finit par les r’trouver à fond d’cale.

J’exprime l’impatience du mâle à Chiang Li. Elle prend à cette scène un plaisir extrême, la môme dépravée, viceloque comme elle est !

— Qu’il choisisse lui-même sa première partenaire ! répond-t-elle.

Je fais part de cette pseudo-magnanimité au Gros.

— À toi de prendre celle qui t’inspire, mec !

Sa Majesté ne barguigne pas.

— J’ vas démarrer par la vieille, décide-t-il. J’lu présume un pot d’échapp’ment mieux apte que les autres à l’enfilade. Elle a des heures d’ vol et j’ parille qu’elle a dû tâter du mataf ricain dans ses débuts. Y s’ s’ra bien trouvé un négro chibré seigneur pour lui écarquiller la moniche et la rend’fréquentable !

Je translète.

En se sachant élue, la lanterne chinoise s’élargit de pré-plaisir. Son honneur est en cause. Elle s’approche de messire le halebardier, caresse le vif du sujet, tente d’en apprécier le diamètre en l’encerclant de son pouce et de son index, mais sa petite main potelée est insuffisante. Elle ne peut retenir une grimace d’appréhension car la séance risque d’être rude ! Le supplice du paf en l’occurrence prime celui du pal. Mémère se fait remettre sa petite boîte d’onguent magique.

C’est une technicienne avertie. Côté lubrification, elle en connaît un rayon. Elle oint d’abord Béru, avec une lenteur appliquée, du casque aux roulettes. Puis elle retrousse sa tunique et s’applique une solide ration à elle-même, urbi et orbi, soucieuse de ne rien laisser sans protection. Elle fait signe au Mastar de se coucher sur le dos. C’est décidément la position clé de ces personnes. Faut admettre qu’elle est plus spectaculaire et que les assistants peuvent mieux suivre la réalisation de cette redoutable imbrication.

Le braque du seigneur de Saint-Locdu se tient dressé sur ses pattes de derrière.

La vioque a de l’assiette. Elle sait tout des astuces de ce genre de pratique. Ne se place pas dans une verticalité trop rigide, mais avance les genoux pour laisser son postère plus souple. Il faut que cela s’accomplisse dans un mouvement télescopique de guidon de compétition. L’assistance retient son souffle. La grosse lanterne tortille un peu du bagouzeur pour chercher son aire de lancement et assurer sa prise. Puis elle plonge résolument en passant une main par derrière afin de guider la bilboquance.

Mais, illico, on pige que c’est raté d’avance. Elle aura beau s’exorbiter du mille-feuille, elle arrivera à que tchi ! Tu ne peux pas faire passer un chat par un trou de souris, sinon il n’y aurait plus de souris. La vioque tente des manœuvres désespérées, sue de tous ses pores laqués, ouichtre ! Elle a l’escalope impénétrable. C’est le rocher de Gibraltar ! Elle inexpugne du barbu, la Carabosse. Peines perdues. Elle doit avouer vaincuse. Rengracier.

Perdre la fesse devant ses nanas ! C’est terrible pour une cheftaine de devoir renoncer. Son forfait peut avoir des conséquences. Tu respectes une sousmacté incapable de s’embusquer un mandrin dans la moniche, toi ? Sa carrière prend de la gîte ! son prestige part à dache. Je sens qu’elle peut se payer une funeste déprime, mémé, et s’attenter aux jours pour pas survivre au déshonneur.

— Ben quoi ! ironise Alexandre-Benoît, Madame quitte la compétition ? Madame a peur d’ se déchirer le greffier ? À n’s’est farci que du sous-lieut’nant chinetoque en cours d’ carrière. J’ lui voiliait une babasse plus performeuse. Ah ! dis donc, quand j’ la compare à Madame Lila qui t’nait l’ clandé d’ Mézytous, près d’ chez nous ! Y avait qu’la porte d’la cathédrale qu’était plus large ! Les soirées d’ fiesta, é se carrait un magnume de champ’ dans la case trésor. Chaque fois, elle pareriait av’c les clilles qu’étaient pas au courant d’ son entresol, et elle gagnait l’ magnume à tout coup ! Bon, puisqu’elle est encore vierge, la taulière, j’ vais essayer la belle pinupe dont à laquelle tu causes, Tonio. Quéqu’chose me dit, à voir son r’gard salingue, que ça va t’êt’ plus goulayant av’c elle, d’alieurs si toi tu te l’ayes respiré c’est qu’elle est sur la bonne route.

— Il vous invite à la prochaine danse, fais-je à Chiang Li.

La môme acquiesce sans hésiter :

— D’accord !

Et la voilà qui se dévêt en un tourne tu sais quoi ? Oui : main. Comment as-tu deviné ?

Pour elle, pas question de se beurrer la piste de bob. C’est une haletière, une vraie amazone du radada !

— J’ai besoin d’être survoltée, me dit-elle. Alors je vous prie de me pardonner, mais pendant cette séance, vous passerez par la trappe. La musique d’accompagnement, ainsi que l’intensité du spectacle, me transcenderont.

Elle passe commande de mon exécution.

C’est fou ce qu’ils sont dociles, tous ces gens : des esclaves ! Des zombies ! La trappe est soulevée.

— Je te dis adieu, Gros, balbutié-je. Mon tour est venu de passer à la moulinette. Je crois que tu as eu tort de vouloir être du voyage car tu y passeras également après ton exploit, à moins que ces gueuses te conservent comme maître étalon.

Les aides m’emparent. La vieille lanterne est toute joyce de déclencher le moteur ainsi que la musique javanaise. Les carillons nous massacrent à nouveau les tympans, le cerveau, les nerfs…

Au bout de combien de temps d’horreur vais-je calancher ?

Chiang Li a un sourire indicible de délectation complète. Elle file droit au but. D’une main énergique, se saisit du gouvernail de profondeur béruréen. Par ici la bonne soupe ! Comment peut-il encore goder, le taureau normand, alors que son meilleur aminche va être déguisé en canigou de luxe !

Les aides me tiennent avec une telle force que je suis incapable de me débattre. Faut admettre qu’ils ont acquis la technique. Quelque chose me dit qu’il en est passé, des julots, par cette trappe à malice !

— Stooooooop !

Le hurlement de centaure, de stentor, de centurion, de stégosaure et de tout ce que tu voudras bien rajouter (dans mes polars c’est entrée libre ; on peut gribouiller dessus, faire des petits bateaux de papier avec les pages, s’en torcher l’oignon, les utiliser pour équilibrer les tables bancales, je m’en fous au-delà du possible).

C’est Sa Majesté qui vient de crier.

Et pour lors, je ne serais pas un vrai romancier qui touche des droits de hauteur et paie des impôts exorbitants dessus si je ne te décrivais ce qui vient de se produire. D’autant plus que c’est kif la tronche à Danton : ça en vaut la peine !

Le Gravos vient d’exécuter une manœuvre féerique, moi je trouve. Quelque chose de prédominant, de spacieux, d’aphrodisiaque, de vertébral, j’oserais ajouter. Quelque chose qui mythifie, qui scinde, mercerise, fourraille, ensache, gratticule, fristique, gobichonne, madrigalise, lotionne, romanise, intube, déchevêtre, frigorifuge, lapidifie, oringue, pajote, épontille, dépingle, axiomatise, étançonne, vassalise, trimarde, zinzinule, rudente, néantise et même, même — là tu vas me trouver culotté, aussi te supplié-je de le garder pour toi — : entaque ! C’est te dire !

La manœuvre du Mastoche est la suivante. En cours d’ébats, il s’est débrouillé pour que la corde qui le strangule gentiment prenne un peu de mou, puis, mine de rien, il l’a saisie entre ses dents, et alors, avec une promptitude démoniaque, il a noué ses deux énormes paluches au cou de Chiang Li, s’est rejeté en arrière de manière à ne plus être menacé dans ses endosses et, malgré ses ratiches crispées sur la corde, a hurlé son fracassant « Stop ! ».

Stupeur générale.

Le gardien qui le tenait en laisse tire à fond sur le lien de chanvre, mais le Gravos lui oppose une contre-traction avec sa mâchoire d’airain. Il serre si fortement le kiki de la belle Chinoise qu’elle se met à exorbiter et à sortir une menteuse de douze centimètres.

Je pige qu’il m’appartient d’intervenir, le Fabuleux se trouvant dans l’incapacité de faire un plus long discours que ce « Stooooop ! », éloquent, certes, mais qui ne nécessite pas un phrasé particulier.

— Si vous ne me lâchez pas, fais-je, il tue Chiang Li comme une chienne. Voyez, elle va entrer en agonie ! Il a une force inouïe, cet homme. Pas surprenant avec un pénis pareil !

Les gonziers, qui s’apprêtaient à me mouliner, me désaisissent.

Pouf ! Premier point d’acquis. Mais à présent ? Comment tirer parti de ce renversement de situation ? Notre position reste d’une précarité folle.

C’est compter sans le Mastar, ses initiatives, sa force, son esprit de détermination.

Avant que de pousser plus avant ce palpitant récit, l’un des plus haletants depuis Le Petit Chaperon Rouge, il me faut bien te rappeler dans quelle atmosphère singulière il se déroule. La trappe relevée, le vrombissement sourd de la broyeuse, le vacarme de sonnailles de la musique indonésienne, ces vassaux éberlués, femmes et hommes fanatisés par Chiang Li et qui, la voyant en grand danger, ne savent plus que faire, effrayés à l’idée qu’une manœuvre contre Béru pourrait avoir des conséquences néfastes. Et moi, comme un enfant grelottant de froid et de trouille parmi eux, chargé de prendre des initiatives, de mettre ce temps mort à profit, mais ne sachant comment !

Seulement, l’Unique est un cyclone, lui. Et ça ne pense pas, un cyclone : ça balaie, ça bourrasque, ça détruit, ça décoiffe. Il tient la nuque de Chiang Li en main, donc le couteau par le manche. Il doit continuer ; que merde, on ne va pas se faire cuire un bouillon de poireaux en se regardant comme des poissons morts à l’étal !

Il est près de la mère Tatzi, à gueule de lanterne chinoise. Géographiquement, elle se situe entre lui et la trappe. Alors messire Dugay-Troué, d’un coup de latte latéral, fauche les cannes de mémère, laquelle bascule ; il la bouscule en direction de la trappe dans laquelle elle plonge la tronche la première. Son hurlement ne dure pas. Fini, le lampion. La chierie de musique clochée couvre le bruit effrayant du concassage.

Le Mammouth a des lotos fous, tant il en peut plus d’efforts pour garder la corde en bouche. Ses batraciennes prunelles me fustigent. Il se demande ce que je branle au lieu d’intervenir. Moi aussi du reste. Il se perd en contractures, en conjectures, Alexandrovitch-Benito. Aimerait savoir si je létharge ou si j’attends le prochain passage du tour de France qui fera escale à Singapour l’an prochain.

Force m’est !

Je bondis sur le teneur de corde. Coup de boule dans la poire. Ses ratiches se dispersent. Il lâche. J’ôte le nœud coulant de l’illustre gorge.

Un pétard, bonté divine ! Mon droit d’aînesse (je suis fils unique) contre un pétard ! J’en avise un dans la ceinture d’un des gardes. Bérurier a traîné Chiang Li jusqu’à la trappe où les ripatons de la maquerelle sont en train de disparaître. Il tient la fille Lamoon au-dessus du gouffre. Frémissement dans l’assistance. Moi, j’ai ma rapière en pogne. Pas suffisant. J’en chope une seconde qui gonfle la fouille d’un autre garde.

— Allez tous vous placer contre le mur du fond ! enjoins-je. Et vite, sinon Chiang Li sera morte.

Ils obtempèrent. Le décès dramatique de la bordelière leur a donné à comprendre qu’ils avaient affaire à des hommes déterminés, voire des surhommes. Disons un surhomme et demi et adjugeons !

Lorsqu’ils sont face au mur, sans me casser le bol, j’applique la méthode policière classique qui consiste à leur faire prendre appui contre des deux mains, et à reculer leurs pieds le plus possible. Voilà notre petit monde à l’alignement.

— Casse-toi avec la gonzesse, Gros, intimé-je. Je les tiens à l’œil pendant que tu sortiras.

— Y en a d’aut’ à l’estérieur, me prévient Bibendum, ça va êt’ coton d’ faire leur éducance.

Il doit mal contrôler ses battoirs, Dudule, car Chiang Li a perdu connaissance.

— On va jouer ça autrement ! décide l’Enflé. Déniche-moi d’ l’artillerie à moi aussi.

— Mais comment la tiendras-tu puisque tu as la gonzesse ?

— Fais ! te dis-je-t-il.

Du moment que c’est lui le chef, cette nuit !

Je vais aux gardes encore armés et les déleste de leurs armes.

— Et après, ça consiste en quoi ? demandé-je à mon pote.

Je ploie sous le poids des seringues de tous calibres prestement récoltées.

— Donne-m’en deux chouettes, sans le cran de sécurité. En sortant de la piaule, y a un escadrin, à gauche, qui mène vers la sortie, faudra que ça passe ou que ça casse !

— Mais la fille ?

— Voilà ce que j’en fais !

Il lâche la miss somptueuse dans la trappe, m’empare les deux moulakas et fonce vers la lourde en gueulant :

— Fissa, mec ! Fissa !

Mais moi, tu me sais comme si je t’avais fait, non ? J’attrape la Chiang Li funeste par un bras, l’arrache, la dépose sur le tapis. Il lui manque les deux pinceaux à cette chérie. Deux hamburgers à leur place. Bon, tant pis ! Je calte. Les alignés poussent des clameurs sauvages et se ruent, qui vers elle, qui sur moi.

Je balance un peu de purée dans les jambes les plus véloces. Ça refrène. Me voici sur le palier. Je peux te dire qu’à côté du bouzin qui éclate, Verdun c’était une partie de chasse en Sologne ! Ça plombe à droite, ça plombe du bas de l’escadrin. Béru y est engagé à demi et il défouraille allègrement. Moi, je prunaille mes arrières. Ces niacouais, ils ne doivent jamais s’entraîner au tir. Rater deux mecs dans un escalier, faut y mettre du sien, non ? Surtout des gars comme Béru ! Les bastos bourdonnent à nos oreilles, trouent nos fringues, là où y a pas de viande dessous.

Voilà : on est en bas. Trois mecs ensanglantés gisent dans le hall d’entrée, deux autres se sont foutus à plat ventre pour se soustraire au tir nourri du Gravos. La porte est fermaga au verrou. Un gros verrou à l’ancienne, costaud de partout. Pépère l’actionne avec tant de violence que l’objet lui reste dans la main.

Le Mastar jette ses feux because ils sont vides et qu’il y plus mèche d’écrire à Manufrance pour commander des chargeurs de rechange. Moi j’engaine celui qui contient encore des balles dans mon falzar.

La rue ! La chère rue grouillante, colorée, bruyante. Sécurisante !

Mon Dieu, se peut-il ?

Sauvés ? Tu penses ? Oui ? Merci !

J’ai une espèce de sanglot rentré. J’en crois pas mes sens. Ces couleurs, ces bruits, ces odeurs… Pour moi ? Encore ?

— Amène-toi ! lance l’Autoritaire.

Un pousse-pousse est à l’arrêt. Le Gros s’y love.

— Je vais t’ faire un peu de place, promet-il.

Qu’il dit, le con ! En fait, je suis sur ses genoux.

— Tu devrais essayer de rentrer ta queue, lui fais-je, je ne m’assieds pas sur n’importe quel coussin.

Le coolie est droit sur ses pédales. On décarre lentement. Je mate par la petite lucarne pratiquée dans la capote du véhicule. Je vois sortir des gus écumants de la maison. Ils se lancent dans toutes les directions. Nous dépassent bientôt, sans nous voir. Deux dans un pousse-pousse, l’idée leur vient pas.

On cahin-cahate au long des rues bigarrées (toujours parler de rues bigarrées quand il est question de l’Asie, ça fait exotique). Au bout d’un moment, le taxi-driveur met un pied à terre.

C’est seulement à cet instant que je reconnais Pinaud.

— Il faut que tu me remplaces, Alexandre-Benoît, chevrote-t-il. Deux, dont un comme toi, quand on a mon âge et mes rhumatismes, c’est inhumain !

DÉTECTIVE

— Et vous dites qu’elle a les deux pieds broyés ? fait flegmatiquement Prince Larwhist.

Mais je sens que la nouvelle le secoue sur ses pilotis.

Comme pour se donner la force de surmonter ma confirmation, il se sert un triple scotch dans lequel il oublie de verser de l’eau, et avale un trait généreux de ce que les délicats plumitifs de mes fesses nommeraient « le breuvage ambré », ces nœuds ! Toujours une poésie frelatée pour kermesse, noces et banquets.

— Jusqu’aux chevilles, dis-je.

L’Anglais me tend la main.

So long, mon cher, je vous dis adieu pendant que j’en ai l’occasion car vous êtes un homme mort.

Il ajoute :

— Et si l’on apprend que vous êtes venu chez moi, je ne vous survivrai pas. Le monde n’est pas assez grand pour vous permettre d’échapper à la vengeance de Lamoon.

— J’irai sur Mars, gouaillé-je.

Il m’admire de pouvoir calembourer dans de telles circonstances, considère cela comme une nouvelle preuve de l’inconscience française.

— Il n’existe pas un centimètre carré de ce pays qui ne soit déjà sous surveillance. Vous vous trouvez au cœur d’une toile d’araignée de laquelle il vous sera impossible de vous échapper. Im-pos-sible !

Et là, il juge opportun de finir complètement son verre.

— Vous avez mis votre Mâ Jong sur la piste de Sonia Wesmüler ? coupé-je.

— Comme promis.

— Il a des résultats ?

— Je n’en sais fichtre rien.

Moi, je vais te dire. Il a beau être courageux et fair-play, le Rosbif, son rêve est de me voir disparaître à tout jamais et de m’oublier. Ma présence, c’est de la mort en tube. Il croit déjà sentir une volée de bastos au creux de son estom’ et ça le gêne pour déguster convenablement son whisky.

— Donnez-moi ses coordonnées.

— 128, Chuch Mabith Road.

Il ajoute :

— Je lui ai versé mille dollars d’acompte.

— Les voilà, Prince. Merci pour tout et à charge de revanche. Si un jour vous avez besoin d’un coup de main, je suis dans l’annuaire.

— Vous espérez réellement vous en sortir, San-Antonio ? demande-t-il avec une admiration incrédule (ou une incrédulité admirative).

— J’ai toujours espéré m’en sortir et je m’en suis toujours sorti, ami. Dans la vie, le tout est de vouloir très fort les choses.

Dehors, le vélo-pousse m’attend. Cette fois c’est Bérurier qui pédale. Son énorme postérieur se met à tanguer devant nous. Comme je m’étais muni d’un plan de la ville, je lui lance les directives pour qu’il emprunte l’itinéraire convenable.

— J’ai eu une riche idée d’acheter ce vélo-taxi, déclare Pinaud, en contemplant l’énorme paire de jambes qui nous tracte. Constatant combien la circulation était dense, à Singapour, j’ai pensé qu’il constituait le meilleur mode de locomotion pour te suivre, car il se déplace, en fin de compte, plus rapidement qu’une voiture.

— Pourquoi vous êtes-vous déguisés en Chinetoques ?

— Réfléchis. Si cet engin était propulsé par un Européen, tout le monde le regarderait. Il convenait donc de se fondre dans la masse. Comme nous étions amenés à le piloter alternativement, il fallait que nous fussions tous deux transformés en Asiatiques.

— Riche idée ! approuvé-je.

— Bien entendu nous ne pouvons plus retourner à ton hôtel.

— Ce serait effectivement imprudent. À propos qu’avez-vous fait du cadavre ?

Il rit :

— Nous l’avons caché dans la chambre du Vieux, après quoi on a mis l’écriteau « Do not disturb » sur sa porte.

— Il dormait toujours, Pépère ?

— Complètement ! Le décalage horaire l’a sonné, c’est courant chez les gens de son âge.

Il mate le panorama enchevêtré avec intérêt.

— Curieuse ville, n’est-ce pas ? Crois-tu que nous aurons l’opportunité de visiter le Temple des Mille Lumières ? Il abrite un bouddha de quinze mètres de haut et j’aimerais assez voir cela : tu mets une pièce de monnaie dans un appareil et la statue s’illumine.

— Si on n’a pas le temps, je t’emmènerai à Disneyland, dis-je.

Devant nous, le monstrueux cul vient de s’immobiliser.

— Ne serait-ce point-il ici ? questionne le pédaleur de charme en torchant d’un revers de manche son beau front de penseur ruisselant.

Je vérifie. Effectivement, nous sommes bien au 128 Chuch Mabith Road.

J’avise une boutique vaste et délabrée, dans la devanture de laquelle figurent quelques meubles aux formes bizarres. L’enseigne est écrite en chinois, mais comporte un sous-titre en anglais : « réfection de meubles anciens ».

— Attendez-moi là, les anges gardiens !

Et de pénétrer dans l’antre. C’est sombre : juste une ampoule électrique sans abat-jour, au bout de son fil. Au début, je me repère mal, mais d’étranges bruits en provenance du fond me téléguident. Je découvre une chose assez singulière.

Figure-toi que la porte d’un placard en réfection est placée contre un mur. Une dizaine de gus émaciés forment un cercle devant elle. Ils sont cul nu et portent, pour tout vêtement, des tee-shirts en haillons et des sandales ravagées. Le cercle se déplace avec lenteur. Lorsqu’un des participants se trouve devant la porte, un mec de meilleur aloi, à savoir qu’il est moins squelettique que les autres et entièrement saboulé, le fait se baisser, guide son triste cul en un point précis du panneau de bois et lui donne un signal guttural. Alors le type incliné produit un effort et lâche un large pet. Pas de ces pets francs et sonores qui ont assuré la gloire de Béru, mais un pet foireux, bulbeux, pataugeur. La chose accomplie, l’homme se redresse, le cercle se déplace d’un bon pas et le maillon humain suivant réitère l’opération.

Ces pets collectifs, issus de la consommation intensive d’un haricot spécial, assurent au bois une patine recherchée. Il suffit de cirer le meuble une fois qu’il est entièrement teinté et l’on obtient de l’ancien garanti.

Ayant admiré plusieurs prestations de ces messieurs, je me mets en quête de Mâ Jong. Un nouveau vieillard à bout de course (je te jure qu’ils font l’élevage ici) accroupi contre un pilier, à fumer une longue pipe de bambou au culot de faïence minuscule, m’indique le logement de mon « détective privé ». L’endroit se trouve dans une longue cour nauséabonde où l’on accède par le fond de la boutique. Un escalier de bois à ciel ouvert, tout branlant. Des gosses gueulards, des chats scrofuleux, des fenêtres aux vitres fêlées, des plantes luxuriantes dans des bidons de tôle ondulée, des linges de couleur, des poulets hauts sur pattes, au cou dénudé, des amoncellements d’ordures inexprimables composent le décor. L’Agence Mâ Jong n’a rien de commun avec l’Agence Pinkerton, chère à Dashiell Hammett.

Au sommet du roide escadrin, l’est une porte vitrée sur les carreaux de laquelle on a collé du papier à motif.

Une jeune femme aussi enceinte que chinoise, et peut-être même davantage, m’ouvre. Je lui demande si mister Mâ Jong est laguche. Bien que, visiblement, elle ne parle pas l’anglais, elle me débouche l’horizon pour me montrer le personnage.

Imagine une grosse gonfle flasque, aux paupières bouffies, aux cheveux huileux, avec un nose large comme un appareil photo et une bouche de gros bébé lippu (le seul mot en « pu » qui prenne deux « p »). Il porte un méchant polo noir, un pantalon de toile blanche qu’il ne lui est plus possible de boutonner entièrement, et des sandales de cuir. Ses chaussettes noires… Non, rectification : il n’a pas de chaussettes, c’est la crasse qui m’a abusé. Cézigo, c’est pas tous les jours qu’il prend un bain. Faut dire que ce logement misérique n’est pas riche en sanitaires. Ce qui me surprend au passage, c’est qu’un gazier pratiquant des tarifs aussi élevés (mille dollars pour une filature) vive dans cet antre délabropestilentiel. À Calcutta, je veux bien ; mais à Singapour, cité moderne, opulente, ça te perplexe.

Je lui révèle que je suis l’amigo de Prince Larwhist, lequel l’a chargé d’un travail pour moi. Le gars, j’oubliais, est en train de claper une nourriture gangrenée dans un bol. C’est noirâtre et ça pue.

Mister Mâ Jong a un léger acquiescement. Il achève de s’expédier dans la margoule un tacon de bouffe céréalière (il y a également des morceaux de poisson et de la sauce hallucinogène dedans). Puis il se lève.

— Si vous voulez bien me suivre, propose le détective en gagnant une porte basse.

Va-t-il pouvoir passer par l’ouverture, malgré son embonpoint ? Oui ! Et sans chausse-pied, il pénètre dans une espèce de réduit garni d’étagères sans importance collective. Et après ?

Ben, après, il y a une seconde porte au fond de cette souillarde, mais qui n’est apparente que lorsque tu la pousses. Elle donne sur une pièce vaste et luxueuse, décorée de tentures de soie, de meubles laqués, de tapis épais, de lustres pimpants, de canapés tendus de satin aux couleurs vives. M’est avis que Mâ Jong mène une double existence. Il vit officiellement dans la pouillerie, mais il a à disposition un local de qualité dans lequel ses pinceaux cradoches détonnent.

Il me désigne un fauteuil.

— Je vous prie !

Je me dépose.

Ce mec, malgré son accoutrement, ses pieds sales et sa bouille de coolie en chômage, paraît aussi à l’aise dans ce salon qu’un gonocoque dans une blennorragie.

— Puis-je vous offrir un whisky ?

— Volontiers.

Il ouvre un buffet bas aux incrustations de cuivre et d’ivoire, en sort un plateau lesté de godets et de boutanches. Il y a même un petit bac à glaçons thermique. Son J and B est de first quality. Il sert deux rations importantes, me présente l’un des verres.

— Avec ou sans glace ?

— Avec.

Gling ! Gling ! Deux jolies banquises se mettent à attendre le père Cousteau en tintant contre les parois de cristal.

— Votre logement est inattendu, Mister Mâ Jong, lui dis-je.

— Pour vivre en paix, il convient de ne pas susciter l’envie, répond ce philosophe.

Tchin ! Ou plutôt « Chine ». Je bois à sa sagesse.

— Vous avez des nouvelles à me donner de la dame qui m’intéresse ?

— Certes.

— En ce cas, je vous écoute.

— Cette personne a quitté vers seize heures la résidence de Martin Maldone dans une Volvo décapotable. Un chauffeur malais conduisait la voiture. Ils se sont rendus 609, Mayer Road.

Pourquoi, illico, cette adresse se met-elle à frétiller dans mon souvenir ? Je sais que j’en ai eu connaissance au cours de mon enquête. Pine et mémoire d’éléphant, l’Antonio ! Avec lui, rien ne se perd, rien ne se crève, tout s’emmagasine. L’humus de ma mémoire s’enrichit de mille et une notations. Même le flou se fixe dans quelque recoin de mon caberluche où il s’opacifie pour fournir du concret.

Je répète :

— 609, Mayer Road…

Et puis le reste suit :

— Chez un certain N’Guyen, n’est-ce pas ?

L’autre a un léger sourcillement.

— Exact.

— Lequel est mort en France le 28 janvier de cette année dans des circonstances dramatiques : en nettoyant son fusil, il s’est fait éclater la tête.

— Je pensais vous l’apprendre, murmure à regret Mâ Jong.

— Car vous avez pris des renseignements sur les gens que visitait Mme Wesmüler ?

— Je considère que cela fait partie de mon travail, monsieur. Si je suis très demandé, c’est parce que je fais bien les choses.

— Je vois. Bravo !

Il ramasse un coffret de laque brune sur une table et l’ouvre.

— Cigare ?

— Je ne fume que des Davidoff number one, le snobé-je.

— Ce sont des Davidoff number one, annonce le détective en me présentant l’humidor.

Il est sciant, ce mec. Et dire qu’à deux mètres de là, sa bonne femme enceinte se traîne entre des brocs de faience fêlés, des linges innommables et des ranceries gerbantes !

Il me choisit un havane à peau souple, le sectionne et me le fait allumer à la flamme d’une soufrante de trente centimètres.

— Vous auriez donc un rapport à me communiquer sur les habitants actuels du 609, Mayer Road ! n’osé-je espérer.

Acquiescement discret du gros lard verdâtre. Il se dirige vers un coin du salon et cueille sur une console de bois tourné quelques photos prises au polaroïd. M’en tends une.

Je reconnais Sonia Wesmüler en robe légère, sac Louis Vuitton, pénétrant dans une maison moderne, de forme géométrique, précédée d’une grille noire et d’une pelouse où croissent des palmiers nains.

— Elle arrive ! annonce-t-il.

La seconde image qu’il me propose montre Sonia escortée d’un homme brun, vêtu de blanc, type asiate.

— Elle repart, fait Mâ Jong.

— Qui est l’homme qui la reconduit ?

— Tû Tan Fou, l’un des principaux collaborateurs de Kong Kôm Lamoon.

Là, vois-tu, Lulu, San-Antonio l’unique bondit à l’intérieur de son slip.

— Qu’est-ce que Lamoon a à voir avec le 609, Mayer Road ?

— Cette maison lui appartient, ainsi qu’une centaine d’autres dans la ville. Il y loge certains de ses gens parmi les plus importants.

— Dois-je comprendre que le dénommé N’Guyen comptait parmi ceux-ci ?

— Il était probablement le bras droit de Kong Kôm Lamoon.

Ça, c’est du neuf ! Attends dix secondes que je puisse bien tout assimiler sans bavures. Ainsi donc, l’Asiatique « accidenté » à l’Auberge des Chasseurs était une créature de Lamoon ? Cet Indochinois, j’en ai la profonde conviction, a eu la vitrine pétée par les Wesmüler (par monsieur ou par madame), ce qui n’empêche pas la Sonia de rendre visite quelques mois plus tard à cette pension Mimosa de grand luxe réservée aux lieutenants de Lamoon ! Tu piges quéqu’chose dans ce tonneau de goudron chaud, toi ?

— Sa visite au 609, Mayer Road a duré longtemps ?

Il tient encore deux photos dans sa main, comme deux cartes à jouer qu’il ne se décide pas à abattre.

— Trente-huit minutes !

— Merci de la précision. Et ensuite, où s’est-elle rendue ?

J’ai droit enfin à la troisième image. Nouvelle habitation de grand prestige dont la porte est sommée du drapeau tricolore. Calme-toi : il s’agit seulement du drapeau néerlandais, à savoir que nos trois chères couleurs ne sont pas glorieusement disposées à la verticale mais connement à l’horizontale. De ce fait, ce sont des couleurs merdiques pour représenter une nation merdique. Je n’ai rien contre les Hollandais, va pas déduire ; simplement, je pige mal à quoi ils servent. C’est pas des vrais Allemands, pas des vrais Flamands, pas des vrais Scandinaves, rien que des blondasses à la con qui ont inventé la housse capitonnée à œufs coques. Y aurait pas eu Van Gogh, on ne saurait même pas que ça existe.

— L’ambassade des Pays-Bas ? je demande.

— Exact. Elle y a passé une heure dix-sept minutes.

Quatrième photo. On voit une dame du genre dondon dodue embrassant Sonia sur le perron.

— Qui est cette personne ?

— L’épouse de l’ambassadeur.

— Elles paraissent très liées.

Mâ Jong approuve. Il me verse une recharge de J and B et me file un glaçon capable de faire rebelote avec le Titanic.

— Après cette seconde visite, elle est rentrée chez Martin Maldone, déclare ce privé aux pieds sales.

Je lève mon verre pour lui porter un toast.

— Joli travail, Mister Mâ Jong.

Il s’incline sans que son visage enregistre la moindre satisfaction.

— Estimez-vous en avoir pour mille dollars ? me demande Mâ Jong.

Honnête jusqu’au fin fond du slip, j’opine :

— Tout à fait.

Alors, le gros jaunassu de demander :

— En voudriez-vous pour mille dollars de plus ?

— Qu’entendez-vous par là ?

— Que je suis en mesure de vous fournir d’autres renseignements susceptibles de vous intéresser.

— Concernant cette femme ?

— Ainsi que son entourage. Vous m’aviez uniquement chargé de la suivre et de rapporter ses faits et gestes de la journée ; je me suis acquitté de cette mission à votre entière satisfaction. Il se trouve que j’ai eu la révélation de certaines choses qui ne devraient pas vous laisser indifférent puisque vous vous intéressez à elle.

— Êtes-vous bien sûr, Mister Mâ Jong, qu’elles vaillent mille dollars ?

Il hoche la tête.

— Question d’appréciation, dit-il, comme pour tout. Écoutez, vous m’inspirez confiance, je vais vous raconter ce que j’ai appris et vous me réglerez ensuite. C’est la première fois que je pratique ainsi. En Asie, ce procédé n’est pas pensable.

Flatté, je sors mon portefeuille. Y puise dix billets de cent dollars que je dispose en éventail sur la table basse.

— Vous êtes psychologue, Mister Mâ Jong. Vous saurez lire sur mon visage mon degré de satisfaction — ou de déception — et c’est vous qui déciderez de votre dû.


Quelques minutes plus tard, je prends congé de cet étrange personnage, soulagé des mille dollars. Je ne les regrette pas.

En repassant par l’ébénisterie, je constate que le groupe des « patineurs » s’est désorganisé. Maintenant il est en essaim et, bouche bée, regarde mon cher Béru qui vient de tous les remplacer au cul levé. Le bénouze en accordéon, son monstrueux dargiflard braqué contre la porte, il déferle de l’œil de bronze, l’artiste. S’amuse comme un fou. M’interpelle :

— Ah ! t’v’là, mec ! Si j’aurais su qu’je pouvais faire des œuv’ d’art av’c mes loufs ! T’imagines, toutes ces louises perdues ! J’en aye tant tell’ment balancé dans ma vie qu’on aurait pu gonfler un ballon dirigeab’ ! Ces niacs qui se met à huit pou’teinter c’t’lourde ! Vise ma pomme : j’viens de leur faire tout un panneau en moins d’dix broquilles ! Et question teintage, c’est du vrai ! Qui tient la route ! Eux aut’, les pauv’ y lâchent chacun un pétounet de rosesière et y laissent leur place au suivant ! Moi, vise un peu. À volonté !

Il se redresse, aspire un grand coup, puis se baisse et se comprime le bide des deux poings. S’en suit un tir nourri (au cassoulet) qui ressortit de la salve de mitraillette et de l’agrafeuse à répétition. En fait, il s’agit davantage d’un immense pet au ralenti que d’un chapelet de pétolons. C’est ample, généreux, noble et grave. On sent la puissance de l’artiste, ses réserves inépuisables, l’intensité de son action. Son anus marque une époque, fait fi des caprices intestinaux ; prend tous les risques, tel le skieur olympique qui se jette dans la pente au mépris des règles de l’équilibre.

Les petits hommes, domptés par sa verve impétueuse, restent sidérés devant ce souffle intérieur, plus ardent que celui de Vulcain. Ils regardent brimbaler l’énorme chopine de mon pote, autre objet de médusance pour ces sous-doués du paf. Quel est cet être énorme dont l’entraille a des accents de typhon ? Comment une pareille tempête peut-elle jaillir de son étoile du soir ? Il sème les vents à tout va ! Parfois, le panneau de bois vibre dans la bourrasque. Il tonne ! Tonne encore. Parfois, son tir émet une sorte de couac graillonnant. Béru stoppe alors un instant pour, à nouveau, s’emplir d’air. Il jette un œil sur le dernier impact, un peu plus teinté que le reste. Il dit « Faudra étaler au tamponnoir ». Ah ! l’intègre ! Toujours soucieux du travail bien fait ! Ah ! le sans-reproche ! Il repète déjà ! Pète à s’en décrocher la mâchoire. C’est un récital ! Toute la Cinquième adaptée pour son instrument ! Beethoven eût été fier de lui ! Mais non, je débloque : il était sourd !

— Tu viens, Gros, ta démonstration aura été parfaite et laissera des traces.

— Une s’conde, j’fais un’ retouche ! proteste-t-il.

Encore une belle série, puis il se reculotte, s’approche du panneau, considère son œuvre et, triomphalement demande :

— C’est chié, non ?

— Presque, lui dis-je.

FORNICATION

La nuit, à Singapour, est féerique.

Beaucoup de lumières et de bruits pour rien. Une forme de liesse dans les rues populeuses. Les beaux quartiers, plus sages, n’en présentent pas moins, eux aussi, un air de fête. À première vue, tu as l’impression qu’ici tout le monde est joyce, rassuré. Les habitants de cette métropole apprécient leur bonheur de l’habiter. Ils sont dans un îlot de paix et de prospérité, à l’abri des conflits, des révolutions, des famines. Ça baigne, quoi ! Ils affurent de la fraîche et la dépensent à tort et à travers. Société de consommation poussée à son paroxysme. Les choses les plus abouties, les gadgets les plus hardis y sont en vente à des prix imbattables. Détaxés !

Le mot magique de notre époque à la gomme ! Détaxés ! Du moment que c’est moins cher qu’ailleurs, ils se jettent dessus, ces nœuds ! Duty free ! Tu les vois, dans les aéroports, les navrants, chargés de bouteilles de whisky et de cartouches de cigarettes, tellement heureux de les avoir eues à bon compte ! Ils se font chier à trimbaler ça, en plus de leurs bagages. Sûrs certains d’avoir opéré une bonne affaire. Ployant sous leur conquête ! Cent, deux cents balles d’économisés ! Le pactole ! L’aubaine ! Ça les rend malins à leurs yeux. Futés ! Combinards. Ils se peinturent avec des alcools dédouanés, travaillant leur cancer du poumon avec des cigarettes hors taxes ! La joie ! Le pied ! La crève en duty free ! Ah ! les chers imbéciles ! Les immensément cons ! Les duty friends. Les duty frenchs. Les duty frutti ! Ravaudeurs, rabioteurs, économistes de bouts de chandelles romaines !


Bérurier qui pédale met brusquement pied à terre devant le massif fleuri d’un parc public. Il se calfeutre les joyeuses et déclare :

— Écoute, Sana, on go to où est-ce commak ? Tu t’figures qu’ j’m’en vas tirer vos viandes toute la noye ? D’abord, j’ai les crocs. Ensute, j’sus vanné.

Ainsi pris à partie, je juge opportun de déballer mes batteries :

— D’après ce plan de la ville-nation, t’as encore trois blocs à parcourir, Gros.

— Et puis ?

— Et puis nous serons à pied d’œuvre.

— Et c’est quoi-ce, à pied d’œuvre ? Au pied de quelle œuvre, d’abord ?

— Chez le beau-père de la belle Sonia. Il donne, cette nuit, une réception d’un genre particulier.

— T’es invité ?

— Oui.

— Par qui ?

— Par moi-même.

Pinaud qui somnolait, accagnardé dans le pousse-pousse, bêle un petit rire frileux.

— Tu devrais nous expliquer ton projet, dit-il tout de suite après.

— C’est pas un projet, pas encore, seulement une impulsion. Je cherche à faire se juxtaposer des circonstances.

— Je m’en doutais, ricane l’Enflure. Quand j’te mate av’c c’t’ frime étrange v’nue d’alieurs, j’m’ dis : « J’ pariererais mes couilles qu’l’grand est en train de faire justapositionner des circonstances ! »

— Ta gueule, pétomane-ébéniste-de-secours ! Ne te gausse pas de ce qui t’échappe, tu mourrais à la tâche !

Pinuche m’incite gravement, jouant le père noble :

— Parle ! enjoint-il, tu disais ?

— Notre situation est désespérée, fais-je. Nous voici en guerre ouverte avec une puissante société secrète : « Le Singe Blanc » et surtout avec l’un de ses principaux membres : Kong Kôm Lamoon dont nous venons de mutiler la fille. Ce qui revient à dire que notre arrêt de mort est signé. Où que nous allions, l’homme nous retrouvera et nous fera payer ce forfait ! Or, il est facile de nous repérer dans ce minuscule État.

— Ça c’est la question à vingt balles, déclare l’Hénorme. Continue !

— Un Français, Martin Maldone, habitant Singapour où il a pignon sur rue. Sa belle-fille, mouillée avec Lamoon… D’eux seuls peut peut-être nous venir le salut.

— Pourquoi ?

— Je l’ignore ; c’est une simple idée, une obscure impression. Je subodore que c’est chez eux que nous devons chercher refuge dans un premier temps, puisqu’il n’est pas question pour nous de retourner à l’hôtel.

— Peut-être bien, en effet, admet Pinuchet. À moins qu’ils nous balancent, au contraire.

— Je voudrais profiter de leur réception pour nous introduire chez eux, nous y planquer et voir venir.

— Tu as dit, il y a un instant, qu’elle était d’un genre particulier ? objecte César.

— Il paraît que Martin Maldone préside à Singapour une sorte de club très fermé dont les membres sont passionnés de psychopathologie. Cet homme, avant de se lancer dans « les affaires », avait un cabinet médical à Paris et il continue de consacrer une partie de sa vie à cette branche de la psychologie. Il réunit, plusieurs fois le mois, ses principaux adeptes, parmi lesquels figure l’épouse de l’ambassadeur des Pays-Bas et d’autres personnes appartenant à des milieux très divers. Cette nuit, ils accueillent un hypnotiseur d’origine japonaise qui s’est fixé au Canada, un certain Yamonoto Kadémaré.

— Komantuséça ? désarticule Bérurier.

— J’ai dégauchi un appareil distributeur de potins. Tu mets des dollars dans la fente et tu apprends tout ce que tu souhaites savoir.

Mon coolie (postal) crache dans ses mains, masse ses magnifiques mollets et réenfourche son taxi.

— Allons-y gaiement ! fait-il.

Pinuche se fait tout petit dans mes bras. Nous ne formons plus qu’un. Il sent un peu le vieux, le cachou, le mégot froid, le devant de slip de prostatique.

— On devrait lancer la mode des vélos-pousses à Paris, dit-il, cela soulagerait la circulation et ferait gagner du temps.

— J’imagine le président remontant les Champs-Elysées dans cet équipage, encadré par la garde républicaine à cheval. On demanderait à Laurent Fignon de pédaler, ce serait féerique !

Badernuche bâille.

— Crois-tu que ce vélo-pousse ferait plaisir à Toinet ? J’ai grande envie de le lui offrir.

— Il en serait ravi, cela lui permettrait d’emmener ses petites copines de classe dans les bosquets pour les sauter.

— Alors, une fois l’enquête terminée, je le lui ferai expédier.

— Le port coûtera plus cher que l’engin.

Il balaie l’objection.

— Mes « royautés » continuent de tomber en abondance, mon cher, et je n’ai pas de gros besoins ; du reste je te signale que j’ai testé en ta faveur, Antoine. J’entends qu’après moi, ma fortune t’échût. Tu l’emploieras à des fins humanitaires, après t’être acheté un appartement de grand standing et une Mercedes 500 SL, véhicule mieux adapté à tes nécessités que ma Rolls.

Ému, je ne réponds rien. C’est un peu mon papa, Pinaud.

Le gros pédaleur stoppe.

— Je croive qu’on est au pied d’l’œuv’ que tu causes ! déclare-t-il.

Effectivement, nous voici devant la cossue propriété de Martin Maldone. Beaucoup de fleurs que la nuit a encloses. Des palmiers, un air colonial dans la construction because les colonnades. Des lumières. Sur le côté, un espace goudronné servant de parking. On remise le vélo-pousse à l’écart, dans un renfoncement propice, on en descend et on attend.

Quoi ?

L’occasion.

Laquelle ?

Je l’ignore.

Une Bentley grise survient, à jeun, qui cherche aventure et, pour ce faire, pénètre en ces lieux de luxe. Elle va s’aligner auprès des autres véhicules. Un couple bien saboulé en descend. La dame est très platinée, très décolletée, très vioque. Son compagnon est en alpaga bleu croisé. Le couple fait un peu « Dallas ». Le mec a des cheveux gris et, à distance, on perçoit les émanations de son eau de toilette. On les guigne de l’intérieur car la lourde s’ouvre avant qu’ils ne sonnent. J’aperçois la veuve Wesmüler, ravissantissime dans une robe de soie saumon.

Elle exclame :

— Max ! Dora ! quelle joie !

— Nous sommes en retard ? demande le mec avec un accent belge à découper au chalumeau oxhydrique.

— Mais non, notre invité d’honneur n’est pas encore arrivé. Son avion…

La porte se referme, engloutissant le trio et ses paroles.

— Voilà une précieuse indication, fais-je. Nous savons que ces gens ne sont pas encore mobilisés ; il nous faut attendre.

Béru pète, malgré le récital qu’il a donné chez l’ébéniste et, une chose en amenant une autre, assure qu’il meurt de faim. N’aurait-il pas le temps d’aller s’acheter des beignets dans la grande artère que nous avons traversée ? Il y avait un éventaire odorant au bord du trottoir.

Je suis disposé à céder à sa sollicitation, mais l’arrivée d’un taxi me refrène. Le véhicule va très lentement, comme un qui cherche une adresse. Il stoppe en bordure de la demeure. Un gros homme courtaud en déboule. Avalancheux ! Un Jaune, du genre japonouille. Les Asiatiques, au début, t’as l’impression qu’ils se ressemblent tous, mais quand tu vis dans un endroit comme Singapour, très vite tu les détermines, les classes. Tu piges que les Coréens et les Japs se ressemblent, qu’ils ont des frimes larges. Les Chinois ont des traits plus réguliers, plus proches de ceux des Occidentaux, les Viêtnamiens sont menus, etc.

Bien, songé-je, voilà le « mage ».

Terme très saltimbanque pour qualifier un hypnotiseur et qui implique une connotation méprisante, mais moi, cartésien à ne plus en pouvoir, je fourre dans le même sac à linge sale les pythonisses, les parapsychologues, les cartomanciennes et les diseuses de mon aventure.

J’attends que l’arrivant ait ciglé son sapin et, délibérément, m’avance vers lui.

— Mister Yamonoto Kadémaré ? je demande.

— En effet, répond le fils du Soleil levé, avec, tiens-toi ferme aux branches, un accent canadien qui a un goût de sirop d’érable.

Il est là, debout, sa valise de porc clair à son côté, il tient une cape noire de magicien sur son bras. Tout juste s’il ne porte pas un chapeau claque déguisé en colombier !

— Mon avion a eu plus d’une heure de retard, il fait, j’en suis navré.

Je saisis sa valdingue et, au lieu de le guider vers le perron, je l’entraîne en direction de notre vélo-pousse.

Il paraît surpris.

— Où allons-nous ?

— Je vais vous faire passer par derrière afin que vous n’eussiez pas à subir dès l’arrivée l’assaut des invités, dis-je ; ils sont tellement impatients de vous voir !

Et j’ajoute :

— Avez-vous remarqué la couleur de la lune, ce soir, Mister Yamonoto Kadémaré ?

Il lève la tête afin de chercher son sosie dans le ciel. Je profite de cette somptueuse ouverture pour lui rectifier le menton d’un crochet capable de défoncer le galandage d’un hôtel de passe. Yamonoto rentre en lui-même et se dépose sur le trottoir.

— Ça consiste en quoi ? demande Bérurier.

Flegmatique comme un Anglais, le gros sac.

— Faut me ligoter ça à bloc et me le bâillonner au point de le rendre muet de naissance.

— N’ensute ?

— On le coltinera chez Maldone, du moins dans un des massifs du jardin. La nuit est douce, il ne s’enrhumera pas.

— Ça s’appelle pas des voix de fête, ce qu’on bricole là ? demande le Gravos.

— Si. Pourquoi ?


Elle vient déponner de rechef. Vue de très près, elle est fabuleusement bandante, la Sonia.

Tu crois que je mens ?

Tiens, touche ! Hein, alors ? Tu crois qu’il s’agit d’une prothèse, Blaise ? D’un gode égaré ? D’une aubergine de passage dans mon froc ? Elle te culmine le sensoriel d’un simple regard, cette frangine. M’est avis que feu Albéric a dû s’en trimbaler des géantes, façon élan du Grand Nord.

Elle regarde le gros mec à la cape noire qui se tient devant elle, puis Pinuche, puis moi.

J’interviens :

— Monsieur Yamonoto Kadémaré est consterné par le fâcheux retard de notre avion, dis-je.

— Ça c’est vrai, ça, renchérit Béru qui tient le rôle.

— Je ne savais pas que vous seriez trois ! murmure Sonia.

— Cela ne doit entraîner aucune modification dans vos préparatifs, empressé-je, nous dormons dans la même chambre. Nous sommes les assistants psychotesteurs du Maître et ne le quittons jamais.

— Ça c’est vrai ça, redit Bérurier.

Elle nous fait pénétrer dans la somptueuse maison. Un brouhaha mondain s’échappe du grand salon. On voit fourmiller des ombres élégantes à travers les carreaux biseautés des portes vitrées.

— Je suppose que vous souhaiteriez vous laver les mains avant la séance ? s’enquiert l’hôtesse.

— Ça c’est vrai, ça, réitère Alexandre-Benoît, greffé perroquet.

En montant l’escadrin, je lui chuchote dans la baffle :

— Fais gaffe ; l’accent canadien n’est pas celui de la Mère Denis !


— Et maintenant, tu es censé opérer une séance d’hypnose, sais-tu en quoi cela consiste, au moins ? je demande au Mammouth.

— Tu me prendrais-t-il pour une truffe, grand ? J’mate l’patient pleins phares. J’prends un’ voix surnaturelle et j’y s’rine un ord’ jusqu’à tant qu’il m’obéissât.

Il réfléchit.

— D’alieurs, v’sallez m’aider, les deux. Le gusman à chambrer, j’vais l’ faire se s’asseoir d’vant une tenture. V’s’rez derrière. Quand j’y aurai fait des passes magnétites en y disant d’dormir, vous y cloquez à la sournoise un coup d’contondant su’l’caramel.

— Et s’il n’y a pas d’tenture ? objecte Pinaud.

— J’ f’rai sans !


Présentations au « mage ». Son Excellence, l’ambassadeur des Pays-Bas (extrêmement bas) et médème ; le docteur Chioli de l’Université des Sciences abruptes de Rome et la signora ; le comte Hambank, de Hanovre, et sa fille ; le peintre Dizzi Kisgrouïe, de New York, l’inventeur de l’expression sur tessons de bouteilles, accompagné de son modèle préféré, la belle Utérus de Cabinces ; Mme Bourrafon, une riche veuve d’origine française, et sa dame de compagnie. Enfin, Martin Maldone, bien sûr, beau sexuagénaire aux cheveux rares mais blonds, au regard pervenche, ainsi que son épouse Kamasutra-Solange, une splendide Hindoue qui porte un tatouage au front et un diam’ d’au moins dix carats à la narine droite qui fait songer à un furoncle étincelant.

Martin Maldone nous congratule. Il dit au mage que sa « modeste demeure » (tu parles, Charles !) est à sa disposition, qu’il le remercie vivement d’avoir accepté la proposition de leur club et tout ça, et le reste, très classe, bêcheur un brin, seizième déclaveté, si tu vois le genre ?

On nous propose du champagne, des petits fours. Le bonheur du mage fait peine à voir. Il biche le plateau des mains du serveur, s’installe dans un fauteuil en le tenant sur ses genoux qui peuvent avantageusement remplacer une table, et se met à détruire les amuse-gueules méthodiquement, les engloutissant par rangées : les toasts au caviar, ceux au saumon, ceux aux œufs mimosa, ceux aux anchois, ceux à l’anguille fumée. Il vide sa coupe à chaque bouchée, la tend au loufiat qui, ayant pigé la manœuvre, demeure en faction auprès de lui, le magnum de Krug à la main.

Moi, pendant ce temps, je fais la converse. Je parle des connaissances inouïses de Mister Yamonoto Kadémaré, ses exploits, sa modestie, sa complète décontraction. Faut pas craindre de baliser.

Lorsque l’intéressé s’est enfin sustenté, il rend le plateau vide, rote comme un lion en rut, époussette les miettes qui le saupoudrent et se lève.

Il est pompette, Béru, ce qui ne laisse pas de m’inquiéter.

— Mesdames les enlaidies et messieurs les gentelmants, commence-t-il, j’tiens à c’que l’espérimentation dont j’sus venu faire ici portasse ses fruits. Aussi, j’va-t-il solliciter à chacun et même à chacune d’laisser flotter les rubans. Faut qu’on va tous s’sentir bénaise, mes chers amis, si on voudra obtiendre du résultat. C’est pourquoive, j’vous d’mande d’ déconnectionner. Posez-vous pas de problo. Si les esclaves voudront bien s’retirer, qu’on restasse ent’ nous.

« Voilà, y caltent. Banco ! Maint’nant, mes assistants, les professeurs César et Antonius va tirer un canapé d’vant la lourde, pas qu’on soye interrompus. C’est slave ! Bravo, mes amis. Si vous voudriez éteind’ les loupiotes qu’on baignasse dans les pénombes… Voualâ ! Attendez, on bornique d’trop ! Rallumez-moi c’te petite lampe friponne, là-bas, su’ la ch’minée. L’abat-jour rose doive donner une p’tite clarté appropriante. Mercille, professeur César ; v’s’avez presque l’air d’un bel homme dans cett’lumière délicate. »

Chose étrange, il paraît « habité », le Gros, en cet instant de haute saugrenance. Les hommes, y a qu’à les investir pour qu’ils se transcendent. Tu fais Truman Président des U.S.A. et il te carbonise Hiroshima ; t’élis Jean XXIII pape pour, vraisemblablement un bref intérim, et il te refond l’Église. La « mission », y a que ça qui leur remue le cul ! Fais-les plus grands qu’il ne sont et ils le deviennent pour tout de bon ! Lui, tu lui dis : « T’es mage » et IL EST mage ! On lui assure : « T’as the don », et il fait comme si ; il donne à croire, à accroire ; convainc !

Le voilà debout, dos à la porte barricadée, surveillant son auditoire en attente qui trempe dans la pénombre. On espère tout de lui, alors il peut tout se permettre. C’est une circonstance privilégiée.

Il dit, d’une voix morte qui ne lui ressemble pas :

— J’en voye une certaine de parmi vous qu’un malheur guette. J’ai l’regret d’y annoncer un deuil !

Il s’approche de Sonia, pose sa dextre sur les yeux de la jeune femme. De son autre main, il lui parcourt le corps : seins, ventre, pubis, en murmurant :

— Mouais, mouais… Mais l’malheur s’ra bien supporté.

Je contemple la Wesmüler. Elle est pâle, stupéfaite. Y a de l’incrédulité épais comme ça sur ses traits. Ma pomme qui pense si merveilleusement, au point que Blaise Pascal, à mon côté, aurait paru demeuré profond, je me laisse forcer par une évidence : Sonia est au courant de la mort de son vieux. Que ce mage y fasse allusion aussi directement l’étourdit de surprise. Ainsi, ce gros homme a-t-il véritablement un don de voyance ? Ah ! fabuleux Béru, connard madré qui sait si tant admirablement et d’instinct faire montre d’à-propos. D’emblée, il gagne son hôtesse à sa cause !

Il lui flatte les meules, longuement.

— C’est pommé à souhait, il dit. La période d’deuil passée, ça va ronfler, c’ p’tit engin, j’vous promets !

Il quitte sa « cliente » après une ultime tape affectueuse au menton.

Recule de deux pas.

— Maintenant, laidies et gentelmants, faut qu’j’vais m’livrerer à un’ espérience des plus intéressantes. J’pourrais vous inotiser en vous endormant, mais pour ça m’faudrerait une tenture. Y en a pas et en installer une serait, j’voye bien, tout un bordel à cul. Alors, méâmes, messieurs, au lieu d’vous endormir, j’vas vous contracter l’désir. Détendez-vous plus encore, fermez les yeux, respirez douc’ment. Faut qu’ait l’vid’ dans vos tronches, l’schwartz complet. Disez-vous qu’tout baigne. V’s’êtes dans l’moelleux, les mecs. Y a plus qu’vos sesques qui comptassent. Mettez-vous la main droite dessus, sauf si vous sereriez gauchers.

« Allez ! Obéissance au mage ! Couic ! pléase ! Les dames se cloquent la menotte su’ l’frifri, les julots su’ l’service trois pièces. Voilà ! Y m’manque encor’ la vioque aux ch’veux blancs, là, su’ ma gauche ! Maâme Bourrafon, j’croive ? Faites bien qu’est-ce que j’ordonne, ma p’tite mère. Même si v’s’avez la moulasse poussiéreuse, v’devez vous plier à la règu’ générale. Voiliez l’peint’, à côté d’vous. Son bénouze gonfle déjà alors qu’on n’a même pas décarré. J’veuille pas d’mauvaises tronches dans l’assemblée, sinon mon espérience rique de foirer colique ! Ah ! la bonne heure. Mercille d’ vous conformancer. »

Là, la voix du mage devient ténébreuse. Il chuchote pratiquement :

— On est bien, mes drôlets, v’sentez comme ? On s’royaume, tous ! Moi, rien qu’ l’ambiance, ça m’fait goder aussi ! V’vlez la preuve ? Jockey. Les dames a droit d’ouvrir un œil ; pas les matous, y s’raient jalminces. Mes chéries, je vous prille d’ considérer l’braque ci-joint ! Pas du toc, hein ? Non, c’est pas une prothèse ! Voui, y r’mue tout seul ! Visez ! Une personne veut-elle toucher d’visu pour constater qu’la grosse bébête est pas bidon, mais bien vivante ? Vous, maâme l’ambassadrice ? V’là l’objet. C’est chaud, hein ? Nerveux ! Allons, allons, on s’calme ! J’sais bien qu’en Hollande y en a jamais z’eu d’pareille, mais c’est pas un’ raison pour m’accaparer l’braque d’entrée d’jeu.

Le Mammouth reprend sa place de directeur des débats, voire de chef d’orchestre.

— On barbote dans un bain de sequesualité, poursuit-il, pas vrai, mes canards ? Youyou, j’sens qu’ça mouillotte dans l’secteur ! Les slips à ces dames sont déjà à tordre. Et les mâles, où qui s’en sont, les mâles ? Ça tambourine d’l’intérieur, hein ? Oh ! le peint’ qui dégaine déjà ! C’t’une nature, c’mec : y m’ plaise !

« R’tenez bien c’que je vous cause, tous. M’aginez, dans c’te pièce, une créature impec, telle qu’v’s’en rêvez ! Longue, fine, bien moulée, de longs ch’veux qui y dégoulinent plus bas qu’les noix, des nich’mards d’légendes. V’la voiliez ? Répondez, bordel : v’la voiliez ou pas ? »

— On la voit ! répond l’assistance, les dents crochetées.

— V’la voiliez parce qu’elle est là ! Dans vos cigares ! Maint’nant é va passer vers chacun d’vous. E s’ glisse trois doigts dans la moniche et pis é vous les tend pour un bisou. C’est bon, hmm ? Dites-le qu’c’est bon, bande d’emplâtrés !

— C’est bon ! râle l’auditoire.

Le mage est survolté par le succès.

— C’te déesse d’l’amour, elle’ va vous faire à tous une bonne manière s’lon vos vœux. E va débuter par le comte, à tout seigneur, tout donneur. Qu’est-ce y vous f’rait plaisir, m’sieur l’comte ? Hein, quoice ? Causez plus fort ? Une p’tite feuille d’rose ? Tombez vot’ bénoche et vous s’rez servi.

Le comte Hambank se déculotte. Il propose son postère à une partenaire imaginaire qui ne lui en prodigue pas moins la spécialité demandée. Il pâme ! « Encore ! » implore l’Allemand dans l’abominable langue de Gœthe.

Mais le mage intervient :

— Hé, oh ! Mollo, Dudule. On va pas passer la nuit sur ton oignon. Place aux aut’ ! Elle aimerait un’ p’tite gâterie privée, la p’tite dame d’compagnie à la vieillasse ? Quoi donc, ma poule, gênez-vous pas, d’mandez. V’voudriererez y pratiquer un’ p’tite langue su’ l’clito à la déesse ? Souate ! Mais dites-moi, mon p’tit cœur, vous donneriez pas dans l’gigot, av’c vot’ douarière ? On parille qu’é s’fait lichouiller l’veuvage, la mère ?

Ainsi, ce formidable maître de l’hypnose induit-il chaque personne présente à user des charmes de cette créature produite par sa seule imagination.

Te dire si l’ambiance est créée !

— Maint’nant, il est temps d’vous met’ à l’aise, fait-il. Tout l’monde à loilpé ! Si la vieille glaglate, on baissera l’air conditionné.


Je lui savais pas des dons de cette magnitude, à l’Enfoiré. Non seulement comme hypnotiseur, mais aussi comme organisateur de partouze. Je le croyais forniqueur, comme l’est un goret, mais aussi subtil, à ce point « cérébral », j’en tombe des nues (et des nus).

— Bon, fait-il, la fille au comte va s’occuper du peint’. V’s’êt’ encore berlinguée, mam’selle ? V’savez pas ce qu’ je cause ? Aucune importation, c’grand pendard va s’occuper d’vous. V’risquez pas grand-chose vu qu’il est chibré chipolata, l’barbouilleur ! Pour peu qu’y se crache su’ l’gland, ça passerera comm’ une lett’ à la poste. L’docteur rital, bien qui fasse intello, j’sus certain qui va bicher un panard géant avé l’modèle au peint’. Bon, sa rombière d’vrait s’respirer M’sieur Maldone, not’ hotte. Vous, comte, v’sereriez d’accord pour dire deux mots à l’ambrassadrice ? Moui ? Elle est pas affolante mais ell’s’trimbale un popotin phénoménal, qu’ t’y logerais un’escouade ! Quant à l’ambrassadeur prop’ment dit, on va l’charger d’convertir la p’tite gouinasse à mémé à la r’ligion orthodosque. Mémé, j’croive qu’on va la confier au professeur César, mon assistant, n’est-ce pas, professeur ? Comment ? Vous disez qu’vous préféreriez la jolie épouse hindoue à M’sieur Maldone ? J’regrette, c’est moi qu’j’ m’en charge : je raffole les brunes, é me rappellent Berthe ; mais j’vous la passerai tout c’qua de volontiers après usage si l’cœur vous en dira encore. Rest’ à caser la jolie blonde qui nous a reçus. Cell’-ci’ pas b’soin de tergir l’verset, elle’ est pou’ l’ professeur Antonius qui meurt d’envie d’se la râper.

« À présent, mes chers amis, que la digue du cul commence. Un pour tous, tous pour une ! Faut qu’ça va fumer, les gars ! Les ceuss qui s’raient à court d’imaginance n’auront qu’à copier sur moi et mes assistants ! »

Ainsi parla le mage Yamonoto Kadémaré, alias Béru.

IVRESSE

Ce fut une folle nuit d’ivresse.

Enchanteresse.

Câline comme une nuit de Chine.

Dévergondée, ô combien !

Cette hypnose collectivo-érotique, créée par le faux mage (de tête) enchevêtra ces gens férus de sciences diffuses. On leur avait déjà fait le coup du sommeil, celui des contacts établis avec l’au-delà, l’autosuggestion tactile, gustative, sonore, mille autres classiques du genre. Mais jamais encore l’hallucination sexuelle. Ils forniquaient à qui mieux mieux, dans un délire des sens totalement débridés. Ce n’était qu’enfilades, sodomies, fellations.

Les couples composés par Sa Grâce se défaisaient pour en composer d’autres. Ainsi vit-on la vieille veuve Bourrafon chevaucher d’autorité le comte, sa dame de compagnie gougnoter la belle Hindoue, le peintre tailler une plume au professeur italoche, l’ambassadrice filer deux doigts de cour dans l’oigne de Martin Maldone et bien d’autres prodiges ! La meute de médiums en rut glapissait, couinait, hurlait, dans une folle effervescence (de térébenthine). C’était un entrelacs de corps dénudés, un terrible grouillement de moisissures humaines, une noire partouze quasi luciférienne, un cyclone de chair en folie. Les objets, les meubles précieux du salon étaient brisés par ce bestial déploiement.

Après avoir savamment tiré Sonia Wesmüller, et comprenant que je ne satisferais pas son appétit inextinguible parce que, justement, il était inextinguible, je l’avais laissée à Béru dont la garce avait mis à sac le formidable appareil. Ensuite, son avidité, sa béanterie, l’avaient conduite entre les cuisses admirables de la belle Utérus de Cabinces et elle démenait plus fort que tout le monde en criant des ordureries comme on essaie des échos en des vallons tyroliens.

Content de son pouvoir, mon mage regardait déferler, une boutanche de champ’ en main. La buvait au goulot, ce qui le faisait feuler haut et fort. Terrassé par une émission séminale qui n’était plus de son âge, Pinaud dormait sur le tapis chinois. Les tapis chinois sont moins beaux que les tapis d’Iran, mais beaucoup plus épais, donc mieux aptes à recevoir le sommeil d’un homme de bien terrassé par la fatigue.

Ce remue-ménage indicible, cette fantastique copulation mondaine aurait certainement duré jusqu’à l’aube, voire au-delà, si un événement important n’était survenu, au plus fort de la mêlée.

Brusquement, un fracas de bois et de verre brisés avait dominé les râles de jouissance, les appels au paf, les implorations, les exhortations frénétiques. Cela s’était produit alors que la vieille conjurait le comte de la prendre en levrette, lui criant des graveleuseries dont la seule à peu près répétable, je trouve, était « Mais bourre-le donc à fond, mon vieux pot, salaud ! » Requête que le noble Allemand prenait en considération avec une grande bienveillance ; parce qu’on a beau dire, mais ces hobereaux teutons conservent encore une certaine classe, merde !

Donc, comme si l’enjoignement de la vieille peau était un signal, les deux fenêtres du salon avaient volé en éclats sous l’effet d’un double coup de boutoir. Une demi-douzaine d’hommes vêtus de trainings noirs et coiffés de cagoules, noires aussi, avaient fait irruption (et interruption) avec une agilité de singes, brandissant des armes sophistiquées, style pistolets-mitrailleurs, et couvrant instantanément tout le salon.

S’en était suivi un choc général. Un égarement comateux. Les bites s’étaient mises à pendre, les moniches à se refermer sur leur cloaque insane ; la pudeur à reprendre ses droits. Les dames croisaient les jambes et mettaient leurs mains salopes en conque sur leurs nichebards, les mecs attrapaient des coussins pour se cacher coquette. Les prunelles s’exorbitaient, les bouches s’ouvraient sur de muettes interrogations. La peur s’emparait. Montait. Moi-même, passablement dérouté, je me demandais d’où sortaient ces petits hommes noirs, si apparemment belliqueux.

Deux d’entre eux ont retiré le canapé de devant la porte du salon. Ils l’ont ouvert et trois autres mecs, pareillement accoutrés, surgirent du hall.

Le plus gros se mit à défrimer l’assistance. Je dis le plus gros, mais en fait, lui seul l’était, gorille parmi ces oustitis. Il me désigna en premier, puis Béru. Les péones nous emparèrent et lièrent nos mains dans notre dos. L’autre mec continuait de faire son choix. Il montra Martin Maldone. Bien que ce dernier fût à poil, on l’entrava tout comme nous, et on le poussa en direction de la porte. Enfin, ce fut le tour de Sonia. Elle aussi était à loilpé avec plein de chandelles romaines dans la région antarctique. Elle eut également les poignets liés dans le dos.

La scène était impressionnante par son silence. Ces petits hommes noirs affairés ne faisaient aucun bruit, ne proféraient aucun mot. Ils se mouvaient avec une folle agilité de Martiens.

Celui qui dirigeait le commando acheva son inspection mais ne choisit plus personne. Quand il eut terminé, il sortit un objet de la poche ventrale de son training noir, le tint entre le pouce et l’index pour le montrer à l’assistance.

C’était une petite statuette d’ivoire représentant un singe blanc.

SIRÈNES

Tu le sais, je ne suis jamais bêcheur avec moi-même. Aussi me dis-je, non sans familiarité : « Cette fois, mon bébé rose, tu l’as dans baigneur si profondément que ça te chatouille déjà la luette (je te plumerai !). L’opération « Singe Blanc », prévue par ce bon Larwhist, est en cours. Il m’avait prévenu que je jouais avec un bâton de dynamite allumé (ou d’Ovomaltine, voir la pube télé), et cette noble découverte de M. Nobel, qui devait faire tant de bruit, t’explose pleine poire.

« Tout à l’heure, mon chérubin, tes jolis testicules se balanceront dans les branches d’un arbre, kif les boules de Noël d’un sapin. Un tel déploiement de forces indique clairement le prix que cette organisation attache à notre capture. En apprenant la mutilation de sa grande fille, Kong Kôm Lamoon a lâché les chiens. « Le Singe Blanc » n’aura mis que quelques heures à nous retrouver, ce qui, à vrai dire, ne présentait pas de difficultés majeures dans une ville qu’il contrôle rigoureusement. »

Nous traversons le jardin. Un vaste fourgon noir, comme en utilisent les convoyeurs de fonds, est stationné devant la propriété. Les martiens ouvrent la porte arrière et nous y font monter. Il s’agit bel et bien d’un véhicule blindé. Éclairé par des meurtrières, le jour, et par des plafonniers, la nuit. Ses parois sont bordées de banquettes rembourrées. Un appareil à air conditionné entretient dans la caisse une température clémente. Nous prenons place sur les banquettes de gauche. Les lutins nous font face. L’un d’eux s’assied sur un strapontin fixé à la porte, laquelle a été verrouillée de l’extérieur. Entravés et gardés par une escorte aussi nombreuse et bien équipée, tout espoir d’évasion est à bannir.

Je me trouve assis entre Maldone et sa belle-fille. Ils sont « dégrisés » et leur nudité les épouvante presque autant que cette équipe d’hommes noirs.

— Charmante soirée ! fais-je à l’homme d’affaires.

Il est livide, avec même du gris sous les paupières. Il lui vient des tics, à moins que ce ne soient des frissons dus à la fraîcheur du fourgon ou à la trouille.

— Vous réalisez ce qui se passe ? lui demandé-je.

Mais il ne répond pas.

— Le Singe Blanc, non ? poursuis-je. Sans indiscrétion, vous traficotez avec cette organisation, Maldone ?

Il reste prostré. Y a rien à en tirer. Je me tourne donc vers la belle Sonia. N’avons-nous pas connu, très récemment, une certaine intimité et des épanchements ardents ?

— Vous avez déjà eu affaire avec « Le Singe Blanc », Sonia ?

Tu sais quoi ? Ah ! les gonzesses !

— Et vous ? qu’elle me répond avec aigrance.

Dis, toute nue et enfoutraillée dans ce fourgon, parmi ces niacouais en cagoule, faut du culot, non ?

— C’est la première fois, contre-mauvaise-fortune-bon-cœuré-je. Et je crains que ce ne soit également la dernière.

— Moi de même, lâche la belle.

— Mais vous savez de quoi il retourne, non ?

— Je pense.

— D’ailleurs, poursuis-je, il y a des tas de choses que vous savez.

— Qui êtes-vous ?

— Commissaire San-Antonio des Services Spéciaux.

Elle reste de marbre rose, comme toujours dans les cas rares (marbre de Carrare ! Bravo Santantonio, ça c’est du calembour qui vole haut !).

Pour la moucher, j’ajoute :

— Je me trouvais place de l’Opéra quand le petit coquin de Fluvio s’est fait descendre par vos potes.

Elle me file une œillée prompte.

Je poursuis :

— C’est moi également qui ai constaté le décès de votre époux sur le chantier qu’il visitait.

Elle continue de ne pas broncher, qu’à peine son dos s’arrondit légèrement.

J’ajoute :

— Je sentais que vous étiez au courant. Dommage que nous ne disposions pas d’un brin d’avenir, vous et moi, nous aurions des choses à nous dire.

Elle répond :

— Vous faites bien l’amour.

— Je vous retourne le compliment. J’aurais aimé savoir ce que vous maniganciez avec votre beau-père. Il est plutôt sympa, mais il parle peu. On devine l’homme simple, modeste. Il doit faire enlever le bouchon de radiateur de sa Rolls pour faire pauvre.

Elle murmure :

— Vous n’avez donc pas peur ?

— Pour quoi faire ?

— Et vous dites connaître « Le Singe Blanc » de réputation !

— Je dispose d’une faculté exceptionnelle, Sonia : je vis l’instant, seulement l’instant.

— Vous trouvez celui-là confortable ?

— Ne sommes-nous pas assis ? Certes, en ce qui vous concerne, ça manque d’une petite culotte et d’un soutien-loloches. Au fait, je peux vous passer mon veston. Ah ! non, c’est vrai, j’ai les poignets ligotés. Qu’êtes-vous allée faire chez Kong Kôm Lamoon, du moins chez son « bras droit » ? Toucher le prix de la soirée du 28 janvier ?

Elle soupire :

— C’est pour cela que vous êtes ici ?

— Dites, quatre meurtres, ça justifie le voyage, non ?

— Quatre ? s’étonne-t-elle.

— J’espère ne m’être pas trompé dans mes calculs : N’Guyen, à l’Auberge des Chasseurs ; Fluvio, place de l’opéra ; son ami Marien Simon, à l’hôtel Blatte et Confort ; enfin votre époux sur son chantier de Boulogne.

Elle soupire :

— Qui est Marien Simon ?

— Le garçon qui a avoiné votre époux au cinéma pendant que Daniel Fluvio vous « contactait ». Ce n’est pas vous qui avez programmé son trépas ?

— Absolument pas !

Sur ce, le fourgon ralentit. Vire à angle droit, s’arrête. Un double grincement. Je te parie une main de masseur contre la culotte d’un zouave pontifical qu’on déponne un grand portail.

Effectivement, nous repartons, mais pour effectuer quelques mètres seulement.

Et puis, terminus !


Sitôt la porte rouverte, mon sens olfactif perçoit un âcre remugle de port. Odeur de mer, de rouille, d’huile chaude, de denrées accumulées. Très vite, je constate que le fourgon est arrêté devant une échelle de coupée qui donne accès au ventre d’un gros navire noir. Nos ouistitis nous font descendre et nous propulsent sans ménagements (comme on dit toujours dans les livres d’action ; « sans ménagements », tu remarqueras : « Il fut poussé “sans ménagements” contre le mur ») vers les degrés métalliques. On gravit queue leu leu, façon forçats de jadis embarquant à bord du Lamartinière. (Que moi, l’établissement où l’on voulait me voir devenir expert-comptable portait ce nom redoutable et mérité, car ce fut mon bagne à moi, qu’étais à ce point doué pour rien que j’en suis là, aujourd’hui !).

Ce barlu est mixte. Cargo pour fret, paquebot pour passagers. Pas sympa. Sombre. Des plafonniers munis de grillage. Les coursives peintes en vilain brun caca-de-constipé.

On est assumé chacun par deux bougres qui nous conduisent dans des cabines-cellules. Un bat-flanc, un tabouret, un chiotte, un placard de fer. Éclairage inexistant. Près du bat-flanc, des chaînes rivées à la cloison, terminées par des boucles s’adaptant aux chevilles. Je suis entravé. Les deux champions se retirent après avoir éteint. Aucun hublot. Le noir complet. Tu te rappelles Cassius Clay ? Son trou du cul ! En plus sombre, je crois. Propice au recueillement.

Je m’allonge tant mal que bien sur le bat-flanc. Le navire est agité par un halètement continuel, preuve que ses machines sont sous pression. Je me sens « rompu de fatigue ». Tiens, y a des lustres que j’avais pas usé de cette expression à la con. « Rompu de fatigue. » Un jour je t’écrirai un book rien qu’avec des clichés et autres lieux communs. Le langage, faut vigiler mot à mot si tu veux pas chuter dans la misère grisailleuse du pré-dit ! On est viandés par les facilités orales.

Moi, tranquillos — et pour cause ! — je passe en revue les événements. Je t’en refais pas la liste, tu les as encore dans le cigare. La Sonia, je découvre qu’elle est de première grandeur. Maîtresse femme ! Elle était au courant de la mort de son vieux, et je te parie un abonnement d’un an au Gay Pied contre un godemiché à musique, que c’est pas la cousine Laborné (Marinette) qui l’a affranchie. L’assassinat de l’architecte était programmé. Ma main au feu, ou dans ta culotte, ce qui revient au même ! Prémédité ! Je sens tout avec mon gros pif de bien-membré ! Des instincts pulsifs qui m’arrivent, flashent ma comprenette. Mémère est venue à Singapour cette fois-ci, spécialement pour laisser zinguer son julot en toute tranquillité. D’ailleurs, a-t-elle tenté d’ergoter dans le fourgon quand j’ai joué cartes sur table ? La seule chose qui me surprend, c’est l’assassinat de Marien Simon à l’hôtel Blatte et Confort. Elle l’ignorait. Et je la crois lorsqu’elle affirme. Quelle raison aurait-elle de chipoter à propos de cette mort alors qu’elle acquiesce pour les autres ?

Épuisé par la fatigue (tiens : j’ai pas dit « vaincu par la fatigue »), je sombre dans un vilain sommeil pour chauve-souris gavée.

Un mouvement, des bruits, pour un bref instant, me ramènent sur les rivages de la saumâtre réalité. Notre barlu qui appareille. On perçoit des grondements de turbines. Y a des heurts, des secousses, des raclements de chaînes. Où diantre allons-nous ? Le fait qu’on ne nous ait pas liquidés est-il un gage d’espoir ?

Je me rendors. Souche ! Voilà. Dormir comme une souche (un loir, un bienheureux). J’approfuse, tu vois !

Confusément, je devine qu’on sort du port. Le barlu du pilote lance sa sirène pour un long cri d’adieu. Notre navire y répond de même. Le pilote lâche encore un coup bref, nous idem. Salut ! Terminé ! Vogue la galère !

PANURGE

Me lève pour licebroquer. Une chiée que l’envie me taraude. Tout à mon épuisance, je différais. Mais à présent ma vessie ne veut plus jouer. Les vases communicants, c’est inexorable. On compose pas avec.

En pissant, je nous sens chahutés par la houle. Je visionne ma tocante à chiffres et aiguilles phosporescents. Elle marque onze heures vingt. De quoi ? Du matin, du soir ? J’ai perdu la notion. Je dirais plutôt du morninge car j’aurais pas pu contenir ma lancecaille si longtemps.

La faim me taraude. J’évoque avec nostalgie les plateaux d’amuse-gueules que proposait la valetaille de Martin Maldone, hier soir. J’ai souvenance d’un toast aux œufs de caille-mayonnaise qui me fait saliver. Il paraissait grillé à point, juteux, ce toast.

Oh ! merde, la bouffe ! La bouffe ! Sempiternelle. Claper, déféquer, claper ! La fête biquotidienne. La consolation. Un de mes potes boulimiques, un jour, en détresse, me fait soudain : « Heureusement que je mange ! » Le chéri. Fallait le voir tortorer de dos. Cette puissance dans les deltoïdes ! Ce lent mouvement de marée. La manière qu’il engloutissait de tout son corps. Mobilisation générale des organes : estomac, foie, reins. La passivité admirable de ses boyaux, ce gros con ! « Heureusement que je mange. » Moi, ça m’est resté comme doctrine. Quand je vois quelqu’un atteint de plein fouet (autre facilité de langage) par le chagrin, je me dis, à travers ma compassion : « Heureusement qu’il va manger. » Le poulet chasseur, les rognons au madère, le gratin de fruits de mer restent un dernier secours. Le gus (ou la nana) en désespoir, lentement sera happé par ce qu’il happe. C’est la superbe connivence du bide et de l’âme. L’esprit prend sa source dans une bouteille de pommard.

Mangez, le temps fera le reste ! Bande de dégueulasses que nous sommes ! Tripes pleines ! Chieurs ! Cachons-nous, saligauds ! Faisons l’autruche devant le malheur, la tête dans la cuvette de nos chiottes !


À midi presque tapant, ma lourde s’ouvre. La lumière qui me saute aux yeux me fait mal comme un jet d’acide.

Ils sont encore deux, non masqués. En tenue de matafs. Des Asiatiques. Impavides, toujours. Tu ne distingues rien de leurs sentiments dans l’obliquité de leurs regards. Me désenchaînent.

Je boquille un peu en me déplaçant, biscotte l’ankylose. La coursive. Mes compagnons d’infortune quittent également leurs cabines-cellules.

— Salut, mec ! me lance Béru. Si j’te direrais comme j’ai roupillé comme la Loire ! J’sus fraise et dix pots !

On avance file indienne. Le Mastar qui arque derrière moi continue de jacter :

— T’sais, mon numéro d’isnose, hier soir ? Je croive savoir d’où qu’il m’vient. C’est d’puis qu’j’m’ai mis à rédactionner mes mémoires… J’ai la gamberge en surcharge. Ça turbine sous ma coiffe, grand. Un amphigouri pas possible. J’sus plein d’flashes, d’idées bizarrement étranges et singulièr’ment curieuses. Comme des bouffées qui m’viendreraient on ne sait d’où. T’vois, c’te noye, tous ces bourgeois, j’leur causais comm’ si j’ voiliais déjà c’qu’y s’apprêtaient à faire : leurs emmanchages, pipes, broutages, branlettes et consort. D’la prémunition. J’avais qu’à dire et y f’saient comm’ si c’ s’rait été inductable. J’ narrais c’que j’allais assister et y z’accomplissaient c’ que j’esprimais. L’cerc’ magique ! Tu prévoyes et ça s’opère ! Tu penses qu’c’est un pouvoir qu’j’ détiènerais ?

— Probable, lui fais-je par-dessus mon épaule. Souviens-toi, dans cette partie de mes souvenirs que j’ai intitulé Les Prédictions de Nostrabérus, déjà tu montrais des dons parapsychologiques indéniables.

— Mouais, c’est textuel, convient Bérurier. Faudra qu’j’ cultive ça à l’avenir.

L’avenir !…

Quel drôle de mot en ce drôle d’instant dans ce drôle de lieu ! Il a l’optimisme chevillé au corps, Pépère.

Un escalier nous fait accéder au pont supérieur. Là, le barlu devient plus sociable. Les parois sont revêtues de similiacajou (dans mes dictées de la communale, j’écrivais toujours acajou avec deux « c ». Je trouvais qu’un seul ne faisait pas sérieux. C’était de l’acajou de mauvaise qualité). Des baies vitrées laissent entrer le soleil à flots. On voit la mer d’un bleu de drapeau.

Notre cortège est guidé jusqu’au grand salon du navire. Pièce assez vaste, allant d’un bord à l’autre[9]. Y a des couleurs pimpantes, des dorures. Une étendue de fauteuils pelucheux, une scène de spectacle avec un rideau rouge.

Ce qui me frappe, c’est de voir une haie de projecteurs braqués sur les sièges du premier rang. De face, une énorme caméra de télévision avec deux techniciens. Les matafs-gardes-chiourme nous font asseoir dans les fauteuils éclairés. Cette intensité lumineuse qui nous est prodiguée, après notre séjour prolongé dans la complète obscurité, nous brûle les paupières.

Nous voici placés sur un rang. Il y a : Maldone, Sonia, moi et Béru. Un technicien du son vient disposer des micros à la hauteur de nos bouches.

— Non, mais tu penses qu’on va participationner à un’ émission d’téloche ! exclame l’Endoffé.

— On dirait.

Je me tourne vers Sonia Wesmüler. La trouve d’une pâleur de cire. De triste cire. Presque bleutée. Elle s’est défardée au fil des heures. La fatigue commence à diluer son visage. Sa beauté s’efface comme une aquarelle exposée au soleil. Les gonzesses, elles ont bien raison de se peinturlurer, sinon, passé dix-huit ans, elles ne ressemblent plus à grand-chose, privées du concours de la cosmétologie. Mais de toute manière, je les raffole.

Elle est aux aguets, Sonia. Traquée, vaincue, épuisée à force d’appréhension.

Je me penche sur elle.

— Douce amie, lui dis-je, avez-vous vu jouer L’inconnu du Nord-Express ?

— Je ne sais pas, dit-elle, l’esprit ailleurs.

— C’est l’histoire d’un type, dans un train. Il lie connaissance avec un inconnu. Se confie à lui. Son ménage marche mal, il n’est pas heureux. Alors, l’inconnu lui fait une étrange propose : il liquidera son épouse, après quoi, l’autre lui rendra sa politesse en supprimant une personne qui lui sera désignée. Je ne vous raconte pas tout le film qui est passionnant, mais ce point de départ me fait songer à votre propre histoire. Vous ne trouvez pas ?

Elle répond rien. Dans les vapes, la blonde !

Les hommes qui nous entourent sont nombreux : une quinzaine au moins ; chacun tient un pistolet-mitrailleur retenu à sa ceinture par une chaînette.

Le rideau rouge s’écarte. Au beau mitan de la scène, se trouve un écran de cinoche d’au moins trois mètres sur deux. Un Chinetoque manipule des bistounets sur un cadran proche. Tout cela s’opère en silence. Pas une seule fois je n’ai entendu parler l’un de ces hommes. Ce mutisme a quelque chose de fantasmagorique et donne à notre aventure un climat de cauchemar au ralenti.

L’écran s’éclaire. Une lumière vive mais laiteuse, striée de traits fulgurants s’empare de la toile. Et puis comme une image y naît. Une image chavirée, comme lorsque la caméra est livrée à elle-même. On a branché la sauce, mais on ne maîtrise pas encore l’objectif. On croit voir un mur, le haut d’un lit. Travelling à gauche qui capte une potence d’hôpital à laquelle sont accrochés, comme à un arbre sec, les étranges fruits que sont des poches en plastique gonflées de liquides à perfuser. On dévale le long d’un conduit de caoutchouc, jusqu’à un bras gracile. Une forte aiguille est enfoncée dans la veine d’un poignet, maintenue par du sparadrap. L’objectif, à présent manœuvre, descend le long d’un corps féminin allongé sur une couche et vêtu d’une chemise d’hôpital. Cette dernière cesse. On découvre des genoux, des mollets et tout à coup : le choc. Deux pansements couronnent des chevilles privées de pieds. L’effet ! Je te dis pas ! Saisissant. D’une brutalité sans nom.

Gros plan sur Chiang Li. Elle a la tête sur l’oreiller. Ses traits sont creusés, son regard presque clos, sa bouche retroussée par la souffrance.

— Bonjour, dit-elle. Je vous vois !

Là, l’objectif la perd, décrit un balayage en cent-quatre-vingts degrés, et capte un moniteur (on nomme ainsi, dans les studios, les postes témoin rendant compte de l’émission en cours à ses protagonistes). On nous distingue sur le moniteur. Coup de zoom. Oui, c’est bien notre quatuor. Nous sommes donc en communication directe avec « la Princesse » !

Retour rapide sur elle. Très gros plan, même. Sa bouche devient présente.

Elle dit :

— C’est triste, n’est-ce pas, qu’il vous manque les deux pieds quand vous avez vingt ans !

Un chuchotis. Elle tient par l’énergie, Chiang Li ; plus exactement par la haine. On devine en elle le feu implacable de la vengeance.

— Qu’est-ce ell’ a dit ? demande le Gravos.

Je ne traduis pas, car la fille poursuit :

— Depuis mon lit de clinique, je vais vous juger tous les quatre. J’ai contre chacun de vous des griefs graves.

Là, elle est à deux doigts de vaper. Une main entre dans le champ et lui tend un minuscule flacon de porcelaine dont elle respire l’orifice avec préciosité. Il s’agit d’une de ces décoctions chinoises aux usages multiples : appliqué sur une blessure elle la guérit ; respirée, elle insuffle l’énergie ; prise par voie buccale, elle combat les maux de ventre ou les refroidissements. La panacée, quoi !

Effectivement, la blessée reprend de la vigueur. Elle se saisit d’une poignée pendant d’une potence et, en grimaçant, se remonte quelque peu sur son oreiller.

— Martin Maldone ! appelle-t-elle. Levez-vous !

Le beau-dabe de la môme Sonia se dresse, gauche et blafard. Il est déjà conditionné, le con, transformé en inculpé docile.

— Je vous accuse de m’avoir trahie, fait Chiang Li.

— Mais… non ! balbutie mollement le bonhomme.

— Si ! Vous étiez en affaires depuis très longtemps avec mon père, et c’est vous qui lui avez révélé mes activités secrètes. Niez-vous ?

Maldone hausse les épaules.

— J’ai cru bien faire… Vous êtes si jeune… Je vous connaissais peu tandis que j’étais au mieux avec Kong Kôm Lamoon.

Il se tait.

— Vous m’avez trahie ! répète Chiang Li avec une faroucherie que tu peux pas savoir combien.

Du coup, devant cette opiniâtrerie sans réplique, « l’accusé » baisse la tronche. Elle lui fait donc si peur, la « Princesse » ?

— Pour ce terrible préjudice que vous m’avez causé, je vous condamne à mort ! tranche l’irascible amputée.

— Oh ! non ! exclame le gus. Oh ! non !

Chiang Li appelle :

— O !

Un mec qui se tenait à l’écart dans le salon du bateau, s’avance face aux objectifs. Un type jeune, beau, chinois, vêtu à l’européenne. Il s’appelle « O ». Juste une voyelle. T’imagines sa signature à cégigo ? Un trou du cul ! « O ».

Chiang Li le considère sur son moniteur. Elle lui jacte en chinetoque. Le beau garçon écoute avec ferveur, puis s’incline. Il sort une boîte chromée de sa poche intérieure. Dedans, il y a une seringue pas plus grosse que mon petit doigt. Il s’approche de Maldone, lequel dénègue comme un perdu. Mais deux matafs « s’occupent » de lui.

Un qui le ceinture par derrière, le second qui lui tient le bras en avant.

Le beau Chinetoque enfonce son aiguille dans une veine. Ça ne dure pas plus de quatre secondes. Et encore, j’exagère ! L’opérant récupère sa seringue, la replace soigneusement dans sa boîte et va reprendre sa place initiale.

Maldone est hébété, flageolant. Plus livide, y a qu’un mort ! Et encore : un pas frais ! Les deux gardes le forcent à s’asseoir. Ils l’attachent au dossier de son fauteuil au moyen d’une sangle de cuir.

— Vous n’éprouvez rien, n’est-ce pas ? demande Chiang Li.

Il ne répond pas. Impossible. Hébété par sa trouille.

— Et cependant, reprend-elle, dans moins d’un quart d’heure vous serez mort, monsieur Maldone. Vous éprouverez brusquement une grande bouffée de chaleur. Tout se bloquera en vous et vous mourrez dans un violent spasme douloureux. À vous, madame Wesmüler ! Debout !

Sonia essaie de se dresser, mais elle chancelle trop et un garde la soutient.

— Vous, déclare Chiang Li, vous avez assassiné en France un homme à qui je dois beaucoup, mon cher N’Guyen Van Chou. Vous avez agi à l’instigation de mon père.

Quand elle évoque son père, son nez délicat se fronce et elle a une crispation des mâchoires. On pige que le grand respect et l’infinie tendresse dont elle entoure son géniteur dans la vie, c’est du royal bidon. Frime et poudre aux yeux ! Cette connasse est la vipère que Lamoon a chérie, gâtée, protégée. En réalité, et pour des raisons qui me demeurent obscures, elle le hait plus que tout au monde.

Elle continue :

— Reconnaissez-vous avoir fait sauter la tête de N’Guyen d’un coup de fusil ?

Sonia secoue la tête.

— Non, non, je…

— Si vous niez, je vais donner des instructions pour qu’on vous fasse avouer, car je suis certaine de la chose, et vous regretterez d’avoir menti !

Comme pour diverser, Martin Maldone émet une espèce de toux brisée. Il se crispe sur sa chaise, violit, se met à trembloter. Sa bouche est béante, son regard proéminent. Quelques soubresauts et il s’affaisse. (S’il n’avait pas les mains entravées, j’aurais écrit : « il touche son cœur et sa fesse », parce que c’est très drôle comme calembour. Ça fait beaucoup rigoler : les gendarmes, les douaniers, les stewards, les prêtres, les agents de maîtrise, les employés au Gaz de France, les garçons de bureau, les internes de garde, les pédés, les diplomates en poste dans un pays sous-développé, les caissières de grands magasins, les dames-pipi, les dames-caca (ce sont souvent les mêmes), les cosmonautes en orbite longue durée, les grands malades, les coureurs cyclistes, les chercheurs (quand ils ne trouvent pas), les détenus, les avocats, les juges d’instruction, les instituteurs en vacances, les professeurs en cours, quelques plombiers, mon éditrice, Bertrand Poirot-Delpech, Jean Dutourd, Jacques Attali, Jérôme Garcin, le nonce apostolique, Alain Prost, Maurice Rheims, Patrice Dard, D.D. Sardat, Antoine de Caunes, Lady Di, et six cent mille autres personnes encore dont je fournirai la liste un jour que je serai à court d’inspiration.)

Mais bon, ce con de Maldone n’ayant pas l’usage de sa main, impossible qu’il touche son cœur et sa fesse. Il s’affaise simplement, perdant, presque simultanément l’usage de la vie.

Ce décès annoncé paralyse Sonia.

Chiang Li murmure :

— Je l’avais prédit. Madame Wesmüler, je vous repose la question : avez-vous tué mon cher N’Guyen Van Chou ?

— Oui, fait Sonia dans un souffle.

Toujours dans ces instants de grande tension : « dans un souffle » ! Je te recommande bien. Ça fait partie du jeu. Si on n’avoue pas ce genre de truc « dans un souffle » t’as raté le coche. T’es un lavedu écrivailleur. Une bouche d’égout inutile.

— Très bien, fait Chiang Li, qui cache son triomphe en respirant de nouveau le contenu du flaconnet.

Un temps assez long s’écoule. Chiang Li récupère.

— Pour ce forfait vous méritez également la peine de mort, dit la gracieuse Chinoise, si ravissante en plein, malgré ses pattounes nazées, si exquise baiseuse, mon vieux !

Charogne, comme elle t’emporte le copeau ! Et ce frifri asiate ! Pas du tout le musc, il sent, comme l’eût affirmé Pierre Loto, lieutenant de vessie, qui prenait du rond comme un forcené, je m’ai laissé dire ! Les Chinoises sentent le musc ! Incontournable dans les littérances extrêmorientales. Le musc ! Les cervidés, oui. Mais les Chinoises, elles sentent la chatte, comme nos pétasses de par ici. La chatte, mon vieux, avec tout son registre depuis la tendance 5 de Chanel jusqu’à la culotte négligée !

— À l’issue du procès, reprend-elle (elle appelle ça un « procès ». C’en est un, après tout, dans le style Ceaucescu. Un, deux, trois, quatre, cinq et cinq qui font dix : out ! Feu ! Poum ! Au tas ! Justice expéditive est faite), vous serez enfermée dans une cage grillagée lestée de fonte et plongée dans la mer. Mais vous serez immergée très lentement, centimètre après centimètre, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que votre bouche contre le grillage. Asseyez-vous !

La pauvre Sonia ne se le fait pas répéter.

Dans son lit de souffrances, Chiang Li renifle encore un petit coup de regonflette. Ça ne lui donne pas des couleurs, vu ses origines, mais ça la requinque un chouïa. Elle présume de ses forces. Sa haine est trop impatiente. Elle aurait dû attendre plusieurs jours avant de nous « juger ».

— Debout, commissaire San-Antonio !

Son doigt léger (elle en a encore une dizaine aux mains, mais comme elle en braque un seul dans ma direction, c’est-à-dire vers l’objectif, je l’appelle « son » doigt) m’accuse.

— Debout ! rigolé-je (elle me fait rigoler tôt, comme dit Alfred, l’amant des Bérurier qui raffole l’opéra). Debout ! Non, mais ça va pas la tronche, ma poule ! Debout ! Devant une pétasse qui a pris ma bite dans les miches pas plus tard qu’hier ! Demandez à l’infirmière de garde un autre petit calmant. Vos accusations et votre sentence, « fleur de foutre », je me les mets au rectum, comme disent les éboueurs de chez nous.

Elle est hors d’elle, Ninette Lajaunie. Et c’est ça qui me botte. Mince satisfaction de la filer en renaud, mais satisfaction tout de même !

— À mort ! Fait-elle. À mort ! Pour vous, si viril, si fringant séducteur : le pal ! Le pal ! On vous le fera subir tout à l’heure devant ces caméras afin que je puisse suivre votre agonie de A à Z, comme disent les chiens d’Occidentaux[10]. Quant à l’immonde pourceau à sexe d’éléphant assis à votre droite qui m’a privée de mes pieds, je lui réserve une fin horrible : il aura le sexe et les bourses tranchés au ras du bas-ventre et par ce trou d’eunuque ainsi pratiqué, on lui enfilera des mille-pattes géants qui mettront des jours à le dévorer. C’est là le pire supplice inventé par mes glorieux ancêtres.

— Elle cause de moi ? me demande le Mastar qui se voit désigné par la belle mutilée.

— Un peu, confirmé-je.

Je lui rapporte la sentence. Mon compère ne s’affole pas.

— Tu voudrerais d’mander à la môme si quéqu’un cause français su’ c’barlu de mes fesses ?

Je traduis en anglais.

— Pourquoi ? demande Chiang Li.

— Pourquoi ? transmets-je au Gravos.

— Pour montrer qu’qu’chose à la miss, il répond.

— Pour vous montrer quelque chose, traduis-je.

Elle paraît quelque peu surprise. Puis, s’dressant à tout l’auditoire, elle lance :

Kiki co ze fran cé i ci go ?

Un niac s’avance jusqu’aux cameras. Se prosterne, puis se touche les bourses, ce qui doit constituer le salut réglementaire de l’association selon un protocole préétabli. Chiang Li lui donne un ordre. Alors le gars se tourne vers Bérurier.

C’est un petit homme au crâne dégarni, genre tête de nœud. Il lui pousse juste du follet dans le cou, mais très long, et césarin attache cette mèche basse à l’aide d’un ruban noir.

— Je parle français, fait-il en zézayant un peu.

Sa Majesté a un léger acquiescement puis se met à mater le gusman dans les châsses, et crois-moi, c’est duraille de flasher un Asiatique à la pénétrante. Le Gros retrouve sa voix de médium.

— Mec, t’es un gars superbe, articule Béru. Tu sais qu’on est tes potes intimes, moi et mon ami. On est les r’présentants d’ton bon Dieu. C’est c’con de Fucius qui nous envoye biscotte y veut qu’on va faire d’ta pomme un vrai king ! Riche à crever, tu s’ras. Bourré d’osier ! Et y aura tell’ment de nanas qui t’bricol’ront la membrane qu’tu devreras t’ mett des pièges à loups autour du zifolo, pas qu’é t’ l’arrachent à force d’trop tirer d’sus ! Maint’nant qu’ t’as compris à qui dont t’as affaire, brin d’homme, sors c’ couteau d’ ta ceinture et viens nous couper ces ficelles qui nous empêchent d’ gratter nos morpions.

L’homme, hypnotisé, dégaine et se penche sur Béru. Crac ! Il sectionne ses liens. Demi-volte, recrac ! il tranche les miens.

Alors là ça commence à tolléer dans le grand salon. Mouvements divers.

— Dis-leur qu’j’sus l’ détroit d’ messie et qui s’ calment ! grogne Béru. Qui z’écoutent mes pensées pisqu’y entravent que pouic à ma langue qu’est c’ pendant la plus bioutifoule on the rock !

Le Mammouth est dressé sur ses pattes arrière. Les bras tendus vers l’assistance.

— Holà ! Holà ! Mollo ! Mollo ! il déclame superbement avec de tels accents que j’en ai la chair de coq.

Mais il est donc vraiment surdoué, cet être légendaire ? Nanti de LA CONNAISSANCE. LA PUISSANCE ET LA GLOIRE, c’est son fief, sa tasse de thé ! Les mecs se trouvent comme paralysés. Extatiques. Ils semblent écouter des vois lointaines montant de la nuit d’un marécage. À force de tension, Béru craque une louise. Il est immense, formidable avec ses bras musculeux. Sa voix de centaure (lui dixit) roule comme une tirade de Hugo dans le grand salon des Rothschild.

— On se calme, mes drôles ! I am the kinge ! I am vot’ god à tous. Et meme vot’ god miché si y aurait des dames à bord ! P’tit mec ! Dis à tes frères qui dussent s’agenouilleler d’vant leur raie d’empteur.

Là, il file un nouveau pet de force quatre.

Depuis sa clinique, Chiang Li ne pige pas ce qui arrive. Ne comprenant pas les mots proférés par le Sublime, elle va d’un point d’interrogation à un point de suspension ; d’un point de suspension à un point d’exclamation ! Puis elle se met à bieurler en Chinois.

— Sana ! Va y couper l’ jus, c’te connasse, avant qu’é m’ casse la cabane ! m’enjoint Deculasse.

Je prends une démarche de somnambule sur le toit pour aller arracher le fil de l’écran vidéo. Vide et haut !

Vide intégral. Finie, la belle Chiang Li si « moignonne ». Elle doit les avoir à la caille, cette donzelle infernale. Se demander ce qui se passe à bord. L’origine de cette renversée. Mutinerie ? Révolution ?

Sa Glorieuse Majesté ordonne à son médium de libérer Sonia ; puis ensuite, aux deux (Sonia et le médium) de collecter les armes des assistants. Bientôt y a haut commak de pistolets-mitrailleurs aux pieds de Jules César.

Alexandre-Benoît prend acte de la situation. Il murmure :

— Bon, écoute, le grand, mon flirt (pour philtre) agit. Mais j’ vas pas pouvoir garder ces figures de fifre ensuquées jusqu’à la Saint-Trouduc. Y sont trop nombreux à contiendre. J’ m’illuse pas : mon don, c’t’ un coup d’ flou, un charme ; mais au premier gazier qui va s’ pointer, y se rompira et on s’mettrera à jouer Volga en flammes dans l’ landeau[11]. T’as une soluce à proposer, toi ? J’avoue qu’ j’ désempare. C’est telle’ment si coton déjà d’avoir pu juguler tout c’ trèpe… J’ voudrerais pas gâcher not’ chance.

— Panurge ! fais-je.

— Hein ?

— As-tu entendu parler des moutons de Panurge ?

— De vue, mais j’ pige pas l’ rapport.

— Un mouton a été foutu à la mer et tous les autres ont suivi.

Je vais à l’une des baies vitrées du salon. Elle est bloquée total, question d’étanchéité. Je ramasse une pétoire et tire une salve dedans. Le gros verre sécurit fait des petits. Avec la crosse, je dégage l’ouverture.

— Renforce ton hypnose et dis-leur de sauter au jus.

— Y sont pas cons à c’ point ! hésite mon ami.

— Ordonne-leur toujours, qu’est-ce qu’on risque ?

Le Mastar se tourne vers son « client » qui parle français.

— L’ jour de gloire est arrivé, mon lapin ! annonce-t-il. T’ vas dire à tous tes potes de t’ suv’ et tu saut’reras à la baille. Croive pas qu’ vous vous noiererez, mec ! C’est l’ Paradis qu’ v’ s’allez trouver ! Eau courante, tout confort ! Un bonheur complet ! Allez ! Exécution !

Le niac à tête de nœud jacte en toute ferveur. Puis il s’élance et plonge tête première dans le vide. Pas un temps mort ! Ses compagnons se bousculent pour l’imiter. Ça ressemble à une panique générale. Comme si le barlu cramait ! Ils jouent des coudes à qui se balancera avant l’autre. En un clin d’œil, le salon est vide. On en est médusés. Je me penche par la baie. Ce plongeon collectif a attiré l’attention des autres matafs du bord et ça s’évertue sur tous les ponts. Des ordres, des cris ! Bientôt le navire ralentit. On balance aux barboteurs toutes les ceintures disponibles, des gilets, des planches d’écoutille qui deviennent planche de salut.

— Il s’agit de profiter de cette monstre effervescence, dis-je. Prenons chacun deux pistolets et allons tenter notre chance. Vous nous suivez, Sonia ?

BUTTERFLY

Le bol ! Je vais te dire une bonne chose, c’est le bol ! T’as ceux qui en ont et ceux qui n’en ont pas. Nous, faut bien reconnaître que nous en avons tellement qu’on est obligés d’en entreposer au grenier pour l’hiver suivant.

La suite, ça se passe de la manière suivante.

Pour opérer le repêchage des zozos qui se sont propulsés à la baille, leurs potes ont stoppé le bateau mis, je te répète, les chaloupes au jus, et ouvert les portes coulissantes servant à l’embarquement, au niveau du pont C. C’est par cette vaste ouverture que nous sommes arrivés. Il y a un grand espace nu où les matelots s’agitent. Penchés à l’extérieur, ils aident la manœuvre de mise à l’eau des chaloupes, ce qui est moins rapide que tu n’imagines. Histoire de gagner du temps, ils se servent déjà d’un Zodiac à moteur manœuvré par deux gus, et ont commencé à repêcher quelques connards. Ils les hissent avec des cordages et un palan par la béante ouverture.

C’est alors que nous nous pointons, Sonia, le Mammouth et Bibi. Ces enfoirés nous tournent le dos, accaparés qu’ils sont par leur manœuvre. On se concerte d’un seul coup d’œil, Bibendum et moi. Un double rush ! Irrésistible.

Vlouf ! Vlouf ! Vlouf ! Vlouf ! En une preste démenade d’épaules, de hanches, de pieds, on a fait table rase en virgulant les sauveteurs.

Voilà tout ce beau trèpe qui pattouille et s’étouffe autour du Zodiac. Alors, le formidable San-Antonio, celui qui remplace le beurre, les maris absents, l’onguent gris et les godemichés en réparation, empoigne la corde destinée à hisser les rescapés et, avec une souplesse de sapeur-pompier, se laisse couler jusqu’à l’embarcation de caoutchouc. Là, pas à tergiverser : j’active à la crosse d’acier bruni ! Tous les zigs au jus ! Coup au menton, coup sur la tempe. J’y vais de la savate également. Faire lâcher prise aux prétentieux qui veulent grimper dans le Zodiac (c’est bon signe !). Une embardée. C’est le Mammouth qui m’a rejoint, manquant renverser le canot.

— Sautez ! Vite ! crié-je à Sonia, penchée à trois mètres au-dessus de nous.

Elle hésite. Elle a tort. On entend crépiter une arme à répétition. La mère Wesmüler soubresaute et choit, criblée de balles. La mer se teinte de rouge. Un Chinois armé se pointe pour nous jouer un air de moulinette. J’ai le réflexe opportun de l’asperger le premier.

Ensuite, je veux pas le savoir : le large ! N’importe lequel ! Je lance le moteur plein pot. Le Zodiac fait une cabriole et se met à tressauter sur l’eau. Depuis le barlu, on nous canarde, mais je louvoie, comme disait Colbert[12].

Béru, agenouillé, répond par des tirs au coup par coup. Il adore cartonner. Lui, il en est resté aux fêtes foraines de Saint-Locdu-le-Vieux, l’époque où, pour la première fois, il a eu une carabine entre les pognes. La distance croît entre nous et le barlu.

Ensemble, nous exhalons un grand soupir. Mon âme s’élève vers mon créateur qui n’a pas permis que je sois encore décréé. On est passés près de la cata, mon drôle. Quand je pense aux délices que Chiang Li avait prévus pour nous, j’en claque des ratiches rétrospectivement.

— Un vrai velours ! déclare le Mammouth pardessus le ronronnement du moteur.

Je me repère au soleil. Nous sommes en pleine mer de Chine méridionale, loin des côtes. Le moteur de trente-cinq chevaux n’est alimenté que par une nourrice d’une cinquantaine de litres. Pas de quoi faire le tour du monde ! J’en tapote les flancs, sur la partie supérieure ça sonne le creux !

Mais je t’ai dit que nous avions du bol.

— C’serait-il pas un barlu qu’j’voye su’ l’bâbord d’not’ tribord ? questionne mon vieux loup de mer.

Pas à lésiner ! Je mets le cap sur la tache blanche signalée par mon Christophe Colombin de service.

Sur la mer calmée

Un jour une fumée…

Ah ! chère mère Butterfly, comme je pense fort à toi en cet instant d’extrême action. Avec onction. Et extrême onction.

Il faut nous placer sur la trajectoire du yacht aux lignes pures qui se précise, tandis que, loin derrière, notre bagne flottant n’est plus qu’un point indécis, mangé par le halo tremblant de l’éloignement.

Je crois à un cauchemar.

Le barlu blanc ralentit effectivement et donne un coup de sirène bref, preuve qu’il nous a repérés. Le cauchemar, c’est quand nous sommes en mesure de lire son blaze sur la coque immaculée, écrit en élégants caractères bleus sertis de noir. Je te le dis ?

Il s’appelle Chiang Li II.

Après vous, s’il en reste !


Où le cauchemar devient un simple rêve, beau comme une lune de miel aux îles Borromées, c’est lorsque, notre Zodiac stoppé près du somptueux yacht blanc ultramoderne, nous apercevons deux silhouettes accoudées au bastingage et qui nous adressent des signes de bienvenue.

Qui vois-je, côte à côte ?

T’aimerais que je te le donne en mille ?

T’as pas les moyens. Je préfère t’en faire cadeau.

Kong Kôm Lamoon, mon vieux.

Et Pinaud.


Ça te va comme coup de théâtre, ou s’il faut rajouter du poil à gratter autour ?

CHEF

Il me fait songer à une chanson que fredonne fréquemment mon pote Hossein : Voyez-vous, le joli bébé rose ?…

C’est vrai qu’il ressemble à un bébé rose, Chilou. Tu sais quoi ? Il dort pas en suçant son pouce, mais presque. Elle a son poing sur sa bouche, cette chère vieille ganache !

Terrassé par le décalage horaire, voilà plus de soixante plombes qu’il en écrase. Il a bien dû se lever pour licebroquer, pourtant, non ? Mais alors, façon somnambule. Au radar, sans éclairer. S’est dégainé coquette à tâtons, a pissé au jugé et vite est revenu se pailler, le Dabuche.

Un cas !

Je lui secoue doucement l’épaule.

Il faudra que je réitère mon geste en appelant de plus en plus fort : « Monsieur le directeur ! Oh ! Oh ! patron ! » pour qu’enfin il exhale un long très long soupir et remonte ses stores. Il ébroue de la clape. On comprend que sa menteuse est collée au palais, qu’il a du fading dans le râtelier, la salive amère, l’estom’ en délabrance.

— Hein ? Quoi ? Oh ! c’est vous, San-Antonio. Je crois que j’ai somnolé un peu. Je voulais simplement me reposer, mais vous savez ce que c’est que le décalage horaire… Un bon bain, une collation et nous allons attaquer notre enquête ! Quelle heure est-il ?

— Dix-huit heures, monsieur le directeur.

— Bigre ! J’ai dormi tant que cela ?

— Il faudrait nous presser un peu, monsieur le directeur, notre avion décolle dans une heure et si nous le ratons nous n’aurons pas d’autre vol direct avant deux jours.

— Notre avion, quel avion ?

— Celui du retour. L’enquête est terminée, tout est solutionné.

Il se dresse sur un coude.

— Ah ! ça, garçon, quelle est cette plaisanterie de mauvais goût ?

— Ce n’est pas une plaisanterie, monsieur le directeur. Vous en êtes à votre troisième jour de sommeil. Pendant que vous récupériez, j’ai fait le nécessaire, aidé, j’en conviens, de Bérurier et Pinaud qui ont été bien inspirés en nous suivant jusqu’à Singapour.

Il se dégage du plumard, pose ses pieds très blancs aux ongles bien taillés sur la descente de lit.

— San-Antonio, confiez-vous à moi : vous êtes ivre-mort, n’est-ce pas ?

— Téléphonez à la réception pour vous informer de la date, patron, soupiré-je.

Il le fait. La réponse l’anéantit.

— Seigneur ! C’est une coalition !

— Monsieur le directeur, avez-vous remarqué que vous n’étiez plus seul dans votre grand lit ?

Il a un sourire flottant.

— Voudriez-vous dire que… que vous m’avez trouvé l’une de ces gentilles masseuses dont je convoitais la compagnie ?

— Pas de masseuse, monsieur le directeur : un masseur.

Il se retourne d’une pièce, regarde, touche, bondit hors du lit.

— Quel est cet homme, nom de Dieu !

Je crois que je l’entends jurer pour la première fois, Chilou. Lui toujours si maniéré, châtié, imperturbablement mondain.

— Un garde du corps, monsieur le directeur.

— Mais !

— En effet, monsieur le directeur.

— L’on dirait…

— Il l’est, monsieur le directeur.

— Qu’il est mort !

— À ne plus en pouvoir, monsieur le directeur.

— Qui l’a placé dans mon lit ?

— Bérurier et Pinaud, monsieur le directeur. Il fallait le planquer d’urgence, c’était pour nous une question de vie et de mort !

— C’est charmant ! Ces deux faquins se croient tout permis. Depuis combien de temps cette affreuse chose se trouve-t-elle à mon côté ?

— Je ne sais au juste, au moins une trentaine d’heures !

— Et moi qui rêvais que je dormais avec une fille superbe !

— C’était un rêve, monsieur le directeur.

— Vous vous rendez compte du scandale lorsqu’on va découvrir que j’ai reposé au côté d’un macchabée ! Et quel ! Un Jaune ! Je serai déshonoré.

— Onc ne le saura, monsieur le directeur, car on va venir le chercher et l’emporter discrètement.

— Vous êtes sûr ?

— Positivement, monsieur le directeur.

— Et qui ?

— Kong Kôm Lamoon.

— Le roi des bazars ?

— Lui.

— Mais…

— Peut-être serait-il préférable que je vous fasse d’ores et déjà un rapport oral des événements, monsieur le directeur ?

— On ne pourrait pas passer dans votre chambre pour ce faire ? La présence de ce mort m’incommode !

Il renifle son pyjama.

— Je ne sens rien ?

— Rien d’autre que « Eau sauvage » de Dior, le rassuré-je.

Nous franchissons la porte de communication, quittant ainsi l’endroit où le défunt repose pour gagner celui où il a été réalisé.

Je commande du thé à Pépère, ainsi qu’une montagne de toasts et des saucisses grillées. Puis j’attaque mon récit qu’il écoute d’une oreille prudente, voire hostile.

— En somme, patron, nous nous trouvons en face d’une affaire de succession au trône, telle que l’Histoire universelle en fourmille y compris l’Histoire de France. Lamoon, un roi des affaires et de la mafia sud-asiatique, a une fille qu’il chérit : Chiang Li. Il la comble, la protège, l’élève dans le luxe le plus raffiné. Mais l’enfant unique, l’enfant chérie, au lieu de communier avec lui dans la tendresse, le hait profondément. Pourquoi ? Parce que Kong Kôm Lamoon, il y a dix ans, a fait trucider sa mère qui le trompait. La fille l’a su et en a conçu un formidable désir de vengeance. Chiang Li est un être tout à fait exceptionnel. L’une des filles les plus sublimes, physiquement, qu’il m’eût été donné de rencontrer.

— Ah ! parce que vous l’avez rencontrée ?

— Mieux que cela, patron.

Il s’arrête, un toast en forme de mors à cheval devant la bouche.

— Voudriez-vous dire ?…

— Je le dis.

— Baisée ?

— Merveilleusement, dans le lit que vous voyez là !

— Salaud ! fait-il admirativement. Une Chinoise ! Mon rêve ! Et nous allons reprendre votre saloperie d’avion sans que…

— Voulez-vous que nous différions notre retour ? proposé-je charitablement devant l’ampleur de son désarroi.

— Oui, dit-il catégoriquement. Il est impensable que je ne sois venu à Singapour que pour y dormir. Il va falloir me trouver du cheptel, garçon ! Du surchoix ! Grâce et technique ! Je veux des culs enchanteurs, des chattes inoubliables. Des femmes reptiles ! Des professionnelles de très haut niveau. Vous allez organiser le festin de ma vieille bite, San-Antonio ! Son jubilée ! Son gala d’adieu ! Je veux un tapis de lèvres, une tornade de feuilles de roses, une jungle de chattes, des plantations de clitoris à perte de vue.

« Je suis tellement reposé ! Neuf ! Ardent ! J’entends qu’on me bricole de partout, Antoine. Qu’on me lèche le filet, l’oignon, les bourses ! Je veux des partenaires en pluie, comme sur un tableau de Magritte. Une pluie de putes raffinées, vous m’entendez ? »

— Je suis convaincu que Kong Kôm Lamoon se fera un plaisir de vous organiser cela.

— Merci ! Quel brave homme ! Je sens que je deviendrai son ami. Je l’aime déjà ! Vous pensez que je pourrai l’appeler Kong Kong ? Le tutoyer ? L’inviter à chasser la grouse en Écosse ?

Why not ? Puis-je poursuivre ?

— J’attends !

— Donc, cette fille fabuleuse, aussi intelligente que belle, aussi dépravée qu’intelligente…

— Dépravée, vous dites ? Oh ! mon Dieu, comme vous avez de la chance de me l’avoir pinée, cette connasse de merde ! Dépravée ! Ce pied géant, San-Antonio ! J’en salive. De partout ! Dépravée ! Y a qu’à vous que cela arrive, petit cochon !

— Et aussi cruelle que dépravée, conclus-je envers et contre tout, malgré les clameurs séniles du Vieux. Cette fille, dis-je, a décidé de supplanter son père. Prendre sa place, tel était son but. Shakespearien, n’est-ce pas ?

— Pas de trémolos littéraires, au fait, commissaire ! il me sort, ce vieux trognon de chou gâté !

Douche écossaise, l’apôtre.

— Elle commence à séduire un proche collaborateur de son paternel, comme qui dirait son bras droit, le dénommé N’Guyen Van Chou.

— Mort accidentellement à l’Auberge des Chasseurs, hé ? triomphe Achille.

— Exact.

— Vous voyez : je sais tout, Antoine. On croit m’apprendre des choses, me faire des révélations, mais Achille a tout sous sa superbe calvitie. Il laisse dire pour contrôler l’efficacité de ses subordonnés ; en fait, la vérité, il la détient d’instinct, dès la première heure, pleine et entière. Poursuivez, que je me rende compte.

Son numéro de vieux comique à la ramasse, je le connais, Chilou ! Cet orgueil incommensurable qui l’oblige à tenir les rênes et le fouet et à faire sien le plus léger détail d’une enquête, ça ne m’irrite plus à force de blasance. Il est ainsi, le sacré maniaque.

— Chiang Li a circonvenu ceux qu’il fallait et elle est entrée dans l’organisation du « Singe Blanc ». Elle y a pris du galon, tout cela à l’insu de son père. Superbe travail de sape de grand style. Boulot de termite. Elle grignotait l’empire Lamoon par la base, ou plus exactement, l’investissait sournoisement, mine de rien. Officiellement, elle demeurait la gentille fifille dévergondée à son papa. En réalité, elle prenait sa place. Et lui, aveuglé par son amour paternel, se laissait fabriquer comme un bleu.

« Et puis, au début de l’année, un grain de sable a grippé les rouages de la machine inexorable de la belle. Un garçon s’est pointé à Singapour. Un désœuvré, un presque voyou à la bite infernale. Français. Un pas grand-chose ! Un rien du tout ! Daniel Fluvio. Bricoleur dans le cinoche, mais grand organisateur de partouzes. Il s’était incorporé à l’équipe d’un film, employant ses nombreux temps mort à mettre sur pied (si je puis dire) des parties de trou du cul. La vedette du film, le producteur ricain, le cascadeur, d’autres, beaucoup d’autres !

« Au bout de quelques jours, la chose s’est sue dans la jet society frelatée de Singapour. Fluvio a tout de suite connu un franc succès car un tas de gens voulaient « en être ». Entre autres Martin Maldone, homme d’affaires européen établi ici. Un gars tous terrains, bizarre : il tripote dans des combines louches, épouse en seconde noces une Hindoue, se passionne pour la parapsychologie et raffole des parties fines. Le voilà donc « client » de Fluvio. Il n’est pas seul de l’endroit. Chang Li, cette exaltée du frifri, alertée par la rumeur, se fait “introduire” (vous me pardonnerez le terme, patron) dans le cercle des exaltés du cul rassemblés par Fluvio. En devient, là comme partout, la reine ! Car elle est une star des sens, patron. »

— Taisez-vous, Antoine, je sécrète ! râle le Birbe, un escargot dans la saumure ! Et alors ?

— Elle consacre dès lors une partie de ses journées aux fêtes galantes du jeune Français, à croire que les trouvailles de notre compatriote priment les raffinements asiatiques.

— Toujours pareil, émet Achille : chez nous, on n’a pas de pétrole, mais on a une bite ! Et on sait la faire fonctionner !

— C’est cela, applaudis-je. Superbe définition, monsieur le directeur.

— Et après, mon enfant ? roucoule le pigeon déplumé.

Tiens, je croyais qu’il savait tout, le Fameux ?

— Chiang Li commet alors une grave imprudence. Pendant ses séjours prolongés chez Fluvio, elle continue de vaquer à ses « affaires occultes » et téléphone souvent depuis la suite du gredin. Ce petit mec a du flair. Il sait qui est Chiang Li, s’est même constitué un petit album souvenir la concernant, car elle le fascine. Il la sait richissime et ça suffit.

« Curieux de la voir s’isoler régulièrement pour lancer des coups de fil, ce madré entend s’informer et, en douce, branche un magnéto sur sa ligne. C’est ainsi qu’il recueillera des communications qui, hélas, ont lieu dans un dialecte dont il ne sait rien. Il consulte alors Martin Maldone. Celui-ci parle le malais-chinoqué. Ces enregistrements sont pour lui une révélation : Chiang Li est devenue l’une des têtes secrètes du “Singe Blanc”. Son effarement est total. Il demande rendez-vous à Kong Kôm Lamoon et lui déballe le pot aux roses.

« Ce que furent les premières réactions du roi des bazars, je ne le lui ai pas demandé. L’incrédulité, probablement. Mais un bandit de son envergure se doit de creuser la question, de “l’explorer à fond”. Il ouvre une enquête et finit par réaliser que Maldone ne l’a hélas pas berluré. Il est bel et bien trahi par sa chère enfant, et également par N’Guyen, son âme damnée. Dans un premier temps, il décide la mort de cet homme. Mais il s’agit d’y aller mollo. Son décès rapide et brutal risquant de donner l’éveil au clan Chiang Li.

« C’est Maldone, son allié désormais, qui va trouver la solution. On va envoyer N’Guyen pour affaires en France et là-bas, Sonia, sa belle-fille, veillera à ce qu’il ait un accident. Étrange personnage que Mme Wesmüler. D’où vient-elle ? Qui est-elle ? Une aventurière sans doute, au passé chargé, qui a fait un mariage discret pour se faire oublier. Vous pourrez, si son cas vous intéresse, mettre des enquêteurs sur le sujet, monsieur le directeur. Et également sur Martin Maldone. Cela dit, l’un et l’autre ont péri dans cette étrange aventure et, selon la formule consacrée : “l’action de la justice est éteinte”. »

Le Dabe boit une gorgée de thé.

— Paix à leurs sombres âmes, déclame-t-il. Nous avons assez à faire avec les vivants pour ne pas perdre du temps sur le passé des morts.

— Amen, applaudis-je.

Je perçois un froissement dans la pièce voisine. Je vais couler un œil ultra-discret. Deux malabars, poussant un vaste chariot à linge sale, déménagent « la literie » du Vieux.

— Donc, la Wesmüler a tué N’Guyen, s’impatiente ce dernier.

— Nous n’en doutions pas, patron. Hélas pour elle, un garnement l’a aperçue sur le balcon. Et alors, c’est là que, comme souvent, le hasard nous en met plein la gueule : le petit brigand en question est un ami de Fluvio. J’ai appelé Paris et j’ai eu Jérémie Blanc. Il a pu retrouver le dénommé Michel Cramouillet à Lyon, d’où il est originaire, planqué chez une vieille tante à lui. Le gars a avoué. Il a bel et bien raconté l’histoire de l’Auberge des Chasseurs à son ami Daniel, lequel a compris le parti qu’il pouvait en tirer.

« Le côté inouï de la chose, monsieur le directeur, c’est qu’il a voulu faire chanter Sonia sans savoir qu’elle était la belle-fille de Maldone. Le magnéto et la cassette de Chiang Li dans sa voiture, étaient sans rapport avec la femme Wesmüler. Il conservait ce matériel en se disant qu’il aurait peut-être la possibilité de faire traduire la cassette en France car Maldone avait noyé le poisson à propos du texte mais le petit bandit avait flairé du louche, et le louche, c’était son violon d’Ingres. Il savait qu’il détenait un truc explosif et attendait son heure.

« Bon, j’en reviens au cinéma, quand, avec la complicité de son pote Marien, il fixe rendez-vous à Sonia après avoir évoqué la nuit du 28 janvier pour l’ébranler. Elle, que fait-elle ? Elle appelle son beau-père à Singapour, lequel alerte Lamoon. Celui-ci dispose de moyens d’action illimités. Que la jeune femme se rende place de l’Opéra, “le nécessaire sera fait”. Et le nécessaire a été fait. »

Il a fini de se colmater les brèches, le dirlo. Il tamponne d’un geste léger ses lèvres minces avec sa serviette.

— Et la mort du mari ? Hein, gros malin ? Vous avez l’explication de la mort de l’architecte ?

— Vous préféreriez me la dire ?

Et alors, tu vas voir le type pas croyable qu’il est, Chilou dans son genre. Baderne, hâbleur, vieux con, jusqu’au bout des ongles, mais chef flic pourtant. Sachant dégainer quand il le faut.

— Si vous voulez, Antoine. Depuis la mort de N’Guyen, il a des doutes à propos de sa femme. Mais comme il est amoureux, il les refoule. Seulement, l’agression du cinéma le fait réfléchir et alors il regimbe, questionne, montre les dents. La belle Sonia qui commence à en avoir assez prend la décision fatale : elle alerte Maldone, comme elle l’a fait pour Fluvio. Son beau-père lui conseille de le rejoindre d’urgence. En son absence, on clarifiera la situation à Boulogne-Billancourt.

Je méduse pis que le radeau que tu sais. Comme si les murs de Géricault me chutaient sur la bouille !

— C’est juste, patron. Comment savez-vous cela ?

Et lui, très simple :

— Mais, petit con, parce que je sais tout !

Il n’y a que vaille que vaille !


J’achève le récit de nos exploits à Singapour. Ma rencontre avec Chiang Li, puis avec son papa. La scène de radada dans ma chambre, l’intervention du garde du corps, celle miraculeuse du Gros qui me sauve in extremis, le bordel enchanté avec sa machine à broyer les étalons fourbus. Et puis le reste. Tout le reste et son train d’enfer… Le mage Béru. Notre évasion grâce au don surnaturel de Bibendum…

— Comment se fait-il que vous ayez été repêchés par Kong Kôm Lamoon, San-Antonio ? C’est inimaginable !

— Le génie pinulcien, monsieur le directeur.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Au cours de la séance d’hypnose, des gens du « Singe Blanc » sont intervenus. Ils nous ont donc embarqués, Maldone, Sonia, Béru et moi, mais n’ont pas pris Pinaud pour la raison bien simple qu’ils ne le connaissaient pas puisque le bon César ne faisait pas partie de l’équipée au bordel, il attendait avec son vélo-pousse dans la rue.

— Et alors ?

— Au moment du rapt, Pinuche dormait, brisé de fatigue. Quand il s’est réveillé, on l’a mis au courant de ce qui venait de se passer. Alors, cet être obscur mais génial a fait fonctionner ses vieilles méninges moisies, monsieur le directeur. Le chef du commando avait montré à l’assistance une statuette représentant un singe blanc, pour bien signifier à tous qu’ils devaient s’écraser sous peine de sanctions. César a tenu le raisonnement suivant : « L’organisation du “Singe Blanc” a retrouvé San-Antonio et Bérurier sur l’ordre de Chiang Li puisque Lamoon, lui, ne connaît que Sana. Si le “Singe Blanc” obéit à cette fille, c’est parce qu’elle la dirige. D’après tout ce que je sais, à la faveur des derniers événements, si elle la dirige c’est à l’insu de son père. »

« Dûment interrogée, la belle Hindoue que Maldone a épousée a conforté Pinuche dans cette hypothèse. Du coup, mon brave ami a tenté un coup de poker : il s’est mis en rapport avec Lamoon pour lui réclamer de l’aide. Comme Kong Kôm Lamoon sait depuis plusieurs mois le rôle que joue Chiang Li au sein de l’Organisation et qu’il la surveille, il a deviné qu’on nous avait embarqués à bord du rafiot pour aller régler nos comptes en haute mer. Du coup, il s’est lancé à la poursuite du bateau avec son yacht rapide comprenant qu’il lui fallait prendre position et profiter des mutilations de sa fille pour récupérer son “trône”. »

— Venez avec moi, je vais me préparer, mon bon.

On repasse dans la piaule du Dabe. J’assiste à sa rasée, à son lotionnement, à son talquage. Il guirelille, Chilou. Chantonne.

— En somme, me dit-il, j’aurai éclairci cette sombre affaire en moins de trois jours, n’est-ce pas ? C’est pas mal !

— C’est même très bien, monsieur le directeur. Il ne subsiste qu’un ultime mystère.

— Allons, j’écoute ? De quoi s’agit-il ?

— L’assassinat de Marien Simon à l’hôtel Blatte et Confort. Là, je le reconnais, je suis perplexe. Qui est allé trouver ce garçon et, le voyant neutralisé, l’a bassement, crapuleusement, tué ?

Achille passe un mignon caleçon à fleurettes pour affronter « ces dames » asiatiques, objet de sa tenue.

— Je sais ! fait soudain celui qui sait tout.

— Alors sauvez-moi avant que je ne meure de curiosité, monsieur le directeur.

— Crime gratuit, San-Antonio. Crime sadique, crime de névrosé ! Savez-vous pourquoi on l’a tué, lui ? Parce que vous l’aviez rendu inoffensif ! Il était offert, ficelé, muselé. Téléphonez donc à Jérémie Blanc pour lui dire de s’occuper de la fille qui habitait l’appartement de Fluvio et de ses copains camés. Abasourdis par l’assassinat de leur ami Daniel, ces épaves sont allées rendre visite à Marien, son complice, son auxiliaire, son âme damnée, pour chercher conseil. Ils l’ont trouvé complètement neutralisé, à disposition. Alors leurs sombres instincts de frappes ont pris le dessus. D’ordinaire, ce type les dominait, les narguait. Il était l’amant de Fluvio. Alors ils l’ont mis à mort, San-Antonio. Comme on prend son pied ! Ils l’ont tué pour rien, à l’œil, certains de l’impunité.

Je me permets un geste privauteur en plaçant mes deux pattes de devant sur les épaules du Vioque.

— Mais bon Dieu, c’est bien sûr, patron ! Vous êtes un vrai chef !

— En avez-vous jamais douté, San-Antonio ?

— Non, monsieur le directeur, jamais !

Загрузка...